L. Althusser. Freud et Lacan Note liminaire Disons-le sans dég/tour : qui veut aujourd'hui tout simplement comprendre la découverte révolutionnaire de Freud, non seulement reconnaître son existence, mais aussi connaître son sens, doit traverser, au prix de grands efforts critiques et théoriques, l'immense espace de préjugés idéologiques qui nous sépare de Freud. Car non seulement la découverte de Freud à été, comme on va le voir, réduite à des disciplines qui lui sont, en leur essence, étrangères (biologie, psychologie, sociologie, philosophie) ; non seulement de nopp/mbreux psychanalystes (notamment dans l'école américaine) se sont faits les complices de ce révisionnisme ; mais, qui plus est, ce révisionnisme a lui même objectivement servi la prodigieuse exploitation idéologique dont la psychanalyse a été l'objet et la victime. Ce n'est pas sans raison que naguère (en 1948) des marxistes français dénoncèrent dans cette exploitation une "idéologie réactionnaire", servant d'argument dans la lutte idéologique contre le marxisme, et de moyen pratique d'intimidation et de mystification des consciences. Mais on peut bien dire aujourd'hui que ces mêmes marxistes furent, à leur manière, directement ou indirectement, les premières victimes de l'idéologie qu'ils dénonçaient : puisqu'ils la confondirent avec la découverte révolutionnaire de Freud, acceptant ainsi dans le fait les positions de l'adversaire, subissans/t ses propres conditions, et reconnaissant tout bonnement dans l'image qu'il leur imposait la prétendue réalité de la psychanalyse. Toute l'histoire passée des rapports entre le marxisme et la psychanalu/yse repose, pour l'essentiel, sur cette confusion et cette imposture. Qu'il fût particulièrement malaisé d'y échapper, nous le comprenons d'abord par la fonction de cette idéo logie : les idées "dominantes" ayant, en l'espèce, joué à la perfection leur rôle de "domination", s'imposant à leur insu aux esprits mêmes qui voulaient les combattre. Mais nous le comprenons aussi par l'existence du révisionnisme psychanalyt/tique qui rendit possible cette exploitation : la chute dans l'idéologie commença en effet par la chute de la psychanalyse dans le biologisme, le psychologisme et le sociologisme. Que ce révisionnisme ait pu s'autoriser de l'équivoque de certains concepts de Freud, qui fut contraint, comme tout inventeur, de penser sa découverte dans des concepts théoriques existants, donc constitués à d'autres fins, nous pouvons aussi le comprendre (Marx ne fut-il pas lui aussi contraint de penser sa découverte dans des certains concepts hegeliens ?). Il n'est rien en cela qui puisse surprendre un esprit un peu averti de l'histoire des sciences, et particulièrement de l'histoire des découvertes inaugurant des sciences nouvelles, - et soucieux de cerner l'irréductible d'une découverte et de son objet dans les concepts qui l'exprimèrent à sa naissance, et qui, rendus inactuels par le progrès des connaissances, peuvent ultérieurement la masquer. Faire retour à Freud impose donc aujourd'hui 1/ non seulement qu'on récuse comme une grossière mystification la couche idéologique de l'exploitation réactionnaire 2/ mais encore qu'on évite de tomber dans les équivoques, plus subtiles, et soutenues par les prestiges de quelques disciplines plus ou moins scientifiques, du révisionnisme psychanalytique et qu'on se consacre enfin à un travail sérieux et critique historico-théorique pour id/dentifier et définir, dans les concepts que Freud dut employer, le véritable rapport épistémologique existant entre ces concepts et le contenu qu'ils pensaient. Sans ce triple travail de critique idéologique (1,2) et d'élucidation épistémologique (3), inauguré en France par Lacan, la découverte de Freud restera, en sa spécificité, hors de notre portée. Et, ce qui est autrement grave, nous prendrons pour Freud justement ce qu'on a mis à notre portée, que nous voulions le refuser (l'exploitation idéologique réactionnaire), ou que, plus ou moins inconsidérément, nous y souscrivions (les différentes formes du révisionnisme bio-psycho-sociologique). Dans les deux cas nous demeurerions prisonniers, à des niveaux différents, des catégories explicites ou implicites de l'exploitation et du révisionnisme idéologiques. Les marxistes, qui savent d'expérience quelles déformations furent imposées par ses adversaires à la pensée de Marx, peuvent comprendre que Freud ait pu subir le même destin, et quelle doit être l'importance théoriqur/e d'un authentique "retour à Freud". Il (sic( voudront bien admettre qu'un aussi bref article, qui se propose d'aborder un problème de cette importance, s'il ne veut pas le trahir, doive se borner à l'essentiel : situer l'objet de la psychanalyse, pour en donner une première définition, dans les concepts qui permettent la localisation, préalable indispensable à l'élucidation de cet objet. Il (sic( voudront bien admettre en conséquence qu'on fasse intervenir ces concepts dans leur forme rigoureuse, comme le fait toute discipline scientifique, sans les affadir en un commentaire de vulgarisation approximative, ni sans entreprendre de les développer vraiment en une analyse qui exigerait un tout autre espace. L'étude sérieuse de Freud et de Lacan, que chacun peut entreprendre, donnera seule ma mesure exacte de ces cp/oncepts, et permettra de définir les problèmes en suspens dans une réflexion théorique déjà riche de résultats et de promesses. L.A. Des amis m'ont, à bon droit, fait le reproche d'avoir parlé de Lacan en trois lignes (1) : d'avoir trop parlé de lui pour ce que j'en disais, et trop peu parlé de lui pour ce que j'en concluais. Ils me demandent quelques mots pour justifier et mon allusion, et son objet. Les voici, -quelques mots, où il faudrait un livre. Dans l'histoire de la Raison Occidentale, les naissances font l'objet de tous les soins, prévision, précautions, prévention, allocations et allocutions, etc... Le Prénatal est institutionnel. Quand une jeune science naît, le cercle de famille est toujours déjà prêt pour l'étonnement, la jubilation, le baptême et les dragées. Depuis longtemps tout enfant, même trouvé, est réputé fils d'un père, et quand c'est un enfant prodige, les pères se battraient au guichet n'était la mère, et le respect qu'on lui doit. Ainsi, dans notre monde plein, place est prévue pour la naissance, place est même prévue pour la prévision de la naissance, "prospective" : ainsi, pas de surprise. A ma connaissance, dans le cours du XIXème siècle, deux ou trois enfants naquirent, qu'on n'attendait pas : Marx, Nietzsche, Freud. Enfants "naturels", au sens où la nature offense les mœurs, le bon droit, la morale et le savoir-vivre : nature, c'est la règle violée, la fille-mère, donc l'ébscence (sic( de Père légal. Un enfant sans père, la Raison Occidentale le lui fait payer cher. Marx, Nietzsche, Freud, durent acquitter la note, parfois atroce, de la survie : prix comptabilisé en exclusions, condamnations, injures, misères, faim et morts, ou folie. Je ne parle que d'eux (on pourrait parler d'autres maudits, qui vécurent leur arrêt de mort dans la couleur, les sons ou le poème) - je ne parle que d'eux parce qu'ils furent naissance de sciences, ou de principes de critique et de science. Que Freud ait connu la pauvreté, la calomnie, et la persécution, qu'il ait eu l'âme assez ancrée pour supporter, les interprétant, toutes les injures du siècle, - voilà qui n'est peut-être pas sans rapport avec quelques unes des limites et des impasses de son génie. Laissons ce point, dont l'examen est sans doute prématuré. Considérons simplement la solitude de Freud, en son temps. Je ne parle pas de la solitude humaine (il eut des maîtres et des amis, bien qu'il connut la faim), je parle de sa solitude théorique. Car, quand il voulut penser, c'est-à-dire exprimer sous la forme d'un système rigoureux de concepts abstraits, la découverte extraordinaire qu'il retrouvait, chaque jour au rendez-vous de sa pratique, il eut beau se chercher des précédents théoriques, des pères en théorie, il n'en trouva guère. Il dût [sic] subir et aménager la situation théorique suivante : être à lui-même son propre père, construire de ses mains d'artisan l'espace théorique où situer sa découverte, tisser avec des fils d'emprunts, pris de droite et de gauche, au jugé, le grand filet à nœuds où prendre, dans les profondeurs de l'expérience aveugle le redoutant poisson de l'inconscient, que les hommes disent muet, parce qu'il parle même quand ils dorment. Cela veut dire, pour s'exprimer dans des termes de Kant : Freud dut penser sa découverte et sa pratique dans des concepts "importés", empruntés à la physique énergétique, alors dominante, à l'économie politique et à la biologie de son temps. Pas d'héritage légal derrière lui : sauf un lot de concepts philosophiques (conscience, préconscient, inconscient, etc...) peut-être plus encombrants que féconds ; aucun fond légué par quelque ancêtre que ce soit : pour tout ancêtres des aetistes (sic( : Sophocle, Shakespeare, Molière, Goethe,- des sentences, etc... Théoriquement, Freud a monté seul son affaire : produisant ses concepts propres, ses concepts "domestiques", sous la production des concepts importés, empruntés à l'état des sciences existantes, et, il faut bien le dire dans l'horizon du monde idéologique où baignèrent ces concepts. [verso folio 5] C'est ainsi que nous reçûmes Freud. Longue suite de textes, profonds, parfois clairs, parfois obscurs, souvent énigmatiques et contradictoires, problématiques, armés de concepts dont beaucoup nous semblent, à première vue, périmés, non adéquats à leur contenu. Car nous ne doutons point, aujourd'hui, de l'existence de ce contenu : la pratique analytique elle-même, son effet. Résumons donc cet objet qu'est pour nous Freud : 1- Une pratique (la cure analytique). 2( Une technique (méthode de la cure), qui donne lieu à une exposition abstraite, d'aspect théorique. 3( Une théorie qui est en rapport avec la pratique et la technique. Cet ensemble organique pratique (1), technique (2), théorique (3), nous rappelle la structure de toute discipline scientifique. Formellement, ce que Freud nous donne possède donc bien la structure d'une science. Formellement : car les difficultés de la terminologie conceptuelle de Freud, la disproportion parfois sensible entre ses concepts et leur contenu, nous conduit à poser la question : dans cet ensemble organique pratique-technique-théorique, avons-nous affaire à un ensemble vraiment stabilisé, vraiment fixé au niveau scientifique ? Autrement dit, la théorie y est-elle vraiment théorie, au sens scientifique ? N'y est-elle pas souvent la simple transposition méthodologique de la pratique (la cure) ? De là l'idée, très couramment admise, que sous ses dehors théoriques (dus à une prétention respectable, mais vaine, chez Freud même), la psychanalyse demeurerait une simple pratique donnant parfois des résultats, mais pas toujours ; simple pratique prolongée en technique (règles de la méthode analytique) mais sans théorie, du moins sans vraie théorie : ce qu'elle déclare théorie, n'étant que les concepts techniques aveugles, où elle réfléchit les règles de sa pratique ; simple pratique sans théorie... peut-être alors tout bonnement magie ? qui réussirait comme toute magie, par l'effet de son prestige, et de ses prestiges, mis au service d'un besoin ou demande sociaux, alors sa seule raison, sa vraie raison. Lévi Strauss aurait fait la théorie de cette magie, de cette pratique sociale que serait la psychanalyse, en désignant dans le chaman l'ancêtre de Freud. Pratique grosse d'une théorie en partie silencieuse ? Pratique fière ou honteuse de n'être que la magie sociale des temps modernes ? Qu'est donc la psychanalyse ? - I - Le premier mot de Lacan est pour dire : dans son principe Freud a fondé une science, au sens rigoureux du terme. Une science nouvelle, qui est la science d'un objet nouveau : l'inconscient. Déclaration rigoureuse. Si la psychanalyse est bien une science, car elle est la science d'un objet propre, elle est aussi une science selon la structure de toute science : possédant une théorie et une technique (méthode) qui permettent la connaissance et la/a transformation de son objet dans une pratique spécifique. Comme en toute science authentique, la pratique n'est pas l'absolu de la science, mais un moment théoriquement subordonné ; le moment où la théorie devenue méthode (technique) entre en contact théorique (connaissance) ou pratique (la cure) avec son objet propre (l'inconscient). Si cette thèse est exacte, la pratique analytique (la cure) qui absorbe toute l'attention des interprètes et des philosophes avides de l'intimité du couple confidentiel où l'aveu malade et le secret professionnel médical échangent les promesses sacrées de "l'intersubjectivité", ne détient pas les secrets de la psychanalyse : elle détient seulement une partie de sa réalité, celle qui existe dans la pratique. Elle ne détient pas ses secrets théoriques. Si cette thèse est exacte, la technique, méthode, ne détient pas non plus, sinon comme toute méthode, c'est-à-dire par délégation, non de la pratique, mais de la théorie, les secrets de la psychanalyse. Seule, la théorie les détient, comme en toute discipline scientifique. En cent lieux de son œuvre, Freud s'est dit théoricien. En cent lieux de son œuvre, Freud, inlassablement, a comparé la psychanalyse, sous le rapport de la scientificité, à la science physique issue de Galilée. En cent lieux de son œuvre, Freud a répété que la pratique (la cure) et la technique analytique (la méthode analytique) n'étaient authentiques/s que parce que fondées sur une théorie scientifique. En cent lieux, Freud a redit qu'une pratique et une technique, même fécondes, ne pouvaient mériter le nom de scientifiques, que si une théorie leur en donnait, non par simple déclaration, mais par fondation rigoureuse, le droit. Le premier mot de Lacan est de prendre ce mot à la lettre. Et d'en tirer la conséquence : de revenir à Freud pour chercher, discerner et cerner en lui la théorie dont tout le reste, tant technique que pratique, est issu en droit. Revenir à Freud. Pourquoi ce nouveau retour aux sources ? Lacan ne revient pas à Freud comme Husserl à Galilée ou à Thalès, pour saisir une naissance à sa naissance, - c'est-à-dire pour réaliser ce préjugé philosophique religieux de la pureté, qui, comme toute eau jaillissant au jour, n'est pure qu'à l'instant même, au pur instant, de sa naissance, au pur passage de la non-science à la science. Pour lui, ce passage n'est pas pur, il est encore impur : la pureté vient après ce passage, elle n'est pas dans le passage encore "vaseux"(l'invisible vase de son passé, suspendue dans l'eau naissante, qui feint la transparence, c'est-à-dire l'innocence). Retour à Freud veut dire : retour à la théorie bien établie, bien fixée, bien assise dans Freud même, à la théorie mûre, mûrement réfléchie, mûrement étayée, mûrement vérifiée, à la théorie assez avancée et installée dans la vie ( y compris la vie pratique) pour y avoir construit sa demeure, produit sa méthode, et engendré sa pratique. Le retour à Freud n'est pas un retour à la naissance de Freud : mais un retour à sa maturité. La jeunesse de Freud, ce passage émouvant de la non-encore-science, à la science, peut nous intéresser, certes, mais à un tout autre titre : au titre d'un exemple d'archéologie d'une science, - ou comme indice négatif de non-maturité, alors pour bien dater la maturité même et son avènement. La jeunesse d'une science est son âge mûr : avant cet âge, elle est vieille, ayant l'âge des préjugés dont elle vit comme un enfant les préjugés, donc l'âge de ses parents. Qu'une théorie jeune, donc mûre, puisse retomber en enfance, c'est-à-dire dans les préjugés de ses aînés et de leur descendance : toute l'histoire de la psychanalyse le prouve. C'est là le sens profond du retour à Freud, proclamé par Lacan. Nous avons à revenir à Freud, pour revenir à l/la maturité de la théorie freudienne, non pas à son enfance, mais à son âge mûr, qui est sa vraie jeunesse, - nous avons à revenir à Freud par delà l'infantilisme théorique, la retombée en enfance, où la psychanalyse d'aujourd'hui savoure les avantages de ses abandons. Cette retombée en enfance porte un nom, que les phénoménologues comprendront d'emblée : psychologisme, - ou un autre nom que les marxistes entendront d'emblée : pragmatisme. Toute l'histoire moderne de la psychanalyse illustre le jugement de Lacan. La Raison Occidentale (raison juridique, religieuse, morale et politique autant que scientifique) ne consentit en effet, après des années de méconnaissance, mépris et injures -moyens d'ailleurs toujours disponibles le cas éch'ant (sic( - à conclure un pacte de coexistence pacifique avec la psychanalyse, que sous la condition absolue de l'annexer à ses propres sciences ou à ses propres mythes : à la psychologie, qu'elle soit behaviouriste (Dalbiez) ou phénoménologique (Merleau-Ponty) ou existentialiste (Sartre) ; à la bio-neurologie, plus ou moins jaksonienne (Ey) ; à la "sociologie" de type "culturaliste" ou "anthropologique" (dominant aux USA : Kardiner, M. Mead, etc). A cette mythfication (sic( de la psychanalyse, discipline reconnue officiellement, aux prix d'alliances-compromis scellés avec des lignées imaginaires d'adoption mais de très réels pouvoirs, un très grand nombre de psychanalystes souscrivirent, trop heureux de sortir enfin de leur ghetto théorique, d'être "reconnus" comme membres de plein droit de la Grande Famille de la Psychologie, de la Neurologie, de la Psychiâtrie (sic(, de la Médecine, de la Sociologie, de l'Anthropologie, de la Philosophie, - trop heureux de coller sur leur succès pratique le label de cette reconnaissance "théorique" qui leur conférait enfin, après des décades d'injures et d'exil, droit de cité dans le bon monde : celui de la Science, de la Médecine, de la Philosophie. Ils n'avaient pas pris garde au tour suspect de cet accord, croyant que le monde se rendait à leurs raisons, - quand eux-mêmes se rendaient, sous les honneurs, aux raisons de ce monde, - préférant ses honneurs à ses injures. Par là, ils oubliaient qu'une science n'est telle que si elle peut, de plein droit, prétendre à la propriété d'un objet propre, - qui soit le sien, et ne soit que le sien, - et non à la portion congrue d'un objet prêté, concédé, abandonné par une autre science, à l'un de ses "aspects", de ses restes, qu'on peut toujours accommoder dans les cuisines à sa manière, une fois le Patron repu. De fait, si le tout de la psychanalyse se réduit au "conditionnement" behaviouriste ou pavlovien de la petite enfance ; s'il se réduit à une dialectique des stades décrits par Freud sous la terminologie de l'oral, de l'anal et du génital, de la latence et de la puberté ; s'il se réduit enfin à l'expérience originaire de la lutte hélgéglienne, du pour-autrui phénoménologique, ou de la "béance" de l'Etre heideggerien ; si toute la psychanalyse n'est que cet art d'accommoder les restes de la neurologie, de la biologie, de la psychologie, de l'anthropologie et de la philosophie, que lui revient-il alors en propre pour objet, qui la distingue vraiment de ces disciplines et fasse d'elle une science de plein droit ? C'est là qu'intervient, une fois encore, Lacan : pour défendre, contre toutes ces "réductions" et déviations qui dominent aujourd'hui les interprétations théoriques de l'analyse, son irréductibilité, qui n'est que l'irréductibilité de son objet. Qu'il faille, à cette défense, une lucidité et fermeté hors du commun, aptes à repousser tous les assauts de l'hospitalité dévorante des disciplines énumérées, nul n'en peut douter, qui aura, une fois dans sa vie, mesuré le besoin de sécurité (théorique, moral, social, économique), c'est-à-dire l'inquiétude des corporations (dont le statut est indisolublement (sic( scientifique-professionnel-juridique-économique) menacées dans leur équilibre et confort par l'apparition d'une discipline singulière, qui force chacun à s'interroger, non seulement sur sa discipline, mais sur ses raisons d'y croire, c'est-à-dire d'en douter par l'apparition d'une science qui, pour peu qu'on y croie, risque de bouleverser des frontières existantes, donc le statu quo des disciplines médicales, psychologiques et autres donc l'intégrité de territoires intellectuels, sociaux économiques et moraux De là, la passion contenue, la contention passionnée du langage de Lacan, qui ne peut vivre et survivre qu'à l'état d'alerte et de prévention : langage d'un homme d'avance assiégé, et condamné par la force écrasante des structures des corporations et des hommes menacés, à devancer leurs coups, à feindre au moins de les rendre avant de les avoir reçus, décourageant ainsi l'adversaire de l'écraser sous les siens. De là aussi, ce recours, souvent paradoxal, à la caution de philosophies du tout au tout étrangères à son entreprise scientifique [souligné rayé en bleu] (Hegel, Heidegger), comme à autant de témoins d'intimidation, jetés au visage des uns pour les tenir en respect ; comme à autant de témoins d'une objectivité possible, alliée naturelle de sa pensée, pour rassurer ou enseigner les autres. Que ce recours n'ait pas été sans équivoques, c'est certain. Mais que ce recours ait été quasi indispensable pour soutenir un discours adressé du dedans aux seuls médecins - il faudrait ignorer, tant la pauvreté conceptuelle des études médicales en général, que le profond besoin de théorie des meilleurs médecins, surtout des jeunes pour le condamner sans appel. Et puisque j'en suis à son langage, qui fait pour les uns tout le prestige de Lacan ("Gongora de la psychanalyse", "Grand dragon", grand officiant d'un culte ésotérique où le geste, le mutisme et la componction, peuvent composer le rituel aussi bien d'une communication fervente, - que d'une fascination très "parisienne"), - et pour les autres (savants ou philosophes au premier rang) son "artifice", sa singularité et sa difficulté, il faut qu'on voie qu'il n'est pas sans rapport avec les conditions de son exercice pédagogique : ayant à enseigner la théorie de l'inconscient à des médecins, analystes ou analysés, Lacan dut leur donner, dans la rhétorique de sa parole, l'équivalent mimé du langage de l'inconscient, qui est, comme chacun sait, en son essence ultime, "witz", calembour, métaphore ratée ou réussie : l'équivalent de l'expérience vécue dans leur pratique, qu'elle soit d'analyste ou d'analysé. Mais un langage pédagogique n'est jamais lié au destin de son public ni marqué par lui, que si d'aventure le pédagogue se méconnaît pédagogue, donc théoricien. Un pédagogue qui se connaît, pédagogue, qui donc se sait théoricien de ce qu'il enseigne, dès qu'il cesse d'enseigner ce public, peut se retrouver libre en son langage, - comme peut l'être Lacan qu'un philosophe, s'il s'en donne vraiment la peine, peut aujourd'hui, au prix de quelques clés, proprement lire à livre ouvert. Il suffit, à cette fin, de reconnaître que Lacan confère enfin à la pensée de Freud, les concepts scientifiques qu'elle exige ; qu'il les lui confère en définissant à la fois son objet, et les "lois" de cet objet. - II - Quel est l'objet de la psychanalyse ? - Ce à quoi la technique analytique a affaire dans la pratique de la cure, c'est-à-dire : non pas la cure même , non pas cette situation prétendûment duelle ou la première phénoménologie ou morale venue trouve à satisfaire son besoin, - mais les "effets" prolongés dans l'adulte survivant, de l'extraordinaire aventure qui, de la naissance à la liquidation de l'Œdipe, transforme un petit animal engendré par un homme et une femme, en petit enfant humain. Ce devenir-humain [souligné en bleu] du petit être biologique issu de la parturition humaine : voilà, en son lieu, l'objet de la psychanalyse qui porte le simple nom de l'inconscient. Que ce petit être biologique survive, et au lieu de survivre enfant des bois devenu petit de loup [ill.] ou d'ours (on en montrait dans les cours princières du XVIIIème siècle), survive enfant humain (ayant échappé à toutes les morts de l'enfance, dont combien sont des morts humaines, morts sanctionnant l'échec du devenir-humain), telle est l'épreuve que tous les hommes, adultes, ont surmontée : ils sont, à jamais amnésiques, les témoins, et bien souvent les victimes de cette victoire, portant au plus sourd, c'est-à-dire au plus criant d'eux-mêmes, les blessures, infirmités et courbatures de ce combat pour la vie ou la mort humaines. Certains, la plupart, en sont sortis à peu près indemnes, - ou du moins tiennent, à haute voix, à bien le faire savoir - ; beaucoup de ces anciens combattants en restent marqués pour la vie ; certains mourront, un peu plus tard, de leur combat, les vieilles blessures soudain rouvertes dans l'explosion psychotique, dans la folie, l'ultime compulsion d'une réaction thérapeutique négative. | | d'autres, les plus nombreux, le plus "normalement" du monde, sous le déguisement d'une défaillance " organique " [verso folio 12] . L'Humanité n'inscrit que ses morts officiels sur les Mémoriaux de ses Guerres : ceux qui ont su mourir à temps, c'est-à-dire tard, hommes, dans des guerres humaines, où ne se déchirent et sacrifient que des loups et des dieux humains. La psychanalyse, en ses seuls survivants, s'occupe d'une autre lutte, atroce, de la seule Guerre sans Mémoire ni Mémoriaux, que l'Humanité feint de n'avoir jamais livrée, celle qu'elle pense avoir toujours gagnée d'avance, tout simplement parce qu'elle n'est que de lui avoir survécu, de vivre et s'enfanter comme Culture dans la Culture humaine : Guerre qui, à chaque instant, se livre en chacun de ses projets, jets, rejets, ses rejetons, qui ont, projetés, jetés, dejetés, rejetés, chacun pour soi, dans la solitude et contre la mort, à parcourir la Longue Marche forcée, qui de larves mammifères, fait des enfants humains, sujets. Qu'en cet objet le biologiste ne trouve pas son compte : certes, cette histoire n'est pas biologique ! puisqu'elle est toute entière dominée, dès le départ, par la contrainte forcée de l'Ordre Humain, que chaque mère grave, sous "amour" ou haine maternelles, dès son rythme alimentaire et dressage dans le petit animal humain. Que l'histoire, la "sociologie", ou l'anthropologie n'y trouvent pas leur compte, rien d'étonnant : puisqu'elles ont affaire à la société donc à la Culture, c'est-à-dire à ce qui n'est plus le petit animal, - qui ne devient humain que d'avoir franchi cet espace infini qui sépare la vie de l'humain, la biologique de l'historique, la "nature" de la "culture". Que la psychologie s'y perde, rien d'étrange ! puisqu'elle pense avoir, en son "objet", affaire à quelque "nature", ou "non-nature" humaine, à la genèse de cet existant identifié et enregistré sous les Contrôles de la Culture (de l'humain), - quand l'objet de la psychanalyse est la question préalable absolue, le naître ou n'être pas, l'abîme aléatoire de l'humain même en chaque rejeton d'homme. Que la "philosophie" y perde ses repères et repaires, certes ! puisque ces singulières origines lui dérobent les seules Origines auxquelles elle rende hommage de son être : Dieu, la Raison, la Conscience, l'Histoire et la Culture. On soupçonnera que l'objet de la psychanalyse puisse être spécifique, et que la modalité de sa matière, comme la spécificité de ses "mécanismes" (pour reprendre un mot de Freud), soient d'un tout autre ordre que la matière ou les "mécanismes" dont le biologiste, le neurologue, l'anthropologue, le sociologue, le psychologue et le philosophe ont à connaître. Il suffit de reconnaître cette spécificité, donc la distinction d'objet qui la fonde, pour reconnaître à la psychanalyse un droit radical à la spécificité de ses concepts, ajustés à la spécificité de son objet : l'inconscient. - III - Lacan ne contesterait pas que, sans le surgissement d'une nouvelle science : la linguistique, son entreprise de théorisation eût été impossible. Ainsi va l'histoire des sciences, ou une science ne le devient souvent que par le recours et le détour d'autres sciences, non seulement de sciences existantes à son baptême, mais aussi de telle science nouvelle tard venue, qui a besoin de temps pour naître. L'opaque provisoire de l'ombre portée sur la théorie freudienne par le modèle de la physique énergétiste de Helmoltz et Maxwell, se trouve aujourd'hui levée par le jour que la linguistique structurale jette sur son objet | | en permettant son accès. [verso folio 13] Freud avait déjà dit que tout tenait au langage ; Lacan le précise : "l/Le discours de l'inconscient est structuré comme un langage". Dans son grand premier ouvrage la Science des Rêves, qui n'est pas anecdotique ou superficiel comme on le croit souvent, mais fondamental, Freud en avait étudié les "mécanismes", ou "lois", réduisant leurs variantes à deux : le déplacement et la condensation, Lacan y reconnut deux figures essentielles désignées par la Linguistique : la métonymie et la métaphore. Par là, le lapsus, l'acte manqué, le mot d'esprit et le symptôme, devenaient comme les éléments du rêve même : des Signifiants, inscrits dans la chaîne d'un discours inconscient, doublant en silence, c'est-à-dire à voix assourdissante, dans la méconnaissance du "refoulement", la chaîne du discours verbal du sujet humain. Par là, nous étions introduit au paradoxe, formellement familier à la Linguistique, d'un discours double et un, inconscient et verbal, n'ayant pour double champ qu'un champ unique, sans nul au-delà qu'en lui-même : le champ de la "Chaîne signifiante". Par là, les plus importantes des acquisitions de Saussure et de la Linguistique issue de lui, entraient de plein droit dans l'intelligence du processus tant du discours de l'inconscient, que du discours verbal du sujet, et de leur rapport, c'est-à-dire de leur non-rapport identique à leur rapport. Par là, toutes les interprétations philosophiques-idéalistes de l'inconscient comme seconde conscience, de l'inconscient comme mauvaise-foi (Sartre), de l'inconscient comme survivance cancéreuse d'une structure inactuelle ou non-sens (Merleau-Ponty), toutes les interprétations de l'inconscient comme "ça" biologico-archétypique (Jung) devenaient ce qu'elles étaient : non pas le degré zéro de la théorie, mais des "théories" nulles, des malentendus idéologiques. Restait à définir (je suis contraint au pire schématisme, mais comment y échapper en quelques lignes ?) le sens de ce primat de la structure formelle du langage, et de ses "mécanismes", rencontrés dans la pratique de l'interprétation analytique, en fonction même du fondement de cette pratique : son objet, c'est-à-dire les "effets" actuels, chez les survivants, de l'"hominisation" forcée du petit animal humain. Il ne suffit pas, pour répondre à cette question, d'invoquer simplement le primat de fait du langage, qui est le seul objet et moyen de la pratique analytique. Tout ce qui advient dans la cure se joue bien dans le langage, et par le langage (y compris le silence, ses rythmes, ses scansions). Mais il faut montrer en droit pourquoi et comment le rôle de fait du langage dans la cure, à la fois matière première de la pratique analytique, et moyen de production de ses effets (le passage, comme dit Lacan, d'une "parole vide" à une "parole pleine") n'est fondé en fait dans la seule pratique analytique, que parce qu'il est fondé en droit dans son objet, qui fonde en dernière instance et cette pratique et sa technique : donc, puisque science il y a, dans la théorie de son objet. C'est là, sans nul doute, la partie la plus profonde et la plus personnelle de l'œuvre de Lacan : sa découverte. Ce passage de l'existence (à la limite purement) biologique, à l'existence humaine (enfant d'homme), Lacan a montré, avec clarté et rigueur qu'il s'opérait sous la Loi de l'Ordre que j'appellerai Loi de Culture, et que cette Loi de l'Ordre se confondait dans son essence formelle avec l'ordre du Langage. Qu'entendre par cette formule, au premier abord énigmatique ? D'abord que le tout de ce passage ne peut s'appréhender que sous les espèces d'un langage récurrent, que désigné par ce langage, de l'adulte ou de l'enfant en situation de cure, désigné, assigné, localisé, sous la loi du Langage, en quoi se fixe et donne tout ordre humain, donc tout rôle humain. Ensuite que, dans cette assignation par le Langage de la cure, transparaît la présence actuelle, perpétuée, de l'efficace absolue de l'Ordre dans le passage même, de la Loi de Culture dans le devenir-humain. Pour l'indiquer en quelques mots très brefs, marquons à cet effet les deux grands moments de ce passage. 1) Le moment de la relation duelle, pré-oedipienne, où l'enfant n'ayant affaire qu'à un alter-ego, la mère, qui scande sa vie de sa présence (da !) et de son absence (fort !) <(3)> vit cette relation duelle sous le mode de la fascination imaginaire de l'egao, étant lui-même cet autre, tel autre, tout autre, tous les autres de l'identification narcissique primaire, sans pouvoir jamais prendre vis-à-vis de l'autre ni de soi la distance objectivante du tiers ; 2) Le moment de l'Œdipe, où une structure ternaire surgit sur le fond de la structure duelle, quand le père se mêle en intrus à la satisfaction imaginaire de la fascination duelle, en bouleverse l'économie, en rompt les fascinations, et introduit l'enfant à ce que Lacan appelle l'Ordre Symbolique, celui du langage objectivant, qui lui permettra enfin de dire : je, tu, il ou elle, qui permettra donc au petit être de se situer comme enfant humain dans un monde de tiers adultes. Deux grands moments donc : 1) celui de l'Imaginaire (pré-oedipien) 2) celui du Symbolique (l'Œdipe résolu), ou, pour parler ici un langage différent, celui de l'objectivité reconnue dans son usage (symbolique), mais non encore connue (la connaissance de l'objectivité relevant d'un tout autre "âge", et aussi d'une tout autre pratique). Et voici le point capital, dont nous devons la prise conceptuelle à Lacan seul [souligné rayé en bleu] : ces deux moments sont dominés, gouvernés, et marqués par une unique Loi, celle du Symbolique. Le moment de l'Imaginaire lui-même, qu'on vient de présenter, quelques lignes plus haut, pour être clair, comme précédant le symbolique, comme distinct de lui, - donc le premier moment où l'enfant vit sa relation immédiate avec un être humain (mère) sans la reconnaître-pratiquement comme la relation symbolique qu'elle est (c'est-à-dire comme la relation d'un petit enfant humain avec une mère humaine), - est marqué et structuré en sa dialectique par la dialectique même de l'Ordre Symbolique, c'est-à-dire de l'Ordre humain, de la Norme humaine, (les normes des rythmes temporels de l'alimentation, de l'hygiène, des comportements, des attitudes concrètes de la reconnaissance, l'acceptation, le refus, le oui ou le non à l'enfant, n'étant que la menue monnaie, les modalités empiriques de cet Ordre constituant, Ordre de la Loi et du Droit d'assignation attributoire ou exclusoire) sous la forme même de l'Ordre du Signifiant, c'est-à-dire sous la forme d'un Ordre formellement identique à l'ordre du langage. (4) Là où une lecture superficielle ou orientée de Freud ne voyait que l'enfance heureuse et sans lois, le paradis de la "perversité polymorphe", une sorte d'état de nature scandée seulement par des stades d'allure biologique, attachés à la primauté fonctionnelle de telle partie du corps humain, lieux de besoins "vitaux" (oral, anal, génital) (5), Lacan lit, conçoit et montre l'efficace de l'Ordre, de la Loi, qui guette dès avant sa naissance tout petit d'homme à naître, et s'empare de lui dès son premier cri, pour lui assigner sa place et son rôle, donc sa destination forcée. Toutes les étapes franchies par le petit d'homme le sont, sous le règne de la Loi, du code d'assignation et de communication (et de non-communication) humains, ses "satifactions" portent en elles la marque indélébile et constituante de la Loi, de la prétention de la Loi humaine, qui comme toute loi, n'est "ignorée" de personne, surtout de ses ignorants, mais peut être tournée ou violée par chacun, surtout par ses purs fidèles. C'est pourquoi, toute réduction des traumatismes enfantins au seul décompte des "frusturations biologiques, est faussée dans son principe, puisque la Loi qui les concerne fait, comme Loi, abstraction de tous les contenus, n'existe et n'agit comme Loi que par et dans cette abstraction, et que le petit d'homme subit et reçoit cette Règle avec son premier souffle (6). Par là commence, a toujours déjà commencé même sans aucun père vivant, ce qui est la présence en acte du Père (qui est Loi), donc de l'Ordre du Signifiant humain, c'est-à-dire de la Loi de Culture : ce discours, condition absolue de tout discours, ce discours présent de haut, c'est-à-dire absent en son abîme, en tout discours verbal, le discours de cet Ordre, ce discours de l'Autre, de grand Tiers, qui est cet ordre même : le discours de l'inconscient. Par là nous est donnée une prise, conceptuelle, sur l'inconscient, qui est, en chaque être humain le Lieu absolu où son discours singulier cherche son propre lieu, son tomos, cherche, rate, et, le ratant, trouve son propre lieu, l'ancre propre de son lieu, dans l'imposition, l'imposture, la complicité et la dénégation de ses propres fascinations imaginaires. Qu'en l'Œdipe l'enfant devienne enfant humain, en mettant à l'épreuve du Symbolique ses fantasmes imaginaires, et finisse si tout "va", par devenir et s'accepter ce qu'il est : petit garçon ou petite fille parmi des adultes, ayant ses droits d'enfant dans ce monde d'adultes, et possédant, comme tout enfant, le plein droit de devenir un jour "comme papa", c'est-à-dire un être humain masculin, ayant une femme (et non plus seulement une mère), ou "comme maman", c'est-à-dire un être humain féminin ayant un époux (et non seulement un père), - cela n'est que le terme de la Longue Marche forcée vers l'enfance humaine. Qu'en cet ultime drame, tout se joue dans la matière d'un langage formé précédemment, qui, dans l'Œdipe, se centre tout entier et s'ordonne [rayé en bleu] autour du Signifiant phallus : insigne du Père, insigne du Droit, insigne de la Loi, image | phantasmatique de tout Droit, - voilà qui peut paraître étonnant ou arbitraire, - mais tous les psychanalystes l'attestent pour un fait d'expérience. La dernière étape de l'Œdipe, la "castration", peut en donner l'idée. Lorsque le petit garçon vit et résout la situation tragique et bénéfique de la castration, il accepte de ne pas avoir le même Droit (phallus) que son père, en particulier de ne pas avoir le Droit du Père sur sa mère, qui se révèle alors dotée de l'intolérable statut du double emploi, mère pour le petit garçon, femme pour le père ; mais assumant de ne pas avoir le même Droit que son père, il y gagne l'assurance d'avoir un jour, plus tard, quand il sera devenu adulte, le Droit qui lui est alors refusé, faute de "moyens". Il n'a qu'un petit Droit qui deviendra grand s'il sait lui-même devenir grand, ayant bien "mangé sa soupe". Lorsque de son côté la petite fille vit et assume la situation tragique et bénéfique de la castration, elle accepte de ne pas avoir le même Droit que sa mère, elle accepte donc doublement de ne pas avoir le même Droit (phallus), que son père, puisque sa mère ne l'a pas (pas de phallus), bien que femme, parce que femme, et elle accepte en même temps de n'avoir pas le même Droit que sa mère, c'est-à-dire de n'être pas encore une femme, comme l'est sa mère. Mais elle y gagne en revanche son petit Droit : celui de petite fille, et les promesses d'un grand Droit, Droit entier de femme, quand elle sera devenue adulte, si elle sait grandir, en acceptant la Loi de l'Ordre humain, c'est-à-dire en s'y soumettant, au besoin pour la tourner, - en ne mangeant pas "bien" sa soupe. Dans tous les cas, soit le moment de la fascination duelle de l'Imaginaire (1), soit le moment (Œdipe) de la reconnaissance vécue de l'insertion dans l'ordre symbolique (2), toute la dialectique du passage est marquée en son essence dernière par le sceau de l'Ordre humain, du Symbolique, dont la Linguistique nous donne les lois formelles, c'est-à-dire le concept formel. La théorie psychanalytique peut nous donner ainsi ce qui fait de toute science, non une pure spéculation, mais une science : la définition de l'essence formelle de son objet, condition de possibilité de toute application pratique, technique, sur ses objets concrets eux-mêmes. Par là, la théorie psychanalytique échappe aux antinomies idéalistes classiques formulées par exemple par Politzer, lorsque cet auteur, exigeant de la psychanalyse. | | (dont il fut le premier, en France, à saisir la portée théorique révolutionnaire) [verso folio 18] qu'elle fût une science du concret", vraie "psychologie concrète", lui reprochait ses abstractions : l'inconscient, le complexe d'Œdipe, le complexe de castration, etc. Comment, disait Politzer, la psychanalyse peut-elle prétendre à être la science du concret, qu'elle veut et peut être, si elle persiste dans des abstractions, qui ne sont que le "concret" aliéné dans une psychologie abstraite et métaphysique ? Comment rejoindre le "concret" à partir de telles abstractions, de l'abstrait ? En vérité, nulle science ne peut se passer d'abstractions, même lorsqu'elle n'a, dans sa "pratique" (qui n'est pas la pratique théorique de cette science, mais la pratique de son application [souligné en bleu] concrète [souligné rayé en bleu]) affaire qu'à ces variations singulières et uniques que sont les "drames" individuels. Telles que Lacan les pense dans Freud, - et Lacan ne pense rien d'autre que les concepts de Freud même, en leur donnant la forme de notre scientificité, la seule scientificité qui soit, - les "abstractions" de la psychanalyse sont bien les authentiques concepts scientifiques de leur objet, dans la mesure où, en tant que concepts de leur objet, elles contiennent en elles l'indice, la mesure et le fondement de la nécessité de leur abstraction, c'est-à-dire la mesure même de leur rapport au "concret", donc leur propre rapport au concret de leur application, communément appelée pratique analytique (la cure). L'Œdipe n'est donc pas un "sens" caché, à qui ne manque que la conscience ou la parole, - l'Œdipe n'est pas une structure enfouie dans le passé, qu'il est toujours possible de restructurer ou dépasser en en "réactivant le sens" ; l'Œdipe est la structure dramatique, la "machine théâtrale" (1/7) imposée par la Loi de Culture à tout candidat, involontaire et forcé à l'humanité, une structure contenant en elle-même non seulement la possibilité, mais la nécessité des variations concrètes dans lesquelles elle existe, pour tout individu qui peut parvenir à son seuil, le vivre et lui survivre. La psychanalyse, dans son application, dite sa pratique, (la cure) travaille sur les "effets" (2/8) concrets de ces variations, c'est-à-dire sur la modalité de la nodalité spécifique et absolument singulière dans laquelle le passage à l'Œdipe a été, est abordé, franchi, partiellement raté ou éludé par tel ou tel individu. Ces variations peuvent être pensées et connues dans leur essence même, à partir de la structure de l'invariant Œdipe, pour la raison, précisément, qui fait que tout ce passage a été marqué, dès son préalable de la fascination, dans ses formes les plus "aberrantes" comme dans ses formes les plus "normales", par la Loi de cette structure, ultime forme de l'accès au Symbolique sous la Loi même du Symbolique. Je sais que ces brèves indications non seulement paraîtront, mais sont sommaires et schématiques, et que nombre de notions, ici invoquées ou avancées, exigeraient de longs développements pour être justifiées et fondées. Même éclairées dans leur fondement, et dans les rapports qu'elles entretiennent avec l'ensemble des notions qui les soutiennent, même rapportées à la lettre des analyses de Freud, elles posent à leur tour des problèmes, qui ne tiennent pas seulement à l'explication d'un concept, mais qu sont des problèmes ouverts, posés par l'effort non seulement des problèmes de forp/mulation, de définition et d'éclaircissement des concepts présentés, mais des problèmes réels, ouverts, produits par le développement de l'effort de théorisation dont il vient d'être question. Par exemple : comment penser rigoureusement le rapport entre la structure formelle du langage, condition de possibilité absolue de l'existence et de l'intelligence de l'inconscient d'une part, les structures concrètes de la parenté d'autre part, et enfin les structures idéologiques dans lesquelles sont vécues les fonctions distinctes (paternité, maternité, enfance) implq/ii/quées dans ces dernières les structures concrètes de la parenté ? Peut-on concevoir que la variation de ces dernières structures (parenté, idéologie) puisse affecter sensiblement sur tel ou tel aspect des instances isolées par Freud ? Autre problème : dans quelle mesure la découverte de Freud, pensée dans sa rationalité, peut-elle, par la simple définition de son objet, et de son lieu, retenc/tir sur les disciplines dont elle se distingue, (par exemple la psychologie, la psychosociologie, la sociologie) et provoquer en elles des questions sur le statut (parfois problématique) de leur objet ? Autant de problèmes vraiment ouverts, qui constitue [sic] d'orez/s et déjà des champs de recherche. Il n'est pas impossible que certaines notions ne sortent, dans un proche avenir, transformées de cette épreuve. Cette épreuve, c'est en définitive, celle à laquel le Freud a soumis en son domaine, une certaine image traditionnelle, juridique, morale et philosophique, en dérinitive [sic] idéologique de l'"homme", du "sujet" humain. Ce n'est pas en vain que Freud a paf/rfois comparé sa découverte à la révolution copernicienne. Depuis Copernic nous savons que la terre n'est plus le centre de l'univers. Depus/is Marx, nous savons que le sujet humain, l'ego économique, politique ou philosophique n'est plus le centre de l'histoire, - nous savons même, contre Hegel, que l'histoire n'a pas de "centre", mais possède une structure qui n'a de centre que dans la méconnaissance idéologique. Freud nous découvre à son tour que le sujet réel, l'individu dans sa constitution singulière, n'a pas la structure d'un ego, centré sur le moi, la conscience, ou l'"existence", - que ce soit l'existence du pour-soi, du corps-propre, ou du "comportement", - que le sujet humain est décentré, constitué par une structure qui n'a de centre que dans la méconnaissance imaginaire du "moi"./, c'est-à-dire dans les formations idéologiques où il se "reconnaît". Par là, nous est sans doute ouvere/te une des voies par lesquelles nous parviendrons peut-être un jour à une meilleure intelligence de cette structure de la méconnaissance qui intéresse au premier chef l'essence de l'idéologie. Notes de l'article : Freud et Lacan. Note 1. (p. 5) Cf. Revue de l'Enseignement philosophique, juin-juillet 1963, Philosophie et Sciences Humaines, p. 7, et p. 11, note 14 : "Marx a fondé sa théorie sur le rejet du mythe de l'"homo oeconomicus", Freud a fondé sa théorie sur le rejeu/t du mythe de l'"homo psychologicus". Lacan a vu et compris la rupture libératrice de Freud. Il l'a comprise dans le sens plein du terme, la prenant au mot de sa rigueur, et la forçant à produire, sans trêve ni concessions, ses propres conséquences. Il peut, comme chacun, errer dans le détail, voire dans le choix de ses repères philosophiques : on lui doit l'essentiel." Note 2. (p. 10) Les tentations les plus menaçantes sont représentées par la philosophie (qui réduit volontiers toute psychanalyse à l'expérience duelle de la cure, et y trouve de quoi "vérifier" les thèmes de l'intersubjectivité phénoménologique, de l'existence-projet, ou plus généralement du personnalisme.) ; par la psychologie, qui annexe, comme autant d'attributs d'un "sujet" qui, manifestement, ne lui pose aucun problème, la plupart des catégories de la psychanalyse ; par la sociologie enfin, qui, venant au secours de la psychologie, fournit dr [sic] quoi donner au "principe de réalité" son contenu objectif (les impératifs sociaux et familiaux) que le "sujet" n'a plus qu'à "intérioriser" pour être armé d'un "surmoi" et des catégories correspondantes. Soumise ainsi à la psychologie ou à la sociologie, la psychanalyse se réduit à une technique de réadaptation "émotionnelle" ou "affective", à une rééducation de la fonction relationnelle, qui n'ont évidemment rien à voir avec son objet réel, - mais qui rpondent malheureusement à une forte demande, et qui plus est très orientée, dans le monde contemporain. C'est par ce biais que la psychanalyse est devenue un objet de consommation courante dans la culture, c'est-à-dire dans l'idéologie moderne. Note 3. (p. 16) Ce sont là les deux expressions de langue allemande, rendues célèbres par Freud, - par lesquelles un petit enfant qu'il observait, sanctionnait l'apparition et la disparition de sa mère, dans la manipulation d'un objet quelconque qui la "figurait". Note 4. (p. 17) Formellement. Car la Loi de Culture, dont le langage est la forme et l'accès premiers, ne s'épuise pas dans le langage : elle a pour contenu les structures de la parenté réelles, et les formations idéologiques déterminées dans lesquelles les personnages inscrits en ces structures vivent leur fonction. Il ne suffit pas de savoir que la famille occidentale est patriarchale et exogamique (structure de la parenté), - il faut aussi élucider les formations idéologiques qui gouvernent la paternité, la maternité, et l'enfance : qu'est-ce que "être père", "être mère", "être enfant" dans notre monde présent ? Sur ces formations idéologiques spécifiques, tout un travail de recherche reste encore à accomplir. Note 5. (p. 17) Une certaine neuro-biologie et une certaine psychologie ont été fort aise de découvrir dans Freud une théorie des "stades" qu'elles ont sans hésiter directement et exhaustivement traduite dans une théorie de la "maturation stadiale", soit neuro-biologique, soit bio-neuro-psychologique, - en accordant mécaniquement à la maturation neuro-biologique le rôle d'une "essence" dont les "stades" freudiens ne seraient que le pur et simple "phénomène". Perspective qui n'est qu'une réédition du vieux parallélisme mécaniste. Note 6. (p. 18) On risquerait de méconnaître la portée théorique de cette condition formelle, si on lui opposait l'apparence biologique des concepts (libido, affects, pulsions, désir) Dans lesquels Freud pense le "contenu" de l'inconscient. Ainsi lorsqu'il dit que le rêve est le "plein-du-désir" (Wunscherfüllung). C'est dans le même sens que Lacan dit que le but de la cure est de faire accéder l'homme au "langage de son désir" inconscient. C'est pourtant à partir de cette condition formelle que ces concepts (apparemment biologiques) prennent leur sens authentique, que ce sens peut être assigné et pensé, et qu'une technique de la cure peut être définie et appliquée. Le désir, catégorie fondamentale de l'inconscient, n'est intelligible dans sa spécificité, que comme le sens singulier du discours de l'inconscient du sujet humain : le sens qui surgit dans le "jeu" et par le "jeu" de la chaîne signifiante dont le discours de l'inconscient est composé. Comme tel, le "désir" est marqué par la structure qui commande le devenir-humain. Comme t l [sic], le désir se distingue radicalement du "besoin" organique d'essence biologique. Entre le besoin oraganique et le désir inconscient, il n'existe pas de continuité d'essence, - pas plus qu'il n'existe de continuité d'essence entre l'existence biologique de l'homme et son existence historique. Le désir est déterminé dans son être équivoque (son "manque-à-être", dit Lacan) par la structure de l'Ordre qui lui impose sa marque, et le voue à une existence sans lieu, l'existence du refoulement, à ses ressources comme à ses déceptions. On n'accède pas à la réalité spécifique du désir en partant du besoin organique, pas plus qu'on n'accède à la réalité spécifique de l'existence historique en partant de l'existence biologique de l'"homme". Au contraire : de même que ce sont les catégories de l'histoire qui permettent de définir la spécificité de l'existence historique de l'homme, y compris des déterminations apparemment purement biologiques comme ses "besoins", ou les phénomènes démographiques, en distinguant son existence historique d'une existence purement biologique, - de même ce sont les catégories essentielles de l'inconscient qui permettent d'appréhender et de définir les sens même du désir, en le distinguant des réalités biologiques qui le supportent, (exact ment [sic] comme l'existence biologique supporte l'existence historique) mais sans le constituer. Note 7 (p. 20) Expression de Lacan ("machine"), reprenant Freud ("ein anderes Schauspiel... Schauplatz"). De Politzer, qui parle de "drame", à Freud et Lacan, qui parlent de théâtre, scène, mise en scène, machinerie, genre théâtral, metteur en scène, etc... il y a toute la distance du spectateur, qui se prend pour le théâtre, au théâtre même. Note 8 (p. 20) Si on entend ce terme d'"f/effet" dans le contexte d'une théorie classique de la causalité, on concevra par lui la présence actuelle de la cause dans son effet (cf.Spinoza). Note 9. (p. 21) Cf. "Les Mots" (Gallimard 1964). Sartre, enfant, était pour son entourage "une petite merveille". Il se reconnaissait, enfant, dans ce "mot" primitif, peut-être le mot de tous ses Mots.