Pascal Quignard Bernon l’Enfant 26/3/03 Pascal Quignard Bernon l’Enfant Dans le quartier du Marais, à Paris, à la Renaissance, tous les ans, à la fin du mois de mars, avait lieu un concours de chants d’enfants qui était très prisé. Tous ceux qui appréciaient la voix que possèdent les petits garçons avant leur mue s’y rendaient. En 1581 Bernon dit « l’Enfant » - car il était alors âgé de neuf ans - en fut la principale vedette. Pourtant il n’obtint pas le prix. En 1582 il ne fut pas présenté par sa maîtrise et Marcellin de Palaiseau fut déclaré vainqueur. En 1583 il se trouva que Bernon l’Enfant surpassa avec tant de virtuosité ses concurrents que la foule lui imposa un bis. Il accepta. Il chanta une nouvelle fois et obtint le triomphe. Or, Le vainqueur de l’année précédente qui s’appelait Marcellin fut relégué à la cinquième place. Marcellin, surnommé « le Palaiseau », était catholique. Il avait atteint ses douze ans et appartenait à l’église de Palaiseau. Il craignait pour sa mue. Il pensa : « Bernon avait déjà chanté une fois. En chantant une deuxième fois il a pris la place d’une autre maîtrise qui aurait dû être présentée à sa suite. Nos chances n’ont pas été égales. » Marcellin guette Bernon à la sortie du marais. Il l’attire à l’écart. Il lui dit : - L’an dernier j’ai été vainqueur. Viens avec moi car il est d’usage que les vainqueurs voient quelque chose. Suis-moi. Bernon le suit sans hésiter. Marcellin l’entraîne sur la grève. Une fois les deux enfants dissimulés par les joncs, le Palaiseau perce l’Enfant d’un coup de couteau. Il lui coupe la tête, pèle la peau de son visage, il le rend méconnaissable. Il jette le corps dans l’eau de la Seine en direction du port du Havre de Grâce. Il cache le visage tout défiguré sous les pierres de la rive. Un an passe. Arrive la fête des Chants du Marais. Le Palaiseau s’y rend. Au moment où il passe sur le pont qui conduit à la cité, il entend au loin, sur la berge, une voix qui chante merveilleusement. Il regarde autour de lui : personne. Il descend aussitôt sur la rive avec inquiétude. Il passe une grosse barque noire. Il va de lui-même vers les joncs. La voix invisible chante les vers suivants : - Mon nom n’a pas rejoint mon corps qui a rejoint la mer. Je ne suis pas un mort. Je ne suis qu’un disparu. Tant que je serai perdu, mon âme persistera à chanter. Le Palaiseau se penche, soulève les pierres, regarde sous la mousse. Il retrouve le crâne blanchi de Bernon l’Enfant qui chante. Les poissons et les araignées l’ont complètement nettoyé de sa chair. Il emporte le crâne sous les plis de son manteau. Non seulement il ne remporte pas le concours des enfants du marais mais le Palaiseau se fait même siffler tant la mue est proche de sa voix et a commencé à la détruire. Il se rend dans une ville qui appartient aux protestants et qui est sur la route qui conduit à la mer. Il entre dans une auberge et il sort le crâne de dessous de son manteau. Il obtient un grand succès en laissant chanter la tête de mort merveilleuse. Le Palaiseau va d’auberge en auberge. Tout le monde est partagé entre l’effroi et l’émotion. Il amasse beaucoup d’argent. La rumeur enfle et est telle qu’elle parvient aux oreilles du gouverneur du port de la Rochelle. Il ne veut pas croire à ce qu’on lui raconte. Le gouverneur descend de cheval et dit à Thonon l’Aubergiste : - Non, je ne te crois pas. Je n’ai jamais vu des crânes des morts qui chantent. S’il était exact qu’une tête de mort fût capable de chanter, je compterais son poids en or au bateleur catholique qui la montre. Cette promesse ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Aussitôt le Palaiseau se rend à la Rochelle. Il rayonne de joie. Il rayonne même d’arrogance. Il entre dans le palais. Le gouverneur lui demande s’il appartient à la ligue : - Oui. - Pourquoi es-tu là ? - Je montre de ville en ville la tête de mort qui chante. - Quel est ton nom ? - Marcellin. Mes parents vivent dans la vallée humide de Palaiseau. - Fais attention, Marcellin. Je déteste les menteurs autant que je hais les catholiques. - Je sais cela. Le gouverneur dit : - Ou bien ce mort chante, tu es couvert d’or. Ou bien c’est toi qui deviens aussi mort que ce crâne. Le Palaiseau sourit, sûr de lui. - Personnellement, seigneur, je souhaiterais que vous me pesiez tout d’abord. Le gouverneur s’irrite : - Douterais-tu de ma parole ? - En aucun cas mais j’éprouverais du plaisir à voir à quoi ressemble mon pesant d’or. Vous l’avez promis à Thonon. Le gouverneur de la Rochelle regarde Thonon l’Aubergiste. Alors il fait ce que l’adolescent lui demande. Marcellin le Palaiseau contemple le tas d’or. Cela fait, il pose délicatement la tête de mort sur un coussin de soie noire qu’il a placé juste au-dessus de la masse d’or que lui a comptée le gouverneur du port de la Rochelle. Tous se taisent. Le Palaiseau se tourne vers le crâne et lui demande de chanter. Or, le crâne ne chante pas. Quoique dise ou menace le Palaiseau, le crâne ne chante pas. Le Palaiseau est pâle. - Tu as menti, dit le gouverneur. Il fait signe à ses hommes. L’homme qui se trouve être le plus près du Palaiseau sort de son étui de cuir un petit poignard et tue l’adolescent en quelques coups. Le sang jaillit de toutes les blessures puis s’écoule sur le pavement. Il se trouva qu’un petit ruisselet de sang parvint au pied du gouverneur et toucha son éperon. Alors, au même moment, sur son coussin de soie, la tête de mort se met à chanter d’une voix merveilleusement pure. Le crâne a choisi le chant intitulé Heur de vengeance. Le gouverneur du port de la Rochelle n’en croit pas ses oreilles. Un musicien qui se trouve là dit : - C’est la voix de Bernon l’Enfant. Je l’ai entendue en 1581 au concours qui se donne à Paris au Marais. Le gouverneur du port de La Rochelle est enchanté et écoute non seulement toute la fin du jour mais la nuit entière la tête de mort merveilleuse. Mais peu à peu son entourage et lui-même se lassent. Heur de vengeance est le seul chant que le crâne connaisse.