Pascal Quignard 9 rue Cécile de Marsangy 89100 Sens 28/4/03 Pascal Quignard Bernon l’Enfant Dans le quartier du Marais, à Paris, à la Renaissance, tous les ans, à la fin du mois de mars, avait lieu un concours de chants d’enfants qui était très prisé. Tous ceux qui appréciaient la voix que possèdent les petits garçons avant leur mue s’y rendaient. En 1581 Bernon dit « l’Enfant » - il était alors âgé de neuf ans - en fut la principale vedette. Pourtant il n’obtint pas le prix. En 1582 il ne fut pas présenté par sa maîtrise et Marcellin, qui était très beau, originaire de Palaiseau, fut déclaré vainqueur. Mais En 1583 il se trouva que Bernon l’Enfant surpassa avec tant de virtuosité ses concurrents que la foule lui imposa un bis. Il accepta. Il chanta une nouvelle fois et obtint le triomphe. Or, le vainqueur de l’année précédente qui s’appelait Marcellin fut relégué à la cinquième place. Marcellin, surnommé « le Palaiseau » ou « le Beau Palaiseau », était passionnément catholique. Il avait atteint ses douze ans et appartenait à la chantrerie de la basilique de Palaiseau. Il craignait pour sa mue. Il pensa : « Bernon avait déjà chanté une fois. En chantant une deuxième fois il a pris la place d’une autre maîtrise qui aurait dû être présentée à sa suite. Nos chances n’ont pas été égales. » Marcellin guette Bernon à la sortie du Marais. Il l’attire à l’écart. Il le prend par le bras. Il lui dit : - L’an dernier j’ai été vainqueur. Viens avec moi car il est d’usage que les vainqueurs voient quelque chose. Suis-moi. Bernon le suit sans hésiter. Marcellin l’entraîne sur la grève. Une fois les deux enfants dissimulés par les joncs, le Palaiseau perce l’Enfant d’un coup de couteau. Il lui coupe la tête, pèle la peau de son visage, le rend méconnaissable. Il jette le corps dans l’eau de la Seine qui coule en direction du port du Havre de Grâce et du bras de la Manche. Il cache le visage tout défiguré sous les pierres de la rive. Un an passe. Arrive la fête des Chants du Marais. Le Palaiseau s’y rend. Au moment où il passe sur le pont qui mène de la Cité à la Grève, il entend au loin, sur la berge, une voix qui chante merveilleusement. Il regarde autour de lui : personne. Le Palaiseau descend aussitôt sur la rive avec inquiétude. Il passe une grosse barque noire. Il va de lui-même vers les joncs. La voix invisible chante les vers suivants : - Mon nom n’a pas rejoint mon corps qui a rejoint la mer. Je ne suis pas un mort. Je suis un enfant disparu. Tant que je serai perdu, mon âme persistera à chanter. Le Palaiseau se penche, soulève les pierres, regarde sous la mousse. Il retrouve le crâne blanchi de Bernon l’Enfant qui chante. Les poissons et les araignées l’ont complètement nettoyé de sa chair. Il emporte le crâne sous son manteau. Derrière les palissades, Non seulement il ne remporte pas le concours des enfants du Marais mais le Palaiseau se fait même siffler tant la mue est proche de sa voix et a commencé à la détruire. Un mois passe. Le Palaiseau souffre et pleure. Il se rendit dans une ville qui appartenait aux protestants et qui se trouvait sur la route qui conduit à la mer - à l’océan Atlantique. Il entre dans une auberge. Il sort le petit crâne de sous son manteau. Il obtient un grand succès en laissant chanter la tête de mort merveilleuse. Durant des semaines et des semaines le Palaiseau va d’auberge en auberge. Tout le monde est partagé entre l’effroi et l’émotion. Il amasse beaucoup d’argent. Son âme se ragaillardit. La rumeur enfle. Elle parvient aux oreilles du gouverneur du port de la Rochelle. Il ne veut pas croire à ce qu’on lui raconte. Le gouverneur descend de cheval et dit à Thonon l’Aubergiste : - Non, je ne te crois pas. Je n’ai jamais vu des crânes des morts qui chantent. S’il était exact qu’une tête de mort fût capable de chanter, je compterais son poids en or au bateleur catholique qui la montre. Cette promesse ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Aussitôt le Beau Palaiseau se rend à la Rochelle. Il rayonne de joie. Il rayonne même d’arrogance et ce bel air ajoute à sa beauté. Il ne cesse pas de manger pendant trois jours. La mine florissante il entre dans le palais. Le gouverneur lui demande s’il appartient à la ligue : - Oui. - Nous ne l’aimons guère. - Je sais. - Pourquoi es-tu là ? - Je montre de ville en ville la tête de mort qui chante. - Quel est ton nom ? - Marcellin. Mes parents vivent dans la vallée humide de Palaiseau. J’étais chantre dans la basilique mais j’ai perdu ma voix et j’ai été renvoyé par le chapitre. Maintenant je montre de ville en ville le crâne qui chante. - Fais attention Marcellin. Je déteste les menteurs. Je les déteste autant que je hais les catholiques. - Je sais cela. Le gouverneur dit : - Ou bien ce mort chante, tu es couvert d’or. Ou bien c’est toi qui deviens aussi mort que ce crâne que tu caches. Le beau Palaiseau sourit, sûr de lui. - Personnellement, seigneur, je souhaiterais que vous me pesiez tout d’abord. Le gouverneur répond sèchement : - Douterais-tu de ma parole ou de la parole d’un Réformé ? - En aucun cas mais j’éprouverais du plaisir à voir à quoi ressemble mon pesant d’or. Vous l’avez promis à Thonon. Je n’ai pas cessé de manger pendant trois jours. Le gouverneur de la Rochelle regarde Thonon l’Aubergiste qui est dans la salle. On apporte une balance de boucherie. Le bel adolescent se met complètement nu. On le pèse. Une fois pesé, radieux, le beau Palaiseau contemple le tas d’or qu’on édifie devant lui. Il se rhabille entièrement. Et il sort la tête de son manteau. Il la pose délicatement sur la masse d’or que lui a comptée le gouverneur du port de la Rochelle et qui s’élève devant tous. Tous se taisent. Le Palaiseau se tourne vers le petit crâne et lui demande de chanter. Or, le crâne ne chante pas. Quoique dise ou menace le Palaiseau, le crâne ne chante pas. Le Palaiseau est très pâle. - Tu as menti, dit le gouverneur. Il fait signe à ses hommes. L’homme qui se trouve être le plus près du Palaiseau sort de son étui de cuir un long poignard et tue l’adolescent en quelques coups bien ajustés. Le sang jaillit de ces blessures qui lui ont été faites ; puis s’écoule sur le pavement. Il se trouva qu’un petit ruisselet de sang parvint au pied du gouverneur et toucha son éperon. Alors, au même moment, sur son coussin de soie, la tête de mort se met à chanter d’une voix merveilleusement pure. Le crâne a choisi le chant intitulé Heur de vengeance. Le gouverneur du port de la Rochelle n’en croit pas ses oreilles. Un musicien qui se trouve là dit : - C’est la voix de Bernon l’Enfant. Je l’ai entendue en 1581 au concours qui se donne au Marais de Paris. Le gouverneur du port de La Rochelle est enchanté et écoute non seulement toute la fin du jour mais la nuit entière la tête de mort merveilleuse. Mais peu à peu son entourage et lui-même se lassent. Heur de vengeance est le seul chant que le crâne connaisse. On monte le crâne au Grenier des Réformés.