Pascal Quignard Le petit Cupidon Je passai rue de Rome, chez Pauline Harlai, pour fêter ses quatre-vingt-deux ans. Je lui apportai le vieil enregistrement de Pierre Fournier qu’elle m’avait demandé. Elle me remercia. Elle demanda à l’infirmière de préparer le thé. L’âge l’avait rabougrie extraordinairement. Elle était blottie dans l’angle du salon entre le piano d’acajou et la porte vitrée, tassée dans le petit crapaud vert, embarrassée de châles, de foulards, de fichus, de plaids. Ce coin où elle était était sombre. Je songeai brusquement à un petit enfant qui ramasse ses pieds et ses bras pour dormir. Son corps avait commencé à se recroqueviller dans la mort. Les os de ses poignets étaient étrangement minces, proéminents, son nez plus épais que jamais, presque tuméfié, ses mains extrêmement exiguës, nouées, fluettes, fourchues, marquées par les rhumatismes aux articulations et tremblotantes. Elle ne pouvait tenir sa tasse et sa soucoupe de porcelaine, et était contrainte de les reposer sans cesse, au cours d’un véritable tintamarre minuscule, sur le guéridon. Avec un faible rayon de lumière sur le crâne un peu nu, sur les cheveux rares et tirés, courbée, elle levait vers moi son regard. C’étaient deux yeux extrêmement pâles, transparents, anxieux, désemparés, mobiles. Ils luisaient dans la pénombre. Ils pétillaient faiblement. Pour l’essentiel, nous parlâmes musique. Mais, au cours de la conversation, Pauline Harlai me raconta subitement une histoire beaucoup plus crue qu’elle n’avait accoutumée d’être. Je la note le plus vite que je puis dans le dessein de ne pas l’égarer. J’en extirpe la plupart des scrupules. C’était près de Nice, dans une grande et lourde maison bâtie au siècle dernier. Pauline Harlai avait alors à peine dix-neuf ans — cela fait plus de soixante-trois ans de cela. C’était l’été. Elle n’était pas encore violoncelliste mais, du moins pour la période des vacances, la répétitrice des enfants de Jean E. Vosges. Elle consacrait toutes ses après-midi à l’étude du violoncelle. Les enfants étaient alors conduits au jeu ou en promenade. Les parents et leurs amis ne déjeunaient jamais là. Elle restait seule à travailler avec obstination, d’affilée, malgré l’extrême chaleur, durant quatre à cinq heures. Un mercredi, le beau-frère de Jean Vosges, Gerhardt Buheler, nauséeux, plus ou moins pris de colique, resta. Il était bâti avec vigueur, le visage assez beau, âgé de trente-cinq ans, le tour d’esprit maniéré, un peu viande creuse, laissant accroire qu’il comptait de nombreux succès auprès des femmes, grands yeux beaux au demeurant, languides, violets, où la lumière se posait aisément, les écarquillant pour qu’on les vît, plein de contentement de soi sans que rien le justifiât, vain, rasé de près, musqué, suffisant. Jamais il n’avait prêté quelque attention que ce fût à Pauline Harlai. Son nez épaté, ses couleurs très vives, ses membres courtauds, sa gaucherie générale, rien n’aurait su le retenir. La chaleur était extrême. Gerhardt Buheler avait dormi un peu. Sa sieste avait été interrompue par la chaleur elle-même. Sans doute avait-il aussi un peu entendu sonner au loin, dans la demeure vide, le chant du violoncelle. L’air était lourd et torride. Son corps était en proie à une sorte de grande impatience. Il ne parvenait pas à la contrôler. Ce qu’il ressentait — c’est du moins ce que Pauline Harlai affirmait, ou ce qu’elle avait affabulé —, c’était une espèce de désir vague, une nausée mais aussi une avidité, un vertige insistant, une palpitation fébrile montant sans répit dans le corps, cette irritation du sexe, très insidieuse, et incoercible, qu’une satisfaction brusque et solitaire ne sait pas apaiser. Une imagination lancinante, une obnubilation picotante, exaspérante, bref toute une sourde activité érotique sans objet, impersonnelle, mais très impérieuse assiégeait le corps de Gerhardt Buheler. Il était de plus obsédé par la chaleur qui ne cessait pas. Il suffoquait avec l’intolérable sensation de ne pouvoir ôter sa peau. Le désir le confinait à une angoisse excessive. Il n’y tint plus. Il se précipita hors de sa chambre, dévala les escaliers, se repéra dans la vaste maison silencieuse au son du violoncelle, courut dans la hâte. Il ouvrit la porte de la chambre où travaillait Pauline Harlai. La chambre était très sombre. Elle avait tiré les volets, elle avait dégrafé le haut de son corsage. Elle était assise, bouche bée, la main droite tenant en l’air l’archet. Il haletait. Elle remarqua ses lèvres ouvertes, brillantes, roses, charnues, humides. Il s’approcha précipitamment. Elle coucha le violoncelle avec précaution sur le tapis. Il la saisit par le bras et la dressa ; l’écrasa contre lui. Pauline Harlai s’étonna elle-même : elle pesa sur son torse avec les deux mains et le repoussa lentement. Elle était extraordinairement calme et peu apeurée. Elle le regarda. Il avait le visage en feu, pourpre, presque bleu, couleur de soldanelle, l’œil fixe, totalement sombre, agrandi, insatiable, bête. Une mèche noire, agglutinée par la sueur, collait au front. « Non, disait-elle, pas comme cela. » Elle chuchotait. Elle s’écarta. Elle s’approcha de la fenêtre, entrouvrit un peu le volet intérieur. Le parc était une sorte de fournaise blanchâtre. Il n’y avait pas la moindre brise. Les arbres, même les buis des allées gondolaient dans la chaleur. Elle agrafa son corsage. « Je suis toutes les femmes », dit-elle sur un ton aigu. Elle ajusta sa jupe. Elle resserra la ceinture à sa taille. « Je suis toutes les femmes », répéta-t-elle. Il la regardait, hébété. * « Je n’ai pas tergiversé, barguigné un seul instant », continua Pauline Harlai en détachant méticuleusement les syllabes. « Et je mourrai sans savoir pourquoi j’ai fait l’objet d’une réaction d’une nature aussi miraculeuse. » Avec une aisance, une placidité proches du prodige, poursuivit-elle, elle lui avait imposé une manière de rite. C’était ridicule, déconcertant, pauvre, cela l’émerveillait encore. Elle avait autant qu’il lui était possible bridé son désir, retenu, tempéré, différé son ardeur, l’avait dévêtu lentement, avait déposé un à un ses vêtements sur cette chaise sur laquelle elle était assise lorsqu’il était rentré, l’avait découvert doucement, avait touché chaque partie de son corps. Elle avait fait ces gestes sans véritable désir, dans une sorte de contemplation pour ainsi dire sereine, une vision tranquille, rassise. Elle avait sans nul doute éprouvé une manière de montée sensuelle, peu à peu, en elle, mais quiète, lente, relativement flegmatique. Elle avait eu l’impression surprenante tout à coup qu’elle était en train de fouiller avec les mains la beauté toute à fait générale du corps d’une homme vivant qui cherche à se reproduire. Elle avait exigé qu’à son tour il la déshabille lentement, qu’il baise une à une toutes les parties de son corps. Puis elle avait demandé qu’il la prît. Ils étaient en eau. La peau brûlait sous la sueur. Ils étaient exténués de chaleur. Presque à tout moment ils étaient courts de souffle. Elle le conduisait alors dans le petit cabinet de toilette attenant à la chambre où elle le lavait méticuleusement en se servant d’un gant, avant de le revêtir à nouveau. D’une même façon, il la lavait avec soin, l’habillait. Elle l’avait même conduit à uriner devant elle, après la seconde étreinte, dans un broc faïencé vert qu’elle tenait entre ses cuisses. Ainsi à deux reprises Pauline Harlai avait amené Gerhardt Buheler à la laver, à la vêtir, à la dévêtir, à l’embrasser, à l’aimer. Et elle-même l’avait nettoyé avec curiosité, avec minutie, l’avait revêtu deux fois, l’avait dévêtu trois fois, avait porté ses lèvres sur lui. Il était dans un tel état de nervosité, disait-elle, qu’il n’était même pas besoin d’attoucher son sexe pour qu’il témoigne de nouveau du désir. Elle prétendait qu’il suffisait de le regarder avec attention. Malgré l’ombre et les volets dépliés, la chambre était une véritable fournaise. Après la troisième étreinte, Gerhardt Buheler marqua brusquement sa lassitude. Il lui tourna le dos, se vêtit seul. Ses reins, ses fesses, comme ils étaient couverts de sueur, brillaient extraordinairement. Il passait ses vêtements avec une sorte d’empressement, de maladresse, de déséquilibre. Il n’eut pas un geste en direction d’elle. Il ne se retourna pas vers elle. Il ne prononça pas une parole. Il ferma la porte sans faire de bruit. * « Sans doute il était robuste, lourd, musculeux, plein de beauté, déclara Pauline Harlai. Mais, chose curieuse, il avait une odeur enfantine, acidulée, de petit vin besaigre. Une odeur totalement aigrelette », ajouta-t-elle avec un mouvement de soudaine confusion. Elle se tut. Je ne savais que dire. Je m’approchai de la petite table et découpai une part de cake. « Vous ne devinerez jamais quelle fut ma réaction après qu’il est parti ? » me demanda-t-elle subitement. Je répondis que non. Je reposai ma petite part jaunâtre, un peu desséchée, dans la soucoupe de la tasse. Elle dit qu’elle s’était affaissée, était tombée agenouillée, dans une position d’enfance, dans une attitude de prière catholique. C’était une oraison particulièrement vide, une bouffée de désert dans la chaleur, une stupeur où elle remerciait tout, rien, tous les dieux, le hasard, l’abîme, l’univers, le vide où il flotte. De toute sa vie de musicienne — me confia-t-elle —, sans cesse entêtée de petits motifs mélodiques, de réminiscences impromptues et obsédantes, jamais elle n’avait connu un tel silence. Cette bouffée de vide, de vide presque astral, était le seuil de ce silence. Le moyen d’accès à ce vide, ajouta-t-elle, était cette stupeur. Quand on avait frappé à sa porte pour l’appeler pour dîner, elle était soudain sortie de cette crise silencieuse. S’était découverte dénudée dans la chambre étouffante et assombrie, agenouillée sur le tapis, le corps humide, le menton et la bouche pris dans les genoux, — petit animal dépourvu de fourrure et mis en boule au côté de son violoncelle, parallèle à lui encore que d’une forme et d’un volume plus ramassés et exigus que lui, d’une couleur moins chaleureuse , plus pâle, plus récente. * « Les jours qui suivirent, reprit-elle, il multiplia les évitements. Il me semblait qu’il ne cessait de s’approcher de moi que dans le dessein de m’indiquer qu’il s’en détournerait toujours. Il avait soin de ne pas me parler. Il avait soin que nos yeux ne se rencontrent pas. Il veillait à ce que de grandes étendues d’air maintenues entre nous préservent nos corps de toute impression de contact, que nos vêtements ne se frôlent jamais. A table, il apportait beaucoup de précaution à ne pas porter la main sur un objet que je pourrais toucher. Il ne passait plus la corbeille à pain. Il ne fournissait plus la salière. Il ne se saisissait plus de la carafe d’eau. « Il contournait immensément mon corps, si je puis dire, quand on voit ma taille. Je souffris extrêmement. Je ne savais quel sens donner à ces façons excessives d’en user avec moi : me punir de m’être donnée, m’humilier, afficher sa satiété, sa beauté, ses grands yeux violets, mon aspect rebutant, mes ongles ras, mes doigts aux extrémités calleuses, ou plutôt racornies, à force de peser sur la touche, marquer un intense dégoût du souvenir qu’il avait conservé de soi, souligner ma laideur, mon nez, se débourber d’un désir dont il avait honte, soustraire le don qu’il avait fait, qu’il croyait avoir fait… Je ne savais que penser. Ou plutôt je ne savais que souffrir. Je fus progressivement gagnée par cette envie si illimitée, si irrésistible, de mourir, qui gîte au centre du crâne de chacun d’entre nous. Je m’enfonçai dans une détresse qui ne connaissait pas de limites, qui débordait toutes les limites. Son attitude me désignait comme quelque chose d’immangeable, de nauséabond, qui répugnait aussitôt. Je m’échangeais étroitement à cette nausée que je suscitais. Je convenais tout à fait que j’étais une chose à peine digne de soulever le cœur. » Elle fit un geste malencontreux. La pelle à gâteau tomba à terre, près du pied du piano. Je me levai pour la ramasser et la posai sur le petit guéridon, près de la théière. Je m’assis. Puis je contemplai les quelques miettes jaunes qui étaient demeurées sur le tapis. * « Je ne supportais pas que tout fût fini à jamais, continua-t-elle. Je ne supportais pas que d’un coup de sa baguette magique, si j’ose dire, tout ce qui avait eu lieu parût ne pas avoir eu lieu. Je partage avec toute la terre cette nostalgie d’une sorte de tendresse, d’une étreinte, et d’une douceur dans l’étreinte, qui dureraient un peu. « Quand il paraissait, mon cœur battait. Je quêtais son regard. Je ne pouvais rencontrer ses yeux. La présence de son corps dans la pièce où je me trouvais à chaque fois faisait l’effet d’une poignée de sel jetée sur une plaie neuve, palpitante, les deux lèvres grandes ouvertes, juste avant qu’elle saigne. » Pauline Harlai s’interrompit alors. Elle ferma les yeux. Elle se tut. Son visage trahissait une manière de rechignement ou de douleur. Elle rouvrit les yeux ; ils laissaient passer, brûler une minuscule fièvre mystérieuse, un peu épouvantable, difficile à définir. Ancienne, à supposer que ce mot veuille dire pulvérulente, ou abîmée. Ou encore beaucoup trop mûre, ou opiniâtre. Blettissante mais férocement blettissante. Je ne saurais plus à vrai dire ni démêler ni préciser ce qu’il y avait de particulier dans cet éclat brusque que ses yeux jetaient. « A quelques jours de là, reprit-elle, je bus une grande gorgée d’alcool de poire dans la salle à manger et je montai à sa chambre. Je ne gravis pas hardiment l’escalier. J’avais le cœur à rompre. Je toquai. J’étais incapable de déglutir, incapable d’inspirer de l’air, même de voir. Il ouvrit la porte. — C’est votre tour de compassion ! criai-je, la gorge très serrée, avec violence, et je lui saisis la main. — Non ! dit-il sourdement. Mais je l’entraînai par la main. Je le menai vers l’arrière de la maison. Nous descendîmes le petit escalier de service plein de poussière, avec la corde drue — à la fois grasse, empoussiérée, rugueuse, distendue — qui servait de rampe. L’escalier sentait très fort. Je ne puis vous expliquer cette odeur. C’était une odeur très sombre, qui suffoquait, très humide. Dehors, nous ne pouvions plus respirer. Nous haletions. Nous pénétrâmes lentement dans le parc blanc, dense, épais de lumière. Il faisait chaud, de façon insupportable. Nul ne sortirait. Nul ne nous verrait. Nous longeâmes les buis. Nous passâmes le petit bosquet de noisetiers. Nous arrivâmes enfin — au terme de la rangée des buis noirs — à la vieille petite grotte très romanesque, très anglo-saxonne, qui était située au fond du parc. Elle contenait la statue d’un petit dieu Cupidon mauve et vineux, très joufflu, même extrêmement mafflu, extrêmement fessu, faite de bois et de plâtre, toute éclatée, rongée de suintement, travaillée par une extraordinaire contraction, une espèce de restriction, de raccourcissement. Nous nous arrêtâmes. Je lâchai sa main. Je me tournai vers lui. La lumière était intense. Elle l’éblouissait comme elle m’éblouissait. Il portait sa main levée au-dessus des yeux. Je m’approchai à le toucher. Je pris sa tête dans mes mains. Je posai mes lèvres sur ses lèvres. Il ne frémit pas. Il demeurait immobile. Je tâchai de l’étreindre. Son ventre ne témoignait pas de beaucoup de désir. De la main, je cherchais à le flatter, je m’efforçai de l’émouvoir. Il ne faisait pas un geste. Son front était mouillé de sueur. De même ses tempes, ses joues. Il tenait toujours sa main devant les yeux, comme un homme qui cherche à voir. Je me frottai désespérément à lui. Tout à coup, je ne pus retenir mes larmes. J’étais un peu dépoitraillée, les cheveux en désordre, offrant sans doute une apparence qui n’était pas particulièrement désirable. Je m’approchai du petit prunier, à main gauche de la grotte. Je pleurais. Je ramassai deux fruits violets qui étaient tombés à terre. Je sanglotais, je pleurais. Comme l’un d’entre eux n’abritait pas de ver, je le mordis. Je hoquetais, je ruisselais de larmes. Le ciel était torride. Des ondes, des vibrations de chaleur tordaient lentement le lieu. J’étais étourdie. J’étais en larmes. J’avais le ventre rétracté en un point minuscule. Je tournai un peu. Il se pencha vers moi. — Pardonnez-moi pour l’autre jour, dit-il. Il ajouta : — Il y a bien longtemps que je n’aie eu ce cœur affolé, ce véritable et déplaisant empressement, ce suc, cette adjuration qui visite soudain toutes les espèces qui sont vivantes et qui ne peut être remise. Je n’ai pas su retenir, refouler mon désir », dit-il avec un air embarrassé. Du moins dit-il quelque chose de semblable. Je le convoitais de nouveau alors qu’il était penché vers moi. Je tendis la main vers ses pantalons. Je balbutiai le mot de revanche. Il dit sur un ton de récitation de toutes petites classes, de rengaine enfantine, en chantonnant : — Tu ne m’as jamais vu, tête de morue ? » Pauline Harlai avait baissé la voix, fut prise d’une sorte d’enrouement. Alors, poursuivit-elle, elle avait saisi la boucle de sa ceinture. — Non ! s’exclama-t-il. Il arracha sa main. Elle prit sa main, tira sur elle, le contraignit de s’asseoir sous le prunier. Elle s’accroupit près de lui. Elle porta sa main qu’elle tirait à ses lèvres. — Je ne peux pas, dit-il. — Pourquoi ? interrogea-t-elle. Il hésita. Il la regarda fixement. Il écarquillait les yeux. Il n’ajouta rien. — Pourquoi ? insista-t-elle. — Il y a trop de lumière. Je n’en puis plus, dit-il. — Je suis trop laide. Vous n’en pouvez plus, dit-elle. Il dégagea sa main. — C’est faux, dit-il. Je suis nu-tête. Il fait trop chaud. Ne m’en voulez pas. Laissez-moi rentrer. Pauline Harlai porta de nouveau la main sur le ventre de Gerhardt Buheler. Son corps était tendu mais il se rejeta vivement en arrière. Le regard qu’il offrait était inexorable, têtu, niais, fuyant. — Je suis soûl de lumière, souffla-t-il avec hâte. Il fit un petit signe de la tête. Il se leva sans s’aider de ses mains. Il partit. Elle chercha à se redresser. Elle eut un éblouissement. Une suée brutale couvrit son corps. Elle tomba de nouveau, les deux genoux portant sur l’herbe jaune, sèche, incroyablement brûlante. Elle regarda la grotte avec ahurissement et le petit dieu craquelé. La chaleur était telle que toute chose paraissait écrasée. Le ciel était d’un blanc porté à l’incandescence. Elle tourna la tête subitement. Gerhardt Buheler rejoignait la maison. Au loin, l’obscurité de la tache de son corps tanguait, godait dans la chaleur. Une sorte de vide dépourvu de limites et blanc dévorait les contours des choses. Le silence qu’elle entendit alors, prétendit-elle, était un fracas interminable. Un silence si intensément silencieux, une sorte de crépitement ou de bourdon dans la totalité de l’espace. Silence, ajouta-t-elle curieusement, où surnagent à peine les astres, et que ne rompent même pas les mouvements inégaux pas lesquels l’univers de jour en jour et peu à peu s’ensevelit. Sans doute y avait-il quelque hardiesse de sa part à parler de silence mais elle ne connaissait pas de mot qui fût plus proche de ce qu’elle avait éprouvé. Extase était un mot trop fort, reprit-elle. Hébétude un mot trop petit. Elle toussota. Elle porta sa tasse à ses lèvres et ajouta dans un souffle, en souriant, après qu’elle se fut essuyé les lèvres : « L’immense profondeur du ciel, mon petit corps, rien ne nous apparie. » Elle me regarda dans les yeux. Je demeurai court, parfaitement interloqué. « Rien ne nous apparie », répéta-t-elle en riant tout bas. Elle se pencha vers le guéridon et découpa une nouvelle part de cake. Elle posa le vieille et magnifique pelle à gâteau en vermeil près de la théière. Elle me tendit la petite tranche en tremblant. * « J’ai rencontré un dieu. J’ai été une déesse », chuchota-t-elle. Puis elle contint un petit gloussement. Elle se saisit de la théière, l’inclina pour emplir sa tasse. Elle avait une expression enjouée. Elle inclinait la tête sur la gauche dans le même temps qu’elle inclinait la théière. Je mangeais avec application ma part de cake. Elle suspendit son geste. « Vie effroyable », murmura-t-elle, très bas. « Vie qui emplit les corps tout à coup puis les abandonne par surprise. Telles des robes, des peaux mortes, des dépouilles. Vitalité terrible. — Parfois un peu enviable ! suggérai-je. — Oh ! fit-elle dubitativement. Je pense que ce n’est pas si sûr que vous croyez. Cela ne se démarque pas vraiment de l’agressivité si copieuse qui verse à torrent en nous, vraiment à torrent en nous, montant sans cesse jusqu’au bord des lèvres, et qui ne fait qu’un avec l’angoisse en nous.» Je ne sais ce qui me prit. Je répliquai que personnellement je ne trouvai rien de profondément désagréable à l’idée d’être visité de temps à autre par une petite cupidité, un peu d’entrain, un petit morceau de joie. Même, j’ajoutai qu’il m’avait été donné d’éprouver que parfois une simple convoitise, particulièrement de nature alimentaire, était capable de procurer durant quelques quarts d’heure une sorte de nécessité et de confiance à la sensation de vivre. Je désignai le restant de cake dans l’assiette de porcelaine. Je conclus poliment : « J’en ai pour jusqu’au soir. » Pauline Harlai bougonnait. Elle rétorqua que peu à peu, vieillissant, tout faisait mourir. Que loin d’en espérer un radoucissement, un assagissement, tout travaillait plus que jamais, devenait cassant, friable, roide, ou se racornissait. Puis, très inopinément, revenant à son idée : « Dieu qu’à mené jusqu’à moi le léger malaise d’un désir. Un petit bout de chair enthousiasmée.» Elle parut on ne peut plus satisfaite du tour qu’elle avait donné à l’expression. Elle détachait les syllabes jusqu’à procurer de l’agacement. Elle était secouée par une sorte de rire très bruyant, sec, qui ne convainquait pas. Une sorte de souvenir d’hilarité. Ses yeux brillaient dans la pénombre, avec une part de tristesse. « Je retire de cette petite expérience une nette préférence pour les mois d’hiver », dit-elle en haussant la voix. Elle examina sa part de cake. Comme elle se penchait pour la mordre, la lumière porta soudain sur son visage. Je perçu tout à coup que la joue droite de Pauline Harlai était poudrée exagérément. Je me dis qu’elle avait dû renverser le poudrier sur la pommette droite. Je ne trouvai pas cela ridicule : j’éprouvai une impression d’horreur. Je réprouvai aussi vite que je le pus ce sentiment. De nouveau, elle considérait sa part de cake. La tapota, l’émietta en la tapotant. Puis elle suggéra qu’elle y ajouterait volontiers un peu de gelée de groseille. Je me levai et partis à la cuisine chercher ce qu’elle demandait. Dans le réfrigérateur, je ne trouvai qu’un pot de confiture de prunes. Je rapportai au salon le large pot violacé et collant. « Vous ne manquez pas d’à-propos, soupira-t-elle. La groseille était au-dessus de l’évier. Mais, je vous en prie, ne vous relevez pas », me dit-elle alors que je m’apprêtais à me mettre debout. Elle tartinait longuement sa tranche de cake avec sa petite cuiller. Elle étalait la gelée rouge et qui était couverte d’une pellicule d’or avec la précaution d’un restaurateur qui passe une couche de vernis sur une toile ancienne. Elle y consacra un temps qui me pesa un peu. Sa main — jaune comme un coing, jaune un peu rosé comme la confiture qu’on en tire —, complètement plissée, chiffonnée, tenant la petite tartine rouge tremblait doucement dans la lumière. Je considérai cette main, cette vieille main droite, cette main de l’archet, toute ridée, désormais impuissante, et je songeai que durant plus de soixante années elle avait donné toute sa fermeté et toute sa netteté au son prodigieux de Pauline Harlai. Même, je me souviens m’être fait une remarque absurde en la voyant de la sorte trembloter mécaniquement, remarque dont tour à tour l’impropriété me convainquait absolument ou que je trouvais niaise : « Elle chevrote dans la lumière, la main de la Harlai chevrote dans la lumière ! » Je désirais partir. Toutefois je conservais une sorte de honte de cette horreur que cette poudre, ce corps, cet âge m’avaient inspirée. Je ressentais aussi une espèce de dépit un peu cuisant. Haines, rêvasseries cruelles, peurs, images dans ma tête ne cessaient une fois encore de monter comme du lait qui bout. Une fois de plus, je m’étais surpris tout à coup en flagrant délit de battre la mer, de m’indigner de l’existence de la vieillesse. Je m’étais enhardi à réprouver la possibilité de la mort. Rien n’en avait été perçu. Mais, assis devant la femme que j’avais le plus admirée et comme sirotant, je souffrais d’avoir éprouvé ce dégoût. Je la regardai. Nous parlâmes de tout et de rien, papotâmes. Papotâmes encore un peu. Enfin elle parut lasse et je crus que je pouvais la laisser seule, me levai. ?? ?? ?? ?? Pascal Quignard Le petit Cupidon 08/02/01 1