ALINE PREMIÈRE PARTIE I Julien Damon rentrait de faucher. Il faisait une grande chaleur. Le ciel était comme de la tôle peinte, l'air ne bougeait pas. On voyait, l'un à côté de l'autre, les carrés blanchissants de l'avoine et les carrés blonds du froment ; plus loin, les vergers entouraient le village avec ses toits rouges et ses toits bruns. Il était midi. C'est l'heure où les petites grenouilles souffrent au creux des mottes, à cause du soleil qui a bu la rosée, et leur gorge lisse saute vite. Il y a sur les talus une odeur de corne brûlée. Lorsque Julien passait près des buissons, les moineaux s'envolaient de dedans tous ensemble, comme quand une pierre éclate. Il allait tranquillement, ayant chaud, et aussi parce que son humeur était de ne pas se presser. Il fumait un bout de cigare et laissait sa tête pendre entre ses épaules carrées. Parfois, il s'arrêtait sous un arbre ; alors l'ombre entrait par sa chemise ouverte ; puis, relevant son chapeau, il s'essuyait le front avec son bras ; et, quand il ressortait au soleil, sa faux brillait tout à coup comme une flamme. Il reprenait son pas égal. Il ne regardait pas autour de lui, connaissant toute chose et jusqu'aux pierres du chemin dans cette campagne où rien ne change, sinon les saisons qui s'y marquent par les foins qui mûrissent ou les feuilles qui tombent. Et il songeait seulement que le dîner devait être prêt et qu'il avait faim. Mais, comme il arrivait à la route, il s'arrêta tout à coup, mettant la main sur ses yeux. C'était une femme qui venait. Elle semblait avoir une robe en poussière rose. Il se dit : " Est-ce que ça serait Aline ?... " Lorsqu'elle fut plus près, il vit que c'était bien elle. Alors il sentit un petit coup au cœur. Elle marchait vite, ils se furent bientôt rejoints. Elle était maigre et un peu pâle, étant à l'âge de dix-sept ans, où les belles couleurs passent, et elle avait des taches de rousseur sur le nez. Pourtant, elle était jolie. Son grand chapeau faisait de l'ombre sur sa figure, jusqu'à sa bouche qu'elle tenait fermée. Ses cheveux blonds, bien lissés devant, étaient noués derrière en lourdes tresses. Elle portait un panier au bras, et ses gros souliers dépassaient sa jupe courte. Julien dit : - Bonjour. Elle répondit : - Bonjour. C'est de cette façon qu'ils commencèrent. Et puis il dit de nouveau : - D'où est-ce que tu viens ? - De chez ma tante. - Il fait bien chaud. - Oh ! oui. - Et puis c'est bien loin. - Trois quarts d'heure. - C'est, dit-il, que c'est pénible avec ce soleil et cette poussière. - Voilà, je suis habituée. Ils se tenaient comme des connaissances qui se font une politesse de causer un peu, s'étant rencontrées. Julien avait une main dans sa poche, l'autre sur le manche de sa faux, et il tournait la tête en parlant. Mais les oreilles d'Aline étaient devenues rouges. Et lui aussi, malgré son air, il avait quelque chose à dire, qui n'était pas facile à dire. Il reprit : - Où est-ce que tu vas ? Elle dit : - Moi, je rentre. - Moi aussi. Pendant qu'ils marchaient tous les deux l'un près de l'autre, Julien cherchait dans sa tête. Il y a des fois où on a les tuyaux de la tête bouchés. Alors, il regarda en l'air. On apercevait dans les branches les cerises blanches du côté de l'ombre et rouges du côté du soleil. Les abeilles buvaient aux fleurs toutes ensemble. Bientôt le village parut. Et Julien, parce que le temps pressait, alla plus profond dans sa tête, là où les idées se cachent, et dit : - J'ai fauché toute la matinée, c'est pas commode par ce sec. C'est des jours de la vie où on n'a pas courage à vivre. - C'est vrai, répondit Aline, on n'a de plaisir à rien. - Et puis, dit-il, ayant trouvé son idée, il y a longtemps qu'on ne s'est pas revus. Aline baissa la tête. Elle dit : - C'est que c'est le moment où le jardin demande. Et puis, maman qui est toute seule. Mais, comme il était têtu, il secoua le front. - Écoute, qu'il reprit, si tu étais bien gentille, eh bien ! on se reverrait. Alors Aline pâlit. - Hein ? dit-il. - Je ne sais pas si je pourrai. - Du diable pourtant ! on a des choses à se dire. Ce fut le moment où elle hésita, et son cœur se balançait comme une pomme au bout d'une branche ; puis l'envie fut la plus forte. - Si je me dépêche bien, dit-elle, peut-être une fois. - Alors quand ? - Quand tu voudras. - Ça va-t-il ce soir, vers les Ouges ? - Oh ! oui, peut-être. Ils arrivaient au village ; les maisons se tenaient au bord de la route avec leurs jardins, leurs fontaines et leurs fumiers. Julien dit encore : - A ce soir, pour sûr. Elle répondit : - Je tâcherai bien. Pour sûr. Aline vivait seule avec sa mère dans une petite maison. Elles avaient encore une chèvre et un champ qui leur faisait deux cents francs par an, étant bien loué. La vieille Henriette aimait l'argent, qui est doux à toucher, comme du velours, et il a une odeur aussi. Mais, si elle aimait l'argent, c'est qu'elle avait tant travaillé pour le gagner qu'il lui restait un cou tordu, un dos plié et des poignets comme deux cailloux. Les veines sous la peau de ses mains ressemblaient à des taches d'encre. Comme elle n'avait plus de dents, son menton remontait jusqu'à son nez quand elle mangeait. Elle allait dans la vie avec tranquillité, ayant fait ce qu'il fallait faire ; elle voyait ce qui est bien et ce qui est mal ; et puis elle attendait aussi de mourir à son heure, car Dieu est juste. Elle avait un bonnet noir sur ses cheveux tirés aux tempes. Les jours s'en venaient, les jours s'en allaient et les plantes poussaient, chacune en sa saison. Elle dit à Aline : - Tu es restée bien longtemps. Aline répondit : - J'ai été aussi vite que j'ai pu. Elle pensait à Julien, c'est pourquoi elle était distraite. Elle se rappelait les premières fois qu'elle l'avait vu, et ils se connaissaient depuis l'école, seulement il était déjà dans les grands qu'elle était encore dans les toutes petites. Et, un jour, ils s'étaient rencontrés, Julien l'avait accompagnée, ensuite il était revenu ; au commencement, elle n'y avait pas pris garde ; puis, peu à peu, elle avait eu plaisir à le voir, parce que l'amour entre dans le cœur sans qu'on l'entende ; mais, une fois qu'il est dedans, il ferme la porte. L'après-midi passa bien lentement. La chaleur alourdit les heures comme la pluie les ailes des oiseaux. Aline cueillait des laitues avec un vieux couteau rouillé. Quand on coupe le tronc, il sort un lait blanc qui fait des taches brunes sur les doigts et qui colle. Les lignes dures des toits tremblotaient sur le ciel uni, on entendait les poules glousser, les abeilles rebondissaient à la cime des fleurs comme des balles de résine. Le soleil paraissait sans mouvement. Il versait sa flamme et l'air se soulevait jusqu'aux basses branches où il se tenait un moment et il retombait ; les fourmis couraient sur les pierres ; un merle voletait dans les haricots. Lorsque son tablier fut plein, Aline considéra le jour, le jardin et la campagne. Puis elle entendit sa mère qui l'appelait. Enfin le soleil descendit en vacillant vers la montagne ; il s'aplatit dessus comme une boule de cire qui fond. Des charrettes roulaient sur la route. L'heure était venue. Elle avait dit : " Pour sûr. " Elle se sauva à travers les prés jusque vers les Ouges. C'était un endroit humide avec un ruisseau qui coulait au milieu, creusé dans la terre noire ; et il y avait un bois à côté. Elle arriva la première, mais Julien ne tarda pas. Il avait passé, pour se faire beau, sa veste du dimanche par-dessus sa chemise. Ils s'assirent à la lisière du bois. Une cendre rose tombait du haut de l'air ; les oiseaux, au-dessus de leurs têtes, regagnaient leurs nids en battant de l'aile ; un chien aboyait au loin ; quelquefois, un bruit de voix parvenait jusqu'à eux. Julien dit : - Tu vois que tu as bien fait de m'écouter. Qui est-ce qui nous verrait ? Aline répondit : - C'est que je suis loin, si on me cherche. - Tu as bien le droit de sortir un moment. On ne fait point de mal. - Oh ! non, dit-elle. Tout à coup, elle sentit tellement de bonheur entrer dans son cœur qu'il était trop petit. L'ombre caressait ses cheveux. Elle pensait qu'elle ne faisait point de mal. Elle était venue là parce que Julien était son bon ami. Et elle aurait aimé à ne pas parler et à ne pas bouger, pour voir le ciel et les arbres et tout ce qu'il y avait de doux dans l'air ; mais voilà que Julien dit : - Je t'ai apporté quelque chose. Il tira un petit paquet de sa poche ; il reprit : - C'est pour toi. Elle fut bien surprise d'abord ; ensuite son grand bonheur s'en alla ; elle eut un peu peur ; elle dit : - Je n'ose pas. - Quelle bêtise ! Alors elle ouvrit la main ; le petit paquet était léger et noué d'une ficelle. Il y avait d'abord un papier gris ; dessous, un papier de soie attaché d'un ruban bleu ; enfin dans le papier de soie, une boîte de carton. Un monsieur et une dame tout petits et assis sous une tonnelle étaient peints sur le couvercle. Aline dit : - Qu'est-ce que c'est ? - Regarde, je ne veux pas te dire. Ayant ouvert la boîte, elle vit dans de la ouate rose deux boucles d'oreilles en argent doré avec une boule de corail. Elle ne dit rien. Quelque chose la serrait dans la poitrine. Julien demanda : - Est-ce que ça te plaît ? - Oh ! tellement. - J'ai acheté ça à Lausanne. Elle reprit : - Oh ! merci bien. Et il la considérait d'un air satisfait, jouissant d'être assez riche pour acheter des cadeaux à sa bonne amie, sans se priver de son verre de vin et de son cigare. - Touche voire, dit-il, c'est lourd. Aline branla la tête. - Il yen a que c'est creux, tu sais ; ça, c'est du massif. Il ajouta : - Seulement, il te faut aussi me donner quelque chose. - Oh ! dit-elle, je voudrais bien, mais je n'ai rien. - Que oui, quelque chose que tu as. Elle ouvrit les yeux tout grands. - Quoi ? dit-elle. - Oh ! dit-il, rien qu'un petit baiser. Aline devint rouge et se recula. Julien répétait : - Rien qu'un petit baiser, un tout petit, sur le bout du nez, pour rire. - Oh ! alors non. - Est-ce que tu sentiras seulement ? On n'a pas le temps de compter un que c'est fini. - Oh ! non, dit-elle, je ne peux pas. Elle savait bien que les baisers sont défendus. Celles qui se laissent embrasser, on se les montre entre filles en se poussant du coude. Et il y a encore le catéchisme, où on va pendant deux ans, à la maison d'école. Le pasteur lit dans un livre ; chaque fois, on récite sa leçon. On apprend ce qui est permis et ce qui n'est pas permis. On apprend aussi que les méchants sont punis et les justes récompensés. Et Aline était de bonne volonté pour le bien. Cependant Julien, s'enhardissant, lui passa le bras autour de la taille et l'attira à lui. Et elle se défendait ; mais le crépuscule la poussait et l'herbe aussi, avec sa rosée, et les branches, et l'ombre qui disait : " Va vers lui. " Son cœur s'était gonflé et pesait avec toutes ces choses, l'inclinant vers Julien. Après, elle sentit la bouche de Julien sur sa bouche, et son corps se fondit comme la neige dans le soleil. Elle rajusta ses cheveux défaits. Les dernières clartés du ciel se dissipaient à l'horizon. Elle comprit qu'il était tard et elle partit en courant. Que la campagne était déserte ! Le frôlement de ses pieds dans l'herbe était pareil à un grand bruit. La première étoile était venue. Elle avait comme un petit grelot dans le cœur qui sonnait tout le temps, disant : " J'aime bien Julien... j'aime bien Julien... " Elle tenait la boîte dans sa main fermée ; elle pensait par moments : " Julien m'aime bien aussi. " Les nuits d'été sont courtes. Au tout petit matin, les ouvriers partent faucher, pendant que l'herbe est encore tendre. On remue dans les maisons et les coqs chantent de poulailler en poulailler. La vieille Henriette se leva ; elle était toujours debout avec l'aube, ses habitudes étant réglées comme la mécanique d'une pendule. Et dès qu'elle fut habillée, elle alla appeler Aline. Le soleil s'éleva d'un bond sur la forêt. C'était un nouveau jour de la vie. L'eau sur le fourneau se mit à bouillir. Quand le café fut prêt, les femmes s'assirent à table. Et Aline eut un peu honte, n'étant plus comme d'ordinaire, à présent ; pourtant, elle mangeait et buvait ; et même, à la fin, elle dit : - Maman, comment est-ce qu'on se fait des trous dans les oreilles ? Henriette fut bien étonnée. - Pour quoi faire ? - Comme ça. - Est-ce que je sais, moi ? c'est bon pour les dames. Aline se tut. Mais, quand elle fut seule, elle alla devant son miroir et, prenant une aiguille, se piqua l'oreille. Elle se mordit les lèvres pour ne pas crier, tellement elle eut mal, et une petite perle de sang se forma sur la peau ; le trou cependant n'était pas fait, elle vit que c'était trop difficile. Alors elle cacha sa boîte au fond d'un tiroir, et elle se relevait la nuit pour aller la regarder. II Une fois qu'elles avaient déjeuné, - et les vieilles n'aiment rien autant que le café, - Henriette et Aline faisaient le ménage dans les deux chambres et dans la cuisine ; ensuite, elles portaient à manger à la chèvre. Comme elle était blanche, on l'appelait Blanchette ; elle mangeait en bougeant le museau ; il fallait aussi la traire, l'heure du dîner était bientôt là. Alors, quand la journée a tourné, le temps va vite ; c'est comme un seau qui s'est rempli lentement, qu'on retourne et qui se vide tout d'un coup. Si bien que ce n'était qu'après le souper qu'Henriette avait un petit moment à elle, pour aller faire une visite ou une emplette. Mais c'était surtout le jardin qui prenait du temps, parce qu'il faut bêcher et arroser sans s'arrêter, si on veut des beaux légumes ; et il faut beaucoup d'eau durant l'été, de bonne heure le matin et tard le soir, car l'eau avec le soleil met le feu aux plantes, comme on dit. Enfin, les mauvaises herbes viennent bien toutes seules, mais rien de ce qu'on sème et de ce qu'on plante, au contraire. Henriette était fière de son jardin. C'était le plus beau du village ; la terre en était belle noire, les carreaux y étaient droits comme sur un papier, et les choux gros comme la tête. Et, lorsqu'elle avait bien sarclé, elle levait son dos, et disait d'abord : " Aïe ", parce que les reins lui brûlaient, mais elle était bien contente quand même de voir comme tout était en ordre. Il y avait aussi des arbres qui donnaient des fruits, et un vieux prunier devant les fenêtres. Le soleil venait par-dessus l'église et regardait dans le jardin avec son œil rond qui fait le jour ; on sentait l'odeur de la terre. Aline, étant travailleuse, l'aidait tant qu'elle pouvait. Elle tendait le cordeau ; elle comptait les graines dans le creux de sa main, parce qu'elle avait de bons yeux ; ou bien elle puisait l'eau et la pompe grinçait comme un âne qui crie, pendant qu'elle levait et abaissait ses bras nus. Souvent aussi elle allait dans le village. Ses amies l'appelaient de dessus le pas de leur porte et elles avaient, comme elle, les cheveux ébouriffés et les manches retroussées, car c'est le sort des filles dans les familles de se rendre utiles de bonne heure ; il faut qu'elles sachent tenir une maison si elles veulent se marier. Aline souriait à toutes ; et c'était le bonheur qui soulevait ses lèvres et découvrait ses dents. Il semble que tout est facile quand on aime. Le soleil est plus clair, les fleurs, sont plus belles, les hommes meilleurs. Le monde se découvre, paré comme un champ de fête de ses arbres, de ses prairies et de ses montagnes. Elle se regardait au miroir. Elle se disait : " Est-ce que je suis jolie ? je n'en suis pas sûre ; peut-être quand même un peu. " Et elle était devenue bien jolie, parce que ses joues étaient plus roses, ses lèvres plus rouges et ses yeux plus bleus. Il y a un temps où c'est ainsi ; la jeunesse sort du cœur qui est heureux et elle est comme le matin sur les prés. Elle se disait quelquefois encore : " J'aime pourtant bien ma maman. Je ne suis pas gentille de me cacher d'elle, mais on ne peut pas faire autrement. " Et puis l'idée lui passait. L'amour faisait qu'elle avait pitié des bêtes qui souffrent, des vers qu'on coupe en labourant et des fleurs qu'on écrase. Il y avait au village une jeune fille qu'on menait dans une charrette à trois roues ; ses jambes avaient séché quand elle était petite et elle ne pouvait ni marcher, ni se tenir debout ; aussi elle n'avait pas grandi, elle était restée comme un enfant, mais sa tête était très grosse. Et Aline pensait : " Mon Dieu ! la pauvre fille !- " " Et puis, pensait-elle, si j'étais comme elle ! " Et elle se réjouissait d'être alerte et vive, avec ses bonnes jambes, pour aller à ses rendez-vous. Julien venait, les mains dans ses poches. Quand il arrivait le premier, il se cachait. Aline le cherchait et, tout à coup, lorsqu'elle était tout près de lui, il criait : " Hou ! " dans l'ombre, et, comme elle avait peur, il s'amusait de la voir, disant : - Tu es bien peureuse ! Ensuite ils s'asseyaient. Les escargots sortaient leurs cornes noires et tiraient leurs coquilles qui branlaient sur leur dos collant ; quand la terre était humide, les champignons poussaient d'une nuit dans les feuilles pourries. Les noisettes étaient à peine formées encore et molles dans leur peau verte qui fait cracher, mais on trouvait quelquefois une fraise oubliée, qui vous tombait dans les doigts. Il faisait déjà noir dans le petit bois ; c'était comme une maison qu'ils avaient pour eux seuls et on ne pouvait pas les voir, mais ils pouvaient voir, car il y avait une porte ronde et des trous comme des fenêtres et le ciel était comme une vitre. Les feuilles secouaient leurs gouttelettes sur eux, le ruisseau sonnait ses petites sonnettes et le temps était vite passé. Elle disait : - C'est le moment. Il répondait : - Tu as bien le temps. Et elle attendait encore, mais il fallait bien s'en aller une fois. Le dimanche matin, pendant qu'ils étaient ensemble, les cloches se mirent à sonner. Elles sonnaient pour avertir, une heure avant le sermon. Et, comme elles étaient mal accordées, l'une très basse, l'autre très haute, l'une battant vite, l'autre à longs coups sourds, elles avaient l'air, par les champs, d'un ivrogne avec sa femme qui s'en vont se querellant. Quelquefois elles sonnaient plus fort dans un accès de colère, puis elles se radoucissaient ; et le clocher brillait comme un tas de vieilles bouteilles. Julien dit : - Bourbaki a bu un coup de trop, ce matin. Bourbaki, c'était le sonneur, qui avait ce surnom parce qu'il avait été à la frontière pendant la guerre de Septante et qu'il disait toujours quand il était saoul : - Bourbaki ! je le connais. Aline riait. - Tu sais, dit-elle, une fois le pasteur était déjà dans l'église qu'il sonnait toujours. - C'est que le vin n'est pas cher, cette année. - Et, une fois, il a roulé en bas de l'escalier, il avait un trou à la tête. Alors ils pensèrent à l'escalier de bois du clocher où on va pour voir loin dans le pays ; il est tout branlant, la charpente crie et les cordes des cloches traînent sur le palier. Et puis on voit par la lucarne la route qui est comme une bande d'étoffe pointue par le bout, les toits qui sont rouges, les jardins qui sont verts et les tilleuls devant l'église qui sont ronds comme des choux. Et Aline disait : - Moi, j'aime bien les cloches. - Elles ne sont pourtant pas bien belles. - Ça ne fait rien, ça serait triste si elles ne sonnaient plus. - Oh ! bien sûr. - N'est-ce pas ? Julien dit : - Pourquoi est-ce que tu n'as pas mis tes boucles d'oreilles ? - Je n'ose pas, maman les verrait. - C'est dommage. Aline répondait : - Oh ! oui. Ensuite les cloches cessèrent de sonner. On entendit encore comme un bourdonnement qui se tut et le silence du dimanche vint derrière. Et Aline dit : - Il va falloir que je rentre, j'ai juste le temps. Julien la suivit du regard. Son chapeau blanc battait dans la brise et, lorsqu'elle passait derrière les haies, on le voyait seul comme un gros oiseau qui sautait au bout des branches. Mais les cloches sonnèrent pour la seconde fois. C'est à ce moment que le pasteur entre. Il entre et le chantre est à sa place sous la chaire. Quand le chantre chante, à chaque note il se dresse sur la pointe de ses bottines à élastiques pour faire sortir sa voix et il la pousse en l'air devant lui comme une bulle de savon. Il y a des psaumes qu'on sait ; d'autres qu'on ne sait pas ; ils sont tous de l'ancien temps, avec beaucoup de blanches et un silence entre elles pour reprendre son souffle. Les carreaux ne sont pas très propres, le jour est un peu triste quand même il fait du soleil, et on entend par moments les gens qui causent sur la place. Julien, resté seul, se coucha sur le ventre, et il mâchait un brin d'herbe en pensant. Il était content parce qu'il se sentait comme un homme qui a une femme à lui. Et il se représentait Aline dans sa tête, comme elle était, avec ses petits bras minces, son cou brun en haut et blanc en bas, sa poitrine qui bougeait. Il se disait : " Pourquoi est-ce qu'elle va au sermon ? je m'ennuie. " Il se disait encore que les baisers ne sont pas tout. III Seulement le monde est ainsi fait qu'à un bout il y a les jeunes qui rient ou qui pleurent, parce que c'est l'âge où on rit et où on pleure beaucoup, et au milieu les hommes qui travaillent ; mais, à l'autre bout, les vieux qui regardent la vie, ayant vécu. Ils ont les yeux pointus comme des clous. Ils ont amassé de l'expérience pour les jeunes qui n'en ont pas. Alors ils branlent leurs figures creuses. Quand on n'a qu'une fille, on aime qu'elle soit au moins de la bonne espèce. Les filles de la bonne espèce savent faire la cuisine, travailler aux champs et tricoter leurs bas ; elles ne s'amusent qu'à temps perdu. Et la vieille Henriette, voyant qu'Aline commençait à courir et à sortir presque tous les soirs, comme il ne faut pas faire, s'inquiétait pour elle, à cause des tentations, et disait : - Je ne veux pas que ça continue. Le lundi soir, neuf heures sonnèrent qu'Aline n'était pas rentrée. On entendait les portes se fermer l'une après l'autre, les portes des granges, qui sont hautes et larges et qu'on pousse de l'épaule et qui grincent, celles des écuries, qui sont rouillées, celles des maisons, qui ne font presque pas de bruit. Le ciel était vert comme une prairie et les arbres déjà noirs dedans. Henriette alluma la lampe. Ensuite elle se dit : " Elle n'est pas rentrée, qu'est-ce qu'elle fait ? " Ensuite le quart sonna et elle dit tout haut : - Mon Dieu ! est-ce qu'il serait arrivé un malheur ? Elle ouvrit la fenêtre et elle appela : - Aline ! Aline ! deux fois et personne ne répondit, mais les groseilliers avaient un mauvais air dans le jardin, comme des bêtes accroupies. Ensuite la demie sonna. Et tout à coup Aline entra. Henriette dit : - D'où viens-tu ? Comme elle avait couru, Aline ne put pas répondre tout de suite, la lumière de la lampe l'avait étourdie aussi ; elle mit la main sur ses yeux, et elle se tenait là avec le cœur qui lui sautait, quand Henriette répéta, d'une voix dure : - D'où viens-tu ? Aline dit : - J'ai été chez Élise. - C'est bien les heures de rentrer. Il se passa un petit moment. Aline s'était assise. Alors elle sentit que sa mère la regardait. Elle ne la voyait pas, s'étant détournée d'elle, mais elle sentait ses yeux comme deux brûlures. Puis son sang commença de remuer, d'abord tout au fond, ensuite en montant, et il vint bientôt dans sa gorge, comme de l'eau bouillante qui fit un flot rouge sous ses joues et chanta dans ses oreilles ; et elle eut la tête en feu. Elle aurait voulu la cacher dans ses mains, mais sa mère était là ; et sa mère lui dit : - Menteuse ! Aline ne répondit pas ; la racine de ses cheveux lui piquait la peau. - Tu entends, dit Henriette, d'où est-ce que tu viens ? Et Aline dit à voix basse comme les enfants qu'on gronde : - J'ai été un petit bout dans le bois. - Toute seule ? - J'ai rencontré aussi Julien. - Qui ça ? - Julien. Henriette dit : - C'est du joli ! Puis elle ajouta : - Ça n'a pas dix-huit ans ! une gamine ! Et après, elle secoua sa vieille main devant elle et reprit : - A présent, c'est fini. Aline était comme un oiseau qui s'est bâti un nid. Le vent souffle, le nid tombe, il n'y a plus que des débris. Elle voyait qu'elle n'avait pas bien connu le monde et tous les empêchements qu'il fait de s'aimer. On va où le cœur vous pousse, comme elle avait fait, et on s'est donné un baiser, et un deuxième baiser, et on voit que c'est fini. Mais Henriette pensait : " Mon Dieu ! quelle peine ! quelle peine ! On souffre bien pour les avoir, avec ces enfants ; au commencement, ils sont si petits qu'on ne peut pas croire que ça pousse ; ils ont toute sorte de maladies ; bon ! ça fait un peu plaisir plus tard, et voilà, les garçons, il leur vient de la barbe, les filles mettent des jupes longues ; on a plus de soucis qu'avant ; heureusement encore qu'on est là. " C'est ainsi qu'Aline ne put presque plus sortir seule, en tous cas pas le soir où l'ombre porte au mal. Et Aline fut obéissante. Mais on lui avait pris ce qui fait que la vie est de nouveau douce, une fois passé le temps de l'enfance où elle a un goût sucré. Les premiers jours, elle secoua son chagrin, prenant de bonnes résolutions, et elle se disait : " C'était pas permis, je n'y pensais pas ; c'est dur, mais puisqu'il le faut. Si je rencontre Julien, je ferai semblant de ne pas le voir ; s'il m'aime c'est lui qui viendra. Il dira : Je veux me marier avec elle. Ce sera bien plus agréable, je n'aime pas quand on se cache. " C'est ce qu'elle se disait. Et elle allait dans le jardin, avec sa petite ombre bleue et l'été qui chantait parmi les carottes et dessus les murs. Mais il se passa que son amour, ayant grandi comme une plante sous une dalle, dérangea ses raisonnements et la fit souffrir. Et il poussa toujours plus fort et elle souffrit toujours plus. Il lui semblait que chaque jour en passant jetait une pierre dans son cœur ; il devenait si pesant qu'elle tombait de fatigue. Elle perdit ses joues roses et l'appétit. Elle regardait vers la route, cherchant Julien des yeux : " Où est-il ? se disait-elle ; comme je voudrais le revoir ! " Et chaque soir, au soleil couchant, quand venait l'heure, elle avait plus mal, revoyant le petit bois, le pré et le ruisseau où son esprit allait, car l'esprit a la liberté et il est rapide, mais le corps est attaché et l'esprit se moque de lui. Et elle enviait les hirondelles qui sont libres dans le ciel. Cependant le temps passait quand même, à pas traînants, comme un mendiant sur la route. Elle continuait de travailler, elle portait la même robe et le même chapeau ; elle était seulement plus triste, mais il faut vous regarder dans les yeux pour voir le chagrin qu'on a. Puis, quand tout fut ainsi, un soir qu'elle était assise sous le prunier, la tête contre le tronc, sa mère vint vers elle. Henriette avait son tricot, mais il faisait trop noir, elle le remit dans la corbeille ; et puis elle joignit les mains sur ses genoux et dit : - Tu as bien tort de te faire ainsi du mauvais sang, c'est des choses qui passent vite. Et c'est tout ce qu'elle dit, mais une petite parole peut tout faire. Aline eut son cœur qui se leva soudain, ayant trouvé le courage et la volonté. Son cœur disait : " Non, c'est des choses qui ne passent pas. " Alors elle connut le véritable amour ; il est fait de souffrir ; il éclate soudain comme un feu dans la nuit. Car son premier amour était l'amour des petites filles qui sont seules, et un garçon passe. On aime quelqu'un de fort, parce qu'on est femme et faible et que le monde est grand. Mais son nouvel amour marchait devant elle, à présent. Elle aurait voulu aller vers Julien tout de suite, se jeter contre lui et lui demander pardon. Henriette était assise et ne savait rien de toutes ces choses. Elle ne bougeait pas et elle ne parlait pas, n'ayant plus rien à dire. On voyait son nez courbe et un tas d'années sur son dos voûté. Et Aline, regardant sa mère, désira qu'elle mourût. C'est que l'amour va droit devant lui comme les pierres qui roulent des montagnes. IV Quand Henriette fut couchée, Aline prit une feuille de papier. C'était un papier bleuâtre, comme on en voit dans les vitrines des villages, parmi les pipes, les vieux savons et les épingles à cheveux. En haut, dans un coin, il y avait deux mains roses enlacées avec des belles manchettes de dentelles et une couronne de myosotis autour et on lisait dessous : " Ne m'oubliez pas ". On se sert de ce papier entre amies pour les anniversaires et entre amoureux pour les billets doux ; on se le donne aussi en cadeau ; on en achète deux feuilles qu'on soigne et qui jaunissent sur les bords. Aline trempa sa plume dans l'encrier et écrivit au milieu de la page : " MON CHER JULIEN, "