Le Tout-Vieux Les hommes fauchaient l'herbe au-dessus des rochers du Vanil, dans une espèce de creux qu'il y a entre deux parois toutes droites et où la terre est épaisse et noire ; vers midi ils s'arrêtèrent de faucher, parce que le soleil devenait chaud et ils s'assirent à l'ombre pour manger ; puis, quand ils eurent mangé, ils retournèrent le foin étendu de la veille qui séchait ; vers le soir, il fut sec ; alors ils le nouèrent dans les grands filards ; et, les portant au bord du rocher, ils les précipitèrent l'un après l'autre, on les voyait rouler vite, ressauter, puis bondir et s'élancer dans le grand trou, où ils tombaient d'une seule haleine - et ils arrivaient dans le pâturage où est le chalet, parmi de gros blocs, tout près de la montagne. L'ouvrage allait vite ainsi. Le soir n'était pas encore là que les hommes redescendirent. Ils étaient trois, deux jeunes et un vieux, vêtus de même d'un pantalon de laine brune et d'une chemise de couleur, avec de gros souliers à longs clous au pied ; mais l e vieux avait une drôle de figure ; ses cheveux blancs et bouclés sortaient de dessous son chapeau de feutre, il avait le dos voûté ; il était tout rasé, et il parlait seul en marchant. Il n'y a pas de sentier pour descendre du Vanil, mais des traces seulement, de distance en distance dans la roche ; il faut connaître les passages, car il est facile de s'égarer et si on s'égare on est vite perdu à la vie ; et même le bon chemin ce n'est pas facile, à cause qu'on est suspendu à certains endroits aux rochers qui sont souvent lisses et des cheminées où il faut se laisser aller sur le dos, mais les gens de la montagne ont tellement l'habitude de ces choses qu'ils n'y prennent même plus garde ; c'est leurs jambes et leurs bras qui vont pour eux ; et le vieux aux mauvais endroits continuait à fumer tranquillement sa pipe et hochait la tête comme il faisait tout le temps. Les deux jeunes étaient devant, on ne les voyait pas, tant la montagne est hérissée, creusée et ravinée, mais on entendait le grincement de leurs souliers sur la roche dure. Quand ils furent en bas, ils attendirent un moment le vieux qui ne tarda pas et ils entrèrent ensemble au chalet et ils prirent chacun un des filards sur leurs épaules, ils les emportèrent au fenil. C'est un bon poids, heureusement que le fenil était près - puis ils remontèrent prendre les autres - et ainsi jusqu'à ce qu'ils eussent fini ; il y avait douze filards, puis ils entrèrent au chalet. Ils marchaient tout voûtés sous la grosse boule de foin où les mailles du filet se dessinait tellement elles étaient serrées, et ils fléchissaient les jambes, assurant leur pied chaque fois qu'ils le posaient devant eux sur la pente. Le maître vacher était près de la grande chaudière suspendue à une poutre de bois qui tourne sur un pivot, avec le feu sombre dessous, près du tas de bois d'éclats de sapin et de la table bien récurée et raclée avec du verre, où sont les bols de bois, les cuillers et le quartier de fromage et la gatte du petit lait ; et à ce moment le soleil se couchait. Le maître vacher leur dit: - Eh bien ! où en êtes-vous ? Ils répondirent : - On a fait quatorze filards. - Voilà, c'est une bonne journée. - Oh ! quand on a le beau ! Comme ils avaient faim, ils bâillèrent l'un après l'autre et ils se tenaient assis sur le banc, penchés en avant et les coudes sur leurs genoux. Le jour n'entrait que par la porte et il faisait sombre. Puis les bergers qui venaient de compter le troupeau avant la nuit rentrèrent un à un ; et ils s'assirent tout près de la table pour manger. Il y avait d'abord de la soupe au lait et au pain que le bovairon avait fait cuire, dans une grande seille plate au chacun puisait à son tour, et ensuite du séré, du fromage et le pain dur et noir. Mais ils avaient les mâchoires fortes et les dents dures ; et ils serraient les mâchoires pour manger, faisant un grand bruit et sans rien dire ; et ils puisaient de temps en temps une cuillère de petit-lait pour faire descendre le manger. Une fois qu'ils furent rassasiés quand l'estomac se tient tranquille, i ls s'assirent autour du foyer sur les escabeaux à un pied dont on se sert pour traire les vaches et ils s'appuyaient sur leurs genoux pour garder l'équilibre, car les nuits sont fraîches à la montagne. Et les branches de sapin brûlaient en jetant une grande flamme claire et des pétillements vifs comme le claquement d'un fouet et parfois des étincelles qui s'éteignaient lentement sur la terre battue. La flamme montait et retombait, parfois il faisait presque nuit et parfois clair comme en plein jour ; et ils parlaient avec lenteur, comme s'ils avaient eu des pierres sur la langue et un poids sur la tête, parce que leurs pensées se soulevaient péniblement et ne sortaient qu'avec effort. Et ils parlaient d'un petit berger qui était mort l'année d'avant dans les rochers en cueillant des edelweiss ; il avait d'abord roulé sur la pente d'herbe, puis de ressaut en ressaut, jusqu'au grand trou au bas de la montagne comme les filards de foin. - Ah ! dit un des faucheurs, j'ai vu l'endroit ça n'est pas mauvais. - Et moi, dit le maître vacher, j'ai vu quand on l'a retrouvé, que la justice et le médecin sont montés de Château d'Oex, qu'il est resté en attendant où il était toute la journée ; c'était pas du beau à voir. Un troisième demanda : C'est sur la tête qu'il est tombé ? - Ah ! répondit le maître vacher, c'est peut-être sur la tête, c'est peut-être sur le dos. En tous cas, il avait la cervelle qui lui sortait et on ne savait pas où était le devant de sa tête, parce que les cheveux étaient loin et le nez et la bouche et tout. - Seulement il est mort du coup. - Est-ce qu'on sait. Ils se turent. A ce moment, le vieux se leva sans rien dire et prenant la lanterne monta au fenil où on couche, les uns, sur le foin, les autres, dans des lits de planches. On le vit qui grimpait à l'échelle droite, puis la clarté de la lanterne entre les poutres du plafond et on entendit le foin crier sous ses pieds lourds. - Qu'est-ce qu'il a ? dirent-ils. - Voilà, dit le faucheur, c'est sa maladie. Alors ils se turent de nouveau. Et comme ils montaient se coucher à leur tour, le vieux lisait dans un livre à côté de la lanterne pendant au mur. Ils ne lui dirent rien et se couchèrent. Et ils ronflèrent bientôt, mais le vieux lisait toujours. Le livre c'était la Bible. Il la tenait ouverte à deux mains devant lui, ayant mis ses grosses lunettes rondes et plissait la peau du front ; puis il secouait la tête et il parlait bas, disant : - Va-t'en ! Ensuite il recommençait à lire, dans l'Apocalypse où les temps futurs sont arrivés, avec la venue du Christ sur la terre et toutes les calamités pour la punition des hommes pêcheurs. Et les paroles de la prophétie sont obscures pour qui est aveugle, mais pour qui sait voir, elles sont plus claires que la lumière du soleil. Et ceux qui savent voir sont ceux qui ont la foi. Ils savent l'heure où la Bête viendra et la ruine de Babylone et le nom des anges, car leurs mains pèsent déjà sur le monde et les temps sont bientôt révolus. Mais le vieil Elie soupira et secoua de nouveau la tête, regardant autour de lui avec crainte ; ensuite, il se mit à prier et il disait : - Seigneur délivre-moi, car c'est toujours la même chose, il me tient autour des épaules et il n'a pas le respect de toi, ni de ton livre. Je sais bien, mon Dieu, quelles sont mes fautes et que ce châtiment est juste, mais donne-moi ton pardon et fais qu'il s'éloigne, parce que sa présence est un sujet de grandes douleurs. Il serrait ses mains jointes qu'il élevait devant son visage en fermant les yeux avec ferveurs et parlait à mi-voix ; et sa Bible était restée posée sur les genoux. Cependant sa prière ne servit à rien car il recommença de gémir et de s'agiter et il répétait : - Va-t'en ! Et puis à un moment il tomba à la renverse sur le foin et demeura là sans faire un mouvement comme un homme mort, jusqu'à ce que minuit fut passé. Alors il se releva, ferma sa Bible, pria de nouveau et, soufflant sa lanterne, s'étendit pour dormir. * ** Le lendemain matin, il fut debout en même temps que tout le monde. Ils sortirent au petit matin avec leurs fourches et montèrent aux rochers. Ils fauchèrent comme la veille ; derrière eux il y avait deux montagnes, l'une grise, l'autre verte, qui se tenaient assises et qui se regardaient. Le soleil se posa au sommet des rochers comme un gros oiseau rose. Et les faux avançaient par larges ronds parmi les pierres où elles courent et se brisent. Le vieil Elie n'était pas marié. Il gagnait sa vie à travailler durant l'été dans les chalets ; l'hiver il descendait, à la vallée, il tressait des paniers ou fendait les bardeaux dont on couvre les toits. Il vivait de peu et il était pieux. Et au commencement de l'hiver, un soir qu'il faisait froid, un mouchoir où il allait se coucher, il se mettait au lit, il avait senti que quelqu'un entrait, mais il n'avait rien vu, ni rien entendu, il avait seulement senti comme il disait. Car il y a beaucoup d'esprits à la montagne qui habitent les grottes et les endroits où on ne peut pas aller et dans les forêts ; puis viennent des fois vers les hommes pour leur fair e du mal ou leur du bien, selon leur nature. Et lui comprit qu'il était visité.