p. 62 Alors on a commencé à écouter, on a commencé à pouvoir écouter, on a commencé à entendre ; puis quelqu’un, au milieu du silence, quelqu’un tout à coup : - C’est eux ! Ceux du chalet !… Il écoute encore, on écoute : - Sûrement que c’est eux qui viennent. Attention à nous ! Et on les avait oubliés, mais, à partir de ce moment, ils ont été seuls à compter encore. On a laissé ceux qui étaient dans l’auberge, ils y ont fait ce qu’ils ont voulu. On s’était mis à courir de nouveau, tout le monde s’était mis à courir ; cette fois les femmes couraient avec nous. On est sorti du village, on allait sur le chemin du côté de la montagne. A peine si on y voyait. On distinguait pourtant le chemin avec netteté, à cause de sa couleur, et on pouvait sans peine le suivre des yeux parmi les prés jusqu’à la forêt. On voyait également très bien comment, un peu avant d’arriver à la forêt, il passait devant un fenil, et on voyait le fenil ; on a vu aussi que ceux du fenil étaient sortis avec leurs armes, barrant le chemin au-dessus de nous. On regardait le chemin, on regardait tous le chemin vers l’endroit où il débouche de dessous les arbres. C’est pourquoi on s’était arrêté, c’est pourquoi il se faisait de nouveau un arrêt dans le mouvement de nos pieds sur la terre dure. Et, cette fois, dans ce nouveau silence, c’est tout près de nous que la sonnerie a éclaté ; puis, là-haut, ils n’ont eu que le temps de se jeter à droite et à gauche du chemin, comme nous aussi on a fait, du moins on a tâché de faire, mon était trop nombreux, et on se gênait les uns les autres. Eux ont tiré dans le tas. Ils ont tiré tant qu’ils ont pu dans le tas. Heureusement qu’ils avaient rempli leur magasin. Il y avait deux homme qui allaient devant le troupeau ; on les a vus sortir du bois, les premiers, puis on ne les a plus vus ; tout le troupeau leur passé dessus. Ceux du poste tiraient cependant dans le tas, et les bêtes roulaient les unes sur les autres, mais elles allaient trop vite et puis elles étaient en profondeur, vu le peu de largeur du chemin. Il semble qu’on ait eu encore Barthélemy, et lui venait dans le bout de la colonne ; lui, a encore eu le temps de lever le bras voulant dire : « Ne tire plus… C’est moi… » Mais on a tiré. Ceux du poste continuaient à tirer, alors on voit Barthélemy faire encore trois ou quatre pas les bras en l’air, puis il tombe. Et ceux du poste tiraient toujours, mais à présent ils tiraient sur des cadavres ; quant au reste du troupeau il avait déjà passé. Autant vouloir arrêter un coup de vent, autant vouloir arrêter l’avalanche. Ca nous venait déjà dessus. Ca soufflait rauque. Des femmes ont crié. Ca a fait bouger la terre. Et encore des cris de femmes, deux ou trois, des cris d’hommes, puis ça a roulé devant nous, ça a continué de rouler, c’était déjà dans le village… » Ils disent encore : « C’est un moment après que l’eau est venue. Ce bruit d’orage qu’on entendait, c’était l’eau. Il avait dû se former un barrage dans le bas du glacier. Elle est arrivée comme un mur, remplissant la vallée jusqu’à quatre mètres au-dessus des niveau ordinaire du torrent, et toutes les maisons du bas du village ont été emportées avec ceux qui étaient dedans… » Ils disent : « Il nous a fallu plus d’une année de travail pour débarrasser les prés des troncs, du sable, et des cailloux qu’elles avaient amenés avec elle… Et pendant ce temps, la maladie. Toutes les bêtes y ont passé. Puis les hommes ont eu leur tour. On dit : « Et Joseph ? » - On ne l’a jamais revu On dit : « Et Clou ? » - On n’a plus jamais entendu parler de lui. - Et le maître du chalet ? - Mort. Il avait reçu deux balles. - Son neveu ? - Mort. - Barthélemy ? - Mort. - Et celui du mulet, comment l’appelez-vous ? - Mort. La gangrène s’était mise dans sa blessure. -Et le petit Ernest ? - Mort. Mort de froid, dans son lit. - Oh ! disent-ils, tous ceux qui avaient été là-haut, sans exception, d’une façon ou de l’autre ; sans compter que nous y avons passé ensuite, parce que, nous aussi, nous étions fautifs. - Et le président ? - Mort. - Compondu ? - Mort. « Oh ! disent-ils, on ne peut pas compter tous les morts qu’il y a eu, et pendant tout l’hiver encore, parce qu’il est venu une mauvaise grippe ; et, pendant que les bêtes crevaient sur la paille, nous autres, c’était dans nos lits… » On n’ose pas leur parler du pâturage, parce qu’ils n’en parlent pas eux-mêmes. Ils n’y sont d’ailleurs jamais retournés. Les nouvelles qu’on en a eues ont été apportées par des personnes pas du pays, - ces gens qui courent les glaciers pour leur plaisir avec des piolets et des cordes ; - et, ayant passé par hasard là-haut, au retour d’une course, c’est eux qui ont raconté plus tard que le pâturage avait disparu. Plus trace d’herbe, plus trace de chalet. Tout avait été recouvert par les pierres. Jamais plus on n’a entendu là-haut sonner les cloches, comme quand le troupeau y montait pour la saison d’été ; - mais c’est qu’il y des places où ce n’est pas permis dans la montagne, c’est que la montagne a ses volontés. C. F. Ramuz