TERRE DU CIEL roman A des amis que j’ai I 1 Alors tous ceux qui furent appelés (quand le temps en fut venu) se levèrent hors du tombeau. Ils s’avancèrent ensemble, sans se connaître encore, dans l’étonnement de l’aveugle qui vient de recouvrer la vue, semblables par leur maladresse au petit enfant qui apprend seulement à marcher. Ils tâtaient l’air avec leurs mains, ils n’étaient pas accoutumés à leurs membres, il y avait ce corps nouveau qui les gênait comme un habit pas encore porté. Et le village, tout d’abord, leur avait paru étranger, étant fait de maisons qui avaient été comme eux triées, avaient été comme eux choisies, et pareillement à eux appelées de plus ou moins loin en arrière dans les siècles et la nuit des temps ; – mais enfin chacun retrouva la sienne, et ils entrèrent dans leurs maisons. La vieille Catherine avait rencontré devant la porte sa petite-fille nommée Jeanne, et elle avait compris qu’il avait été décidé qu’elles habiteraient ensemble de nouveau. Elles étaient entrées ; elles se tenaient dans la cuisine. C’était une cuisine à dalles de molasse grises avec, pris dans le mur, un vaisselier de bois brun. Tout était comme autrefois, mais en plus joli, en plus neuf, et comme repeint. On voyait briller les assiettes, les verres ; l’odeur était une bonne odeur. Il y avait un bouquet de dahlias sur la table ; la petite Jeanne dit : – Voilà des dahlias de notre jardin. Et Catherine alors : – Est-ce que tu te souviens de notre jardin ? – Oh ! oui, parce que tu m’y promenais, et quand je suis devenue trop malade, et que je n’ai plus pu me lever, tu m’y portais, grand-mère. – Je vois que tu te souviens. Elles s’approchèrent de la fenêtre. Et le jardin était, en effet, toujours là, mais ce qu’elles virent aussi, c’est que toutes les fleurs, à présent, fleurissaient ensemble, et il y avait sur les arbres à la fois des fleurs et des fruits. En ce jour d’été (ou ce jour pareil à un jour des étés d’autrefois), partout dans l’air avaient recommencé à se faire entendre les abeilles occupées, comme quand on bat à la mécanique ; et Catherine fermait les yeux. Ah ! temps d’avant ! temps durs, temps cruels, difficiles, injustes ! parce qu’elle se souvenait. Elle rouvrait les yeux ; c’était encore lu par elle entre les touffes d’œilletons blancs, les gueules de loup, les campanules, les iris blancs et les violets. Les fraises mûres et les fraises en fleurs, les buissons de cassis couverts de leurs fruits noirs et en même temps de grappes vertes, les mousses de toute sorte et les ruines de Jérusalem. Elle ne pouvait pas ne pas penser à ce temps d’avant ; la chambre était à peu près comme notre chambre d’à présent ; mais en dedans, en dedans de ces murs, là était la grande différence, et en dedans de nous surtout. On l’apportait sur une chaise, on lui étendait un châle sur les genoux. Petite, tu ne te rappelles pas, quand je t’apportais, et chaque jour tu avais un peu moins de force, et moi je me mettais tout à côté de toi, je ne te quittais plus, c’est toi qui me quittais. Chaque jour, et j’avais beau faire ; chaque jour un peu plus et j’avais beau dire et beau faire, j’avais beau supplier, j’avais beau te tenir serrée, je n’ai pas été écoutée ; tu es partie, tu m’as laissée… Elle a secoué la tête : « Quand même ! quand même !… » Et comment est-ce qu’on y tenait ? Ah ! malheur et misère de nous, en ce temps-là, qu’il fallait cependant qu’on s’attachât et on ne pouvait pas faire autrement, ayant un corps, ayant un cœur construits en vue de ça, exprès pour ça, rien que pour ça. Construits uniquement en vue de ça, comme est le lierre, avec les mille petites mains et griffes du lierre et rien que des mains, et trouvant moyen de les accrocher aux murs les plus lisses, parce que c’est son besoin. Mais, nous aussi, c’était notre besoin, n’ayant pourtant non plus que le lisse et le nu, attachés à ce qui penchait, cramponnés à ce qui était chancelant ; avec cette faim de durable en nous et rien pour la faire passer que la négation du durable… Et alors, tout à coup : – Petite ! Et elle l’a appelée, elle lui a pris la tête entre ses mains. Parce que la voilà, cette fois, et tout entière et plus de bornes à ce qu’elle soit là. – Toi ! toi ! elle ne disait rien ; elle disait : « Toi ! » ne disait rien, et en même temps : « Toi !… » avec étonnement encore. « Toi ! toi » et est-ce vrai ? et encore une fois « Est-ce vrai ? » mais c’était vrai. 2 Ils faisaient connaissance, ils venaient en visite les uns chez les autres, ils se racontaient les uns aux autres ce qui leur était arrivé dans leur vie d’avant. C’est ainsi qu’un soir était entrée chez Chemin Adèle Genoud ; et elle disait : – Comment est-ce que je suis ici, comment est-ce que j’ai pu être pardonnée ?… Et, comme Catherine : – Quand je regarde autour de moi, je ne peux pas m’empêcher de me demander si c’est vrai. Elle demeurait un grand moment san bouger, les mains posées l’une sur l’autre dans le creux de sa jupe, elle regardait encore autour d’elle ; puis : – Que oui ! J’ai regardé. C’est vrai. Mais aussitôt la question de nouveau : – Comment est-ce que c’est possible ? Et, se tournant vers Chemin : – Dites, est-ce que vous comprenez ? – Tout est possible, disait Chemin. – C’est que vous ne savez pas… Et il semblait alors qu’elle hésitât un petit peu puis se décidant : – Je l’aimais bien pourtant, peut-être est-ce même parce que je l’aimais trop, et pas de la bonne manière. On ne savait pas aimer comme il faut, dans le temps. Je me suis dit : « Je ne veux pas qu’il soit malheureux… » La seule chose que j’ai vue, c’est qu’il fallait l’empêcher d’avoir à souffrir ce que je souffrais. Je l’avais sorti de son petit lit où il avait bon chaud ; je l’ai pris contre moi. Est-ce que vous comprenez ? il n’avait pas de père. Les promesses coûtaient peu aux hommes, dans ce temps-là. Je l’ai pris contre moi, et je le tenais contre moi : « A quoi bon qu’il vive, je me disais, si c’est pour être malheureux ? Pour être abandonné de tout le monde, comme j’ai été moi-même ; être montré du doigt comme j’ai été montrée ; être ri des autres et moqué ?… Non ! je me disais, pas ça ! » Et c’est parce que je l’aimais. « Il n’aura connu que la douceur, il aura connu seulement d’être tenu contre mon sein qui est rond et chaud et qui est à lui… » Et c’est parce que je l’aimais… Pierre Chemin ! Pierre Chemin fumait sa pipe, il hocha la tête. Et elle l’appela de nouveau : – Pierre Chemin !… Mais lui : – Allez toujours, il faut faire tomber de soi les mauvais souvenirs, comme l’arbre se débarrasse de ses fruits véreux… Justement la lune venait de sortir ; Adèle reprit : « Il y avait la même lune qu’aujourd’hui, mais pas si belle. Je suis descendue le chemin. Il dormait contre moi et contre mon épaule, et moi je descendais le plus vite que je pouvais. A un moment donné, j’ai vu la lune se tenir au fin bout d’un arbre pointu ; c’est une file de peupliers qui est au bord de la rivière. J’étais arrivée. Mais, d’abord, je n’ai pas pu, ça coulait trop blanc et trop vite. Je m’étais assise dans l’herbe, j’étais bien ; j’avais oublié pourquoi j’étais là. Oh ! comment est-ce qu’on était faite, dites-moi, Pierre Chemin ! comment est-ce qu’on était faite, dans ce temps-là, qu’on pût changer si rapidement ? A présent, je ne voulais plus ; à présent, j’étais bien, j’avais oublié pourquoi j’étais là. Il tenait ses petits yeux si bien cachés sous ses paupières, et on voyait leur bombement. Je lui avais mis ses plus belles choses ; je pensais : « Il est bien joli. Il sera brun de peau et noir de cheveux comme moi. » Je le voyais déjà grand garçon. J’étais fière de lui, comme on est fière et c’est d’avance, parce que les années vont vite, et encore pas beaucoup de temps, et il serait un grand garçon. Tout à coup, il s’est mis à pleurer. Je n’ai eu qu’à ouvrir mon caraco ; il s’est tu. Je continuais d’être heureuse. Il se faisait un mouvement doux dans sa bouche, et un petit bruit aussi se faisait comme pour me dire merci. Et, de même qu’on voit les plantes sous la pluie regrossir, pareillement faisaient ses joues (et il y en avait une qui était plus rouge que l’autre) et tout son petit corps redevenait rond sous la peau. Plus rien que lui, parce qu’il était là, et plus rien que le bonheur de l’avoir, le voyant plein de force, et moi aussi j’étais pleine de force. Il a mangé tant qu’il a voulu ; ce n’était pas la nourriture qui manquait. Après qu’il a eu fini, il m’a regardée ; et il m’a souri. Je me tenais penchée sur lui, et j’ai encore été heureuse. Mais, parce que rien dans ce temps-là n’était durable, ce faux bonheur, lui non plus, n’a pas pu durer. J’ai revu mon malheur écrit sous la lune et mon malheur était le sien, et lui, qui était innocent, allait être puni à cause de moi. J’ai vu de nouveau qu’il allait y avoir pour lui aussi, les hommes, et ils seraient ses ennemis, alors que, moi, je ne serais plus là, et, lui, il serait nu de moi. Et j’ai cru que c’était mon amour qui parlait, parce que je ne savais pas bien encore ce que c’est, et on ne sait pas sur la terre. Je me suis dit : « Voilà qu’il dort, il ne se doutera de rien ; il passera seulement de son rêve à un plus grand rêve. » Je l’ai bien embrassé et réembrassé, bien serré encore une fois. Je lui ai chanté sa chanson encore une fois. Je lui ai chanté la chanson qu’il aimait ; je me suis levée. Je lui ai dit adieu ; j’ai détourné la tête. J’ai fait un grand mouvement de côté avec les bras. J’ai entendu le bruit… Et puis il n’y a plus rien eu ; sauf qu’à la place où je le tenais, j’ai senti venir un grand froid, comme si tout l’air de la nuit et la grande bise entraient par un trou dedans moi… Pierre Chemin ! Elle s’était interrompue. Et de nouveau : – Comment est-ce qu’on était faite ? Pourquoi est-ce que je suis là ? Mais Chemin : – C’est le grand secret. Et, comme des gens passaient, c’est à eux qu’elle s’adressait. – Et, vous, savez-vous pourquoi ? Ils s’arrêtaient dans le soir, devant elle, sur le petit pavé pointu, tout parsemé de brins de paille et de temps en temps un moineau, se laissant tomber du haut de l’air, prenait un de ces brins de paille dans son bec, puis se renvolait. Ils ne savaient pas mieux que Chemin pour quoi ; ils disaient comme Chemin : – C’est le grand secret. Alors elle se leva. On la vit qui entrait chez elle. Elle revint ; elle tenait en travers de son corps dans ses deux bras, un paquet rose. – Vous voyez ? Est-ce que vous voyez ? On disait que oui. – Eh bien, c’est lui. 3 Ils étaient dans les trois cents d’entre les milliers qu’ils avaient été. Sur cet étage de montagne qui est comme le dessus d’une marche d’escalier et semble avoir été taillé tout exprès dans la pente pour que le village y soit assis bien à plat (comme ils aiment), les toits étaient restés couverts de leurs tuiles de bois ou de leurs dalles d’ardoise grise ; ils se tenaient toujours étroitement serrés autour du clocher de l’église comme les moutons autour du berger. Terre qui était la terre nouvelle et était la terre du ciel, mais il y avait déjà tant de beauté dans l’autre qu’elles n’avaient pas pu ne pas se ressembler ; alors on la reconnaissait quand même, ils avaient bien fini eux aussi par être forcés quand même de la reconnaître ; comme si, ayant simplement quitté le pays, un jour ils étaient revenus, et de nouveau tout ça leur avait sauté contre. Ils ouvraient seulement la bouche à un air de bien meilleure qualité, comme ils disaient et constataient ; et puis ils demandaient : « Comment se fait-il qu’on ait tant d’eau ? » Ils se tournaient l’un vers l’autre, ils se disaient : « Comment se fait-il qu’on soit si légers ? » Et il n’y a plus de saisons, à présent, ou il n’y en a plus qu’une, parce qu’il n’y a plus que la plus belle ; de sorte qu’ils allaient à leurs champs de blé en tout temps, dressant en tout temps les javelles par petits groupes dans les champs. Ils étaient bien, ils étaient occupés. Ils étaient de loisir et en même temps occupés. Ils allaient à leurs champs, ils en revenaient ; ils se promenaient. On voyait deux ou trois hommes qui montaient le chemin, les mains dans les poches ; celui-ci plantait un arbre. Il avait fait un trou carré dans la terre : elle était tellement belle noire qu’il n’y avait plus besoin de fumier ; il tenait l’arbre par le milieu du tronc pas plus gros qu’un manche d’outil, ayant posé le bout d’en bas dans le fond du trou sur son chevelu ; et les hommes, en passant : – Bonne terre ! Lui : – Bonne terre ! Il y avait Bonvin le chasseur, Maurice le chercheur d’or, un nommé Produit, un nommé Serment ; ils allaient les mains dans les poches ; tel avait la pipe à la bouche et tel à la bouche un fétu de paille et tel autre rien. Facile de vivre, à présent. On est des amis ; on est une grande bande d’amis. Il n’y a plus ces rivalités d’intérêts, ces jalousies. Ils travaillaient ; c’était pour le plaisir. Ils avaient repris le métier qu’ils avaient dans l’autre vie, mais c’était pqur le plaisir. Et les femmes se tenaient, comme autrefois, dans les cuisines, mais, elles aussi, c’était pour le plaisir, à cause du joli de tout, à cause du bien propre de tout, à cause du bien lavé de tout. Maintenant, les mauvaises choses ont été ôtées d’autour de nous et d’au-dedans de nous ; il ne reste que les bonnes ; on est comme l’enfant dans la chambre aux cadeaux, après qu’il a longtemps attendu, a trépigné devant la porte, enfin on la lui a ouverte ; – et il ne sait pas d’abord de quel côté se tourner, tellement il y en a, de ces cadeaux. 4 Chemin le menuisier n’avait plus de cercueils à faire. Plus de ces vilaines planches à clouer, comme au temps qu’en hiver quatre ou cinq fois par mois le glas sonnait, et, un moment après on entrait. – Tu as entendu ? Lui : – J’ai entendu. Et il demandait : – Comment est-ce qu’il était déjà ? – Ne l’as-tu pas connu ?… ni grand, ni petit. Ni trop gros, ni tant maigre… – Bon ! je vois. Mais, des fois aussi : – Il faudrait que j’aille. Il allait ; on lui disait : « Entrez seulement, Monsieur Chemin… » Il se frottait les pieds sur le râcloir. Il ôtait son chapeau. Mises debout contre les chaises, il y avait des couronnes en perles de verre ; il faisait sombre à cause des contrevents fermés. Et lui, alors, sortait son mètre de sa poche, il l’appliquait contre le lit ; c’est cet allongement qui trompe, vu que nous paraissions plus longs une fois couchés que debout, et plus longs encore, pourquoi ? lorsque couchés de cette façon-là. Il remettait son mètre dans sa poche ; il disait : « Merci, je vois ce qu’il faut. » Il parlait bas, il rentrait chez lui. Il faisait généralement froid avec un ciel gris et bas, parce que généralement c’était l’hiver ; de douze à quinze par année, ce qui donnerait à peu près un par mois, mais ils se resserraient sur un petit espace de temps. C’était surtout ces mois de février et de mars : alors il y en avait jusqu’à deux par semaine. Ayant tenu tout le commencement de l’hiver. Ayant tenu encore contre novembre, contre décembre, contre janvier ; ayant encore passé le premier de janvier, ayant encore pu changer tout juste le chiffre de leur âge ; et puis ça ne va plus, ça devient trop lourd, on se dit : « Tant pis !… » on se laisse aller. Car ils étaient trop longs, ces hivers de la terre, pour le peu de force qui restait aux vieux ; et alors quatre ou cinq en février, trois ou quatre en mars ; et Chemin qui allait prendre mesure. Comme il habitait non loin du cimetière, il les voyait ensuite tous passer. Ceux qu’il avait donc habillés, leur ayant coupé ce vêtement qui est un vêtement de dessus et de tout dessus, et il ne nous en fallait jamais qu’un ; – étant un espèce de tailleur dans ce temps-là, et il disait : « Je suis un espèce de tailleur, moi ; » – généralement noir, ce vêtement, et en fort dure étoffe de sapin ; – et, derrière ça, allant lentement, les chapeaux de soie, les redingotes mis aux noces, mis aux baptêmes, mis aux premières communions, tirés de leur armoire, frottés et brossés, reposés sur des têtes devenues trop petites ou autour de ventre trop gros ; – et lui, ôtait sa pipe de sa bouche, il se retirait par respect dans le fond de l’atelier. Une fois, dix fois, trente, cinquante. Deux cents fois, trois cents, quatre cents fois… C’était quand il y avait encore l’obligation de mourir ; – à présent : « Point final, disait Chemin, point de la fin de la phrase, point de la fin du paragraphe et du livre. Et le livre, à présent, lui-même fermé, ou quoi ?… » Plus de ces vilaines planches à clouer ; il prenait un petit pot de couleur, il prenait un autre petit pot de couleur ; il avait une belle couleur jaune, une belle couleur bleue, une belle couleur rouge ; et, au milieu du Triangle, il peignait l’Œil qui voit tout. Il faisait aussi des coffres à habits, sur lesquels, par des applications de minces épaisseurs de bois de teintes différentes, il représentait un cœur ou des vaches, ou un bouquet dans un vase, – rien que la date de l’année qui manquait. Sur la grande double porte des armoires, de celles que dans l’autre vie on donnait en cadeau aux jeunes mariés, c’étaient des guirlandes de roses. Tout qui est ornement aujourd’hui, et le travail lui-même est en ornement à la vie. Lui qui sciait, ou rabotait ; d’autres, dans les prés, qui faisaient leurs foins ou, dans leur vigne, la vendange ; et, ceux d’en haut de la montagne, jamais plus beau troupeau n’avait été soigné par eux, à cause de cet été qui ne finissait plus, – fauchant, moissonnant, vendangeant au cours de la même journée. Et, à ces douces heures du soir, quand ils revenaient, c’était en huchant, la voix poussée à plein entre leurs mains qu’ils tenaient rapprochées, la voix allant au loin par-dessus les creux et les combes, d’un côté du vallon à l’autre, et, de là-bas, elle vous revenait. Pierre Chemin se disait : « C’est l’heure ; » il posait sa varlope ; il tirait de sa poche un paquet de tabac enveloppé de papier brun (qui est un tabac fort de goût). La gardeuse de chèvres rentrait avec ses chèvres ; elle serrait son tricot dans un petit sac, elle soufflait dans son cornet de cuivre. C’est ces douces heures du soir que chaque jour ramène, dans du rose, dans du doré, dans le sent-bon des cheminées ; des portes s’ouvraient, se fermaient ; les petites filles allaient chercher les chèvres dans le parc, Pierre Chemin fumait sa pipe devant chez lui. Et tous ceux et toutes celles qui passaient, se regardant, et rien qu’en se regardant, semblaient se dire : « On a tout, on est bien, » n’ayant plus d’autre pensée ; – jusqu’aux mulets à petits sabots fins et à gros ventre, une paire d’énormes souliers à clous les semelles en l’air sur le bât, ces bêtes autrefois peu commodes, qui montraient à présent une grande docilité, se déplaçant d’un pas égal sous leurs belles robes luisantes. Un qui venait, et puis un autre ; celui-ci mené par la longe, celui-là qui cheminait seul ; et on entendait le petit grelot se rapprocher, puis s’éloigner, entre les barrières des jardins. Finalement, la bête s’arrêtait d’elle-même devant la porte de l’écurie ; un homme se penchait pour défaire la sangle de cuir, il faisait sortir l’ardillon de son trou d’un coup sec ; il n’avait plus ensuite qu’à ouvrir les bras ; le bât lui venait contre, qu’il portait devant lui comme un petit enfant. 5 Il y avait aussi Phémie ; elle, elle n’aimait rien tant que son jardin. Pour être plus sûre d’avoir des fleurs à son idée, elle récoltait elle-même toutes ses graines, dont elle faisait des paquets par espèce, et sur chaque paquet elle écrivait le nom au crayon. Il lui fallait grandement s’appliquer, étant bien loin du temps où elle allait à l’école, mais, avec de la persévérance, elle y arrivait. Elle mettait rênes-margerites, ressédat, soussi, œiliets, sur les paquets ; après quoi elle les enfermait soigneusement dans l’armoire de sa chambre à coucher. Oh ! avant, ce même jardin qu’elle aimait tant, tellement soigné, la terre tellement noire que l’arrosoir ne la noircissait plus, toutes ces fleurs, ces buis, ces petits arbres à fruits, ces lilas qu’elle avait et même des rosiers, – voilà qu’au temps que c’était l’autre vie, il lui avait fallu tout vendre. Un jour, son fils lui avait écrit (et elle ne l’avait pas revu et n’avait plus rien su de lui depuis déjà bien des années), il lui avait écrit ; le lendemain, il arrivait. – Voyons mère, disait-il, ne te tourmente pas comme ça ; c’est pas la peine, tout s’arrange. Et, ayant posé son chapeau et sa canne sur une chaise, car il avait une canne et il était mis comme un monsieur : – Voyons, mère !… Des bêtises ! Tout le monde un jour ou l’autre fait des dettes… Seulement, moi, je tiens à être honnête, comme tu m’as appris dans le temps, te rappelles-tu ? A ce moment, elle l’avait regardé ; puis elle avait baissé la tête. – Et je n’ai pas oublié tes leçons, sans quoi j’aurais fait comme les autres… Ah ! quelle tristesse dans cette cuisine au temps d’avant, ce certain jour, quand traîtreusement il venait et retournait contre sa mère ce qu’il lui devait de meilleur. Pourtant elle ne disait toujours rien, elle n’avait pas bougé. Et c’est seulement ensuite. Seulement ensuite, comme il continuait d’aller, parlant beaucoup, avec énormément de mots et très vite : « D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi tu es tellement attachée à cette maison qui est vieille, en mauvais état, pas commode ; je me charge de te trouver mieux… » – à ce moment, elle n’y avait plus tenu ; elle avait fait un petit mouvement avec les mains ; les larmes lui étaient venues, des larmes lentes, difficiles, dures, des larmes trop grosses pour les yeux. Il y avait eu une première tache ronde sur son tablier, il y avait eu une deuxième tache ronde. Elles étaient noires dans l’étoffe bleue ; une troisième larme venait déjà, la quatrième était tombée à la même place que la première. Elle n’avait toujours rien dit ; elle s’était levée ; elle était montée dans sa chambre. Il l’avait entendue ouvrir le vieux bureau de noyer à couvercle ; quand elle était redescendue, elle tenait des papiers à la main. Et maintenant, il la remerciait, mais elle, pas plus qu’avant, n’avait l’air de voir qu’il fût là, tandis qu’elle venait, et s’approchait de lui, et sa figure était toujours cachée. O ! durs temps de la terre, et sur quoi bâtir ? puisque rien ne tient. Elle avait dû vendre sa maison ; il avait compté les billets de banque, il l’avait embrassée ; jamais plus elle n’avait entendu parler de lui. Et voilà qu’elle aussi, à présent, se disait : « Combien de temps ? » et ne savait pas. Mais ce qu’elle voyait, du moins, c’est que tout ce qu’elle aimait lui avait été rendu, et que ce qu’elle aimait ne lui serait jamais repris, – n’ayant plus rien à craindre, elle non plus, des hommes, ni des choses, étant désormais à l’abri du mauvais temps, de la grêle, des gelées, de toutes les espèces de morts. Etait ressorti devant elle le mur gris au crépi tombé où s’accrochaient des touffes de quarantaine ; l’arrosoir peint en vert était posé de nouveau au milieu de l’allée. Jusqu’aux petits objets dont elle se servait qui lui avaient été rendus : l’arrosoir, et puis son sarcloir, et puis le petit râteau de fer, la pelle à fossoyer à la lame tout usée, le plantoir de bois dur, le cordeau avec quoi on trace les sentiers, le corbillon d’osier non écorcé, le vieux couteau à arracher les mauvaises herbes ; et elle, joignant les mains : « Mon Dieu est-ce possible ? » parce qu’elle était humble de cœur. « Qu’ai-je fait, qu’ai-je fait, pour que j’aie été rachetée et que j’aie revu la lumière ? comme qui aurait fait dans la semaine un petit voyage, et voilà qu’à présent le dimanche serait venu… » C’était tellement beau qu’elle n’avait pas d’abord osé y croire. Mais une abeille s’était approchée d’elle, lui racontant quelque chose ; une fourmi ailée se posa sur sa manche ; une femelle merle courait sur le faîte du mur comme un rat. Et elle avait été reprise. Avec son corps habitué, son corps resté cassé en deux par le continuel penchement d’autrefois, elle allait de nouveau le long des résédas à petites fleurs grises. Les soucis poussaient dru ; les œillets de poète avaient extraordinairement élargi leurs touffes ; les cœurs-de-vieilles-filles, frêles et de couleur claire au bout de leurs tiges pareilles à des fils, lui venaient jusqu’à la ceinture ; et avec tout cela, pas une mauvaise herbe, point de ces tristes dégâts d’insectes, quand ils viennent scier les racines ou ils font des trous dans les feuilles, et la limace laisse où elle a passé un ruban d’argent. C’était sur le devant de sa maison entre deux murs, le jardin était en pente ; l’eau d’une rigole venait remplir dans le bas une fosse creusée exprès ; il n’y avait qu’à plonger l’arrosoir. Elle avait été l’y remplir ; elle revint, qui le portait. Et, sous l’arrosement, les feuilles et la terre faisaient un bruit comme quand le petit chat boit. 6 Les Amoureux avaient été se promener dans le bois des Ciernes. Tout de suite ils l’avaient reconnu. Et chaque arbre de même, étant restés pareils, avec leurs hauts troncs rouges tout tordus, nus jusqu’à une très grande hauteur, et ne portant qu’à leur fin bout un léger plumet de feuillage. La pente pierreuse et égale avait été entaillée à deux places : l’une pour laisser passer le chemin, l’autre pour laisser passer le bisse. C’est ces canaux d’irrigation qu’il y avait dans l’autre vie, allant chercher très haut dans la montagne de quoi rester pleins tout l’été. Une eau qui venait des glaciers, une eau tellement transparente qu’elle était comme point d’eau du tout, et on aurait cru le bisse vide si on n’avait pas vu bouger les petites pierres du fond. Et le bisse était resté ; Augustine avait même plongé sa main dedans ; elle l’avait vite retirée : « L’eau est aussi froide, avait-elle dit, que dans le temps. » Tous leurs souvenirs alors leur étaient revenus, et lui, il avait répondu : « Il n’est pas étonnant qu’elle soit froide, quand on sait d’où elle vient. » Dieu avait conservé, pour le plaisir des yeux, ces beaux glaciers sur les sommets ; par-delà les croupes herbeuses, les forêts de plus haut, les rochers et les pâturages, ils continuaient de briller dans le ciel ; et, s’étant retourné, Augustin les montrait maintenant à Augustine, par une espèce de fenêtre dans le branchage : « Tu vois, c’est depuis tout là-haut, et on allait là-haut pour les réparations à faire, mais, même là-haut, on pensait à toi. » – On voyait les routes comme des fils, les maisons comme des grains de sable ; les toits des villages étaient seulement une nuance dans le vert ; mais, moi, je visais quand même la place, et, à force de me dire : « Elle est là, » il me semblait qu je te voyais. Il lui avait pris la main ; l’eau coulait à pIeins bords, sans le plus petit bruit ;ils mirent une marguerite dessus pour la voir s’en aller ; elle s’en alla très vite, comme un petit bateau s’en va. Ils mirent un brin d’herbe sur l’eau, et, à ce brin d’herbe, une fourmi qui était en train de noyer se raccrocha ; la fourmi fut sauvée. Ils mirent un message sur cette eau, le message fut emporté ; ils voyaient qu’il ne lui faudrait pas beaucoup de temps pour aller jusqu’au village ; le message était : « Bonnes pensées de ceux qui sont heureux à ceux qui sont heureux. » L’eau allait bien toujours, mais le temps n’allait plus ; on pouvait, sans inquiétude, laisser l’eau suivre son chemin ; ce n’était plus un peu de notre vie qu’à chaque nouvelle seconde emportait avec elle, – fausse image, aujourd’hui de la vie que cette eau, parce que la vie immobile et elle s’écoulant toujours. Et vaguement ils le sentaient, bien qu’ils n’eussent peut-être pas su le dire. Mais ils s’étaient levés, et avaient été chercher l’arbre où ils avaient gravé leurs noms. Ils se rappelaient bien la place : en effet, l’arbre était toujours là. Et, de nouveau, quand ils prêtaient l’oreille, le bruit de l’écureuil adroit à grignoter la fève sous l’écaille venait en imitation à une petite pluie sur les feuilles ; de nouveau se faisait entendre le bruit de leurs cœurs. Pourtant ce dernier bruit se percevait plus difficilement (et là était déjà une légère différence), à cause que leurs cœurs battaient moins fort. Mais la grande différence était dans le dedans de leurs pensées, et c’est pourquoi tout leur apparaissait changé. La grande différence était dans ce qui est derrière l’œil, et là se transforme ce que l’œil perçoit ; alors, c’est à peine, pour finir, s’ils se reconnaissaient eux-mêmes, se disant : « Te rappelles-tu ? Ils se disaient l’un à l’autre : « Te rappelles-tu comme on était tourmentés ? » Il disait : – Je te cherchais sans te trouver. Elle disait : – Je t’attendais et tu ne venais pas. Elle était assez petite, assez grosse, toute ronde, la figure couverte de taches de rousseur ; elle s’appelait donc Augustine. Et, lui, donc Augustin ; – alors, quand dans leur vie d’avant ils avaient été pour graver leurs noms, ils s’étaient aperçus qu’ils n’en avaient qu’un pour les deux. Confiance d’abord, et abandon ces premiers temps : ç’avait été pour eux comme s’ils s’aimaient plus encore, comme s’ils avaient été plus proches l’un de l’autre, comme si leurs noms déjà avaient décidé de tout. Elle disait : « Comment est-ce qu’il faudra faire avec ces deux A pour le linge ? » Il disait : « Ce sera de l’ouvrage de moins… » O vilaine figure, vilaine petite figure ! II savait bien qu’Augustine n’était pas belle ; il l’aimait mieux comme elle était que si elle avait été très belle. On se moquait de ses cheveux rouges : pour lui, il n’y avait rien de plus magnifique que des cheveux rouges. Et, sur cette peau comme du petit-lait, étaient ces taches qui se touchaient toutes, tellement elles étaient serrées, mais le cœur devant elles se sent tout remué de tendresse, l’œil qui cherche à les compter et qui ne peut pas est amusé. Il tenait entre ses deux mains cette figure : « Petite ! si on donnait tout ce son aux lapins ?… Mais non, ils deviendraient trop gras !… » Il souriait, elle souriait ; ensuite, il leur fallait se quitter. Il ôtait son chapeau, c’était sur la terre ; elle, elle se signait, parce qu’ils passaient devant la croix. Elle prenait à droite, lui à gauche : c’était sur la terre ; ils se consolaient en se disant que leurs chemins à eux finiraient bien par se réunir. Hélas ! ils ne savaient pas quelles difficultés on rencontrait alors rien qu’à vivre. Son père à elle, finalement, n’avait pas voulu consentir à ce mariage ; elle n’avait plus osé sortir seule. Lui, il venait, la nuit, rôder autour de la maison. Il avait beau venir. Il venait, il se mettait sous un arbre, il était sous le branchage de l’arbre et de là son cœur appelait : personne ne répondait. C’est quand ils étaient dans l’ancienne vie : – il lui avait bien fallu finir par voir que tout y était tromperie. Tout vous y parlait de bonheur : on ne le trouvait nulle part. On était comme un qui aurait eu une tasse à la main et il s’arrêterait à toutes les fontaines, mais c’est une tasse sans fond. Alors une grande amertume lui était venue. Ainsi était l’homme sur cette ancienne terre, parce qu’il était incomplet. Cette moitié qu’il était cherchait son autre moitié sans jamais la trouver. Une grande amertume lui était venue ; il s’était dit : « Qu’elle souffre, puisque je souffre » Il se disait aussi : « Si elle tenait vraiment à moi, elle aurait bien trouvé moyen de venir. » Mauvais cœur qu’on à tout à coup ! un mauvais cœur vous pousse dans le bon. Son visage était tout changé, s’étant amaigri, ayant pâli, s’étant creusé. Et une nuit : « Tant pis ! c’est la dernière fois ! » On était déjà en automne, quand il y a ce triste grand brouillard qui est contre les pentes comme une aile cassée. Et, cette nuit-là, elle ne dormait pas, elle non plus, seulement il ne le savait pas. Elle l’attendait ; il ne savait pas. Aucune lumière à sa fenêtre : comment aurait-il pu se douter qu’elle ne connaissait maintenant pas plus que lui le sommeil ; qu’elle appelait, elle aussi, à travers l’épaisseur des murs, et toute cette couche d’air sourde, se désespérant comme lui ? Elle était dans son lit à écouter, cette nuit-là : tout à coup il lui avait semblé entendre craquer une branche morte. Son cœur avait crié : « C’est lui ! sa bouche n’avait pas osé crier. Et elle s’était glissée hors de son lit, quand même il eût été terrible que son père ou sa mère se doutât de quelque chose ; elle s’était mise tout contre les carreaux, collant sa figure au verre froid et elle y écrasait son nez : il faisait trop noir dehors pour qu’elle pût rien voir ou être vue. Si seulement il lui avait été possible d’allumer la lampe, ou d’ouvrir la fenêtre ; mais on sait que les vieux ne dorment qu’à moitié, et les cloisons des chalets de chez nous sont en bois. Ils étaient tout près l’un de l’autre en même temps, et séparés. Et le temps qui passait ! Une minute, deux, trois (elle les comptait)… trois, quatre… Soudainement, elle avait été mise debout. La porte avait été ouverte par elle, l’escalier descendu par elle, le gros verrou rouillé, tiré. Il y avait une force qui la faisait aller sans qu’elle y fût pour rien. Une grande force en elle, et tranquille ; et tellement de sûreté ! Personne ne l’avait entendue. Et à présent la nuit, tout le glacé de l’air et cette grande humidité, et elle nue sous sa chemise, ses pieds sans souliers, ni bas dans la boue, – mais jamais pourtant si bon air, jamais si belle nuit, jamais légèreté pareille ! Et comme elle courait ! Prends-moi, emmène-moi, fais de moi ce que tu voudras, je ne m’inquiète plus de personne, je n’ai plus ni père, ni mère, il n’y a plus personne, il n’y a plus que toi !… Et ainsi. Et puis, rien. Tout, rien. Il avait dû se décourager d’attendre. Inutilement avait-elle cherché partout dans l’ombre avec ses mains s’il y était : il n’y était pas. Et le lendemain non plus il n’avait pas été là, ni le surlendemain, ni le mois d’après, ni l’année d’ensuite : ni toutes les grandes longues années qui étaient venues, l’une après l’autre, tandis qu’elle se faisait vieille, et elle pensait : « Fini pour toujours ! » Et non, ce n’était pas fini. Ce qu’elle avait cru une fin n’était même pas un commencement. De nouveau, ils étaient ensemble. Ensemble et pour toujours ensemble. Ils s’étaient arrêtés devant Adèle Genoud qui tenait bien soigneusement le petit paquet rose en travers d’elle ; ils dirent : – On a été faire un tour dans le bois des Ciernes. Elle dit : – Comment est-ce que c’était ? – C’était bien joli. – Comme avant ? – Oh ! pas comme avant. Mais voilà qu’Augustin reprenait : – Et en même temps comme avant. Et alors Adèle Genoud : – Pour moi aussi, c’est comme avant et en même temps pas comme avant. Beaucoup de personnes étaient là, mais il en survenait à chaque moment de nouvelles, parce qu’on a besoin d’être ensemble quand on est heureux. O réunions du soir, vieille coutume, vieille habitude des villages, après qu’on a bien travaillé, et la fraîcheur conseille de ne pas s’enfermer tout de suite chez soi ; les vaches ont été gouvernées, les petits enfants ont été mis au lit, on vient de manger la soupe, – vieille douce habitude des villages qu’ils avaient gardée, et, comme autrefois, les uns étaient assis, les autres étaient debout, ceux qui aimaient à fumer fumaient, ceux qui aimaient à chiquer chiquaient, les oiseaux changeant de place faisaient un bruit sous les avant-toits ; il y avait, bas dans l’air, toutes ces chauves-souris qui semblent voler sur des béquilles ; il y avait Maurice le chercheur d’or. 7 « Je cherchais l’or à la baguette dans l’autre vie, parce que je croyais que c’est l’or qui donne le bonheur. Avec un jet de coudrier qu’on coupait dans le milieu et dont on attachait les deux bouts de façon à les faire se croiser, on allait se promener dans les endroits où on pensait qu’il y en avait ; alors la baguette doit pencher plus ou moins, selon la plus ou moins grande force de ce qui l’attire. Un jour, mon frère, qui tenait montagne au pied des Rochers de Bise, avait trouvé une pierre brillante et l’avait écrasée sous une autre pierre, ce qui avait donné la valeur d’une cuillère à café de poudre jaune qu’il me montra. Je me dis : “ Ça en est ! ” Il faut vous dire que j’avais le don. Et je sais à présent que c’est un don qui nous venait du Diable, mais en ce temps-là je ne savais pas. Je dis à mon frère : “ Me montrerais-tu la place ? on partagera. ” Il voulait bien. On s’entendait. C’est l’histoire de quand on allait chercher l’or, dans l’autre vie, à cause qu’on ne savait bâtir que sur les biens passagers. On est parti de nuit ; on est allé plus haut que les bois, plus haut que l’herbe ; et, toutes ces richesses données par le bon Dieu, on les a laissées derrière nous, pour ne plus être entourés, si loin qu’on pouvait voir, que par rien du tout de bon. Semez-y le blé, vous verrez, essayez d’y planter les pommes de terre ! Mauvais pays, pays maudit, pays mis justement par le bon Dieu plus haut que l’autre et pas à portée, mais on était tenté par le Démon. Le soleil s’était levé, on suait à grosses gouttes. C’était ce grand pierrier, vous savez, qui est droit dessous les Rochers de Bise, et plus on monte, plus il devient raide, pourtant on continuait à aller. De temps en temps, je disais à mon frère : “ Est-ce là ? ” Il me répondait : “ Pas encore. ” Et on allait. On a fini par arriver au pied des rochers ; il y avait sur ces rochers des taches de rouille. Et alors tout le reste n’a plus compté pour moi. C’était à cause de ces taches ; il faut vous dire que les métaux s’appellent, ils vont par nids et par régions ; et, moi, connaissant qu’il y avait du fer dans la paroi, l’or lui aussi et à nouveau me criait contre. Je vous parle de ces temps de la terre, où le cœur nous allait par bonds ; ah ! misère, misère et folie ! La paroi avait bien six ou sept cents pieds, lisse par place comme la main, à d’autres toute couturée, avec des ressauts, des couloirs, des corniches, des cheminées, terrible partout ; – ça ne fait rien. Et Jean avait dû comprendre. Il me suivait sans rien dire. On se comprenait sans rien se dire. Il était déjà entendu entre nous, sans qu’on se fût rien dit, qu’on irait jusqu’au bout et par tous les moyens. Il a fallu se pendre par les mains et la pointe de la semelle, se pousser vers en haut du dos et des genoux comme le ramoneur, être parfois sur des surplombs pas plus larges que le pied, après quoi s’accrocher à des gazons glissants quis’éboulaient par grosses mottes, mais on l’a fait, rien ne nous a coûté, parce que le Démon nous tenait mordus. Et, à la fin, sur une sorte de replat, et comme une terrasse en pente sans plus point d’herbe, et où le roc était à vif et fissuré… » Il s’interrompait (et peut-être, si on l’eût bien regardé qu’on eût vu briller encore ses yeux, mais il commençait à faire nuit) : « La baguette file droit vers en bas et heureusement que je la tenais bien, sans quoi elle m’eût échappé, tellement la secousse a été forte. Comme quand la truite donne un coup de queue. On était devenus tout pâles. On a eu le souffle coupé. En même temps, on se regardait et on n’osait pas se regarder. J’avais redressé ma baguette, tournant tout autour de l’endroit où elle s’était abaissée ; la foudre serait tombée à côté de nous, maintenant, qu’on ne s’en serait pas inquiétés. D’autant plus qu’il se passait une chose extraordinaire : c’est que j’avais beau me promener en rond autour du point qu’on a vu, tout le long de l’étroit replat, nulle part la baguette ne bougeait plus, dressée droit vers en haut, et puis, le point atteint, tout à coup là, droit bas ! Et véritablement un point, c’est-à-dire une place de pas plus d’un mètre sur un, dont le sens était clair, quoique pas bien encourageant, c’est que la veine elle aussi devait aller de haut en bas comme un clou enfoncé dans une planche. Je recommence une fois de plus ma manœuvre ; j’arrive au même résultat. Il devait bien être dix ou onze heures, le temps n’était plus rien pour moi. A partir de ce moment, le temps n’a plus rien été pour moi, qui dévorais sans en sentir le goût le peu d’heures qui nous sont données. On avait arrangé la chose avec mon frère de façon que personne ne se doute de rien. Je disais que j’allais chercher des herbages, qui était un métier que j’avais déjà fait. Il me fallait me cacher des hommes, et mentir, et aussi, comme le chemin du pierrier était trop long et fatigant, je me laissais descendre dans les rochers à une corde. C’était mon frère et moi qui l’avions installée, et une fois mon travail fini, et moi remonté, je la retirais. Je travaillais tout nu comme ceux qui sont aux galères, sans point d’eau que celle que j’apportais dans un tonnelet, sans rien autre chose qu’un peu d’eau et un peu de pain et de fromage. Du matin au soir. Depuis de très bonne heure le matin jusque tard le soir. Tout nu et exposé tour à tour au grand soleil, aux longues pluies et à l’orage, point d’autres outils qu’un pic et une pelle, et creusant d’abord avec le pic, puis enlevant les débris à la pelle ; toujours tout seul, personne à qui parler, et rien autre chose pour me distraire que ce trou sous mes pieds, où je m’enfonçais. N’empêche que chaque matin, j’étais là, et je ne descendais plus au village, couchant dans un fenil où mon frère m’apportait de quoi manger. Je sentais couler le long de moi l’eau de mon corps comme si elle était tombée du ciel, et je pleuvais et je tachais de noir la roche : indifférent à cette pluie et à toute pluie ; – indifférent, je dis, au monde et à toutes les bonnes et belles choses du monde et à tout ce qui était vrai, à cause d’une autre puissance en moi et de cet or qui y brillait faussement. Et j’ai été par là entretenu dans ma folie, étant arrivé au troisième mètre sans avoir rien trouvé encore ; et mon frère me disait : “ Alors ? ” et je disais “ Rien ! ” J’avais terriblement maigri, j’allais toujours. Et de nouveau, mon frère : “ Alors ? ” Et moi, de nouveau : “ Rien ! ” mais à présent je voyais qu’il me regardait avec méfiance. Et ça a été ainsi encore un bout de temps, puis voilà qu’une fois que j’étais en train de me reposer, assis à côté de mon trou, j’ai entendu rouler des pierres. C’était mon frère qui m’épiait, s’étant posté un peu plus haut dans la paroi… » Il se tut encore ; il disait : « Mon Dieu ! quand j’y pense, le cœur me fait mal de nouveau, comme ceux qui ont été blessés à la guerre, et leur blessure se réveille quand il fait mauvais temps… » Il se taisait de nouveau ; il reprenait : « C’est qu’on avait toujours été liés ; deux vrais frères par l’amitié et puis voilà… » Et il recommençait : « Je n’avais pas eu l’air de m’être douté de rien, je m’étais remis au travail comme d’ordinaire ; je travaille jusqu’au soir. Je redescends au fenil. Il y avait un panier dans un coin. Mon frère était déjà venu. Et, soulevant la miche, je trouve un morceau de papier où il y avait quelque chose d’écrit. Jean me disait qu’il avait dû aller au village et qu’il avait déposé le panier en passant. Ça voulait dire qu’il ne reviendrait pas. Moi, ce n’est pas le panier qui m’étonne, c’est le papier. On n’écrit pas chez nous, sauf pour tenir ses comptes. Si on peut encore quelque chose aux chiffres, les lettres ne sont pas notre affaire. Et longtemps après que je m’étais couché, je n’étais pas arrivé à m’endormir, réfléchissant à ce papier et le rapprochant dans ma tête de ce qui s’était passé pendant la journée. Ainsi il peut bien se faire qu’il fût minuit ou minuit et demi. Il n’y avait pas de lune cette nuit-là, mais extraordinairement d’étoiles, comme souvent à la fin de l’été, parce qu’il semble que le bon Dieu ne compte plus alors avec elles, voulant faire bonne mesure avant de nous les supprimer. Cette lumière entrait par toutes les fentes, comme, quand on balaie, une poussière qui entrerait ; J’ai dû m’endormir pour finir, je ne sais plus. A un moment donné, il me semble qu’on pousse la porte. J’ai cru d’abord avoir rêvé, n’ayant ouvert l’œil qu’à demi ; non, je ne rêvais pas. La porte tourne un tout petit peu sur elle-même, puis un tout petit peu plus ; on entre ; je continuais de ne pas bouger. On s’est alors avancé tout doucement. On a été à mes habits, on les a pris, on est sorti, on est rentré ; on a été à mon panier, on a été à mes souliers, on les a secoués, on les a retournés ; on a été voir dans les coins ; on a été passer la main sur une planchette qui était clouée dans le mur ; à la suite de quoi, c’est vers moi qu’on s’est tourné, parce qu’on devait se dire : “ Il faudrait aller voir sur lui ”, mais on n’osait pas. Et on a hésité encore, puis on a haussé les épaules, puis on est ressorti. On n’a pas fait plus de bruit qu’en entrant, parce qu’on était pieds nus. J’ai vu se rouvrir la porte ; la lumière des étoiles a fait un petit tas par terre. Mais dans le même moment, je m’étais mis debout. J’ai à mon tour amené la porte à moi. J’ai vu qu’on était déjà loin, alors j’ai poussé ma voix : – Jean ! Il ne s’était pas arrêté. Il faisait comme un qui n’entendrait pas. Mais moi j’ai poussé ma voix plus encore : – Ecoute, Jean ; es-tu bien sûr que je dormais ? Cette fois, il avait fait demi-tour ; c’est le mauvais amour-propre qu’on avait, dans cette autre vie. Et voilà qu’il me dit : – Si tu ne dormais pas, c’est donc que tu faisais semblant. Je n’ai plus pu me tenir : – Jean, est-ce que tu n’as pas honte ? Je m’étais rapproché encore, si bien qu’on n’était plus qu’à quelques pas l’un de l’autre ; on était deux frères sous la lune, il tendait la tête en avant comme le taureau qui va corner. Il m’a dit : – Répète-le ! – Je le répéterai, j’ai dit, parce que c’est la vérité… Et je recommence : – Tu n’as pas honte ? J’ai reçu le coup en pleine figure, j’ai failli tomber sur le dos. Alors je lui saute dessus. C’est lui qui tombe. Je lui saute dessus et l’empoigne des deux mains par le cou ; et on était deux frères sous la lune. J’ai vu qu’il ouvrait la bouche, parce que l’air n’entrait plus. Il faisait un mouvement comme pour mâcher et tâcher d’attraper quelque chose qui était trop loin ; alors j’ai eu peur… Vous savez, comme quand la chèvre est attachée à son piquet ; et j’ai eu peur. Tout à coup, j’ai eu peur ; j’ai eu peur de moi. Et heureusement. Parce qu’il devenait tout sombre de figure… Juste au bon tout dernier moment, et heureusement ; m’étant levé, et puis qui me sauvais à présent droit devant moi, de toutes mes forces ; – mais depuis lors jamais plus, mon frère et moi, on ne s’est parlé. Et il est mort. Et où est-il ? Et comment est-ce qu’on était fait, dites ?… » Et encore une fois : – Comment est-ce qu’on était fait ? Mais quelqu’un : – C’est le grand secret. 8 Maintenant la nuit était venue tout à fait. Pierre Chemin avait remis sa pipe dans sa poche ; Adèle Genoud avait été coucher son enfant ; les chauves-souris avaient été se coucher aussi, qui sont des bêtes vite fatiguées. Et ceux qui étaient encore là se souhaitèrent le bonsoir. On entendit les portes se fermer l’une après l’autre, mais on n’avait plus besoin de tourner la clé dans la serrure. Plus une seule de ces lumières, comme autrefois. Dans le temps d’autrefois, toujours une fenêtre ou deux restaient éclairées toute la nuit. Est-ce qu’on se souvient ? quand on entrait dans les villages, toujours ces deux ou trois points de feu à des maisons qu’on ne distinguait pas, et ils faisaient penser à des étoiles tombées. Mais à quoi ils faisaient penser également, c’est à ceux qui restaient ainsi à veiller. On se disait : « C’est pour un malade. » On regardait ces lampes, on se disait : « C’est quelqu’un qui meurt ; » on se disait : « C’est un accident ; » on se disait : « C’est la vache qui fait le veau. » Et quelquefois, les nuits d’orage, voilà qu’elles s’allumaient toutes à l’imitation des éclairs, et tout le monde s’habillait, parce qu’il n’y avait de sécurité en ce temps-là pour personne, et la vie de chacun de nous pouvait nous être reprise à chaque heure, comme nos biens. Le veilleur de nuit faisait sa tournée avec sa lanterne ; c’était une lumière de plus, et celle-ci se promenait. L’homme chargé de distribuer l’eau cheminait le long des rigoles, déplaçant les planchettes qui servent d’écluses ; encore une lumière qui allait et venait. Par les nuits les plus tranquilles, il fallait qu’on fût sur ses gardes. Par les plus belles nuits d’étoiles. Et sous les étoiles et sous point d’étoiles. En tout temps, en toute saison, parce qu’on ne savait jamais. A cause de l’inquiétude continuelle où on vivait ; – d’où aussi ces retournements sans fin sur l’oreiller, ces malaises, ces mauvais rêves. Et toujours la peur quant à l’avenir, le regret quant au passé… Tandis qu’il n’y a plus ni passé, ni avenir ; – seulement autour de nous une grande immobilité de temps, comme si on regardait toujours le même beau paysage. 9 Pitôme, qui était couvreur de son métier, changeait de métier quand l’hiver venait, parce que, pendant les six mois que l’hiver dure, il ne pouvait pas monter sur les toits. Pendant les six mois que l’hiver durait, du moins, – autrefois, dans l’autre vie. C’était cette trop grande épaisseur blanche, pareille aux plumiers qu’on met sur les lits, qu’il y avait ; mais Pitôme laissait neiger, étant un sage ; et, ayant ainsi deux métiers, passait simplement au second, qui consistait à distiller les racines de gentiane, dont on fait une liqueur, laquelle, non seulement est agréable de goût, mais guérit toutes les maladies. Il mettait de côté sa hache et ses tavillons de sapin sans nœuds (qui sont les tuiles de là-haut) bien liés en paquets ronds où chaque bûche garde sa forme et, prenant sa barbe dans sa main, allait voir où en était sa cuvée, c’est-à-dire les racines qu’on met fermenter dans l’eau tiède ; puis allumait son alambic. Et facilement, comme ça, il pouvait attendre que l’hiver fût passé et que le printemps revînt, qui fait tomber par gros paquets ce qui reste de neige sur la pente des toits qui regarde le nord, et lui repréparait pour l’hiver une nouvelle provision de racines. Pitôme était un petit vieux tout rose, avec des yeux bleus et une fine barbe blanche ; son idée était que tout doit se purifier, étant sur la terre à l’état impur. Dans le temps de la terre déjà, une idée qu’il avait ainsi, et elle lui était venue quand il était assis devant sa machine, et voyait, de l’énorme quantité de liquide trouble mise dedans, seulement résulter goutte à goutte un litre ou deux. Purifier ; il voyait bien que l’écume ne passait pas, et l’amertume ne passait pas, ni cette peau plissée qui se forme à la surface du baquet ; rien ne passait que l’âme et que l’âme de l’âme ; alors le procédé consistait à séparer d’abord, par la fermentation, ce qui est bon de ce qui est mauvais, puis à ne garder que ce qui est bon. Ne laisser venir que le bon et même le meilleur, par des choix successifs, comme faisait Pitôme ; et c’est ainsi que, la première passée faite, comme il disait, il en faisait une autre, redistillant ce qui avait été déjà distillé. Un petit vieux tranquille et propret, qui vivait seul, vaquant lui-même à son ménage, recousant ses habits, tricotant ses bas ; et puis, dans la belle saison, sur ses toits toute la semaine ; mais, le dimanche, il partait de bonne heure pour aller faire sa provision. C’est dans le dessus des montagnes, où sont les pâturages déroulés presque à plat ; les hautes tiges d’un vert jaune à grosses feuilles se voient de loin parmi l’herbe partout broutée à ras de terre ; seulement, ce qui l’intéressait, lui, n’était pas ce qui se voyait, l’intéressant était pour lui ce qui est caché, et il avait justement l’œil qu’il faut pour apprécier cette qualité de plus bas, cette qualité de dessous. Il savait distinguer d’avance les racines qui étaient bonnes de celles qui ne valaient rien, négligeant celles-ci, creusant autour des autres ; et, parce qu’il payait une somme au propriétaire, il avait le droit de creuser. Il redescendait à la nuit avec son sac plein ; il fallait soigneusement râcler et nettoyer ces racines ; il fallait ensuite les débiter en petits morceaux, enfin les mettre macérer dans l’eau tiède ; et, durant bien des jours et encore des jours, on voyait Pitôme s’appliquer, ayant sur les genoux un tablier de femme, assis près des petits carreaux, où un silencieux flocon venait se poser de temps en temps. Or, la nouvelle vie avait rendu Pitôme à son ancien métier, mais voilà que son métier n’était plus tout à fait le même. « On avait raison dans le temps, disait-il en parlant de lui, mais on n’avait qu’à moitié raison. On voyait seulement l’image, on ne voyait pas le sens qu’elle avait. » Il reprenait : – On purifiait les choses, mais on ne se purifiait pas soi-même. Et il continuait : – Mais, à présent, notre tour est venu. Nous aussi, on a été mis en morceaux ; nous aussi, on a fermenté ; nous aussi, notre matière a dû se défaire pour se refaire. Il n’y a plus que l’essence qui reste, d’où ce qui gâtait le goût a été ôté. Il se mettait à sourire, avec sa bonne figure rose, et sa bouche était dans sa barbe comme dans de la laine d’agneau. Il avait un petit œil fin, il avait un petit œil fin d’une couleur comme celle du ciel après qu’il a beaucoup neigé, il avait toutes ses dents à soixante-dix ans d’âge. Et, comme beaucoup de gens étaient autour de lui à l’écouter, il disait encore : – A présent, je ne distille plus. Le grand Distillateur a fait le nécessaire. C’était d’ailleurs une manière de parler, son alambic fonctionnant toujours ; il voulait dire que la besogne se faisait toute seule. Tout ce qui était mis dans l’alambic passait. 10 Et sur tout le pays le soleil était répandu. Beau pays que c’est, si varié ! On y trouve tout ce qu’on veut. Dans les bas, il y a la vigne ; il y a, plus haut, les arbres fruitiers ; des forêts de pins viennent ensuite ; et au-dessus de ces forêts, c’est-à-dire à l’étage où le village se tient, il y a l’herbe, il y a le blé. Toute cette grande vallée vous était offerte aux yeux du village et c’était la terre nouvelle, mais c’est l’ancienne en même temps. Toujours la même belle rivière blanche comme du lait coulait au milieu ; il y avait cette belle rivière blanche. Suspendu dans le vide au-dessous de vous, on voyait le bon-oiseau tracer de plus en plus étroitement ses cercles, et puis il se laissait tomber comme une pierre. Le bon-oiseau planait et était un point dans ce grand vide contenu entre des montagnes de trois mille mètres, comme dans une espèce d’auge, comme dans un immense bassin de fontaine, où à la place d’eau il y aurait eu de l’air ; et telle était bien, en effet, la forme de cette vallée, belle à voir sous le grand soleil, bleue dans l’éloignement, verte ou grise plus près de vous, verte d’herbe, grise de rochers, et puis, plus haut encore, sur le versant d’en face, blanche de neige. Augustin et Augustine venaient ; ils se tenaient assis l’un à côté de l’autre ; la main d’Augustine était sur les genoux d’Augustin, la main d’Augustin était sur les genoux d’Augustine. Ils regardaient eux aussi le bon-oiseau pendre à son fil. Un vol de pigeons partait pour faire la traversée ; seulement on ne pouvait pas les suivre de l’œil jusqu’à l’autre bord ; ils fondaient peu à peu dans la belle eau de l’air comme des morceaux de sucre. On entendait les cris de toute espèce d’oiseaux partout, dans les buissons nichaient le pinson et le merle ; la perdrix courait sous les haies. Et Bonvin, le chasseur, qui passait par là : – Autrefois, le plaisir était de détruire ; à présent le plaisir est de voir que rien ne peut être détruit. Augustin lui disait : – Qu’avez-vous fait de votre fusil ? – Je ne l’ai pas retrouvé… – Pourtant, reprenait-il, je me souviens qu’il était pendu à un clou au-dessus de mon lit ; eh bien, quand on est revenus (comme il disait), le clou était bien toujours dans le mur, mais le fusil n’y était plus… Une femelle lièvre, à ce moment, se montra, qui jouait avec son petit. – Et alors voilà une chose, continuait Bonvin, que, dans le temps, on n’aurait sûrement pas vue, parce qu’ou bien elles se cachaient ou bien on leur tirait dessus… La lièvre (comme il disait) traînait dans l’herbe son train de derrière ; on se jetait sur elle comme un chien qui n’a pas mangé depuis trois jours. Et elle avait beau se désoler, la pauvre ; on l’empoignait par les pattes, on vous la laissait pendre dans sa peau qui ne tenait plus, et, quand elle redressait la tête, crac !… Il faisait le geste avec le tranchant de la main. Un troupeau de brebis venait, accompagnées de leurs agneaux. Un petit garçon marchait derrière. Les agneaux avaient des grosses jambes raides qui semblaient avoir été taillées dans du sapin avec un couteau qui couperait mal. Mais une jolie laine frisée était sur leur dos et si douce. Ils bêlaient doucement. Et ce ne fut pas tout encore, ce jour-là, parce que, brusquement (à l’endroit où la pente casse, faisant ainsi avancement et comme rebord sur le vide) – de derrière ce rebord, la tête d’un mulet se montra. D’abord rien que la tête et un instant rien que la tête, puis on vit sortir les jambes de devant. Et ensuite il y eut le dos, et ensuite il y eut la croupe : elle se balança un moment, puis fut comme tirée en haut avec une corde. Et toute la bête ainsi devint visible, mais elle ne fut pas seule à l’être : voilà qu’en effet parut un chapeau, sous le chapeau une barbiche, sous la barbiche un habit brun et des guêtres de drap à boutons de cuivre ; et ce qu’on distinguait encore, c’était, en haut de la barbiche, une bonne figure contente avec deux petits yeux clairs. Augustine se mit à battre des mains : – Le marchand de foulards, Augustin !… Mathias le marchand de foulards ! Lui aussi, qui est revenu ! Et puis devint rouge, devint toute rouge ; l’homme aux foulards (qui vend aussi du fil, des rubans, des petits miroirs, des épingles), l’homme aux choses pour se faire belles, alors voilà qu’on se souvient… Heureusement que les filles arrivaient. Les filles ont vite fait de tout voir (et c’est comme au temps d’autrefois). Les filles avaient eu vite fait de tout voir du village ; elles arrivaient. La grosse Marie ne s’était même pas donné le temps d’ôter son tablier de cuisine et courait tant qu’elle pouvait, avec ses bonnes joues bien rondes et une poitrine encore plus ronde ; courait aussi la petite Lucie qui était noire, maigre, pâle, et autrefois toujours triste, mais qui ne l’est plus ; couraient Angèle, Marguerite, Rose, une qui s’appelait Cécile, une qui s’appelait Rosine et à présent elles se poussaient toutes autour des paniers suspendus au bât, parce qu’on est curieuses, et qu’il ne vous suffit pas de voir, et qu’on veut tenir et qu’on veut toucher ; alors Mathias : « Attention ! Mesdemoiselles… » mais elles : – Combien ?… Une qui tenait un mouchoir rouge à dessins jaunes, une une pièce de dentelles, une une chose, l’autre autre chose : – Combien ? dit Mathias, ça dépend. Il reprit : – Ça dépend de ce que vous valez vous-mêmes, il faudrait d’abord que je vous regarde… D’ailleurs il me semble qu’on se connaît. – Bien sûr, qu’on se connaît ! nous sommes des vieilles pratiques… Vous ne vous souvenez pas ? dans le temps… Encore qu’on n’était pas riches… Mais Mathias : – Dans le temps on vendait pour de l’argent, maintenant ce n’est plus pour de l’argent… A présent, il ne vend plus pour de l’argent. Il ne vendait plus pour de l’argent ; il disait : « Ce mouchoir ? chantez-moi une chanson contre… » Et c’est ce qu’il a dit à la grosse Marie : – Chante-moi une chanson de l’autre vie, Marie, et tu auras ton mouchoir. Marie pencha la tête de côté, parce qu’elle était un peu honteuse ; puis l’envie fut la plus forte : – Laquelle ? – Celle que tu voudras. – Faut-il chanter celle du Cœur consolé ? Et les autres filles : Oh ! oui, celle du Cœur consolé ; c’est la plus belle. Et la grosse Marie chanta ; après quoi, elle eut son mouchoir qu’elle se noua autour de la tête. Lucie, elle, eut un miroir ; elle n’avait pas eu besoin de chanter pour l’avoir ; Mathias lui avait dit : – II faut seulement que tu sois contente. Elle le prêta à Marie ; Marie s’y regarda et s’y trouva jolie. Les rubans rouges à leur tour furent mis dans un papier. Beaucoup de petits paquets étaient faits sans qu’il y eût besoin d’ouvrir son porte-monnaie, on ouvrait seulement son cœur. Et c’est à ce moment qu’Augustin et Augustine arrivèrent ; tout de suite, Augustine s’était mise aussi à fouiller dans les paniers ; elle y trouva une petite boîte ; ce qu’il y avait dans la boîte, c’était un collier de corail à fermoir d’argent. Et vite elle referma la boîte, parce qu’il devait être bien trop cher, mais Augustin avait tout vu ; il se tourna vers Mathias. Mathias se mit à rire. Vous voulez savoir mon prix… Ah ! c’est vrai, vous n’étiez pas là… Eh bien, mon prix… Voyons… Pour vous… J’ai trouvé : ce sera de vous aimer encore plus que vous ne faites… Et comme Augustin disait : – Je ne sais pas si je pourrai. – Vous essayerez. Il laissa prendre le collier qu’il tenait au bout des doigts : – Promettez-vous ?… Une fois… deux fois… trois fois… Après quoi : – Adjugé ! Quelle douceur c’était, et quelle tranquillité quand même ! L’eau de la rigole avait une petite voix comme quand l’écolier récite sa leçon. L’ombre du sorbier sur le chemin était toute percée de trous ronds comme une passoire. On avait mis à Augustine le collier, la grosse Marie avait son mouchoir autour de la tête, Lucie son miroir à la main, Angèle ses rubans pliés dans du papier ; et l’air bleu, plein de papillons, tremblotait autour des épines blanches. L’église sonna onze coups, c’était l’heure où les hommes rentrent des champs ; on les aperçut, sur les pentes, dans leurs chemises bleues ou roses qui s’en venaient de tout côté. Comme autrefois, quand onze heures sonnaient ; – mais, au lieu qu’ils venaient lentement, pesamment, en ce temps-là, et comme malgré eux, à cause de leur grande fatigue, c’était dans le plaisir, à présent, et rien que déjà le plaisir d’aller. Lus comme étant dans ce plaisir de loin, connus comme tels à grande distance ; et puis qui venaient, qui vinrent encore, et puis ils se mirent à rire, parce qu’à présent ils riaient d’avance. On a cette légèreté du dedans qui permet de se réjouir ; ils se réjouissaient de tout. Ils crièrent : – Eh Mathias, n’as-tu rien pour nous ou si ton commerce est peut-être seulement à l’intention des femmes, malin que tu es ! mais dis-toi bien que c’est nous qu’on paie… A ce moment, ils virent qu’ils n’auraient plus rien à payer. Mathias, ayant pris son mulet par le mors, avait été à leur rencontre ; il leur montra sa bourse vide. Ils levaient le bras : « Tant mieux pour nous, mais, vous, vous allez faire faillite… ! » Et des rires, de nouveau, partout. Pendant que, sur un toit, il y avait Pitôme, parce qu’il avait repris, ce jour-là, son métier de couvreur ; et, debout sur son toit, il caressait sa barbe blanche : – Eh ! là-bas, vous autres, moi non plus je ne demande pas d’argent, mais, lui, vous le payez du moins en sourires, est-ce qu’il n’y en aura pas un pour moi ?… C’est aux filles qu’il s’adressait, qui étaient venues avec Mathias, et, du haut de son toit, Pitôme leur parlait : – Je vous refais vos toits pour qu’il ne pleuve pas chez vous, est-ce que vous seriez des ingrates ? Elles se tournèrent vers lui ; alors il dut se passer quelque chose, parce que Pitôme à présent disait : – Ça va bien. 11 Cependant un homme était encore amené ; on lui fit prendre le chemin qui, autrefois, conduisait au cimetière ; on lui disait : – C’est là qu’on t’a mis, mais tu en es sorti, toi aussi, écartant les mottes avec ta tête comme la plante qui sort de terre. Et puis on lui avait dit : – Ça va-t-il ? Il avait dit : – Ça va. Mais tenez-moi bien ; j’ai tant à faire ! C’était un nommé Bé, qui était né aveugle et était mort aveugle ; jamais il n’avait vu, dans l’autre vie, ses paupières s’étant trouvées collées ensemble lors de sa naissance et cousues ensemble, comme aux petits des animaux les premiers jours, mais l’étant restées ; alors il fallait tout lui apprendre à la fois. Ils étaient deux à le soutenir chacun sous un bras. Il restait immobile comme quelqu’un qui a de l’asthme. François Besson et Henri Delacuisine le tenaient chacun sous un bras. C’était sur le chemin à l’endroit qu’il sort du village ; il y avait là un pont, ils étaient arrivés au pont. Ils étaient les deux avec lui, Henri Delacuisine et François Besson. Et Delacuisine : « Ça va-t-il, Bé ? » Et de nouveau : « Ça va-t-il ?… Bon ! » Et lui : « Tenez-moi seulement bien, c’est ça ! » Et il avait fermé les yeux ; ils allèrent encore un bout. Tout à coup, il rouvrit les yeux ; il disait : « Et cette tache blanche ? » – C’est chez Produit ; c’est le mur de l’écurie à Produit… Mais il se mit alors à tendre la main vers la chose, comme pour la prendre ; les autres furent obligés d’intervenir : – Tu ne peux pas, voyons ! elle est trop loin. Et Bé, n’ayant pas encore retiré sa main, tout à coup, de nouveau : – Et ce noir ? C’était, cette fois, sa main, comme les autres durent encore lui dire : – C’est ta main ; ôte-la !… Tu vois. Et Bé : « C’est vrai. » Et puis il a refait pour un petit moment sa nuit, comme quand on rentre dans sa maison. Ils se remirent à marcher. Ce fut peu à peu. Il soulevait légèrement et avec précaution sa paupière. Il ne faut pas laisser venir trop à la fois, il ne faut pas laisser entrer trop fort. Il ne laissait entrer que juste. Il faut goûter, puis regoûter, il faut s’en tenir d’abord au goût seulement. Il se laissait mener ; ils avaient pris le contour, ils avaient tourné. Et il avait connu ainsi enfin le blanc, le laiteux, puis le rose, puis quand c’est comme du vin vieux, – selon qu’il soulevait plus ou moins, ouvrait plus ou moins ; et il n’avait d’abord ouvert qu’à peine ; après quoi seulement, il ouvrit, il ouvrit encore, il ouvrit tout à fait. Et il a dit : – Je crois que ça y est. Alors il s’est arrêté de lui-même. – Besson, je vois. Delacuisine, je vois. Je te vois, Besson… Il se tourne vers Besson. – Tu es là, je te vois, Delacuisine. Il se tourne vers Delacuisine. Alors il se tourna vers en avant et en effet, peu à peu ses paupières se levaient de dessus le globe encore pâle comme les plantes qui ont poussé à l’ombre et les germes des pommes de terre qu’on a tenues longtemps enfermées dans la cave ; – battant encore des paupières, comme le papillon bat de l’aile quand il va s’envoler ; – puis : – Ça y est ! ça y est ! Mais de nouveau : – Et ça ? qu’il disait. – Ça, c’est l’air. – Et ça ? qu’il disait. – Ça, c’est le rocher. Il a réfléchi. Il a hoché la tête, il a dit : – Oui. Il a dit : – Non. Et puis : – Que si ! que si ! Mon Dieu ! tout ça !… Et est-ce qu’il est possible que tout ça soit à moi ? Se mettant à tendre les bras, les deux bras et à les ouvrir comme quand on voit venir quelqu’un ; – et alors, en effet, ça se mit à venir, ça venait ; et il prenait ça, et il serrait vite contre lui ça, un paquet d’air ici avec une couleur, un paquet de distance, un autre paquet de distance ; un mur, encore un mur, une maison en bois brun, une qui est rose ; puis, plus à gauche et plus en arrière, les prés, les champs, les bois, ces carrés verts, ces gris, ces jaunes, du brillant, du pas brillant ; – prenant ça pèle-mêle avec encore du ciel, de l’air, prenant tout ça entre ses bras, puis l’entrant ; – alors un petit peu de fatigue de nouveau, il ferme les yeux, il se repose. Puis les bras tendus de nouveau, et, une fois tout ça en lui, peu à peu le classant, le débrouillant. Et pendant ce temps un grand silence. Après quoi : – J’y suis. Comme ça, à plusieurs reprises : « J’y suis ! » puis il a laissé retomber ses bras ; il était devenu sérieux : – Parce que, se mit-il à dire, c’est qu’on est presque trop riches ; jamais je n’aurais cru qu’il pouvait y avoir tant de couleurs que ça. – Ah ! dit Delacuisine, c’est qu’en effet il y en a !… Et il se mit à les nommer à Bé, et il les lui apprenait, comme quand on apprend l’a b c aux enfants : – Bleu, blanc, gris, jaune, vert, violet… Les petites fleurs des murs jaunes et violettes. Tandis qu’ils allaient et s’étaient remis à aller : les petites fleurs des murs bleu de ciel et tachées de blanc ; les différentes espèces de fleurs, de même qu’il y a des a différents selon l’accent ; le brun du drap du pantalon, qui n’est pas dans la nature. Le gris de ma manche, le blanc de ma chemise blanche. – Et puis ça, dit encore Delacuisine, ça c’est du bois de barrière ; tu as connu ça avec les mains autrefois, eh bien, voilà, ce que ça donne… Ça, c’est la plus dure de toutes les espèces de pierres, c’est du granit, on en fait des bancs… Et ça, c’est encore plus drôle ! ça, c’est un tableau, comprends-tu ? ça n’existe pas réellement ; c’est de la peinture, c’est peint… – C’est vrai que c’est drôle ! dit Bé. Ça représente deux mains. Regarde les tiennes, ça y ressemble, à part les manchettes de dentelles, parce que toi tu n’en as point… Et Bé se mit à regarder ses mains et il trouva peu à peu la ressemblance, à part, en effet, les manchettes de dentelles : c’était l’enseigne d’un petit café, appelé Café des Amis. Il y avait, sous le nom, ces deux mains se serrant l’une l’autre étroitement dans leur longueur ; alors il y avait eu de nouveau une petite difficulté pour Bé, à cause qu’elles n’étaient pas réelles mais figurées… Il regardait encore l’enseigne, une fois qu’ils furent assis. Ils burent un demi ensemble. Et ils trinquèrent, et Be disait : « Je suis guéri ! » Mais on entendit une voix : – Moi aussi, je suis guéri. C’était Chermignon ; on lui avait, dans l’autre vie, coupé la jambe. Il venait ; il vous faisait voir qu’il avait de nouveau ses deux jambes. Il les faisait bouger, l’une après l’autre, dans le pantalon de grosse milaine brune jauni au genoux, ayant les pieds dans des souliers ferrés à œillets de laiton : – Et puis encore qu’elle n’est pas fausse, et il riait ; – quand même ils étaient arrivés à la perfection dans ce genre de jambes fausses, souvenez-vous, après leur grande guerre, et ils m’en avaient mis une de cette espèce ; mais à présent, c’est de la viande, de la bonne viande, de la vraie… – Si vous voulez voir ? disait-il encore ; et il troussait son pantalon, montrant une peau presque bleue en comparaison de celle de ses mains. Et les gens se tâtaient alors, disant : « Nous aussi, nous aussi ! Tous guéris, tous en bonne santé ! Fini le temps des yeux bordés de rouge, qu’on essuyait du revers de sa manche ; fini le temps des grandes toux et des tumeurs ; fini ces jours, ces nuits et ces années de lit, les difficultés à marcher et à bouger, ces bras raides, ces pieds pesants. Fini le temps des maladies, de toutes espèces de maladies ! fini ces temps ! Bé voyait ; Chermignon avait ses deux jambes et criait à Bé : « Je marche sur mes deux jambes », tandis que Bé lui répondait : « Je vois avec mes deux yeux » ; celle qui souffrait tellement de l’estomac qu’elle ne pouvait plus rien manger, est assise devant un plat de choux au lard. Toute nourriture passe désormais et semble bonne, ô saveur des fruits, et c’est aussi le laitage ; c’est, dans le pot de terre brune avec un bouquet peint dessus, les fraises des bois qu’on vient de cueillir. On met sur la table la nappe à carreaux, on met pour faire beau la nappe du dimanche ; on s’installait pour le repas dans les cuisines ; et le repas était un gai repas, avec un bout de danse, des fois pour le dessert, tandis que tremblotaient ces petites musiques d’orguettes jusqu’à des dix heures, jusqu’à des minuit. Et ça allait ainsi. 12 Rien qu’une qui ne semblait s’être aperçue de rien, étant morte sans le savoir. Etant morte sans le savoir, étant ressuscitée sans le savoir. Etant morte, puis ressuscitée, mais s’étant retrouvée la même et toute pareille à celle qu’elle était. Thérèse Min, comme on l’appelait ; – et c’est encore Thérèse Min. Une figure jaune comme du beurre d’herbe, une tête toute vide avec seulement dedans les images des choses les plus ordinaires. Thérèse Min, toujours ; – la même guenille de robe, les mêmes souliers gris sans forme ressemblant à deux gros cailloux, le même chapeau de paille dont on aurait dit que les bords avaient été rongés par les souris. Et c’est bien le même métier aussi ; on est gardeuse de chèvres, alors on a perdu jusqu’à l’habitude de parler. Le langage qu’on parle aux chèvres n’est pas celui dont se servent les hommes. Le langage qu’on leur parle est un caillou qu’on jette, quand elles s’écartent trop, un peu au-delà d’où elles sont, pour les ramener ; un certain cri aussi qu’on pousse, en même temps qu’on leur présente sa main vide comme s’il y avait du sel dedans. Elle s’en allait tout près des rochers, là où l’herbe n’est plus d’assez bonne qualité, ni assez fournie pour les vaches. Elle s’asseyait par terre, elle tricotait son bas. Quand elle avait faim, elle ouvrait un petit sac de cuir qu’elle portait pendu autour de son cou à une courroie ; quand la soif lui venait, il y avait l’eau du ruisseau. Bien toujours la même Thérèse, bien toujours le même métier ; – et bien toujours aussi ces bêtes un peu folles. Elles vont et se déplacent comme des morceaux de neige, on pense : « Il y a des petites avalanches ; » c’est comme quand des paquets de neige dégringolent ; on se dit : « Pourquoi est-ce que ce tronc de sapin s’est mis à bouger ? » C’est pointu, anguleux, ça ressemble à une toile de tente mal tendue sur ses piquets ; c’est brun comme de l’écorce, gris comme la roche, brun-noir comme la terre dans les forêts de sapins ; c’est blanc, ça n’est pas blanc ; ça reste un long moment sans bouger ; tout à coup… Et alors : « Té… té… » (Un petit bruit aussi d’oiseau qui pique un ver ; le bruit se tait.) « Té… té… » (Un autre petit bruit, c’est l’oiseau qui s’envole.) « Té… » II 1 Et puis il arriva qu’ils s’habituèrent à leur bonheur. Ils étaient venus avec leurs histoires, ils se les étaient racontées ; ils les avaient laissé tomber comme l’arbre ses fruits, et puis l’arbre n’a plus de fruits. Les souvenirs de leur ancienne vie les avaient quittés peu à peu ; il n’y eut plus pour eux que cette vie nouvelle. 2 – Qu’est-ce que tu as ? – Je n’ai rien. Ils faisaient le chemin fait déjà tant de fois par eux ; « rien du tout », disait-elle. De nouveau, l’écureuil est dans son arbre ; il montait, il redescendait : – Es-tu bien ? – Je suis bien. L’écureuil à présent s’était engagé sur une branche allant à plat dans la direction de l’arbre d’à côté ; la branche se balança un instant sous le poids de l’écureuil, elle se balance à vide. – Tu es toujours contente ? – Je suis toujours contente. Elle portait le collier de corail que Mathias leur avait vendu contre s’aimer encore plus qu’ils ne faisaient ; Augustin regardait le collier, il se disait : « Est-ce qu’on l’a payé son prix ? » Il ne savait plus. Il n’y avait plus moyen de savoir. Il n’y avait plus de comparaison possible. Il n’y avait plus de mesure à rien. Alors il se mettait de nouveau à regarder couler l’eau dans la rigole ; mais, même cette eau, on ne savait pas, à cause de sa pureté. Une eau comme point d’eau du tout, à cause de sa transparence, et on aurait cru la rigole vide, sans une petite oscillation qui se laissait voir dans sa profondeur. Une eau comme point d’eau du tout, et elle semblait immobile : il fallait qu’il cueillît une fleur et la posât sur le courant : alors on était étonné de voir combien elle s’en allait vite. Il cueillait une fleur jaune d’arnica ; la fleur tournait sur elle-même tout en s’en allant. – Augustine, petite Augustine, la fleur s’en va… Augustine : – La fleur s’en va. – Mais sais-tu où elle s’en va ? – D’abord, elle traversera le bois ; ensuite, elle arrivera dans le pré ; elle passera au pied du talus où il y a des saules et un gros qui est comme un homme avec une tête et des bras ; elle passera sous la route ; elle descendra, elle descendra… Il lui demanda : – Et après ? Elle répondit : – Après, c’est des pays que je ne connais pas. – Moi, je les connais… Mais il vit tout à coup qu’il ne les connaissait plus. Là où il croyait les trouver, il y avait dans sa tête une place inoccupée. Rien n’allait plus jamais changer. Le cœur ne ferait plus de voyages. Le cœur trouve tout où il est. On fait ce qu’on a déjà fait. Il poserait de nouveau une fleur sur le courant, s’il voulait. Il regarderait l’écureuil grimper à son tronc, en redescendre. Par les petites lucarnes percées dans le couvert des branches, une même couleur de ciel continuerait à se montrer. Et s’il avait pu aller jusqu’au fond de lui, là où sont les pensées qu’on ne se connaît pas soi-même, et ce qui n’a pas pris forme encore y séjourne, comme la graine pas levée sous la terre, peut-être est-ce qu’il aurait alors regretté le temps où il allait pour rien, la nuit, sous une certaine fenêtre, et il appelait. Et, elle aussi, peut-être bien, ce temps, si elle avait su seulement mieux lire en elle. 3 Pitôme était assis devant son alambic sur un tabouret de cuisine ; il caressait sa fine barbe blanche ; il disait : – Il n’y a plus d’impureté. « Autrefois, disait-il, quand on mettait tremper ses racines, c’était effrayant de voir l’épaisseur d’écume qui se formait sur le baquet ; il fallait la lever trois, quatre fois de suite. A présent, les racines fermentent bien toujours, mais l’eau reste aussi claire que si on venait d’aller la chercher à la fontaine. » De l’alambic, tombait goutte à goutte dans un pot de terre la liqueur chaude encore, faisant un tout petit bruit comme celui d’une pendule qui bat. Quand le pot était plein, Pitôme allait le vider dans une bouteille. Il y avait aussi des dames-jeannes, qui sont des grosses bonbonnes prises jusque plus haut que le ventre dans une espèce de tricot d’osier ; autrefois il y attachait des étiquettes, avec l’année écrite dessus ; quand il vous donnait à goûter de sa liqueur, il était comme un vigneron qui parle de son vin ; il vous disait : « Ça c’est de la 1928, ça c’est de la 1931… ; » maintenant toutes ses cuvées se ressemblaient, il y avait trop de parenté de l’une à l’autre : « C’est toujours du tout bon, disait Pitôme, toujours de l’extra, toujours le fin du fin, le sommet du meilleur… » On buvait dans un gros verre épais dont on ne remplissait que le fond ; et en effet, il n’était pas possible de seulement imaginer une perfection de goût plus grande ; alors on se mettait à hocher la tête comme quand on approuve ; mais peut-être vous manquait-il le plaisir de la surprise, peut-être cette perfection même était-elle trop attendue pour qu’on pût en jouir comme on aurait voulu. Et l’effet de l’esprit sur vous ne se faisait plus sentir, non plus, comme dans le temps, – qui était de porter dehors l’homme véritable ; maintenant il n’y avait plus rien de faux chez les hommes, rien de non abouti, de mal achevé, de pas bien éclos ; ils se montraient tout de suite tout entiers tels qu’ils étaient. – Dans le temps, disait Pitôme, ce n’était pas la même chose et le diable sûrement était encore dans ces bouteilles, parce qu’il devait y rester quand même de l’impureté… Dans l’autre vie, on ne savait jamais ; il fallait d’abord laisser agir l’esprit, ensuite seulement on savait. Et voilà que les doux devenaient violents, les faciles difficiles, les gais tristes, les violents doux, et ainsi de suite. Où était l’homme véritable, pouvez-vous me le dire, dans l’autre temps ? Est-ce celui qui se montrait d’abord, ou bien celui qui ne se montrait qu’après ; celui de tous les jours ou celui d’un moment ? Et où étaient, dites-moi, le mensonge et la fausseté dans le temps ordinaire ou bien dans l’extraordinaire ? C’est qu’il y avait tout ce qu’on cachait, et qu’on se cachait à soi-même ; peut-être qu’on ne savait pas bien soi-même qui on était… Les meilleurs amis, voyez-vous. Des vieux amis, des amis des mauvais jours. Eh bien, l’occasion, rien de plus. L’occasion, je dis, et un petit verre. Il fallait voir. Il fallait voir ça. Ah ! oui, les amis, les amis… Et on croyait qu’il allait commencer une histoire, comme il avait eu sans doute l’intention de faire ; – tout à coup il s’arrêtait. L’histoire tombait de lui. Comme quand on coupe un fil et ce qu’il y a au bout du fil tombe. 4 C’était comme s’ils n’avaient plus de corps, tellement ce corps qu’ils avaient était léger à porter. Sous le grand ciel peint d’un bleu qui ne passe pas, les choses se trouvaient rangées chacune comme dans sa case. L’arbre, qui n’était plus tourmenté d’aucun vent, tenait du côté d’en haut son branchage enfoncé dans l’air tout symétriquement à ses racines du côté d’en bas dans la terre. Quand on disait à Bé : « Est-ce que tu vois ? » il disait : « Pourquoi est-ce que je ne verrais pas ? » Une mère chatte allaitait ses six petits sur une couverture, devant une porte de cuisine ; le chien qui passe ne la fait même pas tourner la tête. Et Chemin, dans son atelier, était devant son travail sans souci. De très bonne heure, chaque jour, le soleil entrait librement par les petits carreaux autrefois tout obscurcis et empêchés de poussière, faisant briller des objets taillés dans du beau mélèze rose ou du cœur de sapin qui sent bon. Tout autour de lui, il y avait ces preuves de lui-même ; rien ne sortait plus de ses mains qui n’eût atteint son point de perfection. Seulement Chemin le savait. Juste le contraire d’avant, juste le contraire de l’ancienne vie où il était si rarement content de lui, Chemin. Une fois sur dix, tout au plus ; un jour toutes les deux semaines. Dans cette ancienne vie, quand si souvent ça n’allait pas ; alors on ne tenait plus en place, on sortait. Il marchait la tête basse, il ne savait pas où il allait. Il tapotait contre le tronc d’un saule le fourneau de sa pipe. On fume, on ne veut pas fumer; on fume. On n’avait pas goût à son tabac, parce qu’on n’avait pas goût à soi. Il semblait que la couleur des choses fût complètement changée. L’oiseau inutilement poussait son petit cri qu’on aime ; inutilement l’arbre agitait sa branche comme une main. Et il arrivait des fois que Chemin errait ainsi tout le jour ; d’autres fois, pour la même cause, un trop grand accablement l’empêchait même de se tenir debout. On le voyait poser ses coudes sur ses genoux. Le silence était dehors, une gouttelette peut-être tombait du toit : il n’y avait plus rien. Il levait seulement encore un peu ses mains, et sa tête allait vers en bas ; voilà bien où était sa place. Ainsi était Chemin, dans cette ancienne vie, à cause d’un cœur délicat, – parce qu’il y avait dommage pour les cœurs délicats, et sans cesse perte pour eux, et sans cesse pour eux poursuite, allant pour rien parmi toutes les heures et rien qu’une de temps en temps… Tandis que toutes sont bonnes. Tandis qu’on est toujours à un même étage de contentement, à présent ; – mais alors qu’est-ce qu’il se passait ? Quand Chemin poussait son rabot ou quand il maniait sa gouge, quand il faisait entrer la lame de son couteau dans la veine et tout allait bien ; quand il venait avec un pot de couleur, et de nouveau tout allait bien ; qu’est-ce qu’il y avait en lui qui se levait, comme quand la bête en bougeant fait monter du fond de la mare un peu de sable ? 5 Je regarde mon petit ; je lui dis : « Tu es tant joli, souris-moi encore une fois. » Il me sourit. Il ne pleure plus, mon petit. Je lui fais les marionnettes. Je lui apprends à les faire, il sait déjà assez bien. Je lui ai mis son beau bonnet tricoté et une petite chemise ; par-dessus sa chemise, il a une robe de coton et un tablier, c’est tout ; on n’a plus besoin de les habiller chaudement comme dans le temps. Des fois, je le mets tout nu ; je l’assieds tout nu sur le mur, parce qu’il aime. Il bouge ses petites mains et ses petits pieds tant qu’il veut. Elle le levait dans le jour, elle disait : « Regardez-le. Il est rouge autour de la bouche comme s’il avait mangé des framboises, mais c’est une couleur qui ne part pas à l’eau. » Elle prenait son mouchoir : « Vous voyez ? » Et elle, comme tous les autres : « C’est qu’il ne nous manque plus rien. » Une seule chose qui manque : c’est que ça ne peut pas changer. Venait de nouveau Bé ; de nouveau : « Tu vois, Bé ? » Venait Catherine avec sa petite-fille, venaient la grosse Marie et Lucie la Triste (qui ne l’était plus). On entendait un bruit d’eau : c’était Phémie qui arrosait son jardin. On voyait par la fenêtre un Pitôme toujours le même. Chermignon allait sur ses deux jambes comme s’il avait toujours eu ses deux jambes. Et arrivait Bé : « Tu vois, Bé ? » Et quand on lui disait : « C’est que tu n’y voyais pas autrefois », il vous considérait avec étonnement comme si cet immense ciel et toutes les choses dessous avaient toujours été à lui. Une montagne brille pointue et une autre est ronde à côté ; une est verte, l’autre est grise. Une montagne, et puis une, et puis une encore, et puis encore une… Une ronde, une pointue ; une qui est verte, une grise… Mais c’est que tout n’est pas fini. Et alors la chose arriva. 6 En ce temps-là, Thérèse Min était montée avec ses bêtes jusqu’en un lieu dit Sous Empreyses ; et c’est très haut dans la montagne. C’est, comme le nom le fait savoir, sous une paroi de rochers, – c’est très haut, très loin de tout. Il y a ces rochers d’Empreyses qu’on voit luire en avant de la chaîne comme une grande boîte de verre dépoli ; il y avait trois heures de chemin. Là-haut, devant la chaîne et tout juste sous la paroi : endroit écarté, endroit difficile. Le plus haut que Thérèse allât, parce que plus loin on ne pouvait pas ; mais là étaient déjà tous ces énormes blocs, autrefois descendus rapidement de la muraille et qui faisaient comme un autre village, tant il y en avait et de tout côté présentés ; alors ce n’était pas commode avec les bêtes. Endroit recoupé, éloigné, endroit difficile, endroit terriblement sauvage, – pas tellement sauvage toutefois, qu’un peu plus au couchant, la gorge qui s’ouvre là, comme si on avait fendu la montagne de haut en bas d’un coup de sabre. Il y a la paroi d’Empreyses, la pente de gazon dessous, après quoi viennent ces gros blocs – la gorge, c’est quand on tire à gauche, quand, faisant face à la montagne, on tire à gauche. Tout à coup, le terrain vous manque sous les pieds, s’enfonçant à pic au-dessous de vous par le moyen d’une muraille d’au moins cent cinquante mètres, et rien ne s’offre pour la prendre de flanc qu’une espèce de corniche guère plus large que les deux mains. Et ailleurs et tout autour règne encore le bon soleil : c’est ici une place où le soleil n’entre jamais, et jamais il n’y est entré ; jamais même le jour, ni la beauté du jour, ni la force du jour. Et pourtant autrefois, du temps de leur ancienne vie, c’est par là qu’ils s’aventuraient et jusqu’encore bien plus avant dans la profondeur du massif ; poussés par le besoin où ils étaient d’avoir de l’eau, se risquant à la mort par peur d’une autre mort (au temps où il y avait les grandes sécheresses) ; ayant été très loin le long de la fissure à la recherche du torrent qu’ils avaient amené ensuite par la construction d’une sorte de canal en bois ; – et ainsi tout le temps de leur ancienne vie amenés ici, ramenés, – mais c’était fini. Il y fallut donc bien la grande curiosité qu’on dit qui est dans la tête des chèvres. C’était une chèvre appelée la Blanche qui appartenait à Phémie. Il arriva qu’un jour elle prit du côté de la gorge ; et là fut le commencement. – Où vas-tu, toi ?… – C’est défendu, reprit Thérèse, et elle s’était levée ; et alors « Té… té… » mais la Blanche n’écoutait pas et les gros blocs l’avaient déjà cachée. « Té… té… » Thérèse levait son fouet, et sa grosse petite personne allait. « Té… té… té… » Sa grosse petite personne alla, alla encore ; son gros petit ventre alla ; ses deux gros souliers allèrent : « Té… té… » Et encore une fois : « Té… » très loin. Plus rien. Ce fut pourtant, ensuite, comme tous les soirs, ce jour-là. Le troupeau redescendit de là-haut comme tous les soirs, à l’heure ordinaire. Le troupeau avait été rassemblé ; Thérèse le poussait par-derrière. Dans le nombre, une seule bête qui manque ne peut pas être remarquée. Une simple parcelle de moins parmi tout ça qui va se laissant couler aux étages ; et ou bien c’est par bonds, avec des arrêts, comme une cascade, ou bien d’un mouvement égal à ras le sol comme quand il y a un glissement de terrain. Une seule bête qui manque n’est pas remarquée. Un beau soir était venu, pareil à tous les autres soirs. Les choses étaient enveloppées de rose comme ces grappes de raisin qu’on met dans des sacs de mousseline pour les protéger des guêpes. Une voix commença à chanter ; elle chantait un air un peu lent. En arrivant au-dessus du village (au dernier donc de ces étages) Thérèse souffla comme toujours dans son cornet de cuivre. Elle ouvrit la porte du parc. Les bêtes entrèrent ; Thérèse referma la porte. Et comme tous les soirs ; les femmes qui arrivaient. Les femmes arrivaient, les petites filles arrivaient ; chacune d’elles allait à sa chèvre ou à ses deux chèvres, vous les tirant par le collier, tantôt une seule main, tantôt les deux mains occupées ; – tout comme tous les soirs alors encore : la seule différence fut que Thérèse était restée là, au lieu que d’habitude elle rentrait tout de suite chez elle. Et les femmes : – Qu’est-ce que tu attends ? Mais elle tricotait son bas, et ça suffit qu’on tricote son bas. Et ses mains et son petit goitre allèrent donc un moment encore, ayant une même cadence, le même petit balancement ; puis, finalement, Phémie arriva ; alors Thérèse s’approcha d’elle. L’autre allait entrer dans le parc : – Pas la peine ! Et Phémie : – La peine de quoi ? – Pas la peine, il n’y a personne. Ayant comme ça une langue à elle, qu’il faut comprendre, mais on la comprenait ; après quoi, en guise de rire, elle fit entendre une espèce de bêlement, parce qu’il y a contagion. Et pas autre chose, à ce moment-là. Phémie n’avait rien dit ; elle ne se fâcha pas, elle ne se lamenta pas. On ne se fâche plus, on ne se lamente plus. Les femmes l’avaient entourée ; une disait : – On a du lait de trop pour nous, vous savez bien… Les femmes l’entouraient ; une autre dit : – La chèvre de Luc va mettre bas, il vous donnera un petit. Et c’est vrai, pourquoi s’inquiéterait-on ? ce n’est plus comme dans l’autre vie. Plus du tout comme dans l’autre vie, où aucune chose ne pouvait s’obtenir qu’en la payant son prix et souvent plus que son prix. On est tranquilles, on est bien tranquilles. Les dernières chèvres sortaient du parc, les dernières chèvres étaient emmenées. On vit le rose se défaire d’autour des choses, s’y étant usé fil à fil. Une petite fille courait dans sa jupe trop longue qui la faisait ressembler à une petite femme ; une belle étoile, la première, se montra dans le ciel couleur de citron pas mûr. Toujours cette grande tranquillité, cette trop grande tranquillité, ce calme. Ah ! on voit bien que rien ne va plus jamais pouvoir changer. 7 Pourtant est-il bien sûr que rien ne doive plus jamais changer ? est-il même bien sûr que rien ne soit changé déjà ? car comment alors expliquerait-on que Phémie à présent soit pareillement agitée ? Dès qu’elle a été rentrée chez elle, ce soir-là. Rentrée chez elle, mais ressortie. Re-rentrée, re-ressortie. Tout à fait comme Chemin, au temps de l’autre vie, tout à fait comme dans l’ancien temps. Elle allait et venait, à présent, dans le jardin, et tout en allant et venant : « C’est drôle quand même ! » Et bientôt la suite vint, qui fut qu’elle se dit premièrement non, puis elle ne se dit plus non. La suite, qui fut qu’elle se disait : « Il faudrait que j’aille m’informer… » Et d’abord, ce fut non, mais déjà c’était oui. Et d’abord, ce fut : « Il faudra » ; c’était déjà : « Il faut. » Sur la place, dans le grand silence, les vaches étaient en train de boire. Sur la place, comme Phémie passait, il y eut encore les vaches en train de boire, qu’on distinguait tout juste dans un reste de jour. Aucun bruit. Elles tiraient sur le lisse de l’eau sans le déranger même d’une ride, avec leurs flancs qui se touchaient par le milieu dans la même immobilité. A peine si, parfois, l’une ou l’autre, levant son mufle, poussait un petit meuglement, comme si on soufflait dans une trompette d’écorce. Et tout était encore parfaitement tranquille, ici, mais ce n’est pas ici qu’on a affaire, c’est plus loin. C’était dans une de ces petites rues qu’il y a derrière l’église. Elle eut vite reconnu la maison. A cette pauvre Thérèse aussi, sa maison de la terre avait été rendue, mais c’était comme si elle allait tomber (bien qu’elle ne dût jamais tomber). Phémie monta l’escalier tout branlant : on entendit un bruit comme quand on casse du bois, et on n’en casse point, mais c’est le feu qui en brûlant le recasse. Elle avait heurté, on n’avait pas répondu. Elle poussa la porte. Elle vit seulement d’abord qu’il y avait, en effet, du feu sur le foyer. Il semblait que la pièce fût vide. Uniquement le feu qui brûlait et, de temps en temps, une étincelle sautant en l’air comme une grosse sauterelle rouge. Et seulement aussi qu’il y avait devant le foyer un escabeau et, à cet escabeau, est-ce un dossier, ou quoi ? mais il s’était mis à bouger. Et brusquement, alors, tout changea ; tout s’était mis à bouger. La flamme avait été rabattue par un coup de vent qui s’était engagé dans la cheminée : on vit la chambre se balancer comme une chambre de navire ; les murs penchaient, les murs se redressaient ; le grand lit, pris dans la paroi, surnagea, puis fut englouti ; – et, pour Phémie également, ce fut comme si tout balançait en elle ; ah ! nos pauvres cœurs aussi, à présent, nos pauvres cœurs ! du moins le sien ; et quand elle a dit une première fois bonsoir, puis elle a dit de nouveau bonsoir. Et avec une voix qui tremble : – Thérèse ! Elle a dit de nouveau : – Thérèse Et puis elle a dit : – Thérèse, tu dois savoir et moi je ne sais pas… Mais comment est-ce qu’il va falloir aller plus loin et il faut quand même ? à ce moment, une bûche éclata avec un bruit comme un coup de fusil, une grande nuit vint. Parce que les tisons avaient été éparpillés, la nuit cette fois venait tout à fait : – et ce fut là-dedans, et comme encouragée : – Ecoute, Thérèse, personne n’en saura rien, je te promets ; et puis tu ne seras pas grondée ; ce n’est plus le temps, tu sais bien ; alors dis-moi ce qui est arrivé… Sans quoi, je vais me tourmenter. Et vite, comme ça, ayant dû aller chercher ce dernier mot tout au fond d’elle, mais elle l’y a trouvé, parce qu’il y est quand même ; – après quoi, ce qu’on vit, c’est qu’une grande flamme s’était rallumée ; on vit encore que quelque chose s’était mis à bouger jusque dans le dos de Thérèse, là où il y a sous l’étoffe les deux grandes plaques d’os. Tandis qu’elle s’était penchée davantage encore en avant, puis il y eut de nouveau cette espèce de bêlement ; une drôle de voix toute rauque suivit : – Si vous alliez y voir vous-même, je vous montrerais l’endroit. Mais alors, Phémie : – C’est ça. Tout à coup : « C’est ça ! » Décidée. L’eau chantonnait dans la marmite ; elle fit une vapeur. L’eau chantonnait et marmonnait dans la marmite, le couvercle était soulevé. – Et pas plus tard que demain matin, reprit Phémie. Puis elle se retira pour sortir, mais avant de passer la porte se tourna encore vers Thérèse ; et on vit que Thérèse avait levé le doigt et elle le tenait appliqué contre le côté de son nez. Et le doigt était long et noir le long de son petit nez plat. 8 Les nuits n’étaient plus jamais longues. Il n’y a plus ces grandes nuits d’avant, ces nuits qui ne finissaient plus. Un petit matin frais se fut vite levé. Il monta dans le ciel ; Thérèse monta la première. Un peu plus tard, Phémie monta aussi. Il y eut qu’elle prit à son tour contre la pente, quand même la pente était raide et il y avait tout ce long chemin ; le point qu’elle fit dans le bas, vu d’en haut, ne fut pas d’abord plus gros qu’une mouche. Il y fallut du temps. Elle disparut, reparut. Il y avait ces replis, ces enfoncements elle y était cachée, elle n’y était plus cachée. Et, de nouveau, elle le fut, pour assez longtemps cette fois : mais quand elle redevint visible, on put connaître que Phémie avait mis sa plus belle robe, avec un tablier de soie, s’étant habillée en dimanche (quand même il n’y a plus de dimanches) – seulement, autrefois, c’était l’habitude de se faire beau quand on s’en allait loin de chez soi. Et Phémie ayant fait comme dans ces temps d’autrefois ; alors est-ce qu’ils reviendraient ? mais il ne fut question de rien entre les deux femmes ; elles ne se parlèrent même pas ; – simplement, quand Phémie fut là, une main que Thérèse tend, montrant la direction à prendre et où c’était et qu’il fallait tourner, et une espèce de sentier qui y menait ; ce fut tout. Phémie, d’ailleurs, s’était déjà remise en route ; quelque chose la poussait. Etaient venus presque aussitôt ces gros quartiers de roc comme des maisons sans fenêtres ; ils ne laissaient entre eux que de très étroits passages où il n’était pas trop facile de se diriger. Il y avait aussi des trous masqués par les buissons, où elle se prenait les pieds ; des branches à épines lui égratignaient les jambes à travers sa jupe. Et toute sorte d’empêchements ainsi : pourtant elle allait. De temps en temps, elle appelait la Blanche ; nulle part la Blanche n’était en vue : elle allait. Et tout qui se faisait singulièrement désolé : plus rien qui bougeât nulle part et qui nulle part fût en vie, sauf, dans le fin fond de l’entaille, un peu de blanc, qui était le torrent ; une terrible obscurité, aussi, un grand froid qui étaient venus, pourtant Phémie allait toujours. Et, quand enfin se présenta, comme quand une porte s’ouvre, l’écartement des deux murailles, elle ne s’arrêta même pas ; – ayant pris tout de suite contre celle de droite ; et, à présent, s’y tenait appliquée, ayant posé un pied sur la corniche, posant un pied, posant l’autre pied. Parce qu’il y a bien la peur, mais il y a quelque chose de plus fort que la peur. La grande peur, comme dans l’autre vie, – et oubliée, – qui revenait ; mais encore plus haut parle un besoin de voir, un besoin de savoir. Un bruit sourd se fit entendre, comme quand un chien gronde dans sa niche. Il y eut des gémissements ; les gémissements se turent. On appela, on n’appelait plus. On se mit à chuchoter… Et Thérèse éclate de rire. Il y avait à présent que Thérèse éclatait de rire (c’était un grand moment après) ; et elle était grimpée en haut d’un des plus gros de ces quartiers de roc : alors c’était là-haut. Elle avait attendu là-haut tout le temps qu’il avait fallu, parce qu’elle savait bien ce qui arriverait ; – et puis elle avait mis ses mains à plat sur ses genoux, la bouche ouverte toute grande. C’est qu’on voyait cette pauvre Phémie rouler plus qu’elle ne courait, tellement elle courait vite. Droit en bas, à tout petits pas. Droit en bas, droit sous elle, les bras un peu levés à cause de l’équilibre, le plus vite qu’elle pouvait ; bien plus vite qu’on n’aurait cru, étant donné son âge, ses jambes plus tant solides. Et l’autre qui riait, et elle qui courait ; qui passa sans la voir au-dessous de Thérèse ; qui fut plus loin, qui fut plus bas. Qui fut là, ne fut plus là… Une combe (qui est une petite vallée) venait ; une forêt venait ensuite. Une nouvelle combe vint, une nouvelle pente vint ; et rapidement le village ainsi montait, puis vint aussi. Elle rencontra Produit. Et Produit : « Qu’est-ce qu’il vous prend ? » parce qu’il aimait à causer, mais elle était déjà passée. Maurice le chercheur d’or, plus bas, cueillait des pommes. Il avait un tablier bleu de jardinier qu’il tenait rassemblé devant lui d’une main ; ses pommes étaient dedans, il en prit une : – Venez voir et vous me direz… Passée. Des femmes l’appelaient par les fenêtres ; d’en haut les perrons, des femmes lui faisaient des signes : est-ce qu’elle est devenue sourde ? est-ce qu’elle n’y voit plus ? Et puis qu’est-ce qu’elle a à être si pressée, quand plus personne n’est pressé ? Mais cependant passée et encore passée ; et jusque enfin dans sa cuisine ; là, elle se laissa tomber sur un tabouret. Premièrement permettre aux choses de revenir, n’est-ce pas ? Ne plus du tout bouger, pour les laisser revenir. Elle avait ramené ses bras contre elle, se tenant toute dans le soleil ; et ce fut le soleil d’abord : alors elle leva un petit peu ses mains dedans et c’est bon. Il faut laisser aux choses le temps de revenir, mais elles revenaient, et c’est bon. Et on ne savait plus comme c’est bon. Quand la lumière dure trop, c’est comme s’il n’y avait pas la lumière. Mais la lumière était de nouveau là ; alors voilà aussi toutes les bonnes choses : les pots, les deux marmites, les tasses sur le râtelier. Puis il y eut les vitres bien lavées. Et il lui fallut se lever ensuite parce qu’il y avait encore le jardin ; et il y eut tout le jardin… C’est cette nuit qu’il fit si beau (et toutes les nuits étaient belles, mais celle-ci fut belle entre les plus belles). La lune était grande ; elle était partout. On la voyait sur la montagne, en même temps qu’elle semblait dedans, tellement la montagne éclairait. Il y avait, cette nuit-là, une montagne toute transparente. Il y eut, cette nuit-là, une lune qui était grande comme une grande feuille à gâteaux de chez nous. Mais il y a aussi ce secret, et voilà qu’on a vu qu’il va être trop lourd à porter, qu’on ne pourra pas toute seule ; comme ces corbeilles à lessive ou parfois le seau de la cuisine quand il est plein, et il faut être deux. Et ce fut plus tard sous la lune : – Catherine ! Appelant à présent sous les fenêtres de Catherine ; et de nouveau : – Catherine ! De nouveau, et tout doucement ; enfin Catherine parut, mettant sa tête à la fenêtre, mais elle fit signe à Phémie de ne pas monter. Elle venait de coucher la petite Jeanne, la petite Jeanne s’endormait. Et Phémie attendit encore ; elle a été de nouveau seule, il n’y a plus eu que la lune. Puis tout à coup Phémie s’est mise à parler et beaucoup, tortillant entre ses doigts l’attache de son tablier. Tortillant, comme ça, l’attache de son tablier ; parlant bas, vite, parlant très bas, très vite, avec des hochements de tête ; et ensuite elle a pris Catherine par le bras. Et Catherine : – Pas possible !… 9 Alors il n’y a plus rien eu qu’un peu de temps. On montre vite, une fois de plus, comment ce fut dans ce temps-là et ce fut comme c’était avant. On montre vite encore pendant qu’on peut trois cents habitants assis devant chez eux à partir du commencement de la soirée ; occupés le reste du jour à des travaux toujours les mêmes. La grosse Marie va remplir son seau à la fontaine ; Lucie la Triste (qui n’est plus triste) coud près de la fenêtre. Pitôme distillait. Autour de Pitôme étaient des mots et des phrases, comme quand les mouches bourdonnent, comme quand il y a un vol de mouches l’été (ou plutôt comme quand il y en avait) ; Pitôme jetait les siens parmi, de temps en temps, par un petit échange ; un gamin dans la rue faisait éclater son pétard en bois de sureau. Un homme s’en allait ; un autre, qui venait d’entrer, prenait sa place. Un homme tirait sa pipe de sa poche, la bourrait, frottait l’allumette contre son pantalon, attendait que le soufre eût fini de brûler, approchait du fourneau au couvercle levé la petite flamme tremblotante… La grande Distillation de tout… La grande Distillation de tout, la grande Purification de tout, disait Pitôme. Chemin travaillait dans son atelier ; il travaillait, et puis il travaillait. Le travail était quelque chose qui redemandait constamment, comme autrefois le vin chez ceux qui avaient une pente à la boisson. De nouveau, alors, chez Chemin, le marteau qui va de haut en bas, le rabot qui va d’arrière en avant, une mince pelure se lève ; et celles du sapin sont grasses et belles jaunes comme la crême du bon lait, celles du mélèze roses avec des taches noires, comme une aile de papillon. Le coq chante pour dire qu’il est là, les poules chantent pour dire qu’elles ont fait l’œuf ; Adèle poussait du pied le berceau. Les amoureux allaient se promener ; Adèle chantait à son enfant une chanson pour l’endormir ; elle n’arrivait jamais au bout de sa chanson, tellement il s’endormait vite. Sous ce ciel lisse et toujours bleu, sa pensée allait, s’arrêtait. Sous ce ciel lisse et doux s’étend à présent un pays où les petits enfants peuvent être abandonnés à eux-mêmes sans qu’ils courent aucun risque ; alors (peut-être bien) on est un peu jalouses ; comment est-ce qu’on ne serait pas un peu jalouses, quand on voit qu’ils peuvent si facilement se passer de nous ? Mais elle chantait pour n’y plus penser, et son pied allait. Longtemps encore, son pied allait ; puis ses yeux, à elle aussi, se fermaient comme si, la chanson pour dormir, elle se l’était chantée à elle-même. Un beau pays toujours le même… Les amoureux allaient se promener ; ils revenaient. Les amoureux allaient se promener ; Thérèse n’avait rien dit à personne, Phémie non plus, ni Catherine ; les amoureux revinrent une dernière fois, ce matin-là ; ce fut encore un matin comme tous les autres matins. Mais ici l’histoire est renouée, parce que, ce même matin, il se trouva que Bonvin le chasseur avait été faire un tour dans la montagne. Ce n’était pas d’ailleurs qu’il y eût été appelé par son travail, ou ses affaires, comme ceux, par exemple, qui vont marquer du bois ou visiter leurs bêtes dans l’un ou l’autre des chalets ; lui, c’était simplement pour le plaisir et par un goût qui lui était resté de son ancienne vie ; simplement faire aller ses jambes le long des pentes où c’est un autre mouvement, et ouvrir sa poitrine à l’air d’en haut qui est un autre air. Il mettait une fleur de montagne à son chapeau ; il passait une plume de geai sous le ruban ; il sifflait. Parce que c’est la liberté là-haut, encore plus de liberté qu’en bas : alors, comme ça, on siffle. Il avait donc poussé plus loin qu’on ne faisait d’ordinaire ; tout à coup, il entendit qu’on parlait. Il se trouvait au-dessous d’un endroit où justement Thérèse était assise, mais ne l’avait pas vue et n’avait pas été vu par elle, à cause du terrain coupé. Il eut beau lever la tête, il n’apercevait toujours rien. C’était dans le haut d’un de ces gros blocs, derrière un buisson d’épine-vinette. Et il se mit à écouter, parce que Thérèse parlait beaucoup : il faut savoir que c’est à une de ses chèvres qu’elle parlait. – Est-ce que tu aurais envie de faire comme la Blanche ? dis, vilaine !… Elle devait tenir la bête par le collier et la secouer par moments ; on entendait alors tinter la clochette. – Et sais-tu seulement ce qu’il lui est arrivé à la Blanche, parce qu’elle a été trop curieuse ? eh bien, elle doit être en train de brûler dans le grand feu qui ne s’éteint jamais… Elle secoua de nouveau la chèvre ; de nouveau la clochette tinta : – Avec les voleurs, les ingrats… Elle recommença : – Les voleurs, les ingrats, les orgueilleux, les médisants, les mauvais fils, les portés sur la bouche, les avaricieux, les colères… Ou bien si ça te fait envie, alors c’est bien à ton service, parce que la porte est toujours grande ouverte, et, quand on y passe le cou, le corps y passe tout entier… Elle se mit à rire : – Va seulement demander à Phémie. Heureusement qu’elle avait encore les jambes en bon état. A ce moment, elle dut tirer la bête à elle, car il y eut encore un coup sec de la clochette, puis tout se tut. Et Bonvin écoutait toujours, mais il n’y avait plus rien à écouter. Il se glissa le long d’un des couloirs, puis du couloir suivant ; son cœur faisait un bruit comme quand on tapote avec le doigt contre un tonneau vide. Et puis voilà quand même (ah ! c’est qu’on a déjà terriblement changé) un feu d’imagination s’allumait en lui comme pour Phémie ; il lui venait dans toute la tête une grande chaleur de curiosité. Il continua à se glisser entre les rocs ; puis il prit, lui aussi, à l’intérieur de la gorge. 10 Chemin était en train de tailler au couteau un cœur dans une planche de cerisier, et il penchait la tête de côté sur son ouvrage, l’œil fermé à demi. Il resta ainsi un long moment, puis il se redressa pour examiner son travail à distance. Il se redressa, il se recula un peu ; il vit que son travail était bon, comme toujours ; il se remit à son travail. Il fermait de nouveau l’œil à demi, allant chercher avec la pointe de son couteau entre les veines le dessous de la veine ; et ce fut seulement quand il se redressa pour la seconde fois, s’étant alors tourné par hasard de ce côté-là, c’est-à-dire du côté du nord. Au-dessus de la montagne qu’on ne voyait pas, il y avait dans le ciel une grosse fumée. Il y avait dans le ciel comme quand on allumait l’automne dans les champs des feux, à cause de toutes ces mauvaises herbes (et il n’y en a plus, et puis il n’y a plus d’automne, mais il y avait la fumée). Il se demanda : « Qu’est-ce que c’est ? » tout en regardant ; seulement son ouvrage le réclamait déjà : c’était ainsi ; il remit en avant son couteau ; il ramena ses yeux à sa planche. A ce moment, il fut appelé. Quelqu’un passait devant chez lui et l’appelait : – Eh ! Chemin ! Il reconnut la voix de Phémie. Il posa son couteau sur l’établi, il vint sur le pas de sa porte ; Phémie n’était plus là. – Serre-le fort ! recommençait la voix. Serre-le fort ! Adèle prends-le contre toi, serre-le fort !… Et là-bas, la voix, à présent, c’est-à-dire devant chez Adèle ; mais déjà repartie, ayant poussé plus loin encore ; alors venait la maison d’Augustin : – Est-ce qu’elle est là ?… Va vite la chercher… Va vite, je te dis… Va vite !… Criant ça, cette voix ; puis elle ne fut plus entendue, parce qu’elle avait pris derrière les premières maisons et avait passé aux suivantes, comme si elle devait faire le tour de toutes… Pendant ce temps, l’alambic, chez Pitôme, laissait toujours tomber sa goutte qui faisait un bruit ; à un certain moment, la goutte cessa de se faire entendre. Pitôme vit avec surprise que la goutte tombait toujours. Le silence de la goutte qui continuait de tomber provenait de ce qu’il y avait dans l’air un autre plus grand bruit : mais ce ne fut qu’au bout d’un certain temps que Pitôme commença à l’entendre, ce bruit, son oreille n’ayant connu premièrement que l’absence et le manque. Il alla, lui aussi, ouvrir sa porte. Quelques personnes sortaient de chez elles ; il vit passer Chemin, il lui demanda : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Chemin lui répondit : – Je n’en sais rien ; je vais voir. – Eh bien, tu viendras me dire, dit Pitôme. Parce qu’on ne peut pas abandonner comme ça sa machine ; et il rentra, il se remit assis. Chemin, lui, s’était dirigé du côté de la place. Elle est en avant de l’église ; un vieux banc de granit entoure le tilleul, qui a un tronc comme une tour. Le tilleul était là, se tenant au milieu de la place ; tout autour s’étendait la place, presque toujours vide en temps ordinaire, et où il y a seulement un mulet, qui attend, allongeant son cou maigre à la suite du bât en saillie. Et il y avait bien le mulet comme toujours, mais le mulet n’était pas seul. Beaucoup de gens étaient déjà venus. On discutait de nouveau, on discutait comme on ne faisait plus, on s’agitait (sur cette place où était le mulet rouge et l’horloge toussa rauque). Jamais la nouvelle vie n’avait encore ressemblé tellement à l’ancienne ; personne ne savait du reste ce qui arrivait : simplement cette inquiétude, ce commencement d’inquiétude, et l’horloge eut le temps de sonner encore une fois (qui ne sonnait plus que pour le plaisir, pourtant ils se mirent à compter les coups), -- tout parmi la grande rumeur, qui continuait à se faire entendre, sans qu’on pût connaître où elle se tenait, ni si c’était au-dessus des coups de l’horloge ou au-dessous, ou bien sous la terre ; ou bien encore si elle n’était pas seulement en nous, si ce, n’était pas qu’on l’inventait : peut-être bien ; – et ils se regardaient. Le mulet attendait sous son bât ; le tilleul donnait encore son ombre. Mais, regardant vers la montagne après s’être regardés, ils virent que ce ne serait pas pour longtemps. Ces fumées que Chemin avait aperçues au-dessus des toits s’étaient grandement élevées. La menace était écrite désormais pour eux tous dans le ciel, et là de plus en plus écrite, de plus en plus largement écrite, et elle gagnait vers le soleil. Contre tout ce côté du nord, c’était comme s’il poussait un mur au-dessus du mur des rochers. Le gris des choses tourna au brun, le jaune au roux, le vert au noir. C’était sous Empreyses et quand on tire du côté de Prâpio, et voilà qu’il n’y avait déjà plus d’Empreyses, ni de Prâpio, et plus ces ventres et ces avancements, là où le roc et les rochers faisaient ventre et avancement. L’agitation s’accrut. Depuis si longtemps, n’est-ce pas ? d’aussi loin qu’ils se souvenaient, plus jamais aucun nuage : toujours ce même bleu lisse du ciel comme sur un mur fraîchement repeint, l’ombre fidèle autour des troncs comme l’aiguille sur son cadran, et, quand j’étends le bras, je l’ai continuellement qui se déplace à mon côté par terre, j’ai à côté de moi cette ombre de mon bras comme un autre bras que j’aurais… Il se fit qu’ils n’eurent plus d’ombre, ils se confondaient avec le sol par leur couleur. La qualité de la couleur de l’air fut diminuée jusqu’à devenir celle de la terre ; tout se trouva brouillé dans l’obscurcissement. Ils n’avaient plus leur ombre, il n’y avait plus d’ombre. Rien que cette épaisseur brune, comme quand le brouillard se lève ; et elle venait. A un endroit, alors, elle fut fendue ; on entendit un bruit comme quand une pluie d’orage commence à tomber ; – et ce fut dans le chemin creux, qui se trouva rempli tout d’un coup comme si en effet une grosse averse était survenue : les chèvres, tout le troupeau qui redescendait en courant ; et puis ils virent Thérèse venir derrière : elle levait son bâton en poussant des cris, comme une sauvagesse : « Hô ! hô ! » le levait, l’abattait : « Hô ! hô ! » on entendait le bruit des nœuds sur les échines : « « Hô !… » Ils essayèrent de l’appeler : – Thérèse ! Parce qu’elle venait de là-haut et peut-être qu’elle, elle saurait ; mais elle poussa plus fortement sa voix sans les entendre : – Hô ! hô… hô ! hô !… Et avait déjà disparu : alors seulement, un instant encore, l’avancement de ces fumées, qui pendaient à présent sur le devant de la montagne, en sorte qu’il n’y eut plus que les premières pentes d’herbe à continuer d’être vues, peintes par contraste en vert clair. Et ce fut à travers l’épaisseur et ce fut tout d’abord comme derrière un rideau : il semble qu’on voyait un homme qui venait ; il venait derrière ce rideau ; il levait les bras, il se retournait ; il venait vers vous, il se retournait ; – il vint, il vint encore, il parut dans la partie éclairée, il fut en haut de ces premières pentes de pré : Bonvin ! Bonvin, le chasseur ! – Bonvin ! On criait : « Bonvin ! Bonvin ! » il s’était arrêté. Mais parce qu’il avait besoin de souffler, rien de plus ; seulement ça, et pas de vous. Besoin de faire halte un petit moment sans quoi on sent qu’on va tomber ; et il est là, les bras le long du corps, la tête tenue un peu renversée ; puis, s’étant retourné encore, il lève brusquement son coude replié à hauteur de son visage, en faisant un mouvement de côté, comme quand on va recevoir un coup ; – alors, ce fut comme s’il se levait, en arrière de lui, un grand rire. – Bonvin ! Bonvin ! Mais eux non plus ne savaient déjà plus très bien ce qu’ils faisaient, ni ce qu’ils disaient, ni ce qu’ils auraient eu à faire ou à dire, à cause d’une grande nuit qui était tombée tout à coup. Une nuit qui serait venue bien avant le temps ordinaire ; une nuit comme il n’y en avait jamais eu encore ici, et les étoiles pour la première fois sont absentes de la voûte. Dans les maisons aussi, ils l’avaient vue venir (ceux qui étaient restés dans les maisons) et ceuxci n’osaient plus sortir. Ils cherchent à allumer leurs lampes à pétrole : l’allumette qu’on approche de la mèche vous tremble entre les doigts, laissant tomber les gouttelettes de soufre enflammé sur votre pantalon. Ils essayaient de s’asseoir à des tables ; ils ne pouvaient pas, ni rester debout. Jamais encore la peur, et puis la revoilà ou quoi ? pas tout à fait peut-être encore, mais presque ; et puis drôle de chose ! et c’était chez Pitôme (parce qu’il y avait beaucoup de monde chez Pitôme) ; il vous tendait son gros verre à vin, rempli jusqu’à la moitié d’un liquide qui ressemblait à de l’eau, mais qui y ressemblait seulement : la plupart refusaient, la plupart secouaient la tête ; – mais voilà que, soudain, chez ceux qui acceptaient, l’ancien effet, celui de l’autre vie, recommençait à se faire sentir ; de nouveau le liquide agissait, une chaleur leur descendait le long du tube dans l’estomac, s’arrondissait, leur gagnait tout le corps, puis leur éclatait dans la tête. Ils se mettaient à parler tous à la fois ; brusquement, ils se taisaient comme si quelqu’un eût levé la main pour les faire taire, mais personne n’avait levé la main. Ils parlaient de nouveau, ils se taisaient, ils se regardaient, ils baissaient les yeux. Et l’alambic, depuis quelques heures, donnait beaucoup moins, les gouttes moins grosses, plus espacées, comme si l’esprit eût diminué et que la matière épaisse se fût épaissie encore. De nouveau, dans les baquets où les racines trempaient, une écume s’était formée, et c’est qu’elles refermentaient. Alors Pitôme s’était mis à montrer la chose du doigt ; il hochait la tête : – C’est drôle, il y a de nouveau de l’impureté. Et ensuite : – M’est avis qu’on revient en arrière. Et encore ça, – Pitôme qui est là, Pitôme qui dit ça ; puis, il y a eu comme si un grand soupir se faisait entendre ; il passa par-dessous la porte. Est-ce le vent ? non, ce n’est pas le vent. Le bruit de nouveau venait par-dessous la porte, il glissa tout le long des murs, il se promena sur le toit : après quoi, il y a eu comme si quelqu’un courait, comme si quelqu’un avait passé en courant devant la maison, quelqu’un repassait en courant devant la maison. – As-tu bien fermé ? dit-on à Pitôme. Mais on repassait devant la maison. La porte a été secouée. Et Pitôme : – Qui est-ce ? – Ne va pas, malheureux ! – Que oui ! – Que non ! – Allons ! dit Pitôme. Il ouvre : un homme a été comme poussé des deux mains à l’intérieur, il a fait encore deux ou trois grands pas tout en travers de la cuisine. C’était Bonvin. Sa mâchoire lui était tombée jusque sur son devant de chemise ; puis la lumière (quand même ce n’était qu’une pauvre petite lumière de falot-tempête) sembla lui faire du bien ; il dit : – Gare à vous ! Ils viennent… – Qui ça ? Il dit : – C’est que j’ai été jusqu’au fond et ils m’ont vu. Il dit : – Je les ai dérangés d’où ils étaient, et ils m’ont vu… Je leur ai montré le chemin ; ils viennent… – Qui ça ? Mais, à ce même moment, comme il s’était tourné vers la fenêtre, sa mâchoire lui retomba et il eut le fil de la parole coupé ; alors on se tourna vers où il se tournait lui-même, on vit une lueur rouge qui était carrée. Il la montra encore avec le bras en reculant ; c’était à cause de la fenêtre carrée ; et il montrait cette grande lueur dehors avec le bras, en reculant. La maison s’était mise à balancer ; on entendit craquer les murs et le plafond ; et tous alors, tous ceux qui étaient là, à cause de ce plus grand danger se portèrent en hâte vers la porte. On faisait de même partout. Devant chacun, sa porte, et puis son escalier et les marches de son escalier furent peints en rouge sur noir pour leur dire : là ! Et le chemin de même fut peint en rouge. Ils allaient tous sur le même chemin, parce qu’il n’y en avait qu’un possible, n’y ayant qu’un endroit où ils pussent être en sûreté et tous alors sur ce même chemin, étant peints en noir sur son rouge. Peints en noir l’un à côté de l’autre sur le rouge, avec les façades des maisons, sur un des côtés du chemin, rouges, et de l’autre côté pas rouges. Et eux une joue rouge et pas l’autre. Se poussant. Tous qui venaient, tous qui montaient ensemble, à présent. Bé. Produit. Serment. Delacuisine. Besson. On vit que Phémie avait vite été chercher Catherine (puisque toutes deux devaient savoir), et la soutenait, tandis que Catherine donnait la main à la petite Jeanne. Allant tous les uns à côté des autres et les uns derrière les autres, bien serrés, parce qu’il n’y a qu’un seul endroit où on puisse espérer d’être en sûreté ; mais qu’est-ce qu’il nous arrive ? Et est-ce vrai ? mon Dieu ! quoi alors ? Et Pitôme aussi, et Chemin. Chemin, Pitôme aussi ; les gens qui étaient chez Pitôme, parmi lesquels Bonvin qui tenait sa tête des deux mains comme si elle allait lui partir. Et Augustin, et Augustine. Et tous, tous pour finir. Et tous pour finir amenés là-haut : alors ils furent éclairés par-devant. La terre bougea encore une fois et encore une fois vint ce bruit qui ressemblait à celui d’un grand vent. Et il se trouva que le seul endroit où ils fussent en sûreté était aussi l’endroit d’où on pouvait le mieux tout voir ; il se trouva également qu’ils furent obligés de regarder, parce que, dans leur dos, la menace eût été encore plus terrible. Obligés de faire face, obligés d’être là, obligés d’assister à ça : et, d’abord, ils virent seulement que la montagne était devenue rouge clair et transparente comme du verre dans le feu ; puis, s’étant habitués à en soutenir l’éclat, ils redistinguèrent les formes ; ils virent Empreyses revenu et Prâpio ; les dernières fumées s’élevèrent : ce fut alors pour eux comme quand on regarde à travers une loupe ; ça venait, ça s’agrandissait ; – comme quand on met une lentille entre son œil et la page d’un livre, et les lettres montent, et montent, qui font des mots, qui font des phrases, qui font un sens. Sans rien dire, ni bouger ; occupés seulement à voir et à regarder. Seulement occupés à regarder et à mettre ensemble. Ça coulait dehors par tous les trous, toutes les crevasses, toutes les fissures, les moindres fentes. Comme quand une conduite d’eau saute ; comme quand un tuyau d’arrosage crève, comme quand il y a une forte pression et que ce qui était là pour la contenir ne peut plus. Et il y eut vite une voix encore, celle de Bonvin : « C’est ma faute ! » parce que tout le temps il va dire : « C’est ma faute ! » et Bonvin de nouveau : « C’est moi ! c’est moi ! » mais on aurait compris sans lui. Ceux d’en bas, de dessous ! Ceux d’en dessous de nous ! Ceux auxquels on ne pensait plus ! Ceux qui sont dans les tourments à toujours, quand, nous, on était dans le bonheur à toujours, mais ça va changer. Ils viennent ; ça va changer. Et, en effet, ils venaient de partout. Ils se tiraient dehors par grappes les uns les autres, ils tombaient à deux et à trois ; ils roulaient à deux ou à trois. Dans le grand éclairage, vus comme tout à côté de vous, semblant encore plus proches qu’ils n’étaient en réalité ; – et tout se distinguait dans le plus grand détail. Comme sur les images, dans le temps, l’autre temps, sur les peintures des églises. Comme quand on tenait l’image devant soi ou bien on se tenait devant une de ces peintures. Avec pas de mains ou pas de figure, ou bien rien qu’une main, ou encore pas de pieds. Sans peau, tout en chair rouge, ou au contraire pas de chair, et la peau collée à même la pierre des os. Qui roulaient ; et puis, sitôt arrêtés, qui écartaient des deux mains leurs cheveux, – parce que leurs cheveux leur tombaient par-devant jusque sur la poitrine, et, les jetant par-dessus une épaule et puis par-dessus l’autre épaule, ils regardaient. Ils ricanaient ; ils se portaient en avant. – (Et eux, tous là à regarder de leur côté, et obligés de regarder. –) Et ces autres, alors, les apercevant tout à coup : alors ils voulaient venir. Ils ricanaient, ils leur faisaient le poing. Une voix par-dessus les autres, appela : « Eh ! » puis elle dit : « On vient ! » Tout riait alors dans le nombre. Cependant on pleure. Il y avait un mélange de tout, parce que les passions sont pêle-mêle comme les corps. Une là-bas a dû voir Adèle ; alors on la voit elle aussi ; elle balance devant elle rien, elle est belle, elle a ses beaux seins nus qui sortent. Elle tire encore de la main sur l’étoffe du corsage et tire et tire, l’étoffe vient en bas ; alors ses grands seins blancs, redressés du bout, qui lui font mal : quelque chose qui n’est rien qu’elle veut serrer contre eux : et à Adèle : « Tu as le tien, toi ! mais attends ! attends seulement !… » Celles et ceux qui ne sont pas tourmentés dans leur chair, mais dans leur cœur, mêlés à ceux et celles qui sont tourmentés dans leur chair. Celle-ci, par exemple, qui cherche, cherche, cherche ; et qu’est-ce qu’elle cherche ? et jamais tu ne trouveras, mais à toujours tu chercheras. Celle-ci, là-bas, sans Augustin, sœur d’Augustine ; puis, apercevant Augustine, elle s’est jetée en avant : elle est tombée, elle se relève, elle retombe ; alors ils sont trois ou quatre à lui rouler par-dessus… Cette fausse Augustine là-bas, cette Augustine malheureuse ; la vraie ici, et ici l’heureuse ; alors voilà que l’heureuse se serre tant qu’elle peut contre le côté de la large épaule et le drap, parce que peut-être ça va être fini pour nous. S’ils viennent, s’ils venaient : et Bonvin : « C’est moi ! c’est moi ! » se frappant alors à grands coups le côté de la tête ; mais Phémie : « Non ! ce n’est pas toi, ou pas toi tout seul… » voulant alors continuer, seulement on ne l’entendait plus dans le bruit. Et eux donc tous là : Catherine qui a caché la tête de la petite Jeanne sous son tablier ; Pitôme tenant à la poignée, comme toujours, toute sa barbe ; Bé qui a dit : « Si seulement je n’étais pas revenu à la vue » – rangés là cependant et tous alignés là, obligés d’être là et obligés de regarder ; et immobiles tout d’abord ; – puis, quand même, comme s’ils ne pouvaient plus : cherchant alors à faire un mouvement pour s’arracher et fuir, tirant sur un de leurs pieds, tirant sur l’autre de leurs pieds, renversant le corps comme on fait de la tige d’une plante qu’on déracine ; – inutilement. Et maintenant, c’était tout proche, – mais toujours inutilement. Et alors ça vint encore, et à cause de l’abondance même, ça montait comme quand une vague se met par-dessus une vague et par-dessus celle-ci une autre ; ça montait, ça venait, ça monta encore, ça vint ; – et, eux, pensant à ce qu’ils avaient eu et à ce qu’ils avaient été : « Fini !… » Avec une pensée tournée encore vers leur bonheur, et un regret : « Fini ! » Et de nouveau : « Fini !… fini !… » Et non, parce qu’il y a un ordre. Parce que ceux-là étaient les punis : alors ils sont impuissants. A un moment donné, ils furent retenus ; ils furent ramenés. Ils furent ramenés par le moyen d’eux-mêmes et le moyen de leurs propres passions. Non extérieurement ramenés et reconduits, mais intérieurement. Il y avait la jalousie. Ils s’empêchaient les uns les autres. Ils se détruisaient mutuellement. Ils se ramenaient aux fissures. Seulement une menace qu’il y a eue ; puis la grande gorge s’avança comme une mâchoire, et les reprit. Il y eut l’ombre. La fumée revenait, qui avait été au commencement. La montagne s’éteignit peu à peu, comme quand une lampe qu’on porte à la main s’éloigne à l’intérieur d’une maison… 11 Pourtant ils ont été longtemps encore ici sans paraître entendre, ni voir. Depuis un bon moment, l’oiseau a commencé ; il s’encourage, il pousse sa note ronde. Il pousse une note ronde par-dessus une autre note ronde, comme le jet d’eau ses perles, perçant l’air. On commence aussi à voir la montagne. Il y a eu l’oiseau d’abord, puis il y a eu la montagne : on a vu qu’elle devenait toute rose, d’un très doux mince petit rose, comme quand le soleil commence seulement d’être au bord du ciel et ce n’est encore qu’un reflet de lui qui vous est envoyé par les glaciers. Comme si la journée seulement commençait, et qui est en effet une journée nouvelle ; et donc ces recommencements : l’oiseau d’abord, puis la montagne ; et puis, à présent, deux fois la montagne, une première fois dans l’air, une seconde dans l’étang, qui fut rond par elle et se dessina et lui aussi il fut tout rose. Et ainsi, un moment, plus rien, puis quelque chose, et puis peu à peu toujours plus de choses ; cependant ils continuaient à ne sembler ni entendre, ni voir. Seulement les mains qu’ils bougent, comme le dormeur dans son lit avant qu’il soit tout à fait réveillé, qu’ils rebougent, qu’ils font rebouger ; et puis ils les ont reconnues, ils ont connu qu’elles étaient là ; mais seulement ainsi les promenant devant leurs figures, les faisant aller devant eux, comme ça. Il fallut que l’oiseau recommençât à chanter, il fallut que la montagne de nouveau fût vue : alors le silence dont leurs oreilles étaient encore pleines tomba de leurs oreilles, la nuit qui était restée dans leurs yeux tomba de leurs yeux. Et, toutefois, c’était comme s’ils n’osaient pas y croire encore, pas croire encore à ce que leur montraient leurs yeux, à ce que leur disaient leurs oreilles : il fallut donc premièrement qu’ils s’assurassent chacun de soi-même avec ses mains et, s’étant assurés d’eux-mêmes, ils s’assurassent avec leurs mains les uns des autres. Ils vinrent, ils se touchaient : mais alors le piquant des étoffes de grosse laine fut sous leurs doigts et ces chemises de forte toile faite chez nous avec le chanvre de chez nous, semé par nous ; ils reconnurent au toucher ce grenu, ce poilu, ce rêche ; il leur fallut encore le reconnaître au toucher, comme quand l’aveugle de chair recouvre la vue, comme Bé a fait une fois, comme s’ils ressuscitaient à nouveau ; – et ils se tinrent un instant immobiles ; mais quand l’oiseau de nouveau chanta, Bonvin tout à coup leva les bras et Bonvin dit quelque chose. Bonvin leva les bras, Bonvin dit quelque chose ; Maurice le chercheur d’or leva les bras, dit quelque chose. Et ils se tournèrent les uns vers les autres ; alors on vit Adèle qui prenait son petit et qui le tendait devant elle : et le tint ainsi tendu un moment, puis vite le ramena, et vite le reblottissait dans sa poitrine bonne chaude, se penchant sur lui avec des baisers. Et Adèle Genoud fut l’une, mais Phémie était déjà l’autre, ayant été à Catherine, et l’ayant prise par la main. Et Augustine fut la troisième, car Augustine venait aussi. On voyait que sa jupe était brune avec des gros plis ; son corsage était plat sous un mouchoir de cou rouge. On voyait que son corsage était plat, son petit chapeau était plat et posé un peu de travers sur un chignon pareil à une grappe de raisins noirs, – elle vint donc, elle se tenait là ; et, parce qu’elle était moins grande que lui, elle se soulevait sur la pointe des pieds, elle tendait vers en haut tout son corps et en haut de son corps ses bras, et, lui, il la tenait par les deux côtés de la tête. Et tous ceux qu’on sait qui sont là. Tous ceux qu’on sait qui sont de nouveau là, bien rangés les uns à côté des autres dansle bel éclairage revenu tout entier ; tous ceux qu’on sait, comme ils étaient. Ces chapeaux de feutre, ces vestes carrées, ces pantalons ronds comme des tuyaux ; et également ces mouchoirs de cou, également ces jupes de grosse laine. Se retrouvant, qui s’étaient retrouvés. Qui retrouvaient la vie, qui retrouvaient leur vie. Mais, parce qu’ils avaient cru la perdre, elle est comme plus de vie. Il n’y avait plus rien, on ne savait plus voir ; ils voyaient de nouveau et comme pour la première fois. Tout se tenait de nouveau devant eux dans une grande nouveauté. Il y avait cette richesse ; ils s’énuméraient leurs richesses. Ils regardaient de tout côté. Il y avait de nouveau l’endroit nu auprès de l’endroit boisé ; l’endroit verni de soleil auprès de l’endroit mouillé d’ombre. La montagne fut verte à nouveau de deux verts, grise de deux gris. Tout ce qu’on ne se connaissait plus ; tout ce qui est votre propriété. Leurs petits champs, leurs petits prés. De nouveau, le mûrissement de l’orge était une belle couleur dorée, au-dessous des prés bruns à cause des foins pas fauchés. Il y avait tous ces arbres fruitiers. Il y avait ces boules blanches, il y en avait qui étaient roses : elles étaient posées sur des pentes si raides qu’on s’étonnait de ne pas les y voir rouler. Tout qui revit dans sa fraîcheur ; tout le pays (qui était leur pays), toute la terre sortant à neuf, – qui leur étaient rendus, mais comme s’ils leur étaient donnés. Et toutes ces richesses du dehors, mais pas seulement celles du dehors, parce qu’il y avait aussi ces autres, celles du dedans, qu’on n’avait plus, qui revenaient. Et on n’avait plus le bonheur, mais le bonheur vous a été rendu. Alors ils firent encore un grand mouvement avec la tête comme pour dire oui ; un grand mouvement avec la tête de haut en bas, comme pour dire on sait, on voit ; puis un grand mouvement de côté et de tout côté, comme pour tout bien voir encore une fois, tout bien voir et bien dénombrer, tout bien serrer en eux et se le rappeler, et désormais le tenir là ; mais tout à coup ce fut comme si ce mouvement, parti d’eux, gagnait les choses ; et, elles aussi, partout ce fut comme si elles disaient oui. Le soleil se balança dans le ciel. A cause d’un peu d’ombre sur ses bords et d’un reflet à son centre, l’étang parut se soulever. Les saules qui étaient sur le bord lâchèrent leurs oiseaux comme une fronde lâche sa pierre. Et, en arrière de l’étang, la grande pente commençait ; on la vit bouger, elle s’élevait, elle grandissait, elle montait sans cesse vers plus haut, ils durent renverser la tête ; ils renversaient la tête pour la suivre dans sa montée ; et elle fut comme jamais, n’ayant jamais été si grande : élevant successivement ses étages jusqu’aux neiges blanches, par des rondeurs, des douceurs d’herbe, des premiers plans, des carrés de bois, mais va plus haut ; – encore des bois, des ravines, les coulures grises des ravines, puis des rochers : le brillant des rochers comme du verre brille ; – va plus haut, on a tout et tout nous est donné ; – encore plus haut, là-haut, où il tremble contre un bleu, qui est noir tellement il est foncé, le grand trône d’argent et d’or, jusqu’où leurs regards les portèrent ayant la tête tout à fait renversée, parce que c’est un sommet ; et puis ils ne purent plus, ils ne purent plus regarder. 12 Le lendemain déjà, Chemin s’était mis à peindre un tableau, et on venait le voir peindre son tableau. Il y avait, à son tableau, une partie d’en haut et une partie d’en bas. Les gens venaient, entraient, fermaient la porte ; et ils s’asseyaient sur l’établi ou bien ils restaient debout. Ils venaient tous, comme ça, chaque jour, pour voir, comme ils disaient : « Où ça en était » ; puis ils ne disaient plus rien et se tenaient là bien tranquilles, les uns debout, les autres assis sur l’établi. Ils regardaient Chemin. Chemin avait rangé ses couleurs par espèces sur un morceau de verre à vitre ; il allait avec son pinceau à une couleur, puis à l’autre. Il y avait du noir parmi ses couleurs. Son tableau était divisé en deux parties ; une partie d’en haut et une partie d’en bas ; il travaillait à toutes les deux en même temps : tantôt à l’une, tantôt à l’autre. Il venait avec son pinceau, et il prenait tantôt du noir, tantôt du bleu. Pour la partie d’en haut, il n’avait qu’à regarder autour de lui et par la fenêtre ; pour la partie d’en bas c’est dans ses souvenirs qu’il lui fallait regarder ; – et venant avec son pinceau, il prenait un beau bleu pour la partie d’en haut et, pour celle d’en bas, du noir ou bien du rouge sombre. Ecrivant ainsi avec son pinceau les choses qu’on ne peut pas bien dire ou que lui, du moins, n’aurait pas pu bien dire ; – mais avec son pinceau on peut les dire, et il venait et les disait, parce que rien n’existe encore qui n’est pas dit, comme il savait. Dans une grande sûreté de main, parce qu’il ne disait rien dont il ne fût certain ; dans une grande joie aussi, – parce qu’il avait retrouvé la joie. A cause qu’on sait à présent, qu’il n’y a pas rien que la joie ; et il disait : « C’est ce que je dis. » Venant avec un bleu, un joli vert, du blanc ; et il disait : « C’est pour en haut. » Venant ensuite avec le noir et ce rouge sombre ; et il disait : « C’est pour en bas. » En haut, ceux qu’on connaît, et leur bonheur sous la montagne ; là où on est heureux, avec des figures contentes, avec la paix autour de soi dans le beau jour, sous les rochers, sous de la neige rose et de la neige blanche ; tous ceux qu’on connaît allant et venant dans les belles couleurs de tout ; – et il y a ce haut, d’abord, et puis… Parce qu’il y avait l’autre partie, il y avait quand même à son tableau ces deux parties ; et quelques-uns s’en étonnaient ; mais, quand ils le disaient à Chemin et quand ils lui demandaient pourquoi : – Pourquoi ? disait Chemin. Il reprenait : – Pourquoi cette partie d’en bas ?… Pour que celle d’en haut soit encore plus belle… FIN