La beauté sur la terre I – Voyons, a dit le patron, tu ne vois pas que c’est un timbre d’Amérique ? Santiago, dans l’île de Cuba. Et la lettre est une lettre officielle, pas moyen de s’y tromper. Qu’est-ce qu’il faut que je réponde ? – Ma foi, a dit Rouge, à ta place, moi, je la laisserais venir. – Tu crois ? Les deux hommes causaient près de la porte vitrée donnant sur la terrasse et qui était grande ouverte, bien qu’on ne fût qu’au mois de mars, mais il faisait un beau soleil ce jour-là ; ils n’étaient que les deux dans la salle à boire. Et Milliquet avait rouvert la lettre qui était une lettre tapée à la machine sur papier à en-tête, ce qui l’impressionnait : – Pas de doute… Georges-Henri Milliquet, 54 ans, mort le 23 février 27 à l’hôpital de Santiago de Cuba… Georges-Henri, c’est bien mon frère… Il a continué de lire à haute voix : Pour obéir à ses dernières volontés… Une somme de 363 dollars sur laquelle seront prélevés les frais de voyage, sauf avis contraire de votre part… Ah ! mon pauvre Rouge, qu’est-ce qu’il faut faire ? – Quel âge a-t-elle ? – Dix-neuf ans. – C’est un bel âge. – Oui, a dit Milliquet, mais Dieu sait comment elle aura été élevée et quelles habitudes elle aura prises dans ces pays chauds, ces pays de nègres… Il y a aussi la question du climat. – Oh ! elle arrivera pour la belle saison. – Oui, mais… Il bégayait, tout en hochant sa grosse figure molle ; une figure pleine de plis, qui, parant du menton, montaient en travers de ses joues comme des lignes sur un cahier : – C’est qu’il y a au moins trente-cinq ans qu’on n’avait plus eu de ses nouvelles (parlant de son frère) ; je le croyais mort depuis longtemps… – Eh bien, tu vois bien que non et que tu te trompais, dit Rouge, ça arrive. Et il faut croire qu’il n’avait pas la même opinion à ton sujet, puisque c’est lui qui a donné ton adresse au consulat… Et ma foi, tu sais, un frère, c’est un frère… Tu ne peux pourtant pas laisser ta nièce à ces Américains. Milliquet haussa les épaules sous son gilet de chasse en grosse laine rousse, boutonné de travers sur une chemise sans col. Il soupira. Il disait : – Tu comprends, 363 dollars seulement… Et une fois les frais de voyage déduits… Qu’est-ce que ça peut bien coûter, ce voyage ? Et combien de temps est-ce qu’il dure ? hein, sais-tu ? – Tu n’as qu’à regarder le timbre ; – Oui, trois semaines. Eh bien, compte seulement. Le billet de bateau, le train, la nourriture, l’hôtel… – Oh ! naturellement, si c’est une affaire que tu cherches, mais la question n’est pas là. Si tu abandonnais ta nièce, qu’est-ce qu’on penserait de toi ? Et puis ce pauvre homme, penses-y un peu ; représente-toi que tu es sur ton lit de mort… Tu es sans parents, sans amis,tu vas mourir, tu laisses une fille ; tu laisses une fille et point d’argent… Ah ! voyons, Milliquet, dis voir, car, vers qui te tournerais-tu, à ces moments-là, sinon vers la famille et le pays, quand même tu les aurais quittés depuis cent ans ?… Il s’est dit : « Heureusement que j’ai un frère… peut-être qu’il a eu juste le temps de faire venir le consul et de lui donner ton adresse… – Oh ! dit Milliquet, ce n’était pas la bonne ; tu n’as qu’à voir… Et il montrait à Rouge l’enveloppe toute corrigée, et recorrigée, couverte d’inscriptions au crayon encre, mais Rouge : – Quelle importance ça a-t-il ? Je te dis seulement une chose, c’est qu’il est mort tranquille, parce qu’il a cru pouvoir compter sur toi. Le reste, ça te regarde… Milliquet a soupiré de nouveau ; il porte la main à sa nuque, il se la passe à deux ou trois reprises dans la nuque : – Oui, mais qu’est-ce que ma femme va dire ? Rouge vida le fond de sa chopine de trois décis dans son verre ; il ne répond rien. Il avait une grosse figure rouge, une casquette de marin à visière de cuir verni, la moustache presque blanche. Il portait un tricot de laine bleue à col montant, qui boutonnait sur l’épaule. Court, gros, carré, il se tenait le corps en avant sur son siège sans dossier, tirant de temps en temps sur la pipe qui lui pendait au coin de la bouche. Il n’a rien répondu, il a dit seulement : – Oui… Il a dit : « Oui, » une seconde fois. Puis : – On va aller… Il prit son verre qu’il vida, ayant logé sa pipe dans la paume de sa main gauche ; il fit claquer sa langue, il s’essuya la bouche du revers de la main : – Tu n’as pas vu Décosterd par hasard ? Milliquet secoua la tête. – Il faut que j’aille voir ce qu’il fait. Il se lève. Et c’est alors qu’il a repris : – Le consul ne te dit pas si elle est jolie ? Il tira sur son maillot qui faisait des plis autour de son gros corps et dont il a soulevé le côté pour aller prendre son porte-monnaie : – Quant à ta femme, a-t-il recommencé, dis-toi bien que tu auras une scène, quoi que tu fasses, et que donc, de ce côté-là, tu as de quoi te consoler… Au revoir. Il sort par la terrasse. L’autre tenait toujours la lettre dans sa grosse main molle aux poils roux. Il faisait un grand soleil que le lac renvoyait. On voyait les branches nues des platanes aller à la rencontre l’une de l’autre comme les poutres d’un plafond ; elles projetaient leurs ombres jusque sur les tables de la salle à boire, dans le bout desquelles elles se cassaient, laissant tomber leur autre moitié sur le plancher. Mais il y avait aussi les ombres des branches au-dessus de vous, quoique plus vagues, à cause de la lumière d’en bas. On la voyait venir par-dessus le mur bordant la terrasse, elle frappait de bas en haut les branches et les gros troncs verts, faisant bouger sur le plafond ces autres ombres un peu plus pâles. Et Milliquet a avancé un pied dans sa pantoufle de lisière, il avance l’autre pied : quoi faire ? ah ! mon Dieu, oui, quoi faire ? ayant une petite moustache sans couleur, et un poil rare et sans couleur sur ses grosses joues tombantes couvertes de taches de son ; regrettant de ne pas avoir déchiré la lettre dès sa venue, mais enfin le facteur avait dû déjà remarquer le timbre, on n’en voit pas souvent de cette espèce par chez nous ; de toute façon… De nouveau, il avance le pied droit, puis l’instant d’après le gauche… Et sa femme, elle aussi, aurait fini par se douter de quelque chose ; en somme, il avait donc bien fait de mettre Rouge au courant de l’affaire ; Rouge, en cas de besoin, pourrait toujours lui donner un coup de main… Il avance le pied gauche, le droit : – Eh bien, tant pis, tant pis ! Qu’elle vienne… Elle… Il s’arrêta un instant, puis, parlant tout haut (il s’agissait maintenant de sa femme) : – Elle, elle m’embête. Autant me débarrasser d’elle tout de suite. Il appela : – Rosalie… Eh ! Rosalie… Mme Milliquet parut dans l’escalier. Et la suite a été que les voisins, toute l’après-midi, ont entendu le bruit d’une violente discussion à deux voix. C’est cette lettre d’Amérique, et une nièce que Milliquet avait là-bas, et qui lui tombait sur les bras. Pourtant, disait-on dans le pays, il a bien fait de dire oui quand même… On disait comme Rouge : « Un frère, c’est un frère… » II Il fallut trois semaines à la réponse de Milliquet pour parvenir à destination, ce qui nous mène au commencement d’avril ; une dépêche du consul peu après nous a appris que la jeune fille s’était embarquée. Milliquet avait été emprunter un atlas à l’instituteur ; il le feuilletait en compagnie de Rouge. Il leur avait fallu tourner beaucoup de pages, avant de trouver l’Amérique ; l’Amérique elle-même était en trois parties. C’était une Amérique en trois morceaux ; ils avaient hésité avant de tomber sur le bon. Pourtant Rouge, tout à coup, avait posé le doigt sur le nom cherché : Santiago de Cuba ; ils avaient vu que c’était dans une île. C’était au fond d’un golfe, dans une île : et plus au nord sont les Etats-Unis teintés en rouge, plus à l’ouest il y a le Mexique qui est vert ; au sud alors, ça se recourbe, ça vient vers nous comme un bras qui se tend, c’est violet : – Tu vois, disait Rouge, ça, c’est le canal de Panama… Les bons de Panama, tu ne te rappelles pas ? non, tu es trop jeune… Et tu as raison, reprenait-il, ça doit être déjà à moitié nègre dans ces pays-là ; tu ne sais pas qui était sa mère ? – Je ne sais rien, rien, rien… Mais du moins était-il facile de voir qu’elle n’avait pas eu besoin de faire un long chemin pour s’embarquer : – Et, ensuite, il tire vers nous, mais je ne sais pas trop quelle route il prend… C’était du bateau que Rouge parlait, allant avec son doigt vers l’est : – Parce que c’est plein d’îles… Si c’est entre Cuba et Haïti, ou entre Saint-Domingue et Porto-Rico, ou entre Porto-Rico et les… Attends… Il lisait le nom sur la carte : – Les Iles Vierges… pour sortir de la mer des Antilles ; mais ensuite, comme qu’il en aille, on est dans l’océan Atlantique… Il s’arrêtait encore une fois, étant arrivé au bord de la carte, il fallait qu’il revînt en arrière dans l’atlas jusqu’à la planche représentant l’Afrique qui ressemblait à une grosse rave ; l’échelle n’était plus la même, Rouge s’embrouillait. – Attends il faut trouver le degré. Le 20me… Là, tiens, juste en face du cap Blanc… Et là enfin l’océan était grand ouvert devant nous, tandis que Rouge cherchait à se l’imaginer, parce que, nous, on a bien de l’eau, mais elle est petite. Cent kilomètres tout au plus dans un sens, dix ou douze dans l’autre, une eau petite qui n’est qu’un lac et tout entouré de montagnes ; et Rouge cherchait à se représenter là-bas cet espace non limité, ces autres eaux sans fin, coupées à ras du ciel en rond comme avec des ciseaux dans de la toile bleue. Et là-dedans, ces six étages blancs (il se rappelait les images qu’il avait vues dans les journaux illustrés), des cheminées comme des tours : – Ah ! disait Rouge, ça va vite (parce qu’il était un peu navigateur lui aussi). Aujourd’hui, elle ne doit plus être bien loin des Canaries… Il disait : – C’est des bateaux à turbines. Ils n’ont pas des bateaux à roues comme les nôtres. Sur l’océan, les vagues sont trop grosses. Et c’était sous des oiseaux de mer, tandis qu’ici on n’a que des moineaux ; c’était dans le soleil brûlant, ici il faisait froid encore, les prés étaient couverts de gelée blanche le matin, à peine si les premières violettes se montraient dans les haies ; – il n’y avait encore que très peu de bateaux à vapeur sur le lac et on n’y voyait guère de voiles non plus, parce qu’elles sont assez frileuses. Ici, c’est tout petit ; il n’y avait que le bateau de Rouge qui était un bateau à rames. On voyait Rouge qui ramait et c’était tout ce qu’on voyait. Il faisait une eau grise, une eau comme du sable, ou bien couleur d’eau de savon ; le ciel qui était de la même couleur que l’eau empêchait de voir les montagnes. Dans le café on avait ouvert une fois de plus l’atlas et des hommes qui buvaient là, étaient venus rejoindre Milliquet et Rouge, se penchant pour voir entre leurs épaules : – Aujourd’hui, disait Rouge, elle doit être arrivée dans le détroit de Gibraltar. Pour trouver le détroit de Gibraltar, il leur a fallu de nouveau aller en arrière dans l’atlas, le feuilletant dans le mauvais sens ; ils trouvèrent l’Italie, ensuite ils ont trouvé l’Espagne ; c’étaient des planches à échelle réduite où l’Espagne, par exemple, était plus grosse que l’Afrique ; mais voilà que Milliquet venait de prendre Rouge à part : – Tu sais que je lui donne la chambre d’en haut, celle qui est au midi. C’est une bonne chambre… – Tu as raison, dit Rouge. Autant faire les choses consciencieusement quand on les fait… Sur ces entrefaites est arrivée une carte de Marseille ; cette fois, ce n’était plus le consul, c’était la voyageuse elle-même qui l’avait écrite : – Et il faut croire, disait Milliquet, qu’elle sait le français… Mon frère le lui aura appris… Il pleuvait. Devant les étables, entre les pavés, il y avait des flaques rondes comme des dessus de bols pleins de café au lait. Milliquet avait pris avec lui un gamin qui poussait une brouette à herbe. Ici, ce n’est qu’une petite station et le train de 2 h 40 était un train omnibus ; les voyageurs y sont un peu toujours les mêmes : gens du village allés à la ville pour affaires, commis-voyageurs en tournée, marchands de vaches à longues blouses noires ou violettes ; ils sont descendus, ils étaient trois ou quatre ; Milliquet se tenait à la tête du convoi. Les voyageurs sont descendus, déjà ils sortaient de la gare ; déjà, le chef de gare, portant le sifflet à sa bouche, allait donner le signal du départ ; c’est à ce moment qu’on a vu le contrôleur monter précipitamment dans un des wagons, puis reparaître avec une valise. Elle était parue à sa suite. Le train s’est éloigné rapidement, pendant que les voyageurs l’un après l’autre s’engageaient sur la route ; il ne restait plus sur le quai, du côté de la queue du train, que cette personne dont on ne pouvait rien voir, quoique grande, faisant une sorte de paquet jaunâtre, tout enveloppée et emmitouflée qu’elle était dans un manteau à capuchon ; une personne sans bras, ni tête, et qui ne bougeait plus, sa valise posée à ses pieds. Milliquet s’est approché sous son parapluie. Il s’est approché dans ses gros souliers de cuir de vache et à œillets de laiton qu’il traînait dans le gravier, ses varices le faisant particulièrement souffrir ce jour-là ; tout en venant, il se retourne, il a fait signe au gamin de le suivre ; et devant lui, alors, de ce long espace de temps (trois semaines), de toutes ces mers et ces îles, de tous ces pays feuilletés (et de ses espérances aussi, il faut le dire, parce que Rouge et l’atlas avaient fini par lui fouetter l’imagination) – c’est seulement cette pauvre chose qui était née, cette pauvre petite chose grise. Une personne sans pieds, ni bras, et Milliquet n’a même pas vu sa figure. A peine si elle lui tend la main quand il lui a tendu la sienne, disant : – Eh bien, ça va bien ? Disant encore : – Vous avez fait bon voyage ? Un peu long, n’est-ce pas ? A peine si elle a levé la tête qu’elle a hochée simplement pour dire oui, la valise à ses pieds, une vieille valise de cuir crevée aux angles et dont la serrure ne fermait plus, de sorte qu’une courroie passée autour de son bombement l’empêchait seule de s’ouvrir. Il marchait maintenant à côté de sa nièce ; il ne disait rien, elle ne disait rien. Derrière eux, le gamin retenait la brouette, parce que le chemin qui mène au village est en pente. C’était une brouette à herbe. Ils ont passé sous la voie ; ensuite, à votre gauche, vient une grande maison carrée avec une allée d’ormes qu’on appelle le Château. Il faisait une toute petite pluie très fine qui semblait moins tomber du ciel que flotter en tout sens dans l’air autour de vous ; et Milliquet marchait sous son parapluie, elle, elle marchait à côté de lui serrant autour d’elle son manteau ; – alors viennent à votre droite, des prés, des vergers, deux ou trois grosses fermes ; à votre gauche, après le Château, il y a toute une lignée de maisons plus petites, il y a une maison rose, il y a une maison jaune, il y a une maison neuve avec une boutique : deux ou trois personnes sont parues sur la porte de la boutique. Mais on a dû se dire qu’il n’y avait pas grand-chose à voir, si bien qu’il ne se passa rien jusqu’au bas de la rue menant au lac ; là, Milliquet s’est arrêté, il a dit : « Nous voilà rendus. » La porté d’entrée s’était ouverte, laissant passer la tête de Madame Milliquet sous un fichu de laine noire ; tout aussitôt la tête s’était retirée. Milliquet portait la valise. Il a dit : – Ecoutez… Il se reprend : – Ecoute, je te mène directement dans ta chambre. Tu dois être fatiguée. Il allait devant elle dans le corridor aux murs peints en jaune ; on a monté deux escaliers. On est arrivé devant une porte de sapin brut faisant face à une autre porte toute pareille. Milliquet avait ouvert. Il dit : – Voilà, c’est chez… c’est chez toi. Il a déposé la valise devant le lit sur la descente représentant un chien noir et blanc qui tirait la langue. – Si tu as besoin de quelque chose, tu n’as qu’à appeler. Mais elle n’avait pas appelé. Rouge n’est arrivé qu’un moment plus tard, par discrétion. – Eh bien ? – Eh bien, elle est là. Rouge s’est assis à sa place habituelle dans la salle à boire ; il a repris avec un peu d’hésitation : – Et puis alors, comment est-elle ? Il levait la tête vers Milliquet, mais Milliquet hausse les épaules : – Est-ce que je sais ? Et tout de suite après : – Que prends-tu ? Il semblait vexé, tandis que Rouge s’étonnait. Et, comme Rouge n’avait pas répondu à sa question : – Comment veux-tu que je te le dise ? a recommencé Milliquet. Elle n’a pas ouvert la bouche. – C’est peut-être la langue. – Elle me comprend pourtant très bien – Trois décis de nouveau, dit Rouge. Tantôt c’était du vieux, selon le temps, ou du nouveau ; selon le temps, selon l’humeur ; et tantôt trois décis, tantôt un demi. A peine si, ce jour-là, la vue portait sur l’eau à plus de trois cents mètres ; ensuite il y avait comme quand un rideau pend à sa tringle avec des plis. Milliquet était revenu avec le verre et la chopine, Rouge se taisait. Rouge continuait à se taire et Milliquet aussi qui lui tournait le dos. Milliquet regardait à travers le vitrage ces rideaux de brouillards pas amusants qui venaient sur le fond du lac l’un après l’autre, comme si une main les amenait, puis cette main les emmenait, les faisant glisser sur la tringle ; – enfin une question a été posée dans son dos (elle avait mis longtemps avant d’être posée) : – Et pour le reste ? Milliquet a regardé Rouge par-dessus l’épaule. – Oui, comment est-elle de sa personne ? – Je n’en sais rien. Ce fut tout. A six heures Milliquet lui avait fait porter du café au lait par la servante ; elle ne se montra pas de toute la journée. La nuit venue, Milliquet est allé voir sur la terrasse s’il n’y avait pas de la lumière dans sa chambre ; il a vu qu’il n’y en avait point. Et aucun bruit, bien que le plancher fût un simple plancher de sapin sans tapis et que la chambre où couchaient les époux Milliquet se trouvât être juste au-dessous de la sienne. Pas le moindre craquement là-haut ; on n’entendait ni marcher ni bouger ; alors, comme Milliquet, l’établissement une fois fermé, avait été rejoindre sa femme : – Qu’est-ce qu’elle fait, cette fille ? Tu es bien sûr qu’elle ne s’est pas sauvée ? Puis : – Tu devrais monter voir, disait-elle, si elle n’est pas morte… III Il y a alors plusieurs jours qui passent, et tout ce qui est arrivé, c’est que Milliquet, le lendemain matin, avait été lui demander ses papiers. Ils étaient en ordre. Le consul les avait classés lui-même dans une grosse enveloppe jaune entourée d’un élastique ; elle avait tendu l’enveloppe à Milliquet sans dire un mot. Elle était habillée. Elle avait un mouchoir noir autour de la tête. Elle se tenait assise sur une petite chaise de paille. – Tu comprends, c’est pour que tout soit en règle. Je vais aller voir le secrétaire municipal. S’il y avait par hasard une pièce qui manquait, il me le dirait… Elle ne faisait pas un mouvement, elle ne prononçait pas une parole ; pendant ce temps, Milliquet debout au milieu de la chambre s’occupait à examiner le contenu de l’enveloppe, tirant sur l’élastique avec ses gros doigts à poils roux. – Voilà l’extrait de naissance, ça va bien… Ah ! tu n’auras vingt ans qu’au mois de mars de l’année prochaine ; alors, en attendant, c’est moi qui serai ton tuteur, mais il va falloir encore que je m’occupe de la chose… Il continuait de feuilleter les papiers, espérant, qui sait ? y trouver des renseignements d’autre espèce, mais il ne vit rien de ce genre, ce qui le déçut. L’extrait de naissance, le passeport, des lettres de recommandation, sa propre adresse à lui, Milliquet, écrite en grosses lettres soigneusement moulées à la suite d’un itinéraire, avec le titre : lieu de destination, – rien de plus, pas question d’argent ; et il demanda encore : « C’est bien tout ? » n’osant pas être plus précis par un reste de scrupule : elle a hoché la tête de nouveau, elle ne disait rien. Elle semblait avoir froid, elle se serrait dans son châle. Elle tirait d’en dessous sur l’étoffe mince qui tombait autour d’elle sans plis. On voyait qu’elle n’avait même pas défait sa valise laquelle bâillait dans le bas du mur. Et Milliquet a regardé encore sa nièce, mais il a dû penser qu’il valait mieux ne pas trop insister pour le moment ; sans doute n’était-elle pas encore bien remise des fatigues du voyage ; il a glissé l’enveloppe dans sa poche : – Alors c’est entendu, je l’emporte. Et il s’est contenté d’ajouter en sortant : – Et puis, quand tu voudras, tu pourras descendre. Il faudra que tu fasses la connaissance de ta tante. Elle t’attend. Les Milliquet prenaient leurs repas à la cuisine ; on lui avait préparé son couvert ; à midi on avait été l’appeler, elle n’est pas venue. – Est-ce que tu vas continuer de faire porter à manger à ta demoiselle dans sa chambre ? disait Mme Milliquet. C’est ça ! une pensionnaire. Oh ! si tu en as les moyens… Et la servante, une grosse fille dépeignée aux bras sales, bousculait la vaisselle qu’elle rangeait sur le plateau : « Deux étages trois fois par jour ! il aurait fallu me prévenir… » « D’ailleurs, confiait-elle à Mme Milliquet, pour ce qu’elle mange ! Ce n’est pas seulement du temps perdu, c’est encore de la nourriture tourmentée. » Cependant un grand changement commençait à se faire dans l’air et de l’autre côté de l’eau sur la montagne. Rouge, qui venait tous les jours (c’était une vieille habitude chez lui et il venait tous les jours entre deux et quatre), s’est arrêté sur le pas de la porte, et, levant la tête : « Cette fois, je crois qu’on tient le grand beau. » C’était le jeudi. En sortant, il avait levé la tête, il constatait là-haut le phénomène qui était plus qu’un changement de temps, parce que c’est toute la saison qui change. Rouge n’avait rien ajouté à sa remarque ; ce n’était pas pourtant qu’il ne fût intrigué, et il n’était pas le seul à l’être, personne n’ayant aperçu encore la demoiselle parmi les gens du voisinage, les habitués du café, ni ceux non plus que la curiosité y avait amenés ces premiers jours, mais quand on disait à Milliquet : « Alors, cette nièce ? » il répondait : – Elle se repose. Rouge avait dû lui aussi se contenter de la réponse, c’est pourquoi il n’avait plus parlé de rien, pendant que là-haut le changement continuait à se faire, et au-dessus de Rouge qui s’en retournait chez lui. On disait dans le village : « Elle ne fait pas beaucoup de bruit, la demoiselle ; » en même temps, une échelle de soleil a été déroulée par un trou jusqu’à l’eau, comme quand d’un navire on jette une corde à des naufragés. Rouge, pour rentrer chez lui, devait suivre la grève que bordent des prés, puis un bois de pins : là, une voix nouvelle, du fond du bois, est venue à lui. C’est quand le coucou chante, alors les filles disent entre elles : « As-tu de l’argent dans ton porte-monnaie ? » et, quand on en a, c’est bon signe, parce que ça veut dire qu’on en aura toute l’année. Là-haut, le vent se battait avec la bise ; ici, le coucou chante. Puis voilà que les nuages ont basculé tous ensemble et se mettent à dégringoler, roulant les uns par-dessus les autres, à la pente du ciel, vers le sud. Le samedi, le ciel était complètement nettoyé : c’est-à-dire en même temps que partout dans le village on faisait propre pour le dimanche. C’est plus qu’un changement de temps, c’est même plus qu’un changement de saison : tout se fait beau là-haut, comme jamais encore, au-dessus des dents d’Oche, de ces pointes, de ces cornes. Sur les Cornettes, sur le Billiat, sur les Voirons, sur le Môle, sur Salonné ; dans les gorges, sur les plateaux, tout autour des parois de rochers, sur les pâturages. On a pris d’abord là-haut le balai de bouleau, le gros dur balai de biolle qu’on emploie dans les écuries ; ensuite on vient avec le balai en paille de riz, la brosse plate. Et déjà partout ça brillait comme des tasses de faïence blanche retournées, comme des dessus d’assiettes, à cause de la neige. Le dimanche matin, tout a été prêt. Plus rien que quelques petits nuages, vite poussés vers le sud par-dessus la chaîne, quelques toutes petites voiles là-haut gonflées de bise qui s’en allaient avec un penchement, tandis qu’en bas, sur l’eau, il y avait aussi cette petite voile, et, elle, elle semblait un de ces nuages, un de ces tout petits nuages resté en arrière et tombé : c’était Rouge qui avait profité des airs pour faire un tour avec Décosterd… Le samedi après-midi, Milliquet s’était occupé à sortir les bancs et les tables de la remise où il les rentrait pour l’hiver. La servante l’avait aidé, non sans lui faire comprendre que ce n’était pas son ouvrage. Ils avaient été chercher ensemble sur le derrière de la maison les lourdes tables de bois peintes en vert qu’ils portaient chacun par un bout. De temps en temps, Milliquet levait les yeux vers les deux petites fenêtres du second étage, mais elles restaient fermées. C’était quand il se reposait un moment et la servante à côté de lui, dans son caraco de flanelle grise mal boutonné sur sa grosse poitrine, poussait des soupirs en mettant la main à plat sur ses reins. Seulement cette terrasse avait pour Milliquet une grande importance, surtout le dimanche quand il faisait beau, à cause des promeneurs ; et maintenant beaucoup de petits commerçants ont leur auto ou bien c’est une camionnette dont on change pour ce jour-là la carrosserie. Comme son établissement n’allait déjà pas tout à fait aussi bien qu’il aurait fallu (manière de parler), il tenait à ne pas manquer ce supplément de bénéfice : alors il s’obstinait : « Allons ! allons ! du courage. » On l’entendait appeler dans le hangar : « Alice ! où êtes-vous ? » là-haut, toujours personne. Il recommençait : « Vous venez ! je vous attends. » Et il se réattelait à une de ces six longues tables, beaucoup trop longues et lourdes, comme il constatait maintenant, parce que c’étaient des tables de cuisine, mais il en avait eu l’occasion à bon marché, et pour les transformer en tables de jardin . Il les avait peintes lui-même. Finalement elles avaient pris place toutes les six sous les platanes. C’était sous les platanes en arrière du mur, par-dessus lequel on voyait l’eau, et on voyait aussi une partie de la montagne entre le mur et leurs grosses branches allant à plat au-dessus de vous. Plus tard dans la saison, quand elles étaient garnies de feuilles, elles devenaient comme un plafond que le soleil, ni le regard ne traversaient, mais, en ce moment-ci, elles étaient encore à nu et tout à fait pareilles à de grosses poutres usées par l’âge et que la chaleur à la longue aurait fait gauchir, aurait tordues dans tous les sens, avec des renflements, des trous noirs, des fissures. Elles faisaient au-dessus de vous avec leurs fourches et leurs entrecroisements une espèce de quadrillage encadrant des losanges de ciel ; le quadrillage était noir, les losanges bleus. Le soleil est venu, elles n’étaient pas encore tout à fait sèches dans leur moitié inférieure. C’était le dimanche, c’est cette terrasse : elle donnait par-devant sur le lac, elle donnait au levant sur une rue, à l’ouest sur une ruelle, de l’autre côté de laquelle il y avait un jeu de quilles. Ici, on est tout à fait à l’abri du vent du nord et, à mesure que le soleil se tournait davantage vers nous, il faisait plus chaud dans l’air immobile, tandis qu’on voyait la bise tomber plus loin sur le lac faisant mille petits plis, qui fuyaient rapidement vers le large. Dès les onze heures, le jeu de quilles était devenu bruyant ; on voyait par-dessus le mur que les joueurs avaient ôté leurs vestes. Ils avaient ôté leurs vestes gris de fer du dimanche ; ils avaient des chemises blanches mises propres le matin. Les quilles dégringolaient comme quand on éclate de rire. Il y avait dans la salle à boire ceux qui viennent prendre l’apéritif et ils étaient beaucoup plus nombreux que d’ordinaire, parce qu’il fait tellement beau (et puis aussi peut-être pour une autre raison). Ceux qui jouaient aux quilles buvaient sur place ; on buvait dans le jeu de quilles, on buvait dans la salle à boire. La servante allait et venait, Milliquet allait et venait ; Mme Milliquet elle-même avait fini par arriver; là-haut personne n’a bougé encore, pendant que le dessous des branches des platanes fumait, pendant que la terrasse finissait de perdre son humidité. Midi sonne. A présent c’est Rouge qui prend la parole. Rouge disait : « Moi, je suis arrivé à deux heures avec Décosterd. Le dimanche, je lui paie à boire. » « La terrasse, disait Rouge, était déjà à moitié occupée par des gens qu’on ne connaissait pas, et ce n’étaient pas des gens du pays. Dans la salle à boire, on était aussi pas mal de monde et là on était entre connaissances ; mais ce que je veux dire et où je veux en venir, c’est que Milliquet avait beaucoup à faire (heureusement pour lui, ça ne lui arrivait pas tous les jours). Il servait dans la salle à boire, la servante servait sur la terrasse ; quant à la femme de Milliquet, elle grondait dans la cuisine. On a vu tout de suite qu’il y avait de nouveau quelque chose qui n’allait pas dans le ménage, si le métier, lui, allait bien. Mais trop ou pas assez pour beaucoup de gens, c’est pareil ; ils se plaignent aussi bien de maigre que de graisse, parce que le contentement est du dedans et on a le contentement en dedans ou on ne l’a pas. Voilà alors que la servante qui sortait en courant laisse tomber un verre ; la mère Milliquet est arrivée. Elle s’était mise à crier : « C’est affreux ! c’est affreux ! Si ça continue comme ça, je m’en vais. Ce n’est pas une vie… » Milliquet disait : « Que veux-tu ? » Nous autres, dans la salle à boire, on s’amusait. On était bien une dizaine, mais elle s’en moquait un peu, parce que quand elle avait une idée en tête, elle ne la lâchait plus guère et elle s’y cramponnait et s’y collait à plat comme une chenille à sa feuille de chou. « Ce que je veux ? ah ! bon, parlons-en… Quand on s’est éreintée déjà tout le matin et on va s’éreinter toute l’après-midi ; et toute la soirée et jusqu’à des minuit, une heure, à cinquante-trois ans, et qu’il y a là-haut une drôlesse… » Pendant qu’on appelait Milliquet, et lui à sa femme : « Tais-toi ! tais-toi donc… Oui, je viens… » « Une drôlesse, qu’il a fallu lui porter encore son dîner dans sa chambre, un jour comme aujourd’hui, dis le contraire pour voir, oui, dis le contraire, si tu oses, à ces messieurs… Oui, Messieurs, on lui a porté son dîner, à cette péronnelle, c’est comme je vous le dis… » Et elle allait toujours, parce qu’une fois qu’elle était partie, ça ne faisait jamais une courte prière ; alors Milliquet s’est décidé. Il a encore servi un client, puis je le vois qui sort par la porte du corridor… » Elle était retournée s’étendre sur son lit. Elle se levait, elle allait s’asseoir sur une chaise, elle ne savait pas pourquoi elle était assise ; elle retournait se coucher, elle ne savait pas pourquoi elle était couchée. Il y avait un grand mélange dans sa tête où toutes sortes d’objets allaient et venaient pêle-mêle, puis l’un d’eux grandissait, se plaçant devant les autres : c’était un pont de bateau. C’est une toile cirée avec une assiette et un verre, ou une grosse dame à brassard jaune et blanc, sa jaquette grise serrée à la taille et boutonnant sur une guimpe à col montant. On voyait comment une des baleines entrait dans un pli de la peau sous le menton chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, parce qu’elle vous parlait. Elle ne vous parle plus… On voit en face de soi le mur avec un papier gris à petites roses blanches. Le mur venait à elle à travers l’autre image qui s’amincissait et qui est devenue transparente comme quand la trame d’une étoffe s’use. S’étant levée, elle va au mur pour le toucher. Puis, de nouveau, elle est sur sa chaise, de nouveau elle est balancée, la chaise montant lentement sous elle pour commencer ensuite à redescendre toujours plus, pendant qu’on a froid autour du cœur. Il lui a semblé que la nuit était venue. On a entendu les sirènes hurler dans la brume. On heurte, la porte s’ouvre. Elle voit, sans lever la tête qu’elle cache dans ses mains, elle voit entre ses doigts qu’on lui apporte son repas sur un plateau, puis elle a dû pleurer longtemps encore ; elle a dû dormir et dormir beaucoup, seulement on ne sait pas quand on commence à dormir et quand on cesse de dormir. Les nuits et les jours s’emmêlent, comme quand on met les doigts d’une main entre les doigts de l’autre main. On est ici, et, en même temps, c’est l’hôpital, un pot de tisane, le lit de fer, les draps blancs, la veilleuse, la feuille de température fixée au mur par des punaises ; – on entend la pluie tomber sur le toit, on entend les moineaux venir piquer du bec dans le chéneau à petits coups secs ou bien le fer-blanc grince sous leurs pattes ; – et à présent ? oh ! on l’a enterré. On la mène dans des bureaux. Elle va chez un photographe, on a collé la photographie sur une page de carnet ; on a appliqué le sceau humide moitié sur la photographie, moitié sur la page écrite. Elle pleure beaucoup de nouveau. Elle a froid. Elle s’étend sur son lit ; elle se roule dans ses couvertures. Le wagon où elle se trouve est tout près de la locomotive ; la locomotive siffle, siffle encore, les freins frottent contre les roues ; une secousse, on s’arrête brusquement… – Juliette ! Elle reconnaît le nom que son père lui donnait ; puis on a essayé d’ouvrir la porte, mais la porte est fermée à clé. – Juliette, vas-tu répondre ? On recommence : – Alors tu t’enfermes à présent. Qu’est-ce que c’est que ces manières ? Ça ne va pas durer plus longtemps comme ça… Tu vas descendre. On a besoin de toi… Elle s’était assise sur le lit ; elle a dit : « Je viens. » Elle se trouve assise sur le lit, puis s’étonne. On redescendait l’escalier. Elle entend qu’on descend l’escalier ; elle s’étonne parce qu’il lui semble qu’il fait clair, et c’est que tout change. Le mur en face d’elle a changé de couleur. Elle s’est demandé d’abord si elle ne continuait pas à rêver, mais elle le voit qui dure, ce mur, il ne veut plus cesser de durer ; – il bouge, et en même temps le plafond bouge. Une quantité de jolies petites lunes sont là-haut, ayant toutes le même mouvement, comme si elles étaient cousues les unes aux autres : elles font penser à des motifs de dentelle, tandis qu’il y a un carré de soleil comme un tapis sur le plancher. Et c’est des choses qui sont vraies. Il y a aussi une bonne chaleur qui vient ; elle ôte la couverture dont elle s’était enveloppée, l’ôte de dessus ses épaules, de dessus ses bras, toute sa peau. Elle est comme quand on se réveille, et cette fois c’est pour de bon. Le grand éclat de rire des quilles lui fait alors tourner la tête vers les deux petites fenêtres qui se touchent sur le devant de la chambre sous le toit ; là, elle s’étonne plus encore. On ne voit rien d’abord, parce qu’il y a deux lumières : il y a celle d’en haut et il y a celle d’en bas, il y a celle du ciel et il y a celle de l’eau. Elle n’a pas compris, à cause de ces deux lumières ; il faut premièrement qu’elle les sépare, mettant la main à plat au-dessus de ses yeux. On jouait aux quilles, on tapait avec un verre ou une chopine sur les tables, des conversations à haute voix étaient engagées, on appelait le patron ; – dans les fenêtres, c’est toute cette eau qui flambe en pétillant par petites rangées, et brûle blanc comme un feu de copeaux. En bas c’est l’eau, mais il y a trois choses. L’eau en bas, puis elle regarde un peu plus haut et c’est la terre (si c’est bien encore de la terre, cette autre rive, quand on dirait plutôt de l’air pétri, de l’air qu’on aurait serré entre ses mains). C’était comme de l’air dans de l’air, c’était du bleu dans le bleu, jusqu’à ce que plus haut, mais là elle n’a plus compris du tout : là pendait aux cordeaux du ciel la belle lessive des champs de neige… « Et c’est alors, disait Rouge, que l’ouvrier de Rossi s’est mis à jouer. Il faut dire que c’est un artiste comme il n’y en a pas deux dans le pays. Et l’instrument !… Un instrument de douze basses tout en bois précieux, avec des fleurs de pêcher tellement bien imitées qu’on les cueillerait, et les touches sont en argent… Un instrument de cinq cents francs au moins, alors il faut entendre le détaillé des notes hautes : le chardonneret ne fait pas mieux. Et un instrument comme celui-là, ça s’entend à un bon kilomètre. La preuve c’est qu’elle l’a entendu depuis sa chambre, et même qu’elle était couchée et elle l’a entendu depuis son lit (il inventait). C’est la musique qui l’a fait se lever, la musique qui l’a fait venir. Milliquet à lui tout seul n’y aurait rien pu. S’il dit le contraire, il se vante. Sans la musique, je vous affirme, moi, qu’elle n’aurait pas bougé ; d’ailleurs c’est elle qui me l’a dit. Et puis, rappelez-vous, quand elle est arrivée… On a bien vu pourquoi elle venait et pour qui. Une fille comme elle et la musique, ça va ensemble. Personne ne l’avait aperçue encore, et elle avait été jusqu’à ce jour-là comme une morte ; mais voilà, c’est des filles ainsi, un petit air de danse les ressusciterait. C’est ces pays d’où elles viennent, des pays chauds, alors le sang leur saute hors des veines comme les ruisseaux, quand le printemps vient, hors de leur lit. Vous n’avez qu’à vous rappeler cette entrée… » Mme Milliquet sortait de la cuisine dont elle était en train de refermer la porte ; elle ne l’a pas refermée plus avant. Sa main était restée sans mouvement sur la poignée ; le bruit des voix dans la salle à boire vient par terre comme si on avait donné un coup de ciseaux dedans. On n’a plus entendu aucun bruit derrière le mur du corridor où il y a eu comme une première largeur de silence, en avant de laquelle le bruit de la terrasse continuait à se faire entendre, mais il s’est tu à son tour. « Milliquet était à ce moment-là sur la terrasse, disait Rouge ; il fallait voir la tête de Milliquet !… » Il n’y a donc plus eu un instant que le roulement de la boule sur la planche bien arrosée, comme quand un orage commence ; puis vint encore l’éclatement des quilles ; puis : « Quatre ?… » Dans le grand silence, une voix : « Quatre… » – « Non, cinq… » – « Ah ! oui, cinq… Je n’avais pas… » Là-bas également, tout s’était interrompu. C’était pendant qu’elle s’avançait jusque sous les platanes, et s’y est tenue un instant ; puis, ne sachant plus trop que faire, était revenue sur ses pas. Le silence durait toujours dans la salle à boire. Elle a regardé autour d’elle, elle a d’abord tourné le dos au vitrage, puis, se tourne de nouveau vers le vitrage et vers le soleil, – c’est à ce moment que Chauvy s’était levé. Il avait comme toujours son vieux chapeau melon tourné au vert, sa jaquette pisseuse et à boutons tous différents, cousus avec de la ficelle, sa petite canne, ses souliers crevés ; il vient, il se met devant elle. Il porte la main à son chapeau. Il ôte son chapeau, tandis que sa grosse barbe sale va en bas et a été remplacée par son crâne qui brillait entre deux touffes de cheveux. IV Le sentiment général fut que Milliquet avait fait une bonne affaire. Si l’espérance d’une belle succession en dollars s’était définitivement évanouie pour lui, comme il semblait bien que ce fût le cas, il y avait du moins cette compensation d’une forte arrivée de francs qui n’étaient pas seulement imaginés, ni imaginaires, mais faisaient un poids dans sa poche, faisaient un joli bruit clair au creux de sa main. La clientèle, en moins d’une semaine, avait doublé, c’est ce qu’il voyait. Et c’est ce que tout le monde pouvait voir, parce qu’on venait, on venait encore, et ceux qui pouvaient entrer entraient ; mais il y avait ceux et celles qui, à cause du sexe ou de l’âge ou bien faute d’argent, étaient forcés de rester dehors ; et, ceux-ci regardaient à travers les carreaux pleins de bulles, entre les rideaux de fausse guipure, essayant de voir si elle était là. Ils voyaient seulement que la salle à boire était pleine d’une fumée à couper au couteau, comme on dit, tout le monde bien entendu tirant sur des cigares, des cigarettes, des pipes de terre ou de bois, sous le plafond bas, dans le petit espace qu’il y avait entre le plancher et le plafond, à chacune des tables et à toutes les tables ; – mais peut-être était-ce aussi parce qu’elle ne brillait plus. C’était pendant que les arbres travaillaient tous ensemble, au-dessus des chemins, à finir de vous cacher le ciel avec leurs feuilles ; on voyait les moineaux se poser sur les contrevents, un long fétu de paille dans le bec. C’était pendant qu’en quelques jours l’herbe produit, et jusqu’à vos genoux, la totalité de sa taille ; les automobiles recommençaient à passer en grand nombre sur la route, plusieurs venant de l’étranger (d’où elle venait elle-même), avec des plaques de contrôle à majuscules noires sur blanc, A. ou G. B. ou Z. En arrière du village, il y avait cette route internationale qui n’était plus une route blanche comme les braves routes à voitures d’autrefois, mais toute noire de matières grasses sous le sable à petits grains que les pneus font éclater. Là le monde, des morceaux de monde qui venaient à toute vitesse, allant avec leurs feux blancs fouiller par-dessus la haie le dessous des arbres dans les vergers comme quand on veut faire tomber les fruits avec un bâton. Et c’est là que ça brillait maintenant par des reflets sur les capots, sur les brise-bise, sur le nickel, l’acier, le verre ; elle, elle n’avait plus qu’une petite robe noire avec un mouchoir de dentelle noire autour des cheveux (ce qui doit être la mode dans les pays d’où elle venait, pensait-on). N’importe, l’effet durait. Les premiers mots qui avaient couru dans l’air l’avaient peinte autrement et avec des belles couleurs ; ils servaient encore. Ils continuaient à agir au loin et à appeler ; de sorte que, tous ces temps-là, quand Milliquet faisait ses comptes (et simplement après la fermeture de l’établissement il allait dans le tiroir-caisse établir le total des pièces et des billets qui y étaient entrés au cours de la journée), il avait l’occasion de se réjouir, il en aurait eu du moins l’occasion, sans ses tristes humeurs et ses soucis. Seulement voilà que sa femme s’était refusée à tendre la main à Juliette, elle avait dit à la servante : « C’est encore pis que je ne pensais. » Et Juliette mangeait maintenant à la cuisine, mais Mme Milliquet n’avait même pas eu l’air de s’apercevoir qu’elle était là, c’est l’attitude qu’elle avait adoptée ; n’ayant pas l’air de voir entrer Juliette, ne semblant pas l’entendre quand celle-ci lui souhaitait le bonjour, et élevant parfois la voix pour une plainte ou une remarque désobligeante, mais s’adressant uniquement à son mari, qui ne disait rien, parce que c’est plus simple. Elle, elle ne parlait pas non plus. Elle baissait la tête sous son mouchoir de dentelles. Il faisait avancement sur les côtés de sa figure quand elle se montrait de profil ; elle se cachait derrière ou bien s’y retirait. Il fallait se pencher sur la table pour voir son visage ; on cherchait à le voir d’en dessous eu avançant le cou, ce qui faisait rire (au-dessus des tables peintes en brun, car c’était un vieux mobilier), mais quelquefois aussi on ne riait pas ; au-dessus des verres pleins ou à demi pleins dans la fumée. On riait. Tout à coup on ne riait plus. On devenait timide. On avait commencé à dire quelque chose, on se taisait. Et maintenant c’était de dos qu’ils la regardaient seulement ; ils n’osent plus la regarder de face, parce qu’alors il semble qu’il vous entre une longue épingle à tricoter dans le cœur. Elle servait dans la salle à boire, la servante sur la terrasse ; Milliquet probablement préférait l’avoir près de lui, sous sa surveillance immédiate. Quand donc on appelait dehors, c’est la servante qu’il y expédiait. Un soir, toute une bande de jeunes gens était arrivée. Les journées commençaient à être longues, et après le souper ils avaient encore le temps d’aller faire une partie de quilles, du moins était-ce le prétexte qu’ils s’étaient donné, ce soir-là. Ils étaient d’abord venus sur la terrasse ; puis, ayant regardé autour d’eux, et comme s’ils n’y avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient, avaient continué leur chemin jusque-là où étaient les boules qui semblaient les attendre dans le bas des traverses où elles redescendent et où elles étaient, la grosse et la petite, avec un trou rond pour le pouce, une ouverture plus large pour les doigts ; puis le grand Alexis regarde encore par-dessus le mur du côté de la terrasse. « Qu’est-ce qu’on prend ? » il tape sur la table avec son poing. Dans le jeu de quilles, ce soir-là, le grand Alexis, le dragon, un beau garçon de plus de six pieds, avec une petite moustache blonde, un front bas, des cheveux frisés ; – il tape donc sur la table de toutes ses forces ; alors voilà la servante qui arrive, mais, lui, il lui tourne le dos. Personne n’avait encore commencé à jouer ; on a entendu la servante qui disait : « Qu’est-ce que vous prenez ? » Alexis a répondu : « Rien !… » Il empoigne la plus grosse des boules : – Gavillet, c’est toi qui relèves. Gavillet relève. Et la servante qui attendait toujours s’en va enfin, sans rien comprendre à ce qui se passait, ou n’y comprenant rien encore ; alors Alexis tape de nouveau sur la table, ayant empoigné cette fois pour mieux se faire entendre un bâton qui traînait par là. Il regardait qui allait venir, c’est la grosse servante qui revient. Il est resté tourné vers elle jusqu’à ce qu’elle fût arrivée : – Qu’est-ce que vous venez faire par ici, vous ? – Malhonnête ! Elle s’en va ; on a entendu sa voix sur la terrasse, à la suite de quoi Milliquet lui-même se montre. – Ah ! C’est vous, disait Alexis, c’est rien que vous… Eh bien, ça ne nous suffit pas. Et aux autres : – Foutons le camp… On reviendra une autre fois. Ils ont passé de nouveau par la terrasse ; il y avait avec eux le petit Maurice Busset, qui était le fils de notre syndic, et bien qu’il n’eût pas encore dix-huit ans, et fût d’une nature douce et réservée : on prétendait d’ailleurs qu’il était déjà fiancé. Rouge venait maintenant deux fois par jour. Ce jour-là il était venu une première fois vers les deux heures ; il ne revint qu’assez tard dans la soirée, tandis que le premier quartier de la lune venait de se montrer au-dessus des Dents d’Oche ou de la Dent d’Oche (car en somme il n’y en a qu’une pour nous). Les nuages, vu l’absence de tout mouvement dans l’air avaient été longtemps sur le ciel comme une couche de glace sale ; tout à coup ils s’étaient crevassés en tout sens et le ciel paru dans les fentes faisait là-haut des espèces de rigoles, comme dans un pré irrigué. Lui, poussant la porte de la salle à boire, s’est étonné de voir qu’elle était vide. Il attend un moment : personne ne vient. Il attend, puis on a entendu le bruit d’une discussion venant de la cuisine, et à travers les murs, il reconnaît la voix de Milliquet, il reconnaît ensuite la voix de la servante. On ne venait toujours pas, il a dû appeler. Il a dû ouvrir la porte donnant sur le corridor, il a dû crier : « Eh ! y a-t-il quelqu’un ? ». Le bruit des voix alors s’était tu brusquement, puis c’est Milliquet qui paraît ; mais apercevant Rouge, il se prend la tête dans les deux mains. – Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Milliquet venait sous la lampe avec une figure plus grise encore et plus plissée qu’à l’ordinaire, la tête de travers, la bouche à moitié ouverte : – Ce qui m’arrive ? Puis : – Tu sais, tout ça c’est de ta faute… Comme s’il n’y avait pas déjà assez de deux femmes ici, mais non, il a fallu que tu m’en amènes une troisième… Alors tu vois… Il montrait le café vide : – Personne n’a pu y tenir… – Mon pauvre Milliquet : tu es toujours le même. Tu ne vois pas ta chance. – Ma chance ? Tiens… Il avait tiré un papier de la poche de son gilet de chasse : – Tiens, disait Milliquet, et tendait à Rouge le papier qui était une page de carnet avec une colonne pour les comptes : ON DEMANDE C’était le titre ; dessous venaient quelques lignes d’une grosse écriture pesée pleine de ratures : Dans bon petit établissement du bord du lac, jeune fille bien recommandée pour le service du café. S’adresser sous chiffres… – Oui, disait Milliquet, et voilà où j’en suis. Je n’ai même pas osé donner mon nom… Debout à côté de la table (grand, lourd, le corps tombé, les épaules tombées, son pantalon qui tenait mal, sa barbe rare, sa moustache jaunâtre) ; – alors, là-bas, derrière le jeu de quilles, sous le ciel qui se nettoyait de plus en plus, mais ici on est sous les lampes, tout à coup l’accordéon avait commencé de jouer. C’était pendant que Rouge, ayant lu, rendait le papier à Milliquet, et il disait : – Qu’est-ce que ça peut te faire, voyons ?… Les femmes, tu en as l’habitude. C’était sous les lampes électriques, pendant que Rouge reprenait : – Tu ne changeras rien à la tienne, qu’est-ce que tu veux ? laisse-la crier… Sous les ampoules piquées, les trois ou quatre ampoules piquées de chiures de mouche et à abat-jour de tôle émaillée, eux aussi tout semés de points noirs : – Assieds-toi, disait Rouge, je vais t’expliquer… Mais, elle, où est-elle ? Milliquet haussa les épaules : – Parbleu ! elle est dans sa chambre. Elle s’est de nouveau enfermée dans sa chambre. Ma femme s’est enfermée dans la sienne… Et puis voilà que la troisième… La servante, dit-il, m’a donné ses huit jours. Il s’assied, il s’est accoudé sur la table, la tête dans ses mains ; il recommençait : – Si ça continue, je deviendrai fou. – Non, disait Rouge, tu as mieux à faire. Tu as de la chance, je te l’ai dit, et ne m’en dédis pas. Il te faudrait seulement savoir t’y prendre… Là-haut, elle avait levé la tête. Elle n’était encore qu’à moitié déshabillée. Elle s’est assise sur son lit. On ne voyait pas la lune. En face de vous, étaient les deux fenêtres, si rapprochées qu’elles se touchaient ; mais la lune demeurait cachée. La lune faisait seulement devant vous, et contre le côté des nuages cassés en morceaux, une sorte de poussière de lumière très douce, comme quand une lampe éclaire à travers une mousseline. Là les petites notes de l’accordéon étaient venues. Elles passaient derrière les vitres qu’elles faisaient tinter faiblement et elles les rayaient en passant comme l’oiseau du bout de l’aile. Elle, elle avait mis ses pieds nus dans ses mains, le cou tendu, toute penchée en avant. Ça venait, ça venait toujours ; elle saute sur le plancher… – Tu ne sais pas t’arranger. Laisse seulement crier ta femme… Elle avait été jusqu’à la porte. Elle écoute, l’oreille collée contre le mince panneau de sapin. On n’entendait pas d’autre bruit dans la maison qu’un sourd bourdonnement venant du rez-de-chaussée, comme quand une mouche est prise derrière un rideau… – Ce n’est pas ta femme qui compte ; voyons, Milliquet, tu sais bien… Elle va à sa grosse valise de cuir ; elle en tire une paire d’espadrilles, un châle à fleurs dont elle s’enveloppe ; elle se glisse sur le palier. Personne sur le palier, personne non plus dans l’escalier, comme elle voit en se penchant par-dessus la rampe. On n’avait même pas allumé les lampes électriques ou bien peut-être que Mme Milliquet en montant les avait éteintes. Elle peut gagner facilement la porte donnant sur la ruelle, c’est-à-dire du côté d’où les petites notes venaient. Et, en effet, les revoilà, les revoilà plus fortes, plus marquées, dans la nuit fraîche, et plus nombreuses : tout un air de danse bougeant autour d’elle, qui même est entré dans le corridor et va jusqu’à la salle à boire au moment où elle ouvre la porte de la maison… – Laisse-lui la liberté, disait-on dans la salle à boire. Qu’est-ce que tu veux la faire travailler ? elle n’est pas faite pour ça. Laisse-lui la liberté, sans quoi tu risques de l’éteindre… Pendant que l’accordéon vient roder un moment autour des deux hommes, et il tourne un moment sous les abat-jour de tôle émaillée : – C’est comme les ailes des papillons, toutes pleines de belles couleurs : si tu les touches, elles deviennent grises. Laisse-la courir… Quand tu ne sauras pas qu’en faire, tu n’auras qu’à me l’envoyer. Mais la porte de la maison s’était refermée ; la porte s’était refermée sans bruit. Elle, elle est maintenant de l’autre côté de la porte, c’est-à-dire du bon côté. Elle a eu toute la musique pour elle. Il lui a suffi de la remonter, comme elle aurait fait d’un cours d’eau. Dans le bout du jeu de quilles, une sorte de passage s’ouvrait entre deux murs, derrière des remises. Elle était entrée dans le passage ; elle s’arrête. Elle lève la tête, la tournant à droite et à gauche. C’était à droite. Et le mur était plus haut qu’elle, mais alors on a commencé à voir qui elle était, parce qu’elle n’a pas été empêchée. Un char à échelles avait été poussé contre le mur ; elle l’empoigne des deux mains par-derrière, ayant noué son châle autour de sa ceinture, puis se met à grimper le long de l’échelle, dans la lune, car la lune venait de sortir de derrière les nuages, et la lune a été sur ses cheveux, puis ses épaules, puis sur sa jupe et sur ses jambes, tandis qu’elle les amène à elle. Et on a connu sa souplesse. Elle s’est tenue un instant tapie en haut du mur, toute ramenée sur ses mains qu’elle tient à plat devant elle ; c’était le bord d’une terrasse cimentée où on venait étendre la lessive, comme on voyait à des fils de fer fixés entre leurs supports. C’était tout bleu de lune là ; elle a été toute noire et blanche dans ce bleu. On a vu qu’elle savait faire. On a vu qu’elle savait s’y prendre. Elle ne s’est pas redressée, elle ne s’est pas mise debout ; on aurait pu la découvrir trop facilement. Ce premier quartier de lune brillait comme un glaçon bien lavé à l’angle du café Milliquet, faisant plus loin sur l’eau une espèce de large route qui vous envoyait son reflet ; elle a rampé comme le chat. Elle a été tellement silencieuse qu’elle semblait faire du silence dans le silence, elle semblait ajouter au silence en avançant. Elle est arrivée ainsi sur l’autre bord de la terrasse. Elle n’a eu qu’a s’y allonger de tout le corps, laissant seulement dépasser ses yeux. Et c’était de l’autre côté d’une cour, dans une longue maison basse, dont le rez-de-chaussée seul était en pierre. Quelque chose comme une grange avec une écurie dessous et à côté de l’écurie deux pièces dont l’une avait sa fenêtre éclairée et cette fenêtre était sans rideaux. On le voyait très bien, il penchait la tête, il fermait les yeux. Il y avait, poussé contre le mur peint à la chaux, un petit lit de fer avec une couverture brune bordée de rayures de couleur ; lui était plus en avant, il était entre la fenêtre et le lit, il était assis sur un siège sans dossier, parce qu’il n’aurait pas pu être assis sur un siège à dossier. La bosse de son dos lui faisait aller la tête vers les genoux : il ne la redressait qu’avec beaucoup de difficultés, bien qu’il la redressât parfois à cause du jeu de l’instrument. Oh ! comme il est petit, oh ! il est pâle. Oh ! il est tout petit, il a un énorme instrument, un instrument plus gros que lui, quand il en étire complètement le long soufflet de cuir rouge, puis il le recourbe en demi-cercle, pesant des deux côtés sur la résistance de l’air ; c’est pourquoi il incline ainsi tout le corps, et il amène ses épaules en dedans, faisant pression sur ses bras écartés ; mais comme ses doigts courent vite sur les belles touches qui brillent ! Elle avance un peu plus la tête et le haut du corps. Tout à coup, sans la voir, il se tourne vers elle. Du pied, il déplace sous lui l’escabeau, pour un nouvel air, l’autre étant fini : cette fois, c’est le bon, cette fois c’est le tout beau. Il se ramasse tout entier, il n’a plus présenté que le dessus de sa tête qui se dirige de côté ; – c’est d’abord un long appel, un long cri soutenu des basses qui vient une première fois, une deuxième, une troisième, puis il y a un court silence ; puis mille petites notes dégringolent toutes ensemble. On avait frappé aux carreaux, il ne s’est pas interrompu. On frappe trois coups aux carreaux, il lève simplement la tête, il ne paraît pas étonné. Rien n’arrête, ni même ne change le moindre instant ou ralentit le beau mouvement du soufflet, ses doigts qui courent de haut en bas, de bas en haut, grimpent et descendent à l’échelle ; – on heurte, il fait signe qu’on peut entrer, puis il pèse de nouveau tant qu’il peut sur l’air pour le grand accord et trois autres accords qu’il met ensuite autour ; pendant qu’elle, elle entrait en tâtonnant dans une première pièce où elle a été prise à la gorge par l’âcre odeur du cuir qui la fait tousser, mais on voyait un filet de lumière suinter au bas de la seconde porte : ensuite elle a été comme empoignée par dessous les bras… Elle s’est d’abord laissé aller des deux épaules contre le mur. Elle semblait très grande en comparaison de lui. Elle a paru chercher à se retenir plutôt, s’étant laissé aller tout entière en arrière, les deux épaules au mur, les mains l’une sur l’autre ; ensuite, tout à coup, dans l’ombre, au bas de sa figure brune le grand éclair de ses dents était venu. Il avait dû comprendre ; il lui a fait signe. Et elle a dénoué de dessus ses beaux bras son châle ; elle l’a dénoué d’autour de son cou rond. V C’est ici, sur ce bord de lac, une région assez plate (et les régions plates sont rares chez nous). Ici, le mont s’éloigne sensiblement du bord de l’eau, qu’il serre ailleurs étroitement ; c’est un bout de rivage assez plat quoique accidenté, qui a bien un ou deux kilomètres de largeur. Entre la ligne du chemin de fer et l’eau, il y a un assez drôle de mélange d’emplacements restés sauvages et de cultures (chose rare dans nos pays) ; c’est mi-paysan, mi-vigneron, avec peu de gros trains, comme on dit, pas beaucoup de fermes importantes et même pas beaucoup de maisons importantes, car elles sont ici généralement plus petites que dans le reste du pays, mais le terrain y est assez pauvre. Et un peu plus loin alors, du côté du levant, il devient tout à fait inculte ; là, on se trouvait d’abord sur une plage de sable fin avec un bois de pins venant mourir tout contre l’eau ; à côté de l’eau brillante, il semblait un morceau de nuit par son feuillage. On longeait ce bois ; le coucou chantait plus en amont dans le ravin. On voyait les troncs rouges porter à côté de vous dans le ciel une sorte de plafond noir ; c’était comme si, quand le jour venait sur l’eau brillante, la nuit fût demeurée dans l’épaisseur des branches, ne pouvant en être chassée. On la remisait là à l’aube pour l’en faire sortir de nouveau vers le soir. Puis, plus loin que le bois, le sable cessait de nouveau pour faire place à des galets, mais cette fois la rive s’élargissait rapidement, à cause d’une pointe qu’elle poussait vers le large. On passait devant la maison de Rouge qui était moins une maison qu’une sorte de hangar sans étage, mi-bois mi-briques, autrefois peint en jaune, précédé d’une remise avec les perches à filet ; pour pousser plus avant, il fallait s’engager entre deux murs de roseaux qui vous venaient plus haut que les épaules. On arrivait ainsi à la Bourdonnette. Et, là, on avait l’eau devant soi, tandis qu’on l’avait toujours à côté de soi ; mais c’était seulement une faible largeur d’eau, et dominée sur l’autre rive par une falaise très escarpée. C’était une eau morte, une eau sans courant. La pointe de terre qu’elle projetait du côté du couchant la mettait à l’abri des vagues qui viennent de Genève, tandis que la falaise la protégeait contre les coups de vauderre qui est un vent d’est. Là étaient les bateaux de Rouge (dans le bout, du sentier qu’il retaillait chaque année à la serpette) ; deux bateaux à rames, dont le plus petit était peint en vert. Ils étaient là les deux à leurs amarres, au-dessus de l’eau pure et sans profondeur où un petit poisson posé à plat se déplaçait par des mouvements réguliers en arrière et en avant comme une navette ; mais qui se troublait vite à cause de la vase quand on marchait dedans, comme il fallait bien faire, si on voulait aller plus loin. On devait ôter ses souliers, si on voulait pousser jusqu’à la falaise et à son sommet qui est un beau point de vue ; et, parmi le gravier brûlant, toute sorte de touffes épineuses, jusqu’à la mousse verte, et à son épaisseur humide sous les grands sapins de là-haut. Là-haut, sont les Grands Bois, comme on les nomme, bien que pas très grands, mais très épais et du côté de la Bourdonnette singulièrement précipitueux et accidentés, tandis que du côté du lac ils se penchent sur le vide ; – pleins de couples amoureux et de promeneurs le dimanche. De là-haut, on voyait très bien la maison de Rouge. On était juste au-dessus d’elle, quand on se tournait vers le couchant. Son toit de deux couleurs, mi-tuiles, mi-carton bitumé, avait l’air posé à même le sable, Il semblait qu’en sautant on fût tombé dans l’un des deux bateaux, comme s’ils avaient été mis la tout exprès pour vous recevoir. On voyait aussi très bien Rouge, quand il allait et venait sur la grève. Ce matin, en particulier, on le voyait parfaitement ou on aurait pu parfaitement le voir : c’était après que Décosterd et lui étaient revenus de la pêche. Rouge était devant sa maison avec Décosterd ; il était petit et gros, Décosterd plus grand, plus maigre. On voyait parfaitement que Rouge avait les bras croisés sur son maillot de laine bleu marine ; on pouvait même voir la fumée de sa pipe montant autour de sa figure et allant au-dessus de ses épaules bleues avec son bleu beaucoup plus pâle. C’était du haut de la falaise, dans ce commencement de juin, quand les Grands Bois derrière vous étaient encore pleins de cris d’oiseaux dans leurs cavernes, au-dessus de la mousse éclairant en vert et qui sentait fort. Elle sentait humide et frais jusque parmi la sécheresse des cailloux, pendant qu’ailleurs l’eau brille sec et avec les feux du métal sous son étamage neuf. Les deux hommes faisaient deux taches noires, ils continuaient de faire deux taches noires, étant vus d’en haut et aplatis ; ils faisaient deux taches ovales sur le galet gris (de près rose, bleu clair, violet, blanc). Et de nouveau Rouge, les bras croisés, hochait la tête sous sa casquette, pendant que le cri des oiseaux venait avec des explosions, comme quand on tire le mortier, faisant trembler les vitres dans leur ciment. Le grand bruit venait de la terre, au lieu qu’il n’y avait sur l’eau que du silence, quand seulement une petite vague à ourlet brillant, puis avec une partie arrondie, vient de temps en temps sur la rive et s’y étire en montrant ses griffes. Rouge, les bras croisés, considérait sa bâtisse. Il considérait la remise de bois à laquelle la partie en maçonnerie faisait suite, avec une chambre et une cuisine, puis voilà qu’il a commencé : – Dis donc, Décosterd, qu’est-ce que tu penses de ça ? Il a répondu lui-même à la question. – Moi, je n’en pense rien de bon… Il montre les planches de la remise autrefois rejointées soigneusement et peintes à l’huile, mais qui avaient fini sous l’action du soleil, des pluies, sous la succession des saisons, du froid et du chaud, du bon et du mauvais temps, par jouer et se désassembler ; il montre l’espèce de maladie de peau qu’elles ont et qui fait que leur couleur est tombée d’elles par écailles, la porte qui s’ouvre tout de travers sur ses gonds tordus ; il montre le mur de briques qui se lézarde ; – et l’étrangeté de la chose était qu’en même temps il semblait tout content ; il disait : « Ça me dégoûte… » et en même temps le contentement lui brille dans les yeux. – Oui, Décosterd, c’est comme ça, on devient vieux… Le contentement lui ruisselle des yeux sur la figure, pendant qu’il tire sur sa pipe. – C’était en train de venir en bas… On n’y faisait même pas attention, c’est qu’on venait en bas soi-même… Et il disait ces choses au passé (pourquoi au passé ?) ; il reprend : – Et toi, Décosterd, qu’en penses-tu ? Décosterd répond par un signe de tête. Il ne parlait guère. Il fait signe qu’il était bien de cet avis, avec son œil bon et son œil pas bon, sous sa casquette d’étoffe grise ; mais il s’étonne tout de même de voir l’air qu’avait le patron devant cette vieille maçonnerie et ce hangar tout démantibulé : il s’étonne plus encore quand Rouge, s’étant tourné vers lui : – Dis donc, Décosterd, va chercher un mètre… Rouge prend une allumette pour débourrer sa pipe qu’il tape ensuite dans le creux de sa main, pendant que Décosterd allait chercher le mètre, ensuite Décosterd revient ; voilà Rouge, alors, qui fourre sa pipe dans sa poche. Il prend le mètre, il le déplie. – On va voir ça. Oh ! c’est vite fait. Il s’avance jusqu’au mur, il disait : – Tu comprends, c’est vieux de trente ans, mais on va rajeunir tout ça… 4 m 60, 4 m 60 sur… sur 3… Et puis, dit-il… Il s’arrête : – Trois et trois et demi, ça fait six, six et demi… Voilà pour les réparations. Va prendre un crayon et du papier. Il crie : – Sur la table… Un de ces prospectus… Bon, c’est ça. Il va se mettre sur le rebord de la fenêtre et avec le crayon il dessinait sur le papier : – Tu vois… La remise, ma chambre, la cuisine… Ça, c’est pour les réparations… Mais, à présent, qui est-ce qui nous empêcherait de bâtir une seconde chambre de l’autre côté de la cuisine ! Ce n’est en tout cas pas la place qui manque. Une chambre pourrait toujours servir à l’occasion… Et il traçait le plan avec son crayon sur le papier. – Trois mètres et demi sur trois, ça ferait tout juste l’affaire, on n’aurait qu’à percer une porte dans le mur de la cuisine. Pendant qu’on y est, qu’en dis-tu ? Bien sûr. – Et tu te remettrais vite au métier, ou quoi ? Parce que Décosterd avait fait un peu tous les métiers, tour à tour et selon l’occasion ouvrier de campagne, terrassier, vigneron, maçon : – Tu t’y remettrais, moi, je t’aiderais. – Oh ! bien sûr, disait Décosterd. – Et l’avantage justement, c’est qu’on trouverait les matériaux sur place, je n’aurais qu’à passer chez Perrin pour la charpente… Tu te remettrais bien au pinceau et à la truelle ?… Les oiseaux faisaient toujours un grand bruit là-haut dans le bord de l’air. – On laisserait le poisson se reposer pendant huit jours. Il ne l’aurait pas volé. Et ça ferait du bien de changer de métier… Ecoute, je vais toujours aller voir à la gravière… Toi, tu portes le poisson à la gare… Je serai là pour midi. Il parlait encore quand il s’est tourné vers ces hauteurs de l’air d’où venait le chant des oiseaux. Là, il semblait que le bord du ciel était continuellement soulevé, puis il retombait ; il se soulevait au-dessus du bois comme un couvercle de marmite. Rouge entend encore grincer derrière lui la porte de la remise, puis le bruit que fait la roue de la brouette de Décosterd ; elle sautait d’un galet à l’autre avec un bruit de petit tambour. Lui, il était plein de contentement ; c’est pourquoi, ayant plié le papier où était le plan et l’ayant glissé dans sa poche, il ne va pas vite. Il est entré dans les roseaux. On avait vu d’abord ses épaules et sa tête, puis on n’a plus vu que sa tête. La casquette, pour finir, disparaît aussi derrière les hauts panaches argentés, pendant que Rouge arrivait près des bateaux. Sur sa droite, l’autre rive élevait son escarpement, tandis que celle qu’il longeait n’avait d’abord qu’une faible hauteur et n’était guère qu’un talus couvert de vernes où il y avait un sentier qui servait au garde-pêche (et dont les pêcheurs de truite, avec ou sans permis, se servent également). Rouge ne s’est pas pressé, est-ce parce qu’il faisait beau ? ni n’a pris le plus court chemin (ni n’avait tellement besoin peut-être d’aller lui-même ce matin-là à la gravière) ; mais sans doute que c’est le beau temps, parce qu’il a semblé tout content, en effet ; il continuait à sembler tout content parmi les abeilles, les papillons blancs ou jaunes, les hautes tiges des angéliques, sous les vernes aux feuilles noires et recouvertes d’une espèce de glu, qui faisaient au-dessus de lui un toit avec des lucarnes en verre bleu. Le sentier se perdait par moments dans les fourrés, tout en commençait à monter, tandis qu’on entendait maintenant la Bourdonnette faire un bruit comme celui d’un train qui passe sur un pont. Et la rive où était Rouge commençait, elle aussi, à s’élever ; puis il y a eu une sorte de petite gorge où l’eau, se resserrant, tombait par des gradins de grès tendre, qu’on nomme mollasse chez nous, dans des mares ; – après quoi une ouverture brusque se faisait sur un large vallon. Endroit grand, sablonneux, sauvage, qu’illustre plus en amont un beau pont de pierre à nombreuses arches, c’est le viaduc du chemin de fer ; mais ailleurs il n’y a que des prés d’herbe pauvre, outre les gravières sur la gauche. Endroit pauvre, peu cultivé et endroit presque pas habité, car on ne voyait guère qu’une petite maison à demi enfoncée dans le sol à mi-côte, sur la rive gauche : c’était la maison d’un nommé Bolomey, chasseur et pêcheur, qui y vivait seul. Un train passa sur le viaduc. C’était un train sans fumée. Maintenant ils ont des locomotives électriques qui ne ressemblent plus du tout à des locomotives, mais ont l’air de simples wagons, avec la seule différence qu’elles ont un trolley, et on attelle ces wagons devant les autres. Un train passe sur le viaduc avec un grand bruit de vent qui se lève et Rouge se disait, le regardant passer : « Ça va quand même rudement vite, ces trains électriques, ça fonctionne bougrement bien !… » Ça passe, ça glisse sans effort dans un beau mouvement égal ; ça brille un instant de toutes ses vitres, ça n’est déjà plus, le bruit meurt ; et lui : « C’est un progrès quand même ! Et puis cette économie de charbon… ». Il tira sur sa pipe, et il regarda plus à gauche : là-haut, deux ou trois hommes maniaient la pelle derrière des cribles, puis ils ont levé leurs pics dont le fer brillait dans le soleil au-dessus de leurs têtes. Plus en arrière, on voyait une construction à toit rouge qui était une fabrique de briques et de tuyaux en béton. Des wagonnets roulant sur une voie Decauville allaient de la gravière à la fabrique, mais d’abord on avait devant soi la gravière avec ses étages taillés carrément, comme quand on met des plots d’enfants les uns sur les autres, et ayant des plans éclairés, d’autres pas, de sorte que c’était aussi comme un carrelage ; un carrelage à carreaux bleus et carreaux jaunes dans le soleil pas encore très haut à l’horizon, où on voyait briller les pics et les chemises avec des ceintures rouges placées l’une au-dessus de l’autre, et c’est beau. On fait tomber le gravier à la pelle d’un étage à l’étage plus bas. On le crible pour l’avoir dans ses différentes grosseurs, c’est-à-dire du sable le plus fin aux cailloux proprement dits ; Rouge a jugé que c’était bien trouvé, c’est beau ici, c’est bien organisé et ils ont l’air d’avoir de l’ouvrage ; pendant qu’il aperçoit, poussant un wagonnet sur le bord du chemin, le nommé Ravinet, un Savoyard qu’on voyait assez souvent chez Milliquet où il venait boire ; ayant une ceinture rouge, ayant un maillot collant de coton noir sans manches. Rouge : – Salut ! comment ça va-t-il ? Et, le patron, on peut le voir ?… Et le voilà qui disait, tout en marchant à côté du Savoyard qui poussait son wagonnet : – Parce que, vous savez, on va bâtir. Oui, on se jette dans la construction. Il me faudrait des briques, il me faudrait du sable. Il faudrait que le patron me fournisse aussi le ciment… Il pourrait m’amener tout ça un de ces jours… Plus tard il a été chez Perrin, le constructeur de bateaux-charpentier, c’est-à-dire presque un collègue ; et puis surtout son atelier était en face de l’établissement de Milliquet, bonne occasion de boire un verre. Ce jour-là Rouge est allé à trois reprises chez Milliquet… – Oui, disait-il, c’était trop petit, c’était véritablement trop petit et puis ça ne tenait plus debout. Alors on s’est fait maçons, Décosterd et moi. – L’eau ne manquait pas, heureusement ; on avait apporté du sable, on avait apporté du ciment, des briques ; et, le huitième jour, les murs rapidement poussés, comme quand on soigne bien une plante, venaient déjà à hauteur d’homme, les murs de la partie nouvelle, tandis que Rouge s’occupait de l’ancienne et là avait travaillé d’abord avec le racloir, mais maintenant il maniait le pinceau. Un gros bidon de fer posé à côté de lui était plein aux trois quarts d’une belle couleur brun-rouge, épaisse comme de la crème, qui sentait bon l’huile de lin ; lui, trempait dedans son pinceau large de trois ou quatre doigts, il allait avec son pinceau sur les planches, commençant par le haut des planches pour éviter les coulures ; et rapidement tout changeait d’aspect, le côté de devant de la remise n’étant déjà plus reconnaissable. Maintenant il s’était attaqué au côté nord, expliquant de nouveau la chose aux gens qui venaient voir et pendant qu’il y avait tout autour du seau sur les galets de larges taches rondes comme quand il commence à pleuvoir avant un orage. Il faisait beau dans le monde, seulement il faut quelquefois longtemps pour s’apercevoir qu’il y fait beau. – Et n’est-ce pas ? on finissait par vivre dans la cochonnerie et dans la saleté… Heureusement encore qu’on s’y est pris à temps… Il faisait entrer son ongle dans le bois dont il soulevait une écaille : « Ça commençait à pourrir, » disait-il aux gens qui étaient venus, mais ce fut elle qui vint ensuite ; et, elle, il ne s’attendait pas à la voir venir, ni si vite et, à vrai dire, un peu trop vite ; là a été la grande surprise pour lui, pendant qu’il était tout occupé à ses travaux particuliers. Ses travaux n’étaient pas finis, mais c’est qu’il n’aurait jamais cru que Milliquet la laisserait venir ; et, en effet, il y avait fallu une circonstance particulière, celle d’un coup de téléphone par lequel des messieurs avaient commandé dans l’après-midi une friture pour le soir même. Milliquet, pris de court, n’avait eu qu’elle sous la main. – Tu saurais aller jusque-là ? … Un kilo de belles perchettes ; tu te rappelleras le nom ?… Elle s’était mise en chemin ; elle avait commencé par tordre ses petits pieds. Son ombre était en avant d’elle sur les galets, son ombre était en avant d’elle et plus longue qu’elle. Elle regardait ces pierres rondes et plates à cause de leurs jolies couleurs : des roses, des rouges, des chocolat ; les plus vives couleurs de celles qui sont dans l’eau et celles qui sont hors de l’eau sont plus pâles ; des bleues, des toutes blanches et brillantes et des transparentes : morceaux de verre, tessons d’assiettes, que le mouvement de l’eau a fini par user sur les bords. On continue l’histoire de telle sorte qu’ici déjà brillaient à ses yeux, pour lui plaire toutes sortes de belles pierres peintes, puis il n’y avait plus entre le talus et l’eau que la place pour le sentier, défendu en contrebas par un empierrement ; ensuite venait le bois de pins. Deux ou trois enfants de moins de sept ans (les autres étant à l’école) couraient là sur le sable, ayant troussé leur pantalon jusqu’à mi-cuisses, puis ils entraient dans l’eau, mais elle était froide encore et le froid de l’eau les faisait crier. Elle regardait, elle levait la tête sous ses beaux cheveux. Elle allait maintenant au doux et il faisait doux sous ses pieds. Son ombre était toute bleue ; rien ne venait plus l’abîmer sur ce sable, au lieu que le terrain ailleurs présente des inégalités où elle se blesse et se casse. Les troncs de pins étaient d’un beau rouge, parce que le soleil les frappait de côté. Elle, elle avait un côté du corps éclairé. Elle était dans l’air, elle avait une joue éclairée, une épaule, elle avait un bras éclairé. Les enfants ont crié encore ; quand une vague venait, ils couraient en arrière, ensuite ils couraient en avant. Elle allait avec son petit corsage de satinette noire et sa petite jupe de même étoffe, pas assez longue, son panier ; de la montagne lui a glissé par-dessus l’épaule, lui glisse encore contre l’épaule droite ; puis un mouvement de côté qu’elle fait laisse venir dehors toute la chaîne. C’était cet élargissement de la grève et c’était que la rive ici forme une espèce de petit golfe ; là était la maison de Rouge avec le beau cube luisant, le beau bloc fraîchement repeint de la remise. Le pan de devant, vu en oblique sous son huile pas encore sèche, était comme un miroir dans le soleil, tandis que derrière, dans l’ombre, on voyait un gros homme qui s’arrête dans le mouvement qu’il fait de haut en bas avec la main, puis il semble hésiter, puis il remet son pinceau dans le seau (pendant qu’elle approche toujours), et, maladroitement, il s’essuyait les doigts à son pantalon : – Mademoiselle, pas possible ! c’est vous… Je ne m’attendais pas à vous voir venir, Mademoiselle… Non, je n’aurais pas cru ; est-ce que Milliquet ?… Mais elle ne lui a pas répondu. Elle avait une commission à lui faire, elle la lui fait, voilà tout ; et Rouge : – Du poisson ? ma foi non… Ni perchettes, ni truites, ni ombres. Même pas du brochet. Tout est parti par le train ce matin… Comme si Milliquet ne le savait pas… Et puis, parce qu’il voyait qu’elle n’avait plus qu’à s’en aller, ce qu’elle se préparait à faire : – C’est si pressant que ça ? Et il allait avec ses doigts sous sa casquette : « Charrette ! Charrette ! » Puis : – Si vous pouviez attendre un moment, Mademoiselle… – Oh ! je ne peux pas… – Que si ! je vais vite envoyer Décosterd chez Jaunin. Sûrement qu’il vous trouvera là-bas ce qu’il vous faut… Eh ! Décosterd… Car il n’écoute plus ce qu’elle dit, il appelle ; et déjà Décosterd arrive, ayant les doigts tout gris et raides de mortier ; il ôte sa casquette à la visière tellement molle qu’il a bien de la peine à la décoller de dessus sa tête : – Tu as compris, disait Rouge… Et vous (à Juliette) laissez-moi faire, je me charge de tout… Toi, tu vas partir tout de suite. Un kilo, bon poids, tu entends ? – Entendu. Décosterd va se laver les mains, il va passer sur sa chemise son gilet, il part à grands pas sans se retourner. Et Rouge, alors, car il n’y avait plus eu ici que lui et elle : – Il vous faudrait vous asseoir, Mademoiselle… Ah ! charrette ! a-t-il dit, c’est qu’on est en réparations ; je n’ose pas vous faire entrer. Il y a trop de désordre. Mais laissez-moi toujours vous débarrasser de votre panier… Il le lui a pris des mains, il l’a porté dans la cuisine ; mais, elle, non, il n’osera jamais la faire entrer. Et c’est pendant, qu’il est dans la maison qu’elle a regardé encore tout autour d’elle, elle regarde en haut et en bas ; elle voit I’eau, le ciel, la montagne, puis c’est le sable et les cailloux, puis là-bas les roseaux et la grande falaise ; la figure lui change : – Oh ! j’aime …. C’est au moment où Rouge revenait ; elle se tourne vers lui : – C’est comme chez nous. – Chez vous ?… – Comme là-bas. – Ah ! a dit Rouge, ça y ressemble ? Tant mieux si ça y ressemble. Elle a dit : – Vous êtes pêcheur ?… Moi aussi, je sais pêcher. Rouge : – Vous savez pêcher, vous ? Comment avez-vous appris ? – Avec mon père. Rouge : – Ecoutez, il faudrait quand même vous asseoir… Et puisque vous savez ce que c’est dans le métier… Il revenait avec un sac ; en arrière des perches à filet, la grève faisait un talus où il étend sa toile à sac : – Mettez-vous là, Mademoiselle. Elle a fait comme il lui a dit : il s’assied à côté d’elle sur des débris de tuiles rouges, dans des morceaux de verre dépolis mêlés de vieux bouchons et d’éclats de bois devenus gris comme de la pierre, il recommence à s’étonner : – C’est que vous parlez très bien notre langue… Vous avez seulement un peu d’accent… Parce qu’elle avait un drôle d’accent avec de singulières brièvetés dans la fin des mots, et un peu rauque. – Il me vient de ma mère. – Quelle langue est-ce qu’elle parlait ? – L’espagnol. – C’est la langue de là-bas ? – Oui, dit-elle, mais ma mère est morte. Mon père est mort, ma mère aussi. Elle s’était tue. Elle avait baissé la tête. Elle tenait ses mains l’une dans l’autre sur ses genoux : – Il était contremaître dans les chemins de fer ; il venait me voir le dimanche. On allait pêcher ensemble… Comme si elle avait eu besoin de tout lui dire, à lui, mais c’est peut-être aussi qu’on s’est tue trop longtemps. – Il a été malade huit jours seulement… Elle se tait de nouveau, et lui n’osait rien répondre, pendant qu’elle secouait doucement la tête ; n’osait même pas la regarder, tournait et retournait entre ses doigts sa pipe de bois à couvercle. – Huit jours, puis me voilà ici, alors ça fait une grande différence… Elle dit : – Ça faisait une grande différence… Regardant encore une fois autour d’elle, tandis que sa figure change de nouveau, – et Rouge : – Oh ! en tout cas ici, vous pouvez vous dire que vous êtes chez vous… S’il vous arrivait jamais quelque chose, Mademoiselle… Et vous voyez, justement, on remet tout à neuf, comme ça se trouve ! Ne dirait-on pas que c’est fait exprès… Et pendant qu’elle se levait, il continue : – Nous autres, on n’est pas des Milliquet… Mais elle hausse les épaules, alors il voit qu’elle s’est levée, il voit qu’elle hausse les épaules, il a ri, il disait : « Je vois qu’on se comprend… » il bourrait sa pipe joyeusement du doigt et du pouce ; les poissons sautaient de tout côté hors de l’eau, faisant de petits éclairs blancs ; c’est le beau, c’est le grand beau. Elle s’est levée, elle s’est avancée ; elle se tourne vers la maison : – Alors, a-t-elle dit, vous faites des réparations ? – Oui, dit Rouge, mais ce n’est pas tout. On ne fait pas que des réparations. Vous voyez bien, on ajoute une chambre. Il lève ses mains rapprochées devant sa figure, elles ont été faiblement éclairées à l’intérieur dans le grand soleil en même temps que la fumée montait à travers sa moustache grise ; puis il laisse tomber ses mains, il tire sa pipe hors de sa bouche, quoique pas encore bien allumée : – Oh ! non, non, a-t-il dit, n’entrez pas. Attendez que ce soit fini… Il a repris : – Allons plutôt voir les bateaux, puisque vous vous y connaissez. Ils ont de nouveau marché ensemble. Ils ont longé la grève jusqu’au chemin dans les roseaux où ils ont été d’abord l’un à côté de l’autre, mais ensuite il n’y a plus eu assez de place pour deux personnes allant de front. On a vu derrière la casquette les deux belles épaules noires aller entre les hauts panaches qui s’agitaient vivement un instant de l’un et de l’autre côté du sentier ; puis ils ont caché la casquette, ils cachent les épaules ; ils cachent pour finir les cheveux noirs qui brillent au-dessus de l’oreille (c’était pendant que Décosterd était allé faire sa course) ; puis on a pu entendre la voix de Rouge : – Ah ! c’est toujours la même chose, voilà que Décosterd a oublié de rentrer les rames. Une autre voix : – Tant mieux. Ils étaient arrivés au bord de l’eau et, en effet, les rames du plus petit des deux bateaux étaient en travers des bancs ; là, sous la haute falaise de béton, avec ses buissons, ses couloirs, ses petits pins, ses plantes épineuses ou non épineuses, des touffes d’herbe déjà haute, quelques fleurs ; et là-haut qui la surplombaient les grands sapins de la forêt pleine d’oiseaux : – Mademoiselle, disait Rouge, vous n’y songez pas… Il aurait eu besoin d’être goudronné cet hiver ; c’est une vraie passoire. Mais elle : – Oh ! ça ne me gêne pas, s’étant assise et elle tirait sur ses bas. Elle riait ; il ne bougeait pas dans sa surprise ; déjà elle avait sauté dans le bateau faisant rejaillir plus haut qu’elle l’eau du fond dans le beau soleil ; elle fait tomber la chaîne de la bouée. Décidément, elle s’entendait à la manœuvre. Voilà qu’elle empoigne les rames, ramant seulement d’abord d’une main de manière à tourner la pointe de l’embarcation vers le large, puis tout à coup elle se renverse de tout le corps : alors on a vu entre les roseaux l’eau lisse qui était creusée aller par derrière, en deux lignes, mourir doucement sur la rive. Il demeure là d’abord un instant ; ensuite il se met en marche. C’était comme s’il avait besoin de la suivre de tout le corps et avec tout lui-même, pas avec les yeux seulement. Il allait entre les roseaux et l’eau, dans le sable mêlé de vase qui devenait de plus en plus mou et cédait de plus en plus sous son poids ; à un moment donné, il a été forcé de s’arrêter. A ce même moment, elle avait tourné tout à coup, après lui avoir fait signe de la main comme pour lui dire adieu, et avait disparu derrière l’avancement de la falaise. Il ne lui était plus resté qu’à revenir en arrière, il était revenu en arrière. Il ne lui était plus resté qu’à attendre qu’elle revînt, il avait dû attendre assez longtemps. Maintenant, elle était très pressée : – Mon Dieu, disait-elle en remettant ses souliers, je vais être grondée de nouveau. – N’ayez pas peur, je vous accompagne. Elle allait de nouveau devant Rouge dans les roseaux ; ils ont aperçu alors Décosterd rentré depuis longtemps déjà et qui, ne les ayant pas trouvés, s’était remis à son ouvrage. – As-tu le poisson ? criait Rouge. – Et Décosterd : « Oui, le paquet est dans la cuisine, » tandis qu’il continuait à poser ses briques l’une sur l’autre, ménageant entre elles, avec la truelle, une couche de mortier. Rouge avait été prendre le paquet, l’avait mis dans le panier, était revenu avec le panier ; il voit qu’elle était partie en avant. – Voyons, ne vous dépêchez pas comme ça ; vous n’avez qu’à dire à Milliquet que j’ai dû lui pêcher ses perchettes… ne lui dites rien, je m’en charge. Puis : – Justement le voilà. Parce que Milliquet à ce moment était paru et il venait à leur rencontre, leur faisant des signes de loin avec le bras ; mais Rouge : – Qu’est-ce qu’il y a ? tu t’impatientes… Tu as tort… Allons, allons, tranquille, mon vieux. Il ne le laissait pas parler. – Tu vois bien qu’on arrive à temps et même qu’on y a du mérite, parce qu’on a dû aller te pêcher ta friture. Et on ne l’aurait pas fait pour un autre, alors tu pourrais nous recevoir un peu mieux que ça, qu’en dis-tu ? Ils arrivaient devant le café que Milliquet n’avait pas pu encore ouvrir la bouche, mais là était Mme Milliquet qui, les voyant venir, est rentrée en battant la porte. Il y avait aussi sur la terrasse le Savoyard. VI Et ce fut quelques jours plus tard… Les premiers arrivés au café avaient été des marchands de bétail, deux ou trois de ces marchands à longues blouses violettes, qui avaient commandé des bouteilles de vin bouché ; après quoi, le plus grand des trois, celui qui avait une moustache noire, ayant repoussé sur sa nuque son chapeau de feutre à bords plats : – J’aime ça ! Il met ses bras devant lui sur la table : c’était sur la terrasse, c’étaient ces tables peintes en vert ; lui, il va en avant carrément dessus de ses deux bras dans leurs manches larges, tandis que le poignet au contraire serrait étroitement la peau avec sa broderie en fil blanc : – J’aime que qui vous l’apporte soit de la même qualité que ce qu’on vous apporte, et le servant que le servi. Trois heures de l’après-midi. Il avait plu le matin. Une petite humidité montait encore avec une légère vapeur entre les pieds des tables dont le bas était tout éclaboussé d’une terre fine qui séchait et devenait blanche en séchant. – J’aime ça, parce que c’est rare. Un petit à figure jaune, qui était assis en face du grand qui parlait, hochait la tête pour approuver, tenant les mains sur le corbin de sa canne ; le troisième des trois hommes regardait par-dessus le mur du côté du lac. – Et c’est rare, extrêmement rare… Comment est-ce qu’il a fait, ce Milliquet, comment est-ce qu’il s’y est pris ?… Il faudrait le lui demander, où est-il ? On ne l’aurait pas cru si malin tout de même… Trois marchands qui faisaient une tournée dans une voiture légère en pitchpin, attelée d’un petit cheval aux jambes fines qu’ils avaient attaché par la bride devant le café ; et le grand de nouveau : – Où est-il, ce Milliquet ? Il tapa sur la table avec le manche de son fouet qu’il a tiré à lui assez difficilement d’entre ses jambes et de dessous sa blouse. Ce fut la nouvelle servante qui vint (elle était arrivée la veille). Ce ne fut pas celle qu’il attendait, ce ne fut pas Milliquet non plus ; c’est la nouvelle servante qui est venue, et elle fait son métier qui est de venir quand on l’appelle ; mais le grand : – Tu es trop petite… Elle ne semblait pas en effet avoir beaucoup plus de quinze où seize ans. Elle se prenait les pieds dans son tablier trop long. – Qu’est-ce que tu fais par ici, toi ? Tu n’a pas été à l’école aujourd’hui ?… Ecoute, lui disait l’homme, si tu nous amènes le patron, tu auras cinquante centimes… Milliquet était dans la cuisine ; il était justement en train de dire à Juliette : « Il ne te faut pourtant pas décourager la clientèle… Tu sais bien que je ne fais pas ce que je veux ici… » quand la petite servante est reparue : – Monsieur, on vous demande. Milliquet va sur la terrasse. – Mes félicitations, disait le grand à la moustache noire, mes félicitations, Milliquet. C’est ce que j’appelle un service soigné. Il y avait devant lui la bouteille, qui était une bordelaise avec une capsule et une belle étiquette en couleur représentant un château à tours rondes, avec l’écusson vert et blanc, le nom du vin, la date de l’année. – Oh ! oui, a dit Milliquet, il a particulièrement convenu à la bouteille, ce vin-là… Il se tenait debout dans le haut de la table, les bras pendants, la tête de travers, mais on pouvait voir qu’il était flatté : – Le malheur seulement est qu’il ne m’en reste plus beaucoup. – Tu en auras bien encore une. Milliquet se mit à sourire, de son sourire difficile qui découvrait ses dents gâtées : – Oh ! a-t-il dit, pour vous… – Seulement, a dit le grand, à bon vin, belle fille. D’où l’as-tu, dis, vieux malin ? Et nous qu’on est des clients sérieux voilà que tu nous envoies une gamine, ou si c’est que tu veux garder l’autre pour toi tout seul ?… Qui est-ce ? et d’où l’as-tu ? Tu vas nous le dire, ou quoi ? Parce que Milliquet avait pris un air sévère, et n’a pas répondu tout de suite et même ne paraissait pas vouloir répondre (c’est qu’on a sa dignité) : – puis, comme il s’agissait, en effet, de bons clients, et qu’il ne fallait pas les trop mécontenter : – C’est ma nièce… – Ta nièce ? – Oui, la fille de mon frère. Il parlait froidement et avec une espèce de supériorité, comme quelqu’un qui sait le prix de ce qu’il a ; puis il s’est mis pourtant à raconter l’histoire (continuant d’être flatté quand même à l’idée qu’il avait encore toute cette histoire à raconter et qu’il allait avoir cet autre bénéfice de s’être conduit en bon frère). – Ah ! disait le grand noir, et puis peut-être qu’elle est riche ; veinard ! Elle vient d’Amérique, tu dis, le pays des dollars ! Ah ! veinard de veinard… Mais Milliquet secouait la tête ; c’était là une autre question. Un samedi après-midi, vers les trois heures, sur la terrasse, avant que le monde qui ne vient que plus tard soit là ; et, au-dessus de la tête de Milliquet, à une branche plus grosse que la cuisse, pendait tout juste une des premières feuilles pas encore bien dépliée, faisant penser à une patte de canard. A ce moment, l’homme à la moustache noire leva le poing : – Ça ne fait rien. Ta nièce ou pas, c’est elle qu’on veut… Son poing s’est abattu sur la table : – Et pourquoi pas ? Pourquoi pas, après tout ? Une autre bouteille et ta nièce, sans quoi on file… Combien est-ce qu’on te doit ?… Il a fait le geste d’aller prendre son porte-monnaie dans sa poche. Elle a bien été forcée de venir. Elle était donc venue (ou revenue). Et voilà que, sur la terrasse (Milliquet n’y était plus) : – Mademoiselle, on a encore une place dans la voiture ; elle est pour vous… Le Savoyard justement passait devant la terrasse, il y passait pour la seconde fois ; il s’arrête, il regarde par-dessus le mur, il a écouté, il s’en va. – Il y a quatre places dans la voiture, on n’est que trois, on vous emmène. C’était le grand. – On aurait une belle chambre pour vous, une chambre au midi avec deux fenêtres… Deux fenêtres et une armoire à glace… En attendant, à votre santé. Il buvait verre sur verre : – Vous ne trinquez pas avec nous, Mademoiselle… Non ?… Mais alors il a commencé à ne plus bien trouver ses mots, comme quand on est gêné ; les autres ne disaient plus rien ; on les entend qui se lèvent. Le grand suit, on entend encore : – Tant pis, ce sera pour une autre fois. Et, pendant que les petits sabots du cheval pressé de partir grinçaient sur le pavé, elle, elle court à Milliquet, elle lui a tendu les pièces et une coupure : – A présent, êtes-vous content ? Elle a dit encore : – C’est bien le compte ? Puis, courant toujours, elle est montée dans sa chambre ; – et c’est un moment après que le Savoyard était arrivé. Les choses ont été ainsi qu’à peine les marchands de bétail avaient-ils disparu au tournant de la rue, le Savoyard, lui, est paru ou reparu ; et c’est qu’on tourne autour de la beauté. C’est sur la terre, et on n’a pas assez de voir sur la terre. On y est gourmand, on y a faim. Le Savoyard est reparu ; il avait été s’installer sur la terrasse, il avait commandé un demi-litre. Il but son demi-litre ; ensuite il avait été acheter des cigarettes à la boutique, il revint avec le paquet qu’il pose devant lui sur la table, et n’avait ainsi qu’à puiser dedans, allumant sa nouvelle cigarette à celle qu’il avait à la bouche. Cette fois-ci, il ne buvait pas, et Milliquet soucieux de ses intérêts avait commencé, sans en avoir l’air, à tourner autour de lui, quand le Savoyard l’appelle, disant : – J’ai soif. Où est votre nièce ?… Oui, votre nièce… Mademoiselle Juliette. Envoyez-la moi pour la commande… Milliquet lui avait tourné le dos. Où la beauté pourrait-elle trouver place parmi les hommes, comment trouverait-elle place parmi eux ? – il avait mis ses habits du dimanche, il avait une casquette à carreaux, il avait un col, une cravate, un veston, un gilet, une ceinture rouge (du même rouge que sa cravate) ; il voit passer la petite servante, il l’appelle. Il a sorti de l’argent de sa poche de gilet, et plein sa main de pièces qu’il lui montre : – Allez me la chercher ; ça, c’est pour vous si elle vient. – Si vous croyez qu’elle va venir comme ça. Elle s’amusait. – Cachez seulement votre argent, disait-elle, parce que je ne pense pas qu’elle redescende… En tout cas, si elle voulait, il n’y aurait pas besoin d’argent pour la faire venir ; et si elle ne veut pas… Le Savoyard était parti, puis était reparu vers les sept ou huit heures. Des lampes électriques étaient fixées à des lattes entre les branches des platanes. Par les beaux soirs d’été, quand l’air est doux, la clientèle se tenait volontiers sur la terrasse, et Milliquet n’avait alors qu’à tourner le commutateur (avec le seul désagrément des moucherons, des papillons de nuit, et des phalènes sans compter les moustiques, mais ce n’est guère que plus tard dans la saison qu’ils deviennent gênants). Il y avait, ce soir-là, beaucoup de monde sur la terrasse : Alexis le dragon entre autres et quelques-uns de ses amis ; on y était comme dans une boîte aux parois de verre, un verre d’un bleu sombre, on y était comme derrière des panneaux de verre à travers lesquels le lac et le ciel éclairaient doucement. Tout à coup, il a semblé que les parois de la boîte faisaient explosion avec une grande lueur. Au lieu des parois de verre bleu, c’étaient des panneaux de nuit pas transparents qui étaient retombés autour de vous, cachant le lac, le ciel et la montagne, comme si on était maintenant à l’intérieur d’une maison. Les lampes électriques venaient de s’allumer. On a été comme dans une chambre sous les lampes, ne sachant plus ce qui se passait au dehors, sauf quand une petite vague venait avec une espèce de soupir : han ! comme quand on fend un tronc ou comme quand l’ouvrier boulanger fait son pain ; comme quand on abat la hache sur le coin de fer, ou on lève les deux bras au-dessus de sa tête la boule de pâte. Rien que le lac par moments, à part quoi le monde extérieur était tout entier disparu. Celui d’ici alors prenait toute l’importance. Ce petit monde carré avec les tables, trois murs de nuit ; et à cause du changement d’échelle, il semble avoir énormément grandi : trois murs et ces cinq ou six tables, et ceux qui se tenaient assis autour des tables, Milliquet allant et venant, Marguerite la petite servante allant et venant, puis on voit Milliquet qui lui parle. On voyait les couleurs ; on voyait bien les mains, les épaules, le dessus des têtes avec des chapeaux de feutre, des chapeaux de paille, des casquettes ; il y avait là douze ou quinze personnes ; on voyait que le Savoyard n’était pas là, puis que le Savoyard est revenu. C’était un peu après que le patron avait parlé à Marguerite, et maintenant elle non plus n’était pas là, de sorte que Milliquet avait beaucoup à faire, passant continuellement de la salle à boire à la terrasse. Marguerite avait vite grimpé ces deux étages (pendant qu’on a entendu la porte de Mme Milliquet s’ouvrir et rester ouverte)… Elle avait heurté. – Le patron vous fait dire de descendre. – Non. – Et il y a aussi le Savoyard qui a demandé après vous. Je lui ai dit que vous ne vouliez pas venir… La petite Marguerite avait heurté, elle avait dit tout bas : « Mademoiselle, c’est moi », elle était entrée. On voyait que la grande valise de cuir avait été ouverte et, plus loin, derrière les croisées, que les contrevents de bois plein étaient fermés. La petite Marguerite était d’abord restée debout sur le pas de la porte dans sa robe noire à pois blancs ; tout à coup : – Oh ! Mademoiselle… Elle reprend : – C’est qu’ils sont toute une bande en bas qui vous attendent… Elle montrait les contrevents derrière lesquels c’était, en effet, comme quand on frappe des cailloux l’un contre l’autre, et c’était comme un bruit de vent. On entendait un gros rire, on entendait qu’on appelait Milliquet, on entendait donner un coup de poing sur la table. – J’ai, peur, continuait-elle, que le patron ne monte, parce qu’il a dit que, si vous ne veniez pas, il monterait… Puis elle a de nouveau tout oublié : – Oh ! comme c’est beau ! Qu’est-ce que c’est ? Montrant les choses qui avaient été tirées de la valise, et éparses autour de la valise sur le lit : – C’est des choses de chez vous Mais on l’appelait dans l’escalier. Et vite : – Je remonterai, Mademoiselle… Je viendrai vous dire ce qui se passe… Elle redescendait déjà quatre à quatre et la porte de Mme Milliquet se refermait. Cependant, là en bas, sur la terrasse, ils regardent tous vers ce second étage. Ils regardaient de la terrasse et par les vides que laissaient entre elles les branches des platanes, ces deux fenêtres qui se touchaient dans le milieu de l’angle, sous le faîte même du toit. On regardait là-haut, parce qu’on savait qu’elle était là (quelques-uns du moins qui savaient), mais on voyait que les contrevents étaient tirés. Marguerite venait de redescendre. Et Milliquet allait l’aborder quand il a été appelé lui-même par sa femme, comme Marguerite entend encore et Marguerite entend ensuite le bruit d’une discussion dans l’escalier ; mais là-haut toujours rien ne bouge, tandis que Marguerite était venue sur la terrasse où elle voit le Savoyard dans un coin tourner vers elle ses yeux brillants sous la visière de sa casquette. Le Savoyard lui fait signe qu’il n’a rien à boire, puis s’accoude sans rien dire et met ses mains sous son menton. Il devait être dix heures. Elle lui avait dit : « Que prenez-vous ? » il n’avait rien répondu. Elle lui apporte au hasard trois décis de petit vieux, n’ayant pas eu le temps d’attendre qu’il fût d’humeur à se décider, les pose avec un verre devant lui ; et elle rentrait en courant quand elle est attrapée par le bras ; c’était Milliquet, la figure défaite (pendant qu’une porte bat au premier). – Dépêchez-vous d’aller servir, et puis écoutez-moi bien : si, cette fois, elle ne descend pas, vous lui direz que je monte… Si elle n’est pas là dans cinq minutes. Et que ça ne se passera pas cette fois-ci comme les autres. Il l’avait tirée dans un coin et lui parlait de tout près en levant le doigt : – Elle aura beau s’enfermer à clé ; j’enfonce la porte. Je lui fais honte devant le monde. Marguerite était remontée en courant. De nouveau, elle fait dans le panneau de la porte, avec les ongles, un tout petit bruit de souris ; elle disait : « Mademoiselle, on peut entrer ? » La clé tourne dans la serrure. – Mademoiselle, Mademoiselle, il va venir ! Il m’a dit qu’il vous donnait cinq minutes… Elle s’est tue. Juliette lui tournait le dos. – Mademoiselle, Mademoiselle, croyez-moi, vous feriez mieux de vous coucher, je lui dirais que vous êtes malade ; peut-être qu’il n’oserait pas… Mais elle se tait de nouveau. Et : – Oh ! comme c’est beau ! c’est à vous ? Et ça vient de votre pays ? Qu’est-ce que c’est ? c’est un peigne ? Et ces petites boules rouges, c’est du corail ? En quoi est-ce que c’est, ce peigne ? Ah ! du cuivre doré… Elle avançait la main, puis la ramenait chaque fois contre elle ; ensuite on la voit qui est là les mains croisées sur son tablier trop long, les yeux qui brillent, l’air d’une toute petite fille et d’une vieille lemme à la fois, dans l’espèce de grand silence qui s’est fait ; – Juliette continuant à lui tourner le dos, Juliette debout pendant ce temps devant son miroir : – Oh ! les drôles de boucles d’oreilles, est-ce que vous allez les mettre ?… Oh ! mettez-les. Et il n’y avait dans la chambre qu’un mauvais petit miroir à cadre de métal peint en faux bois ; il n’y avait d’autre lumière que celle qui était au plafond ; le miroir se trouvait entre les deux fenêtres ; elle devait se pencher par-dessus la table de toilette et devait approcher son visage tout contre la glace ; n’importe, elle allait quand même, elle allait avec ses doigts sur ses lèvres, elle allait avec une houppe sur ses joues : – Chez nous, on se fait belle le soir. Vous viendrez voir comment les femmes chez nous sont habillées. Dans un moment… Et allait de nouveau, tournant le dos à Marguerite ; puis voilà qu’à ce même instant la musique de l’accordéon s’est fait entendre. Le grand bruit avait beau durer sur la terrasse, les petites notes claires le perçaient de partout. On les avait entendu naître dans le lointain, elles se rapprochent rapidement ; elle, elle s’était arrêtée dans le mouvement de ses mains : – C’est lui ! c’est lui ! Ah ! je pensais bien qu’il viendrait. Je ne sais pas ce qui me le faisait croire, mais j’en étais sûre… Et elle repart, elle prend la houppe, elle se la passe sur sa figure ; elle dit à Marguerite : « A présent, donnez-moi le peigne, » pendant qu’elle levait les bras, oh ! c’est qu’elle est toute changée et on ne la reconnaît pas ; – nouant sur sa nuque ses cheveux tombés : – Vous m’apporterez le châle, le grand châle à fleurs… – Oh ! Mademoiselle est-ce que vous voulez descendre ? – Bien sûr, puisqu’il y a la musique. – Et votre oncle ? Juliette éclate de rire. Et maintenant l’accordéon était juste sous les fenêtres : – Parce que je savais bien, disait Juliette, qu’il viendrait, alors il faut que je me dépêche ; vite Marguerite, s’il vous plaît, le peigne… Et puis le châle, comme dans mon pays… Et alors, sur la terrasse, les voix se taisent l’une après l’autre ; tout s’était tu, le vent s’est tu, même les vagues qui se taisent ; il n’y a plus eu que le bel air de danse qui s’est mis à tourner tout seul. Il s’est suspendu un instant, alors on n’a plus respiré ; puis de nouveau, ces grands accords ont éclaté l’un par-dessus l’autre… Mais, à ce moment, une table tombe ; une voix : -Arrêtez-le ! arrêtez-le !… Il devient fou… Et tout à coup l’accordéon, lui aussi, s’était tu. Il avait dit à ses camarades de chantier : – Je ne travaille pas aujourd’hui… Avertissez le patron de ma part qu’il ne lui faut pas compter sur moi. Ses camarades étaient partis comme chaque matin pour la gravière, lui avait été se laver à la fontaine, il s’était rasé ; puis avait été prendre dans le placard ses habits du dimanche, une chemise propre, un col, une cravate. C’était dans une maison près de la gare où ses camarades et lui logeaient ; là, il s’habille tranquillement. Il avait un complet tout neuf ; un veston pincé à la taille ; il avait cherché aussi à se faire une raie, mais il avait les cheveux trop frisés et emmêlés, alors il a enfoncé sa casquette dessus et, faisant venir la visière en avant, il les a fait venir en avant sur son front où ils dépassaient la visière. Il fumait des cigarettes. Il a ouvert la fenêtre. Il a demandé par la fenêtre à la femme chez qui il prenait pension s’il ne pourrait pas manger la soupe un peu plus tôt que d’ordinaire. Il avait mangé la soupe, il était sorti sitôt après. Il avait traversé la grande route. Il avait été se coucher sous un arbre non loin de la grande route où passaient toujours les automobiles, roulant avec leurs capots qui jetaient des feux et leurs brise-bise qui vous tiraient dessus comme quand la flamme sort du canon d’une carabine. Elles aboyaient, elles toussaient, elles hurlaient longuement comme quand un chien de garde s’ennuie. Elles roulaient sur la route grasse sans faire aucune poussière, toussaient, sifflaient, aboyaient, se croisant ou bien se doublant, disparues derrière une haie, reparues : dix, quinze vingt, – parce qu’il avait pris sa montre, s’amusant à les compter. Il cracha entre ses genoux. Puis il se lève et, ayant suivi la route, il a rejoint la Bourdonnette non loin du grand viaduc de pierre sur lequel passent les trains et il s’est mis à la descendre, ce qui l’a amené près de la gravière où ses camarades venaient de se mettre au travail. Il les regardait travailler d’en bas en leur faisant des signes, dans ses beaux habits du dimanche, tandis qu’eux là-haut, sur leurs marches d’escalier, derrière les cribles, étaient nus jusqu’à la ceinture ou avaient des maillots sans manches : c’est une grande différence. Salut, là-haut ! On le voyait. Où est-ce qu’il va comme ça, ce Ravinet ? « Oh ! disait-on, il est un peu fou. Et il y a des jours où il vaut mieux ne pas trop avoir l’air de s’occuper de lui, sinon ça pourrait mal tourner, » alors ils ont levé là-haut les bras, ou recommencent à enfoncer la lame de la pelle au ras du sol sous l’amas des petits cailloux et du sable, pendant que Ravinet est reparti et il descendait donc la Bourdonnette, où il voit sous les vernes Bolomey le pêcheur de truites avec ses bottes de caoutchouc. Bolomey, lui, remontait la Bourdonnette. Les deux hommes sont passés non loin l’un de l’autre sans rien se dire. On arrivait ensuite à l’endroit où les berges se rapprochent et là, le volume de l’eau se resserrant, elle devient plus profonde et tombe de petit étage en petit étage par des cascades que les truites remontent d’un coup de queue ; c’est pourquoi Bolomey pêchait de préférence en amont, avec les hautes bottes de caoutchouc et son panier plat, suspendu dans son dos à une courroie ; – mais, moi, je me fous de la pêche ; ils m’embêtent, ces pêcheurs. Il fumait des cigarettes, les mains dans les poches. L’eau faisait un bruit de tambour tout en cédant, à son mouvement en avant. Et puis, un peu plus loin, elle devient toute tranquille et lisse, tandis qu’elle s’élargit : c’est là que les roseaux commencent, et il y a des petites îles de gravier dans le milieu de son lit qui s’envase. Là, Ravinet a tourné à droite. Justement Perrin le charpentier venait d’arriver devant chez Rouge avec un chargement de poutres. Ravinet s’approche en ralentissant de plus en plus le pas comme s’il se méfiait. Il voit que c’est cette, nouvelle construction, cette rallonge que Rouge a faite à sa bâtisse : « Ah ! il bâtit, se disait-il ; pourquoi est-ce qu’il bâtit, celui-là ? » Et « celui-là » c’était Rouge qu’on voyait qui était en train de mesurer avec un mètre de poche les pièces de bois déjà déchargées, tout en consultant un carnet ; il n’a pas vu le Savoyard ; c’est seulement le bruit des pas sur les galets qui lui fait lever la tête. L’autre s’était arrêté, la cigarette au coin de la bouche. Il a dit : – Alors vous bâtissez ? – Ça se voit, il me semble, dit Rouge. – C’est pour vous ? Le Savoyard s’est mis à ricaner drôlement, pendant que Rouge, dans sa surprise, ne trouve d’abord rien à dire ; puis : – Dites donc, vous ! ça vous regarde ?… Si vous vous mêliez de vos affaires… Seulement voilà que Ravinet, ayant craché de nouveau, s’en allait et il ne se montrait déjà plus que de dos ; – c’est alors qu’ayant continué à longer la rive il était arrivé devant chez Milliquet comme par hasard, puis a voulu entrer, puis a vu par-dessus le mur de la terrasse les trois marchands de bétail. Il avait été faire un tour dans le village, il était revenu un moment plus tard. De nouveau, il n’est pas entré. Et où la beauté pourrait-elle trouver place parmi nous quand elle est ainsi poursuivie ? parce qu’il était entré enfin, on se le rappelle, il avait été s’installer sur la terrasse, il avait commandé un demi-litre que Milliquet lui apporta. Il but son demi-litre. Il a été acheter des cigarettes à la boutique, il revint avec son paquet qu’il pose debout sur la table devant lui ; et puis il avait dit à Milliquet : – Où est votre nièce ? Milliquet lui tourne le dos, lui : « Ah ! c’est comme ça ! » Et à la petite servante : « Allez me la chercher ! » mais la petite servante a ri. « Ah ! c’est comme ça !… » Il avait été boire dans le café qui est près de la station du chemin de fer. ………………………………………………………………………………………………… On entendait des voix sous la fenêtre : – Moi, je voyais bien qu’il avait ouvert son couteau ; il y avait un moment déjà que je le guettais… Mais qu’est-ce qu’il fallait faire ? – Bien sûr. – On ne pouvait pas savoir, on peut toujours avoir quelque chose à couper, par exemple un ongle trop long, une verrue, un lacet de soulier… – Bien sûr. – D’ailleurs remarque bien que ce n’est pas tellement à l’homme qu’à l’instrument qu’il en voulait. L’homme, le Savoyard ne l’a pas touché… – Oh ! ça… – Non, je te dis, il ne l’a pas touché. – Parce qu’on ne l’a pas laissé faire. Heureusement qu’Alexis était là… Elle écoute là-haut, dans sa chambre. Plus rien. Il y avait seulement ces voix sur la terrasse. Elle écoute de nouveau ; il y avait aussi, à l’intérieur de la maison, cette autre voix, toujours la même, et monotone, sans accent, continuelle, intarissable, comme quand on a tourné un robinet : – Eh bien, à présent, tu es content, ah ! tu as bien réussi, ah ! tu peux te féliciter. Imbécile ! tu as ce que tu cherchais, voilà qu’on s’assassine chez toi, ça va te faire une bonne réputation… Ah ! tu avais bien de quoi faire le fier quand tu me disais : « Cent francs aujourd’hui, » et puis tu me disais : « Cent vingt francs. » Ah ! imbécile, parce que demain ce sera zéro franc et après-demain zéro franc, si ça continue comme ça et si tout continue à venir en bas par ici ; ah ! tu te trouves bien d’avoir fait à ta tête, tu es content… Cette traînée, cette fille des rues, cette on ne sait pas quoi, cette on n’ose pas dire… Et on devait fuir devant la voix, dans l’escalier, mais la voix suivait à mesure. Derrière la fenêtre, elle écoute toujours. – … Oh ! il n’y a rien à craindre, disait-on sur la terrasse, le grand Alexis le surveille. Ils sont trois ou quatre qui ont l’œil sur lui. Il ne bougera plus. Et puis il a reçu son compte. Une porte à ce moment s’est fermée, la voix de Mme Milliquet s’est tue ; Juliette voit que personne ne s’occupe d’elle. La petite Marguerite était descendue dès le commencement de la scène, la laissant seule ; on ne la verra pas sortir. Et puis tant pis si on l’arrête ; elle se débattra, elle passera quand même. Et, en effet, elle a passé. D’ailleurs elle n’a pas été arrêtée. Elle se glisse le long de la ruelle, comme l’autre fois ; elle a passé par-dessus la terrasse. Et lui, en la voyant entrer, n’a fait de nouveau que lever la tête, étant assis devant l’établi, son instrument sur les genoux. On voyait que le coup de couteau avait été donné en travers du soufflet, de sorte que la fente allait de pli en pli ; lui, délicatement, comme le chirurgien, allait avec ses doigts le long de la partie blessée dont il rapprochait les deux bords. Il a secoué la tête. Est-ce qu’il l’avait seulement vue entrer ? Puis il semble bien que oui, quand même, parce qu’il disait : – Il n’y a point de place pour moi ici… Aussitôt il a repris : – Pour vous non plus… Elle voulait dire quelque chose. Elle s’est avancée vers lui, mais il lui a fait signe de se taire, comme quand il y a quelqu’un de bien malade dans la chambre et que le médecin défend de parler. « Alors, disait Rouge, moi, ce soir-là (il faudrait dire plutôt cette nuit-là, car il devait être minuit passé), j’étais couché depuis longtemps, quand j’entends des pas. J’ai pensé d’abord à des amoureux, parce qu’ils ne se gênent pas trop avec moi quand il leur arrive d’avoir pris du retard dans leurs promenades à deux en forêt. Je n’avais pas été chez Milliquet, parce que Perrin avait apporté la charpente et, comme on était au mois de juin, on avait pu travailler jusqu’à plus de dix heures, Décosterd et moi, à la poser ; puis il nous avait fallu boucher avec des planches l’ouverture qu’on avait percée dans le mur de la cuisine… On avait travaillé jusqu’aux environs de onze heures, et puis où est-ce que j’en étais ? ah ! oui, je m’étais endormi. Et j’ai bien entendu qu’il y avait là deux personnes, ce qui faisait un pas et puis un pas, une espèce de pas et une autre espèce de pas, puis on heurte ; et, moi, je dis : « Qui et-ce ? » mais on ne répond pas tout de suite. J’ai le temps de me lever, d’enfiler mon pantalon, de passer dans la cuisine, parce qu’on ne peut entrer dans la maison que par la cuisine et c’est comme j’arrivais dans la cuisine que j’entends derrière la porte : – C’est vous, M. Rouge ? – Bien sûr que c’est moi. – Oh ! M. Rouge, est-ce que vous pourriez ouvrir ? Il m’avait semblé reconnaître la voix ; et alors qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? j’ai ouvert. C’était Maurice Busset. Il faisait de la lune et je vois que c’est Maurice Busset, le jeune Maurice Russet, vous savez, le fils du syndic, et je vois qu’il tient à la main une grosse valise de cuir, tandis qu’il y avait derrière lui une personne qui faisait comme si elle essayait de se cacher. Mais, elle, est-ce qu’elle peut se cacher ? Et puis il y avait son châle qui brillait, un châle de soie, vous comprenez, et il lui brillait sur l’épaule ; oh ! il n’y aurait pas eu besoin de la lune avec elle !… Je lui dis : « Qu’est-ce que vous faites là ?… » « Oh ! Monsieur Rouge, me dit Maurice, est-ce qu’on ne pourrait pas entrer ? je vous expliquerais… » Je dis : « Attendez, » j’allume la lampe, ils entrent. Je dis encore : « Attendez, » je vais fermer la porte à clé. Et alors le petit Maurice m’a mis au courant. Il m’a demandé si elle ne pourrait pas passer la nuit chez moi et loger chez moi quelques jours ; et qu’est-ce qu’il fallait que je fasse ? J’ai dit : « Bien sûr, seulement regardez… C’est dommage, Mademoiselle, vous arrivez deux ou trois jours trop tôt… » Il y avait un tas de débris de plâtre dans le coin de la cuisine et le trou qu’on avait percé dans le mur était mal bouché. « Dommage ! » Elle, elle ne disait toujours rien. C’est seulement quelques jours après que j’ai connu les détails de l’histoire, l’histoire du Savoyard, l’histoire de l’accordéon ; ce qui lui était arrivé, à elle… Et vous comprenez bien : elle avait eu peur pour le bossu… Et c’est pendant qu’elle avait été chez le bossu. Et c’est la mère Milliquet. Elle, elle m’a dit depuis qu’elle avait bien entendu sonner onze heures (et elle savait que c’était l’heure de police), mais, quand elle est arrivée, elle n’a plus trouvé que sa valise. La mère Milliquet l’avait posée devant la porte, avec toutes ses affaires dedans. Elle, elle a eu beau faire le tour de la maison : personne, toutes les lumières étaient éteintes. Et elle n’a pas appelé, vous pensez bien… Elle m’a dit qu’elle avait tout de suite pensé à moi ; le seul empêchement était cette valise, parce qu’elle était lourde. C’est alors que Maurice Russet s’est présenté. Et comment il était là, c’est une autre question, mais enfin il était là… Et la suite, vous la savez… Et qu’est-ce qu’il fallait que je fasse ? Je lui ai dit : « Vous n’avez qu’à rester ici. Ne vous inquiétez de rien, vous êtes chez vous. Du moment qu’ils vous ont chassée… » Ah ! j’ai oublié de vous dire que j’avais heureusement deux matelas. Je n’ai eu qu’à aller m’étendre sur le moins bon des deux dans la cuisine… » VIII Le lendemain matin, comme Décosterd arrivait, il a vu Rouge venir à sa rencontre, chose qui ne s’était jamais produite encore, depuis dix ans que les deux hommes travaillaient ensemble. Décosterd logeait au village ; et, chaque matin, depuis dix ans, au petit jour, il trouvait Rouge en train de faire le café que les deux hommes buvaient en mangeant un morceau, après quoi ils partaient pour la pêche. Ils se mettaient dans le bateau sur une eau comme une eau de lessive. Il fallait souvent amener ses mains tout près de sa figure pour les voir. Souvent, ils ne s’apercevaient pas l’un l’autre, ni même les feux des bouées marquant l’emplacement des filets. Tantôt ils allaient vers l’ouest, tantôt vers les grandes montagnes, là où le soleil se lève, là où est Jérusalem. Dans le brouillard ou dans un air gris, qui devenait jaune, puis rose, dans du printemps, dans de l’été, dans de l’automne, dans de l’hiver, depuis dix ans, chacun à sa paire de rames, – et toujours, le matin, quand Décosterd arrivait, il trouvait Rouge devant le réchaud à deux feux qui est une grande simplification dans un ménage privé de femme, parce que ça s’allume du premier coup, et on n’a qu’à donner un tour de robinet et ça s’éteint. – Or, ce matin-là, Décosterd avait vu Rouge qui venait à sa rencontre et de loin Rouge lui avait fait signe de s’arrêter. Décosterd pensa d’abord à un accident : il a eu vite fait de voir que sa supposition ne valait rien. Rouge cherchait ses mots, l’air gêné ; lui laisse Rouge trouver ses mots, ce qui ne s’est pas fait tout de suite, ni sans peine ; les deux hommes marchaient maintenant l’un à côté de l’autre, les mains dans les poches ; sur la grève ; Rouge n’allait pas vite, il allait toujours moins vite ; finalement, il s’est arrêté : – Ecoute, Décosterd, je voulais te dire… On ne va pas pouvoir aller pêcher pour le moment… On ne peut pas… On ne peut pas la laisser seule… Il s’était arrêté tout à fait et Décosterd pareillement, sur le bord même de la grève qui se terminait du côté de l’eau par une marge de sable dur sur laquelle on peut marcher sans que les pas y laissent de traces ; et, bien qu’on fût encore à une bonne centaine de mètres de la maison, il parlait bas. – C’est Juliette, la nièce à Milliquet. Elle est arrivée cette nuit. – Ah ! –Oui c’est la mère Milliquet qui l’a chassée. Elle va loger ici. – Ah ! Silence. Et il y a eu encore un grand moment de silence, après quoi Rouge a recommencé (et il était toujours plus gêné et hésitant) : – Dis donc, Décosterd, tu ne sais pas si la boulangerie ne serait peut-être pas déjà ouverte ; ils cuisent de bonne heure… Et puis tu pourrais toujours essayer de passer par-derrière… Parce qu’il faudrait du pain frais… – Oui. – Et à la laiterie, si tu pouvais y passer ; tu y prendrais une demi-livre de beurre… On n’en a point… – Oui. – Pendant ce temps, je ferais le café. – Alors du pain et du beurre ? a dit Décosterd. – Du pain et du beurre. Alors voilà que toute la figure de Rouge s’éclaire ; et Décosterd : – Un pain et du beurre et c’est tout ? – Du pain et du beurre et c’est tout… Puis se reprenant : – Attends, j’oubliais de te donner de l’argent… Il avait ouvert son porte-monnaie, et toute sa grosse figure rouge continuait à être éclairée bien qu’il tournât le dos au soleil qui n’était d’ailleurs pas encore sorti de derrière la grande chaîne, où il faut d’abord qu’il grimpe longtemps sur les mains et les genoux. Décosterd s’en allait déjà, dans son gilet à manches et à dos de lustrine qui se mettent à briller, tout penché en avant, avec ses bras trop longs et ses longues jambes maigres ; Rouge, lui, revenait sur la pointe des pieds. Il avait beau être en pantoufles, son poids seul était suffisant pour faire basculer avec bruit les galets, comme il le savait d’expérience, c’est pourquoi il n’avançait un pied que lorsqu’il était sûr que l’autre avait trouvé la bonne position. Il entre dans la cuisine ; il écoute, on n’entendait rien. Il se disait : « Faut-il que je fasse le café tout de suite ou bien que j’attende qu’elle soit levée ?… » Il calculait ; il se disait : « Décosterd sera rentré dans vingt minutes, une demi-heure tout au plus, est-ce qu’il faut que j’attende qu’il soit rentré ?… » Il n’avait pas osé s’asseoir, craignant de faire du bruit en tirant le banc de dessous la table. Il restait debout. Il frotte une allumette pour allumer le réchaud, puis l’a éteinte sans avoir mis le feu à la mèche. Il sort de nouveau. Il sort afin de voir si Décosterd ne serait peut-être pas en vue, bien qu’il eût été tout à fait impossible que Décosterd fût déjà de retour ; il s’est avancé jusqu’à l’eau, la tête tournée vers le village ; les petites vagues venaient, l’une après l’autre, se coucher à ses pieds comme quand le chien reconnaît son maître. il regardait du côté d’où Décosterd devait venir,mais n’avait pas osé regarder du côté de l’unique fenêtre sans contrevents et où chaque soir il tendait, au moyen d’un anneau et d’un clou planté dans le mur, une espèce de rideau en grosse toile. Il tournait le dos à la fenêtre, il est demeuré là, pendant que devant lui et entre ses pieds les petites vagues s’allongeaient, les pattes en avant, et leurs griffes blanches s’ouvraient sur le sable. Il était gros et court ; il était tout peint d’un côté du corps, dans son maillot bleu marine et son pantalon, en beau jaune, et sur un côté de la figure de même et sur l’épaule. Il regardait par moments du côté du village : alors c’est sa nuque et le bas de ses cheveux qui devenaient d’une autre couleur sous la casquette, pendant qu’il n’avait même pas pensé à allumer sa pipe. Et, de nouveau, au-dessus de lui, il y avait dans l’air deux parties ; une moitié de ciel était dans le silence, mais l’autre faisait un grand bruit : c’était vers le levant, c’était au-dessus de la falaise, parce que les oiseaux ne voulaient toujours pas se taire : les pinsons, les mésanges, les chardonnerets, les fauvettes, le merle, et ils se taisaient moins que jamais ce matin-là ; bien que la saison fût déjà avancée. Rouge pensait : « Qu’est-ce qu’ils ont ? » il était ennuyé. Nous autres, ils ne nous gênent pas, parce qu’on est levé en même temps qu’eux et bien souvent avant eux dans le métier, mais il se disait : « Elle va être réveillée. » Il aurait voulu les faire taire. Et Rouge était frappé par le bruit en même temps que par la lumière et du même côté que par la lumière, pendant qu’il semble qu’on sente l’air trembler à petits coups sous le choc autour de notre tête comme quand une chaudière siffle, comme quand on secoue une pile d’assiettes ; – puis tout à coup le merle avait été seul à chanter. Et c’est pendant que le merle chantait, il se retourne : – Comment ?… c’est vous, Mademoiselle… Il s’arrête. Elle rit plus fort. Et de qui est-ce qu’elle riait ainsi ou de quoi ? tandis qu’il était resté à demi tourné vers elle, il n’avait tourné vers elle que la tête avec le haut de son gros corps, aux bras trop courts qui pendaient. Et alors il avait voulu parler, mais il ne pouvait plus parler. Il la regarde, c’est tout ce qu’on peut faire. Il regardait ses cheveux ; elle avait comme des lames de poignard dans les cheveux, tellement ils étaient brillants. On ne pouvait voir qu’une partie d’elle à la fois, tellement chacune brillait et elles venaient l’une après l’autre : c’étaient son cou, ses yeux, ses joues ; ça n’en finissait pas, parce qu’il y avait encore la bouche, le front… Il faut qu’il fasse un grand effort, et il s’arrache ses paroles à lui-même : – Vous avez… vous avez bien dormi ?… Mais il a vu qu’elle ne l’écoutait plus. Il a fait deux ou trois pas dans sa direction : elle ne semblait même pas voir qu’il était là. Elle se tenait tournée vers le levant, là où sont les grandes montagnes ; il y avait, entre deux pointes, une échancrure qui faisait comme un nid ; c’est là que le soleil venait de se montrer et on aurait dit qu’il battait des ailes. Une espèce de duvet rose, beaucoup de tout petits nuages se sont mis à monter dans les airs au-dessus de lui. C’était là-haut comme quand le coq se dresse sur ses ergots, ouvrant ses ailes qu’il fait briller, puis il les ramène à soi, alors toute sorte de petites plumes s’envolent, – qui étaient roses et en grand nombre, glissant mollement dans le ciel, pendant que sur les derniers champs de neige la lumière s’est allumée comme sur ces feuilles de papier d’étain que les enfants lissent du doigt. Elle n’a pas vu Rouge approcher ; on lui parle, elle n’entend pas qu’on lui parle : – Mademoiselle, excusez-moi… Il faut que j’aille faire le déjeuner… Mais elle n’a pas entendu, parce qu’il y a encore, en haut de la falaise, ces cris qui ne veulent toujours pas se taire : tous ces oiseaux ensemble et puis le merle ; alors aussi une vague plus haute que les autres s’est levée, vient plus avant. Rouge est rentré dans la cuisine ; on entend le bruit de la casserole, où il vient de verser le contenu du pot de lait. Elle a regardé par-dessus son épaule, elle regarde de nouveau vers le lac ; une deuxième vague est née, une deuxième vague se tend encore vers elle avant de se laisser tomber en avant sur les pattes, comme un chat. Rouge verse à présent le lait dans son récipient, ayant pris par l’anse le pot brun avec un bouquet de fleurs peint dessus ; c’est le matin, elle gonfle sa poitrine, elle respire lentement, tant c’est bon, l’air qui est comme de l’eau fraîche ; – voilà alors Décosterd qui arrive. Rouge venait de mettre l’allumette sous le lait. C’est à présent Décosterd qui arrive et regarde Juliette en passant sans rien dire, ayant sous un des bras la miche, tenant dans l’autre main comme un livre la demi-livre de beurre enveloppée de papier blanc. – Ah ! c’est toi… Il te faut te dépêcher. Prends toujours les tasses… Rouge a oublié qu’elle peut entendre : – Ah ! mon Dieu, c’est qu’on n’a point de nappe ! – Bien sûr que non. – Il faudra en acheter une… Et tâche de trouver une assiette propre pour le beurre. Le même jour, il avait été chez Perrin pour lui demander de venir l’aider poser le toit ; il avait été à la tuilerie commander les tuiles ; enfin, et en troisième lieu, il est allé chez Milliquet, tenant à régler sans plus de retard la situation de Juliette, ce qui n’allait peut-être pas être si facile. Car est-ce qu’on sait que faire de la beauté parmi les hommes ? Déjà le matin, quand Décosterd était arrivé à la laiterie, et c’est l’heure où les domestiques dans les fermes se relèvent de dessus le tabouret à un pied qu’ils s’attachent avec une courroie autour du corps, pour traire ; puis ils détachent la courroie et ils se mettent sur le dos la lourde hotte de fer-blanc ; – déjà voilà qu’ils avaient ri beaucoup en voyant venir Décosterd, tandis qu’ils se tenaient avec leur carnet autour de la balance. – Alors, c’est toi qui fais la bonne, Décosterd ? La pièce sentait acide à vous faire pleurer les yeux ; les ustensiles en cuivre rouge ou en cuivre jaune vous partaient selon vos déplacements l’un après l’autre dans la figure avec la barre de leurs reflets, à cause du soleil qui entrait par la porte ; et on voyait qu’ils savaient tout, c’est pourquoi ils étaient amusés. Décosterd n’ouvrait pas la bouche. Il demanda sa demi-livre de beurre, ce fut tout ; seulement le patron avait fait exprès de ne pas le servir tout de suite, et Décosterd avait été forcé d’attendre un bon moment parmi les plaisanteries et la fumée des cigarettes que fumaient les jeunes, ou celle des pipes que fumaient les vieux. – Il n’est pas si bête que ça, ton patron. – Bigre non. – Et alors, à présent, tu vas être chargé des courses ? Bien que Décosterd eût continué à ne rien répondre, mais l’affaire en effet n’allait pas être si simple, ni si claire qu’on pouvait penser. Il n’y avait personne dans la salle à boire quand Rouge est arrivé ; c’était vers les trois heures. Les écriteaux avec des vignerons, et ceux avec un tonneau et des médailles d’or et d’argent (celles de bronze sont rarement représentées), s’ennuyaient sur le papier du mur dans leur cadre ou à leurs ficelles passées dans des œillets de laiton. Ce fut la petite bonne qui reçut Rouge ; tout de suite elle lui avait dit : – Oh ! est-ce vrai ce qu’on raconte ? Est-ce vrai qu’elle est chez vous ? Tant mieux ! Et Rouge n’avait pas été très content de la question, et il eût autant aimé ne pas avoir à y répondre, s’étant assis à sa place ordinaire ; mais elle : – Et puis dites-lui bien, s’il vous plaît, que je n’ai pas pu l’aider hier soir, comme j’aurais voulu ; j’aurais tellement aimé pouvoir descendre, il n’y avait pas moyen. – Est-ce que Milliquet est ici ? – Et j’aurais eu beau essayer de l’appeler par la fenêtre, elle n’aurait pas pu entendre… Mais Rouge reprend ; « Et Milliquet ? » – Oh ! il vient de rentrer… Et, oh ! vous n’avez pas vu dans la valise, les belles choses ?.. – Il vient de rentrer d’où ? – Il a été chercher le médecin pour sa femme. – Qu’est-ce qu’elle a ? – Je ne sais pas. Je crois que c’est le cœur qui ne va plus…. Vous ne pourriez pas aller lui dire que je suis là. A ce même moment, Milliquet était arrivé Il est resté debout devant la porte avec sa mauvaise figure, les mains croisées derrière le dos, puis, ayant fait signe à Marguerite de déguerpir, il s’avance : – Eh bien, tu as du courage, toi ! – Du courage ? – Et pour le cas où il y aurait jamais un deuil ici, tu te rappelleras ce que je t’ai dit et ce que je te répète : « C’est ta faute… » Oui, ta faute. Qui est-ce qui l’a fait venir ? Qui est-ce qui me disait : « Un frère, c’est un frère ? » Un frère que je n’avais pas vu depuis trente ans ! un frère ? ça ! Ah ! mon Dieu, et, elle, une nièce !… Mais tu l’as voulu, oui, c’est toi ; tu l’as voulu, Rouge, tu m’entends. Et voilà à présent ma pauvre femme qui est malade… – Voyons ! voyons ! dit Rouge. Il parlait rond et doux, assis de l’autre côté de la table : – Je ne te reconnais plus. Tu as changé de camp… Tu as changé de camp depuis hier ou depuis avant-hier, mais justement on pourrait voir ça. Parce que tu sais, elle est chez moi, et elle va rester chez moi… – Oh ! garde-la ! dit Milliquet. C’est ce qu’il a dit d’abord ; il a continué : – Dix à douze francs de casse hier soir, sans compter les histoires que j’aurais pu avoir avec la justice ; Oh ! garde-la si ça peut te faire plaisir. Pour l’espèce de clientèle qu’elle m’amenait… Il se fâchait. Mais en même temps il a regardé autour de lui ; alors c’est cette salle à boire : et personne dans la salle à boire où un grand silence s’était fait ; – il change tout à coup, il change toujours plus… – Moi, n’est-ce pas ? l’affaire ne me regarde pas. C’est ma femme qui a mis cette fille dehors. Pour moi, c’est comme si elle s’était sauvée… Il a repris : – Et comme je suis son tuteur de droit et qu’elle ne sera majeure que l’année prochaine… – Voyons, voyons, Milliquet. Parce que Rouge commençait à avoir peur. – Tu venais justement de dire que tu étais content d’être débarrassé d’elle ; tu te contredis. Mais, écoute, on pourrait s’entendre. J’ai soixante-deux ans, je serais en âge d’être son grand-père. Et je la garde, mais toi, de ton côté, en ta qualité de tuteur, il serait entendu que tu l’as mise en place chez moi, veux-tu ? Tu me ferais un mot d’écrit. Mais l’autre n’avait rien voulu entendre. – On verra ça, avait-il dit ; pour le moment, j’ai autre chose à faire… C’est cette pauvre femme ; elle a le cœur qui ne va plus. Quant à la fille, en cas de besoin, on pourra toujours la mettre dans un asile… – Tu es fou, disait Rouge… Ecoute… Bien entendu, je lui donnerais des gages. Et, comme elle est mineure, c’est toi qui les toucherais. Combien veux-tu- ? Trente francs, quarante francs ? – Rien, dit Milliquet. Et les choses tournent encore une fois, parce que Milliquet avait dit : « D’ailleurs, j’ai ses papiers. Elle ne pourra rien faire sans moi… Et puis crois-tu que je vais prendre de l’argent à un vieux client comme toi ? De quoi est-ce que ça aurait l’air ? Et puisque je te la laisse pour le moment. Je ne peux pourtant pas mieux dire. » N’étant toujours que les deux dans la salle à boire, de sorte que Rouge n’avait pas eu de témoin sur qui s’appuyer en cas de besoin ; il n’avait eu ni témoin, ni papier, comme il n’a pas pu ne pas voir, une fois la conversation finie ; « mais, moi je suis là, se disait-il, et j’ai ma langue… » Pour se rassurer et se rassurant : « Et puis, tant que personne ne bouge, ni Milliquet, ni les autorités. Et Milliquet je le surveille… Quant aux autorités, elles savent assez à quoi s’en tenir sur son compte. » Il s’était rassuré à présent tout à fait, pendant qu’il s’en retournait chez lui ; il était pressé d’arriver. Les galets devenaient brûlants sous vos semelles. Il passe le long du bois. Il marche vite. Il arrive au tournant. Il voyait, dans le bas du mur de la construction neuve, Perrin lever les chevrons couleur de beurre frais vers Décosterd debout parmi les poutres déjà en place ; des tessons de vaisselle, des morceaux de verre étaient plus en avant, avec leurs petites flammes comme des bougies allumées ; le sable dans le bord de l’eau avait une couleur, parce qu’il était mouillé, puis avait une autre couleur. Rouge venait tout en regardant et voyait tout ça, puis se met à chercher des yeux comme s’il y avait une autre chose qu’il ne voyait pas ; alors il a marché plus vite encore ; et de loin, à Décosterd : – Et… Et… Et Mademoiselle Juliette ? Décosterd, du haut de son toit pas fini, où il se redressait en écartant les jambes pour garder l’équilibre : – Oh ! il y a longtemps qu’elle est partie ! – Comment dis-tu ? – Oui, elle est partie avec le bateau ; je lui ai donné les rames… On rentrait en effet les rames des deux bateaux par précaution, chaque fois qu’on s’en était servi, à cause des promeneurs peu délicats à qui une partie sur l’eau aurait pu faire envie : – Elle m’a demandé les rames, j’ai cru bien faire de les lui donner… – On a vu Rouge passer près des deux hommes. Le soleil éclairait de face la falaise. Le soleil tourne dans le ciel et y descendait, sa lampe pendant déjà assez bas à sa suspension sur la paroi d’ouest, d’où elle venait frapper la gravière aux agglomérations pareilles à des éponges. Celles-ci faisaient ventre au-dessus de vous entre les buissons épineux ou non, quelques chênes bas, les plantes à la verdure grêle et aux hautes tiges des terrains secs, le mélilot, la saponaire, ou encore c’étaient des prêles. Ça pendait au-dessus de Rouge comme une espèce de grand réflecteur, pendant qu’il écartait vivement les roseaux, et il se disait : « Elle perd la tête ! » Il voyait qu’elle avait justement choisi le plus petit et le plus vieux des deux bateaux (comme l’autre fois déjà) : cette Coquette peinte en vert et au-dedans jaune : « Un bateau qui coule comme une passoire… » Tout de suite alors il porte ses regards vers le large, puis on le vit qui a ôté sa casquette et il faisait avec sa casquette de grands mouvements en rond au-dessus de sa tête… Elle n’avait pas été bien loin. Elle n’a pourtant pas aperçu Rouge tout de suite. Elle regardait par-dessus le bord du bateau dans la profondeur. Là, des poissons longs comme le bras étaient posés à plat dans l’immobilité de l’eau ; on les voyait ouvrir la bouche. Par moments ils bougeaient un peu, ils tournaient un peu, comme sur un axe ; puis on les voyait ouvrir la bouche et une belle grappe de bulles d’air comme gommées montait à travers l’épaisseur, d’étage en étage, vers vous. Comme si un marchand lâchait ses ballons, seulement ils n’étaient pas rouges, – comme elle se disait : puis se penche davantage encore… – Mademoiselle, Mademoiselle Juliette ! Elle voit, une tête, puis une casquette au-dessus des roseaux, puis Rouge tout entier qui s’avance de son côté ; – mais elle n’a eu qu’à donner un coup de rame. Un seul coup de la rame droite, puis à se renverser des deux épaules et de tout le corps une fois, puis une autre fois, pour qu’elle fût portée par l’élan jusqu’où il fallait. Lui, se tient là ; il vient sur la passerelle et lui tend la main pour l’aider à débarquer (il y avait ces deux passerelles faites de quelques pieux et de planches à claire-voie) ; il lui tend la main, mais en même temps il a baissé les yeux. Et très vite il a commencé : – Vous ne voyez pas ? un moment de plus… – Et puis après ? a-t-elle dit ; comme si je ne savais pas nager ! Il tirait sur la corde du bateau, il disait : – Ça ne fait rien. Vous ne vous en servirez plus avant qu’on l’ait réparé. On va s’y mettre tout de suite. Il y a justement Perrin qui est là, il nous donnera un coup de main. A trois, ce sera plus facile… Il lui tournait le dos tout en parlant, ayant l’air très occupé d’amener le bateau à lui ; elle, elle avait levé les bras à ses cheveux et il y avait à ses bras comme une mousse de soleil sur leur contour et à son cou ; son corsage trop étroit avait fait sauter ses agrafes… Lui ne la regarde pas. Il a mis ses mains autour de sa bouche, il a fait avec ses mains un porte-voix : – Eh ! là-bas… Par-dessus les roseaux : – Eh ! là-bas, Décosterd… On entend une voix qui vient : – Oh ! – Dis donc, arrive avec Perrin. Il disait : – C’est que ça n’est pas du tout commode à manœuvrer, ces bateaux, mais du moment que la chose doit se faire… Les deux hommes arrivent ; il disait : – Il vous faut me donner un coup de main… Ils étaient bien un peu étonnés ; pourtant ils ont tiré le bateau à eux trois jusque devant la maison. On voyait que tout se faisait à la fois : les tuiles étaient arrivées. On a couché la Coquette, la quille en l’air, sur deux chevalets. Et tout se faisait à la fois parce que voilà qu’un peu plus tard Rouge a dit : « La Coquette, c’est un nom qui ne veut rien dire, c’est un nom qui se voit partout… » Il était maintenant en train de racler avec un couteau la vieille couleur du bateau et cette couleur s’en allait, laissant voir le bois tout déshabillé : il a repris : « Et puis, du moment qu’on y est, on pourrait le rebaptiser… Si toutefois vous êtes d’accord, Mademoiselle Juliette, a-t-il dit ; et, dans ce cas, vous seriez la marraine… On l’appellerait la Juliette. C’est oui ?… Eh bien, c’est ça, on va lui donner votre non. C’est un joli nom. » Tout se faisait à la fois. C’était toujours ce même soir ; la poussière du beau temps flottait partout à l’horizon. Comme quand c’est un soir de moisson et une même poussière brune monte sur les routes et devant les granges. Le soleil était tout rouge ; il semblait avoir été découpé avec des ciseaux dans du carton tellement ses bords étaient nets, tellement aussi il était rond (il était parfaitement rond). On pouvait le regarder. Rouge raclait son bateau. Un petit feu était allumé sur la grève. VIII Ce dimanche matin, la petite Emilie est arrivée vers onze heures devant la grande maison rose, ayant mis sa plus belle robe. Une terrasse faisait avancement sur un des côtés de la cour. Au rez-de-chaussée, il y avait une chambre de domestique, puis venait une remise, plus loin venaient les étables et la grange ; pour monter à l’étage, il fallait passer par la terrasse où conduisait un escalier de pierre à rampe de fer dans l’ombre d’un grand platane non ébranché. Généralement, autrefois, elle montait tout droit ; maintenant elle est restée dans la cour. Elle regarde vers les fenêtres. Elle reste sur le petit pavé bien balayé de la veille et où les traces du balai restaient marquées dans la terre qui lui faisait encadrement. Elle regarde vers les fenêtres, vers la grange, vers la remise ; vers la grange à la haute porte ronde qui est fermée, vers la remise à la porte carrée, vers l’étable à la porte bordée de tresses de paille. On ne voyait personne nulle part. Généralement, autrefois, elle montait tout de suite à l’étage et sûrement qu’elle y trouverait quelqu’un, parce que l’heure du repas de midi n’était pas loin, mais elle n’osait pas. Elle tenait son livre de cantiques qui était noir dans sa main gauche, et, de dessous son chapeau à ruban bleu, elle se contente de lever les yeux, pour le cas où on viendrait par hasard, pour le cas où peut-être on l’aurait aperçue, et on viendrait. Mais on ne venait pas, personne ne venait. Elle s’en est allée au bout d’un moment. Elle a remonté la rue qui, peu à peu, se changeait en route, croisant des gens qui lui disaient bonjour et elle leur disait bonjour sans les regarder, la tête baissée, les yeux cachés (heureusement) par le bord de son chapeau. Elle a remonté la rue jusqu’à la sortie du village ; là elle revient sur ses pas. Elle avait une jolie robe de foulard blanc avec des bouquets de fleurs bleues, un col de lingerie. Elle tenait son livre de cantiques dans la main gauche, elle avait des gants blancs. Elle s’était faite belle pour lui. Elle n’avait pas plus de dix-sept ans, lui dix-huit. On lave ses cheveux blonds avec un shampoing à la camomille dans sa cuvette, avant de se coucher ; on en roule les mèches avec soin dans des papillotes de cuir ; et au matin, le soleil revenu, on voit la belle couleur de miel qu’ils ont, tout crêpelés, tout frisottants, – et tout ça inutilement, et toutes ces choses pour rien. Et vos jolis souliers décolletés couleur noisette, de même, et vos bas de soie blanche, et tout, et qu’on soit rose et fraîche, et les belles joues qu’on a ou qu’on avait, – qu’on aurait de nouveau s’il voulait seulement. Il ne voulait pas, elle est revenue sur ses pas. Et c’est comme elle allait arriver de nouveau devant la maison qu’elle a vu venir trois de ses amies qui montaient la rue, cette rue qui menait au lac et dans l’autre bout de laquelle se trouve le café Milliquet. Elles venaient en se tenant par la main ; de loin, elles ont fait signe à Emilie. – Ah ! heureusement qu’on te trouve… Que fais-tu cette après-midi ? – Je ne sais pas. – Alors on compte sur toi. C’est Mathilde qui nous invite. Elle nous avait dit de passer te prendre, mais on pensait que tu avais peut-être des projets… D’ailleurs, tu sais, tu n’as qu’à amener Maurice… Elle dit : – Merci. Je verrai. Elles n’ont rien dit de plus. Maurice… Et déjà elles s’éloignaient, disant encore : « Eh bien, alors, à tout à l’heure… » elle, elle continue à pas toujours plus lents ; parce que peut-être qu’on va venir et qu’il viendra ; elle passe de nouveau devant la cour qu’elle longe, et lève encore légèrement la tête, mais elle ne s’est pas arrêtée, elle n’en a pas la force, elle aimerait bien, elle ne peut pas. Vers deux heures pourtant, elle s’était décidée. Est-ce qu’ils n’étaient pas à peu près officiellement fiancés, après tout ? Depuis toujours ils s’étaient connus et on ne ait pas quand on a passé de se connaître à autre chose. Il y a une ligne de frontière qui n’est marquée que sur la carte et dans les livres ; elle n’est pas visible dans le cœur. Ça se fait sans qu’on sache, et ce qu’on sait ensuite c’est seulement que ça s’est fait ; et maintenant bien sûr qu’elle pouvait venir, même elle se disait qu’elle le devait, sans quoi la mère de Maurice serait étonnée. Elle a trouvé Madame Busset sur la terrasse : – Eh ! Emilie. Mme Busset lisait son journal, assise dans un fauteuil de jonc sous le grand platane ; elle a ôté ses lunettes. Puis : – Ma pauvre Emilie, tu arrives trop tard… Mais oui, Maurice est déjà sorti… Ah ! tu ne savais pas… Il m’a dit qu’il y avait une réunion de la société de jeunesse cette après-midi ; c’est pour la fête… Vous n’aviez pas pris rendez-vous ? Ah ! eh bien, assieds-toi … Je suis toute seule, tu me tiendras compagnie. Peut-être qu’il reviendra plus tôt qu’il ne comptait. Mais Emilie ne s’est pas assise. Mme Busset a remis ses lunettes et elle a repris son journal, parce qu’elle considérait qu’Emilie était déjà de la famille. C’est seulement quand elle l’a vue rester debout qu’elle lève de nouveau les yeux à travers les verres qui brillaient : – Tu ne veux pas t’asseoir ? tu as peur de t’ennuyer avec moi ?… Oh ! c’est naturel, tu es jeune. Eh bien, reviens pour le goûter, peut-être que tu le trouveras… Emilie n’a rien répondu. Elle redescend l’escalier. Et elle va, mais où aller ? On n’existe que là où il est ; rien n’existe où il n’est pas. Elle essaie encore de pousser jusqu’au café Milliquet où elle se dit sans y croire qu’elle le trouvera peut-être ; en effet, il n’y était pas. Quelques personnes seulement sont assises sur la terrasse ; dans le jeu de quilles, il y a deux ou trois vieux, c’est tout, avec leurs pipes. Deux ou trois vieux avec leur pipe et un morceau de craie, et la planche noire clouée dans un tronc, et rien, et le vide partout ; – tandis qu’on entend les quilles, en dégringolant les unes sur les autres, faire un bruit par moments comme quand on éclate de rire et ça vous fait mal dans le cœur. Lui se tenait, pendant ce temps, dans le haut de la falaise, s’étant glissé là loin de tout chemin. Juste au-dessous de lui sur la grève, il y avait la maison de Rouge ; elle était à présent de trois couleurs. La partie du toit nouvellement ajoutée était rouge clair ; la partie ancienne de ce même toit montrait des tuiles déjà brunies par les averses et le soleil ; pour finir, venait la remise avec sa couverture en carton bitumé. La maison de Rouge était de trois couleurs par son toit, mais les murs, ou du moins ce qu’on en pouvait voir, étaient partout du même beau jaune couleur de beurre d’herbe (quand les vaches sont nourries à l’herbe ce qui donne au beurre une couleur plus foncée). C’était justement dans le temps que Rouge, un jour, avait sorti devant Juliette d’une armoire une cassette de fer et il avait dit : « Moi, je n’ai jamais mis mon argent à la banque… Je me ferais l’effet d’aller le leur voler… Moi, mon argent, je l’ai chez moi… Je vous dis ça, Mademoiselle Juliette, pour que vous sachiez où le prendre en cas de besoin ; et vous voyez que c’est bien commode : pas besoin d’écrire, ni de faire vendre des actions… » C’était après que la maison avait été repeinte et, les travaux extérieurs étant finis, il avait fallu passer à ceux du dedans. Il avait sorti sa cassette et disait à Juliette : « Heureusement qu’on a cet argent sous la main… Vous voyez, vous n’avez qu’à dire… Il y a déjà longtemps qu’il dort et il me semble qu’il a assez dormi… Il faudrait que vous me disiez pour le papier de votre chambre, Mademoiselle Juliette. Et puis il aura les meubles… » Et il disait : « Comme ça se trouve quand même !… J’agrandissais, j’agrandissais, pourquoi est-ce que j’agrandissais ? On se rapetisse en devenant vieux… Je remettais à neuf ; je remettais à neuf, et moi pendant ce temps… Ah ! comme ça se trouve quand même ! Il faut croire que vous deviez venir… C’était écrit… » Puis : – Mais, à présent, ce papier… – Ecoutez, je ne sais pas si j’ose… – Que oui, vous osez. – Eh bien, chez nous, on ne se sert pas de papier, on peint les murs en blanc… – Entendu ! rien de plus facile… C’est même plus propre et plus vite fait. Alors tout en blanc ? – Tout en blanc. Et la chambre avait été passée simplement au lait de chaux par Décosterd et lui, et elle s’y était aidée, riant et s’amusant de ces pots pleins de crème et des gros pinceaux. En guise de plancher, il y avait un carreau rouge ; et, quand tout avait été fini, elle s’était mise à danser dessus, disant : « C’est tout à fait comme chez nous. » – Comme chez vous ? Chez vous, c’est ici, à présent. Mais elle : – Comme chez nous, comme chez nous, chantait-elle, en se tournant vers Rouge, dans la forte odeur de plâtre et de colle, mais le soleil, donnant en plein par la fenêtre, n’allait pas tarder à tout sécher. Et Rouge semblait tout content, puis on l’avait vu qui consultait un indicateur et comme Décosterd, ce soir-là, était sur le point de partir : – Décosterd, je compte sur toi pour demain. Tâche d’être là de bonne heure. Et tu ne bouges plus d’ici. Vous pourrez toujours mettre les rideaux aux fenêtres, Mademoiselle Juliette et toi. Il avait en effet commandé des rideaux à la couturière du village, mais maintenant restaient les meubles, et Décosterd une fois parti : – Eh bien, pour les meubles, disait-il… Je vous prendrais bien avec moi, mais… Rien à craindre avec Décosterd ; j’aime mieux que vous restiez ici, seulement il vous faudrait un peu me dire… – Oh ! comme vous voudrez… Chez nous… – Comment sont-ils ? – Oh ! il n’y en a point ou presque… Il fait trop chaud… – Les voulez-vous blancs ? – Si vous voulez. – Une table, disait Décosterd, une ou deux chaises… J’ai une bonne adresse… Il notait à mesure sur son carnet les objets qui faisaient besoin : – Et puis, disait-il, je vous achèterai une belle grande glace : c’est le plus important de tout pour les femmes… Je pars demain matin de bonne heure, je serai rentré au commencement de l’après-midi. Vous m’attendez. J’aime mieux, a-t-il dit que vous ne sortiez pas. Je me méfie… Mais tant que Décosterd est là… Il reprend : – Maintenant, il y a encore une question. Celle… Oui, pendant qu’on y est. Cet argent qui dort, on pourrait en faire… Il a dit : – Des habits… Il dit : – Je voulais dire, si vous n’aviez peut-être pas assez de linge, pas assez de robes… Mais elle s’est mise à rire : – Oh ! des robes. Oh ! vous n’avez pas vu encore, c’est dans ma valise. Mon père me disait de me faire belle quand il venait à la ville le dimanche et il m’apportait toujours un cadeau… C’est des robes de mon pays… Elle avait toujours sa même petite robe noire de satinette, et il jette un regard sur elle, puis s’est tu ; puis il a repris : – Eh bien, alors… Enfin, si je voyais par hasard quelque chose qui pût vous aller, puisqu’on y sera… Et le lendemain matin, il prenait le train ; puis, le surlendemain, tout le village a vu avec étonnement une voiture de livraison, peinte en vert clair avec des lettres d’or, s’engager sur la grève en cahotant, de sorte qu’on l’a suivie. On avait pu voir de loin toutes les choses qu’on en sortait : – Oh ! disait-on, c’est qu’il est riche, la preuve est là… – Pardi ! depuis combien de temps est-ce qu’il fait son métier ? quarante ans. Et il le fait bien, pas à dire. Et puis il ne dépensait rien… Pendant que deux employés en casquette continuaient à décharger d’énormes paquets à emballage de papier gris : – Ça doit être une chaise, ça… – Et ça, ça doit être un bois de lit… – Oui voilà l’autre. – Mon Dieu ? il lui achète un lit… Et, là-bas, les deux employés ont encore tiré trois ou quatre cartons ficelés de la voiture, après quoi, en ronflant et soufflant une épaisse vapeur bleue, elle a tourné sur la grève non sans peine, les roues de derrière ayant fini par empiéter sur l’eau où elles sont entrées jusqu’au moyeu. C’était un vendredi, un vendredi après-midi. Il y avait un peu plus de trois semaines qu’elle était installée chez Rouge. Le samedi matin, alors, elle est partie avec eux pour la pêche ; Rouge l’avait fait asseoir sur le banc d’arrière : « Est-ce que vous sauriez manœuvrer le gouvernail, parce que ça nous servirait bien si vous saviez ; » elle savait. Ils vont sur l’eau dans le matin, les trois, ils vont vers les petites lumières des deux falots qui vous attendent sur leurs moitiés de tonneaux, et que le grand jour a éteintes ou presque, faisant leurs flammes devenir toutes pâles derrière le verre bombé. Ils pêchent. Ils avaient fait bonne pêche. Ils avaient commencé une vie à trois où il semblait bien qu’elle avait sa place ; puis Décosterd est parti pour la gare avec les caisses de poisson. Voilà alors que Rouge, lui, était entré dans la remise, où on voyait une balance, plusieurs paires de rames neuves et vieilles, des nasses empilées dans un coin ; puis, pendus en guirlande le long du mur à des chevilles, les filets qui sont verts, ou sont bleus, ou vert-bleu, parce qu’ils ont été trempés dans le sulfate. Il était entré dans la remise ; il s’était attaché autour du corps un tablier de coutil qui avait une grande poche sur le devant ; il sort, il va derrière la remise. Il va là où sont les perches où on pend les filets pour qu’ils sèchent et celui, du matin était là et séchait, parce qu’il faut les faire sécher, sinon ils moisissent. Elle était venue elle aussi ; elle voyait qu’il prenait dans la grande poche de son tablier une navette, puis a été contre ces murs de mailles, se tenant le ventre tourné vers eux, pendant qu’elle regardait faire. Ils commençaient à côté de la remise pour aller jusqu’à une dizaine de mètres plus loin, ces filets, et, parce qu’ils étaient transparents, ils semblaient se lever de terre à la manière d’une légère brume, celle qu’on voit le matin sur les prés quand il y a une forte rosée. Rouge s’est penché sous sa casquette bleu marine à la visière qui brillait, et, prenant dans sa main une poignée de mailles, il les laissait couler entre ses doigts. C’est à cause des trous qu’il faut boucher tout de suite si on ne veut pas qu’ils s’étendent. Les trous que font dans le filet un poisson trop gros en se débattant ou bien les vagues, ou encore quand on le lève et il se prend aux taquets ; alors, chaque matin, on vient et Rouge venait, et maintenant on le voyait, tenant la navette entre ses gros doigts, la faire aller la pointe vers en haut, la glisser vivement dans l’entrecroisement des fils. Le gros homme baissait la tête sous sa casquette. Il ramenait à lui sa navette, on fait un nœud. Il faisait un nœud. Il prenait son couteau dans la poche du tablier ; il coupait le fil avec son couteau. C’est un ouvrage minutieux, délicat ; c’est une des deux moitiés du métier, et qui ne ressemble guère à l’autre ; – il laisse de nouveau couler les mailles entre ses doigts et le plomb du bas les entraîne ; puis il pousse plus loin, le ventre et son tablier bleu toujours tournés vers le mur transparent. A ce moment, il lève les yeux. Elle était là, elle le regardait faire. Elle s’était assise contre le talus ; elle tenait ses mains sur ses genoux. Et lui, alors, la considère de son côté, puis il a dit : – Vous voyez, c’est le métier. Il reprend : – Ça vous intéresse ? Elle se met debout. – Est-ce difficile ? – Oh ! non. – Vous me montreriez ? Elle était venue et lui : –Bien sûr. Mais est-ce vrai que vous vous y mettriez ? Et il la regarde : – C’est que c’est justement un ouvrage de femme. On est bien obligés, nous autres, de faire le métier jusqu’au bout, mais c’est un métier qui est double. Il y a une première moitié, et puis il y a cette seconde moitié. On faisait l’homme et la femme, parce qu’il n’y a point de femme ici ou du moins il n’y en avait point. Mais à présent… Il a été lui chercher une autre navette. Elle prenait sa place parmi nous, elle avait parmi nous sa place toute prête. On ne lui en aurait pas trouvé une qui pût mieux lui convenir. Il était venu avec une seconde navette, ensuite ils ont été les deux qui se penchaient ensemble, les cheveux noirs et la casquette ; puis cette autre casquette est venue s’en mêler, celle de drap gris de Décosterd, ce samedi-là. Le lendemain, ils se reposeraient. Rouge avait dit à Décosterd : – Demain tu ne viens qu’à huit heures… Il avait arrangé la journée avec Décosterd : – Demain repos. On ne pêche plus le dimanche. Il faut la laisser dormir, puisqu’à présent les autres jours elle va venir avec nous et ça en fera déjà six de suite… A huit heures au plus tôt. Huit heures ; huit heures et demie… Décosterd avait fait comme on lui avait dit. Il était près de huit heures quand Rouge s’est réveillé. Elle dormait encore. Il marchait sans bruit dans ses pantoufles. Il va sur le pas de la porte qu’il entrouvre ; il voit qu’il fait beau. Il voit ensuite Décosterd qui arrive et on voit que Décosterd tient quelque chose à plat sur sa main, marchant avec précautions, une miche sous l’autre bras. Rouge va à sa rencontre : – Qu’est-ce que tu as là ? Décosterd : – C’est une surprise. C’était une large feuille de bette qu’une autre large feuille de bette recouvrait : ce qu’il y avait entre les deux feuilles ne pouvait pas être vu, c’est pourquoi Décosterd faisait une grimace de plaisir, regardant Rouge avec un œil tout brillant, ce qui faisait paraître l’autre plus éteint et plus mort encore. Et Rouge alors qui cache sa curiosité : – C’est pour qui ? – Ah ! Et Rouge qui s’est tu, mais il reprend tout à coup : – Ecoute, il nous faut vite aller mettre la table… Et puis, a-t-il recommencé, puisque c’est une surprise, tu la mettras dans son assiette. Décosterd avait hoché la tête ; et, en effet, quand elle vint, il y avait à sa place les deux feuilles de bette ; – quand elle vint dans sa petite robe noire, puis : – C’est pour moi ? Qu’est-ce que c’est ? Rouge : – Ma foi, je ne sais pas… Décosterd : – Moi, non plus. – J’ose regarder ? – Et, levant la feuille de dessus, elle découvre au creux luisant de l’autre avec sa côte blanche et ses gaufrures, les premières fraises de la saison, les premières fraises des bois. – C’est vous ? a-t-elle demandé à Rouge. Rouge avait fait signe que non. – C’est vous ? a-t-elle dit à Décosterd. Il fait signe que non, lui aussi ; elle hausse les épaules. La porte était restée grande ouverte ; tout le beau dimanche entrait, avec ses bateaux à rames, avec ses bateaux à vapeur. Volontiers on descend le dimanche du haut pays et des villages qui sont sur le mont ou en arrière du mont : des jeunes gens, garçons et filles ; et c’est quand cette belle eau se met à briller d’en bas entre vos échalas et vous appelle par-dessus vos petits murs. Volontiers ils venaient et louaient à Perrin un de ses bateaux pour une heure ou deux. C’étaient aussi les grands bateaux à vapeur tout blancs avec leurs drapeaux rouges, ou verts et blancs, ou tricolores, et leur grosse roue qui battait, faisant entendre son tapotement sourd bien avant qu’on ne la vît paraître ; ou bien encore on entendait chanter. Des voix de garçons et des voix de filles chantant des chansons à deux temps ou à trois, et à deux voix, et on ne savait pas bien où non plus, parce que l’eau porte le son et le propage de tout côté. Par la porte grande ouverte, sont entrées les voix en même temps qu’entrait d’en bas le reflet des petites vagues qui venait frapper le plafond nouvellement blanchi. On était éclairé deux fois, on était éclairé d’en haut et d’en bas, pendant que la cafetière brillait sur la table. Un nouveau bateau à vapeur avec son nom qu’on pouvait lire (c’était le Rhône) n’a eu ni arrière ni avant, pendant un instant, entre les montants de la porte, tandis que le bout de la cheminée touchait tout juste le linteau. La cafetière brillait, les tasses avaient plusieurs luisants, au lieu d’un seul. Ils venaient de finir de manger ; elle piquait ses fraises du doigt sur la belle feuille verte. Tout à coup, Rouge se lève. Le bateau à vapeur avait passé. Décosterd en repoussant le banc l’a fait crier sur le sol cimenté. C’est un beau dimanche. On voit Rouge qui sort, les mains dans les poches, allant vers l’eau par habitude ; Décosterd, lui, s’était mis à desservir la table. Elle avait voulu l’aider, il ne le lui a pas permis : « Non, Mademoiselle, ça me regarde. » Elle était alors rentrée dans sa chambre et là aussi tout brillait à neuf : le lit, les murs ,le plafond, le carreau. Il y avait à la fenêtre des rideaux blancs. Et il n’y avait pas ici deux lumières seulement, mais tout un entrecroisement de lumières, à cause du grand miroir fixé au mur. Le jour lui a dansé dans les cheveux, il lui bougeait sur les épaules. Elle est allée devant le miroir, elle a dû fermer les yeux. Elle va jusque devant le miroir, roulant entre ses doigts, au-dessus de son oreille, une mèche de cheveux ; et il fait tellement beau ; –alors pourquoi est-ce que, tout à coup ?… C’était pendant qu’elle était là et que Rouge était sur la grève, où elle l’entend aller et venir ; qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ? Elle regarde entre les rideaux ; elle voit que lui non plus n’a pas l’air de savoir que faire, se promenant de long en large, les mains dans les poches. Qu’est-ce qu’il y a ? elle ne sait pas. Et on chantait quand même dans une barque au large ; des baigneurs dans le pied de la falaise s’appelaient l’un l’autre à grands cris et avec des rires que l’eau étouffait ; elle sort, elle avait été rejoindre Rouge ; à ce moment, les cloches s’étaient mises à sonner. On pouvait voir, par-dessus le bois de pins, cette tour carrée et son toit aux arêtes d’angle en fer-blanc rouillé, surmonté d’un coq peint en rouge. Elle était venue se mettre à côté de Rouge ; voilà qu’il lui montre le clocher. Puis il lui montre autour de lui les autres choses, pendant que les poissons sautaient à l’angle de son épaule et en avant de sa figure, sur la pente de l’eau. C’est dimanche, c’est fête partout. Ils sonnent les cloches, ils chantent sur l’eau dans les barques ; il la regardait de côté, puis a semblé triste, se détourne d’elle… On entendait un bruit de vaisselle dans la cuisine où Décosterd était en train de mettre le ménage en ordre ; et les deux cloches ont encore balancé dans l’air, l’une à notes courtes et rapides, l’autre à longs coups sourds, espacés. – Tout à coup : – Vous ne trouvez pas que c’est une belle sonnerie ? C’est que c’est dimanche aujourd’hui. Tout s’est fait beau. Il recommence : – il n’y a que vous. Il se tait, on écoutait le dimanche. On a écouté encore chanter dans les bateaux à rames, les baigneurs crier et rire en s’appelant sous la falaise, les derniers merles ; il la regarde. Et, elle, elle se regarde ; elle voit sa petite robe noire, elle voit qu’elle est pieds nus dans de vieilles pantoufles de cuir ; alors est-ce que ce serait ça ? est-ce que ce ne serait que ça ? – Oh ! dit-elle, je n’osais pas… L’autre fois, vous vous rappelez, j’ai été tellement grondée. – A présent, je crois, a-t-il dit, que vous ne seriez plus grondée. – C’est que ce n’est pas la coutume d’ici, et on n’a pas les mêmes modes, nous… – Vous ? – Oui, nous, là-bas. Et lui : – Justement. – Oh ! si vous voulez. Elle a ri, elle a dit : « Alors attendez-moi un moment… » Et c’est pourquoi, là-haut, il ne l’avait pas reconnue (Maurice là-haut sous son buisson), – beaucoup plus tard, quand elle était venue ; car une grande couleur jaune l’enveloppait à présent tout entière dans le soleil où elle sort, puis elle s’est avancée dans le soleil. Il ne l’avait pas reconnue tout de suite : il faut qu’elle s’avance encore jusqu’à l’eau : là, elle se retourne comme si elle parlait à quelqu’un. Le devant de la maison de Rouge se présentait pour Maurice un peu de biais et était masqué par son angle, de sorte qu’il n’a pas pu voir à qui elle parlait ; mais elle, du moins, il l’a vue de face, et il pu voir que c’était bien elle et qu’un grand châle jaune à fleurs lui tombait autour du corps jusque plus bas que les genoux. Il voit tout maintenant comme dans des verres de lunette ; il voit qu’elle est là, qu’elle se redresse, puis qu’elle se retourne en riant par-dessus son épaule et la belle étoffe de soie jaune ; qu’elle revient sur ses pas lentement ; – ensuite, le biais du mur l’a ôtée peu à peu de devant nos yeux, le biais du mur nous l’a reprise. De dessous son buisson, Maurice assiste à toutes ces choses : c’est ainsi qu’un moment après ce radeau était arrivé. Il y avait deux gamins dessus ; ils ne pouvaient pas s’y tenir assis, ils étaient forcés de rester debout, les pieds dans l’eau jusqu’aux chevilles, maniant des espèces de godilles qu’ils s’étaient fabriquées eux-mêmes, et, le radeau aussi, ils se l’étaient fabriqué eux-mêmes avec deux ou trois bouts de planches clouées à une traverse et à une moitié de tonneau. Ils étaient tout nus, tout bruns déjà, parce qu’on avait recommencé depuis assez longtemps à pouvoir se baigner, ils n’avaient qu’un petit caleçon à rayures bleues et blanches autour du, ventre. Le radeau venait de paraître en avant du bois de pins ; on les entendait qui criaient et se disputaient ; on entendait : – Ernest, veille-toi, tu fais pencher la mécanique… – Non, c’est toi. – C’est toi, je te dis ! Et ils étaient encore en arrière de la grande barre de lumière qui traversait le lac en oblique, allant depuis sous le soleil jusqu’à la rive ; tout à fait une grande route de chez nous, avec les mêmes bosses, les mêmes creux, les mêmes nœuds (des nœuds comme dans un plancher usé) ; – puis voilà qu’à présent ils abordent sur son côté et deviennent tout noirs dessus et la machine toute noire. C’était cette après-midi de dimanche. Partout on parle, partout des chants, des voix, des rires. Maurice voit qu’il y a des promeneurs sur la grève, il voit de dessous son buisson qu’il y a toujours ces bateaux à rames qui vont et viennent, plus au large ; – les cris des gamins lui arrivent, il cherche le radeau des yeux, il s’est brûlé la vue à vouloir la fixer dessus. Tout un grand moment, il n’a plus rien distingué devant lui que des cercles grenat, rouges, roses, des cercles qui vont s’élargissant à partir de son regard jusqu’à remplir, entièrement les deux trous de ses orbites. Et elle-même, quand elle est reparue, elle n’a plus été d’abord, au milieu d’un de ces cercles jaunes, qu’une tache du même jaune, comme si sa vue à lui le trompait toujours, et la lui créât faussement ; – mais il y a eu ensuite que la tache jaune a bougé, qu’elle s’anime, se déplace ; elle devient noire aussi sur l’étincellement des eaux… – Eh ! là-bas, criait Rouge, quels apprentis vous faites !… Voulez-vous bien ramer en même temps… Rouge était venu, Rouge avait rejoint Juliette, puis Décosterd à son tour est arrivé ; et pendant ce temps, le radeau a retrouvé la belle eau bleue qui fait que les petits corps bruns ont eu de nouveau leur couleur. – Ernest, rame à droite… Toi, Louis, mets-toi à gauche. Plus à gauche, Louis, voyons… C’est alors qu’elle s’était approchée de Rouge. On l’a vue qui parlait à Rouge ; elle devait lui demander quelque chose. On la voit qui lui parle, puis elle se tait, penchant la tête de côté, puis elle la hoche à plusieurs reprises comme quand on insiste. Finalement Rouge avait dû dire oui. Elle se met à battre des mains. Et Maurice voit Décosterd venir à grands pas dans sa direction, comme si Décosterd l’eût découvert dans sa cachette ; mais celui-ci ne levait pas la tête, la tenant baissée au contraire, le cou tendu en avant. Il s’engage dans les roseaux. Là-haut, Maurice a suivi un instant Décosterd des yeux ; il les ramène sur la grève : il voit que de nouveau elle n’était plus là. Décosterd cependant détache le bateau qui s’était appelé la Coquette et ne s’appelait plus la Coquette ; il monte dedans. Le bateau avait été entièrement remis à neuf ; il était peint en vert à l’extérieur, en jaune d’ocre à l’intérieur. Décosterd avait empoigné les rames. Il rame d’abord entre les roseaux, dans l’eau trouble ; il tourne sur la droite, l’eau propre le reçoit. Il tourne du côté de Rouge ; il a abordé devant Rouge, donnant un dernier coup de rame qui fait entrer la quille en grinçant dans le sable et la fait remonter légèrement contre sa pente. Décosterd saute sur la rive ; alors il attend, Rouge attend. Et la Juliette semble attendre aussi, pendant qu’elle se balance tout doux sur le ventre, ses larges hanches montant et descendant à coup irréguliers sous les rames laissées à plat ; pendant aussi qu’on voit toujours briller beaucoup de petits poissons, on les voit sauter hors de l’eau comme dans une poêle à frire. C’est alors qu’elle était reparue ; il y avait eu une grande joie sur les montagnes. Elle s’est avancée, elle s’avançait sous le châle de soie ; dans le mouvement en avant de la marche, on voyait les longues franges monter en glissant le long de ses jambes, puis aller de chaque côté de leur rondeur en s’écartant. Elle a posé ses beaux pieds nus sur les cailloux. Et tout à coup le châle jaune l’a quittée, – en même temps Décosterd pousse à l’eau la Juliette, en même temps les montagnes brillaient, les poissons sautaient hors de l’eau, – mais elle brillait à présent, elle aussi, elle brillait de ses bras nus, elle brillait de ses larges épaules. On a entendu crier les enfants sur le radeau : c’est qu’elle leur venait droit dessus, par jeu. Elle s’était mise aux rames, elle avait dirigé sur eux la pointe de la Juliette : alors ils ont essayé d’abord de lui échapper en ramant aussi, puis, voyant qu’ils n’y réussissaient pas, ils se jettent à l’eau l’un et l’autre… Lui, là-haut, regarde toujours. Il a vu que les montagnes en ce moment avaient été atteintes sur leur côté par le soleil qui descendait, en même temps que sa lumière était moins blanche ; il y avait comme du miel contre les parois de rocher. Plus bas, sur la pente des prés, c’était comme de la poudre d’or ; au-dessus des bois, une cendre chaude. Tout se faisait beau, tout se faisait plus beau encore,, comme dans une rivalité. Toutes les choses qui se font belles, toujours plus belles, l’eau, la montagne, le ciel, ce qui est liquide, ce qui est solide, ce qui n’est ni solide, ni liquide, mais tout tient ensemble ; il y a comme une entente, un continuel échange de l’une à l’autre chose, et entre toutes les choses qui sont. Et autour d’elle et à cause d’elle, comme il pense et se dit là-haut. Il y a une place pour la beauté… Les gamins se hissaient à grand-peine, avec des rires, sur leurs planches. Ils ont crié quelque chose à Juliette tout en crachant de l’eau par la bouche et en se passant les mains dans les cheveux et le long de la figure ; – on comprend à présent ce qu’ils crient, ils criaient : « Mademoiselle, attendez, on va vous prendre à la remorque ; » et la suite a été qu’elle s’est laissé faire ; ils viennent, ils passent entre les planches à l’arrière de leur radeau la corde d’avant du canot, ils se sont penchés sur leurs rames. Elle se laissait faire : elle s’approchait lentement étant tirée et amenée par eux ; elle est venue, elle est venue encore : puis tout à coup, on a vu que Chauvy était là avec son même chapeau melon tout cabossé, sa grosse barbe, sa jaquette ; on, le voit qui s’avance vers le point de la rive où elle allait aborder ; là, d’un grand geste, il ôte son chapeau. Il a montré sa tête chauve. Mais Rouge lui arrive dessus. Puis Rouge, se tournant vers les autres personnes : – Et vous ? qu’est-ce que vous faites là ? Et avec colère : – Etes-vous chez vous ici, ou quoi ? Fichez-moi le camp, vous avez compris ? Toute cette même après-midi, pendant qu’on jouait aux quilles chez Milliquet, et entre deux roulements de boules, cette drôle de petite musique était venue. Toute l’après-midi, de derrière les remises. On n’y faisait pas attention parce que ceux qui jouaient aux quilles étaient trop occupés à inscrire leurs points sur la planche noire ; puis c’était tout là-bas derrière, et ça ne venait que par moments. D’abord une seule note toujours la même, longtemps tenue, puis un silence, puis cette même petite note qui revenait. Puis un silence. Puis une autre note est venue. Peu à peu, elles montent la gamme, lentement d’abord, puis plus vite, et plus vite encore, et toujours plus vite ; elles la montent, elles la redescendent ; elles la montent et la descendent tout ensemble comme le jet d’eau qui s’élève et il retombe en même temps. Le soir était venu ; maintenant on essayait les basses. On les essayait par des accords. Le soufflet s’étire et le torrent de l’air ronfle par les issues. Un premier accord, un second. Il y fallait beaucoup de soins. On entendait combien le mouvement des mains était amoureux dans ses prudences. IX C’est vers ce même temps qu’on a commencé à venir chez Milliquet avec des sourires en dessous ; on lui disait : – Et votre nièce ? Il se tenait debout devant vous, s’appuyant des deux mains sur le bord de la table ; on s’amusait à lui faire lâcher le bord de la table. Les gens se disaient entre eux : – Tu vas voir qu’on va lui faire lâcher le bord de la table… Et votre nièce, alors, il paraît qu’elle va bien ? En effet, il faisait un ou deux pas en arrière, il haussait les épaules, il se croisait les mains derrière le dos ; mais à présent qu’on le tenait, on ne le laissait pas s’échapper si vite : – Oui, disait-on, et est-ce vrai ce qu’on raconte ? vous devez savoir. Il paraît que Rouge l’a mise dans ses meubles… Il paraît qu’il lui a acheté ce qu’il y a de mieux en fait de mobilier… Lui alors faisait de nouveau quelques pas en arrière, puis au moment de passer la porte : – Oh ! disait-il, n’ayez pas peur, ça ne va plus durer longtemps. – Comment feras-tu Mais il était déjà sorti, et on était obligé de remettre la question à un autre jour. Ce certain lundi, l’histoire du radeau nous en a fourni l’occasion. Elle avait fait du bruit dans le village. Les mères des deux gamins avaient commencé par les fourrer au lit sans avoir soupé, l’un et l’autre ; puis elles avaient été tout raconter à leurs voisines. Ils sont venus,– cette fois-ci, en bande : – Eh bien, on ne s’embête pas chez Rouge, disaient-ils… Il paraît à présent qu’on s’y baigne en famille. Milliquet leur versait justement à boire ; il a bien été obligé de finir de remplir les verres : mais ensuite il repose violemment la chopine sur la table : – Laissez-moi tranquille à la fin ! Comme si je ne savais pas ce que j’ai à faire… Et il allait de nouveau en arrière, seulement on l’a arrêté : – Que vas-tu faire ? voyons, Milliquet, explique-nous ça ? – Moi ? Vous croyez que ça m’embarrasse, seulement j’ai le temps pour moi. – Enfin quoi ? Tu n’es pas pressé. On se mit à rire, on lui disait : – Et après ? Une fois que tu seras décidé ?… – Moi, c’est bien simple. Je porte plainte. – Puisque c’est toi qui l’as chassée. – Je l’ai chassée ? – Ta femme, si tu aimes mieux… Ta femme et toi, pour la loi, c’est tout un… – Faudrait voir d’abord… – C’est tout vu, tu es responsable… Mais enfin quoi ? tu portes plainte et puis ensuite… Ensuite, tu la reprends chez toi ?… Et des rires de nouveau, parce que justement c’était là le point, et on disait à Milliquet : « En somme, tu vois que tu as fait une mauvaise affaire… » ce qui était vrai, car le café baissait de jour en jour et reprenait rapidement sa pente ancienne vers la faillite. La petite servante tricotait des heures entières toute seule dans un coin. Les moineaux se sentaient tout à fait chez eux dans les platanes de la terrasse qu’ils remplissaient de leurs criailleries, tachant de blanc les tables dont ils brûlaient la couleur. Et Milliquet, pendant ce temps, dans sa chemise sale et ses vieilles pantoufles, allait traînant les pieds jusque sur le pas de porte, attendant les quelques clients qui lui restaient, tout en appréhendant de les voir venir comme des ennemis qu’il aurait eus ; tandis qu’il lui fallait encore éviter sa femme, qui n’avait pas été alitée longtemps, malheureusement pour lui. Rouge n’était pas revenu. Elle, elle continuait à pêcher avec nous. Elle continuait à avoir sa place parmi nous, quand elle montait dans le bateau, partant tous les matins avec nous pour aller lever les filets. Elle tenait le gouvernail ; Rouge lui disait : « A droite… A gauche… droit devant vous… » elle tirait tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre des ficelles, assise sur le banc d’arrière. Dans le beau temps qu’il a fait toute cette fin de mois-ci et toute une grande partie du mois suivant, ils se mettent en route les trois et la partie du monde où elle est, c’est la nôtre. Elle y était tout à fait à sa place, semblait-il : regardez bien, sous les montagnes, regardez bien, parmi les pierres et dans le sable (comme Rouge s’en rendait compte), ou sur cette eau grise d’abord, puis jaune citron, puis jaune orange ; ensuite il semble qu’on navigue dans un champ de trèfles dont on dérange les tiges avec les rames. Elle a été tout à fait chez elle ici, peut-être, pendant quelque temps, parce qu’il n’y avait personne, c’est-à-dire qu’il n’y avait qu’elle et nous ; elle et nous, et les choses et nous. Quelques mouettes et aussi quelquefois les cygnes qui venaient nous faire visite, gonflant leurs plumes de colère pour peu qu’on passât trop prés d’eux ; à part quoi rien et pas un être en vie (maintenant que dans la forêt les oiseaux avaient commencé à se taire) ; – si bien qu’il n’y avait que l’eau et les belles couleurs de l’eau, il n’y avait que le sable, les pierres. Une ride est à côté d’une autre ride dont elle s’écarte. On était avec le bateau à la pointe d’un angle fait de deux plis, dont les côtés allaient s’élargissant avec douceur, comme dans une étoffe de soie. Elle tirait encore un peu sur la corde de gauche, on allait droit sur la bouée. Rouge et Décosterd laissaient retomber leurs rames et Décosterd courait à l’avant, juste quand on allait heurter le demi-tonneau peint en rouge et blanc (les couleurs qui se voient le mieux et le plus loin) sur lequel le falot était encore allumé, mais n’éclairait plus. Elle lâchait le gouvernail. On voyait Décosterd empoigner le falot ; il le levait devant lui avec son verre bombé et sa petite flamme pâle qui était seulement un peu de couleur dans l’air rose ; puis les deux hommes ont été roses sur tout le devant de leur personne, de la tête aux genoux, dans leur moustache, sur leur tablier. On passait le falot à Juliette, elle le posait à côté d’elle sur le caisson d’arrière. Et, elle aussi, était rose, mais sur son côté et sur son épaule, sur son bras, sur sa jambe gauche, tandis qu’elle se tenait là, les jambes relevées, pour ne pas gêner la manœuvre et elle passait les bras autour de ses genoux. Elle, c’était une de ses joues, une de ses jambes, un de ses pieds nus. Et eux, pendant ce temps, tiraient sur le filet ; roses par-devant, ils allaient vers en bas des deux bras, et ils se penchent, puis se redressent. Ils tiraient à eux ; ça venait. Ils tiraient de bas en haut, ça venait de bas en haut. Ils tiraient sur ce palissage et cet espalier à mailles qui venait avec ses fruits qu’ils cueillaient. Penchés, puis à demi debout l’un à côté de l’autre, tout peints en rose, ils allaient avec leurs mains roses, allant à ces fruits qu’ils laissent tomber ensuite entre leurs pieds. Puis, de nouveau, il y avait un changement de couleur : c’était quand le soleil pour finir sortait de derrière la montagne et eux étaient repeints, rééclairés, refaits. Alors une flamme se tord à leurs mains et entre leurs doigts, puis en tombant elle s’éteint, mais une autre vient déjà, tandis qu’il y en a encore autour de vous tant qu’on en veut, il y en a partout : à la cassure du moindre pli, à la crête de chaque petite vague… Ah ! comme elle est pourtant bien à sa place, ici, pendant qu’elle était là et regardait. Maintenant elle ne pouvait plus s’aider, mais elle regarde. Ce soleil n’a point fait de distinction entre elle et eux, quand il est venu. Le soleil l’aime autant que nous, ses vieux habitués, ses compagnons de chaque jour. Elle est frappée sur une joue, à une tempe ; elle est frappée sur une partie de ses cheveux où il y a des mèches plates qui brillent comme des lames d’acier. Le grain de sa peau sur son cou, sur le côté de son cou, et par-devant, à la naissance de la gorge, se marque. Elle allait bien dans la lumière où ce qui est rond s’arrondit et avec le contour légèrement doré de son bras. Elle avait les mains autour de ses jambes. Elle se tournait en arrière vers le soleil montant tout rond au-dessus de la montagne qu’il quittait par secousses comme si la montagne le retenait et il lui disait : « Lâche-moi ! » Déjà l’air tiédit et déjà, à cause de cette tiédeur, la grande odeur du poisson se fait sentir, pendant qu’elle a sur le côté de la jambe cette poussière de lumière et il y a des taches de lumière sur son épaule, le long de son corps. Alors voilà que Rouge, sans lâcher son filet : « Eh bien, Mademoiselle Juliette, ça va bien ? vous ne vous ennuyez pas trop ? » Déjà le filet, poignée à poignée venait pendre contre le bordage où il faisait une guirlande avec ses lièges et ses plombs ; elle sourit, elle secoue la tête. Elle était avec nous, elle était comme ne parure qu’on aurait eue à notre vie. Maintenant on avait les pieds pris jusqu’à la cheville dans ces paquets enchevêtrés et encore mouvants, comme des entrailles fraîchement, sorties ; une grande odeur forte et sucrée s’en élevait. « On a bientôt fini, » disait Rouge, et encore une rois il la regardait ; alors pourquoi à ce moment est-ce qu’elle avait penché la tête ? c’est quand on arrivait à la seconde des deux bouées, puis on heurtait ce second demi-tonneau, parce qu’on touchait à la fin de son travail ; – mais ce n’était qu’ensuite qu’elle paraissait se réveiller comme si son esprit avait dormi pendant tout ce temps. – Eh bien, ça y est, disait Rouge… Allons, Mademoiselle Juliette, à la manœuvre ; on a de nouveau besoin de vous… Elle se secouait, regardant à droite et à gauche. On s’en retournait vers la rive. C’est ces matins de pêche de cinq à sept heures ou à huit. Maintenant les deux hommes en ramant tournaient le dos à la terre ; ils faisaient face au soleil. On venait du levant et de là où est Jérusalem, pour aller vers le couchant, et ces roseaux de l’embouchure de la Bourdonnette qu’elle voyait grandir, faisait un mur, tandis qu’en avant de ce mur et jusqu’assez loin vers le large il y avait dans l’eau une tache jaune. On s’avançait vers la haute falaise, puis on tournait un peu, et de là on découvrait la maison sur la grève avec son toit de trois couleurs. Personne nulle part ; ce n’est pas encore l’heure des baignades ; le village ne faisait entendre que des bruits confus, sous les vignes silencieuses. Elle, elle faisait la manœuvre, eux ramaient et ils entrent juste dans le milieu de l’espace qu’il y a entre les deux murs de roseaux, comme il fallait, vu les bas-fonds. Ils abordent. C’est un de ces matins de pêche ; Rouge, de nouveau, la regarde. Décosterd venait de partir avec la brouette ; lui était venu tendre le filet. Il la regarde dans son contentement. Il avait bourré sa pipe, il tirait en creusant les joues sur sa courte pipe de bois. La fumée lui est sortie par toute sorte de petits trous dans la broussaille de sa moustache ; il était venu se mettre à côté d’elle. – Eh bien ? a-t-il dit tout à coup. Tout était en ordre ; on voyait le filet bien tendu pendre avec son mur transparent qui est comme un petit brouillard qui monterait tout droit du sol ; on voyait qu’il faisait beau temps : – Eh bien, ça ne va pas trop mal dans le métier, dans votre nouveau métier, ou quoi ? Il tire encore sur sa pipe, il fait encore monter une bouffée blanche dans sa moustache : – C’est que c’est un beau métier. Il montre le filet, l’eau, le ciel, la maison : – Un beau métier pour tout le monde, un beau métier pour vous comme pour moi, un métier d’homme et un métier de femme, un métier fait de deux moitiés… Comme ça se trouve pourtant ! Parce qu’il reprenait sa vieille même idée où il y avait de l’étonnement : – Il semblait qu’on vous attendait, c’est ce qu’il a dit, vous nous manquiez, c’est drôle, et puis ça vous… Il a hésité : – Ça vous… ça vous manquait peut-être aussi, parce qu’ici on est tranquille et c’est ce qu’il nous faut, à nous, et c’est ce qu’il vous fallait… Comme ça s’arrange pourtant ! Il disait ces choses, elle écoutait sans rien dire ; il lève la main : – La tranquillité et la liberté… Regardez-moi ces autres, j’entends ceux de la terre, parce que nous on est de l’eau, et ça fait une grande différence… Ces autres… Vous avez pu voir ce que c’est, vous avez pu vous rendre compte… Ces gens de boutique, ces Milliquet, hein ? ces attachés par la semelle ; oui, tous ces vignerons ou ces gens qui fauchent et râtellent, ces propriétaires d’un coin de pré, d’un bout de champ, d’un tout petit morceau de terre, un ici, l’autre là-bas… Vous les voyez qui sont forcés de suivre un chemin et toujours le même, entre deux murs, entre deux haies, et ici c’est chez eux et à côté pas. C’est plein de règlements partout là-bas, plein de défenses de passer… Ils ne peuvent aller ni à gauche, ni à droite… Moi… Nous, dit-il, on va où on veut. On a tout, parce qu’on n’a rien… Il avait commencé un discours qui lui était parti malgré lui de la bouche, mais à présent il était bien forcé de suivre, allant derrière, faisant des gestes derrière son discours. – On n’est empêché par rien, nous ; on va où on veut, on fait ce qu’on veut… Regardez-moi s’il y a seulement quelqu’un, même à cette heure, où que ce soit, pour nous empêcher de faire ce qui nous plaît et est-ce grand ? tandis qu’eux ils vivent dans le petit, dans cinquante mètres carrés, juste de quoi se retourner… Il dit : – Mademoiselle Juliette ? Il s’était interrompu tout à coup dans ses grandes phrases, il venait maintenant avec des phrases simples et courtes : – Il me semble qu’on va pouvoir s’arranger… Qu’on va pouvoir arranger tout ça… Il est reparti : – Ici, voyez-vous, on va devant soi tant qu’on veut et où on veut ; point de voisins, point de barrières, point de bornes, point d’empêchements, ni de règlements… Alors, dites, ça vous irait-il ?… Si on s’arrangeait tout de même… Il n’achève pas ce jour-là ; et, elle, elle a écouté, puis hoché la tête deux ou trois fois comme pour dire oui. C’était un de ces matins de pêche… Cette même après-midi, il s’est trouvé que Rouge et Décosterd étaient en train de travailler aux filets ; elle, elle était dans sa chambre. Eux dehors et dans la chaleur, sur le côté de la remise, entre les perches ; elle qui avait été dormir un moment, du moins on supposait qu’elle devait dormir, comme c’est la mode au milieu du jour dans les pays d’où elle venait. Les deux hommes avaient l’un et l’autre la tête penchée sous leur casquette quand il y a eu un petit bruit comme si des cailloux avaient roulé. Rouge lève la tête. C’était Marguerite, la petite Marguerite de chez Milliquet. Elle se tenait dans le haut du talus bordant la grève ; elle était là en pleins buissons et on ne pouvait y arriver, du village, qu’en prenant à travers les prés. C’était pourtant bien elle, avec sa robe noire à col montant et à petits bouquets de fleurs blanches ; les joues rouges, pour la première fois, d’avoir couru, les cheveux plus crépus et plus ébouriffés encore que d’ordinaire ; et elle était en train de relever sa robe cherchant une place où passer quand elle a aperçu Rouge ; alors elle lui a fait signe du doigt sans plus bouger d’où elle était : « Venez, venez vite ; » puis, regardant encore autour d’elle avec de brusques mouvements d’oiseau : – C’est à cause de Mademoiselle Juliette… Elle jette encore vite ses yeux de tout côté pour s’assurer qu’on ne peut pas la voir, mais des arbres, les buissons, la situation même du talus la dérobent à tout regard ; alors voilà qu’elle reprend, parlant bas : – Il y a eu une terrible scène entre M. Milliquet et sa femme… Moi, n’est-ce pas ? j’avais une course à faire au village, alors je suis vite venue pour que vous sachiez… Parce que, dit-elle, il va venir… Oui, M. Milliquet, dit-elle. Il a dit qu’il allait venir la chercher lui-même, et il a dit que c’était son droit ; il va venir chercher Mlle Juliette, et il a dit que, si vous ne la laissiez pas partir, il porterait plainte… Sa femme lui réclamait vingt mille francs… vingt mille francs ! imaginez-vous ça ?… Je crois qu’il est arrivé des papiers, parce qu’il doit de l’argent sur la maison. Et sa femme criait qu’il l’avait ruinée. Je pense que c’est de l’argent à elle qui avait été placé sur la maison. Elle lui a dit : « Et mes vingt mille francs, canaille, mes vingt mille francs où sont-ils ? qu’en as-tu fait ? » Il a dit : « Tes vingt mille francs, tu les veux, tes vingt mille francs ? eh bien, tu les auras, je te promets, seulement tu vas me laisser faire… Maintenant silence ! Ah ! tu es ruinée, eh bien, attends… Tu sais pourquoi tu es ruinée… » Il a dit : « Pas plus tard que cette après-midi… Et on verra bien… Rouge m’entendra… Il y a la justice ; il y aura, s’il le faut, les gendarmes… » Alors il va venir, il va venir, M. Rouge. – Il ne viendra pas, dit Rouge. – Que si, parce qu’il a encore dit à sa femme : « Toi tu vas monter dans ta chambre et puis restes-y, ne te montre plus… » Oh ! il viendra ; ça, sûrement… – C’est ce qu’on va voir. – Et, elle, comment est-ce qu’elle va ? – Elle va très bien. – Tant mieux, mais à présent il faut que je me sauve. Alors dites-lui n’est-ce pas ? dites-lui bien à elle aussi… – Pas la peine. C’est moi qui vais y aller, chez Milliquet, dit Rouge. Il a voulu continuer, mais déjà la petite Marguerite s’était échappée, se coulant d’un arbre à l’autre dans l’herbe haute du verger. Et lui est demeuré là un moment ; il a secoué deux ou trois fois la tête ; puis il lève le bras, appelant Décosterd. Il a dit à Décosterd : – En somme c’est tant mieux. Il faut liquider cette affaire… J’y vais tout de suite. Et il saura du moins de quoi il en retournerait s’il venait jamais m’embêter… Toi, tu m’attends ici. Je serai de retour dans une demi-heure… Puis il a paru hésiter, s’étant alors tourné à demi vers la maison et ce fut comme si d’abord il allait céder à ce mouvement ; mais, brusquement, il cède au mouvement contraire. Il a ramené en avant sa casquette, et, tel qu’il était là, rien que son pantalon et sa chemise sur le corps, il se met en route à grands pas. – Toi tu ne bouges pas, avait-il dit encore à Décosterd. Et tu surveilles ce qui se passe. Est-ce qu’elle avait entendu ? Est-ce qu’elle s’était doutée de ce qui venait de se passer ? Ou bien si c’est seulement qu’on s’ennuie ? Si c’est qu’on est trop enfermée : – alors des images vous viennent et on finit par y céder ? Elle avait dû entendre du moins que Rouge venait de s’en aller, comme il lui arrivait parfois de faire l’après-midi ; elle avait dû se dire aussi que Décosterd ne comptait guère et puis la place où il était, de l’autre côté de la remise, vous permettait de vous glisser dehors sans qu’il pût vous apercevoir ; – elle a été prendre dans un coin son vieux manteau couleur de poussière, le même qu’elle portait le jour de son arrivée à la gare ; elle était ainsi toute cachée de nouveau, elle n’a plus été. Elle se glisse le long du mur de la maison ; elle n’est plus sur les cailloux gris qu’une tache grise, elle n’est plus dans le sable qu’une tache couleur de sable. Entre elle et Décosterd, il y avait maintenant la maison, elle n’a pas été vue ; elle arrive ensuite aux roseaux et au chemin dans les roseaux. Parvenue au bord de la Bourdonnette, elle a pris à gauche. Là était le sentier du garde-pêche ; en le remontant jusqu’à la grande route, on pouvait tourner le village, et elle devait le savoir, mais ne pas bien connaître le chemin. Elle allait dans le bas de la berge qui devenait toujours plus haute ; c’est pourquoi elle avait beau lever la tête : toute vue lui était cachée du côté du village, à sa gauche, par cette berge et par les arbres, et encore bien plus à sa droite où la haute falaise se dressait tout d’un coup avec son manteau de sapins. Toute vue lui était cachée et elle hâte alors le pas plus encore, comme inquiète et pressée de mieux pouvoir s’y reconnaître ; puis peut-être qu’elle se rendait compte que le chemin allait être plus long qu’elle n’avait cru. Elle venait ainsi d’entrer dans la partie la plus étroite du défilé où on se trouve en plein taillis et au-dessous de vous la Bourdonnette fait un grand bruit de voix, comme quand, chez Milliquet, la salle à boire était pleine, avec des discussions partout et des coups de poing donnés sur les tables. Elle n’a pas entendu tout de suite qu’on marchait un peu au-dessus d’elle dans les buissons. Il est sorti du milieu du bruit, comme une fois déjà, chez Milliquet, sur la terrasse ; il a été tout à coup devant elle, elle reconnaît le Savoyard. Elle n’a pas poussé le moindre cri ; lui non plus ne disait rien, ayant sous sa moustache un rire silencieux qui faisait voir ses dents. Il venait sur elle les bras tendus, elle fait un saut en arrière. Elle a vu promptement que, si elle prenait par le chemin pour revenir sur ses pas, il y avait grande chance qu’il lui fût coupé et son mouvement naturel la porte à s’écarter de lui le plus possible, parce qu’il venait de haut en bas ; puis aussi peut-être la confiance qu’on a dans la jeunesse de son sang, la solidité de son souffle ; alors elle se jette en plein taillis, en pleine pente, empêchée, mais défendue par la résistance de l’épais branchage qu’il faut faire céder d’abord, mais qui ensuite va en arrière avec force, et lui le reçoit en pleine figure. Il a été arrêté une seconde ; ce peu de temps lui a suffi, à elle, pour se laisser tomber dans le bas du talus ; là, elle se débarrasse de son manteau, on l’entend qui éclate de rire. Une haie de vernes poussant dru sur le bord de l’eau s’était présentée, en même temps qu’il y avait là un dernier escarpement ; elle s’y jette, les pieds lui manquent, mais elle a eu le temps de lever les mains dans les branches et les avait prises à pleine poignée, de sorte qu’elle s’y retient et y reste un instant suspendue, puis son poids l’a portée vers en bas, tandis que le Savoyard est arrêté de nouveau. Elle l’entend jurer, elle va en avant, elle tombe dans l’eau, elle s’y avance, troussant sa jupe ; elle entend, parmi le bruit qu’elle fait dans les pierres et qui s’ajoute à celui du courant, qu’il doit l’avoir appelée, qu’il lui a crié quelque chose, mais, lui ayant jeté un regard par-dessus l’épaule, la voilà de nouveau qui éclate de rire, parce qu’elle a vu qu’il venait de perdre sa casquette et le rouleau défait de ses cheveux lui pend jusque dans les yeux. Elle hausse les épaules au-dessus de sa gorge qui se renfle, toute pleine de rires et d’air ; elle est comme quand on joue à un jeu, tout en levant les bras et les tenant écartés pour ne pas perdre l’équilibre, tandis que lui derrière elle glisse et tombe. Elle rit, elle se porte en avant, lui, dans ce même moment, se jette vers elle d’un mouvement furieux, mais déjà tout le lit de la Bourdonnette les séparait où il glisse et va de côté, les bras dans l’eau jusqu’aux épaules. Elle, elle était déjà arrivée sur l’autre rive ; là, elle s’était mise tout de suite à grimper. Là le terrain aussi changeait complètement de nature. C’était sous les sapins tout un étagement de bancs de pierre tendre, que des paliers en pente raide, couverts d’une mousse épaisse, séparaient ; le tout s’élevant jusqu’à une très grande hauteur et à la hauteur de midi dans une ombre où il y avait, au-dessus de vous, des ouvertures comme celles d’un tunnel avec des puits de soleil, pointus du bas. Ils faisaient des ronds sur la mousse. Elle a été dans un de ces ronds de soleil, un instant ; elle grimpait à la pente en s’aidant des pieds et des mains. Elle n’a plus été dans le soleil ; elle grimpait à la terre noire, une terre comme du marc de café dont les grains vous entrent dans la peau. La mousse par touffes entières et larges plaques sans épaisseur venait entre ses doigts ; elle mordait avec ses doigts comme avec des dents dans cette mousse. On a pu voir qui elle était. Oh ! on peut voir de nouveau qui elle est, tandis qu’elle s’élève ainsi dans sa jeunesse et sa force, contournant un de ces bancs de roche ou bien s’y attaquant de face en s’accrochant aux racines qui pendent dans leurs fentes comme des barbes ou des cheveux. De temps en temps, elle se retournait. On le voyait qui ne pouvait pas suivre. Il avait été distancé. Il était tête nue, les cheveux en désordre, hors de souffle ; sa ceinture rouge s’est défaite, elle se met à traîner derrière lui ; d’où l’obligation pour lui de s’arrêter et de nouveau il perd du temps. Elle gagne du terrain, elle met entre eux deux toujours plus de distance. Et voilà qu’elle arrive dans le haut du ravin. Devant elle, à présent, était ce dessous de forêt allant à plat, avec ses hauts troncs espacés, qui laissaient entre eux toute la place qu’il fallait pour qu’on y pût circuler librement. Elle pouvait prendre aussi bien à droite qu’à gauche ou devant elle, pouvant être ramenée facilement à la grève si elle prenait à droite, pouvant gagner rapidement la route et les lieux habités, si elle prenait à gauche. Elle aurait eu toute l’avance qu’il fallait si elle n’avait pas été celle qu’elle était. Mais, tout à coup, on la voit qui s’arrête, puis elle revient en arrière, elle se penche sur le bord du ravin : « Est-ce que vous venez ? disait-elle… On vous attend… » Elle se tenait tout à fait sur le bord de l’escarpement d’où elle se penche vers le Savoyard : « Oh ! le lâche ! le lâche ! il n’ose pas ! » car il n’était pas reparti encore, mais le mot l’a atteint, alors il se jette en avant. – Ah ! enfin vous voilà ! disait-elle. Elle n’avait toujours pas bougé, tandis qu’il se tirait vers en haut de nouveau ; elle n’avait pas bougé, s’étant penchée au contraire davantage pour mieux le suivre des yeux, mais il se trouve que le devant de la ravine est en surplomb ; il y a un avancement de terre meuble portant à faux qui brusquement cède sous elle ; la pente presque verticale la reçoit aussitôt et la maintient droite par ses deux épaules ; elle glisse de haut en bas, elle glisse droit au Savoyard dans la mousse et la terre noire où ses talons ont fait deux raies ; elle le voit droit au-dessous d’elle montant à elle rapidement (ou il semble monter à elle), sans plus avoir besoin de faire aucun mouvement ; elle voit ses dents qui se montrent sous la moustache, il n’a eu qu’à ouvrir les bras ; seulement le choc a été si fort qu’il tombe à son tour, pendant qu’il l’a prise et il lui a passé les bras autour du corps et serre de toutes ses forces ; il fait demi-tour sur lui-même ; l’élan qu’elle a lui fait faire demi-tour sur lui-même et il est amené du côté de la pente, tandis qu’elle, elle est du côté du vide où elle penche, puis elle est entraînée, et lui y est entraîné avec elle ; ils roulent l’un par-dessus l’autre ; pourtant il ne l’a pas lâchée, elle sent par moments tout son corps contre le sien, son souffle dans son cou et la chaleur de sa figure vient sur la sienne parce qu’il avance la bouche ; ils tournent, ils tournent plusieurs fois ; tantôt on a la terre, tantôt toute la hauteur de l’air sous les yeux par un renversement du monde ; il y a une grande odeur forte ; ça sent âcre, ça sent mouillé, ça sent le pourri et la feuille morte ; puis elle sent aussi cette odeur plus menaçante et de plus en plus proche, parce qu’il y a tout à coup arrêt, ils viennent de heurter un tronc qui les retient ; il est sur les genoux, elle, elle est couchée sur le dos, elle voit des yeux qui s’avancent, s’avancent encore, grandissent, prennent toute la place devant elle en venant à elle ; il ne l’a toujours pas lâchée, il a toujours les bras passés autour de son corps ; mais c’est qu’on ne la connaît pas encore ou pas encore tout entière ; d’un brusque mouvement, elle fait que les yeux la quittent, elle leur ravit son visage qu’elle détourne et tord offrant sa nuque qui se soulève et son corsage s’ouvre alors de haut en bas ; on entend le soupir qu’il pousse, puis le soupir n’est pas fini qu’une espèce de cri étouffé prend sa place, il ramène à lui sa main gauche ; elle est debout et il est debout, mais moins vite qu’elle ; il secoue par deux fois son poignet à cause du sang qui y coule ; il a couru, elle court devant, il la rattrape par la manche, la manche cède ; voilà comment on est traitée, ah ! qu’est-ce qu’on nous veut parmi les hommes ? où faut-il fuir ? que faut-il faire ? mais ses belles épaules brillent alors dans le soleil qui tombe de nouveau sur elles, et c’est de nouveau la rivière ; il a perdu du temps ; on voit sur sa main gauche les minces petits traits entrecroisés qu’y fait le sang, et cette fois la colère chez lui est la plus forte, c’est pourquoi il mesure mal ses gestes ; elle a encore le temps de prendre à droite dans le lit même de la rivière, craignant sans doute d’être arrêtée sur l’autre bord ; elle remonte le courant, elle est dans l’eau jusqu’aux genoux, mais les cailloux glissants du fond sont venus à son secours, car lui a des souliers ferrés et elle des espadrilles, c’est pourquoi elle persévère ; de nouveau, elle peut tourner la tête, elle le voit qui glisse à chaque pas tout aveuglé par les éclaboussures de l’eau, tombant parfois sur les genoux et sur les mains, elle pousse son rire clair, qui l’éperonne, lui, qui l’excite quand même ; de plus en plus, la Bourdonnette s’élargit, de plus en plus quittée par l’escarpement du ravin qui laisse place au vallon qui commence ; sur la gauche, on voit les gravières ; le courant devient plus lent, l’eau moins profonde… Elle est belle dans le soleil. Il voit encore cette beauté. Mais il a vu en même temps que cette beauté va lui échapper, parce que la petite maison de Bolomey est parue avec son toit bas qui touche par-derrière la pente d’herbe où elle est à moitié enterrée ; et, de la petite maison de Bolomey, Bolomey sort. Il se tient un moment sur le pas de sa porte sans comprendre, puis rentre chez lui. Elle avait quitté le lit de la rivière ; le Savoyard lui aussi l’avait quitté, tâchant de prendre en travers de la pente pour lui couper le chemin. Bolomey reparaît, une carabine à la main. L’autre voit briller encore une fois devant lui les belles épaules, et un court instant la beauté luit encore à ses yeux ; puis il n’y a plus eu, pour lui, même cette possession. Ça s’en va. La beauté s’en va, elle s’est éteinte. Il n’y a plus eu que ce petit homme à la peau jaune et à la moustache tombante, lequel s’est avancé tranquillement, fait encore tranquillement deux ou trois pas ; puis, comme le Savoyard ne s’était toujours pas arrêté, on le voit qui fait basculer les canons de son fusil et y glisse les cartouches… Elle respire profond. Son souffle lui est descendu sous les côtes ; il lui monte jusque dans ses épaules qui se haussent, faisant un grand pli dans la peau de l’un et de l’autre côté de son cou. Elle s’est laissée aller du dos contre le montant de la porte. Il fait bon. Elle respire profond, sa tête va de côté. Il fait bon et beau dans le monde. Le ciel est de nouveau d’une seule pièce au-dessus de vous il est de nouveau dans l’immobilité. Elle respire encore une fois profond, elle respire le bon air comme une chose bien gagnée. Elle va avoir la liberté, – elle avait oublié qu’il y avait quelqu’un là… C’est Bolomey, il a sa carabine sous le bras, il a dit : – Il vous faut entrer, Mademoiselle. Il baisse les yeux en parlant, alors voilà qu’elle les baisse aussi : – On va tâcher de vous trouver des habits, quand même on n’est pas riche, surtout en habits de femme… Il est entré le premier. Et il vient de passer dans la chambre voisine ; c’est de là qu’il a appelé Juliette : – Ecoutez, je vous ai trouvé une veste, Mademoiselle. C’est une de mes vestes de chasse. Si vous voulez venir, il y a du fil et des aiguilles sur la commode. Le grand ciel est parti. Le beau paysage sous le ciel est resté derrière la porte. C’était une petite chambre sans beaucoup d’air, et où, malgré le grand jour, il fait sombre. Il est sorti, il l’a laissée seule. Docilement, elle a fait ce qu’il lui dit de faire. Elle a mis sur ses belles épaules la veste de toile gris vert avec une large poche derrière et où des boutons de métal figurent des têtes de sanglier. Elle se regarde dans une petite glace tachée de noir. Elle recoud sa jupe dont les larges lambeaux lui pendent sur les pieds, découvrant le genou… Rouge était rentré depuis un moment déjà ; son entretien avec Milliquet n’avait pas duré longtemps. Il n’y avait pas plus d’une demi-heure qu’il avait quitté Décosterd que Décosterd l’a vu qui revenait ; il marchait la tête en avant, comme si sa tête avait été trop lourde, sa casquette mise en arrière comme si sa tête avait enflé. Son teint était encore plus noir de sang que d’ordinaire autour et au-dessus de sa moustache qui semble être devenue plus claire et avoir blanchi davantage, tandis qu’une grosse veine à sa tempe se gonfle, une autre grosse veine est tendue sur le côté de son cou. Il est venu, il n’a rien dit. Il s’arrête devant Décosterd qui travaillait toujours à ses filets et continuait à aller avec la navette dans les mailles ; Décosterd l’a regardé de son seul œil, mais qui voyait aussi clair que deux, le regarde vite une fois, mais ne lui a rien demandé. Et Rouge n’a rien dit. On ne lui a rien demandé, parce qu’il n’y en avait pas besoin ; on voit Décosterd qui prend son couteau, coupe le fil, ferme la lame de son couteau. Rouge fait encore un mouvement avec les épaules ; son maillot de coton s’était déboutonné. En avant de l’embouchure de la Bourdonnette, là où l’eau a une couleur jaune, une colonie de mouettes faisait des points blancs, étant éclairées de ce côté-ci (et elles font des points noirs quand elles sont éclairées de l’autre côté). Et Rouge tout à coup : – Tu n’as pas vu Juliette ? On voit que la maison est extraordinairement tranquille, sans rien qui bouge sur la grève, ni aux alentours, ni sur le toit, ni aux fenêtres : nulle fumée, nul reflet dans ses vitres, et nul oiseau, poule ou canard, ni même nul moineau attiré par les miettes ; et Rouge : – Juliette ? Tu ne l’as pas vue ? – Non. – Elle n’est pas sortie ? – Je ne sais pas ; je n’ai pas bougé d’ici. L’inquiétude pousse Rouge en avant. Il va jusque sur le devant de la maison ; il écoute, debout sur le pas de porte. Il écoute, on n’entend rien. Il est entré dans la cuisine, il fait crier exprès le banc, parce que peut-être qu’elle dort. Rien. Il appelle : « Juliette ! » il élève la voix : « Juliette ! » Il voit cette porte neuve avec sa peinture toute fraîche et se tient devant un instant, comme si elle allait s’ouvrir ; elle ne s’ouvre pas, il heurte… Ah ! comment est-ce que le cœur est ainsi renseigné d’avance ? il savait bien qu’on ne répondrait pas. Il sort, il crie à Décosterd : – Tu n’as pas vu si elle a pris les rames ? Et Décosterd répond quelque chose, mais lui est déjà dans la remise parce qu’il est facile d’y aller voir : d’ailleurs il savait d’avance que les rames seraient là. Elles y sont ; il le savait bien. Il faisait sombre sur les pierres plates. Les pierres ont pris une couleur mouillée, toute la grève autour de lui est comme quand il a plu ; les roseaux plus loin sont devenus gris, ayant perdu leur belle couleur blanche et verte. Ils sont blancs en bas, verts en haut, mais pas pour lui, quand il entre dedans, ayant voulu quand même aller voir aux bateaux, parce qu’on ne savait jamais avec elle: c’est capable de partir sans rames, comme il se dit encore sur le sentier entre les deux murs de roseaux ; mais en même temps il n’y croit pas, et, en effet, les deux bateaux sont là. La Juliette est là, bien repeinte, le dehors vert, le dedans jaune ; elle attend sagement qu’on vienne, au bout de sa chaîne, et on n’est pas venu, et on ne vient pas. Ah ! il n’y a personne, et il fait mouillé, noir, dans l’air ; il fait noir sur la falaise où il lève maintenant les yeux, et où il n’y a personne entre les buissons épineux, les petits chênes, les touffes de saponaire à fleurs violettes, et aux hautes tiges ; personne non plus là-haut sur ce bord frangé de mousse, dans cette mousse dont on voit pendre les franges entre deux troncs penché dont le branchage est dans le ciel. Il a regardé encore partout, longtemps. Et c’est longtemps après, comme il s’en revenait, mais il n’a pas deviné d’abord que c’était elle… Il a vu Bolomey, il a vu seulement qu’il y avait quelqu’un avec Bolomey ; Bolomey va à la rencontre de Rouge ; elle, elle attendait plus loin dans la veste trop large pour elle et qui avait des boutons de métal sur lesquels on voyait des têtes de sanglier. Elle attendait, lui ne l’avait pas reconnue ; puis on voit que Bolomey l’a abordé ; alors tout à coup Rouge lève la tête. On l’entend qui a dit à Bolomey : – Combien en as-tu, de ces fusils ? – Il avait regardé à terre longuement, puis brusquement avait levé la tête ; il pose la question. Il recommence : – Il te faut m’en prêter un. On pourrait en avoir besoin. X – Oh ! Juliette, qu’est-ce qui vous arrive ? Vous ne vouliez pas rester avec nous ? Est-ce qu’il y a peut-être quelque chose dans notre manière de vivre qui ne vous convienne pas ? Il l’avait fait asseoir devant la maison sur le banc, lui aussi fraîchement repeint avec le reste de la couleur qui avait servi pour la remise. C’était ce même soir, après le coucher du soleil, mais il faisait encore rose sur les pierres mouillées de la grève et sur les pierres pas mouillées : il faisait rose là de deux roses différents. – Ici vous ne risquez rien, ici je vous promets que vous allez être bien gardée… Il est entré dans la cuisine, il reparaît avec le fusil que Bolomey avait été lui chercher. Elle regarde le fusil sans rien dire ; alors il le pose debout, la crosse à terre, contre le mur. – Mais si c’est vous qui voulez vous en aller… Puis, de nouveau : – Il est prêt à servir, il est chargé à chevrotines ; ce n’est pas de trop avec ces sauvages… Et, revenant à sa première idée : – On aurait tant voulu que vous soyez contente ; on aurait tant voulu… Dites, Mademoiselle Juliette, Juliette… Oui, Décosterd et moi, tous les deux. Et est-ce qu’on n’a pas fait ce qu’on a pu ? Dites, est-ce qu’il vous manque quelque chose ? Elle secoua la tête ; très lentement et par deux fois, elle a secoué la tête : – Alors ? - Il s’est arrêté devant elle. Il était allé et venu un moment dans le rose, puis il lui a fait face ; il se penche un peu vers elle : – Alors ? Il change de voix : – Quand tout s’arrangerait si bien pourtant, si vous vouliez. Tout s’arrangerait si facilement, malgré Milliquet ; lui, je m’en charge… Elle secoue de nouveau la tête. – Vous savez bien qu’ils vous guettent, ils sont deux ou trois à vous guetter. C’est comme ça que c’est fait, les hommes. Oh ! dit-il, ça ne vaut pas cher ; c’est méchant, c’est jaloux, c’est envieux. Et puis c’est plein de gourmandise… Ce Savoyard… Il lâchait à présent ses phrases au hasard, il ne les finissait plus : – Vous deviez bien penser qu’il ne vous lâcherait pas si vite… Ça rôde dans les bois… Ça peut tout voir, disait-il, de là-haut… Il montrait dans le rose l’avancement de la falaise ; il lui fallait lever le bras : – De là-haut… Si ça leur chante, hein ! de là-haut… Et encore, le Savoyard, si on voulait, il ne serait pas difficile de se débarrasser de lui, on pourrait porter plainte… Elle secoue la tête pour la troisième fois. – Oh ! je sais bien, dit-il sans avoir compris, et on ne portera pas plainte. Mais pour le reste… C’est que vous ne le savez pas encore : Milliquet veut vous reprendre… Tout le monde est contre nous. Il pensait qu’elle serait surprise ; elle n’a pas paru surprise, autant du moins qu’on peut voir dans le jour où une cendre grise venait se mettre sur le rose, sur toute cette braise rose qu’elle éteint, qu’elle cache et éteint de plus en plus autour de nous. On voit Juliette qui lève simplement la tête, qui le regarde, et ne dit rien. – Oui, a dit Rouge, c’est comme ça… Et, Milliquet, c’est seulement la jalousie, mais elle le tient solidement. Et il n’osera plus venir maintenant qu’il sait trop bien ce qui l’attendrait ici… Il montre le fusil : – Il sait trop bien qu’on a tout ce qu’il faut pour le recevoir, mais l’affaire n’est pas encore arrangée. Et le Savoyard, ça en fait un. Et Milliquet, ça en fait encore un, et ça fait deux… Mais ça n’est pas tout. Parce qu’il y a encore ces autres… Il fait un geste en rond avec le bras sur toute la rive devant lui : – Tous ces garçons, est-ce que je sais ? moi, tous ceux qui veulent, qui voudraient bien, le grand Alexis, le petit Busset, jusqu’à ce vieil ivrogne de Chauvy… Il se fâchait. – Oui toute une bande, est-ce que je sais, et où ça se tient ? mais ça en est plein partout et ça vous guette. Et alors si vous dites que vous êtes bien ici… Elle fait signe que oui. – Vous dites donc bien que vous n’avez pas à vous plaindre de… de nous. Ni de Décosterd, ni de moi… Elle fait signe que non. – Alors pourquoi vous êtes-vous sauvée ?… Juliette, ma petite Juliette. Et pourquoi vouloir me… nous quitter ?… Mais elle secoue de nouveau la tête ; elle l’interrompt. Elle lui a dit quelque chose. Il l’écoute qui parle, qui parle encore avec son drôle d’accent un peu rauque, tandis qu’elle s’en va de plus en plus de devant lui, dans la cendre qui tombe sur elle, l’enveloppant sur son contour ; il l’écoute, il s’écrie : – Ah ! mon Dieu, il fallait le dire ! Alors, c’est à cause du bossu ?… C’est lui que vous alliez chercher ?… Elle parle, elle parle beaucoup. Elle s’embrouille dans ses phrases, elle rit ; elle s’y emmêle, elle s’en démêle ; des mots lui manquent, elle les invente ; elle rit encore, et lui cependant : – Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? Il rit, lui aussi. – Mais voyons pourquoi n’ayez-vous rien dit ? j’aurais été vous le chercher, moi. Lui, je veux bien ; lui… lui, ça ne compte pas, il n’est pas dangereux… Je comprends… Le petit bossu, pardieu !… Cette musique, je comprends… Ah !Juliette, tu peux bien te dire que tu m’as fait peur… Je suis vieux, je pensais : « Voilà qu’elle en a assez de moi… » Alors, c’est cet Italien, parce qu’il est bien Italien, ou quoi ? C’est cet italien, que tu veux ? Oui, le bossu, celui qui travaille chez Rossi. Je comprends bien, c’est sa musique… Mais alors, rien de plus facile… Elle parlait, il parlait : – Je vais vous le chercher demain… J’irai vous le chercher aussi souvent que vous voudrez. On l’invitera une fois pour toutes. C’est vrai qu’il ne connaît personne, lui non plus, le pauvre garçon, et puis il n’est pas beau, ça n’attire pas le monde… Mais alors vous vous ennuyiez de sa musique ? oh ! je comprends ça ! Je suis comme vous, ça me manque aussi. Juliette, vous voyez, Juliette, on se ressemble… Il s’arrête tout à coup. – Quand est-ce que vous aurez vingt ans ? – Au mois de mars, l’année prochaine. Il compte sur ses doigts : – Ça fait huit mois, un peu plus de huit mois… Il avait recommencé à marcher de long en large : – L’ennuyeux, c’est qu’en attendant il va avoir la loi pour lui, ce Milliquet… Mais ensuite vous n’aurez qu’à dire. Et si c’était dans votre idée, on pourrait alors… Il faudra que je me renseigne. Juliette, j’ai soixante-deux ans, je pourrais être votre grand-père. Mais on ôterait la première moitié du mot, si vous vouliez, parce qu’il y a une loi aussi pour ces cas-là… Elle s’était tue. Il marchait les mains dans les poches, de long en large, devant l’eau, où une étoile était parue et là tout doucement montait, redescendait, comme quand on a jeté la ligne, et le bouchon reste à flotter. Il a marché encore : elle n’a rien répondu. Et il a encore changé de voix pour dire : – En attendant, je vous défends de vous éloigner de la maison. Vous entendez, Juliette, je vous défends de sortir seule. Est-ce qu’il a pu voir comment tout à coup elle se laisse aller en avant avec tout le haut de son corps et de tout le poids de sa tête ? Est-ce qu’il a pu ne pas le voir ? Elle avait mis ses mains l’une dans l’autre ; elle les glisse ensemble entre ses genoux. – Quant au bossu, a repris Rouge, c’est entendu ; demain, je vais vous le chercher… Ils sulfataient pour la troisième ou la quatrième fois, parce qu’il y a ces nouvelles méthodes. On recommence le traitement, à présent, jusqu’à six et sept fois, on ne s’arrête plus de l’appliquer ; sitôt qu’une averse tombait, ils couraient là-haut à leurs cuves. Là-haut, c’est-à-dire en arrière du village, quand on a traversé des prés, des vergers, puis la route, puis des prés encore ; là où la pente du mont commence avec ses murs. Il y avait eu quelques grosses averses d’été ; eux, tout de suite, avaient recommencé à faire fonctionner la poignée à bascule du pulvérisateur ; – tous ces hommes dans leurs blouses bleues, allant de bas en haut, de haut en bas, entre les ceps ; dans leurs blouses, leurs pantalons, leurs chemises, leurs souliers, leurs chapeaux de paille bleus, avec des figures, les mains, les oreilles, la nuque, le cou, la moustache bleus ; – elle, elle montait vers eux avec son panier. Elle allait porter les dix heures à son père et à ses deux frères. C’est la petite Emilie. Elle avait une jolie robe de toile, à rayures, elle avait un chapeau de paille avec un ruban de soie, elle avait les beaux cheveux blonds : oh ! qu’est-ce qu’on cherche dans la vie ? Elle demande aux arbres s’ils ne l’ont pas vu. Elle va sous des cerisiers dans un chemin herbeux, marqué seulement par deux, ornières ; mon Dieu ! comme on est solitaire ! Elle lève les yeux, elle voit qu’il n’y a rien, qu’il n’y a personne nulle part. Personne que sa petite ombre qui est un peu à gauche et un peu en avant d’elle dans l’herbe. Elle regarde alors en arrière d’elle où on voit le village s’abaisser peu à peu, venant à vous maintenant avec sa partie de dessus et ses toits ; mais ça ne compte pas, ces toits. Ni ces pommiers, ni ces noyers, ni ces poiriers, ni toutes ces barrières, ni la ligne du chemin de fer, ni la gare ; et, à mesure qu’on monte, on voit l’eau devenir de plus en plus large, avec en arrière d’elle les montagnes qui balancent dans l’air chaud comme des ballons prêts à partir. Mais ni elles, ni l’eau non plus, ni le beau soleil, ni tout ce qu’on voit. C’est posé à côté de vous et nous on est posé à côté de ça, pour un moment, et puis c’est tout. Elle va seule, avec son ombre. Elle voit venir la vigne où les trois hommes doivent l’attendre. La vigne vient derrière son mur ; on y entre par une ouverture percée dans le mur et qu’on ferme au moyen d’une porte de fer peinte en rouge ; elle voit les larges feuilles dentelées dont le beau vert est taché comme s’il avait plu bleu dessus. Et il a plu bleu par terre, il a plu bleu sur les pierres, sur les échalas, qu’est-ce que ça nous fait ? Elle voit venir son père et ses deux frères sous la hotte de cuivre et le grand chapeau de jonc ; ils ont la moustache comme des morceaux de mur pas encore secs, ils ont la poitrine comme une maçonnerie, ils ont des pantalons comme des tuyaux de ciment. Ils lui ont dit : Ah ! te voilà, » ils ont été se laver les mains. Il n’y a rien. Elle pose son panier sur le mur, elle a écarté le linge blanc qui le recouvre, en tire les deux bouteilles qu’elle met à l’ombre, prépare les couteaux, le verre, puis elle attend qu’ils soient revenus, parce, qu’ils mangent sans assiette, sur le pouce. Et c’est mon père. Et ils reviennent. Ils ont été se laver les mains, ils reviennent ; c’est mon père et c’est mes frères, mais ils ne disent rien, parce qu’ils n’ont rien à dire ; ils ne lui ont rien dit, à elle, et puis c’est aussi qu’ils ont faim. Ils se sont assis l’un à côté de l’autre sur le mur et à une certaine distance l’un de l’autre. Ils sont les trois là, sur le mur. On voit le lac entre leurs têtes. Il y a une grande place entre leurs têtes pour toutes les choses qui viennent, et c’est l’air ennuyeux avec une mouche dedans et un papillon jaune ou blanc, ou bien c’est encore une voile. Qu’est-ce qu’on cherche ? car ils sont là, mais ils mangent, parce qu’ils ont faim. Ils coupent avec leur couteau dans leur pain, ensuite dans leur fromage. Ils portent de la lame le morceau à la bouche et leur main redescend, pendant que leurs mâchoires bougent. Ils font aller de haut en bas leur mâchoire ; eux, ils ne bougent pas, ils ne disent rien. Ils ont la tête qui leur pend en avant, les bras qui leur pendent et les jambes. Ils sont comme s’ils n’étaient pas. Oh ! qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ? et qu’est-ce qu’il arrive donc qu’on ne trouve rien nulle part à quoi se prendre ? quand on voit de l’eau entre leurs épaules, et puis c’est tout ; on voit de l’eau, autour de leurs têtes, et puis c’est tout. O séparation ! ils sont là, moi je suis ici, ils mangent leur pain et leur fromage. Elle voit l’eau : séparation ; elle voit de l’air, elle voit des arbres : séparation, séparation ! Et là-bas, alors, tout à coup dans le bout du large repli que fait sous la falaise et ses sapins la Bourdonnette, un morceau de grève est paru ; et lui sûrement qu’il est là et il est là et je n’y suis pas ; il est là-bas et je suis ici, ô séparation ! et d’une autre espèce. Elle baisse la tête, elle ne peut plus regarder, elle n’en a plus la force ; eux n’ont rien vu. Ils ne comprennent pas, eux qui sont mon père et mes frères, parce qu’on ne peut pas se comprendre, parce qu’on est seulement posés les uns à côté des autres, parce qu’on ne peut pas communiquer, parce qu’on est un, puis un, puis un ; parce qu’il y a eux, il y a lui, il y a moi. Et on a cru que lui et moi… On avait tout parce qu’on l’avait… Tout s’en va, tandis qu’elle a retenu avec peine un sanglot, mais eux ils mangent toujours et boivent ; ils n’ont rien remarqué, ils n’ont rien vu, ni entendu. Et ils finissent de manger et de boire. Ils se passent le verre l’un à l’autre, ils font claquer leurs lèvres. Ils prennent entre leurs lèvres, leur moustache pour l’essuyer, ils se lèvent. Nous, où est-ce qu’il faut qu’on aille ? Ils reprennent leurs hottes de cuivre, puis descendent à la cuve où ils puisent avec le puisoir ; elle remet les bouteilles, les couteaux, le verre dans le panier, où aller ? Et qu’est-ce qu’on cherche, qu’est-ce qu’on cherche ? Elle passe de nouveau sous les cerisiers. Son ombre est à présent en arrière d’elle et à sa droite. C’est toute la différence, rien ne change ; votre ombre tourne autour de vous jusqu’à ce qu’on soit morte et puis c’est tout. Elle est entrée dans le village. On lui dit bonjour, elle répond ; c’est tout. On ne sait rien de rien, ni de personne, ni de soi-même. Et puis tout à coup elle s’arrête. Tout à coup, cette chose qu’elle voit quand même, c’est Rouge qui passe devant elle, puis qui a pris par la ruelle : alors il y a eu dans son cœur un reste de curiosité qui a fait qu’elle le suit. Elle l’a vu s’engager derrière les remises, là où est l’atelier du petit cordonnier italien… C’était pendant qu’ils travaillaient dans les vignes, de sorte que Rouge n’avait rencontré personne ou presque. Rien que quelques enfants sur la grève, et devant chez Perrin au bord de l’eau deux ou trois femmes, mais elles lui tournaient le dos, étant en train de faire la lessive. Il n’avait pas aperçu Emilie. Il a pris derrière les remises jusqu’à ce qu’il soit arrivé devant cette porte à encadrement de ciment au-dessus de laquelle il y a un écriteau où on lit : Cordonnier, en lettres noires sur fond blanc. Ce cordonnier était un vieil Italien et Rouge le connaissait, parce qu’on le rencontrait souvent, se promenant dans le village, avec sa moustache blanche et sa longue cape à la romaine, dont un des pans, jeté par-dessus son épaule, faisait des plis autour du cou. Il s’appelait Rossi, et Rouge le connaissait bien ; seulement il y avait plus de deux mois qu’on l’avait emmené à l’hôpital, avec, une double fracture de la jambe. Le bossu n’était que son ouvrier. Il n’était arrivé, d’autre part, que quelques jours avant l’accident de Rossi, si bien que Rouge ne savait rien de lui et personne ne savait rien de lui. Il était paru un beau jour chez Milliquet avec son accordéon ; on avait dit : « Il joue joliment bien ; » il était revenu, on avait dit : « Il n’y en a pas beaucoup comme lui ; » là-dessus, il y avait eu la scène avec le Savoyard, et on ne l’avait pas revu. D’où venait-il ? on ne savait pas. Et aujourd’hui Rouge frappe à la porte, mais tout ce qu’il savait, c’est que l’autre était là, l’ayant vu en passant à travers les carreaux. On a entendu encore le bruit du marteau sur le cuir, puis le bruit s’est tu pendant qu’on crie : « Entrez ! » mais a déjà recommencé. Rouge entre. L’autre était assis sur un tabouret bas, il n’aurait pas pu être assis sur un siège à dossiers tandis que sa tête allait en avant et il ne pouvait pas la tenir droite, ni la ramener en arrière. On voit qu’il la tourne vers vous, avec ses beaux yeux qui ont brillé, puis s’éteignent ; il lève encore une fois son marteau à bout arrondi au-dessus des clous de laiton. Et Rouge s’avance un peu, Rouge se met à l’aise ; il a enfoncé les mains dans ses poches, il dit : – Ça n’est pas pour des souliers que je viens ; nous autres, dans le métier, on n’en use pas beaucoup. On s’use plutôt la peau des pieds, son cuir à soi… Il commence par des plaisanteries dites à l’établi et aux outils de toute sorte qui le couvrent : morceaux de cuir, chevilles, petits pots pleins de poix fondue, tranchets, alênes ; choses dites à toute espèce d’objets qu’il considère : – Et ce n’est donc pas au cordonnier que j’en veux, Monsieur… Il cherche le nom, il voit qu’il ne le sait pas. – Parce que tout le monde est d’accord, là-dessus, moi le premier, qu’il n’y en a pas deux comme vous… Et vous ne savez pas peut-être… Il regarde alors le bossu, qui l’a regardé aussi, mais a eu beaucoup de peine, Rouge étant resté debout. – C’est après cette histoire du Savoyard. Ah ! vous savez, elle a bien regretté. Mais on espère bien… Moi, je n’étais pas là, c’est elle… Vous vous rappelez bien, Juliette, Mademoiselle Juliette… Le bossu n’a rien dit, puis voilà qu’il se lève, Il se lève difficilement, à cause du poids de son dos qui le porte en avant et pèse sur son corps, mais il se lève. Il s’est levé, il n’a rien dit ; il va à cette seconde porte qui ouvre sur la pièce d’à côté, il disparaît un instant, il revient. Et alors Rouge : – Ah !… Oh ! bien, je vois qu’il n’a pas eu trop de mal, votre instrument, mais c’est aussi que vous êtes adroit… Vous avez eu de la peine à trouver de la peau, hein ? Et de la colle, si ça se colle… Ah ! ça marche joliment quand même… Oh ! il va aussi bien qu’avant, je vous félicite… Oh ! elle va être bien contente… Puis il s’est tu, parce qu’il n’arrivait plus à se faire entendre. – Je ne vous ai pas encore dit, Monsieur… Il est obligé de se taire. – Je viens de sa part… L’autre fait courir rapidement ses doigts de bas en haut sur les touches de nacre, puis presse des deux mains sur le soufflet pour un accord ; et Rouge s’est tu, puis : – Elle s’ennuyait de… oui, de ça, de votre musique. Elle vous fait demander si vous voulez venir. Ça lui manque. Dans son pays… Il se reprend : – En somme, ce n’est pas son pays, son vrai pays à elle c’est le pays d’ici ; elle s’appelle Milliquet comme son oncle et il n’y a pas de nom plus de chez nous que ce nom-là… mais enfin elle est née là-bas et c’est là-bas qu’elle a été élevée, alors tout le temps là-bas ils font de la musique et on danse… Et là-bas, à ce qu’elle dit, ils jouent plutôt de la guitare, leur instrument est plutôt la guitare, mais elle dit qu’il y a beaucoup de vos compatriotes qui travaillent au chemin de fer dans la montagne et ils jouent du même instrument que vous… Il faut la comprendre… Elle n’est pas encore bien acclimatée… Il avait été interrompu de nouveau. Ça repartait. Toutes ces petites notes d’en haut, puis les basses ; et c’était comme quand on dérange une ruche et on viendrait voler le miel. Rouge a été pris dedans. Ça lui partait de tout côté contre la figure et dans la figure ; il ouvrait la bouche, ça lui entrait dans la bouche. Il n’entend plus lui-même ce qu’il dit. Il faut qu’il attende un moment. Puis il se réentend qui disait : – C’est comme les voiles, représentez-vous qu’elle se moque des nôtres parce qu’elles sont en toile. Là-bas, ils ont des voiles tressées, c’est fait comme des nattes ; c’est des nattes en raphia, et elles sont carrées. Elle se moque des nôtres parce qu’elles sont pointues et qu’elles sont blanches… Ça s’appelle Santiago là-bas. Mais ça se trouve joliment bien quand même, parce que là-bas c’est un port ; alors elle sait ramer, elle sait pêcher, elle sait nager ; et moi je me suis dis : « Elle va retrouver tout ça ici ; » il n’y avait que la musique… Une seule petite note longuement tenue, et puis deux ou trois autres qui trottent au-dessus comme à un plafond un pas de souris : – Mais si vous voulez bien venir … Parce qu’elle… parce que je vous invite et c’est moi qui vous invite, bien sûr. On boira un verre ensemble… Ça lui ferait bien plaisir… Les petites notes vont toujours. – Vous, ce n’est pas la même chose… la même chose que ces autres. Tous ces autres, c’est des brigands… Le Savoyard, ces garçons… Vous, non ce n’est pas la même chose, dit Rouge, pendant que les petites notes dévidées semblaient s’enrouler à mesure autour des phrases qu’il disait : – J’ai confiance en vous… Et, même, j’aimerais bien que vous fassiez attention, au cas où, par hasard, on vous verrait venir chez moi. Il vaudrait mieux que Décosterd vienne vous prendre… Ce soir, voulez-vous ? On lui ferait la surprise. Je lui ai bien dit que j’irais vous chercher, mais elle ne sait pas que je suis venu… Vous lui joueriez un petit air, là, tout à coup… Il était heureux, il s’était mis à rire : – Vous voulez bien, alors ce serait entendu… Ce soir. Je vous envoie Décosterd… L’autre lève encore une fois difficilement vers lui ses yeux qui ont brillé, puis s’éteignent ; il a fait seulement un signe de tête et de nouveau l’air éclate entre le plafond et le plancher, puis tombe en mille petits morceaux autour de vous, comme du verre, comme si on était dans une serre dont tous les carreaux viendraient en bas ; – devant l’établi, devant les petits pots, les alênes, les marteaux à bout rond, les tranchets, les morceaux de cuir. Un signe de tête, pour dire oui, après que Rouge a reculé un peu ; et le beau soufflet se tend, se détend, se tord, se détord, se plisse finement et à tout petits plis sur un de ses côtés, et sur l’autre il est lisse et bombe. – Merci bien, disait Rouge. A ce soir donc… Ne vous dérangez pas. On ne s’est pas dérangé. Rouge ouvre la porte. A présent, c’était de l’autre côté du mur et de derrière les carreaux que ça venait ; mais ça venait toujours. Il va, ça le suivait. Ça l’a suivi jusque dans la ruelle ; là seulement, ça se défait, ça se démaille, ça s’use fil à fil dans l’air, ça se troue enfin derrière lui. Il marche rapidement dans le soleil pendant ce temps ; et c’est beau, ces brins de paille qui brillent comme des chaînes de montre en or dans la poussière. C’est beau, ces ombres que fait le bord des toits et il n’y en a qu’au bord du chemin ; c’est soigneusement tracé à la règle. Néanmoins, au tournant, il a écorné celle que projette la terrasse de Milliquet avec ses platanes qui ont enfin leurs feuilles, mais c’est la moins bien dessinée de toutes et puis elle prend trop de place. Et aussi on veut montrer à Milliquet qu’on ne se dérange pas pour lui. On lui fera voir qu’on n’a pas peur, Rouge rase l’angle de la terrasse. Il passe tout contre la barrière de fer, pendant qu’on voit, entre les barreaux, les tables vertes, puis on voit Milliquet ; et on voit que c’est un café dont le patron est en même temps aujourd’hui l’unique client ; il pourra toujours, si ça l’amuse, se servir lui-même : – Salut, crie Rouge, tu es en vacances ? Alors on entend l’autre qui l’appelle, mais Bouge passe et se contente de lever le bras de côté pour dire : « A une autre fois, » pour dire : « Aujourd’hui, j’ai mieux à faire, » parce que c’est vrai. Aujourd’hui, on a mieux à faire. – Rouge, tu entends, j’aurais une communication… – Oui, mon vieux… – Une communication importante… – Oui, mon vieux, une autre fois… « Mesdames, vous entendez, » a-t-il dit aux femmes qui font la lessive, comme il passait près d’elles. Elles sont à genoux dans leurs cuveaux, elles ont tourné la tête : « Vous entendez, c’est lui qui me cherche, mais bien le bonjour, Mesdames… Et puis, dit-il aussi, le temps est trop beau aujourd’hui pour qu’on le laisse perdre… » – Au revoir, Mesdames. Elles frottent sur la planche avec un morceau de savon de Marseille trop gros pour leur main et carré, mais qu’elles finissent par user aux angles et qui diminue ; elles font une mousse blanche ; on voit sur l’eau bleue, où il y a des cygnes, ces autres taches blanches aller et se balancer. Rouge passe. Et voilà qu’en rentrant il ne l’a pas trouvée, parce qu’elle était dans sa chambre, mais tant mieux. Au repas de midi, où elle a fini par venir, elle n’a rien dit, mais tant mieux. Elle ne parle pas, tant mieux. Elle a eu de nouveau l’air d’être ailleurs, tant mieux ; elle semble triste, tant mieux… « Maintenant, on sait pourquoi, pense-t-il, et on lui fera la surprise… » Et, un peu plus tard, il a dit à Décosterd : – Ecoute Décosterd, tu vas prendre le sac… Tu iras au café du Chemin de fer, tu leur demanderas deux bouteilles d’Aigle… Non, prends-en six… Va seulement jusqu’à la demi-douzaine. Il y a de la place dans le sac. Une demi-douzaine de bouteilles d’Aigle 23, parce que c’est du tout bon. Tu te souviens, on en avait bu une bouteille avec Perrin, l’année passée, quand Perrin avait perdu son pari… Et puis écoute, Décosterd, une fois que tu as les bouteilles, tu prends par les ruelles de derrière… Tu sais où est l’atelier de Rossi ? Eh bien, tu n’as qu’à entrer, le petit bossu sera là ; il va venir nous faire un peu de musique… Je lui ai dit que tu viendrais le prendre, parce qu’il vaut mieux qu’il ne vienne pas seul… Tu l’amènes avec les bouteilles et ne te gêne pas pour passer devant chez Milliquet, au contraire, du moment que c’est ton chemin… Et même arrange-toi de manière à laisser sortir du sac le cou des bouteilles ; ça l’enragera encore un peu plus. Il ne faudrait pas s’en priver, du moment qu’on fait une fête… Tu comprends, dit-il, elle s’ennuyait ; c’est naturel, on vivait ici comme des vieux… Et, dit-il, on n’est pas si vieux que ça, on n’est pourtant pas des vrais vieux, des vieux tout à fait, des vieux pour toujours… hein ? Décosterd. C’est comme ils finissaient de raccommoder les filets dans le tomber du jour, derrière la remise, et n’étaient que les deux derrière la remise ; Décosterd a été se laver les mains avec du savon. Il va sur le bord de la grève et s’accroupit là où les cailloux prennent fin, faisant place à une étroite marge de sable que les petites vagues tout le temps s’amusent à descendre et à monter, comme des petites filles un talus. Une vient. Décosterd la prend dans ses mains. Le savon a moussé difficilement et pas tout de suite, parce que l’eau du lac est une eau très douce : elle manque de mordant. Il faut du temps pour faire de la mousse, il faut du temps avant qu’on ait des gants blancs. Décosterd a pu laisser ainsi, aller et retour, passer quelques vagues ; puis en voilà une qu’il prend de nouveau dans ses mains, pour se les rincer. Il a été chercher le sac ; Rouge lui a donné pour payer le vin tout un billet. Puis Rouge alors attend, il va et vient devant la porte. Il est allé et venu un moment. Subitement il a dû penser à quelque chose. Il rentre dans la maison, comme s’il était pressé ; mais c’est qu’il était pressé. Il a fallu, en effet, qu’il aille chercher dans le fond de l’armoire ce complet, il y avait bien longtemps qu’il ne l’avait pas mis ; un complet de cheviotte bleue. Heureusement qu’il n’a pas eu besoin d’allumer la lampe à pétrole, et qu’il y a vu encore assez pour faire son nœud de cravate, pendant qu’il s’impatiente avec ses gros doigts sous les revers de toile raide et parmi ce lacet de soie dont on emmêle les épaisseurs sans s’y retrouver, devant le tout petit miroir à cadre d’aluminium qu’on pend à un des montants de la fenêtre, dans le désordre de vos affaires, dans la poussière, dans la saleté, parce que sa chambre à lui était restée comme elle était et on n’y avait pas touché quand on avait fait les réparations. Mais l’essentiel pour le moment était qu’il fût prêt à temps. Il a été prêt à temps. Même il a eu assez d’avance pour aller à la rencontre de ceux qui venaient, quand ils sont venus. Il commençait à faire sombre, parce que le ciel s’était couvert ; on voyait juste encore la différence de grandeur des deux hommes. On a vu juste aussi l’instrument dans son étui de toile cirée faire sa bosse, une autre bosse sur la hanche du bossu. Rouge fait signe de loin aux deux hommes de l’attendre. On commençait à voir une petite étoile pâle et blanche dans une bande de ciel vert, entre deux nuages, du côté du couchant. « Ah ! bon, dit Rouge, qui arrivait, je vois qu’on peut compter sur vous… » Et au bossu : « Vous êtes un tout bon, vous, un vrai… Merci. Seulement, je voulais vous dire… Dis donc, Décosterd, tu as le vin ? » Et, comme Décosterd a le vin, tout va bien. Décosterd fait signe de son seul œil que si la chose ne se voit pas, ou ne se voit plus, il y a du moins son dos qui s’en doute, puis on a été trois amis qui se sont entendus pour que tout aille bien par la suite, du moment que tout a bien été jusqu’ici. « Ecoute, dit Rouge à Décosterd, garde les bouteilles pour le moment. Il ne faut pas qu’elle nous entende marcher. On se tiendra, nous deux, près des filets… Et vous (ce n’était plus à Décosterd qu’il s’adressait), il vous faut faire tout doucement ; vous irez vous asseoir sur le banc. Vous ne commencerez que quand vous serez prêt, mais alors partez à plein… » Et on a fait comme Rouge avait dit. Elle n’a pas dû entendre venir le bossu, tant il a pris de précautions ; nous, elle ne pouvait pas nous entendre. On va se mettre dans le bout des filets, et il faut dire que Rouge en sortant avait allumé la lampe de la cuisine. On voit le bossu qui va s’asseoir à côté du carré clair qu’elle faisait dans l’ouverture de la porte parmi les pierres. Il est mi-sombre, mi-lumière. Il est un peu de nuit dans la demi-nuit. On le voit qui, tout doucement, s’étant assis, amène à lui l’accordéon, le pose en travers de ses genoux. Il a été comme quand une mère déshabille son enfant, tellement il allait doux avec les doigts dans les boutons de l’étui. Et il ne commence pas tout de suite car on le voit d’abord qui lève la tête comme quand on réfléchit ; après quoi, un moment, il a fait courir ses doigts à vide sur les touches… Il n’y a pas à dire : il avait du brillant. (Décosterd était connaisseur.) Ces notes hautes, ces notes basses, la mélodie, l’accord, tout ça a sauté dehors d’un seul coup comme quand on fait partir un canon. Et puis il avait de la mesure, chose qui ne se rencontre pas tous les jours. Et lui, eh bien ! regardez seulement : des bras de rien, des mains comme un squelette, un corps… un corps, vous savez bien, un corps autant n’en pas parler ; n’empêche qu’il avait une force à faire danser le monde. Il vous attirait les vagues depuis l’autre bout du lac, comme je vous dis, et encore qu’elles ne venaient pas quand elles voulaient, ni comme elles voulaient mais seulement quand et comme il voulait. Il a commencé par un petit bout d’introduction à trois temps et une espèce d’air de danse ; mais Rouge lui avait dit : « Tâchez de lui jouer un air qu’elle connaisse, un air de par là-bas, un air de son pays ; » alors le voilà qui joue une chanson. Et ensuit… Ni Décosterd ni Bouge n’avaient bougé. C’est d’où ils étaient qu’ils ont tout vu. On avait d’abord vu venir cette ombre dans l’encadrement de la fenêtre, et sur les rideaux blancs elle allait, se déplaçait ; elle grandissait, se rapetissait. Elle était plus grosse et rien qu’une tête sur les rideaux blancs, puis la tête diminuait de grandeur, alors les épaules venaient à sa suite. Là, il y a eu aussi préparation, parce que deux mains à présent se levaient, allant au visage et dans les cheveux ; puis tout se déformait et toute l’ombre perdait sa forme, s’allongeant et s’amincissant, pendant que les deux hommes étaient toujours à la même place. L’accordéon s’amuse maintenant à des gammes, à des suites de petites notes claires qu’on laisse couler entre ses doigts, comme quand on fait briller des colliers, et on les Laisse pendre pour faire valoir la marchandise. Rouge et Décosterd n’avaient pas bougé de leur place ; elle, elle n’avait pas paru encore, mais on l’attendait. C’est alors que Rouge a dit : « Et les bouteilles ? » Elles étaient restées sur le dos de Décosterd. Décosterd n’avait même pas pensé à se débarrasser de son sac. « Mon Dieu ! a dit Rouge, il faut vite aller les mettre au frais. » Il prend le sac à Décosterd qui le lui tend, il descend vers l’eau, il se retourne : « : Et toi, va vite préparer les verres ; » ensuite il se baisse, couchant les bouteilles sur le sable. Il n’y avait que les petites vagues pas méchantes de quand le temps comme ce soir est calme ; Rouge se penchait donc et s’est accroupi, couchant les six bouteilles l’une à côté de l’autre. Décosterd venait d’entrer dans la cuisine. Le bossu sur le banc n’a même pas levé la tête, bien au contraire, on le voit qui l’incline et vient avec sa joue tout contre le plat de l’instrument, – alors ça se balance un instant encore, avec hésitation, puis il y a une rupture, puis le balancement recommence sur un rythme plus court, plus marqué ; et Décosterd était en train de prendre les verres dans l’armoire… On ne l’avait pas entendue ouvrir sa porte, on ne l’a pas entendue venir tellement elle est légère. Ses pieds touchaient la terre comme sans s’y poser. Il n’y a eu que le frôlement de sa jupe comme quand un beau papillon vous effleure de l’aile, rien que ce froissement d’étoffe qui fait pourtant que Décosterd se retourne ; alors il reste là, son verre dans la main. Rouge, à ce même moment, se redresse ; les bras lui sont tombés le long du corps, pendant que la lumière venue par l’ouverture de la porte est sur lui, sur son beau costume de serge bleu marine, sa chemise à col blanc, sa cravate, sa grosse moustache. Et c’est qu’elle était plus brillante que jamais, c’est qu’on ne la reconnaissait plus. Il a fallu d’abord, mais comment dire ?… Il a fallu d’abord qu’on l’eût rejointe là où elle se tenait ; et, avant, il y avait plusieurs choses : là où elle se tient, il n’y en a plus qu’une. Avant, les choses venaient séparément à vous, elles étaient sans communication entre elles, on n’en pouvait jamais tenir qu’une à la fois, – maintenant, elles sont toutes là et c’est comme si elles étaient toutes en une. Mais comment se faire comprendre, et est-ce bien ce qu’il faudrait dire ? est-ce bien ce qui est pensé dans ces têtes, en arrière de la visière des casquettes, sous l’os du crâne, hélas ! soudé et pour toujours, sous les cheveux tondus ras de Décosterd et ceux de Rouge qui sont presque blancs et deviennent, rares ? On a vu qu’ils n’avaient plus fait le moindre mouvement, ni l’un ni l’autre. Décosterd avait toujours son verre à la main. On voit Rouge les bras pendants, et en arrière de lui, vaguement, sur le sable gris sont les taches noires des bouteilles… Le beau soufflet de cuir alors cesse brusquement de rapprocher ses plis entre les petits poings maigres qui se serrent et le retiennent ; elle, sa jupe lui a tourné encore deux ou trois fois autour des jambes, puis elle rejette le poids de ses cheveux avec toute sa tête en arrière. Rien ne bouge plus : on a entendu venir le silence comme si c’était la fin du monde qui venait. La fin du mouvement a été comme si elle était la fin de la vie. Il n’y a plus rien eu, il y a eu un grand vide, on y est tombé ; on y tombe encore, on y tombe longtemps ; il faut maintenant revenir à l’autre vie, à l’ancienne. Rouge pensait qu’il allait applaudir, il n’a pas applaudi. Il s’avança un peu, il vient en avant avec maladresse, puis le voilà qui dit : « Eh bien vous voyez ; » il dit :« Eh bien, vous voyez, ça va bien. » Elle, elle ne savait pas que faire ; elle, elle n’était déjà plus elle ; elle respirait avec essoufflement, et effort, et difficulté ; Décosterd pose sur la table le verre qu’il tenait à la main. Il fait un léger bruit en le posant sur la table, alors Rouge, comme s’il se réveillait : « Décosterd, il faudrait la tirer de côté, ça ferait de la place… Donne-moi un coup de main. On va la pousser contre la porte de ma chambre… » Il vient. Les deux hommes tirent la table de côté. Puis Rouge : « A présent, vite les bouteilles ! » et il revient, une bouteille sous chaque bras. C’est l’autre vie qui recommence ; on n’y a pas sa liberté. Il débouche les bouteilles. Il n’ose plus la regarder. Elle s’était adossée au mur, elle attendait. Elle sourit toujours avec ses dents qui brillent. Il n’ose plus regarder ces dents. Il s’affaire, il fait des gestes, il débouche les deux bouteilles, il dit à Décosterd : « Il y a bien quatre verres ? ah ! c’est qu’on n’est pas riche en verres… » Il crie ensuite : « Eh ! Monsieur Urbain, vous ne venez pas ? on vous attend… Vous ne venez pas trinquer avec nous ? … » Il a rempli les verres, c’est de l’or, de l’or un peu vert, mais d’une belle limpidité : il y a tout de même ça dans notre pauvre petite vie. Il lève son verre plein jusqu’au bord : – A votre santé, Mademoiselle Juliette. Elle vient, elle prend le sien. – Santé et prospérité. Elle a levé le bras, elle aussi ; il détourne les yeux. Pourtant c’est un joli petit vin, c’est frais, c’est clair, c’est franc de goût, c’est chaud, ça parle ; mais il n’ose plus parler, lui, il n’ose plus parler davantage, ayant encore bu à la santé du bossu qui est entré, et on a vidé ce premier verre, ensuite on en a vidé un second. Décosterd regardait entre deux gorgées qui faisaient aller en arrière son cou maigre, moisi de barbe, où la pomme d’Adam était comme un caillou pointu ; – entre deux gorgées, il regardait le beau veston de cheviotte, la chemise blanche, la cravate de soie… Seulement cette même nuit (maintenant c’était une nuit comme toujours, c’était une nuit ordinaire), elle a été réveillée par le bruit de la porte de la maison qui s’est ouverte ; elle entend qu’on marche à pas étouffés sur les galets. Elle n’a pas allumé la lampe par prudence dans la belle chambre neuve où elle est, mais il faisait un peu de lune qui venait jusque sur le lit et sur une chaise peinte en blanc où était jeté le châle à franges. C’était une lumière très pâle qui flottait entre deux bandes de nuages, comme entre les deux bords d’un détroit où de la neige serait tombée. Il faisait grâce à elle assez clair pour qu’elle ait pu très bien voir qui était là. Elle a eu qu’à écarter le rideau. C’était Rouge ; il était pieds nus, tête nue. Il n’avait pris que le temps de passer un pantalon sur sa chemise largement ouverte. Il tenait le fusil qu’il avait emprunté à Bolomey. Sûrement qu’il avait dû entendre du bruit, et il allait avec son arme dans la lune qui brillait en longueur sur les deux canons. Il a été d’abord du côté du village, il revient, il passe devant la fenêtre ; il a dû ensuite s’éloigner du côté du champ des roseaux et de la falaise, parce qu’elle n’entend plus rien. XI Lui, se laissait descendre sur le toit du poulailler ; s’y suspendant des deux mains, il n’avait plus ensuite qu’à se laisser tomber à terre. Bien avant dix heures, tout dormait dans la grande maison rose où le maître et la maîtresse occupent le vieux lit de noyer à deux places, les domestiques leurs lits de sapin ou de fer, et où les ouvriers loués à la semaine couchent dans la paille. Il attachait ses souliers autour de son cou par leurs lacets. Sa chambre donnait sur le derrière de la maison. Les croisées avaient beau craquer, personne ne pouvait l’entendre. Il passait une jambe par-dessus le mur d’appui, l’autre jambe. Il tombait à côté du treillis qui était tendu entre des piliers de béton armé, parce que le syndic Busset aimait ce qui est durable. On a remplacé les mangeoires de bois par des mangeoires de fer. On a fait installer un moteur électrique dans la grange. On a acheté une botteleuse mécanique. On se tient au courant de tous les progrès… C’était dans le même moment que Décosterd commençait à être inquiet au sujet de Rouge ; et le petit Maurice Busset se glissait hors de chez lui par la fenêtre : Rouge, lui, avait pris Décosterd à part pour lui dire qu’on venait rôder la nuit sur la grève. Et tout juste si Décosterd n’avait pas haussé les épaules ; mais voilà que, peu de temps après, il n’avait pas pu s’empêcher de penser que Rouge ne se trompait peut-être pas autant qu’il en avait l’air. Décosterd était avec le bossu (et c’était la troisième ou quatrième fois qu’il le reconduisait ainsi jusqu’à sa porte), quand il lui a semblé entendre, lui aussi, qu’on marchait. Décosterd, avec le bossu, suivait le bord de l’eau et venait d’arriver devant le bois de pins ; c’est là qu’il lui semble entendre des pas et qu’on les suivait, il n’a rien dit ; le bossu semblait n’avoir rien remarqué. Il faisait une nuit très sombre. Et Décosterd ne s’était même pas arrêté, ayant été comme toujours jusque devant chez le bossu. Il avait bien le sentiment qu’on avait continué de les suivre ; il ne distinguait pourtant toujours rien, les luminaires du ciel continuant à être tout disparus derrière leur gros papier d’emballage. Ce ne fut qu’un peu plus tard, comme Décosterd était seul : il a entendu qu’on s’approchait. Cette fois, les pas étaient plus distincts et remontaient la ruelle que lui-même était en train de descendre. Le bruit des pas s’est tu ensuite ; il a compris qu’on l’attendait. Et d’abord il n’a rien pu voir, pendant qu’on s’avance vers lui, puis : – Ah ! c’est vous M. Maurice. C’est le fils de notre syndic, c’est un garçon très bien élevé. On ne pouvait pas le voir, on voyait seulement la couleur blanche de son chapeau de paille. Sur un fond d’eau, peut-être légèrement moins sombre que les espaces qui nous entourent entre les murs, on a fini par distinguer tout juste la couleur blanche de son chapeau, et celle aussi de sa figure. Il était plutôt pâle de teint et mince, parce qu’il avait étudié. Son père, le syndic, lui avait fait faire son collège. Il enjambait chaque soir la fenêtre, il se laissait descendre sur le toit du poulailler… Malgré que la ruelle fût déserte, une vieille prudence avait conseillé Décosterd ; il avait pris Maurice par le bras et l’avait entraîné derrière les remises. Ici, rien que du foin, de la paille, des machines agricoles, des outils, et rien, en fait d’êtres vivants, que des souris et les chats ; quand ceux-ci veulent bien encore faire leur métier et ne pas se laisser trop attirer par les rencontres dont ils ont l’occasion dans les vergers au clair de lune. Point d’oreilles, ici, du moins de celles qui peuvent comprendre, et point d’yeux qui puissent connaître, ce qui est encore autre chose que de voir. C’est pourquoi il tire d’abord Maurice derrière ce mur ; puis, à une demande de Maurice : – Oh ! M. Maurice vous n’y pensez pas… Il deviendrait fou… Il a un fusil, vous savez… Il l’a emprunté à Bolomey… Si vous veniez, il serait capable de vous tirer dessus… Ça s’est bien gâté depuis quelques jours… Oh ! le bossu, c’est vrai, mais Rouge dit que le bossu ne compte pas, je crois que c’est à cause de sa bosse. Et il y a moi, vous dites, mais, moi, je n’ai qu’un œil… Vous comprenez… Vous, vous avez vos deux yeux, et point de bosse. Oh ! pas moyen… On a entendu la voix de Maurice : – Alors qu’est-ce qu’il faut faire ? – Ma foi, a dit Décosterd, je ne sais pas. On entend la voix de Maurice : – C’est que c’est à cause d’elle ; on ne va pas pouvoir la laisser là-bas plus longtemps. Ils ne comprennent pas, personne ne comprend. Ils ne savent pas qui elle est, ils ne voient pas la différence… Oui (il hésite, il baisse la voix), oui, vous, peut-être, c’est pourquoi je suis venu. Je me suis dit qu’on pourrait s’entendre. Je viens le soir écouter la musique, et elle, elle sort des fois, et je peux la voir, vous comprenez. La musique et elle, ça va tellement bien ensemble, et vous, vous comprenez, mais eux ne peuvent pas comprendre et mon père non plus ne comprend pas. En sa qualité de syndic, il va avoir à s’occuper de l’affaire ; et justement ce soir il en a parlé à table ; il a dit que, si Milliquet portait plainte, il faudrait bien faire une enquête. Et il a dit aussi, comme ça, qu’il y avait des asiles pour ces filles : alors ils l’enverront chercher par les gendarmes… – Ça, a dit Décosterd, ça ferait du mauvais… – C’est justement… Qu’est-ce qu’il faut faire ?… Eh bien, je vais vous dire, moi, j’ai eu une idée. Est-ce qu’on ne pourrait pas la faire partir, si vous voulez bien nous aider ?… On est quand même quelques-uns qui s’occuperaient de la chose. Il y a Alexis, qui veut bien. Alexis, Bolomey, vous peut-être… J’ai une vieille tante à Bougy qui vit seule ; je pourrais lui demander de la recevoir. Vous, vous nous aideriez… Il y a justement la fête de la Fleur-de-Lys dans trois semaines… Si elle pouvait y venir. Oh ! ce serait beau si elle venait. Et ce serait une bonne occasion… – Et le bossu ? dit Décosterd. – Il viendrait avec elle. Il faudrait qu’ils viennent ensemble. Il pourrait toujours ensuite aller la voir à Bougy, ça n’est pas tellement loin. Moi, je dirais à ma tante de s’offrir à la prendre chez elle ; c’est une sœur du père de mon père ; elle m’aime bien, elle fait tout ce que je veux… On pourrait sûrement arranger la chose, si vous vouliez seulement nous donner un coup de main, parce qu’on ne pourrait rien sans vous, bien sûr, et même c’est vous qui pouvez tout… Il y a eu un petit silence, on ne voit rien. Et donc il y a eu juste le temps qu’il a fallu à Décosterd pour porter la main à sa nuque parmi ses cheveux coupés ras sous la casquette ; après quoi, on a entendu : – Ma foi… Moi, c’est Rouge qui me fait peur… Et puis je trouve aussi que ce serait… oui, ce serait dommage… Et un petit silence encore : – On verra ça. Un nouveau petit silence. – Seulement, il faudrait me laisser faire, voulez-vous ? Cette fête, c’est quand ?… Ah ! le troisième dimanche d’août… Alors ça tomberait, attendez, sur le 15… Oui, c’est juste, dans trois semaines… Il faudrait seulement que les gendarme ne viennent pas avant, mais ils ne viendront pas avant. Ça prend toujours du temps, ces enquêtes. Le difficile sera plutôt de faire que Rouge se tienne tranquille jusque-là, parce que ça le tient profond et ça le travaille terriblement. Mais enfin je suis à portée, Bolomey aussi… Et vous, de votre côté… Et puis il y a le bossu… On tâchera bien, M. Maurice. Le reste des paroles que les deux hommes ont dites se perd dans le pied de ce mur en briques de béton, sans fenêtres, au-dessus duquel il n’y a que le gros papier d’emballage brun noir du ciel, et tout froissé ; tandis que, là-bas, dans la salle à boire, on a entendu la voix de Milliquet, à quoi des rires ont répondu, et de nouveau on entend la voix de Milliquet, mais on a ri plus fort encore ; n’empêche qu’on entrait dans une vie difficile, une vie agitée ; de sorte que Décosterd n’a guère dormi, cette nuit-là, après qu’il fut rentré dans la petite chambre qu’il louait au village ; et, s’étant jeté sur son lit tout habillé, il réfléchissait… Il a fait mauvais temps pendant quatre ou cinq jours, on ne pêchait plus ; puis voilà le beau temps qui revient, mais on n’a pas pêché davantage. Quelquefois Rouge poussait jusqu’aux bateaux ; d’autres fois il remontait, par le sentier du garde-pêche, la Bourdonnette ; il ne restait jamais éloigné bien longtemps ; à peine l’avait-on vu partir, qu’il revenait. Il faut dire d’ailleurs qu’il n’apercevait rien d’inquiétant nulle part, et que ces bords de l’eau étaient même devenus singulièrement déserts depuis deux ou trois semaines. La raison en était que les gros travaux de la campagne battaient leur plein ; – et, nous autres, on se tient tournés vers l’eau, mais on est qu’un tout petit nombre. Le grand nombre, c’est ceux de la terre qui tournent le dos à l’eau et nous tournent le dos, à nous, ce qui fait une séparation et elle devient d’autant plus grande que la terre a plus besoin d’eux. Il y avait eu les foins, il y avait maintenant la moisson, il y avait les sulfatages : et, bien que l’école eût congé, même les enfants ne se montraient plus, parce que dès huit et neuf ans ils commencent à se rendre utiles. En avril, en mai, même en juin, ou au commencement de juin, c’est différent ; puis la belle saison paraît, vous appelant vers l’esparcette, le trèfle qui est en fleurs et il est comme un coucher de soleil devant la faux qui va en rond vers le froment rouge du pays et le froment sélectionné ; vers la vigne qui a le mildiou, qui a l’oïdium, qui a des vers : vers là-haut sur le mont et dans les champs de plus bas et dans les prés et même les vergers où on a une ruche ou deux, outre pas mal de cerisiers contre lesquels il faut qu’on dresse la longue échelle. C’est tout au plus si, le dimanche, ou le samedi soir, ou après une journée particulièrement pénible, et à des places à eux, les garçons viennent se baigner ; les filles à des places à elles. Quand Rouge faisait ses tournées, il ne rencontrait que des promeneurs, gens de passage, venus de loin, – des inconnus. Il avait fini par se rassurer. D’ailleurs elle était là, et c’est la grande chose. Elle, elle est là et elle est avec nous ; le reste compte peu. Il regarde encore si elle est vraiment bien là, puis peut-être qu’il n’y a plus qu’à se tenir tranquille, parce qu’il ne faut pas trop demander. Il s’est tenu parfaitement tranquille quelques jours ; il pleuvait. De nouveau, on voit pendre au-dessus du lac les averses comme des draps de lit tendus à leurs cordeaux tout en travers du ciel. Le ciel s’était éteint. Elle s’était éteinte aussi. Elle ne brillait plus. Elle était devenue toute grise, elle était devenue sans couleurs. Un jour elle brille, puis elle ne brille plus. De nouveau, elle a disparu et se cache. Elle s’est réfugiée dans sa petite robe noire, où elle reste sans mouvement, mettant son menton dans sa main, puis son coude sur son genou, devant la pluie. Elle vient s’asseoir sur le banc et est là tout éteinte et noire. Le ciel s’est tellement caché avec toute sa belle couleur qu’on se demande s’il se retrouvera jamais plus, parce qu’il va falloir d’abord qu’il se réinvente lui-même. Et, elle, peut-être bien aussi que c’est fini, parce qu’elle s’était inventée aussi (ou bien peut-être qu’on l’inventait). Maintenant il faut tâcher d’être calme ; il vient s’asseoir à côté d’elle ; il faut tuer en soi les choses pas possibles, il se met à côté d’elle sur le banc. A cause de l’avant-toit, on y était à l’abri de la pluie. Les grosses vagues qui ont à leur sommet une chevelure d’herbes et de poissons crevés laissaient aller vers vous à une pente lisse et verte leurs débris, avant de crouler elles-mêmes par-dessus avec leur écume. On cherche à deviner jusqu’où elles iront sur la grève, où elles se dépassent l’une et l’autre, mais on ne sait jamais laquelle poussera le plus loin. Celle-ci va venir jusque dans le bout de ma semelle, pense-t-on, et puis pas du tout. Ce sont les plus petites qui ont souvent le plus de chance. La troisième, à partir du bord, par exemple : « Juliette, est-ce qu’on parie ? » C’est comme à une course de chevaux. Elle a dit : « Non, moi je choisis la quatrième. » Le jeu avait l’air de l’amuser. Et peut-être rien de plus, jamais, que d’être comme ça, les deux et regarder comment les grosses eaux vous cassent sous le nez leurs bouteilles de verre épais, leurs bordelaises, dont les éclats viennent faire leur bruit sur les galets autour de vous. Et là-bas on tire le canon. Poum ! Ils ont deux ou trois pièces à eux sous la falaise ; ils ont numéroté leurs pièces ; alors : « Pièce n° 1, feu !… n° 2, feu ! » Ça résonne aussi vers Denens et Redenges de l’autre côté du village, mais en plus sourd, en moins marqué, comme quand Chauvy rentre trop tard chez la vieille femme où on l’a mis en pension et il donne des coups de pied dans le bas de la porte. On l’entendait très bien de chez Milliquet. A neuf heures déjà, tout était fermé chez la vieille ; et lui, alors, à coups de poing d’abord, puis à coups de pied dans la porte ; mais, elle, derrière les contrevents : « Tape, tape seulement, tu as le temps, ça t’apprendra… » Ainsi, les vagues parmi un bruit de verre cassé, pendant qu’on tire le canon, ainsi les vagues vers Redenges ; et peut-être que ce sera tout, pour toujours, peut-être qu’il n’y aura plus jamais autre chose ; mais elle est là du moins, et il la retrouve à côté de lui. Alors il lui a montré dans le ciel une place où il y avait un trou comme quand on a percé une fenêtre dans un mur et, sur les bords, les moellons dépassent : – Ah ! a-t-il dit. Juliette… Juliette, a-t-il dit, voilà le beau temps… La bise reprend par en haut. Et on voyait qu’elle levait la tête, regardant dans le bout de la main qu’il tendait les nuages comme des quartiers de roc, noirs ou couleur d’ardoise ; bruns et veinés de gris, s’avancer l’un par-dessus l’autre, puis rouler ensemble contre la montagne comme quand il y a un éboulement. Elle voit qu’il y a dans le ciel une grande bataille et le ciel se transforme continuellement. Ici, le vent vous vient contre la figure et le corps par grosses bouffées molles, par espèces de boules d’air qu’il pousse devant lui des deux mains ; mais là-haut : et en effet Rouge : – Demain, on a le beau, dit-il… Et ça vous fera plaisir ou quoi ? La pluie, ça ne vous allait pas tant. Juliette, a-t-il dit, la pluie, ça vous rend triste… Il se met debout, il fait encore quelques pas autour de la maison, en inspectant les alentours par habitude, mais il n’y a toujours personne. Il n’y a là que Décosterd qui a pensé qu’il fallait profiter de l’occasion. – Ecoutez, patron, c’est le beau… Si on allait demain à la pêche ?… Je me demande si le poisson s’ennuie autant de moi que moi je m’ennuie de lui… En tout cas, les filets ont soif et ça ne vaut rien pour les filets… Il pensait : « Il faut tâcher de la distraire un peu. » Et Rouge : « Oui, pourquoi pas, en somme ? Demain ou après-demain. Après-demain plutôt, si tu veux… » Seulement c’est le lendemain déjà que ce petit vieux est arrivé (et ainsi on n’a été pêcher ni le lendemain, ni le surlendemain, ni aucun des jours qui sont venus ensuite). Ce petit vieux avait une blouse grise (il était à la fois greffier communal et garde-champêtre) ; il avait une chemise en grosse toile et à col non empesé, mais très propre ; un pantalon de coutil bleu, un chapeau de paille jaune, genre panama, rabattu sur le devant. C’était un petit vieux très soigné, il a été très poli : – Je vous apporte une convocation, M. Rouge. Il avait sous le bras une canne d’épine, en témoignage de ses attributions ; et Rouge : – Une convocation ? – Oui, une convocation de M. le juge… C’est au sujet de cette enquête. –Quelle enquête ? –L’enquête qui a été ouverte à la suite de la plainte de M. Milliquet… Pour détournement de mineure… Rouge a dit : – Ah ! Sa figure s’est gonflée comme si on lui serrait le cou : – Ah !… Bon, bon… C’est pour quand ? – Pour mercredi prochain. Le petit vieux a été prendre le papier dans une poche que sa femme lui avait cousue tout exprès à l’intérieur de sa blouse : A vous, Jules Rouge, pêcheur… Le mercredi 11 août à dix heures de relevée… – Ah ! a dit Rouge de nouveau ! Puis la grosse veine qu’il a sur le côté du cou a été en avant : – Alors quoi ? vous aussi !… Vous… Mais déjà Décosterd l’avait retenu par le bras ; et le petit vieux sans se troubler (c’est qu’il devait avoir l’habitude) : – Qu’est-ce que vous voulez, M. Rouge ? c’est notre métier, à nous autres. Et puis dites-vous bien aussi que c’est jamais qu’un papier… Un de plus. Il n’a eu, alors, le bossu, qu’à faire signe à Juliette. Il a dit à Juliette : « Voulez-vous qu’on aille faire un petit tour ? » Il était arrivé, ce jour-là, dans l’après-midi ; il n’a eu qu’à profiter de ce que Rouge était parti pour le village ; et, comme Juliette, de la tête, montrait Décosterd : – Oh ! rien à craindre… Je vous expliquerai ça, mais pas ici, parce qu’ici ce n’est pas chez nous. Où est-ce, chez nous ? – Vous verrez. Le bossu parle une drôle de langue, à peine si elle comprend ce qu’il dit. Il s’est levé difficilement de dedans les pierres plates et les morceaux de tuile rose ; il passe la courroie de son instrument à son épaule ; la première chose qu’il a faite a été de prendre son instrument. Elle était rentrée dans sa chambre ; elle reparaît, elle changé de robe, elle a un petit châle noir sur les épaules. Décosterd n’avait toujours l’air de rien, Décosterd semblait ne rien voir, Décosterd leur tournait le dos. Ils ont eu à leur droite les dessins que faisaient sur l’eau les coups de bise, comme quand une dame ouvre son éventail. Une belle dame au théâtre, et, d’un seul petit mouvement de ses longs doigts couverts de bagues, elle déplie le grand éventail de moire bleue orné de paillettes d’argent. La nature ne se dérange pas pour eux, ils dérangent rien dans la nature. Ils sont allés entre les roseaux comme entre deux murs de vignes gris en bas, peints en vert dans le haut ; les roseaux ne s’étonnent pas, les roseaux n’ont pas été dérangés. Elle marchait devant, lui va derrière. Il a eu deux bosses. Le peu de largeur du passage a fait qu’il a dû amener son accordéon dans son dos et c’est une bosse sous l’autre bosse. On voyait sa tête à elle, on ne voyait pas sa tête à lui ; d’ailleurs, bientôt, on n’a même plus vu sa tête à elle. Ils ont pu aller dans la nature où ils ne dérangent personne, sauf qu’on entend peut-être par moments une grenouille sauter dans sa mare et ils sont arrivés près des bateaux où elle s’arrête, mais Urbain a secoué la tête : on n’est pas encore chez nous. Il montre la falaise. L’instrument est dans son étui qui boutonne sur le côté. Alors elle le regarde, puis elle lui montre l’eau devant elle ; elle rit. C’est une petite eau jolie, parce que l’eau comme du café au lait des jours de pluie s’est déjà écoulée tout entière, et c’est vite fait avec ces torrents. C’est une petite eau pleine de gros sous d’or ou bien il semble qu’il y ait dans le fond des feuilles jaune clair comme celles des peupliers quand elles tombent à l’automne. Oh ! on est bien parmi les choses, mais, vous, comment allez-vous faire pour passer ? A cause que cette eau est profonde de plus d’un pied, mais, moi, ça ne m’empêche pas, ni ne me gêne, troussant sa jupe, l’ayant troussée ; et, lui, est resté seul sur le bord, comme Rouge l’autre fois, pendant qu’à elle l’eau lui est venue plus haut que le genou. Tournant de temps en temps la tête, elle s’avance dans l’éparpillement des cercles qui s’entrecroisent autour d’elle, qui s’embrouillent l’un dans l’autre ; et les petites vagues s’entre-heurtent et ça claque, tandis qu’elle rit de nouveau, tournant la tête vers le bossu. Elle brise dans le beau miroir toutes les images qui y sont : un buisson, une touffe d’herbe, la pente de sable, le ciel ; et un sapin s’y est balancé encore, puis il s’en va par bandes et lambeaux noirs qui s’effilochent. Les choses terrestres, les belles choses de la terre, et elle est parmi et elles s’en vont ; puis les voilà qui reviennent l’une après l’autre, et reprennent chacune sa place. Elle lui a fait signe alors par-dessus les choses revenues, par-dessus un morceau de ciel bleu. Il n’a qu’à remonter la rive où il se trouve ; elle, elle remontera la sienne jusqu’à un gué. Des martins-pêcheurs s’envolent, faisant un trait bleu en travers de l’air, là où il est occupé par la lumière, et ensuite c’est un trait noir. Il va sous ses deux bosses, la tête en avant ; il glisse dans la terre noire. On peut entendre de nouveau l’eau de la rivière venir avec des choses qu’elle dit, parce qu’ici l’eau ne parle pas, mais un peu plus en amont elle parle. Il est dans des touffes d’herbe de marais et les grosses angéliques aux tuyaux pleins de jus qui éclatent sous son pied, lui faisant faire des faux pas. Mais elle va à sa rencontre. De nouveau, elle va vers lui avec ses belles jambes, s’avance vers lui de pierre en pierre ; elle lui a tendu la main. Elle lui dit : « C’est vous qui vouliez me mener : vous voyez que c’est moi qui vous mène, » parce qu’il a de la peine avec sa trop grosse tête, ses jambes trop courtes, trop maigres ; de la peine à passer le gué et de la peine ensuite, et encore plus de peine. C’est sur la pente de la falaise, c’est entre ces petits murs de béton, et comme ils se dirigeaient de nouveau vers le lac. De place en place, elle le prenait par le bras, sur la pente raide, entre les buissons épineux pleins de grosses sauterelles vertes et d’autres deviennent bleues quand elles s’envolent dans le soleil. Ainsi ils se sont retrouvés devant l’eau, mais à une assez grande hauteur au-dessus d’elle et là où la falaise faisait avancement, – allant dans cette cendre chaude. Parce que ce n’est pas encore chez nous ici, pas encore tout à fait chez nous, comme avait dit le bossu ; mais voilà que venait cette nouvelle petite baie, qui s’est présentée devant eux tout à coup, se creusant en demi-cercle dans la pente toujours aussi raide, sous le couronnement des hauts sapins. Et en arrière de vous toutes les choses d’avant ont été ôtées, l’une après l’autre, glissant rapidement de côté pour disparaître : cette montagne du couchant, les pins bordant la grève, la grève, le bois de pins ; – tout ça qui glisse et qui s’en va, et Décosterd à ses filets, et la maison et puis la rive même ; parce qu’eux tournent, ils ont tourné, et, là, le bossu a dit : « On y est. Il a dit : « Il n’y a pas besoin d’aller plus loin. Ils se sont assis. Le terrain en gradins faisait partout comme des bancs couverts d’un peu d’herbe sèche où fleurissaient des espèces de petits pissenlits à fleurs très jaunes ; ils se sont assis sur un de ces bancs. On ne voyait personne, ici on ne dérange personne et on n’est pas dérangé. Ils n’avaient devant eux que la largeur de l’eau qui était vide, qui était lisse comme un plancher de chambre, tandis que l’avancement de la pente faisait qu’ils étaient complètement séparés du monde sur l’un et l’autre de leurs côtés. Rien que trois ou quatre lieues d’eau devant vous et rien dessus qu’une petite voile blanche ; ici il n’y a personne, pendant qu’ils s’asseyent dans la grande chaleur parmi les sauterelles et les fourmis. Au-dessous d’eux et entre leurs pieds, se montrait une sorte de mare moussue produite par une source qui sortait du sol dans le bas de la falaise ; elle communiquait avec le lac par un espace marécageux planté de saules. Là, comme ils arrivaient, ils avaient entendu de nouveau les grenouilles sauter à l’eau, c’était tout. Il s’assied, il avait amené son accordéon sur ses genoux ; il le déboutonne comme un enfant à qui on ôte sa culotte, mettant le beau soufflet rouge à l’air, puis il essaie le do, le do dièze… Il pose sa joue contre l’un des plats de l’instrument ; il essaie une gamme, une autre. Il parlait une drôle de langue. On aurait dit qu’il ne pouvait parler qu’à la condition de faire marcher d’abord son accordéon et il le faisait marcher. Ici, il n’y a que les choses bonnes à voir, bonnes à entendre ; on ne les dérange pas, on n’est pas dérangé par elles. Et c’est ce qu’il a dit, c’est ainsi qu’il commence dans sa drôle de langue, mais on pouvait facilement l’entendre à cause de la musique qui est venue avant et vient pendant et vient après, parce qu’elle rit, cette musique, ou bien elle gronde, ou bien elle s’impatiente ou bien soupire, ou dit : « Tant pis ; » et est contente ou pas contente ; ou encore se moque ou s’étonne ; il dit : – Là-bas, on dérangeait… La musique s’est amusée par une petite gamme qui part, montant vers la forêt où elle trompe un oiseau qu’elle réveille de se taire, – parce qu’on voit là-haut en renversant la tête les grands sapins vous pendre dessus. – Et il n’y avait point de place pour vous, là-bas… C’est ce qu’il dit : il a fait venir un grand accord pour mieux affirmer et marquer la chose : – Point de place pour moi non plus… Et le même accord est venu. On voit qu’il a toujours la même petite tête pâle, les mêmes joues maigres et sans barbe, avec un peu de bleu aux tempes, un cou trop mince, plein de cordes ; et à ses mains aussi, il y a plein de cordes qu’on voit se tendre sous la peau : – Point de place, non, point de place… Point de place pour vous, point de place pour moi. Parce qu’il va, il va quand même ; mais alors, notre place à nous, est-ce que ce sera ici ? La musique dit que non. Ce sera seulement plus loin, beaucoup plus loin, comme dit la musique, qui va aussi plus loin et va toujours plus loin en une ligne non finie : – Et alors, a-t-il dit, il faut s’en aller… Encore ce dimanche qui vient, ce sera pour le suivant… Il joue un air de marche, avec une fanfare comme pour les soldats sur les routes : – Vous et moi… puisqu’on ne peut pas… on ne peut pas rester ici… Et maintenant écoutez bien… C’est Décosterd… Il ne sait pas prononcer le nom, il s’y reprend à deux ou trois fois : – Oui, Décosterd… Il m’a tout expliqué quand il me raccompagne le soir, parce qu’ils ont peur pour moi… C’est qu’ils ont peur pour vous également, ils ont peur de Rouge pour vous… Ses doigts sont allés sur les touches. – Alors ils ne veulent pas que vous restiez chez Rouge, parce que les gendarmes viendraient vous y chercher. Et alors ils veulent vous faire partir, seulement ils veulent vous garder. Pendant que ses doigts vont toujours : – Ils ne veulent pas vous faire partir pour vous, ils veulent vous faire partir pour eux… La musique rit de nouveau et là-haut maintenant il y a deux oiseaux, puis trois et quatre oiseaux trompés, bien que ce ne soit plus la saison : – C’est des amis que vous avez, ils voudraient vous garder près d’eux. Ils m’ont demandé de les aider, ils croient que je vais les aider. Il y aura une fête, oui, de dimanche en huit, le 15… Ils m’ont dit de vous y amener. Ils disent qu’ils s’arrangeront pour que Rouge ne vous voie pas partir, et une fois là-bas… J’ai dit que oui… Vous comprenez pourquoi… J’ai dit que oui et ils comptent sur moi… Et je vous amène et ils croient qu’ils vous emmèneront ; mais, moi, je ferai mon paquet, et, vous, vous ferez votre paquet, et on s’en ira dans le monde… C’est ce qu’il dit encore sous les fougères de nacre, sous les belles fleurs de pêcher, dans le grand soufflet de cuir rouge : un instrument de douze basses et les touches sont en argent ; – elle regarde autour d’elle dans le monde, et la musique ira devant. Elle a levé la tête, sans avoir bougé ses mains ; et sans l’avoir regardé, lui, elle regarde : on ira dans le monde, on ne dérangera personne, on ne sera pas dérangé. Un sourire lui vient. On ne dérange pas l’oiseau, ici, bien au contraire ; l’oiseau se croit dans la société de l’oiseau. On entend le pinson, qui se laisse tromper, et, sitôt l’air fini, il le reprend là-haut et il répond ; ou la fauvette ou la mésange. On ira dans le monde ; on fera chanter les oiseaux. Elle s’était mise à sourire ; lentement le sourire gagne dans son visage qu’elle a enfin tourné vers lui : – C’est que c’est mon oncle qui a mes papiers… Mais il rit, l’accordéon rit, et là-haut la fauvette aussi, ou le pinson, ou la mésange. – Et c’est que je n’ai point d’argent. Mais il fait seulement aller ses doigts encore plus vite sur les touches. Et la musique peu à peu change de rythme sous ses doigts ; l’oiseau, là-haut, les deux ou trois oiseaux se taisent, parce qu’ils entendent que la musique change : les fauvettes là-haut, les pinsons, les mésanges. Il y a eu hésitation exprès et il y a eu faux pas exprès dans les notes ; puis c’est comme quand on perd le souffle , puis ça se balance ; ça va d’un pied sur l’autre, sans changer de place, avec des ruptures et comme une attente ; est-ce qu’elle comprend ? Il quitte d’une main les touches (tandis que l’autre va toujours) ; il ôte son chapeau, qu’il pose à côté de lui. Elle comprend un peu mieux, elle ne comprend peut-être pas encore tout à fait bien : alors, sa main, à lui, est revenue aux touches, sa main les quitte de nouveau. Il ramasse une pierre, il la jette dans le chapeau. Et alors la cadence éclate; – deux pierres, puis trois pierres et quatre ; ainsi, on ira par le monde… Et vous… Il n’a pas besoin de rien ajouter ; elle s’est mise debout. Il n’y a qu’un tout petit espace, ici, pas plus grand qu’un dessus de table, mais il n’y a pas besoin d’une plus grande place, comme on va voir, parce que souvent (là-bas, chez nous), c’est un dessus de table qui sert et il suffit. Il regarde, il voit que c’est bien. Un chapeau par terre, la musique. Et il va avec sa cadence, ensuite on entend venir une petite vague comme quand on bat des mains, le vent qui se lève vient dans les branches. Il y a accord avec tout. La ligne de la falaise n’est pas plus souple et déliée que celle que font les petites notes ; elle, elle trompe en dansant la branche, comme lui a trompé l’oiseau. Elle trompe la branche là-haut que le vent a prise et balance. On ne sait pas si la branche l’imite ou si elle imite la branche, tellement tout est accordé. Et ensuite il s’est arrêté ; alors elle le regarde. On voit de nouveau comme il est pâle, de la sueur coule à son front. Il y a une mèche de cheveux toute mouillée dessus et sur la grosse veine. Il tend en avant son cou maigre, il respire avec difficulté. Elle le regarde, puis elle vient (parce que, quand on a déjà donné quelque chose, peut-être qu’il faut tout donner) ; vient, s’est assise près de lui, a fait tomber son châle à côté d’elle dans le sable ; tend le bras, se laisse pencher. Se laisse pencher du côté gauche, qui est le côté du plus grand poids, puis tend le bras, son beau bras nu, si doux et rond, et fort (si on avait besoin de lui) ; le tend et va au pauvre dos, remonte, va chercher le cou. Mais, lui, fait un brusque mouvement avec la tête ; il s’écarte d’elle, il l’écarte. Une grenouille saute dans sa mare. On ira ensemble, c’est tout. Il faut que les choses soient à leur place, et nous à notre place, à nous. Elle voit qu’il a raison. Plus rien. C’est seulement là-bas cette petite voile. Une grenouille saute dans sa mare. XII Alors vint cet avant-dernier dimanche (car le dernier n’a pas compté). Bolomey, ce jour-là, avait pêché tout le matin, bien qu’il soit défendu de pêcher le dimanche, mais le garde-pêche était de ses amis. L’après-midi, il a remis ses grandes bottes de caoutchouc qui lui montent jusqu’à mi-cuisses ; il remet sa veste kaki à boutons de métal sur lesquels on voit des têtes de sanglier. Il remontait la Bourdonnette. Il a poussé jusque sous le viaduc du chemin de fer aux grandes arches de pierre, dont la succession fait toute la traversée de la combe, tandis que la rivière passe entre deux de leurs piliers. Bolomey s’est arrêté sous le viaduc. On s’appuie à la maçonnerie. Le regard mis debout monte droit contre elle et à plat comme si on y appliquait un mètre, monte contre tous ces moellons bleus posés l’un sur l’autre chacun dans son cadre de ciment ; monte contre la construction qui va un peu en arrière et est en retrait dans le haut, si bien que le regard s’écarte d’elle finalement pour être dans l’air ; et Bolomey voyait l’air vide, car il n’y avait pas le plus petit nuage au ciel, ni rien à voir plus bas, ni de vous à là-haut. Et justement un train passait, mais on ne le voyait pas, lui non plus ; il faisait seulement son bruit, un bruit non situé, un bruit qui est ailleurs, qui est partout et nulle part, qui a rempli toute la corbeille du terrain sans qu’on pût savoir d’où il venait, ni où il va : comme un commencement d’orage, comme quand une averse de grêle s’approche ; puis tout à coup le bruit se tait… C’était Décosterd qui se dévouerait. C’est lui qui se chargerait de Rouge. Nous autres, pendant ce temps, on se chargera d’elle… Bolomey quitte le pilier du regard, car il ne l’y avait appliqué que pour en mesurer la hauteur : disons trente mètres. Il n’avait d’ailleurs pas sa ligne ; on est plutôt ici pour voir ce qui se passe, parce qu’ils m’ont dit : « Veille-toi du côté de la gravière et le long de la Bourdonnette. » Bon. Il trempe ses bottes dans l’eau profonde. Il redescend le courant. On entendait que c’était un dimanche. Le train depuis longtemps avait tu son petit orage ; lui redescendait la rivière en dessous des bois de sapins. Et là-haut on entendait crier ; là-haut des voix s’appellent ou bien on chante ; un dimanche et ses promeneurs, tandis qu’il y a encore ceux qui vont chercher des champignons dans leurs cachettes, les bolets (comme on les appelle) ou les chanterelles. Il arrivait en dessous de sa maison. Là, on le voit qui remonte la pente. Il rentrait chez lui. Il prend dans sa poche la clé de la porte d’entrée, il ouvre la porte. Dimanche, un beau dimanche d’août, le deuxième dimanche d’août ; la vie du dimanche allait son petit train tranquille, avec de temps en temps un apport de monde et d’inattendu. Et alors, là-haut, ces voix durent, voix de femmes, voix d’enfants, voix d’hommes, dans une grande tranquillité ; néanmoins, Bolomey rentre chez lui et, quand il reparaît, on voit qu’il a son fusil sur l’épaule. Nous, on est bien avec le garde-pêche qui a aussi la compétence d’un garde-chasse, et on peut sortir avec son fusil quatre ou cinq semaines avant l’ouverture, sans avoir d’histoires ; d’ailleurs, on lui dira de quoi il s’agit. On lui dira : « Toi, tu as ton revolver… C’est toujours ce Savoyard. Va voir, si tu veux du côté de la gravière ; moi, je vais du côté de chez Rouge… Au revoir. » Bolomey, le fusil sur l’épaule, monte dans la mousse et la terre noire. Il prend dans la direction de la falaise sous les sapins. Il grimpe à la pente, ayant évité les lieux fréquentés ; gagne sous les sapins, puis dans la broussaille, les lieux dominants d’où on voit de nouveau la maison de Rouge et les trois couleurs de son toit. Là, l’eau vient à votre rencontre par les battements qu’elle fait le long des troncs et ses feux blancs au-dessus de vous dans les branches, comme quand on lève le pic, on l’abat, on lève le pic et on l’abat. On aimerait à voir un peu ce qui se passe du côté de chez Rouge et pas de meilleure place qu’ici, comme le petit Maurice savait bien, quand il venait de même et se couchait dans les buissons. Bolomey y est venu à son tour ; il reçoit la lumière de l’eau en pleine figure. Elle vous arrive contre, se promenant sur vous comme quand on entre et on ferme une croisée dans le soleil. Bolomey met la main sur ses yeux ; il regarde entre ses doigts, en même temps qu’il se glisse dans les buissons à épines et ceux qui produisent des graines à petites cosses violettes vite sèches ; il peut alors ôter sa main, puis on voit venir la maison (c’est plutôt un hangar) avec son toit de trois couleurs posé à même les galets, et il n’y a encore personne devant la porte. Plus loin, sur la grève, deux grandes filles donnent la main à un enfant qui apprend à marcher : – mais on voit qu’il y a toute une préparation quand même pour cet avant-dernier dimanche (car le dernier ne comptera plus) qui se fait sur l’eau. Sur l’eau, dans l’air, par tout le ciel, et aussi là-bas en face de vous, du haut en bas de la montagne, où la bise qu’on sent à peine ici a déjà beaucoup travaillé. Maintenant, la montagne est belle luisante de haut en bas ; ça brille, c’est propre, c’est refait à neuf : tous ces rochers, ces pâturages, ces forêts, ces prés, ces champs, vus comme sous un verre. Et l’eau aussi, on l’a polie ; l’eau, on y a mis plus de soins encore, pour cet avant-dernier dimanche, de sorte que l’autre rivage y est vu à double, toute la grande montagne existe deux fois ; et on navigue autour de la pointe retournée de la dent d’Oche, on est suspendu dans son bateau à mi-hauteur des rochers renversés de Meillerie ; on est dans une barque et en même temps comme dans un téléferrage, une de ces bennes qui glissent le long d’un câble au-dessus des gorges. Bolomey comprend : tout s’est fait beau pour elle encore une fois, et c’est pour lui dire adieu. On voit deux fois tous les villages, c’est pour elle. On voit deux fois les taches rouges ou brunes qu’ils font et ces carrés couleur de pain des chaumes, là où on vient de faire la moisson. Bolomey a compris ; alors il regarde encore un peu autour de lui ce qui se passe, mais il ne se passe rien d’inquiétant, c’est pourquoi il cache son fusil sous un banc de molasse où son fusil sera au sec jusqu’à ce qu’il vienne le reprendre ; après quoi, il a descendu la falaise. Il s’est engagé dans le chemin entre les roseaux. C’est cet avant-dernier dimanche ; ni Rouge, ni Décosterd, ni elle n’avaient plus été pêcher les jours précédents. Le même filet, tout ce temps, était resté à sécher entre ses perches, et il était tout blanchi de soleil, tout « fusé », comme disait Décosterd. Il était devenu comme de la cendre blanche, tandis que, quand ces mêmes filets servent, ils sont d’un bleu comme celui du ciel, vert pâle comme de la jeune herbe, ils sont dorés comme du miel. Mais les filets ne servaient plus et ne servaient plus depuis longtemps, comme Bolomey a eu vite fait de le remarquer, et c’était comme il arrivait devant la maison de Rouge. Rouge était assis sur le banc et Juliette lui parlait. Décosterd, lui, était en train de ranger la vaisselle dans la cuisine. Bolomey voit que Juliette parlait à Rouge, et Rouge n’avait pas l’air content ; il hochait la tête, il disait : « Est-ce que c’est prudent, Juliette ? » A ce moment, il voit que Bolomey est là ; alors il s’est tourné vers lui, il recommence : – Qu’en penses-tu, Bolomey ? Elle voudrait aller faire un petit tour avec le bateau… – Pourquoi pas ? a dit Bolomey. – Tu vois bien ce qui se passe. – Il ne se passe rien du tout, a dit Bolomey, tu peux être tranquille, j’ai fait ma tournée en venant. Mais Rouge continue à hocher la tête. Il ne portait pas son beau costume. Il avait des vieilles savates de cuir sans quartier et où ses pieds étaient dans des chaussettes de coton rose. Il secoue la tête. Il met ses coudes sur ses genoux. Et cependant là-bas, ça appelait toujours ; deux villages au lieu d’un appellent et c’est le même. Deux pointes de montagne et non plus une, deux parois de rocher qui brillent comme des feuilles de fer-blanc, parce qu’elle n’est pas encore là. Il y a aujourd’hui le double de voix pour appeler. La bise était tombée tout à fait ; la chaleur devenait de plus en plus forte sur le sable, sur les galets, sur le banc même, quoique en bois ; sur l’eau qui commençait à fumer blanc et elle tremblait au large sous la buée. On entendait chanter en haut de la falaise où des familles devaient être installées devant la belle vue, et maintenant la curiosité ramenait du monde sur l’autre moitié de la grève, pendant qu’au large, et venant à vous par des manœuvres, il y avait une grande barque à coque noire sous ses deux hautes voiles entrecroisées. Et elle, pour finir, elle n’a pas pu ne pas entendre, quand même Rouge sur son banc continuait de dire non ; on l’a vue qui s’était levée. Bolomey se tenait assis à côté de Rouge sur le banc. Rouge ne disait plus rien. Les bras en travers des genoux, il tirait sur sa pipe éteinte. C’est cet avant-dernier dimanche ; jamais il n’avait fait si beau. Là-bas, on les voit courir sur la barque, amenant à eux le bas des voiles, tandis que celui qui est au gouvernail pousse de toutes ses forces avec le dos contre la barre. Ils viraient tout le temps de bord, allant tantôt de l’est à l’ouest, tantôt de l’ouest à l’est, parallèlement à la rive, qu’ils pouvaient passer en revue et examiner à fond chaque fois. C’était après qu’ils avaient joué aux cartes et avant de recommencer à jouer ; mais maintenant ils se tenaient assis le long du bordage. Le grand mât noir se tortillait au-dessous d’eux comme un serpent coupé en morceaux, un serpent plus gros que la cuisse, et les voiles étaient comme des flaques d’eau d’amidon qui allaient toutes du même côté. Faisant face à la rive, ils en apercevaient toute la belle disposition ; elle s’offrait à eux de son commencement à sa fin, avec chacun de ses étages. Ils ont eu vite fait de voir qu’elle s’animait toujours plus. Le grand Alexis avait été chercher son cheval à l’écurie après avoir ôté son gilet et son col ; Maurice s’est de nouveau glissé sur la falaise. On voit le grand Alexis descendre le chemin qui longe la Bourdonnette, monté sur son grand cheval rouge, son cheval de dragon, plein de nerfs et de veines lui soulevant la peau, et dont la robe bien étrillée brille comme un toit lavé par la pluie. Toutes les belles choses de la terre sont là, et eux ils ont tous été là : Bolomey, Maurice qu’on ne voyait pas, Alexis sur son grand cheval, Chauvy avec sa petite canne, pendant qu’il y avait encore la salutation des montagnes. Et à présent Alexis, maintenant sa bête d’une main, ôte ses souliers dans les roseaux, c’est-à-dire qu’il avait passé son bras droit dans la bride et il tranquillisait la bête de la voix. L’harmonium de l’évangéliste a acheminé encore deux ou trois cantiques, ce matin, vers la haute voûte des arbres, devant les ouvrages de Dieu ; – ici, il se met pieds nus, pendant que la bête montre à son garrot la marque faite au fer par les autorités militaires. Toutes les grenouilles ont sauté à l’eau. Madeleine, Marie et Hortense ont été voir dans la forêt les places où elles trouveront la plus belle mousse pour quand le moment viendra de faire les guirlandes, et il ne va plus tarder beaucoup. Alexis, alors, cache dans les roseaux ses souliers, puis ôte sa chemise blanche, ayant sur le front les cheveux qui frisent et sur sa poitrine le poil est frisé. « Allons ! allons !… d’Artagnan, un petit moment de patience… Qu’est-ce que tu fais ? Tout doux… » Et la bête aux grands yeux troubles couleur d’eau de savon recule brusquement, avance, tourne de travers sa croupe, où des frissons passent et dont la peau se plisse comme l’eau sous un coup de vent : « Allons ! allons ! tout doux d’Artagnan… » Ils ont pu tout voir de la barque, où ils sont assis sur le sable chaud. Et lorsqu’elle est parue, ils l’ont vue, elle aussi ; ils l’ont vue des premiers quand elle s’est montrée dans les roseaux. Tout l’attendait et enfin la voilà ; elle vient, elle vient une dernière fois ; et d’abord elle pousse son bateau vers le large, puis elle le fait tourner, venant entre la barque et nous. Tout l’attendait, elle s’approche : Rouge n’avait pas levé la tête, ayant seulement laissé son regard glisser jusqu’à elle de dessous ses gros sourcils, et c’est tout au plus si, en même temps, il a fait un mouvement avec ses mains où on voit, passée au petit doigt, une bague d’aluminium. Mais elle n’en approchait pas moins ; allant en avant d’un grand geste bien cadencé de tout le corps sur l’eau rayée ; ensuite elle lâche les rames… Rouge seul n’avait pas regardé, car à présent tout la regarde. Là-bas, le grand Alexis était remonté sur sa bête : les sabots tapent dans le sable, tapent dans la vase, tapent dans l’eau ; à grands coups de ses deux talons, il pousse sa bête en avant pour mieux voir (ou si c’est pour être mieux vu ?) On regarde du haut de la falaise, on regarde de la barque, on regarde de la rive, on regarde de dessus le banc. Et, elle, elle s’est mise lentement debout, elle s’est tournée vers nous, elle nous a fait signe. Bolomey lui a répondu. Rouge ne lui a pas répondu. Rouge n’a pas bougé et il a toujours la tête en avant. Elle s’est tournée vers nous, puis elle a de nouveau fait face à la montagne, pendant qu’on voit qu’elle lève les bras ; on voit ses bras aller de bas en haut contre la belle pente bleue, jusqu’à ce qu’ils aient touché aux rochers. Et un grand beau mouvement a couru encore le long d’elle, comme quand les vagues se lèvent et se poussent l’une l’autre ; à ses jambes, à ses flancs, dans son dos, sur ses épaules ; – après quoi tout a été désert, tout se dépeuple, tout s’est éteint… Le grand milan, qui quitte en quête de nourriture ses hauts séjours du plateau, a eu tout le temps de descendre en faisant des cercles. Il a touché l’eau du bout de son aile, essayant d’attraper avec la patte un des poissons crevés qui flottent à la surface ; il remonte d’un vol oblique, on voit que sa patte est vide : c’est qu’il a manqué son poisson. Tout est vide ; c’est quand elle n’était pas là. C’est pendant qu’ils se dirigeaient de nouveau vers nous dans la barque à la grande coque noire avec un œil sur le devant, pendant qu’Alexis pressant son cheval de ses talons nus tâchait de le faire aller vers le large ; tout était vide, tout s’était éteint ; puis voilà que tout se rallume. Elle était reparue ; elle sortait de l’eau. Tout se rallume et se ranime, tandis que la bête là-bas se cabre et que, dans un grand remous, l’eau autour d’elle se casse en morceaux. Le soleil de nouveau fait briller là-bas cette poitrine frisée qui bombe, qui monte dans l’air, puis va en arrière, et il y a plus bas sous les côtes deux espaces d’ombre… Elle est reparue, elle s’élève peu à peu, elle naissait à nouveau devant nous. Lentement, encore une fois, elle a élevé son corps, elle l’a développé dans l’espace : c’était comme s’il donnait un sens à tout. Il semble que les choses aient eu tout à coup leur couronnement, par quoi elles se sont expliquées et tout à coup elles s’expriment ; puis, s’étant exprimées, elles vont se taire de nouveau ; elles vont se taire, hélas ! pour toujours. Elle, elle a ri encore vers nous, puis, en effet, parce que c’est sur la terre, que rien ne dure sur la terre, que nulle part la beauté n’y a sa place bien longtemps… C’étaient les hommes de la barque. Ils avaient leur youyou qui leur sert à gagner la rive, quand ils jettent l’ancre au large. L’un d’eux s’était mis à courir vers l’arrière de la barque. Il a tiré à lui le youyou par la corde au bout de laquelle il est attaché comme le poulain à la jument. Il saute dans le youyou ; les autres riaient d’avance. Et tout se gâte plus encore ou autrement, parce qu’alors on a vu Rouge, qui n’avait toujours pas bougé, se mettre brusquement debout. Il rentre dans la maison, il reparaît tout aussitôt ; quelque chose lui brillait dans les mains. Puis : pan !… pan !… Les deux coups de feu s’étaient suivis de si près que l’air n’avait pas eu le temps de retomber entre eux deux ; l’air une première fois soulevé et qui s’est soulevé de nouveau au milieu de son soulèvement même ; puis, par trois fois, chacune des deux détonations claque contre la falaise, dans la forêt, dans le ravin, s’entremêlant. Plus tard, dans la soirée, on avait vu passer deux gendarmes en grande tenue. Il n’y avait plus personne sur la grève. La maison de Rouge était fermée. On n’entendait rien, nulle part. Le village ne faisait son bruit qu’un peu plus loin ; ici régnait le silence. Les vagues même se taisent ici, toute l’eau se tait et tout l’air. C’était après que Juliette avait abordé à la hâte, tandis que la carabine de Rouge fumait encore de ses deux canons ; le garçon dans son youyou avait cessé de ramer. Elle, elle avait sauté sur la grève ; Décosterd avait eu juste le temps, avant qu’il fût entraîné au large, de tirer le bateau à lui. Il l’avait ramené sans rien dire à sa bouée ; quand il avait été de retour, Bolomey n’était plus là. Et lui du moins aurait voulu rester, mais Rouge : – Oh ! on s’arrangera bien tout seul, avait-il dit ; je sais ce que j’ai à faire maintenant. Tu vois, ça n’est pas difficile… Si on vient encore m’embêter… Il lui montre la carabine. Puis il a regardé Décosterd d’en dessous, comme jamais encore il n’avait fait : – On n’a pas besoin de toi, va seulement… Tu as compris… Il a répété : « Tu as compris ? » regardant Décosterd d’en dessous, avec colère et impatience ; alors Décosterd avait pensé qu’il valait mieux ne pas le contrarier ce soir-là, parce qu’il lui serait toujours possible d’avoir l’œil ouvert à distance… Et maintenant un grand silence. Les vagues même se taisent ici et toute l’eau se tait et l’air, pendant que le ciel est tout jaune, puis il est devenu tout rose. Lui, il avait d’abord toussé un peu dans la cuisine, les gendarmes étaient passés depuis longtemps. L’eau a été jaune, puis l’eau a été verte et rose, puis toute rose ; alors il tousse une première fois, il mettait la main devant sa bouche. Il regarde ses vieilles pantoufles de cuir éculées ; ses chaussettes de coton à côtes. Il va heurter à la porte de Juliette. Rien. « Ah ! bon, a-t-il dit, c’est comme ça. » Il alluma la lampe à pétrole qu’il a posée sur la table de sapin recouverte d’une toile cirée représentant la prise du Bourget (et c’est partout la guerre, mais on ne se laissera pas faire). C’est une ingrate. Le fusil avait été rependu par lui à un clou dans sa chambre ; il va le prendre, l’empoigne par les deux canons, et vient avec son fusil qu’il pose devant lui sous la lampe. La bataille du Bourget, bataille partout. Avec le petit pot de graisse, la baguette, des chiffons pour mettre autour de la baguette, et c’est vrai, ça ! est-ce qu’on n’a pas fait pour elle tout ce qu’on a pu ? Les Bavarois avaient des casques à chenilles, les fusiliers marins des bérets à pompons. On voyait que c’étaient les fusiliers marins qui attaquaient, étant commandés par un officier en uniforme d’amiral, avec des favoris. Rouge a empoigné de nouveau son fusil, l’a mis en travers de ses genoux, et la crosse en montant laisse voir que l’officier lève son sabre, pendant que les Bavarois sortent par la poterne, sur laquelle se trouvaient les chiens, car ce fusil était un vieux fusil à chiens. Plus haut, dans le glacis, l’éclatement d’un obus faisait un rond blanc qui était entouré d’une couronne de fumée. Lui venait de mettre l’arme en travers de ses genoux, et c’est pourtant vrai, parce qu’elle a tout ou elle pourrait tout avoir ; l’arme en travers de ses genoux sur le drap de son pantalon : une chambre à elle, des meubles à elle, du linge à elle, un bateau à elle, un morceau de maison à elle, la maison tout entière si elle voulait… On ne lui a rien refusé, on ne lui refuserait rien. Est-ce vrai, ou non ? Et il regarde devant lui, mais, plus à droite, les événements sont interrompus sous la lumière de la lampe qui pend à sa chaîne de laiton, l’impression étant effacée et l’enduit même tombé à cette place… Alors ? alors, c’est comme si on n’avait rien fait… Il y avait longtemps qu’on ne se servait plus de cette toile cirée que Décosterd avait trouvée pliée en quatre dans le fond de l’armoire, et il avait dit : « Elle est encore bonne… » ce qui avait fait que l’officier de nouveau avait levé son sabre et le casque à chenille du Bavarois qui recevait un coup de baïonnette dans le ventre avait recommencé à tomber. Il ne cessait plus de tomber depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis la guerre de Septante, cette guerre d’avant la toute grande, mais juste au-dessous du casque l’air manquait, il y avait un trou… Quand tout s’arrangeait si bien… Elle n’aurait eu pourtant qu’à vouloir, quand tout semblait avoir été arrangé exprès pour elle et nulle part elle n’aurait été à sa place comme ici ( justement on manquait de femmes, on avait toujours manqué de femmes…) ces réparations, cette construction, cette mise à neuf, ces peintures… Il avait introduit la baguette dans le canon, ayant mis l’arme debout entre ses genoux, avait enroulé autour de la baguette les chiffons, les avait enduits de graisse. C’est pour eux s’ils veulent venir, mais ils ont vu comment on les recevra… Pour eux, au cas où ils seraient tentés de revenir, ceux qui vont au pas et sont deux, et, moi, je suis un et je suis seul, mais on comptera pour au moins deux… Cette prise du Bourget l’impatientait. Le casque du Bavarois ne voulait pas finir de tomber. Il faisait aller de haut en bas la baguette, assis à califourchon sur le banc et ayant passé la jambe droite par-dessus le banc ; dans un canon, puis dans l’autre, puis il dit : « On a pourtant soixante-deux ans, » faisant ainsi une sorte de résumé. « On pourrait être son grand-père. Et pourtant, ici, c’est la liberté. Et elle aurait pourtant été faite pour cette vie, vu qu’elle sait déjà le métier ou presque… Ah ! si elle voulait seulement… » Il écoute, tourné de côté, et de toute la force de son oreille vers cette porte qui ne s’est toujours pas ouverte, qui ne s’est même pas entr’ouverte, derrière laquelle il ne se passe toujours rien ; alors la colère lui est descendue de la tête dans l’épaule, lui allant tout le long des bras qu’il fait monter et descendre, parce qu’après tout ce n’est pas sa faute ; et le Bourget n’est pas pris encore, mais c’est la faute de… Eh bien ! ils verront ! Les canons, puis les chiens, et que tout soit d’abord soigneusement nettoyé et mis au propre, puis deux cartouches à chevrotines, puis on perce un trou dans les contrevents ou bien on se tiendra derrière les planches du hangar ; on va avoir encore une dizaine de jours à soi et le temps de voir venir ; et puis… Les mains lui tombent. Il laisse aller à terre le bout de la baguette. On n’entend rien où qu’on écoute ; c’est comme si on était hors du monde. Il pose le fusil sur la table. Il va voir si la porte de la maison est bien fermée, la clé tournée dans la serrure. Il est revenu, il s’est rassis. Il met en place difficilement toutes ces choses sous son crâne. Aujourd’hui dimanche, Milliquet, le juge, le greffier, l’huissier, les gendarmes, une enquête, puis un jugement ; et ils sont le monde, ils sont là-bas ; nous, ici, on est hors du monde. Ça va faire une semaine, une semaine et trois ou quatre jours. Alors il a réfléchi encore, il réfléchit laborieusement entre ses sourcils qui sont tirés l’un vers l’autre par l’effort qu’il fait et rejoints ; ensuite voilà qu’elle entend qu’on l’appelle à haute voix, le soir de cet avant-dernier dimanche (le dernier n’a pas compté) ; elle s’était jetée tout habillée sur son lit, elle n’avait pas allumé sa lampe ; et lui, reprenant l’arme, va la pendre à son clou, puis il revient. Il avait appelé. Elle entend qu’on lui dit : – Juliette, vous dormez ? – Non. – Ah bon ! dit-il, tant mieux. Parce que j’aurais à vous parler. Il dit : – C’est une proposition… Peut-être que vous seriez d’accord. Il a été jusqu’à la porte et tend la main vers la poignée, mais la ramène vivement et lui-même revient en arrière. Il voit la table, alors ; il voit la belle tranquillité qu’a la lumière de la lampe sous l’abat-jour de porcelaine blanche entourée d’un cercle de laiton ; il marche encore un peu, il tire le banc à lui et elle l’entend qui disait : – Parce qu’il faudrait qu’on se décide… Elle avait ramené la couverture sur son corps. Les étoiles entraient à travers les rideaux permettant de voir dans la chambre ou d’y voir du moins ce qui était blanc, un pan de mur, le lit, les meubles. Elle, on n’aurait pu la voir qu’ensuite et on ne l’aurait vue que peu à peu en la cherchant des yeux. Elle, elle n’existait qu’en second lieu, parce qu’elle ne bougeait toujours pas ; c’est seulement sa voix qui a marqué qu’elle était là, pendant que cette autre voix venait à travers la porte. Elle, elle a dit : « Non, » et là-bas on a dit : « Tant mieux… » Puis on dit : « Parce qu’il faudrait qu’on se décide… Voulez-vous retourner chez Milliquet ?… » « Ah ! vous ne voulez pas ? disait-on. Seulement, si vous ne retournez pas chez lui… c’est l’Etat qui va se charger de vous… il vous placera. Il vous fera chercher par ses gendarmes… Vous n’avez pas vu ceux qui sont venus il y a un moment. » Elle ne les avait pas vus. « Ah ! vous ne les avez pas vus, eh bien, moi, je les ai vus… » Il reprend : – Ça vous dit quelque chose ? Après quoi : – Juliette, venez s’il vous plaît. Il se tient des deux mains à la table, ayant ce grand besoin de se lever qui lui est venu, – pour s’empêcher de se lever : – Je voudrais vous parler sérieusement, c’est le tout dernier moment, vous savez… C’est une proposition. Juliette, Juliette, Juliette, si tu voulais seulement… on a de l’argent… Juliette ! Il écoute et rien ne vient, rien ne bouge. – Juliette, vous êtes là ? – Oui… Il se lève de nouveau, il va vers la porte. Tout à coup, il s’arrête, les mains lui pendent, il a levé la main, sa main retombe ; il la met dans sa poche, il met l’autre main dans son autre poche. Et il s’est tenu là un instant encore, puis commence à tourner en rond. Il dit : – De l’argent et un bateau, ça suffit. Elle répond oui, puis non, puis oui, puis non ; c’est tout. On lui a dit de venir, elle n’est pas venue ; et on n’est pas allé vers elle, parce que ça vaut mieux peut-être ; mais on a de l’argent. Juliette, on a le bateau… Il porte votre nom… – Ecoutez, disait-il, dimanche prochain il y aura fête à la Fleur-de-Lys. Et on nous laissera tranquilles jusque-là… Le jugement ne sera rendu au plus tôt que trois jours après. Et, dimanche prochain, tout le monde sera à la fête. On n’aura qu’à attendre qu’il fasse nuit ; personne ne nous verra partir, Décosterd lui-même sera là-bas, et le bossu aussi, sûrement. Il tournait en rond, il tournait autour de la table ; il s’arrêtait, puis repartait ; – Alors vous faites votre paquet et on prendra votre bateau, Juliette. On s’en va, personne ne s’aperçoit de rien, personne ne sait plus où on est… on passe l’eau… J’ai des amis là-bas. On passe l’eau et, là-bas, c’est un autre pays et ils ne nous pourront plus rien, là-bas… on y restera jusqu’à ce que… jusqu’à ce que vous ayez l’âge, oui, dit-il, justement ça ne fera que quelques mois. Alors vous déciderez. Parce que je vous adopte. Si vous voulez… Tu serais ma fille, on n’avait justement point d’enfant, on n’avait ni femme, ni enfant… Et, là-bas, chez les Savoyards, on pourrait toujours reprendre le métier en attendant ; j’écrirais un mot à Décosterd pour qu’il s’occupe de la maison. Ça ne fait que trois heures de traversée. Alors c’est entendu ou quoi ? Parce qu’elle ne disait plus rien, mais il a dû penser qu’elle n’avait pas besoin de rien dire ; il a continué : – Rien de plus facile. Alors, comme ça, vous faites votre paquet. On passe l’eau, ça vaudra mieux… Ici, j’aurais fait un malheur… Il était debout, les mains dans les poches : – Oui, disait-il… J’aurais fait un malheur et puis on n’est pas les plus forts… Mais ne parlez de rien à personne… Maintenant il vous faut dormir. Il a dit encore : – Bonne nuit. XIII Elles étaient les trois, Madeleine, Marie et Hortense ; elles étaient trois filles avec deux corbeilles. Elles allaient au-dessus du ravin de la Bourdonnette sous les grands sapins, et, de temps en temps, se mettant à genoux, elles tiraient sur la mousse qui venait par plaques. C’était le vendredi soir. Elles tiraient sur les plaques de mousse, puis les rangeaient à plat dans les corbeilles qu’elles empoignaient ensuite par l’anse ; mais quelquefois les troncs trop rapprochés les forçaient d’aller l’une derrière l’autre, tandis qu’ailleurs au contraire ils poussaient séparés par une grande distance avec leurs énormes colonnes où il y a une poix blanche qui coule comme quand une bougie brûle mal. On fait la cueillette de la mousse pour les guirlandes et on est trois filles et point de garçons, parce qu’ils ont tous été retenus à la Fleur-de-Lys par les clous à planter, les fils de fer à tendre. Au-dessous d’elles, il y avait le bruit de l’eau. Juste à côté d’elles, commençait la belle pente verte et rouge, avec ses aiguilles en tapis sur les replats, ses petites parois de rocher et, par endroits aussi, de la mousse, mais ce n’est pas la bonne, y pend. C’est de la mousse comme de la barbe, quelquefois blanche, d’autres fois jaune, non pas la mousse verte qu’il nous faut. Elles sont donc allées, longeant le bord du ravin sans y descendre, se baissant, puis se relevant, et les trois ensemble et puis séparées, puis elles s’appellent de loin en riant. Brusquement elles s’étaient tues. C’est au moment où elles revenaient à leurs corbeilles qui étaient presque pleines ; Marie avait dit : – Vous ayez entendu ? Dans le fond du ravin, parmi le bruit de l’eau, un autre bruit était venu ; c’était comme quand on marche sur une branche sèche, et la branche casse, puis une pierre se déplace sur une autre pierre en grinçant.. – Vous ayez entendu ? Et on dit que ces bois, à présent, sont pleins de brigands. On raconte l’histoire du Savoyard et de Juliette (vous savez, la nièce à Milliquet, celle qui est chez Rouge pour le moment, parce que Milliquet l’a chassée) ; et il paraît qu’elle doit venir à la fête dimanche… – Pas possible ! – Si ! elle est invitée… Puis de nouveau Marie : « Vous avez entendu ? » alors elles avaient vite été toutes les trois en arrière, de façon que le bord de la pente les masquât. C’était au-dessous d’elles, elles tendent le cou : on voyait bouger les feuilles des vernes poussant en rideau de l’autre côté de la rivière ; et tout à coup Marie : « Regardez ! » Elle montre du doigt entre les feuilles un chapeau de paille qui est paru, puis se recache ; mais ensuite, changeant de voix : – Eh ! Monsieur… Elle s’est avancée tout à fait, elle se penche sur le vide, elle appelle : – Eh ! Monsieur. Elle appelle plus fort, les deux autres l’ont suivie : – Eh ! Monsieur ! Monsieur ! On ne répond rien. Les feuilles des vernes sont immobiles. On n’aperçoit plus le chapeau. Elle a ri. – C’est peut-être un Allemand ! Pendant que les deux autres la tirent en arrière, mais elle : – Eh ! mein Herr… Et rien. Et alors : – C’est un Anglais. Eh ! sir… Parce qu’on parle trois langues quand on veut, mais il faut croire qu’aucune des trois n’a été comprise. De nouveau on s’en va en se baissant le long des vernes, sous leur couvert ; même le chapeau ne se montre plus ; alors voilà Marie qui se tourne vers nous : – Vous ne savez pas qui c’est ? non ! Vous ne l’ayez pas reconnu ?… Maurice, voyons, Maurice Busset. Il n’y a que lui qui ait… – Où est-ce qu’il va comme ça ? – Oh ! où il va ! – Et Emilie ? – Oh ! Emilie… Voilà qu’elles se regardent entre elles toutes les trois, puis Marie a haussé les épaules Mais le temps presse ; elles ont réempoigné les deux corbeilles. Elles parlaient beaucoup. Elles parlaient assez bas et assez vite toutes les trois. – Eh bien oui, c’est comme ça… Et Maurice lui a fait dire par Décosterd qu’on l’attendait… C’est le bossu qui doit l’amener… Le petit ouvrier italien, tu sais bien, parce qu’il va souvent chez Rouge et il joue de l’accordéon… – Pour qui ? – Pour elle. – Alors ils viennent ? – Oui, ils viennent. Ils seront les deux et les garçons se sont entendus. – Mon Dieu ! qu’est-ce qu’ils vont faire ? – On ne sait pas très bien, mais tu n’as qu’à le demander à Maurice ou au grand Alexis. – Ah ! oui, je serais bien reçue… – Ah ! je comprends, disait Madeleine. Elles parlaient beaucoup, elles avaient les dents brillantes. Elles allaient avec leurs corbeilles, qu’elles posaient à terre par moments ; puis elles repartaient avec leurs corbeilles. Et peu à peu on rentrait dans le monde qui venait à vous par une espèce de grande voûte sous laquelle le jour blanc s’avance à votre rencontre avec ses mouches et ses bourdons. On entendait jusqu’ici planter les clous. On arrive dans un taillis. C’est une ancienne clairière. On voyait les hauts poteaux électriques avec leurs anneaux de peinture rouge et l’inscription : Danger de Mort, qui vous fait rire. Un merle, est parti à plat devant elles, en battant des ailes avec de grands cris, et elles ont marché un petit moment encore entre deux haies qui empêchaient de rien voir. Puis, tout à coup, c’est là. Tout à coup, ces grands bâtiments se sont présentés de travers sous leurs larges toits rapiécés avec un nom sur le plus important, où on lit, écrit en tuiles neuves : La Fleur de Lys ; et, plus bas, il y a une fleur de lys figurée. Ce bâtiment était celui de l’auberge ; il y avait devant deux grands tilleuls ; sous le tilleul, des bancs, des tables. Elles venaient avec leurs corbeilles. On les a vues venir. Les garçons montés sur des échelles tapaient à coups de marteau sur les clous ; on les appelle, on leur dit : « Ah ! c’est vous. Eh bien, arrivez… » C’est la fête qui commence. On voyait que c’était un peu plus loin que l’auberge elle-même, et un peu en arrière des autres dépendances : c’était un toit tenu en l’air par rien, tandis qu’il y avait tout autour, en guise de murs, le beau vendredi soir et la belle soirée. Un paysage servant de mur est sous les quatre côtés du toit et sur chaque côté est un paysage différent. Les garçons étaient toujours sur leurs échelles, et les filles autour des tables s’occupaient à dérouler des drapeaux, à sortir des écussons en carton et des roses en papier de soie de leurs boites. On a vu que Maurice, en effet, n’était pas là, et qu’Emilie n’était pas là, elle non plus. Et lui maintenant, on sait où il est, mais elle ? Ils continuaient à taper sur leurs clous en haut des échelles, et les trois filles, Marie, Hortense, Madeleine, étaient arrivées avec les corbeilles, puis elles se sont assises autour des corbeilles, c’est-à-dire qu’elles étaient assises sur la table, les jambes pendant dans le vide, bas bruns, bas blancs, et puis il y a aussi les bas à la mode, qui sont couleur chair, – tenant entre leurs doigts de la ficelle, puis on tire à soi les brins de mousse dont on fait des bouquets. La fête qui se prépare. On venait d’allumer les lampes électriques. C’est un travail silencieux qu’on fait, nous autres, du moins, les filles (et s’il n’y avait pas les langues), mais les coups de marteau viennent nous déranger ; c’est pourquoi il faut bien qu’on dérange aussi de temps en temps ceux de là-haut. On les appelait. Les beaux murs faits en paysages sur les quatre côtés du pont de danse étaient partis ; quatre murs noirs étaient venus prendre leur place. Et en dedans des murs on a encore mangé. C’est la Société de Jeunesse qui invite ces demoiselles. On avait apporté du pain, du fromage, du saucisson froid, de la salade et, dans beaucoup de litres en verre blanc, du vin blanc. On avait bu, mangé, trinqué. Ensuite les garçons étaient remontés sur les échelles, et deux ou trois filles ont haussé vers eux à pleines mains le gros serpent vert sentant bon, frais à tenir, mais lourd encore d’humidité et que son poids faisait descendre jusqu’au plancher de place en place. Les garçons là-haut tiraient sur la corde ; les filles levaient les bras, suivant le mouvement. L’une après l’autre elles s’approchaient et tendaient vers eux la guirlande : alors on voyait, sous l’étoffe mince du corsage en toile blanche ou en mousseline, une poitrine se hausser, une grosse, puis une plus plate et, après des bras ronds, des minces. Ça sentait les branches de sapin, ça sentait amer et mouillé. On a bu encore, on a trinqué. On voyait, dans le gros boyau vert pendant entre les piliers de bois, les petits ronds roses, jaunes ; blancs, rouges, des roses en papier, et dessous on levait les verres. On trinquait : « A ta santé ! » « A la tienne ! » Ça faisait un petit bruit, ça faisait comme quand la chèvre en tirant sur une touffe d’herbe fait tinter sa sonnette, puis les lires venaient par-dessus. Et de nouveau on enfonce un clou. Il y en a un qui n’a pas tenu, il faut le remplacer. Une dizaine de garçons, autant de filles. Et jusqu’à onze heures passées. On a entendu sonner onze heures, tellement l’horloge du village les a sonnées lentement ; c’est sa coutume, parce qu’elle est très vieille. Elle sonne les heures avec tant de lenteur qu’elle finit toujours par se faire entendre, et, si continu que soit le bruit, par y trouver une fissure et par venir dedans vous dire : « C’est le moment, » sans en avoir l’air. Pas moyen de ne pas entendre. Il a bien fallu s’en aller. Ils se donnaient le bras, garçons et filles, ils sont rentrés en se donnant le bras. Ils ont pris par la route et ont passé la Bourdonnette, puis ont tourné vers le village. Ils chantaient. On chante une chanson, puis on en chante une autre ; on chante toutes les chansons qu’on sait. Seulement, quand l’une est finie, et avant qu’on passe à la suivante, il y a toujours un petit moment de silence, et c’est pendant un de ces moments-là. Un des garçons a dit : « Vous entendez ? » ils se sont tus tous ensemble. On a entendu l’accordéon. Tout là-bas du côté du lac, derrière les arbres et la nuit, et très faible d’abord parmi le bruit de l’eau, mais qui finissait par percer ; alors ils ont rit : – C’est le Bossu… C’est Rouge qui le fait venir pour la distraire… Mais, disaient-ils, elle aura mieux chez nous… – Si le bossu l’amène, il va être volé… On aura la musique Potterat, huit musiciens de premier choix… Et il faudra qu’il s’encourage s’il veut leur faire concurrence… « N’est-ce pas, disait-on, c’est le syndic lui-même, M. Busset, qui avait téléphoné aux gendarmes, rapport à ces deux coups de feu ; seulement il paraît que Rouge n’avait fait que tirer en l’air. L’homme du youyou était d’ailleurs dans son tort. L’affaire n’avait pas eu de suite. N’empêche que notre syndic commençait à être inquiet ; il nous disait : « il est grand temps que ce commerce finisse. » Il avait été voir le juge. Le jugement devait être rendu trois jours après la fête. Rouge et Milliquet devaient être entendus contradictoirement (si toutefois ils étaient présents tous les deux, ce qui ne semblait pas probable) – à la suite de quoi, on leur ferait connaître la décision prise. Il semble assez qu’elle ne leur aurait donné raison ni à l’un, ni à l’autre. On ne pensait pas que la fille serait rendue à Milliquet puisqu’aussi bien il l’avait laissé mettre à la porte de chez lui ; on ne pensait pas non plus qu’on permettrait à Rouge de la garder. En conséquence, il ne resterait plus qu’à la placer dans un asile en attendant sa majorité. Seulement, Rouge nous avait avertis : « Si les gendarmes viennent, je fais tout sauter. » C’est ce qui explique l’inquiétude du syndic et que la curiosité du monde ait recommencé à s’échauffer, s’échauffant d’autant plus qu’on se rapprochait davantage du moment où le jugement devait être rendu. Le malheur avait été d’avoir laissé traîner l’affaire à ce point-là, mais c’est que les autorités auraient autant aimé sans doute n’avoir pas à s’en occuper et l’auraient fait si elles avaient pu, ce qui leur aurait épargné des ennuis, des lettres à écrire, des démarches, Dieu sait encore quelles complications par la suite ; – d’ailleurs Rouge n’avait jamais fait de mal à personne, et à elle non plus, au contraire, car que serait-elle devenue sans lui ? Et il ne semblait pas que les bruits qui avaient, bien entendu, couru sur leur compte fussent conformes à la vérité ; tout au plus, donc, l’histoire aurait-elle pu faire causer encore un peu et puis elle aurait été oubliée… Mais, qu’est-ce que vous, voulez ? Milliquet avait porté plainte… » On voyait ce café désert, cette terrasse aux tables décidément trop grandes et d’un vert trop voyant ; on voyait Milliquet tourner autour. On voit encore, ce samedi-là, qu’un orage se prépare (il a éclaté dans la soirée). Les hommes ont parlé un peu devant les portes où ils étaient en train de faire aller le balai, comme de coutume, pendant que, s’ils avaient des filles, celles-ci se préparaient, et, s’ils avaient des garçons, les garçons faisaient de même. C’est des fêtes qui durent plus ou moins officiellement du samedi au lundi soir ; alors, pour ce qui est du bétail à soigner, les fils s’arrangent avec leur père ; pour ce qui est du ménage, les filles s’entendent avec la mère. Puis elles peuvent aller dans leur chambre se faire belles, ayant d’abord été chercher à la fontaine un plein seau d’eau pour leur toilette. Et les garçons prennent dans le tiroir leur rasoir avec de la poudre de savon. Le temps lourd faisait trouver bon de quitter son vieux linge pour en mettre du propre, une chemise blanche ; ou une de ces robes de mousseline de rien du tout avec point de chemise (quelquefois, c’est la mode, ou aussi peu de chemise que possible). On met une robe blanche ou rose, une robe de mousseline ou de petite soie légère. Et les filles se préparaient, les garçons se préparaient. Et voilà que cet autre se préparait aussi, mais sans que personne s’en doutât. Derrière les remises, dans le fond du passage, ayant fermé sa porte à clé, il a fait un premier paquet. C’est le samedi soir ; il prend un sac de toile qu’il bourre jusqu’au bord, puis il le ferme d’un double nœud. Il va le poser dans un coin. L’autre paquet, il le garde près de lui : c’est un paquet qu’on connaît bien, et qu’on reconnaît facilement parce que l’enveloppe de toile cirée qui boutonne sur le côté ne lui ôte rien de sa forme. Celui-ci, il le garde à portée de sa main. pour se le passer le moment venu autour du corps par la courroie, et l’autre est prêt… Il avait reporté à la clientèle les chaussures de toute espèce qu’on lui avait données à réparer : celles qui restaient étaient en ordre sur leur planche. A ce moment, la musique Gavillet avait commencé à se faire entendre. Par-dessus les toits, on voyait le bois assez surélevé par l’autre côté du ravin et c’était justement à la corne du bois où la ligne des sapins s’est mise à trembloter avec ses dents de scie sur une bande de ciel bleu. On n’a pas remarqué que le bossu était sorti avec ses deux paquets. Maintenant il avait trois bosses. On pouvait très bien voir ses trois bosses ; il ne faisait pas assez sombre pour qu’on ne pût pas les voir. Il n’y avait pas eu place pour les trois dans son dos et elles débordaient sur les côtés de sa personne, l’une à droite, l’autre à gauche : la troisième ne pouvait pas se déplacer. Il monta la ruelle, car notre place n’est pas ici. Il a passé près de la gare. On n’a ensuite qu’à longer la voie ferrée, et suivre pour cela la grande route, qui se met à descendre, ce qui l’oblige à des lacets, mais là le bossu l’a quittée. Il a pris à gauche, on était ici tout près de la musique ; il n’y avait plus rien entre elle et nous que la distance qui va à plat d’un bord à l’autre du ravin : elle lui soulevait l’épaule, cette musique, elle lui tournait derrière ses bosses, elle lui dansait sous les côtes ; ça le faisait aller plus vite, bien qu’il glissât sur le gazon et sur le côté des mottes pleines de sécheresse, où le grillon perce ses trous. On a vu bouger le viaduc comme s’il était en fumée. Lui vise sur le côté du fantôme blanc, là où les arches entrent de plus en plus dans la pente et sont coupées obliquement par elle, devenant de plus en plus basses ; il a été vers la plus basse de ces arches, sous laquelle il y a juste la place pour se glisser. Il y entre, il y est entré. Il en est ressorti. C’est fait. Car il n’avait plus que deux bosses ; il a été comme il était toujours quand Décosterd venait le chercher ; il n’avait plus son sac, mais seulement ses deux charges ordinaires, comme quand il devait, et il le devait ce soir encore (ce samedi), aller chez Rouge ; seulement il a vu qu’aujourd’hui, il allait être en retard, c’est pourquoi il presse le pas. En effet, Décosterd l’attend. Comme il arrive dans la ruelle, il a vu que Décosterd est là et devait être là depuis un assez long moment, car Décosterd lui a dit : « D’où sortez-vous ? Heureusement que vous arrivez. J’allais m’en retourner tout seul et qu’est-ce que Rouge aurait dit ? » mais enfin le bossu était là. Et il a suivi Décosterd qui s’est mis à parler tout de suite, mais d’autre chose. Pendant que les deux hommes allaient ensemble, Décosterd disait : « C’est entendu. On détachera le bateau… Et, vous, vous amenez Mlle Juliette. Et, là-bas, les garçons savent ce qu’ils ont à faire. Et vous n’avez rien à craindre, vous savez, parce que vous serez bien gardés en cours de route. Bolomey fera sa tournée… » Le bossu hochait la tête. Ils ont assisté à un premier orage, ce soir-là. C’est comme ils s’étaient assis tous les quatre devant la maison, et Rouge disait à Urbain : « Plus fort. » C’était à cause de la musique de la Fleur-de-Lys qui descendait jusqu’à nous poussée par un peu d’air le long de la Bourdonnette et dans le même sens qu’elle ; elle impatientait Rouge : « Est-ce qu’ils ne vont pas se taire ?… Allons, plus fort, M. Urbain. » Ils étaient assis sur le banc. Tout à coup, il y a eu un brusque changement dans la circulation de l’air, le vent s’est mis à souffler du sud-ouest. On avait vu toute la cavalerie des vagues sauter en selle. On avait vu venir ces cavaliers qui avaient des panaches blancs. L’orage pendait en arrière des montagnes de Savoie par une sorte de rideau où les éclairs faisaient des taches roses ; la cavalerie a pris le galop. Nous, dans le fond de notre baie, sur notre banc, on la voyait passer au large par longues files bien alignées et vues en profondeur sous les panaches blancs qu’elle a ; par rangs profonds que l’éclair creuse, puis réabandonne à la nuit. Le vent soulevait les petites pierres à notre droite et nous les faisait venir contre la joue ; il les faisait venir sur notre côté et de la droite vers la gauche, avec d’autres objets faisant un drôle de bruit comme du papier, ou des branches sèches, une feuille de fer-blanc, on ne savait pas trop ; puis c’est le dessus d’une boite en carton. Il ne pleuvait pas. Et on criait terriblement sous la falaise, pendant que Rouge disait : « L’orage ne sera pas pour, nous. » On lui voit le visage avec toute la moustache, puis qu’il y porte le tuyau de sa pipe. On lui a vu toute la figure avec une moustache en ouate vers laquelle il a eu le temps de faire monter le tuyau de sa pipe et elle a eu le temps de monter ; puis sa figure s’en va, il n’a plus de figure ; mais l’orage s’en allait déjà, lui aussi. Le bossu est parti d’assez bonne heure ; c’est ce samedi soir ; Décosterd, comme toujours, l’avait accompagné. Et Rouge a attendu qu’il fût parti, puis il a dit à Juliette : « Alors, votre paquet ?… Juliette, c’est demain soir… Juliette, vous n’oubliez pas ? » Il faut dire qu’il était arrivé à la Fleur-de-Lys plusieurs échoppes, dont une où on vendait des pains d’épices, une autre où on vendait des glaces, une troisième, toute espèce de petits souvenirs pour grandes personnes et enfants. On faisait d’abord le tour des échoppes. Celle de la marchande d’épices était drapée d’andrinople rouge. Celle de la marchande de glaces était peinte en faux marbre. Un manège de chevaux de bois était arrivé aussi plusieurs jours auparavant et n’avait été d’abord qu’une voiture verte avec des fenêtres, sous laquelle pleurait un chien, tandis, qu’un cheval blanc était attaché à un pieu ; maintenant deux hommes en chemises kaki et à bretelles américaines portaient chacun un cheval dans les bras ou à eux deux une nacelle blanche à cou de cygne ; puis il y avait eu encore ces peintures et sur le devant de l’orchestrion les quatre rangées de pavillons de cuivre superposés. Ça brillait, c’était beau à voir. La jeunesse est arrivée sitôt après midi et même quelques couples dans la matinée déjà. La jeunesse est arrivée de bonne heure le dimanche afin d’être sur place quand le bal commencerait et plus tard devaient venir les personnes d’âge mûr, parce que les hommes ont l’habitude de dormir, ce jour-là, jusqu’à trois heures. Au village, Milliquet avait eu encore quelques clients le matin, et même ils avaient été plus nombreux que de coutume, ce qui l’avait surpris agréablement ; mais hélas ! dès avant midi ils avaient tous vidé les lieux. Bien qu’il fût à présent près de trois heures, la terrasse restait vide, la salle à boire également ; et lui alors, debout sur le pas de la porte, en habits du dimanche avec col et cravate, tantôt on le voyait qui se tournait vers l’eau où il n’y avait pas la plus petite annonce d’une arrivée, tantôt vers le haut de la rue qu’il pouvait voir dans toute sa longueur ; – seulement rien ne s’y montrait qui ne lui tournât le dos aussitôt. C’est quand on sortait des maisons, puis on prenait dans la direction de la musique et du plaisir que le trombone vous promettait, venant de temps en temps par-dessus les toits, avec une ou deux de ses notes. Jusqu’à Chauvy qui prend dans cette direction, sa petite canne, son chapeau melon, sa jaquette ; alors Milliquet lui crie : « Et, vous, où allez-vous ? » mais Chauvy lève sa petite canne. – Voyons, disait Milliquet, voyons, vous, Chauvy !… Mais Chauvy n’entend plus et Milliquet enfonce plus profondément les mains dans ses poches tout en haussant les épaules, jusqu’à ce que ça ait été le tour de Perrin qui habite la maison d’en face : – Dites donc, Perrin, je vous conseille de vous dépêcher. Ça ne durera plus que deux ou trois jours, ce commerce… L’autre le regarde sans comprendre. – Oui, deux ou trois jours tout au plus… Et alors on verra bien qui aura le dessus, des honnêtes gens ou des coquins… L’autre a compris, mais n’a rien répondu. Il monte lui aussi la rue. Et pour finir (mais c’est une chose à laquelle Milliquet s’attendait si peu que ce fut à son tour de ne pas comprendre tout de suite) il y a eu la petite Marguerite ; elle arrive, elle s’était faite belle : – Je viens vous demander la permission d’aller un moment à la fête. – Hein ? Milliquet regardait la robe qu’elle avait mise, une robe rose en mousseline de coton avec une ceinture blanche, et elle avait des bottines noires, un chapeau de papier tressé : – Vous… vous êtes folle… Il commençait à retrouver ses mots, quand elle l’a interrompu : – Oh ! a-t-elle dit, c’est qu’il faut que j’aille… Et puis il n’y a rien à faire ici… – Hein ! il faut… il faut… A ce moment, on a entendu s’ouvrir une porte ; une voix descend l’escalier : – Voyons, vieil imbécile, tu ne peux pas l’empoigner par l’épaule. Est-ce que tu vas te faire rouler encore une fois ?… te laisser rouler par cette fille ?… Empoigne-la, je te dis, par le bras. Et puis ferme la porte à clé… Mais il était trop tard. Marguerite s’était sauvée. Et Mme Milliquet arrive, ployée en deux, la main sur les reins, le jupon de travers, traînant les pieds dans ses pantoufles ; elle criait : – Tu vas lui retenir ses gages… tu garderas ses effets… elle ne rentrera pas ici. Tu entends, c’est moi la maîtresse… Toi, tu es saisi, tu es en faillite… Va te coucher, vieil imbécile, c’est ce que tu as de mieux à faire… Ah ! sale voleur… Un claquement de porte. C’est comme ça que ça va sur la terre. A une heure, les musiciens étaient arrivés. Ils étaient huit. C’est la musique Gavillet. C’est la plus belle et importante des musiques du pays. Ils avaient des complets gris de fer, des chapeaux de feutre noir, des cravates, de soie noire, des chemises blanches à col rabattu ; ils ont d’abord été boire un verre dans la salle à boire. Ils ont bu debout devant le comptoir, étant pressés, et avaient chacun sous le bras son instrument soigneusement frotté au brillant belge. Ils sortent. Le piston a donné le signal par une sonnerie solo comme au service militaire. Et ensuite ça s’était mis à trembler doux jusqu’au village ; ça tremblait doux contre le bois, ça tremblait doux dans les cœurs. Elle était venue, elle était toute seule ; elle avait pris par des chemins détournés. Il y avait ici trop de monde pour qu’on fît attention à elle, surtout entre les tours de danse. Elle allait le long des échoppes, le cherchant partout sans le trouver. Elle s’arrête, se tourne à droite, à gauche : ce qu’elle voit, c’est seulement une grosse main allant prendre dans une caisse de fer-blanc un personnage ayant sur la tête deux plumes, l’une rouge, l’autre blanche ; puis la main le place debout à côté d’autres personnages ayant comme lui les yeux faits avec du sucre blanc, la bouche faite avec du sucre rouge, ayant un col d’habit brodé des brandebourgs. Il lui semble qu’on lui parle. Des automobiles arrivaient. Toute la jeunesse d’un village éloigné arrive aussi, en grande toilette et eux sont venus à bicyclette, sur des bicyclettes toutes grises de poussière, mais dont les guidons sont garnis de fleurs et enguirlandés. Et c’est comme ça sur la terre. Et on est seule sur la terre. On lui dit bonjour, elle n’a pas entendu. Le bal vient de recommencer. Elle va se mettre derrière le mur de planches garni de branches de sapin sentant bon ; c’est là que se tiennent les femmes et les enfants, ceux aussi qui sont trop vieux pour danser. On voyait sur la tribune les huit musiciens, assis l’un à côté de l’autre derrière leurs cahiers à musique ; ils gonflaient leurs joues en arrière des cahiers. Elle regardait sans rien voir ou elle ne voyait qu’une chose : c’est qu’il n’était pas là, il n’était toujours pas là. Il y avait un grand ensemble de dos, de têtes, de mains tenues en l’air, de mains posées à plat sur une épaule blanche, sur une épaule rose, de têtes sans chapeau, de têtes à chapeau, de figures à moustache, de figures sans moustache ; – le tour de danse était fini. Emilie a été se placer à côté de la porte de sortie, où les couples, un à un, ont défilé en se donnant le bras. Et Maurice n’est pas là. C’est sur la terre. Les musiciens avaient ôté l’embouchure de leurs instruments ; ils soufflent dedans, puis ils secouent leurs instruments pour en faire tomber la salive, sous les drapeaux, sous les guirlandes. Et vous voyez qu’on s’est faites belles. Vous croyiez peut-être qu’on allait rester en semaine ! C’est une fête, on a changé de robe, on a changé d’yeux, on a changé de figure ; vous voyez, on a des gants blancs : – leurs cavaliers les emmenaient, mais, moi, qu’est-ce que je fais ici ? pendant que leurs cavaliers les emmèneront dans le jardin et là leur feront boire de la limonade autour des tables de fer peintes en vert, sur des chaises pliantes. Moi, où est-ce que je vais aller ? Il se fait un grand obscurcissement du jour sur le chemin blanc qui devient gris, un obscurcissement du soleil dans le ciel qui se voile, sur l’herbe, sur les tables, là où l’on boit, là où on s’amuse, là où on rit. Les chevaux de bois tournaient avec immobilité ; les enfants soufflent dans leurs trompettes de carton avec silence. La foule la poussait de nouveau entre les échoppes où les bonshommes alignés aux yeux de sucre la regardent venir sous leurs plumes. Puis elle voit qu’il y a posée sur un pliant, une cage, à côté d’une voiture d’infirme. C’est un homme sans jambes qui dit : « Votre avenir, Messieurs, Mesdames ! » Elle voit qu’il y a devant la cage un plateau avec beaucoup de petits carrés de papier de toutes les couleurs, pliés en quatre : – C’est deux sous, disait l’homme, deux sous par partie. Ça va ainsi, c’est sur la terre. – Votre avenir, Messieurs, Mesdames ; deux sous, c’est deux sous seulement… Sur la terre, une après-midi, ce dernier dimanche ; et, elle, elle n’est qu’une pauvre fille, c’est pourquoi elle donne deux sous. On voit la cage grandir pour vos deux sous. Elle va à votre rencontre, devient énorme, toutes les choses qui sont autour de vous s’en vont. Rien que la cage et le bout d’une baguette qu’elle regarde, qui frappe trois coups ; puis : « Attention !… Monsieur Je sais tout, êtes-vous prêt ? » L’oiseau est venu se poser sur le perchoir derrière la porte de la cage, il devient de plus en plus grand, lui aussi. Il ne bouge plus. Trois coups de nouveau. La baguette va en avant, la baguette ouvre la porte. On se pousse derrière Emilie pour tâcher de voir ce qui va se passer et une voix de petite fille : « Tu vois, maman, le petit oiseau, oh ! comme il est drôle, oh ! qu’est-ce qu’il fait, maman ? Pourquoi est-ce qu’il prend comme ça les billets avec son bec ? » Puis une grosse femme : « On dirait tout à fait qu’il a sa connaissance. » Et c’est vrai, parce qu’il regarde encore Emilie, il la regarde de côté avec son petit œil tout rond qui brille, puis, vivement, du bec, il s’est emparé d’un des billets, c’est un rose, mais ce n’est pas le bon sans doute, parce qu’il le jette en l’air d’un brusque coup de tête, puis c’est un blanc. Mais ce n’est pas le bon non plus : – Est-ce qu’il va se décider ? – Ah ! c’est malin, ces bêtes-là ! – Ah ! ça y est cette fois ? Non… Qui est-ce qui parle ? où est-ce qu’on parle ? pendant que l’oiseau, à présent, tient dans son bec un papier gris et on a vu qu’enfin ça y était, parce qu’il est venu en sautillant se poser sur la main de son maître. – Voyons, Monsieur Je sais tout, c’est bien le bon, cette fois-ci ? Un signe de tête. – Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ? Un signe de tête. – Eh bien, Monsieur Je sais tout, vous savez maintenant ce que vous avez à faire. L’oiseau vient à elle, l’oiseau l’a saluée à trois reprises ; et l’homme : – Mademoiselle, c’est pour vous… Elle tend la main. – Mesdames, Messieurs à qui le tour ? Et il y a autour d’elle une grande curiosité, mais elle enfonce le carré de papier sous son gant de coton, se détourne, s’en va. Il y a tout plein l’air de musiques, de bruits, de voix, tout plein l’air de choses qui brillent, bougent, tournent ; il y a trop de choses partout, elle sent le papier contre sa peau, elle n’ose pas encore, elle quitte le chemin. A présent, elle est dans le verger, elle est dans l’herbe, sous les arbres. Elle voyait aux cerisiers déjà changés de couleur l’absence des cerises, mais elle voyait dans les pommiers et les poiriers une promesse prochaine de beaux fruits. Mon Dieu ! peut-être… Est-ce qu’on sait, est-ce qu’on sait jamais ? Elle a écarté l’ombre sous les branches basses, elle écartait l’ombre d’elle comme un rideau, elle était toute coloriée, elle sentait les angles du papier quand elle fermait la main lui entrer dans la peau. On voyait que l’une des pentes des toits était brillante et comme vernie au blanc d’œuf, l’autre mate, sans couleur. C’est comme nous, c’est comme moi. Ah ! on n’est jamais éclairée que d’un côté, quoi qu’on fasse. Il n’y a jamais qu’un côté de nous qui reçoit la lumière… Il faut oser… Peut-être que… Et là, derrière un tronc, elle va prendre le papier du bout des doigts dans le gant. Cœur trop tendre… On voit qu’il y a quatre lignes imprimées : c’est la première des quatre lignes, elles riment ensemble, c’est des vers. Il y a une majuscule au commencement de chacune d’elles. Elle lit le premier vers. Et puis les autres sont venus et il est dit sur le papier : Cœur trop tendre Ne saurait qu’attendre. Cœur hardi, Tout lui réussit. Le bossu était arrivé chez Rouge vers quatre heures ; Décosterd avait été le chercher comme toujours. Rouge alors avait profité de ce que Décosterd n’était pas là et pas encore de retour pour appeler Juliette. De nouveau, il lui parle à travers de la porte de sa chambre, à travers le panneau de sapin, les veines et les nœuds du bois : – Juliette, vous avez pensé au paquet ? On ne lui avait pas répondu tout de suite. – Urbain va venir, disait Rouge, alors je pensais qu’il faudrait tâcher de bien s’entendre encore une fois avant qu’il vienne… Juliette. Elle n’a pas répondu davantage, mais elle avait ouvert la porte, et Rouge avait pu voir que tout était prêt. Il voit qu’il y a sur le lit un paquet enveloppé d’un morceau de toile autour duquel on a passé une courroie ; il le voit, il voit tout, il s’étonne d’abord : – Ah ! vous ne prenez pas votre valise ? il y aurait eu place pourtant dans le bateau. C’est commode, un bateau, en y logerait tout le mobilier… Enfin peut-être que vous avez raison. Il recommençait : – D’ailleurs on trouvera tout ce qu’il faut là-bas… J’y ai des vieux amis. Vous verrez comment on sera reçus… Pas la peine en effet de s’encombrer avec du bagage, surtout si on arrive au milieu de la nuit… J’écrirai tout de suite une carte à Décosterd. Je n’aurai qu’à mettre la clé dans la cachette… Décosterd la connaît bien, la cachette… Et je lui dirai… Si je lui disais de venir loger ici pendant qu’on est loin ; qu’en pensez-vous ? Elle continuait à ne pas répondre ; il ne semblait pas s’en apercevoir : – Enfin, je pourrai toujours lui écrire, disait-il… La seule chose qui m’ennuie… Il s’est tourné vers la porte d’entrée, il continuait à être très raisonnable : – La seule chose qui m’ennuie, c’est qu’on va avoir de l’orage. Celui d’hier soir n’a pas donné le tour… Il s’était avancé jusque sur le pas de la porte : – Eh ! eh ! dit-il, ça ne va pas tarder. Mais en somme (et il revenait) l’orage… Vous n’avez pas peur de l’orage, hein, Juliette ? Et tu n’as pas peur des vagues non plus ? C’est justement. Alors le reste me regarde. D’ailleurs le bateau est bon. On l’a réparé pour vous, vous vous rappelez ? Et puis il porte votre nom… Trois petites heures, et on y sera… Vous m’aiderez à ramer, hein !… C’est justement… Ah ! Juliette !… Puis quelque chose s’arrête en lui, se noue dans son arrière-gorge : – On voit bien… Oui, on voit bien… C’est le sang… Les mots lui viennent avec peine : – C’est quand on est du même sang, comme si on était père, Juliette, père et… Alors on le voit qui va s’avancer, mais au même moment un bruit de pas le fait revenir en arrière ; et vite : – Fermez votre porte, Juliette. Cachez le paquet… Il était devant la maison quand Décosterd et le bossu sont arrivés. Au sortir de la maison, on recevait la brûlure du soleil comme si on vous approchait de la figure un fer rouge, comme quand le maréchal-ferrant par plaisanterie, ou pour se débarrasser des gamins qui l’entourent, tend brusquement vers eux le fer qu’il vient de retirer du feu. Si on se retournait, on avait tout de suite la nuque départagée par la ligne du faux col entre une zone qui restait fraîche et une qui devenait cuisante en changeant de couleur. Décosterd a fait un mouvement de tête par-dessus son épaule, il a fait un mouvement vers le fond du lac avec sa vieille casquette de semaine et, dans l’air immobile, il ferme à demi son œil, sans rien dire ; alors Rouge hoche la tête. Devant l’eau, Décosterd était tout noir, tandis que l’eau est comme du fer-blanc fraîchement étamé. – Oui, oui, a dit Rouge. – – Ma foi, Monsieur Urbain, reprend-il, je crois qu’il va faire trop chaud pour rester dehors… Du reste, il y a de la concurrence. Il fait un signe de tête en sens inverse et vers le point opposé de l’horizon : – Et ils ne vont pas s’arrêter de sitôt, parce que c’est le grand jour aujourd’hui… Ils ont permission de police… Jusqu’à deux heures du matin, ça fait un bout de temps quand même. Et eux là-bas, ils peuvent se relayer, la musique, je veux dire. Il est arrivé qu’ils en ont eu deux… Il est arrivé qu’ils en ont eu trois, a-t-il dit. Et vous, ma foi… Il se mit à rire. Urbain avait posé son accordéon sur le banc. Et, en effet, pendant ce temps, le ciel, du côté de la Bourdonnette, continuait à se soulever doucement, puis retombait par petites secousses ; il semblait qu’on le vît bouger comme de la toile, il était blanc comme de la toile au-dessus de la palissade noire des sapins. Les notes les plus basses étaient les seules qui nous arrivaient distinctement, mais elles nous arrivaient toutes, plus ou moins sourdes et plus ou moins tenues, quelquefois prolongées jusqu’à perte de souffle, quelquefois poussées dehors l’une sur l’autre à coups brefs comme des bulles de savon. Et personne nulle part, personne sur l’eau, personne sur la grève ; personne sous le ciel blanc, ni dans le gravier, ni sur la falaise, ni parmi les galets qui vous faisaient sauter le cuir de vos semelles, ni sur cette eau qu’on ne pouvait pas regarder de face sans avoir les yeux abîmés. Et Rouge : – Enfin aujourd’hui il y a des chances pour qu’on ne soit pas dérangé. Dites donc, Monsieur Urbain, il vous faut entrer dans la cuisine. On y sera mieux qu’ici… Et j’ai encore deux ou trois bouteilles… C’est bien le cas ou jamais… On entre. Rouge va prendre les bouteilles. Il va lui-même les coucher dans l’eau sur le sable qu’il creuse de manière que l’eau les recouvre entièrement ; il semblait qu’il n’y eût rien à craindre aujourd’hui pour elles tellement l’eau était morte, sous son revêtement d’étain. Rouge est de bonne humeur. Tant pis si le vin n’est pas tout à fait aussi frais aujourd’hui que du champagne frappé : « Qu’en dis-tu Décosterd ? et vous, M. Urbain ? » Puis il appelle : « Eh ! Juliette… » Pendant qu’ils prennent place tous les trois, encore une fois autour de la prise du Bourget dans la cuisine ; et on entend le bal, pendant que le fusilier-marin lève sa hache d’abordage. On entend le bal, un obus éclate faisant un rond blanc cerclé de noir dans un endroit où la toile cirée laisse voir sa trame. Le fond du lac se bouchait toujours plus. Elle est venue à ce moment ou un peu plus tard : elle sortit à ce moment, ou un peu plus tard, de sa chambre. Et comme elle venait d’ouvrir sa porte et ne l’avait pas refermée encore, voilà que tout à coup, dans la grande immobilité de l’air, un coup de vent est entré, tenant suspendu à mi-hauteur entre le plancher et le plafond un copeau qui tournait sur lui-même, pendant que la porte battait. C’était un des copeaux de la Coquette, quand on l’avait rabotée et avant qu’on lui changeât son nom ; un peu de couleur verte se voyait encore dessus, un peu de couleur à l’huile était encore prise dans ses fibres. – Mes bouteilles !… Rouge court dehors. C’était comme elle venait d’entrer. Elle lâche la porte, qui se ferme toute seule en claquant ; lui a eu juste le temps d’aller empoigner ses bouteilles par le cou. Le lac s’était mis à brasser (c’est le mot dont on se sert), en même temps qu’il a noirci, et son beau brillant a été comme du métal qui se rouille. Le lac brassait, c’est-à-dire que partout il était soulevé, mais sans direction dans le mouvement de ses vagues, qui montaient et redescendaient sur place, comme quand de l’eau est sur le feu. Rouge empoigne vite ses bouteilles par le cou, il revenait avec ses bouteilles ; il les posa sur la table, mais de nouveau le mouvement de l’air avait pris fin ; Rouge passe sur son front sa manche de chemise. Il avait sorti de sa poche son couteau, et, tout en enfonçant le tire-bouchon, la bouteille entre les genoux, il s’était tourné vers Juliette : – Eh bien qu’en dites-vous, Juliette ? Il était de bonne humeur, et gai. – Il fait presque aussi chaud que dans les pays d’où vous venez. – Oh ! pas tout à fait. – Pas encore ? Ça viendra… Il dit : – En tout cas, c’est un temps qui donne soif, mais vous voyez que par ici on a de quoi faire passer sa soif, tandis que vous, là-bas, vous n’avez point de vin… On n’a point de vin dans ces pays-là… Elle secouait la tête. Et, à présent, c’était dehors comme quand beaucoup de personnes parlent à la fois, comme quand un champ de foire est plein d’hommes qui discutent ; on n’entendait plus la musique et à partir de ce moment on ne l’a plus entendue du tout. Il y a eu seulement le bruit du bouchon qui quittait brusquement le cou de la bouteille ; puis Rouge a rempli les verres. Il disait : – C’est notre petit vin, du vin à nous …. Et il n’est pas si vilain que ça, pas si vilain à voir, pas si vilain non plus… Disait-il, portant le verre à ses narines : – Oh ! elle, elle ne s’y connaît pas, mais vous, M. Urbain, parce que, dans votre pays, on s’y connaît… Il disait : – Santé ! Santé ! Juliette… Santé M. Urbain… Et toi, mon vieux Décosterd. On se rappelle qu’à ce moment elle (Juliette) était assise sur la table, et Rouge près d’elle sur le banc. Le bossu était assis un peu plus loin, contre le mur, sur une chaise. De nouveau, un coup de vent était entré, et la prise du Bourget soulevée par un de ses coins est allée en arrière, montrant son revers pelucheux. Il s’est passé quelques minutes. Rouge parlait toujours, il devait élever la voix de plus en plus. L’accordéon était resté, cette après-midi-là, dans son étui de toile cirée. Elle, elle tient son genou dans ses mains, de sorte que son petit pied venait en avant et toute sa jambe, la cheville tellement fine qu’on en pouvait faire le tour avec les doigts ; elle avait des bas de soie (c’est des bas qui avaient été trouvés par elle dans le paquet que Rouge avait rapporté de la ville) – et très loin, à ce moment-là du côté du sud-ouest, c’est-à-dire vers le fond du lac, on entend un premier coup de tonnerre. Oh ! cette fois, ça n’allait plus tarder beaucoup (comme on pouvait le voir aussi à un changement complet de lumière) ; alors il faut imaginer que la porte était restée ouverte. Et Décosterd n’était plus là. Il faut imaginer comment Rouge va à cette porte qu’il bouche vers les deux tiers de sa hauteur, et, on a vu courir sur les épaules de Rouge les premières crêtes blanches qui allaient d’un mouvement régulier de l’ouest à l’est. Rouge va sur le pas de la porte, puis s’avance un peu plus encore sur la grève ; on le voit qui tourne la tête. Il tourne la tête tout à coup du côté de la falaise, comme si on l’appelait. Il crie alors : – Qu’est-ce qu’il y a ? Le bossu avait regardé Juliette ; elle avait sauté à bas de la table. Elle a été debout sur ses deux pieds, puis s’avance à son tour hors de la maison, et voit Rouge qui s’est mis à aller du côté où on l’appelait. C’était Décosterd qui appelait. Décosterd lève là-bas un bras, puis les deux. Rouge se hâte davantage. Le bossu n’avait pas bougé de sa place. Elle, elle s’est avancée jusqu’à mi-chemin entre la porte et l’eau ; là, elle fait halte dans le vent qui enroule sa jupe autour de ses jambes comme la ficelle d’un fouet autour de la toupie. Elle voit Rouge qui venait d’aborder Décosterd. De nouveau, Décosterd faisait des gestes. Rouge écoutait. On l’a vu ensuite hausser les épaules. Tout à coup, Rouge, s’est retourné, il a aperçu Juliette. Il a eu encore un instant d’hésitation, puis il fait brusquement demi-tour. C’est lui maintenant qui appelle : – Juliette ! eh ! Juliette ! Alors il est venu droit sur elle, pendant qu’elle va à sa rencontre, parce qu’on ne peut plus s’entendre que de tout près. – Juliette, il y a un des deux bateaux qui s’est détaché : c’est justement le vôtre… Celui qui devait nous servir… Elle dit alors : – Est-ce que je ne pourrais pas aller avec vous ?… » – Oh ! pas question… Et, comme si la demande le rassurait décidément : – On va vite lui courir après, Décosterd et moi, avant que les vagues l’aient chassé trop loin… Ecoutez, Juliette, on n’en aura pas pour longtemps… Et puis il y a M. Urbain… Vous n’aurez qu’à fermer la porte… Il lui avait déjà tourné le dos, il était parti à grands pas, puis, se retournant une dernière fois : – Juliette ! C’est entendu. Tu fermes la porte à clé. Les garçons, eux, s’étaient portés aux différentes places d’où on pouvait le mieux la voir venir. Bolomey se tenait dans le haut de la falaise, Maurice était de l’autre côté du ravin sous la gravière, Alexis avait été se placer un peu en aval du pont de danse (et là étaient aussi les deux mortiers). Ils avaient tout combiné, à eux trois, puis avaient demandé à quelques-uns de leurs amis de les aider ; et ceux-ci : « Bien sûr qu’il faut qu’elle vienne… Est-ce qu’elle aura son costume ? Ah ! quelle fête ça va faire ! Et entendu pour les mortiers. Voilà longtemps qu’on ne s’en servait plus. C’est une occasion toute trouvée… Entendu, on les cachera dans les buissons et c’est toi qui donnes le signal. » Ils étaient tombés d’accord très vite sur tous les points et on leur avait expliqué qu’on avait trouvé un moyen pour que Rouge fût forcé de la laisser venir et Décosterd s’en occupait… Tout avait été combiné avec le plus grand soin par eux trois, Alexis, Bolomey et Maurice ; maintenant ils étaient à leur poste, pendant que la fête allait son train. On s’y inquiétait peu de l’orage, puisque aussi bien le pont de danse était couvert. Seules les femmes venues avec des enfants, les mères de famille, quelques vieilles, avaient jugé prudent de prendre le chemin du retour. Et pendant ce temps, Bolomey, de la falaise, avait vu Décosterd appeler Rouge, puis que Rouge venait, puis qu’ils étaient montés ensemble dans le second des deux bateaux, l’autre en ce moment même ayant été pris de flanc par les vagues en avant de l’embouchure de la Bourdonnette. Pendant que les femmes sur la route poussaient leurs petites voitures ou donnaient la main à ceux des enfants qui étaient en âge de marcher, Bolomey dégringole la pente du ravin, pour aller rejoindre Maurice sous la gravière. Et Maurice guettait des yeux la place où, entre deux buissons, le chemin débouche du ravin. Tandis que Bolomey venait, puis Bolomey rejoint Maurice, puis à eux deux ils rejoignent Alexis. C’était un peu en avant du pont de danse, mais en contrebas, et toute une rangée de buissons venait encore nous masquer. Derrière ces buissons étaient les deux mortiers. Ils se sont tenus là, les trois. On faisait face au chemin qui venait à vous en ligne droite, longeant la rivière entre les vernes, puis entre les deux berges largement ouvertes sous le ciel qu’on apercevait dans sa partie sud-ouest. Et, là, il devient d’une autre couleur ; et une couleur bleu foncé comme celle de la terre glaise a fait sur lui comme un talus qui s’élève toujours davantage, puis commence à aller en avant et à surplomber : en même temps le vent se lève, en même temps la lumière change… Elle a fait changer la lumière, la lumière devient toute blanche. Il y avait ce grand ciel noir, mais autour d’elle tout s’éclaire (ou si c’est elle qui éclairait). Ils la regardaient qui venait, et elle était encore dans le bout du vallon à une assez grande distance ; elle était rouge devant la nuit. Derrière elle venait le bossu, le bossu était déjà dans l’ombre. Il était à la limite de l’obscurité où on voit les sapins pencher d’un grand mouvement de côté tous ensemble. Il tenait son instrument devant lui, penchant la tête, tirant sur le soufflet ; puis il presse dessus des deux mains, le faisant se tordre. Il a trois bosses ; on en voit deux, celle qui est devant lui, celle qui est sur son côté. Il est juste sur la ligne que fait la nuit ; à mesure qu’il la quitte, la ligne vient plus en avant. Et plus devant encore, c’est elle ; et là c’est deux fois la lumière parce qu’elle la reçoit, mais y ajoute en même temps ; elle est éclairée et elle éclaire. Et maintenant il semble qu’il n’y ait plus de proportions à rien et qu’elle n’ait plus sa taille ordinaire ; le vent l’a prise, le vent la pousse, elle est soulevée ; elle se tient sur un pied, sur l’autre ; elle tourne, elle tourne encore, toute la lumière tourne aussi ; – et eux, les trois, ne savent plus. Ils voient seulement qu’elle approche, ils voient, qu’il va être trop tard ; alors Alexis : – Eh ! vous êtes prêts ?… Feu ! On voit sortir deux flammes longues comme des cannes, deux flammes pâles dans le jour blanc. Feu ! feu ! deux flammes d’un bon mètre de long ; puis les deux pentes à l’herbe courte viennent en bas, claquent l’une contre l’autre. On voit que le bossu s’est arrêté. L’accordéon s’est tu, on n’entend plus l’accordéon ; ce qu’on entend, c’est un premier écho dans le ravin faire son bruit comme quand une pièce de toile se tend, comme quand le vent entre brusquement dans la grande voile. Et le bruit du second écho. Puis du troisième. Comme quand la toile s’est mouillée ou comme quand le vent a faibli. La musique de fête s’est tue alors plus en arrière ; les huit musiciens sur la tribune ont ôté leur instrument de leur bouche, les joues encore toutes gonflées d’un air qui n’a pas servi ; et voilà bien où est sa place, à elle, parce que tout le monde arrive. Elle brille encore avec son châle rouge, elle brille avec ses bras nus, elle a brillé avec ses dents, elle a brillé avec son cou ; – tout le monde arrive, Maurice vient, Bolomey vient, Alexis vient, on voit venir Chauvy, on voit la petite Marguerite ; ils tiennent des roses en papier, on fait la haie, on lui tend les roses. Et c’est elle à présent qui s’avance derrière les garçons qui écartent le monde ; elle glisse devant nous, tandis que le bossu la suit. De nouveau il a penché la tête de côté ; ses doigts courent sur les touches… Là-bas, sur sa falaise, personne n’avait vu le Savoyard. Elle, elle est entrée sur le pont de danse, passant sous l’écriteau qui pend à sa guirlande avec des vers de bienvenue ; – lui, là-bas, Bolomey lui-même n’avait pas su le découvrir. Elle vient d’entrer sur le pont de danse, on s’est écarté de devant elle, on faisait le cercle ; – et le Savoyard ricanait là-bas sous son petit chêne aux branches traînantes, s’amusant de voir justement que Bolomey ne l’eût pas vu, bien qu’il ne fût qu’à quelques pas de lui. On a dit à Gavillet qu’il pourrait peut-être faire reposer ses musiciens, parce qu’on disait en même temps au bossu : « Et alors, comme ça, ce serait votre tour… » Et on disait aussi : « Il faudrait allumer, » tellement il faisait sombre. Elle était à présent sous le toit, parmi nous, mais cette nuit venue avant le temps était gênante ; les garçons crient : « Allez dire à l’auberge qu’ils nous donnent l’électricité ; » – lui, sur la falaise, ricane. Il voit droit au-dessous de lui comment la bataille a commencé, les deux qui sont là dans le bateau et le bateau va avec son mouvement à lui contre le mouvement des vagues. Il sent de la main dans sa poche si sa boîte d’allumettes y est ; si les deux boîtes d’allumettes, qu’il a prises par précaution, y sont bien toujours ; elles y sont. On a tout le temps. Ils ne vont pas, dans leur bateau, en avoir fini si vite qu’ils ont cru peut-être ; tant mieux. Il regarde comment ils se battent et se débattent contre les vagues. Ravinet voyait Rouge, il voyait Décosterd. Le bateau allait de côté, alors eux vous étaient montrés tout entiers, y compris leurs pieds mis à plat sur les lattes du fond. Ils montaient avec rapidité, tout penchés vers vous, puis ils arrivaient à la crête ; alors tout à coup ils n’avaient plus de jambes, ni de corps, ni de bras ; finalement ils n’avaient plus de tête. Il n’y avait plus rien, le bateau a coulé. Non. On le voit qui monte de nouveau, il monte avec la vague qui monte ; on voit les deux hommes qui se renversent sur les rames de toutes leurs forces cherchant à la prendre en travers… Ah ! il ricane. Ah ! ils auront de quoi faire, s’ils veulent rattraper l’autre bateau. Ils auront de quoi faire pour seulement revenir eux-mêmes, si jamais ils en ont envie. On a le temps, on a tout le temps !… Voilà que les huit musiciens sont alors descendus de la tribune derrière Gavillet qui avait dit : « Ce n’est pas de refus… » bien qu’il fût un peu blessé dans son amour-propre, mais il s’en cache et il disait : « Depuis deux heures qu’on n’a pas arrêté. » On lui dit : « Il y a du vin qui vous attend. » Les musiciens descendent derrière les roses de papier les marches de l’escalier de la tribune (c’est plutôt une échelle), – et c’est pendant que Ravinet là-bas descendait ces autres marches, plus raides encore et escarpées, les marches de sable aggloméré derrière les touffes de mélilot, les hautes tiges de la saponaire, parmi les buissons bas auxquels il s’accroche de la main dans les passages difficiles ; puis il sent qu’il a encore une boîte d’allumettes dans la poche de sa veste ; ça en fait trois en tout ; on a pris ses précautions. Et à présent on va voir qui je suis. Ravinet… Ravinet, Cyprien, de Saint-Dolloires. Et on verra si on va se moquer de moi plus longtemps. Il trouve la porte de la maison de Rouge grande ouverte. Le vent y entre en liberté, de même que les éclairs et les premiers coups de tonnerre. Il entre. Quand on ne peut pas avoir, on détruit. Du moins ils pourront voir que j’ai passé par là ; je vais signer. Il entre avec le vent, avec les éclairs roses et jaunes, tandis qu’on voit que déjà la toile cirée a été poussée par l’air dans un coin. Le carreau de ciment est tout couvert de débris qui tourbillonnent entre les pieds de la table : copeaux, morceaux de papier, feuilles sèches, flotteurs de liège ; alors ça a encore tourbillonné, pendant qu’il empoigne une chaise et la lance à toute volée dans la lampe à suspension qui dégringole en aspergeant les murs. Ce qui reste du liquide se répand sur la table et de là coule à terre. Lui voit que tout va bien. Il va à l’armoire, il y trouve le bidon à pétrole ; il a constaté que le bidon est plein. Il donne un coup d’épaule dans cette autre porte qui est fermée et rit encore, parce que la porte saute du premier coup. Ici, on est chez elle. Le grand miroir qui l’a eue souvent, ne l’aura plus : autant de gagné. Quand on ne peut pas avoir, on détruit. Il empoigne cette fois une des chaises peintes en blanc et toutes neuves qui sont là ; alors cette lumière dans le mur s’est éteinte, ce qui connaissait ne connaît plus. « Hein ? » dit-il… On disait, aux musiciens : « Allez seulement boire… Vous voyez, on a tout préparé pour vous, et il y a aussi de quoi manger, si vous avez faim, il y a du pain et du fromage ; » – mais qu’une étoile se fasse seulement dans le verre et la vue qu’il avait de nous n’existe plus. Pan ! dans le miroir, et pan ! dans la table : c’est construit légèrement ; elle se fend en deux. Il l’a arrosée de pétrole, il arrose le lit ; il jette sur le lit pêle-mêle tout le linge qu’il a trouvé et ses affaires à elle pêle-mêle, puis il va dans la remise. La remise est toute en bois. Elle est pleine de filets qui pendent : ah ! ils sont secs depuis longtemps, ils ont eu tout le temps de sécher depuis quinze jours, trois semaines qu’ils n’ont pas servi : des journaux, du pétrole, une allumette… Ça y est. Heureusement qu’on a trois boîtes d’allumettes. Il retourne dans sa chambre à elle, il met des journaux sous le lit, il empile les chaises, il frotte une allumette. Il passe dans la cuisine ; là la toile cirée est jetée par lui sur les bancs, et sur les chaises qui sont en paille. Et il a voulu enfin passer dans la chambre de Rouge, mais une grande flamme qui charbonne à sa pointe s’est dressée tout à coup entre la porte et lui : il n’a eu que le temps de faire un saut en arrière. « Et, pour nous autres, disait-on, n’est-ce pas, cette invitation, avait été surtout l’occasion d’un petit divertissement et d’un peu de variété ; parce qu’on s’était dit : « On demandera au bossu de jouer et, elle, il paraît qu’elle danse ; » on ne savait rien de plus. Gavillet n’était pas très content, mais il ne l’a pas laissé voir. Il descend.de la tribune avec ses musiciens. Elle, ils lui ont dérangé les cheveux avec une couronne qu’ils voulaient lui mettre sur la tête. On voit qu’elle a les cheveux pleins de brins de mousse, pendant qu’on rit et ils lui tendent une rose en papier, puis on voit qu’elle perd son châle. Elle était à présent dans le milieu du pont de danse : là il s’était mis à faire nuit avant six heures, en plein mois d’août, comme par la plus sombre nuit d’hiver. On a vu seulement encore ses épaules et ses bras, une fois que le châle avait été tombé, mais on le lui ramasse. Elle prend la rose. « L’électricité ! l’électricité !… Eh ! là-bas, l’électricité, » parce que les commutateurs étaient dans l’auberge… Elle s’était piqué la rose de papier dans les cheveux au-dessus de l’oreille… « L’électricité ! » un coup de tonnerre. On n’y voyait plus, on ne s’entendait plus. On se faisait un porte-voix avec les deux mains… « L’électricité !… Ah !… » Mais, alors, moi, j’ai été pris dans la poussée. On se poussait vers elle ; de tout côté on se poussait. Et c’étaient encore ces coups de tonnerre. Les éclairs perçaient jusqu’à vous malgré l’éclairage ; ils paraissaient tout éteindre par moments pendant qu’on recevait le coup dans la figure, dans le derrière de la tête, sur le côté de l’épaule. On n’a plus bien su où on en était. Et, moi, je suis encore poussé, mais j’étais pris derrière ce premier rang, et entre ce premier rang et un second ; alors on ne pouvait pas voir le bossu, parce qu’il devait être assis. On ne le voyait pas, vu sa petite taille et que, n’étant pas très grand déjà quand il était debout, maintenant il était entièrement caché sur son banc par les personnes qui se trouvaient devant lui. Et elle, c’était seulement entre les têtes. C’est par moments, par apparitions. Elle vous était rendue, elle vous était ôtée. Un éclair ; ensuite il semblait que le toit du pont de danse venait en bas ; elle, elle passe entre les têtes, puis repasse. On a raconté depuis qu’à ce moment le bossu avait ôté son chapeau et l’avait posé à côté de lui ; il l’a montré de la main, il ne jouait pas encore. Il semblait attendre. C’est ceux du premier rang qui ont compris les premiers, ayant pu voir tout le manège. Ils ont compris, ils riaient. Elle, il semblait qu’elle attendît aussi, puis elle montre elle aussi le chapeau (c’est du moins ce qu’on a raconté) ; alors une première pièce y tombe. Mais les gens des autres rangs, ayant compris à leur tour, ont crié : « Et nous ? » Ils avaient préparé leur monnaie, ils ne pouvaient pas arriver au chapeau. Ils tenaient leur pièce dans la main, mais ils avaient beau se hausser sur la pointe des pieds, le chapeau se trouvait être placé trop bas. Alors ils crient : « Passez-le nous. » On s’amusait. On criait : « Passez le chapeau. » Alors elle l’a pris. L’accordéon s’était mis à jouer, paraît-il ; on ne l’entendait pas. Elle a commencé à faire le tour du cercle, pendant qu’on continuait à se pousser vers elle, et en même temps on s’écartait de devant elle quand elle s’avançait vers vous ; ainsi les uns allaient en avant, les autres allaient en arrière. Elle tendait les bras ; des brins de mousse pendaient toujours à ses cheveux. On lui jetait des pièces d’un franc, de deux francs. Ça craque tout à coup. Ça craque. Tout le monde fouillait dans ses poches. Mais voilà alors l’électricité qui vacille et s’est amaigrie dans les ampoules dont le filament devient visible et à présent… A présent c’était du côté du lac, c’est quelqu’un qui se retournait… Et, là-bas, parmi les éclairs, il y en avait un qui durait. Dans le bas du vallon, il y en avait un qui ne voulait plus s’éteindre. Il reste fixé dans le bas du ciel ; il y est, il y est encore ; c’est alors qu’on a entendu la cloche du feu… » Les uns avaient couru au village chercher la pompe ; d’autres avaient pris par le chemin qui descend le long de la Bourdonnette. Ceux-ci étaient sur le chemin et le voyaient marqué devant eux par l’éclair ; puis le terrain était ôté de devant eux, alors ils mettaient le pied dans le vide. Puis le terrain est refait ; ils en profitent vite, mais ils glissent, ils tombent en avant. Ils ne sentaient plus qu’il pleut qu’à de l’eau qui leur coule le long des reins et, quand ils ouvrent la bouche, ils en avaient plein la bouche. Ils glissent, ils tombent en avant, buttant à la nuit qui est revenue en travers du chemin comme s’il y avait eu un éboulement de la colline, mais ils s’appellent l’un l’autre ou ils se tirent par la main ; et, en même temps, il y avait toujours, derrière les rideaux de l’eau dont elle faisait briller les fils, la même grande lueur vers laquelle ils n’ont eu qu’à tenir les regards tendus et le corps va à leur suite comme le long d’un cordeau. Ils arrivent au ravin, ils dégringolent dans les buissons. Et ils débouchent finalement sur la grève, tandis qu’on entendait toujours la cloche sonner au feu, entre deux coups de tonnerre, deux éclairs. La pompe n’était pas encore là ; ils ont vu que, de toute façon, elle arriverait trop tard. Et, en effet, quand elle est arrivée, ils ne l’ont même pas mise en batterie, encore que l’eau ne manquât point. Il ne restait déjà rien du hangar ; quant au reste du bâtiment, les quatre murs de brique étaient seuls encore debout, tandis que de l’amas des poutres écroulées à l’intérieur, une fumée noire s’élevait, remplaçant la lueur des flammes. On arrivait maintenant de partout, rien à faire : on ne pouvait que regarder. Et ceux qui venaient du village comme ceux qui étaient venus de la Fleur-de-Lys sont restés là sans plus bouger (le vent avait beaucoup perdu de sa force, les vagues aussi, et le tonnerre s’éloignait). C’était maintenant dans l’air gris, sur l’eau grise, une fine pluie grise ; et au milieu ça fumait noir. Ils se tenaient là, ils se tenaient autour de ce qui restait des bâtiments ; ils n’ont rien dit d’abord, puis on entend la voix de Milliquet : – Ça devait finir comme ça ! Il était arrivé derrière la pompe ; il parle tout haut et un des premiers. Il avait les mains dans les poches, il avait sur la tête une toile de sac qui lui faisait un capuchon pointu. – Et puis, lui, où est-il ? Et elle ?… C’est alors que Rouge est paru, mais pas elle. Rouge est paru, mais elle n’était pas avec lui. Il était avec Décosterd ; les deux hommes venaient seulement d’aborder. Ils ruisselaient par tout le corps, les cheveux collés sur le front, sans casquette, le pantalon plaqué aux cuisses ; puis ils sont là dans la petite pluie, et Rouge était allé devant et Décosterd avait suivi. Ils sont venus les deux du côté du levant ; Rouge n’avait pas l’air de comprendre. Rouge ne disait rien, Décosterd non plus. C’est Milliquet qui recommence : – Ah ! te voilà, toi ; alors quoi ? est-ce que ça t’étonne ? Tout le monde se taisait. – Non, je vois que ça ne t’étonne pas ; seulement elle, où l’as-tu mise ? Rouge n’avait rien répondu. – Ah ! bien, ça c’est le comble ! Alors quoi ? vieux malin, tu l’as laissée filer ?… On a vu Rouge baisser la tête. D’abord il regarde Milliquet comme s’il allait se jeter sur lui ; ensuite on voit que les bras lui tombent le long du corps, et toute sa nuque cède. Quelque chose se dénoue dans son cou, la tête lui va en avant. – Il faut croire qu’elle ne se plaisait guère avec toi, et ça te la coupe… Parce qu’il se sert de ce mot ; il ricane, il disait : – Bon, ça va bien, me voilà vengé !… On avait entouré Rouge, parce qu’on avait eu peur d’abord qu’il ne fît un mauvais coup ; on a eu vite fait de voir qu’il n’y pensait même pas. On a eu vite fait de voir que, même s’il y avait pensé, il n’en aurait pas eu la force ; et c’est alors que cette autre voix est venue, cette autre voix s’élève sur l’eau, luttant difficilement contre son bruit : – Eh ! là-bas, le vieux… On riait sur les vagues ; elles avaient déjà beaucoup diminué de force et de grosseur : – Eh ! le vieux, tu me reconnais ? C’était le Savoyard. Il avait attendu que Rouge eût abordé ; il lui avait pris son bateau. Et on comprend encore quelque chose qui a été crié : – … Par la poste… On te le renverra par la poste… Un éclat de rire ; lui ne bouge pas. Il semble qu’il ne va plus bouger jamais et qu’il va rester là jusqu’à la fin du monde, pendant qu’on se taisait, nous autres ; on faisait cercle autour des poutres qui fumaient. Elles avaient fumé noir ; à présent, elle fumaient blanc… Alors est-ce bien elle encore qui est ici, un petit moment ? Ils n’étaient plus que ceux qui étaient restés sur le pont de danse, Maurice, Alexis, Bolomey, la petite Marguerite, Chauvy, le reste des assistants ayant couru au feu ou ayant été se réfugier à l’auberge. L’électricité s’était éteinte définitivement. Ici, on était dans le vent ; ici, on était dans les éclairs. Ici, on était dans le vent, dans les éclairs, dans le tonnerre, : et le tonnerre grondait continuellement. C’est tout au plus si, par moments, et à de longs intervalles, une note ou deux ou encore un accord vous arrivent, puis on n’entend plus rien. Lui, on ne le voit plus ; elle, on ne la voit plus. La nuit vous tombe sur la tête et autour des épaules comme le drap noir des photographes ; puis elle paraît, elle est rose ; elle est montée sur une table. On la voit, on ne la voit plus. Ils ne sont plus que cinq ou six : elle est toute rose du dos et des jambes ; elle a ce côté-ci des bras et les coudes qui sont roses. Elle est rose, elle n’est plus. Et alors Alexis a pensé sans doute que le moment était venu, il se porte vers Maurice, il le manque. Il le cherche de la main devant lui sans le trouver. Puis Maurice est de nouveau là ; Alexis a le temps de viser à son épaule, il lui met la main sur l’épaule,– bien que Maurice soit de nouveau disparu : « Ecoute, Maurice, il te faut aller lui dire de venir, c’est le bon moment, l’orage va passer… Le bon moment pour l’emmener, Maurice, sans quoi le monde va revenir… » Mais Maurice ne semble pas entendre, il regarde. Elle est là, elle n’est plus là. Elle est toute rose par-devant, elle est toute rouge sur la bouche. « Maurice !… » Maurice ne répond pas, il n’a pas bougé. Le vent vient, il claque sous la toiture. La nuit dure, les éclairs s’espacent ; ils sont maintenant au-dessus du toit. Nuit, – non, parce qu’elle est là, elle a de nouveau été là ; elle tient les deux bras levés, la rose lui tombe de l’oreille. « Maurice !… » Puis on entend quelques petites notes grêles qui sont égrenées, semblent s’éloigner, reviennent, s’éloignent de nouveau ; et où est-ce qu’il est, le bossu ? on ne le voit pas, l’instrument non plus, ni d’où le son sort, parce qu’il a changé de place ; mais elle a été de nouveau portée en l’air. L’éclair l’y peint, elle lève les bras. Elle lève encore les bras ; puis elle est sans bras, puis elle est sans corps, puis elle n’est plus ; alors un dernier coup de tonnerre a fait un moment que tout cesse d’être ; puis elle cesse d’être aussi, et quand l’éclair revient, elle n’a plus été là… – Vas-y vite Maurice, personne ne nous verra… Dépêche-toi… Mais Alexis tout à coup s’arrête. Une petite lueur grise avait recommencé à se glisser entre les piliers de bois sous les guirlandes ; on voit les guirlandes, et tiens, c’est vrai, on est sur le pont de danse. On voit entre le mur de planches et le toit des choses qui sont en train de revenir s’y mettre : l’herbe mouillée, les arbres, leurs troncs ; vaguement, pas encore bien marqués, comme au commencement du monde. C’est une chose, puis c’est une autre chose ; on n’est pas encore très sûr d’elles ; on les regarde longuement. C’est comme si le monde recommençait à être et il n’est plus le même qu’avant. Maurice alors regarde avec lenteur et étonnement autour de lui, puis il la cherche des yeux, elle ; il voit qu’elle n’est plus là. On voit le banc sur lequel le bossu était assis, il n’y est plus. Et on voit la table où elle était (ou bien si c’est un rêve qu’on a fait, parce qu’elle n’est plus sur la table). Ni à côté, ni nulle part. Et Maurice regarde, puis il part en courant. – Maurice, où vas-tu, eh ! Maurice… Il n’entend pas. Il est dans une petite pluie grise qui pend partout entre l’espace et vous. Il y a du brouillard, les arbres s’égouttent. On l’appelle encore, il court plus vite. Il va du côté de la route ; il arrive à la route, il ne la voit pas non plus sur la route. C’est qu’on ne peut rien distinguer à plus de quinze pas devant soi, mais c’est peut-être aussi qu’on s’est trompé de direction, quand maintenant la cloche du feu s’est tue, le vent s’est tu également, le tonnerre au lointain ne s’entend plus qu’à peine, oh ! c’est partout un étrange silence ! Et là-dedans l’égouttement des arbres, tandis qu’on ne voit toujours rien nulle part ; l’égouttement des arbres, pendant qu’il se retourne, puis c’est comme si on venait derrière lui ; et, en effet, on vient, mais ce n’est pas celle qu’il cherche… Il a secoué la tête. On continue à l’appeler de dessous le pont de danse, où maintenant les garçons sifflent de toutes leurs forces entre leurs doigts, ne pouvant plus l’apercevoir, ne pouvant plus être aperçus de lui ; – et elle, il l’a bien vue, la petite Emilie, il n’a pas pu ne pas la voir, tellement elle s’est rapprochée, sa robe collée aux épaules, son grand chapeau de paille aux ailes qui lui tombent sur les côtés de la figure ; il n’a pas pu ne pas l’entendre : – Maurice, c’est moi… Tandis qu’elle baisse la tête, elle se tient là les mains jointes, elle a joint sur sa jupe ses petites mains brunes qui sont toutes mouillées ; mais ce n’est pas elle qu’il cherche. Et, elle, elle attend, elle attend encore, mais voilà déjà qu’on s’en va. Elle entend les pas qui s’éloignent ; les pas s’éloignent toujours plus… FIN