Le village dans la montagne Comme le soleil donne fort, une première tache brune vient d'apparaître, tout à coup. Et d'en haut la chaleur descend et agit avec sa belle flamme claire, mais d'en bas, de dessous la neige, il semble que la terre elle aussi s'aide, étant impatiente après son long sommeil d'hiver. Cependant de tous les côtés, qu'on regarde vers en haut, qu'on se tourne vers en bas, on ne voit rien que du blanc, tout est recouvert : dessus un ciel tout bleu, posé sur les arêtes, comme le toit sur la muraille. Et tout est bleu et blanc, il n'y a qu'ici cette tache brune qui sort, puis qui s'élargit peu à peu, et au bord il se forme une mince croûte de glace où roulent une à une comme des perles d'eau. On s'étonne de cette vieille herbe de l'automne qui se montre ainsi, de nouveau, ayant été cinq mois ensevelie, toute rase, de couleur sale, pareille à un tapis usé. Pourtant déjà, dans les petites racines cachées, on sent comme un peu de vie qui travaille et en elles aussi une impatience, à cause du soleil qui vient ; et que s'il dure un peu, ce soleil, elles vont bouger et s'encourager à une pousse verte, donnant le bon exemple. Car déjà, à côté de la première plaque, une deuxième paraît, et ce coin de pré est tout tacheté de noir et de blanc. Làbas près du village, voilà ces taches aussi, une ligne noire qui est le chemin, du roux qui est non pas les toits, mais les belles parois en poutres de mélèze, le dessin des barrières qui percent alentour, un mur plus gris qui reparaît. C'est, après l'immobilité, des petits mouvements partout ; l'eau de la neige qui ruisselle, et à présent dans le chemin, sur la pente entre les chalets, brille en petits rubans d'argent ; la neige qui tombe des toits et s'écrase devant les portes comme des paquets de linge mouillé ; les maisons qui se sont ouvertes et on entend depuis dehors le bruit des voix dans les cuisines, on entend qu'on casse du bois ; des hommes partout vont et viennent, étant sortis de leur prison. Mais la montagne surtout est belle. Par-dessus la vallée profonde, où l'ombre demeure amoncelée, on la voit de toute part se lever dans l'air très pur. Et, se débarrassant d'une dernière brume comme on rejette loin de soi un triste vêtement, elle se réjouit d'être ainsi offerte aux regards, toute vêtue de velours et de soie, avec de grands plis nuancés, des cassures à reflets, des ornements d'or et d'argent ; avec, dans le bas de sa robe, brodés de fils gris, les bois de mélèze, brodés de fils noirs, les bois de sapin. Quelque chose dit dans l'air : « Il faut vivre. » A quoi un homme qui sort de sa maison répond : « Il fait chaud » ; et un paquet de neige tombe encore du toit. On peut ôter les gilets épais en grosse laine tricotée ; la sueur commence à piquer à la peau. Et puis la neige fond toujours, et, vers le soir, les plaques s'étant rejointes, tout un morceau de pré est découvert. Cela se fait lentement, mais avec sûreté. Et il y a bien les arolles qui n'ont pas été dépouillés, mais le mélèze qui a laissé passer la neige à travers ses branches nues, l'oiseau qui a eu froid, toute plante et la pierre même, et l'eau longtemps prisonnière, tout est impatient de la saison qui vient. Car là-haut l'hiver est plus dur encore qu'ailleurs, quoique éclairé souvent et illuminé de belles journées, à cause des chemins fermés, des chambres où on est à l'étroit, des amoncellements de glace derrière les chalets. Il y en a encore des gros tas, et malgré le soleil, à peine, le soir venu, ont-ils diminué ; on voit qu'il faudra un long temps. Demain s'il fait de nouveau chaud, il se fera un progrès, puis un autre. Seulement il souflle de nouveau un vent qu'on n'aime pas. A présent que l'ombre remonte, et en même temps que l'ombre, il y a les brouillards qui montent ; ils se préparent au fond du grand trou noir qui est la vallée ; tout à coup on les voit sortir, et c'est d'abord une bouffée blanche, bien légère, bien transparente, qui peu à peu s'étale et traîne et se déchire aux pointes des sapins, comme un voile de mousseline ; puis encore une de ces bouffées, mais déjà plus épaisse, et qui cette fois reste en boule et semble rouler sur la pente ; puis c'est un vrai nuage qui s'abat et qui cache tout. La nuit est venue soudain. On se dit qu'il va neiger de nouveau. Il neige en effet, parce qu'il y a des signes qui ne trompent pas. Il neige et, au matin, c'est gris au ciel ; et par terre, aux places découvertes, on voit comme une couche de farine ; et sur la vieille neige, à sa plus grande pureté, la neige nouvelle ; et là, sur les pieux qui soutiennent la barrière, comme des petits bonnets. Est-ce que tout est à recommencer ? C'est ainsi ; pour que le printemps se fasse, il faut de ces mauvais retours. Du beau soleil, puis de la neige, avec le froid. Du brouillard, de nouveau de l'ombre ; et ensuite encore du soleil. Enfin tout à coup des souffles chauds qui passent et la grosse pluie qui emporte tout. Et il coule de l'eau partout à présent, et le ravin est tout labouré par un grand flot sombre qui se lance en avant, rebondissant, roulant des pierres, avec une rumeur terrible. Du fond de la vallée, il monte aussi un bruit, c'est la rivière délivrée ; et tantôt ce bruit, que le vent apporte, semble venir de tout près ; tantôt il est lointain et doux ; même quelquefois on ne l'entend plus. Il a glissé des avalanches. Quand on lève les yeux, en haut sous les rochers, on voit leurs larges traces noires. Mais déjà, en bas dans les prés, dans l'herbe qui redevient verte, une anémone va s’ouvrir. II Ceux qui sont descendus en Carême faire leurs vignes (et c'est presque tout le village) remontent aujourd hui. Ils ont mis le bât au mulet, fait les paquets, rempli la hotte ; ils sont partis de bonne heure, le matin. Chargés comme ils sont, et nombreux, avec les enfants et les femmes, ils ont tout un jour à marcher. Ils doivent d'abord traverser la plaine et passer le fleuve sur un pont de bois ; là tout à coup se dresse devant eux un très haut mur fait de rochers et d'éboulis, où s'en va la route qu'ils suivent. Premièrement, elle coupe la pente en travers, puis tourne et monte peu à peu par une quantité de lacets. Et rapidement la plaine au-dessous de soi s'enfonce, fuit de haut en bas et se découvre dans toute son étendue, avec dans les rocailles rousses un petit lac très vert. Il faut presque deux heures pour arriver jusqu'à l'entrée de la vallée. Du moins là où l'homme passe ; car, taillant dans l'épaisseur de la montagne, tout au fond d'une gorge, entre deux parois lisses, la rivière s'est fait un chemin à elle. A droite, le vide s'ouvre ; un pré descend, soudain coupé, et là, sur le bord, un buisson encore se penche, puis plus rien, sinon de l’autre côté, un rocher nu, crevassé qui se dresse ; et des profondeurs monte un grondement. Mais la route déjà s'est engagée dans la vallée. Au-dessus, le ciel, découpé en longueur par les hautes crêtes rocheuses, semble un autre fleuve plus large, avec les nuages qui passent, tellement qu'il semble, lui aussi, couler d’un mouvement très doux et lent. De là-haut les deux versants s'abaissent toujours plus rapprochés, blancs d'abord de vieille neige, puis gris puis jaunes ou d'un vert clair, dans le bas tout noirs de forêts. La route maintenant va presque à plat ; et poursuit en avant avec une patience têtue, accrochée par place à des parois, pendue à des ponts de maçonnerie (on les appelle des pontis), perçant parfois des avancements de rochers, ou bien comme rampant à travers les grands dévaloirs où l'hiver les troncs rebondissent ; et pliée nécessairement à tous les détours du versant qu'elle longe, mais jamais rebutée, s'enfonçant toujours plus. C'est là qu'ils vont maintenant, cheminant par familles. Elles sont nombreuses. Il y a le mulet, les vaches, les cochons, les chèvres. Sur le mulet sont des sacs, avec les habits et le linge, un ou deux pains, un quartier de fromage, la marmite, la casserole, un peu de foin noué dans une serpillière, tout cela entassé et qui balance au mouvement du bât, tout cela attaché de cordes. C'est la femme qui mène les vaches ; elles vont avec leur gros ventre gonflé, s'arrêtant à brouter la première herbe en touffe sur le bord du chemin. Une fille va avec le cochon. Avec la chèvre, une autre fille. L'homme marche à côté du mulet, portant la hotte, la grosse hotte large et ventrue de là-haut, et toute pleine, et lourde ; et les grands garçons aussi ont la hotte, quelquefois avec le barot dedans (c'est un baril plat de trente-cinq litres), quelquefois avec un petit enfant debout dans le fond qui se tient des deux mains aux rebords d'osier. Les petites sœurs suivent, et les petits frères, ayant les unes de grandes jupes, et des bonnets tricotés de couleur ; les autres des pantalons longs et des bonnets en poil de bête, ou bien encore, posé sur le chapeau de la semaine, celui du dimanche pour le préserver. Puis il y a les vieux à barbe ; il y a aussi les vieilles ; la plus vieille de toutes est la femme au sceautier, qui est mort il y a bientôt quinze ans, et elle a huitante-huit ans. Celle-là d'avoir trop fauché et arrosé de nuit, d'avoir trop été aux grands froids, et d'avoir eu quatorze enfants, est restée voûtée et nouée et toute pleine de douleurs ; on l'attache sur un mulet. Elle est là affaissée, avec les mains qui pendent. A chaque pas sa tête branle, tout son corps penche de côté ; et ce qu'il y a dans cette tête, sous les yeux éteints et cette peau noire, toute en plis, qui peut le savoir ? depuis le temps et le temps qu'elle fait cette même route ; et que ces mêmes choses passent qu'elle n'a peut-être jamais regardées, que ce même petit bruit de la sonnaille de la vache se fait entendre, que ces mêmes petits-enfants et arrière-petits-enfants sont autour d'elle. Elle a le cœur fermé à tout. Ils s'en vont ainsi ; plus ils avancent, plus ils s'éparpillent, les uns allant plus vite, les autres plus lentement, certains s'arrêtant, le cochon tirant sur sa corde, les chèvres s'étant écartées ; on voit les groupes s'espacer, puis qui se rapprochent, et qui se rejoignent et se séparent de nouveau. Et il y a là-dedans, tout parmi, quelquefois des chars peints en bleu, qui appartiennent aux gens de la vallée, lesquels déménagent aussi. Ceux qui ont des chars sont perchés dessus, deux ou trois assis sur le siège, les autres parmi le bagage, tandis que le mulet tire péniblement ce lourd poids de gens et de choses ; mais à présent qu'on va à plat, on avance pourtant plus vite. On entend là-bas un garçon hucher, une fille qui lui répond ; ils s'appellent, on rit. Mais voilà tout à coup un nouvel arrêt qui se fait d'un bout à l'autre de la bande ; c’est qu'à un passage plus étroit, un char qui descendait a croisé un de ceux qui montent, et ils n'ont pas la place pour passer de front ; alors il faut que l'un recule, pendant que l'autre essaie d’avancer. A un certain endroit ils quittent la route. Il y a là une espèce de baraque de planches, où l'été on vend à boire. Le sentier tire à droite ; quand on lève les yeux, on aperçoit, droit au-dessus de soi, une nouvelle pente très raide et rousse d'aiguilles tombées, habillée de petits pins noirs ; il grimpe, ce sentier, vers le second étage des hauteurs, où ils trouveront le village, mais tout là-haut, parmi le ciel, où un rocher blanc en longueur marque sa place, caché qu'il est sur le replat. Les chars bleus ont continué, disparaissant déjà au tournant de la route ; eux, ils ont pris par ce sentier. Déjà on sent passer et tomber par bouffées l'air plus frais des sommets ; le grondement de la rivière diminue peu à peu ; de nouveau sous eux, les choses s'enfoncent : la route comme un ruban, qu'on suit au loin se déroulant, la petite maison de planches qui n'est plus rien qu'un toit qui se diminue dans la profondeur, tout le fond de la vallée, qui se rétrécit, mais très lentement, tandis qu'ils s'élèvent avec peine, parce que la fatigue est venue aux bêtes ; les vaches sont appesanties, le mulet grimpe par saccades, s'arrêtant, repartant, et puis s'arrêtant de nouveau, le cochon résiste et grogne ; seules les chèvres sont encore vives parce qu'elles aiment, sous leurs fins sabots, les pierres qui roulent, les escarpements. Dans le ciel qui est clair, de temps en temps passe un nuage, tout proche déjà, tellement qu'il semble qu'en levant la main on le toucherait. Il est là, qui glisse mollement, hésite à une crête, pend à une pointe de rocher. Puis il y a un souffle et le voilà gonflé qui se relève et flotte, et puis lancé en l'air qui s'en va, toujours plus petit. Derrière eux, s'ils se retournaient, ils verraient sortir, comme une frange au-dessus des montagnes bleues, de l'autre côté de la plaine, les glaciers qui brillent au soleil, peu à peu sortir et grandir ; et à leur gauche aussi d'autres sommets pierreux ; et à leur droite encore, parce que la vue augmente toujours. Et ainsi sous eux s'élargit le monde, à mesure qu'ils montent plus haut. Cependant, ils sont déjà un peu chez eux sur le sentier parce qu'il ne mène nulle part ailleurs qu'au village ; on peut maintenant aller comme on veut ; alors c'est la débandade. Il y a des grosses racines qui percent par endroit parmi la terre sèche et les quartiers de roc et font comme des escaliers ; il y a le soleil qui tombe par plaques roses ; les chocards qui crient dans les branches et s'envolent soudain avec un grand claquement d'ailes, et l'air toujours plus frais qui a comme un parfum qu'ils reconnaissent bien ; et les hommes sont déjà arrivés aux mayens qu'ils ont sur un replat de prés, à mi-chemin de la montée, que les plus en retard sont encore presque à la route. Ces mayens, c'est quinze ou vingt petites maisons ; là, généralement, ils s'arrêtent pendant une heure ou deux pour se reposer. Le père a sorti la clef, la serrure grince. Sur le foyer, la cendre de l'automne précédent est blanche ; on rallume un peu de feu, on donne du foin au mulet ; et tous ceux qui sont restés en arrière, les uns après les autres arrivent ; on mange un peu de pain et de sérac, tandis que les vaches cherchent le long du bisse, où l'eau est revene, s'il y a un peu d'herbe verte. La neige n'est pas loin ; dans la forêt encore nue, c'est d'abord des petites taches très espacées, qui, plus haut, aux places à l'ombre, s'élargissent, se rejoignent. Il faut de temps en temps se chauffer les doigts à la flamme. Comme on est bien, on ne voudrait plus s'en aller. Pourtant, l'après-midi s'avance, et le soir sera bientôt là ; c'est le moment de repartir, ils rechargent leurs hottes, ils remettent le bât au mulet. Et on va monter toujours aussi raide, à travers ces rochers qu'on apercevait de la route, qui sont à présent tout voisins. Cela dure. On ne sait plus si la vieille Catherine dort ou bien si elle est éveillée, mais elle ne fait pas un mouvement. Debout, dans sa hotte, la petite Félicie s'est mise à pleurer. Heureusement que le village n'est plus loin, ils y seront dans trois quarts d'heure. Déjà, on arrive aux premiers arolles, tandis que les mélèzes deviennent plus petits et maigres, la couche de terre s'étant amincie. Il passe toujours des nuages, toujours plus rapprochés ; on ne sait plus si c'est des nuages ou du brouillard. Le soleil va se coucher, sa boule glisse par petites secousses, pas encore très bas dans le ciel ; mais la grande montagne se hausse à sa rencontre, et elle l'attend avec son arête tranchante. Elle l'a mordu, elle a coupé une tranche dedans, comme un couteau dans une miche ronde. Alors ils vont encore un bout ; à un moment, une fois de plus, le chemin tourne. On prend ce tournant et voilà, à gauche, au-dessus de soi, le grand calvaire avec le Christ au flanc percé qui saigne ; un petit peu plus loin, le village se montre tout à coup. III Sur la pente verte très raide, sans un arbre, avec en haut un bois tout en longueur, et dans le bas une ravine, c'est une grande tache brune ; l'église fait à côté une petite tache blanche. Partout, sur la pente verte, des petites lignes vont horizontalement, comme des rayures à une étoffe. Le long de ces lignes, à égales distances, sont des pierres blanches posées, tandis qu'allant d'une ligne à l'autre, de haut en bas, il y a comme des petits traits : c'est les rigoles pour l'eau ; et, ces pierres, on les met en travers des rigoles afin de les faire déborder, tantôt à une place, tantôt à une autre. Alors tout autour, au-dessus des prés et des derniers bois, montent les pâturages, déjà pierreux par place, semés de points qui sont les rocs qui ont roulé, et au-dessus encore, assis en rond dans le ciel, les sommets tantôt plats, tantôt pointus et ruineux, avec les longues crêtes grises, qui, allant de l'un à l'autre, les font se tenir entre eux. Ils ont pour un village besoin d'abord de deux choses : l'herbe et l'eau. L'eau, ils l'ont en abondance, et, grâce à elle, ils ont eu l'herbe ; mais elle est pour les vaches, et eux, les hommes, ont aussi besoin de se nourrir ; c'est pourquoi on voit au-dessous du premier village, à un étage plus bas, un autre plus petit village, et si on va un bout sur le chemin, bien au-dessous, un autre deuxième ; et plus bas encore, un troisième, et ainsi jusque dans le fond de la vallée. Et le deuxième est surtout fait d'anciennes maisons en ruines, d'écuries pour le bétail, de fenils et de raccards, mais les autres sont des mayens, comme on les appelle, où il y a des chambres et où, en certaines saisons, on vient habiter parce qu'autour, à des endroits bien exposés, ils peuvent cultiver le blé, ils ont là des prés plus gras, des jardins ; et ils viennent faucher ce foin, cueillir ces légumes, couper ce blé. D'ordinaire, les mayens sont au-dessus du village ; ici, ils sont au-dessous, parce que le village est bâti très haut. Il est à près de deux mille mètres. Du village à ces mayens et à ces granges isolées, qu'ils ont partout, ils vont et viennent tout le temps, étant nomades. Il y a même des temps où le village est tout à fait désert. Même, au temps de la vendange, ils descendent jusqu'à la plaine, ayant des vignes là en bas et là en bas un autre dernier petit village à eux. La moitié de leur vie se passe sur les chemins. Mais c'est pourtant au village d'en haut, autour de leur église, qu'on les trouve le plus souvent ; c'est là qu'ils sont vraiment chez eux, là ils se marient, là ils meurent. Il n'y a de pierre que la maison du bon Dieu, les autres sont en bois. Elles sont petites, serrées, toutes tournées vers le soleil, et elles sont noires, étant vieilles. Sous leurs toits avançants et leurs bonnets bleus de fumée, leurs petits yeux brillants regardent. Ou bien quand le soleil sort, de dessous les poutres du mur, paraît lisse et blanc, tout à coup, le soubassement passé à la chaux où est la porte de la cave. Elles se ressemblent toutes, avec un air de parenté, étant seulement un peu plus petites ou un peu plus grandes. Comme elles se sont serrées autant qu'elles ont pu, il n’y a entre elles que d'étroits passages, où donne l’escalier, construit sur le côté. On arrive donc, et le chemin devient une espèce de rue très étroite, où passe tout juste un mulet chargé. Elle s'en va tout de travers, toute tordue par des façades qui avancent ou bien qui reculent. Elle n'est point pavée ; seulement, de place en place, une pierre qui était enfoncée dans la terre, sous le frottement des pieds est ressortie, faisant saillie, et partout autour, dès qu'il pleut, il se forme une boue épaisse. On va donc comme dans un gué en sautant d'une pierre à l'autre. D'un côté de la rue, par l'effet de la pente, les maisons sont en contre-bas, montrant seulement leur toit ; de l'autre, au contraire, elles se dressent tout entières, et semblent d'autant plus hautes. On distingue les poutres, avec leurs nœuds et leurs fissures. Elles sont faites en beau bois de mélèze qui est rouge, quand il est fraîchement coupé, mais noircit vite ; on distingue aussi comment elles sont fixées, s'emboîtant l'une dans l'autre, s'entre-croisant dans le bout. Et ce bout était autrefois tout orné de petites entailles rondes, mais à présent l'usage s'en est perdu. On trouve d'abord la fontaine qui est creusée dans un gros tronc, où on voit toujours des femmes qui lavent. A côté il y a le four qui ouvre à l'air sa gueule noire dans un tas de pierres qui penchent, mal maçonnées ; c'est là qu'on cuit ces pains de là-haut, noirs et durs. Un peu plus loin il y a la chapelle, elle est blanche et toute petite, elle servait du temps où l'église n'était pas bâtie ; à présent elle ne sert plus. Elle a bien toujours une petite cloche pendue dans une espèce de clocheton, qui branle tout entier et craque, sitôt qu'on commence à sonner, mais à présent, dans la chapelle, ils mettent les cibles pour les exercices de tir, la pompe, la civière ; et les araignées sont venues qui ont fait leurs toiles au plafond. Cette chapelle, ce four, la fontaine, c'est à peu près tout, ils n'ont pas besoin d'autre chose. Tout le reste du village, c'est des maisons. Elles se suivent le long du chemin, un peu penchées, s'appuyant de l'épaule comme si elles avaient sommeil, avec encore des vitres à résilles de plomb, par-ci par-là, leurs deux ou trois étages, leurs rangs de petites fenêtres ; et puis des raccards par derrière, qu'on aperçoit aux intervalles, encore plus branlants, plus penchés. Il y a des petits enfants un peu partout assis ou qui se roulent par terre ; on voit par les portes ouvertes dans l'intérieur des cuisines, et c'est des fois un escalier avec un haut perron de pierre où un homme se tient debout, mais des montagnes tout est caché, et rien non plus ne se voit du ciel qu'en haut, entre les toits, un autre petit chemin bleu. Alors on arrive à la maison du juge, la plus belle de toutes, qui se distingue aussi par un arbre planté devant, le seul qu'on trouve dans le pays, à part les mélèzes et les arolles, et qui est un thymier et porte à l'automne des petits grains rouges avec quoi on fait des colliers. Puis, tout à coup, les pentes reparaissent, les pâturages, les rochers : c'est qu'on est arrivé au bout du village. Il cesse soudain, point de maison isolée ; les vents sont trop forts, elles auraient peur, et peur aussi des grandes neiges. Elles ont fait entre elles comme une alliance, se prêtant aide et protection. C'est donc là qu'ils vivent, mais de ces maisons ils n'ont pas chacun la sienne ; ils ont seulement chacun un étage, dont ils sont propriétaires, qu'ils peuvent vendre et acheter. Chaque étage est fait d'une cuisine et d'une chambre où toute la famille loge, ils y sont quelquefois six ou sept et même souvent il n'y a qu'un lit. Mais ainsi on est plus au chaud. Et depuis quand ils sont ici, personne ne s'en souvient plus. Peut-être qu'il y a eu dans les temps très anciens un écroulement de montagnes, un débordement de rivière qui les ont chassés du fond des vallées, ou bien est-ce que c'est des invasions de barbares ? Ou bien, au contraire, est-ce que c'est eux les barbares, comme on a dit, avec leurs faces jaunes, en effet quelquefois, et des nez un peu plats entre des pommettes saillantes. Ou bien est-ce simplement qu'en bas ils n'ont plus rien trouvé à manger, et qu'ils ont été là où la place était libre. Personne ne peut plus le dire. Il ne reste que quelques papiers, qu'on tient enfermés dans un coffre et qu'on a de la peine à lire, un nom et parfois une date à une poutre de plafond. Ils sont ce que la montagne les a faits, parce qu'il est difficile d'y vivre, avec ces pentes où on s'accroche, avec un tout petit été au milieu de la longue année et comme un désert autour du village. On va sur les chemins longtemps sans rencontrer personne. Et en bas dans la plaine, autour des maisons, il y a une terre grasse, pleine de légumes et de fleurs, il y a des vergers avec tous les fruits de l'automne, quelquefois un chemin de fer ; et du clocher on voit deux ou trois autres clochers. Il y a aussi des voitures, avec des roues, et des chevaux qu'on attelle devant et on claque du fouet, et ils partent trottant, secouant leurs grelots, heureux de l'odeur des luzernes ; eux, ils sont tout près de la roche et elle est avare même de ruisseaux. Pourtant ils sont là et ne bougent pas. Ou bien ceux qui en bougent, — ils sont nombreux nécessairement, la terre étant pauvre, et s'en allaient au service étranger, ou bien dans la garde du pape, et maintenant vont en service dans les hôtels, — ceux-là reviennent où ils sont nés, pour y mourir. Ils sont vingt ou vingt-cinq ménages, guère plus, et tous un peu cousins, avec beaucoup d'enfants. Ils se connaissent tous. Ils se voient tout le temps et ils se surveillent aussi les uns les autres, si bien que chacun fait ce que fait tout le monde. Ils ont autour d'eux comme une barrière, et c'est en dedans qu'ils remuent et vivent ; et, quand par le reste de la terre tout change si vite et s’en va, et passe comme des fumées, eux ils n'ont pas bougé. Seulement ils sont un peu méfiants, ne voyant presque rien du monde. Est-ce du bien qui peut leur en venir ? Ils ont leur langue à eux, et à eux tout seuls, car déjà au prochain village ce n'est plus tout à fait la même ; et elle va changeant ainsi continuellement par le pays, de village en village, de vallée en vallée, jusqu'à ce qu'elle soit devenue une tout autre langue qu'ils ne comprendraient plus. Ils se marient entre eux, étant plus sûrs ainsi de la femme qu'ils ont choisie et de l'argent qu'elle peut avoir. Ils savent prier encore, non pas avec des paroles faciles, mais longuement agenouillés sur la pierre de l'église, par les grandes gelées d'hiver, Celui qu'ils honorent par leurs cloches, et toutes ces croix sur les hauteurs. Ils sont obéissants devant la mort, et s'ils sont durs aux autres, c'est qu'ils sont durs à eux-mêmes. Parce qu'il y a les grandes avalanches dans la montagne, les vents et les chutes de pierre, et que devant ces choses ils se sentent petits, ils ne résistent point ; ils obéissent à la nécessité ; une pierre tombe du mur, eh bien, ils la laissent tomber ; la fontaine fuit, eh bien, qu'elle fuie ; si les chemins sont pleins de boue, on retrousse son pantalon. Et il faut dire aussi qu'il se lève facilement au fond d'eux de grandes colères, et des haines, qu'ils cachent, étant aisément renfermés ; et ils vont souvent le front bas, avec le regard en dessous, mais de là vient leur force, et l'entêtement qu'il faut tout le temps dans cette bataille pour vivre. Et cette vie enfin, on la voit tout entière, voilà pourquoi on l'aime. Elle n'est pas éparpillée, mais resserrée en un seul point. Car tout ce qu'il leur faut, ils le tirent d'ici, ils se suff`?sent à eux-mêmes. On peut voir où leur blé mûrit, comment ils le coupent, et le lient en gerbes, et où ils vont le moudre, et le four où cuira le pain. Et le lait des vaches qu'on voit paître, qu'on voit traire, c'est dans cette chaudière qu'il deviendra fromage. Pour la viande, ils ont leur bétail, leurs cochons, leurs chèvres ou bien leurs mulets. Pour boire, le vin de leurs vignes. Pour leurs habits, la laine des moutons ; pour leur toile encore, des carrés de chanvre. Et leur bon Dieu aussi est un peu à eux, car c'est Celui de la montagne, qui voit de plus près, de son ciel, ces hommes au-dessous de lui, qui a souci d'eux au temps des sauterelles et dans les longues sécheresses quand l'eau, dans les bisses, commence à manquer. Ils s'en vont par un chemin ainsi marqué d'avance, étant pliés à la saison. Chacune qui paraît leur montre ce qu'ils ont à faire, l'une qui les conduit au bois et l'autre dans les pâturages, l'une plus bas, l'autre plus haut dans la montagne. Ils sont dociles à ses commandements. IV C'est ainsi qu'à présent ils portent le fumier. Ils n'ont pas attendu pour commencer à l'étendre que la neige ait fondu dans les prés autour du village ; c'est qu'ils ont leurs jardins d'en bas où il va falloir semer et planter. Le mulet d'Ambroise qui était un peu jeune l'an passé s'est fait du bien et a pris des forces pendant l'hiver. Quant à celui du président, il va sur l'âge, comme on dit, on le tuera peut-être à l'automne. D'ordinaire il y a deux propriétaires par mulet, même trois ; et ils s'en servent chacun son tour. Sur le bât, on met un sac de grosse toile avec deux poches qui pendent, une à droite, l'autre à gauche, et se tiennent en équilibre ; c'est là-dedans qu'on porte le fumier. Jean-Luc est assez grand et maigre, avec des gros os qu'on devine sous la veste, aux épaules, aux coudes, aux genoux. Il marche à grands pas, gardant les jambes un peu pliées ; il est noir, il a les cheveux frisés, sous un vieux chapeau de feutre pointu. Et ses habits, c'est les habits de tout le monde, seulement vieux, usés et sans couleur. Lui aussi s'en va avec son mulet. Déjà par les sentiers, il y en a deux qui descendent sous leur charge et ils n'aiment pas beaucoup, ils se défendent toujours ; alors on tape dessus, on les tire par la corde ; et ils ont une façon de fléchir l'arrière-train, de s’accroupir presque par terre, qui est amusante à voir. Ils cèdent pourtant. Ils sont menés ainsi jusqu'aux jardins, là-bas, au fond de la ravine. C'est des petits carrés, mis les uns à côté des autres, qui font ensemble un grand carré ; l'été, ils sont de toute sorte de teintes, depuis le jaune jusqu'au vert ; mais à présent, un peu soulevés par place, disjoints, désunis, on dirait des dalles grises. Et on se demande, étant tous pareils, comment, dans leur nombre, on se reconnaît. Cependant Jean-Luc va tout droit au sien et vide ses sacs. Ce qu'il y a dans ces jardins, c'est peu de chose : on est trop haut perché déjà : des choux, des carottes, des fèves, des pommes de terre, de la laitue, et de l'apiô qui se resème tout seul. Ils ont aussi des plantes qui servent aux médecines. Ayant vidé son sac, Jean-Luc est donc remonté. Partout maintenant on voit les mulets qui font leurs voyages. Tout le long de la pente qui commence à verdir, c'est comme des points noirs qui bougent, qu'on n'aperçoit pas tout de suite ; puis on en découvre un premier ici, là-bas un autre, et puis plusieurs et puis beaucoup. C'est aussi des hommes et des femmes, car ceux qui n'ont pas de mulet portent le fumier dans les hottes. Tout le monde travaille, les enfants aussi, l'école est fermée. Et tout ce que font les hommes, là-haut, les femmes le font, sachant faucher et sachant traire, parce qu'à la montagne, pour que la terre porte son fruit, il y faut les bras de tout le monde, et que chacun aille contre et que chacun se batte avec. Tellement que Jean-Luc, à peine son mulet chargé, est redescendu. A l'entrée du village il a rencontré Fridolin qui revenait de la litière avec son frère Jules, tous deux ayant leurs hottes pleines. C'est un travail qui se fait maintenant. Ce qui sert à la litière, c'est les aiguilles de mélèze qu'on va ramasser dans les bois ; quant à la paille, elle sert aux paillasses ou on la donne à manger aux mulets. Ils sont sept frères dans la famille. Fridolin a dix-sept ans, Jules seize. Ils disent qu'il y a toujours un peu de neige dans le bois. Jean-Luc descend, eux continuent à travers le village. Ils passent devant la fontaine, et Marie est là à laver son linge, tandis que près d'elle sa petite sœur se traîne par terre. Marie a un peu troussé ses manches, mais très peu, et ses mains sont rouges de froid. Elle a levé la tête en voyant venir Fridolin ; lui, on ne sait pas s'il l'a vue, il ne lui a pas dit bonjour, et tous deux ont passé, tout cachés par leurs grandes hottes. Il fume toujours des fumées. Dans les maisons les vieilles sont seules restées, et c'est elles qui font le feu Et Catherine est là, celle du mulet, celle qui a huitante-huit ans ; elle est sortie un moment sur le pas de sa porte. Elle branle de la tête au petit soleil, qu'elle sent venir en elle comme un autre sang plus chaud qui lui fait du bien. Il y a des coups de marteau, on entend clouer de tous les côtés, c'est qu'il faut réparer les toits après l'hiver, remettre aussi les tavillons qui ont glissé avec la neige. A midi, tout le monde reviendra pour manger. La cloche de l'église sonne à la volée, un moment ; puis il y a trois coups espacés, qui sont les coups de la prière. Il en va de même après l'angélus du matin et de même après l'angélus du soir. Chaque fois que les trois coups sonnent, les hommes ôtent leurs chapeaux, et ils saluent devant la croix. Et puis les femmes font le signe, levant vite le bras au front, avec la main gonflée et rouge, qui va et touche la poitrine. Quand le grand silence est venu, — et la cloche qui a branlé s'arrête, — et un oiscau tombe, posé pour un instant sur la barrière, puis s'élance dans le trou bleu. Aujourd'hui par un temps qui est un peu brumeux et douteux, comme c'est souvent le cas à ces changements de saison, quand les nuages ne savent pas que faire, s'ils doivent partir ou rester, par un petit temps gris de matin qui s'éveille, dans la vieille maison quelqu'un est entré. Il y a un habitant de plus au village, un petit habitant tout frêle qui peut juste crier, aux yeux qui ne savent pas voir. Un enfant de plus à Innocente, laquelle est montée, voilà quinze jours, avec la bande de ceux d'en bas ; elle avait eu bien de la peine. Quand les grandes douleurs se sont fait sentir, on est allé chercher la femme au sonneur. C'est elle qui vient toujours à ces moments-là, non qu'elle soit vraiment sage-femme, ni qu'elle ait étudié pour cela ; mais à force d'habitude, comme elle dit, elle s'y connaît. Elle est donc arrivée comme la nuit tombait ; elle est montée le petit escalier ; et en haut il faut se baisser, à cause de l'avant-toit très bas ; il y a une porte avec une grosse serrure. Elle était entr'ouverte pour laisser sortir la fumée. La femme du sonneur est entrée. Le falot était posé sur la table, mais le grand éclairage venait des flammes du foyer. On voyait ces flammes rouges monter dans l'ombre sous la marmite au ventre noir, et chasser l'ombre ; puis, comme sous le poids de cette ombre, presque tout de suite retomber. Cela dansait sur les murs et jusqu'au plafond à grosses poutres que la suie a rendu brillant. Et cela découvrait des choses, le râtelier pour la vaisselle, le balai dans un coin, la brante qui sert à aller chercher l'eau ; des choses aussitôt recachées, qui paraissaient et redisparaissaient. La femme au sonneur a trouvé le mari d'Innocente, qui commençait à faire chauffer l'eau, accroupi devant le foyer. Il y avait une autre femme qui était venue pour s’aider. La femme au sonneur a dit : — Comment est-ce qu'elle va ? — Pas trop mal, on vous attendait. — Ah ! qu'elle a dit, j'ai été retenue, et puis du reste on a le temps. Alors ils n'ont plus rien eu à se dire. L'homme a remis une bûche sur le feu ; la femme au sonneur est entrée dans la chambre. Innocente était là couchée dans le grand lit, et, à l'autre étage du lit, celui de dessous, il y avait un de ses enfants, le second, celui qui est né voilà deux années, qui dormait. L'aîné était chez un voisin, le plus petit chez sa grand-mère qui le gardera pendant quelques jours. Mais souvent, les petits enfants, on les garde simplement à la cuisine, qui est le seul endroit qu'on ait pour se tenir. Un pas sur l'escalier, c'est encore quelqu'un qui vient aux nouvelles, on entend causer sur le perron. Le feu est maintenant plus vif et la flamme plus immobile, le courant s'étant établi ; la lumière du falot se perd dans la grande clarté et on distingue le mauvais plancher, tout creusé, bosselé, avec des nœuds qui sortent en relief, tout noir et luisant, d'avoir tant servi. L'eau de la marmite s'est mise à chanter. La nuit s'avance, elle est tout à fait sombre ; le village est endormi. Peut-être qu'il y a des étoiles au ciel, mais on ne le sait pas, parce qu'on ne peut pas apercevoir le ciel par la fenêtre basse. Le temps s'en va sans qu'on s'en doute. Le mari d'Innocente a allumé sa pipe, n'ayant rien d'autre à faire, car l'eau bout à présent. Et vers le matin le petit est né. On ne s'est aperçu de rien au dehors. Il est venu au monde sans applaudissements, et trois sont déjà venus avant lui ; et après lui il en viendra bien d'autres. L'homme pense donc simplement que c'en est un de plus et qu'il faudra le nourrir et l'habiller pendant des années, avant qu'il puisse être utile, mais que c'est une force quand même, des bras qui lui sont donnés, et on en a toujours besoin. Ensuite un garçon vaut mieux qu'une fille. Et Innocente, elle, restera couchée demain et après-demain ; puis elle sentira que l'ouvrage est là, qui l'appelle ; et se lèvera, parce que c'est son sort d'avoir des enfants, mais qu'il ne faut pas que l'ouvrage en souffre. Sur la cendre du feu de la nuit qui est encore chaude, on range le bois du matin, on remet de l'eau dans la marmite ; au village, on a appris la nouvelle. On dit : « Il a encore gelé cette nuit. » Alors ils ont porté le petit à l'église ; c'est le parrain et la marraine. On se dépêche, car la mort peut venir, on ne sait pas avec ces petits corps fragiles, et il faut qu'il meure en chrétien. Sous le porche, le curé attend. L'homme et la femme aussi sont là, la femme qui tient l'enfant, l'homme debout à côté d'elle, qui tient son chapeau à la main. Et à celui qui vient de naître, avec les paroles sacrées, le sel est réparti, qui représente la sagesse, l'eau par quoi il est purifié, l'huile par laquelle il est consacré. Quand ç'a été fini, ils s'en sont retournés. Le petit pleurait, il avait froid. Il commence durement la vie. On l'a appelé Justin, du nom du saint du jour qui fut un grand martyr. V Cependant le printemps s'avance, ils sont en train de refaire les chemins. C'est un travail de commune ; tous ceux qui veulent y venir viennent, et à tous ceux qui viennent on diminue tant par journée sur l'impôt. En outre, tout le jour, c'est la commune qui offre à boire. Ils vont travailler tous ensemble, ayant pris leurs pics et leurs pelles. De ces chemins, à vrai dire, le nombre n'est pas grand, mais ils sont difficiles à entretenir ; l'eau de la fonte les ruine, elle emporte les remblais par place ; ou c'est un talus qui s'éboule, ou bien il se fait des glissements dans les grosses masses de la neige et les barrières sont emportées. Ce qu'on a laissé en automne, on ne le retrouve plus au printemps ; ce qu'on avait fait est défait ; l'hiver travaille dans un sens, il faut que les hommes travaillent dans l'autre, étant encore plus têtus. A présent, pourtant, des belles journées se lèvent autour d'eux. Quand le clair matin est annoncé sur les crêtes, un tremblement se fait dans l'épaisseur de la nuit ; et de là-haut le rayon penche et fouille dans cette épaisseur. Comme le bâton disperse le troupeau, il chasse de partout cette ombre. C'est une fuite de l'ombre vers en bas ; quelque chose de clair descend à sa suite et glisse à la surface des rochers, qui remnent ; et tout est envahi par la grande lueur. Allez voir pousser l'herbe, comme elle est belle verte et toujours plus verte, pendant qu'ils sont penchés sur le chemin de l'alpe. La neige aussi s'est en allée. Comme un drap blanc qu'on a étendu dans un pré et qu'on lève par un des bouts, et le fin gazon paraît à mesure, ainsi l'au-dessous du village et l'alentour, se sont découverts, puis l'au-dessus jusqu'au dernier bois ; maintenant on voit la bande qui recule encore vers la barrière des rochers. Et derrière, à des places, restent des lambeaux blancs, comme si le drap s'était déchiré. Mais un signal s'est fait parmi les fleurs, et toutes, tour à tour, paraissent, par touffes rondes dans les prés ; c'est des crocus blancs et violets, des primevères de trois sortes, deux qui sont jaunes, une rousse, les gentianes, d'autres encore qui n'ont pas même de nom ; c'est les boutons d'or le long des rigoles, la belle anémone soufrée qui s'étale par taches et brille dans le jour. Avril a passé, et mai est venu. Il faut toujours aller dans les jardins sarcler, et terrer les pousses qui sortent. On a commencé à arroser. Ils ont, au conseil, nommé le berger des chèvres. A présent ils pensent à choisir les hommes du chalet. Parce qu'il y a deux vies là-haut : celle du village, et celle des sept, qui montent à l'alpage, avec les vaches au mois de juin. Et, des sept, chacun a une fonction, et un rang à lui. Si on va de haut en bas de l'échelle, on trouve d'abord le maître qui est le plus âgé de tous. C'est lui qui fait le fromage ; tout le monde lui obéit. Vient ensuite le vîli qui s'occupe du troupeau. Troisièmement vient le pâtre, qui aide au maître et fabrique le sérac. Quatrièmement le doleîna qui est l'aide du vîli. Cinquièmement le mièze, chargé de l'arrosage, c'est-à-dire de l'irrigation. Puis le berger des moutons et enfin le mâïo, qui est ordinairement un petit garçon de dix ou douze ans, qui garde les cochons, qui est bon à tout faire. Pour choisir les hommes du chalet, il existe un conseil avec deux procureurs qui ont l'administration, et deux chefs qui ont la surveillance. Les hommes du chalet, on les prend dans le village (même qu'ils n'y sont pas très bien vus). Seul le maître a de l’importance. Et l'hiver déjà, en Carême, on s'occupe d'en chercher un. Quelquefois c'est dans une commune des environs qu'on le trouve, quelquefois c'est dans une autre vallée ; il a pour sa peine une petite somme d'argent et sa part de fromage. Quant à ceux qui envoient leurs vaches à la montagne, ils forment une société, et ce n'est pas la terre même qui est partagée entre eux ; ils ont comme ils disent, des droits de vaches ; l'un en a deux, l'autre trois ou quatre, ou bien un autre n'en a qu'un ; c'est-à-dire qu'ils ont le droit d'envoyer au chalet chacun une, deux, trois, quatre vaches ; quelques-uns même ont droit à trois pieds, à deux pieds, seulement ; et ceux qui n'en ont point, de droit, ceux-là peuvent en louer pour l'année. Tout est arrangé ainsi depuis très longtemps, depuis peut-être toujours ; et cela n'a jamais changé. Ils aiment avant tout ce qui dure ; et les choses étant ainsi arrangées, il n'y a point d'occasions de chicanes. Car ils seraient prompts sans cela aux disputes et aux procès. Seulement, avant de monter les vaches, il faut que tout soit prêt là-haut dans les chalets. Les chemins ont été refaits, mais il y a encore bien des choses à remettre en état. Ils montent donc et travaillent encore ensemble. Il faut prendre soin que les toits ne laissent pas passer la pluie et aussi que le bisse ne perde pas son eau et que les murs du parc tiennent solidement. Ils sont construits sans mortier, en pierres simplement mises l'une sur l'autre, et souvent par place ils s'écroulent. Le sol, dans les pâturages, est encore mou de la fonte ; partout où il y a un creux, il y a comme un petit lac. On voit briller comme des fils d'argent et des toiles d'argent à la surface du pâturage : c'est le ruissellement de l'eau, mais au milieu du jour le soleil donne déjà fort. A midi, pour manger, ils se réunissent autour du chalet ; et c'est là qu'étant réunis, ayant examiné le ciel, les chances de beau temps, comment tourne la saison, où en est l'herbe, et tout, ils décident de la montée. Suivant les années, la date varie ; c'est selon le temps qu'il a fait. Et, d'une part, on est pressé d'envoyer ses vaches là-haut, pour économiser le foin, mais, d'autre part, on doit être prudent, à cause des retours de froid. Alors ils réfléchissent et chacun donne son avis. Il y a ceux qu'on écoute, les vieux à barbe grise, qui ont de l'expérience et de l'autorité ; et il y a ceux qu'on laisse parler sans bien y faire attention, mais chacun donne ses raisons, on sait bien distinguer les bonnes. Ils discutent donc, et souvent les avis varient. Ils ont de quoi manger et boire, ils se tiennent assis sur le mur, ou bien sur le seuil de la porte ; chacun prend la parole à son tour, ayant réfléchi à ce qu'il va dire. Est-ce qu'ils voient cette tendre couleur verte qui est venue aux mélèzes, au-dessous d'eux, dans la forêt ? C'est la forêt qui cache le village ; elle a été longtemps presque transparente, à présent elle ne l'est plus. La grande abondance de l'eau, dégringolant des pentes, fait partout un bruit de clochettes, les fourmis courent sur les pierres. Et puis voilà, c'est décidé, on montera dans quinze jours ; à ce moment-là tout sera en ordre. On a de la chance, il fait beau pour ce jour de l'inalpe, qui est le jour de la montée. Pas un nuage, sinon ceux du matin, vite envolés, puis un bien tranquille ciel bleu, où le soleil s'est montré de bonne heure parce qu'on est dans les plus longs jours de l'année. Les prés qui se sont levés hors de l'ombre, encore tout mouillés et brillants de rosée, ont déjà terni, s'étant essuyés. On a aperçu d'abord une couleur rose sur le fin sommet des montagnes, peu à peu elle est descendue jusqu'au village. Et tout s'est mis à remuer dans les maisons. Le jour de la montée est en effet un jour de fête on ne travaille pas ; il n'y a personne dans les prés, il n y a personne sur les chemins ; les hommes sont tous dans les écuries, les femmes travaillent au ménage, les filles sont en train de se faire belles. Marie a sorti son chapeau tout neuf, qui a un ruban rose à petites fleurs et doublé de bleu sous les ailes. Elle a sorti aussi son tablier à belles raies, son mouchoir de cou en soie. Elle s'est regardée dans le tout petit miroir un peu trouble qu'elle a, et s'est trouvée jolie. Mais elle ne le dit pas, qu'elle se trouve jolie. Elle a été chez Sidonie, laquelle s'est faite belle aussi. Seulement, comme elle n'est plus toute jeune, son chapeau a un ruban noir en velours, et il est doublé du même velours. Son caraco est d'étofle sombre, avec des petits pois violets. Les deux se sont mises à rire, et on riait aussi dans la chambre au-dessous ; et devant la maison, partout, les gamins couraient, s'appelant. N'est-ce pas ? voilà à présent le véritable été qui commence ; cela se sent dans l'air, et on le voit aussi aux pots de géraniums que Sidonie a mis sur sa fenêtre, les ayant soignés tout l'hiver, car elle aime les fleurs. — Regarde, a dit Marie, voilà Cécile qui vient. — Où ça ? — Là outre. C'est Cécile qui vient en effet ; elles sont les trois maintenant qui attendent sur le perron. Il y a encore des hommes qui passent, portant la léchée ou des branches d'âpio (avec quoi on frotte les cornes des vaches pour les fortifier) ; ils disparaissent entre les maisons. Toujours plus de monde dehors, les femmes ont fini de mettre les cuisines en ordre ; toujours plus d'enfants devant les portes. Tout à coup, à la chapelle, on entend la cloche sonner. C'est le signal. On crie : « Il tinte ! » Tout le monde court du même côté. Et au son de la cloche qui se tait déjà, d'autres petites musiques de sonnailles se mêlent, une, deux, puis trois, puis une quantité, venant d'en bas ; c'est qu'on rassemble le troupeau. Le voilà réuni enfin sur le ehemin, juste à la sortie du village ; et tout le monde est là, on n'a plus qu'à partir. Déjà d'ailleurs les bêtes s'impatientent. Car ce n'est pas les lourdes bêtes de la plaine, aux flancs gonflés, molles et lentes ; c'est des petites, des nerveuses, brunes ou noires, fines du jarret, frisées au front comme des taureaux. Elles savent bien, elles aussi, que c'est le jour de la montée, et qu'elles vont bientôt se battre, ce qui leur excite le sang. C'est ainsi : chaque année, avant de gagner le chalet, dans un endroit toujours le même, elles se battent. Celle qui gagne s'appelle la reine. Et d'avoir la reine, entre propriétaires, est un sujet de grand espoir, de grand orgueil, de grand dépit également. Il y a certaines vallées où le boucher monte avec le troupeau, sachant que la vache battue lui sera vendue tout de suite et qu'il l'aura presque pour rien. On a vu des jaloux planter des clous entre les cornes de la bête qu'ils avaient peur de voir gagner. L'année d'avant, c'est le père de Marie qui a eu la reine, l'aura-t-il encore cette fois-ci ? La vache du sceautier est moins leste et moins jolie, mais plus pesante et peut-être plus forte. C'est de quoi ils ont discuté longtemps l'autre dimanche après la messe ; et, des hommes, la moitié à peu près est pour le sceautier, l'autre moitié est pour Jérôme. Aussi, ils se promettent une belle bata?lle. Mais les bêtes s'agitent toujours plus. Tout à coup le maître lève son bâton : on ne peut plus les retenir, elles se lancent en avant. Sur le chemin étroit, les voilà qui partent, qui grimpent, qui se pressent, qui se heurtent, se bousculent, pour se dépasser. Entre les talus qu'il y a par places, tous ces dos ronds s'en vont comme des vagues, avec des remous, des retours, des débordements à droite et à gauche. Et du village, il sort toujours des bêtes, toujours se poussant, toujours se jetant en avant, tandis que par-dessus le piétinement des sabots, les cris, les appels, monte le bruit mélangé des sonnailles, un grand battement de métal. En tête du troupeau marche le procureur, lequel tient la gorzia (c'est une espèce de fouet à très large lanière de cuir, avec un manche court et gros comme un manche de fourche, et au bas trois ou quatre anneaux qui tintent). Derrière le procureur, marche le maître. Derrière le maître, le vîli, ayant au dos la retze (qui est une sorte d'oiseau à fromage) avec la boîte de pharmacie. Puis vient tout le troupeau. Et, le long du troupeau, qui lèvent leurs bâtons ou bien des branches de mélèze, courent les gamins, tandis qu'au milieu, par-ci par-là, s'en vont les hommes, et que les filles et les femmes suivent sur le haut des talus. On va vite, si vite qu'on peut. Le chemin devient toujours plus raide, on ne ralentit pas l'allure. Parmi la bonne odeur de l'herbe haute et des fleurs partout ouvertes en gros bouquets tout préparés, vient à présent un parfum de résine, parce qu'on approche du bois. Il faut encore le traverser. Enfin là-haut, parmi le fin branchage, une fenêtre s'ouvre, par où descend un beau jour clair on voit aussi un coin de pâturage, c'est là qu'est le battoir. On y arrive. Déjà le troupeau sort du bois. D'abord toujours devant, le procureur et le vîli ; puis les premières vaches, avec leurs robes lisses qui passent de l'ombre au soleil et qui se mettent à briller ; une qui court en secouant sa cloche ; trois ou quatre qui viennent de front et qui se poussent de côté comme font les enfants qui sortent de l'école ; puis le taureau aussi avec l'air dédaigneux qu'il a ; puis beaucoup de vaches encore, chacune qui a son allure, les pesantes, les paresseuses et les vieilles un peu essoufflées ; et puis, parmi les vaches, les gamins avec leurs bâtons ; les filles, Marie, Sidonie, Angèle ; les hommes, desfemmes ; quelques-unes qui ont un petit enfant attaché dans le dos ; le reste du troupeau ; puis encore des femmes qui sont montées plus lentement ; et tout le village est là de nouveau. Alors, une seconde fois, le bruit des sonnailles éclate à l'air libre, mais à présent avec un autre rythme, une autre allure : non plus le battement régulier que fait le troupeau qui avance, mais des coups espacés qui viennent de tous les côtés, avec des moments presque de silence, puis tout à coup un grand remue-ménage : c'est que les vaches sont arrêtées, tournant en rond dans le fond du battoir. Le battoir (comme on l'appelle) est un endroit toujours le même, choisi exprès ; il est au bas du pâturage, presque à la lisière du bois. Le fond forme un espace plat, qu'on a débarrassé de ses pierres ; et il est poussiéreux, l'herbe n'y poussant plus, tant il a été piétiné. De trois côtés en arrière la pente se creuse, se recourbe, avec comme des gradins, semés de gros blocs où on peut s'asseoir, et d'arolles aux petites ombres C'est là qu'on vient pour regarder. Ils se sont déjà assis ; dans le haut sont les femmes, avec les enfants ; dans le bas, tout près du troupeau, les hommes. Au fond du battoir, le troupeau toujours remuant, toujours s'agitant, toutes ces vaches, dans tous les sens, qui vont et viennent ; quelques-unes broutant par-ci par-là aux touffes d'herbe, d'autres tournant en rond, chez toutes une espèce de fièvre, une attente qui les énerve. Et même quelques-unes déjà se préparent, s’aiguisant les cornes, les plantant en terre, la tête basse, et soufflant bruyamment. Avec leurs fins sabots, elles creusent dans la poussière. Il monte un gros nuage, et le mouvement de toutes s'accroît, avec le désordre. Tout à coup en voilà deux qui s'arrêtent, se faisant face. Elles ont baissé la tête, tendant leurs cornes en avant ; elles se lancent l'une contre l'autre. Leurs fronts se choquent avec un bruit mat qu'on entend, leurs cornes se mêlent et claquent. Elles se séparent et reculent, mais déjà de nouveau elles se sont rejointes ; et elles luttent à présent, le col recourbé, les jambes bien plantées en terre, le dos renflé, pesant de tout leur poids. L'une d'elles se dérobe, elles se sont encore séparées, puis ont recommencé la lutte ; et enfin la plus faible cède, tombe sur ses genoux pliés. Cette fois le branle est donné. Partout dans le battoir, on voit ainsi les vaches deux par deux qui se battent. Il y en a d'ardentes et de vives, qui s'acharnent l'une sur l'autre ; d'autres plus peureuses ou plus molles qui ne résistent pas et fuient ; de celles qui se quittent et qui se reprennent, puis s'étant quittées s'attaquent à d'autres ; on en aperçoit des tombées sur le flanc qui se relèvent lourdement, ou bien qui courent secouant leurs sonnailles ; pendant ce temps les hommes les excitent de loin, ou bien s'approchent et les flattent, ou bien leur donnent à lécher ; tout cela embrouillé, avec une poussière qui monte toujours plus épaisse, pendant que le taureau commence aussi à s'agiter. Mais lui, il est sûr de sa force, les vaches l'évitent et celles qu'il rencontre cèdent aussitôt. Alors il continue par jeu. Et cela dure. Le soleil va au ciel, gravissant d'un pas tranquille sa pente, et sous lui la crête brille, tout enneigée encore, avec aussi par place un rocher gris qui sort. Dans la confusion, les hommes tout près du troupeau, presque mêlés à lui, savent seuls bien s'y reconnaître. Enfin, de toutes les vaches, il n'y en a plus que deux qui aient des chances, ayant battu toutes les autres ; les autres peu à peu renoncent ou recommencent à brouter. L'une est en effet celle de Jérôme, l'autre est celle au sceautier ; la première brune, la seconde noire. Elles se rapprochent et se guettent, tout échauffées par la bataille, avec un poil mouillé, et l'orgueil d'avoir été les plus fortes. Placées l'une devant l'autre, on peut facilement les comparer. On voit tout de suite combien celle du sceautier est plus grande et plus épaisse, mais aussi d'autre part que celle à Jérôme est plus fine et nerveuse, plus prompte à comprendre, à se décider. Ils se les montrent avec leurs bâtons, ils les mesurent. « Veille-toi à la vache à Jérôme ! » disent ceux qui sont pour Jérôme. « Veille-toi à la vache au sceautier ! » disent les autres, et on regarde ; tout à coup on ne dit plus rien. Même là-haut où sont les filles, on ne voit plus bouger les jolis chapeaux de couleur ; personne ne parle plus, ni Christine, ni Sidonie, et surtout pas Marie ; elles sont toutes là, les doigts croisés dans le creux de leurs jupes, qui tendent le cou en avant. Et Jérôme, ayant posé ses coudes sur ses genoux, tient son menton dedans ses mains, pendant que le juge a croisé les siennes sur sa canne. Car le grand moment est venu. Les deux vaches sont là, qui se rapprochent toujours plus ; leur poil se dresse, la bave leur pend aux naseaux. Celle de Jérôme soudain a planté ses cornes en terre, puis les rejette en l'air, elle est couverte de poussière ; l'autre tient la tête fléchie, et attend. C'est elle qui reçoit le premier choc, car la petite brune a soudain renflé son échine, et son dos est devenu rond, avec une bosse au milieu ; elle s'est comme détendue, elle a été lancée en avant. Il y a eu un choc, on a entendu la terre trembler ; pourtant la noire a tenu bon, elle n'a point bougé de place, l'autre a été rejetée en arrière ; seulement elle se reprépare déjà, de nouveau elle se replie, avec son devant mince et son arrière-train épais, se reprépare et bondit en avant. Un choc encore, et à présent les deux bêtes sont prises, collées par le front, liées par les cornes. Et les sabots s'enfoncent dans le sol. On a pensé : « C'est la noire qui va gagner », et en effet, pour le moment, c'est elle qui a l'avantage, à cause de sa pesanteur ; on voit la brune plier sous elle ; encore un peu, et ça y sera. Les hommes se penchent pour mieux voir ; là-haut Marie s'est levée. « Ça y est ! » Mais non : on l'a cru seulement ; la brune a réussi à se dégager, puis recule un peu, et la pente étant derrière elle, grimpe à la pente, puis se retourne : et la noire est au-dessous d'elle, à présent. Elle a été la plus adroite. Elle n'a plus besoin de s'élancer, elle se laisse tomber. La noire l'a reçue et résiste encore, mais, surprise, elle est ébranlée. On l'aperçoit qui hésite un moment sous ce poids qui tombe d'en haut ; les hommes debout crient : « Attention ! » Un peu d'hésitation encore, un fléchissement de la noire ; et puis un dernier coup, elle tombe sur le côté. Le sceautier n'a rien dit ; pas un de ses traits n'a bougé ; Jérôme non plus n'a rien dit, et pourtant tout est décidé ; c'est la vache à Jérôme qui est reine encore une fois. Il doit être bien content au-dedans de lui. Tout s'est passé selon la règle. Et la brune se battrait encore, comme on le voit à sa façon de se tenir, seule, debout au milieu du troupeau, secouant sa grosse sonnaille ; mais toutes les autres ont peur d'elle. La plupart, étant fatiguées, broutent à présent bien tranquilles ; quelques-unes luttent encore, mais mollement ; la bataille est finie. Du moins, on l'a cru ; et déjà tout le monde s'était levé, et de nouveau on s'appelait, on parlait, on riait, quand brusquement on a vu de nouveau le troupeau s'agiter, courir tout entier du même côté ; et les hommes aussitôt de se mettre à courir de ce côté-là, criant, levant leurs bâtons, tapant autour d'eux ; puis les vaches fuir en désordre. Comme la brune venait de gagner la bataille, à l'autre bout du battoir, une vache s'est cassé la corne. Et les autres dès qu'elles voient le sang, sont ainsi prises de fureur. Elles se sont jetées sur la vache blessée, elles l'ont piétinée ; si on les avait laissé faire, elles la tuaient sur place. Heureusement que les hommes sont arrivés à temps. Ayant relevé la blessée, à présent ils l'emmènent ; on la reconduit au village. Elle a déjà d'ailleurs suffisamment de mal, avec sa robe hérissée, toute mouillée et souillée de poussière, le sang qui lui a coulé depuis le front jusqu'aux genoux, et sa corne rouge qui pend. Et, pendant qu'on l'emmène, tout le troupeau encore, tourné vers elle, meugle, affolé par le goût du meurtre. Dans un instant, ils iront tous, hommes et femmes, sur la hauteur où est la croix. Là il y a le curé, qui est monté par un autre chemin, qui les attend. Les hommes s'étant découverts, les femmes ayant joint les mains, il dira une prière. Et puis tout sera fini. Le troupeau monte au chalet, ceux du village redescendent. C'est encore un jour de passé. Marie, ayant ôté sa robe, l'a déjà pliée dans le coffre. Sidonie, qui vit seule, est allée à la fontaine, avec la brante, chercher l'eau. VI Quand on monte dans les pâturages, tout en haut, là où l'herbe cesse, on arrive soudain au pied d'une grande corne de rochers. Grise, portée en l'air par deux arêtes aiguës qui se rencontrent à sa base, elle ruinée et crevassée, elle penche un peu de côté. Et, continuellement, pendant que les doux nuages glissent derrière, blancs et ronds sur le ciel tout bleu, dans toute sa hauteur, parmi les parois lisses et les pentes abruptes, la chaleur de midi et l'eau travaillent, la minant petit à petit. On entend les pierres qui roulent, parfois aussi un gros bloc se détache ; il tombe, il rebondit, puis heurte tout à coup un autre roc sur son passage, et éclate en mille débris, qui s'éparpillent de tous côtés. Et ainsi sans cesse grandit le pierrier. Ainsi, lentement, la montagne s'en va, n'ayant point comme d'autres sa cuirasse de glace. Elle est nue, la gelée y mord. A peine, dans ses replis, si les névés subsistent pendant les longs étés ; un jour elle ne sera plus, et le petit lac tarira. C'est par lui toutefois qu'elle est encore utile, nourrissant cette eau au bas du pierrier. Entre les gros quartiers de roc, peints comme avec un pinceau d'une couleur verte très pâle, c'est une eau ronde, lisse, et les souffles qui passent font dessus comme une dentelle. Plus rien que cette eau et les pierres, un maigre gazon aux endroits humides, ou encore, sur le bord de la neige qui se retire, la petite soldanelle, ouverte au matin, effeuillée au soir. Quelquefois un oiseau passe dans l'air, et il étonne par son mouvement et son cri ; ou bien c'est un papillon rose, les mêmes qu'on trouve sur les glaciers ; on le voit, porté par le vent, qui hésite, battant de l'aile : et meurt tout de suite, saisi par le froid. Et dans le lac, encore, on voit réfléchis les pentes rocailleuses et le ciel au-dessus, d'où une apparence bleue et claire au milieu ; mais vers les bords c'est une eau noire, et comme morte, qui fait peur. Pourtant c'est jusqu'ici qu'ils sont venus, ceux du village, avec leur bisse. Il y a bien longtemps sans doute, tous ensemble, comme ils font toujours, ayant pris des pics et des pelles ; ils ont taillé dans le bout du lac comme une porte, pour avoir de l'eau. Elle part en avant avec un clair élan et un frémissement joyeux ; elle court d'abord dans une combe où son lit a été à l'avance creusé. Là c'est encore presque un ruisseau, un de ces torrents de montagne, qui rebondissent dans les pierres avec un chant clair qui résonne au loin. Puis, au bas de la combe, vient un raide talus où les premiers gazons se montrent ; là, l'eau est emprisonnée. Ils ont fait une digue, ils ont arrêté le torrent ; ils ont bâti en l'air, sur de gros pieux tordus, comme un canal de bois, fait de trois planches bien épaisses ; et c'est là que l'eau s'en va à présent Sa vitesse alors est doublée ; elle glisse, tendue, avec une surface lisse, avec des plis droits, qui vont tous dans un même sens ; la pierre qu'on jette dedans est aussitôt engloutie, emportée. L'eau va droit devant soi ; Ou bien à un petit tournant, frappant la paroi opposée, elle jaillit toute blanche. comme une houppe de roseau, et les supports du bisse tremblent. Par place seulement, à une fissure du bois, un suintement se fait, et à cette place une mousse noire est venue ; et dessous il vient à la terre un frais vêtement de gazon. On voit ainsi sur cette espèce de plateau, loin devant soi, le bisse aller ; peu à peu, il a fléchi sur la droite ; et avec ses mille longues pattes, il gagne à l'orient vers une croupe herbeuse, où il s'abaisse et disparaît. Déjà les gros blocs se font rares ; ou bien ils sont à présent à moitié enterrés et tout hérissés de genièvre ; on approche des pâturages. Le bisse alors redevient rigole, il suit une espèce de chemin creux ; il brille, il est éparpillé par petites pièces rondes d'argent sur les pierres blanches du fond ; et partout les fleurs ici s'ouvrent, tandis que sur le ciel les crêtes aussi s'abaissent, et qu'en avant de vous s'ouvrent de grands espaces creux. Tout à coup, il y a comme une entaille entre deux pentes ; là est un autre petit lac, une grande mare boueuse ; un peu plus loin, on trouve le chalet. C'est le premier quand on vient de la montagne, et par conséquent le plus élevé ; aussi il est encore fermé. Au-dessous, tout de suite, la pente se dérobe ; et l'œil va loin en avant par-dessus la large vallée, qui est cachée, jusqu'aux grands sommets de l'autre côté. Mais sur la droite, de nouveau, on voit monter le pâturage, depuis les bois en bas, là où est le battoir ; et c'est là qu'en tournant encore, désormais le bisse s'en va, fuit longuement, creusé à mi-hauteur, descendant peu à peu, arrivant ainsi au-dessus du village. Et là alors il s'éparpille, par quantité de petites rigoles ; tantôt c'est à une place, tantôt à une autre qu’il fuit ; il dégringole le long des pentes ; aujourd'hui il coule le long de ce sentier qui est tout peuplé et animé par lui, mais demain sera déserté et muet, tandis qu'ailleurs s'éveille la même claire voix. Depuis le lac jusqu'au village, on met bien trois heures, en suivant le bisse ; et on pense à ce grand travail. Il a fallu fouiller la terre rocailleuse, transporter tout le bois, les lourdes planches, les gros pieux, enfoncer les pieux, assembler les planches et les cheviller. Et puis, tous les printemps, avec l'avalanche qui vient ou le sol qui glisse au dégel, l'ouvrage est à recommencer. Pourtant le bisse d'ici est un petit bisse, le village étant bâti très haut dans la montagne, et étant un petit village. Certains sont bien plus longs encore, de ceux qui vont jusque près des glaciers, par des gorges pleines de nuit, accrochés à des parois lisses ; et pour aller les réparer, il faut les suivre, pendu en l'air, posant le pied de place en place sur une poutre qui dépasse, avec un grand trou au-dessous de soi. C'est qu'ils sont attachés à l'eau comme à la vie. Où qu'elle jaillisse, il faut qu'ils aillent la chercher. Et bien des fois déjà, ils ne sont pas tous revenus. Un est resté là-haut, tout sanglant et meurtri ; et, au village, c est une veuve qui l'attend. Comme il faut donc que tous les prés soient arrosés, et qu’ils ne peuvent pas être arrosés tous en même temps, chacun a son tour d'arrosage. En haut de chaque pré, une rigole passe. Quand le tour de l'un est venu, il va à son pré le pic sur l'épaule, il prend une pierre plate, la met à sa limite en travers de la rigole ; ensuite, avec le pic, à deux ou trois endroits, il fait une entaille dans la bordure ; et l'eau coule par belles nappes, l'eau s'étend ruisselant partout, tandis que la terre boit, et se réjouit. Il y a des heures pour les tours, tout est réglé soigneusement sur une liste ; et, pour que l'eau ne soit pas perdue, les tours se continuent la nuit comme le jour. C'est pourquoi, on voit dans l'ombre, ces petits points rouges qui vont. Ils ont l'air de glisser tout seuls, se balançant par des chemins à eux qu'ils savent ; ils s'arrêtent un moment ; puis ils repartent du côté du village. Il est dur, quand on a travaillé tout le jour, d'être obligé de se relever encore la nuit, et de s'arracher au lit bon chaud pour aller dehors dans le froid qui pique. Et aussi il y a qu'on a peur. Il y a des mauvais esprits qui rôdent, à certaines places connues ; on fait un détour. Il y a les ouines, et ce que c'est que les ouines, c'est diff.lcile à dire ; personne n'en a vu, mais on sait que d'autres en ont vu, des anciens, de ceux qui sont morts ; ils ont raconté que c'était une espèce de petit cochon noir, qui a un drôle de cri qu'on reconnaît tout de suite, et beaucoup l'ont au moins entendu crier. C'est une bête qui se plaît à faire peur à l'homme et à le poursuivre ; elle n'est pas comme les autres bêtes qu'on peut attraper vivantes ou tuer ; elle se fond dans l'air quand on veut mettre la main dessus. Il faut pourtant bien qu'on sorte, si on ne veut pas manquer son tour d'eau. D'ordinaire ce sont les hommes qui arrosent. Mais quelquefois aussi les femmes, soit que l'homme ne soit pas là, soit qu'elles vivent seules. Car il y en a quelques-unes qui vivent seules. Elles ont perdu leur père et leur mère ; elles ont partagé le bien avec les frères et les sœurs qu'elles ont ; et leur part, elles l'ont gardée, qu'elles cultivent elles-mêmes, étant trop pauvres pour payer un ouvrier. Au village, il y a Sidonie. Elle a trente ans, elle n'a pas encore trouvé de mari, quoiqu'elle soit douce et bonne travailleuse ; seulement elle n'est pas riche, et puis il y a un autre motif, c'est que les filles au village sont plus nombreuses que les garçons. Elle trait sa vache, on la voit qui s'en va faucher, ayant troussé sa jupe ; qui fauche dans le pré en pente, qui porte l'herbe, qui aiguise sa faux. Et elle est bien forcée d'aller arroser toute seule. Alors on a peut-être un peu profité d'elle, parce que c'était une femme et qu'une femme se défend mal : presque tous ses tours reviennent de nuit. Une fois, c'était un jour où elle avait dû descendre à Umagne, et étant remontée elle avait encore dû traire sa vache, puis allumer son feu et balayer sa cuisine, elle se sentait bien fatiguée ; ce jour-là justement, elle avait son tour vers onze heures. Le moment venu, elle était partie avec sa lanterne. Arrivée à son pré, elle s'était mise à arroser. Quand le pré est un petit pré, on n'a pas l'eau pour bien longtemps ; et, au lieu de rentrer chez soi et de revenir enlever la pierre, on attend sur place. D'abord elle avait attendu debout ; ensuite elle s'était assise. C'est une grande nuit que celle de la montagne ; parmi l'ombre, il y a d'autres ombres plus noires, qui sont les sommets qui se lèvent, et vous dominent de partout. Et d'au-dessous de soi, du large trou de la vallée, sortent toute espèce de bruits. C'est le vent, c'est la rivière au loin qui coule ; c'est on ne sait pas quoi qui vient ainsi porté dans l'air. Peut-être bien qu'elle avait eu peur, Sidonie, mais elle avait tenu bon ; elle s'était assise pour se faire petite, et puis, peu à peu, elle s'était endormie. Or la coutume veut qu'on aille appeler celui dont le tour vient après le vôtre. C'était Pierre-André qui avait ce tour. Tout à coup, s'étant réveillé de lui-même, cette nuit-là, il vit que son tour était passé depuis longtemps. Il se dit : « Qu'est-ce qu'il y a ? » Il court dehors ; de loin il aperçoit une lanterne posée par terre ; il vient plus près ; c'était Sidonie qui dormait. Elle dormait, les bras croisés sur ses genoux, la tête appuyée sur les bras ; elle était assise au milieu de l'eau qui coulait partout. Malgré cette eau, malgré le froid, malgré les ouines, elle dormait. « Mon Dieu ! comme elle dit, c'est que j'étais tant fatiguée ! » VII Comme c'est l'été tout à fait, l'hôtel s'est rouvert. Le soir, sur le chemin, on voit souvent monter deux on trois mulets à la file. C'est des étrangers qui arrivent. Fridolin marche en tête, les mains croisées derrière le dos, tirant sa bête par la chaîne ; il y a dessus une dame assise qui s'abrite sous son ombrelle. Un deuxième mulet, une deuxième dame. Quelquefois un monsieur va à pied, par derrière ; puis vient un troisième mulet, celui qui porte lesbagages, qui est encore le plus chargé de tous. On voit monter la caravane, d'abord en dessous de soi, sur le bout de chemin qui va à plat jusqu'au village ; arrivée là, elle tourne, grimpe à la pente, tourne de nouveau ; et on l'a maintenant au-dessus de soi. Elle va lentement, on n'entend pas un bruit, elle est cachée derrière un gros arolle, puis tourne encore et disparaît. C'est là-haut qu'est l'hôtel, bâti sur un replat, si bien que du village on ne peut pas le voir. L'hôtel a sa vie, le village a la sienne. Comment est-ce qu'ils pourraient se comprendre ceux qui sont ici depuis toujours et ceux qui y viennent pour quelques semaines ? Et d'où ils viennent ces étrangers, est-ce qu'on sait ? Et à quoi est-ce qu'ils croient ? Et ceux d'ici travaillent, durement courbés tout le jour ; les autres ne font rien que de se promener. Ils ont des sentiers à eux dans la forét, avec des bancs aux points de vue. Bien rarement, ils descendent au village. Quand ils passent dans les prés, c'est à peine si on les regarde. Quelquefois aussi, on aperçoit, assise sur son pliant, une dame qui peint. C'était peut-être celle-là qui, ayant un jour rencontré Candide s'était mise à lui dire : « Quel joli chalet vous avez ! Comme il doit faire bon y vivre ! » Il avait haussé les épaules, et, lui tournant le dos : « Des jolis chalets ? Des baraques ! » On raconte une autre histoire. C'était une certaine année où des mayens avaient brûlé : tout un village de mayens. Et à l'hôtel on fit une collecte, parce que les mayens n'étaient pas assurés : les uns donnèrent de l'argent, beaucoup d'autres de vieux habits, des jupes de soie, des corsages en dentelles, des gants, même des parasols, ou des bottines de cuir jaune ; de tout cela on fit un gros paquet qui fut porté au président. Et, lui, remercia beaucoup, mais le paquet resta longtemps fermé. Et quand est-ce qu'on l'ouvrit ? au Carnaval. Ils le gardent pour ce jour-là ; les garçons s’habillent en Anglaises, les filles s’habillent en Anglais, on s'amuse pendant trois jours, puis on referme le paquet. Mais, cette saison de l'hôtel, ces trois mois où il est ouvert, c'est aussi le temps où la poste a le plus d'ouvrage. C'est même le seul temps où elle ait de l'ouvrage ; le reste de l'année, les jours et les jours passent sans qu'il vienne une lettre ; on n'écrit pas là-haut, on n'en a pas l'habitude, et il n'y a que deux ou trois journaux. Si bien que Baptiste le facteur peut traire sa vache, et couper son bois, et vivre tranquille. Tandis qu'en été, tout le jour, il faut qu'il soit à son bureau. C'est au bord du chemin, à l'endroit le plus raide, une toute petite maison basse, avec une porte encore plus basse, un écriteau rouge à lettres blanches et la boîte aux lettres, au nom écrit dessus en français et en allemand. Baptiste arrive là d'assez bonne heure le matin ; il a sa blouse en toile grise, sa belle casquette à visière brillante, et il n'a plus l'air d'être du village, ainsi habillé. Jusqu’à sa moustache qui est plus longue et mieux soignée, et même un peu tordue au bout. Il sait parler sans avoir à chercher ses mots ; il écrit avec facilité, parce qu'à force de recevoir du monde et de signer tant de papiers, de tant remplir de formulaires, la nature qu'on a change finalement. On dit qu'il plaît beaucoup aux filles qui le trouvent joli garçon ; en outre, il est riche, il pourrait choisir ; on ne sait pas pourquoi il est si peu pressé, mais il n'a encore choisi personne. Donc, il est là qui attend Augustin. Vers les neuf heures, Augustin arrive. C'est lui qui, avec son mulet, du fond de la vallée, monte les colis et les lettres, ayant un long chemin à faire. Chaque matin il monte, et puis il redescend ; et le soir, de nouveau, il monte ; mais, cette fois, il couche au village. On entend d'abord les pierres qui roulent, puis le grincement des fers du mulet. Baptiste sort devant la porte, Augustin lui tend des papiers. Il y a un sac pour les lettres ; et sur le bât, bien attachés, un tas de sacs et de valises. Augustin, lui, a une veste bleue avec des boutons de nickel, un chapeau de feutre noir. Quand le mulet est déchargé, il va le mettre à l'écurie. Alors Baptiste trie ses lettres et ses colis ; il les porte à l'hôtel ; ensuite il revient s'installer à sa petite table. De temps en temps, entre quelqu'un ; un homme du village, qui s'en va à son pré, passe sur le chemin ; ou une fille, avec un râteau sur l'épaule, qui en rencontre une autre, et elles restent là à causer un moment. On les entend qui rient ; elles se séparent, l'une monte et l'autre descend ; et elles continuent à se parler de loin. Ainsi s'en vont les heures ; point de bruit de forge, il n'y en a pas ; et point de bruit de char qui roule, de fouet qui claque, et point non plus de coq qui chante, ils n'ont point de poules là-haut. Mais du silence, dans tout le ciel et sur la terre : une voix, un enfant qui pleure, le bruit de l’eau quand on arrose, qui coule le long du chemin ; pas même une horloge qui sonne ; il n'y a au clocher que les cloches pour le bon Dieu. Vers le soir, pourtant, tout s'anime. Au gris de l'air et des rochers pendant le jour, une belle couleur succède : une couleur rose parmi les nuages, cette couleur aussi sur les rochers ; et en bas, par reflet, dans l'air et sur les prés comme une poudre rose ; et dans le creux de la vallée une ombre bleue qui s'épaissit. Tout à coup il fait frais ; car aussi longtemps que le soleil dure, la chaleur est grande, mais dès qu'il est couché, il descend des sommets un air qui sent la neige ; les saisons là-haut se touchent on dirait : et après l'été, dans un même jour, c’est hiver. La poste s'est remplie de monde ; il est vrai qu'elle est vite pleine. Il y a une première petite chambre toute en bois, où se trouve une balance et une table dans un coin ; il y en a une seconde encore plus petite où se tient Baptiste, et entre les deux un guichet. C'est des dames qui sont là, des dames de l'hôtel qui viennent aux nouvelles et sont impatientes, car elles s'ennuient un peu. Il y a peu de distractions, comme elles disent. Elles sont bien enveloppées dans des châles : « La poste n'est pas encore là ? » — « Non, » dit Baptiste. — « Et pourquoi ? » — « Elle a du retard. » Il n'est pas possible d'être régulier, haut comme on est dans la montagne, les jours de mauvais temps surtout, car les chemins sont comme des torrents ; quelquefois, en bas, la route est coupée. Et on se salue entre connaissances : on fait la causette pour passer le temps. C'est l'heure aussi où le chevrier rentre ; le parc aux chèvres est là tout près. Chaque matin les gens du village amènent leurs chèvres et chaque soir ils viennent les reprendre. Un petit parc de rien du tout, une barrière sur un mur bas de pierres sèches, et devant, non pas une porte, mais un morceau de barrière qui tourne, tenu, à la place de gonds, par deux forts anneaux de cuir. Longtemps à l'avance, des petits garçons, des petites filles sont là qui attendent. Puis il se fait au loin comme un remuement, un frémissement de clochettes, quelque chose de clair, d'un peu fêlé dans l'air, qui grandit, qui s'approche : et, là-bas, le troupeau paraît. Il commence à faire un peu sombre : c'est, sur le chemin, une tache qui vient, faite de noir et de blanc ; une tache qui vient vite, qui déborde à droite et à gauche, grimpe aux talus et s'éparpille, puis se reforme et repart en avant ; tandis que, derrière, un garçon marche, levant par moment son bâton. Car c'est du vif les chèvres, chacune ayant sa tête, chacune allant comme il lui plaît. La porte du parc est ouverte ; tout le troupeau est dedans à présent ; on referme vite la porte. Des femmes sont venues : chacune à son tour, écartant un peu la barrière, se glisse dans le parc, s'en va droit à sa chèvre, la prend par le collier et la tire dehors. Et puis c'est le tour des enfants. Mais, eux, ils ont bien de la peine, parce qu'il arrive souvent que les chèvres sont les plus fortes et elles sont têtues ; ils ont beau tirer, pousser, la bête ne veut pas bouger : il faut que les femmes les aident. Par la petite fente qu'on a soin de laisser entre la porte et la barrière, la bête sort enfin, une deuxième, une troisième ; et puis, se sentant libres, elles dégringolent la pente : et on voit un petit bout d'homme qui court derrière, tout branlant sur ses jambes courtes ; on voit un petit bout de femme qui court aussi. Et, quand une des chèvres s'écarte du chemin, ils ont un moyen pour la ramener : ils jettent une pierre du côté où il ne faut pas qu'elle aille ; c'est une langue qu'elle comprend et elle revient tout de suite. Ainsi le parc est bientôt vide. Il ne reste plus que deux ou trois bêtes qu'on a oubliées, ou bien leurs maîtres sont en retard ; et, étant pleines de malice, elles sautent le mur et vont brouter dans le pré du curé. Justin Calloz et Josette Antille se marieront mercredi, le jour de Saint-Apollinaire. Personne n'a été étonné de ce mariage, parce que voilà longtemps déjà qu'ils étaient, comme on dit, complices. Justin et Josette sont un peu cousins, car tout le monde est un peu cousin au village. Probablement qu'il l'a remarquée tout à coup, un jour, parce qu'il faisait du soleil. Il s’est dit : « Je suis en âge de me marier ; de toutes les filles, c'est Josette qui me plaît le mieux ; je vais lui demander si elle veut être ma femme. » Il aura pensé aussi qu’elle n'avait pas beaucoup d'argent, mais que lui n’en avait pas beaucoup non plus, et que le mieux, quand on se marie, c'est qu'on soit égaux de ce côté-là. Et Josette a été bien heureuse de ce galant qui lui venait. Elles sont toujours bien heureuses, les filles, d'avoir un galant ; on a de la peine à les accrocher. Et eux, voilà, parfois quand ils n'ont rien à faire, l'idée leur vient de jolis yeux qui brillent et de dents blanches encore plus brillantes ; ils pensent aussi à un joli chapeau qu'elle avait mis, un de ces chapeaux de là-haut qui ont tous la même forme, un peu recourbés d'arrière en avant, avec des ailes un peu penchantes, doublés de velours, recouverts de velours ; et autour de la coiffe, le beau ruban est arrangé, des blancs, des gris, des bleus, des roses. Ils pensent à une, elles pensent à un ; et puis de nouveau le temps passe ; parce qu'on n'a pas le temps de se voir, et que toute la journée on est occupé dans les champs. Alors il y a un peu de mystère, quand les filles étant ensemble, un beau dimanche après-midi, voient qu'il en manque une à leur bande ; les garçons non plus ne sont pas tous là ; et on dit : « Ils sont complices. » Justin et Josette ont été complices longtemps. Où est-ce qu'ils se retrouvaient ? Aux mayens peut-être, en cachette. Il y a là des places ; on est assis ensemble devant la porte d'un raccard. On a les jambes qui pendent, parce qu'un raccard est bâti en l'air, porté aux quatre coins par des espèces de piliers ; à chacun de ces piliers, droit sous les poutres, est une grosse pierre plate, débordant de tous les côtés ; c'est pour empêcher les souris d'entrer. C'est des raccards tout vieux, tout noirs, un peu tordus ; et depuis quand ils sont bâtis, personne ne se le rappelle ; quelquefois seulement on trouve une date gravée dans le bois, 1587, 1630. Ils se tenaient à cette place ; ils avaient du plaisir à se trouver ensemble, il la prenait, il la serrait, et, elle, elle se laissait faire. Il sentait à travers ses manches quels jolis bras ronds elle avait. Ou il lui mettait les doigts dans le cou là où la peau est douce et tiède, et elle penchait la tête de côté, posant la joue contre sa main. C'est des petits moments heureux, qu'il y a dans des dures vies. Ils ne parlaient pas beaucoup, même quelquefois pas du tout. Ils regardaient, mais sans bien la voir, tant ils en avaient l'habitude, la grande montagne d'en face, se lever avec ses rochers ; et, sur ces rochers, la neige brillante comme de l'argent. Et voilà quelquefois (car les filles sont très peureuses) Josette se levait tout à coup, retroussant sa jupe et se reculait contre Justin, d'un air effrayé. Il lui disait : — Qu'as-tu ? Elle répondait : — C'est un crapaud ! Alors il lui disait : — Tu es folle avec tes crapauds Et elle finissait par rire, le voyant rire. Il l'embrassait un petit peu. Ainsi se passait le dimanche, et le lundi est de nouveau jour d'œuvre ; elle était bien occupée, lui aussi. Puis venaient les six jours, puis de nouveau le dimanche : ils se retrouvaient. A la fin, il lui a dit : « Cette fois, es-tu décidée ? » Et tout a été arrangé ; trois semaines à l'avance on publie les bans ; ils se marient mercredi. Ils se marieront de bonne heure, le matin ; comme le temps presse ils travailleront toute la journée ; et puis le soir ils rentreront ensemble, passant ensemble sur le chemin ; Josette avec son râteau, Justin sa faux sur l'épaule. Et comme la mère de Justin est veuve, c'est chez elle qu'ils habiteront. VIII Cependant l'été avance ; déjà les foins sont mûrs. Ils sont même un peu trop mûrs, ils pressent de faucher. Seulement pour les foins, comme pour les chemins, ils se mettent au travail tous en même temps, il faut qu'on décide la chose dans le conseil après là messe. Ce qui fait que souvent on se trouve un peu en retard. Les plus beaux prés sont à Planpraz. D'après le nom, on pourrait croire à des prés tout plats comme ceux de la plaine ; alors voilà que non, ils penchent comme tout le pays ; c'est seulement une pente plus douce, et, parmi cet espace d'herbe, il y a de nouveau sept ou huit fenils de bâtis. On loge là le foin ; sous le tas de foin il y a une écurie ; et on y mène les vaches quand la provision est finie ailleurs. Car les vaches marchent et vont d'elles-mêmes, tandis que le foin, il faut le. porter. Ils ont tous au moins un pré à Planpraz, des petits prés mis les uns près des autres, les rigoles en haut les séparent ; et tout le village travaille, chaque famille dans son pré. Il y a le pré du juge ; le vieux juge y est, avec ses deux fils et sa belle-fille ; il y a le pré du président ; le président y est avec sa femme et ses quatre enfants qui sont déjà grands ; il y a le pré du sceautier, il y a le pré de Justin, et Josette est avec lui ; il y a même le pré de Sidonie, qui a pris pour l’aider, parce qu'elle avait trop d'ouvrage, Fridolin, le fils au sonneur. Les filles n'ont plus leurs beaux caracos du dimanche, elles ont des tailles coupées aux épaules, d'où sortent leurs manches de chemise, en grosse toile grise, qui devient blanche avec le temps. Elles ont mis leurs vieux chapeaux, on n'est pas là pour être belles. Il faut râteler, il faut tourner le foin, il faut au rebord des rigoles couper l'herbe avec la faucille, tandis que les hommes et les garçons fauchent. Les prés sont remplis de monde ; il y a, le matin, l’odeur, qui est fraîche, de l'herbe coupée ; il y a, l’après-midi, l’odeur sucrée du foin qui sèche. Sidonie fauche comme un homme ; de temps en temps, on la voit qui dresse sa faux, la lame en l'air, et l'aiguise avec la molette, c'est une vieille faux toute rougie, étroite au bout comme un couteau. Et le bruit de la molette va vers le bois, et frappe là les troncs qui sonnent. Comme il n'est resté personne au village, ils ont pris avec eux les petits enfants. Dans le haut du pré, aux endroits fauchés, on les a mis assis sous des grands parapluies, quelques-uns debout dans des hottes, d'autres couchés dans l'herbe où ils se roulent en pleurant, mais on ne s’en inquiète pas. Alors tout à coup, là-bas, on voit une grosse boule Jaune qui commence à marcher, qui commence à descendre, et il semble qu'elle devrait rouler, mais non, et puis on s'aperçoit qu'elle va sur deux jambes. Il en vient une deuxième, il en vient une troisième, et, sous celle-là, il y a Sidonie. C'est le foin qui est sec, qu'on noue aux quatre coins dans une grande serpillière, et qu'on porte ensuite au fenil. Cela fait une lourde charge, mais Sidonie est forte, et elle a l'habitude. Quand elle est de bonne humeur, elle aime à raconter là-dessus une histoire. Elle dit : « Vous savez, c'était dans mon pré, celui qui est à côté de l'hôtel ; et moi je fauchais là, je ne pensais à rien, et il y avait un carré de foin sec, je me dis : « Je vais le rentrer. » Je fais ma charge, voilà justement qu'il passe un monsieur de l'hôtel. Il me dit : « Qu'est-ce que vous faites là ? » Moi, je dis à ce monsieur : « Je rentre mon foin. » Il me dit : « Est-ce lourd ? » Moi, je lui réponds : « Bien assez. » Alors il me dit : « C'est moi qui vais vous le rentrer ! » Je ne sais pas pourquoi je l'ai laissé faire, mais J'étais tellement étonnée… Ah ! mon Dieu ! je n'ai jamais tant ri de ma vie. Il prend la charge, ça va d'abord, seulement l'herbe était mouillée, il glisse, il tombe par terre… c'était affreux… et le paquet roulait, roulait, il a été jusqu'au chemin. » Elle raconte son histoire d'une voix qui traîne et qui chante, avec le drôle d'accent qu'elle a, et elle rit entre toutes les phrases, penchant la tête quand elle rit. Aujourd'hui elle ne rit plus ; elle est toute rouge sous sa grosse boule. Pour entrer dans le fenil il faut monter à une courte échelle ; c'est un passage difficile ; elle est là qui hésite entre deux échelons, et de dessous sa jupe relevée sort un gros bas de coton bleu. De ces fenils, chacun n'a pas le sien ; ils se les partagent entre trois ou quatre ; autant ils sont, autant de tas de foins. Et il faut qu'il y ait beaucoup d'honnêteté parmi eux, car chacun va à son foin, pas à celui de son voisin. Mais ils savent aussi qu'il y a un Jugement au delà de la vie, une séparation terrible qui se fait entre les bons et les méchants. Toutefois, de cinq heures du matin et souvent plus tôt encore, jusqu'à sept ou huit heures du soir, il y a quatorze heures, quatorze heures de travail, avec à peine un petit moment de repos pour manger ; et, là-haut, le plus dur c'est encore ces voyages continuels ; il faudra descendre à l'étage au-dessous, et rester là deux ou trois jours, puis remonter ; on a un pré ici, un autre une demi-heure plus loin, et un autre au diable, là outre ; on va, on vient. Alors le soir, ils sentent que les bras leur font mal ; quand ils veulent se relever, ils ont comme un craquement dans l'échine ; et la femme du sceautier, par exemple, qui n'a pas plus de quarante-cinq ans, est déjà toute voûtée ; on dirait une vieille femme. Aussi fait-il bon voir le dimanche venir. Il a plu pendant la nuit, mais au matin le temps s'est découvert. Le soleil est sorti, on a vu le brouillard monter. Comme à un beau berceau des rideaux de dentelles, qu'on a mis pour le bien orner, il pend autour de la vallée accroché aux hautes montagnes, avec de jolis plis bien blancs. Et puis il vient comme une main qui enlève ces draperies. Elles montent dans l'air, elles deviennent minces, elles deviennent transparentes, et, un moment encore, elles luisent au soleil, puis elles se défont. Il faut regarder le village, on l'a là au-dessous de soi, bien tranquille, qui a dormi et dort un peu encore, tous les toits bien rangés, et gris ou noirs, et parmi eux deux qui sont rouges, comme s'ils étaient couverts de tuiles. C'est des toits neufs, et c'est la couleur du bois de mélèze quand il est mouillé. Il est là, le village, et il y a peut-être à présent une ou deux cheminées qui fument, puis deux ou trois, puis quatre ou cinq. Tandis que le grand vert des prés autour s’essuie, et il monte de lui une petite vapeur blanche. Tout est silence, pas un bruit ; rien que toujours, très loin, le grondement de la rivière. Ils sont tous encore dans leurs chambres, à se faire beaux. Il a fallu sortir les habits du dimanche, ceux pour l'homme, ceux pour la femme, et encore ceux pour les petits ; les femmes ont refait leurs tresses, s'étant lavées, tandis que les hommes se rasent à un petit miroir pendu à la fenêtre. C'est pourquoi on ne voit personne. Toutes les choses ont comme un visage nouveau, tout a comme un air de douceur, les rochers là-bas, l'herbe, la forêt ; c'est comme si un commandement vous avait été donné : ceci est le jour du repos. Mais plus belle encore est l'église, toute revêtue de blancheur, debout près des maisons assises. C'est un gros bloc carré de pierres, d'où sort un haut clocher pointu, et en haut du clocher, une sur chaque face, quatre fenêtres sont percées. Il se passe encore un moment, le soleil gagne`au ciel ; les toits rouges, à présent ne sont plus rouges, étant secs ; le chemin, lui aussi, a changé de couleur, étant devenu gris. Alors on voit venir deux hommes, ils sont entrés dans le clocher, il se passe encore un petit moment. Puis on voit par le trou du clocher, entre les grosses poutres où pendent les cloches, sortir un chapeau, un second chapeau, un homme tout entier, deux hommes. Le premier, les bras levés, pèse du pied sur une pédale ; la grosse cloche se met à balancer ; lui pèse toujours, et maintenant elle est en branle ; et il pèse toujours, jusqu'à ce que, basculant enfin, elle se tienne renversée au-dessus de l'axe de bois, et demeure ainsi un moment. Et après le coup clair qu'elle a à la volée, elle fait entendre, là-haut, une espèce de grondement, comme un grognement d'impatience, qui revient, qui cesse et revient. Puis c'est le tour du carillon, et, de parmi cette grosse cloche, partent les trois petites cloches, les trois petites un peu folles, qui tournent, s'arrêtent, repartent, sautent sur place, ou font une ronde, ou bien s'en vont bien sagement, trois petites dames en bleu. Tout cela, loin parmi l'air, finit par se mêler en une seule voix, comme un chant qui s'en va en message vers les montagnes, par-dessus la grande vallée, et se heurte aux rochers, et l'écho parfois le renvoie ; un chant qui hésite et repart ; et on voit toujours l'homme peser sur sa pédale. Le carillon s'arrête le premier, la grosse cloche continue, puis l'homme lâche la pédale ; les coups se font rares, plus sourds ; il n'y a plus qu'un tintement, et la grosse cloche se tait à son tour. C'est comme un grand vide tout à coup, comme si l'espace devenait plus creux, et le village devant vous sort à nouveau dans le silence. On regarde, il est là, et de lui à l'église, il y a un petit bout de chemin en pente, qu'on voit dans toute sa longueur. Sur ce chemin viennent deux vieilles ; sur un banc, qui est devant l'avant-dernière des maisons, des hommes à présent sont assis. On entend parfois une voix ou bien une porte qui s'ouvre. Mais le carillon recommence à sonner ; seulement, à présent, il est plus vif, plus pressant. Par petits coups secs il dit : « Venez vite, venez vite ! » avec ses trois notes claires. Sur le chemin, trois filles apparaissent ; elles marchent vite, à grands pas, à cause de leurs gros souliers, les trois sur une ligne, une qui tient les bras un peu écartés, les deux autres les mains croisées sur leurs tabliers à carreaux. Puis en voilà quatre qui viennent ; on reconnalt Marthe et Marie ensemble ; puis Sidonie avec Cécile ; il en passe ainsi dix ou quinze. Et il y a encore un arrêt dans les cloches. Après quoi elles repartent. Alors c'est les hommes qui se lèvent tous ensemble de leur banc, et se mettent à descendre, mais lentement, à pas comptés ; le juge avec sa barbe grise, le président et le sceautier ; puis des jeunes, mais ils ont tous mis leurs beaux habits, noirs ou gris, trop longs des manches. Et puis derrière les hommes, les femmes, qui sont les dernières, qui viennent tirant par la main des enfants, qui pendent au bout de leurs bras avec des fichus roses ; l'une en a un, l'autre en a deux ; elles en ont encore qui se tiennent à leurs jupes ; et cependant la vieille Catherine marche à tout petits pas, s'appuyant sur son gros bâton. Enfin le chemin est vide. Le carillon sonne toujours plus fort, toujours plus vite ; il sonne, il sonne, il sonne ; on voit encore une fille qui est en retard, qui court ; encore un homme, plus personne. Le carillon s'est tu. Le silence revient. Il est encore plus grand qu'avant. C'est qu'ils sont tous dans l'église à prier. Ils sont tous rangés sur les bancs ; à certains moments, ils se tiennent debout ; à d'autres, ils sont agenouillés ; il y a au mur des grandes fleurs peintes et des petits tableaux rouges et bleus ; il y a dans le chœur les flammes des cierges ; et aujourd'hui le curé a mis une chasuble rouge, parce que c'est le jour d'un martyr. Pendant ce temps, devant le porche, dans le tout petit cimetière, les femmes qui ont des enfants, et n'osent pas entrer, se tiennent assises par terre, ou bien assises sur le mur ; la porte est grande ouverte ; et quand un petit pleure, vite, elles le prennent contre elles et le bercent pour le faire taire. Il y a sur les tombes une quantité d'œillets roses qui viennent de s’ouvrir. Tous les quinze jours, dans la belle saison, sitôt après la messe, il y a procession ; elle va depuis l'église jusqu'au calvaire d'où on domine la vallée. On sonne de nouveau ; et voilà encore une fille, qui sort en courant, et part vers le village, c'est qu'elle a oublié son voile, qu’elle doit mettre, étant des filles du Saint-Rosaire ; elle revient, le tenant roulé sous son bras. Cependant, dans l'église, quelque chose se prépare. Elle est là, tranquille, avec ses murs blancs, qui font une grande ombre du côté où la pente monte ; et, entre ces murs et la pente, il n'y a qu'un étroit passage tout enseveli dans ce bleu, où ils vont paraître, on se dit, tournant l'angle là-bas, car la porte est cachée. L'homme du carillon s'applique tant qu'il peut ; celui de la grosse cloche sonne de toutes ses forces. Et bientôt, en effet, la première bannière paraît, une grande qui sort peu à peu, et pend sans remuer dans l'air, puis dessous l’homme qui la porte, tourné de face maintenant. Il en sort une deuxième, il en sort une troisième, elles s'en viennent lentement. Alors on voit sortir les filles, qui marchent deux par deux, ayant les mains croisées et la tête penchée, sous le voile tombant un peu raide autour d'elles. Celles qui vont devant, portent sur leurs épaules une espèce de trône, où est la Sainte-Vierge, dans une robe de satin blanc, tenant un bouquet à la main. Alors paraît la croix, haute en l'air, penchant par son poids dans les mains d'un vieux qui la serre, raidi, entraîné en avant ; et viennent les enfants de chœur, puis le curé avec son livre ; puis, toujours deux par deux, les hommes, tête nue et ayant aussi des livres ouverts. Et derrière marchent les femmes, celles-là avec leurs chapeaux. Du milieu des cloches, le son des voix monte, s'assure et grandit. On va, et le petit chemin est là qui grimpe à ce penchant pierreux, et il tombe dessus une grande lumière. Les bannières entrent dedans. Elles éclatent comme des flammes : il y en a une qui est grenat, une autre qui est jaune, une autre verte, elles ondulent et flottent au vent ; la Vierge se met à luire, avec de l'or parmi sa robe ; et, dessous, les voiles des filles sont un peu bleus avec de jolis plis ; voilà aussi la croix qui brille, étant de cuivre, et le rouge aux enfants de chœur, et le gris et le noir aux hommes, avec les bosses aux habits et les froissements de l'étoffe ; et aux femmes des petits bleus qui sont les robes, ou un rose qui est un fichu ou un ruban à un chapeau ; douces couleurs qui vont ensemble, parmi les cloches et les chants. Et aussi tout se montre dans le plus grand détail, car on voit à présent, aux visages des hommes, les creux et les sillons, les cheveux sur le front collés, la peau brûlée, la chair durcie ; les vieux tout usés et rongés, particulièrement celui qui tient la croix, tout noué et tordu, avec sur ses poings, pareils à des pierres, des grosses veines violettes ; et ils ont tous la bouche ouverte, la tête un peu rejetée en arrière ; et ils vont en avant des femmes, ruinées comme eux, vieillies avant l'âge, souvent pâles, avec un teint comme la cire ; tandis que de dessous les jupes, et aux filles aussi de dessous les voiles, sortent les gros souliers à clous. Ils vont tous ainsi sur deux files, cependant le sentier s'élève et là-haut dans le ciel, le grand Christ les attend, avec le geste de ses bras qui n'est plus de souffrance, qui est pour bénir et pour recevoir. Peu à peu aussi, comme ils s'élèvent et tournent, arrivés sur la crête, ils entrent dans le ciel. Dans le ciel les bannières, les filles et la Vierge ; et la croix y entre à son tour, pendant qu'au-dessous d'eux les profondeurs s'enfoncent, qu'autour d'eux les cimes s'écartent, et ils sont seuls dans la grande lumière, petits, perdus, qui passent ; alors le bruit des voix se meurt. Ils vont encore : puis, arrivés derrière la crête, ils disparaissent lentement ; elle gagne sur eux et les coupe en travers ; déjà on ne voit plus que le haut du corps et les têtes, puis c'est seulement les bannières, et la Vierge toujours, dominant les espaces, puis il n'y a plus rien. Toutefois ils vont reparaître, ayant fait le tour de la croix. Là-haut on voit poindre du jaune, une forme déjà se dessine, une autre et puis encore une autre ; puis la grande tache des voiles, un murmure se fait dans le fond du silence, et s'accentue, et tout grandit dans le ciel et sur la montagne. Là où étaient les gros nuages noirs, où soufflent les tragiques vents, il n'y a plus que paix et pureté. Les grandes cimes au loin, celles qui portent des glaciers, se tiennent aussi comme sous des voiles. Tandis que plus voisines, d'autres, vêtues de bleu, semblent agenouillées dans la tranquillité de l'air. Tout est en adoration ; une calme lumière est partout répandue. Tout est adoration et paix par les prés et par le village ; et personne au travail, le long des petites rigoles, pas de vaches non plus qui broutent, et personne sur les chemins ; les portes sont fermées, les seuils sans bruit de pas. Et on voit que tout fait silence et se tient ainsi immobile pour mieux écouter les cloches qui sonnent, les voix qui de nouveau s’approchent. A présent elles sont tout près : ils sont descendus le sentier, ils sont entrés dans le cimetière, là, par le petit chemin qui va le long des tombes, du côté qui est au soleil, ils passent encore une fois, et encore une fois, à l’angle, on voit briller les bannières et la vierge haut portée, luire doucement les voiles, et tourner la file des hommes, et puis les femmes derrière eux. Puis subitement tout revit : le chemin se remplit de monde ; les cheminées sur les toits se mettent à fumer plus vite, tissant dans l'air un voile bleu ; les portes grincent, les voix s'appellent. Là-bas, aux premières maisons, les hommes se sont rassemblés, comme c'est la coutume, chaque dimanche après la messe : c'est le conseil qui se tient là. Le président lit d'abord un papier qui est un règlement ou un texte de loi ; ensuite on discute pour des transports de bois, pour les moissons, un chemin à refaire, un mur qui est tombé. Après quoi, on s'en va manger. Mais il y a aussi les jours de fête, et ce jour-là, des processions plus belles encore, avec des messes solennelles ; c'est ainsi le jour de la Fête-Dieu. Au bord du chemin du calvaire, ils ont dressé des reposoirs, avec des branches, de la verdure, toutes les fleurs qu'ils ont pu trouver, toute sorte d'objets de verre, des petits vases, des petits saints en porcelaine, une fausse hostie en papier doré ; et les murs de l'église sont aussi décorés. C'est le jour où l'on sort les vieux uniformes du temps des services de Naples, ou ceux de Rome ou ceux de France, des très anciens, qu'on garde parce qu'ils sont vifs de couleur, avec des culottes de peau blanche, des tuniques rouges, des broderies d'or, et des hauts shakos à plumets. Ils sortent tous les fusils qu'ils ont ; celui qui commande a un sabre. Il y a aussi deux tambours qui battent pendant le cortège ; et il s'en va, derrière ces tambours. Et, pendant la messe, soudain, au moment de l'élévation, le commandant tire son sabre, et commande : « Garde à vous !– Fixe !… » Le tambour se met à rouler, et faisant face à l'autel, la troupe présente les armes. Et d'autres fois aussi, au temps des grandes sécheresses, quand l'eau tarit aux sources, et l'herbe se consume et la terre se fend, ils vont très loin, jusqu'au petit lac d'où descend le bisse, marchant pendant trois ou quatre heures, la tête nue, au grand soleil. Par les pentes rocheuses, par les grands pâturages, toujours le vieux portant sa croix, avec ces mêmes chants, ils s'avancent et cheminent, et c'est comme un don qu'ils font de cette peine de leurs corps. Au commencement de l'après-midi, ils partent ; ils ne reviennent que le soir. On voit aux pas traînants, et aux corps tout voûtés quel est le poids de leur fatigue, pendant que le chant meurt, aux gosiers desséchés. Une calme lueur monte derrière l'église, l'angelus bientôt va sonner. Et c'est dimanche, on carillonnera. Ils voient la fin de la journée, et levant un peu la tête, regardent du côté du sud, si le nuage ne vient pas. IX Comme tout le village est construit en bois, que toutes les maisons se touchent, et que beaucoup ne sont pas assurées, le Conseil d'Etat les oblige là-haut à avoir une pompe. Ils disent : « Ça ne sert à rien. » Mais le règlement est là : il faut qu'ils s'exercent avec cette pompe, au moins deux fois par été. Après la messe donc, on sonne à la chapelle. Devant la chapelle, sur un banc, ils sont déjà cinq ou six hommes, lls causent entre eux, ils ont allumé leurs pipes ; et les gamins qui sont curieux arrivent de tous les côtés. Puis soudain au fond de la rue on voit venir Simon et Joseph. Ils ont mis des vareuses bleues et des casques en cuivre brillants. Simon est grand, maigre, sans barbe, avec un long nez un peu rouge, et à son casque il a une chenille blanche, parce qu'il est capitaine ; Joseph est petit, assez gros, et il n'a qu'une chenille rouge, parce qu'il est seulement lieutenant. Ils sont arrivés, Simon dit : — Où est-ce qu'ils sont, les autres ? On lui répond : — Ils vont bientôt être là. En effet, de temps en temps, il en survient un, les mains dans les poches, puis un autre, et encore un autre, les uns qui restent debout, les autres qui vont s'asseoir. Simon a sorti de sa poche un papier avec une liste. Tout à coup il dit : — Attention à l'appel ! Personne ne bouge. Il se met à crier : — Vous avez compris ! Attention à l'appel. Joseph qui doit l'aider puisqu'il est lieutenant, s'approche des hommes et leur dit : — Voulez-vous vous lever, voyons ! Alors un à un ils se lèvent, ils ne se pressent pas, mais enfin ils se lèvent ; ils se regardent en riant, surtout les jeunes ; et puis sur le chemin se rangent sur un rang ; il y en a qui fument toujours, d'autres qui ont caché leurs pipes dans leurs poches ; et Simon fait l’appel : — Justin Calloz. — Présent. — Chrétien de Maxime. — Présent. Chacun à son tour répond donc présent, et, comme il en manque encore quelques-uns, Simon dit : — Ils auront l'amende. A quoi on répond : — Oh ! ils viendront bien. Cependant ils se sont séparés en deux groupes, celui de la pompe qui a Simon pour chef et celui du sauvetage que Joseph commande. Ils ont été chercher la pompe, dans la vieille chapelle ; elle est là dans un coin, c'est une toute petite pompe, elle est fixée sur un brancard, ils la soulèvent, ils la portent dehors. Ensuite, ils vont chercher les roues, car il y a aussi deux roues, les seules qu'on trouve au village ; et, cette pompe, suivant les cas, on peut la tirer ou bien la porter à bras. Seulement les roues ne sont pas faciles à ajuster, les essieux étant rongés de rouille ; et aussi on n'a pas l'habitude. Laquelle va à droite, laquelle va à gauche ? Il a fallu un long moment. Et puis quand les roues ont été placées, il a fallu de nouveau un long moment pour fixer le timon. Ils discutent tous. Simon crie et fait des grands gestes, et pendant ce temps ceux du sauvetage ont sorti l'échelle et les cordes Enfin ils se mettent en route. C'est une chose amusante à voir, que la pompe sur ses deux roues allant sur le petit chemin. Ceux qui la tirent et ceux qui la poussent ont juste place pour passer, serrés là entre les maisons ; elle penche, elle glisse, elle saute, elle fait un grand bruit de ferraille. Tous les gamins suivent, derrière vient l'échelle, les femmes sont aux fenêtres ou sur le perron des cuisines ; et, au-dessus des têtes et des dos inclinés, on voit le beau casque de Simon qui brille. Ils sortent du village ; à un tournant du chemin ils s'arrêtent. Et l'un d'eux, grimpant dans les prés, s'en va détourner l'eau du bisse. Tout à coup, la voilà qui vient ; dans la rigole creuse, elle descend, puis coule au travers du sentier, faisant là une large flaque. Là on a déposé la pompe. L'eau ne manque pas, ils ont déroulé les tuyaux ; et un peu plus loin ceux du sauvetage sont en train de dresser l'échelle ; ils en ont planté le bas en terre, à l'autre bout ils ont attaché quatre cordes ; ils tirent dessus et l'échelle monte peu à peu. Mais tout n'est pas fini, car cette eau qui coule par terre comment l'amener dans la pompe ? ils n'ont qu'un seau de bois, ce ne serait pas suffisant. Simon, qui a de l'idée, a été prendre un vieux chéneau ; ils le fixent du bisse à la pompe, grâce à la pente c'est possible. Seulement, le chéneau coule ; par une fissure toute l'eau se perd, et de nouveau ils se mettent tous à discuter, chacun donnant son avis, les uns riant, les autres sérieux, Simon, lui, se fâchant presque, parce qu'il est le chef et responsable. L'échelle pourtant est dressée ; deux hommes sont au pied, pesant dessus pour l'empêcher de glisser, et quatre hommes, dans les quatre sens, tiennent la corde bien tendue. Ensuite Joseph a pris la lance, et, avec le tuyau qui traîne derrière lui, il monte prudemment, s'arrêtant à chaque échelon. C'est lui qu'on regarde à présent ; il monte, et sous lui, vers la gauche, on vo?t le ravin qui se creuse, il est comme pendu en l'air. De temps en temps, il se retourne, l'eau ne vient toujours pas ; il attend un instant, point d'eau, toujours point d'eau. Mais tout à coup on voit le tuyau qui commence à se gonfler là-bas, qui change de couleur ; et ce gonflement et cette couleur noire s'avancent peu à peu dans la direction de l'échelle ; c'est que ceux de la pompe se sont mis à pomper. L'eau avance toujours ; on voit son poids peser dans le bout du tuyau qui pend, et Joseph qui raidit le bras, qui se prépare, tendant sa lance ; on s'attend à voir un beau jet en sortir : eh bien non ! la pression n'est probablement pas assez forte. Il est bien sorti un peu d'eau, mais c'est ceux du pied de l'échelle qui l'ont reçue, et ils se débattent dessous, n'osant pas lâcher les montants. Ah ! comme les filles ont ri. Là-haut assises dans le pré, les mains croisées sur les genoux, on voit briller leurs dents, elles rient, elles rient ; et Joseph crie : « Arrêtez ! arrêtez ! » Ceux de la pompe pompent toujours… Cependant on songe à cette petite flamme qu'on verrait sortir une nuit au faîte du toit vers la cheminée, une petite flamme, une petite fumée ; puis cette flamme rougeâtre grandissant et prenant force, claquant en l'air, faisant une lueur à présent dans la nuit. Comme il est arrivé si souvent là-haut, quelquefois en hiver ; alors on les oblige à rebâtir en pierre, — et c'est de ces villages, aux rues droites, aux murs gris et nus, où il y a tant de tristesse… Le dimanche soir, les filles vont souvent chanter au calvaire. Elles y vont après le chapelet ; c'est l'heure douce, celle où le soleil s'est couché et ce n'est pourtant pas tout à fait la nuit ; ou bien c'est déjà la nuit dans le fond des vallées, mais là-haut, sur les crêtes, un reste de lumière est encore visible. On a vu les glaciers devenir roses, ayant d'abord été dorés ; puis ce rose a passé au violet ; et à présent encore, ils éclairent là-bas, quoique déjà pâlis et se fondant dans l'ombre. On les a entendues qui montaient dans les prés, causant toutes à la fois. On ne peut plus les reconnaître, on voit seulement la bande qui passe ; elles se donnent la main. De là-haut, au calvaire, la vue est étendue ; c'est comme un promontoire, avec le vide de trois côtés ; et, comme les perspectives changent, de là on n'aperçoit plus seulement la première vallée, celle de la rivière, mais la seconde aussi, plus large et plus profonde encore, et plus lointaine, où va le fleuve. Il y a des routes comme des fils blancs, le fleuve est comme un ruban clair, les villages comme des fleurs jaunes. Il y a des bois carrés qui sont un peu noirs et des prés qui sont un peu gris ; et, par places, des taches rousses, qui sont des rochers pointus, percent la plaine, mais ils sont sans relief, vus ainsi d'en haut, et comme aplatis. Et par-dessus toutes ces choses, une couleur bleue étendue, comme un voile de mousseline. Maintenant, là tout au fond, partout des lumières s'allument, toutes petites, qui font des dessins, ou bien une barre, ou bien une étoile ; le bruit de la rivière est plus fort, un air frais monte de la gorge. Elles se tiennent debout près du grand Christ de bois qui saigne à son flanc percé, et à ses pieds et à ses mains cloués ; d'abord elles se sont regardées pour savoir qui commencerait, puis elles se sont mises à chanter. C'est Sidonie qui commence d'ordinaire. On entend sa voix qui va seule, basse et lente, une ou deux mesures, les autres suivent une à une ; quand on arrive à la fin du couplet, elles se sont toutes mises à chanter ; et alors le branle est donné : une fois les filles parties, on ne peut plus les arrêter. Elles chantent avec des voix qui traînent, qui sont tristes ; et elles aiment cette cadence qu'il y a dans la musique, les unes bougeant la tête en mesure, les autres la tenant un peu penchée de côté. D'où elles viennent, leurs chansons ? On ne sait pas. Il y en a probablement qui sont vieilles, mais d'autres sont de celles qui se chantent encore dans les villes, qui sont arrivées jusqu'ici, apportées un iour par quelqu'un ; seulement on ne les reconnaît pas, parce que c'est d'un autre cœur qu'on les chante ; et les paroles même changent peu à peu. Il y a ordinairement dedans un galant avec sa bonne amie ; et ils s'aiment bien ; et le galant fait des cadeaux à sa bonne amie, c'est des bonbons et des gâteaux. Il y a le « Bouton de rose » : Dans un bouton de rose Mon cœur est enfermé, Personne n'en a la clé Que mon cher bien aimé… Il y a encore : « Le sam'di soir après l'turbin ». Elles chantent : « Le samedi soir, à Saint-Urbain ». C'est des voix tristes, un peu timides, un peu plaintives, qui traînent et meurent à la fin des phrases ; et disent ainsi la vie difficile, et que l'amour passe vite ; et quelquefois on trouve bien le temps de rire, mais le plus souvent on ne connaît que le chagrin. Les filles chantent toujours, dès qu'une chanson est finie, elles en recommencent une autre ; quand elles n'en savent plus de nouvelles, elles rechantent celles qu'elles ont déjà chantées. Peut-être que les garçons les ont entendues et se sont cachés dans le bois tout proche ; quelquefois on entend les branches remuer. Mais on ne voit plus rien, il fait à présent complètement nuit. On voit briller des feux sur la montagne, très haut près des rochers. Il y en a eu un d'abord, puis deux, puis trois. L'un grandit, l'autre diminue : ils vacillent un petit peu ; c'est les pâtres d'Arpitettaz qui les allument, quand ils passent la nuit dehors. x Cependant, ceux du chalet sont toujours là-haut, séparés du monde. L’alpe d’ici est à plus de 2200 mètres ; il y neige quelquefois au milieu de l’été ; on doit alors ramener les bêtes au village. Et cette neige de l’été ne dure pas, mais souvent au commencement de septembre, les grandes gelées viennent qui brûlent l’herbe et la roussissent. C’est le signal du départ. C’est le signal, ce grand nuage d’un gris qu’on connaît bien, qui vient ; et qui porte la neige et non plus la pluie. Si bien qu’on peut dire qu’en somme les vaches sont là-haut pour trois mois, pas plus. C’est pour elles le temps de la liberté. L’herbe, là-haut, leur est servie, non plus par rations comme le foin l’hiver, mais tant qu’elles en peuvent prendre, tendant leur mufle humide, soufflant par les naseaux. Tout le jour, elles errent par le grand pâturage, secouant leurs sonnailles ; ou bien, rassasiées, se couchent à l’ombre d’un roc. Elles ruminent, regardant devant elles avec leurs gros yeux troubles ; un peu de bave leur pend aux naseaux. Elles sont cent ou cent cinquante, des jeunes, presque des génisses, des grosses mères, des toutes vieilles. On les voit sur les pentes, quelquefois dispersées (c’est plein alors partout de petites taches qui bougent), quelquefois rassemblées ; d’autres fois deux ou trois à la file broutent detout sur une crête, découpées en noir dans le ciel. Elles vont boire à une source qui est là. Il y a six bassins de bois mis à la suite l’un de l’autre ; et, à cause de la pente, pour que chacun soit bien à plat, celui de dessus par le bout pose sur celui de dessous, comme les marches d’un escalier. Cependant les gens du chalet se sont installés, ayant chacun un peu de linge, une paire de souliers, et peut-être une vieille veste pour pouvoir changer quand l’autre est mouillée. Le maître même, lui, a apporté une valise : une valise en carton gris, seulement elle est bien usée ; et lui seul aussi, avec le vîli, a une montre qu’il accroche au support du lit. Ils mettent dans ce lit de la paille fraîche. Le troisième jour après la montée, a eu lieu le mesurage. C’est-à-dire que, ce jour-là, une fois pour toutes, on mesure la quantité de lait que chaque vache donne. Simon, par exemple, a deux vaches, et chacune a donné cinq litres : d’après cette proportion-là, il aura tant de beurre, tant de fromage, tant de sérac. Si un autre n’a qu’une vache, à supposer qu’elle donnât dix litres, il aurait une même part que Simon. Car ils ne vendent rien de ce qu’ils font avec le lait, ils se le partagent ; c’est de quoi ils vivent. Après le mesurage, un jour d’œuvre, a lieu la bénédiction. Il y a près du chalet une croix, et près de chaque chalet d’ailleurs il y a cette même croix, une croix toute simple. Le curé se tient là, ayant revêtu le surplis ; près de lui se tiennent les hommes du chalet, avec le procureur ou quelqu’un qui l’a accompagné ; ils font ainsi un petit groupe, dans le grand espace attentif, et là les prières sont dites, le pâturage et le troupeau bénis. Les chalets de là-haut sont tous bâtis de la même manière. Ce n’est pas des grands chalets riches comme il y en a dans d’autres montagnes, ils sont pauvres et petits. On choisit une place près d’un banc de rochers, à un endroit où la pente est abrupte ; alors on creuse un peu dedans ; et contre le rocher ou bien contre la pente, ils appuient un côté du toit ; les trois autres sont soutenus par des murs très bas, sans ciment. Il n’y a point de fenêtres non plus, et pas même de cheminée : c’est par les trous du mur que la fumée sort. Ils sont donc tout aplatis, ces chalets, et comme confondus avec la montagne ; à peine si le toit fait qu’on les remarque d’un peu loin ; quelquefois aussi, comme il est gris, couleur de pierre, et qu’il continue le dessin du sol, on est tout près qu’on ne l’aperçoit pas ; et tout à coup, parmi les grosses pierres, on voit cette fumée qui monte. Cependant il y a le parc, puis la fontaine, et puis la croix ; puis on aperçoit la porte ; près de la porte un tas de bois, et le mâïo qui vient, tenant des deux mains une grande émine qu’il va laver à la fontaine. Le chalet est en deux moitiés, qui sont séparées par un mur. La première qui est la plus grande, est celle où se fait le fromage. Dans un coin, le foyer ; sur le foyer pend la chaudière. Elle pend à une espèce de bras en bois qui est fixé à un pivot, de sorte qu’on peut la mouvoir ; dessous brûle un petit feu égal, avec un lit de braises sombres et tout autour la neige fine de la cendre. Au-dessus du foyer, le mur est tout luisant, tout cuirassé de suie, et brille par intervalles parmi les dessins bleus de la fumée. Dans un coin, le foyer ; dans l’autre, le lit où ils dorment tous ensemble, lequel est à deux étages. Et encore une table, mais pas toujours, ou une grande auge où on met le petit-lait ; puis, pendus partout, les ustensiles de bois dont on a besoin : les émines et les éminettes (qui sont des baquets plats), les grosses cuillères pour lever la crème, les seaux un peu pointus où on trait, les tabourets à un seul pied dont on se sert aussi pour traire et qu’on s’attache autour des reins ; une vieille balance, trois ou quatre cuillères en fer, ou, clouée au mur, une image. Et les émines, particulièrement, sont jolies à voir, avec leurs douves de deux couleurs, l’une blanche étant de sapin, l’autre rouge étant de mélèze, et qui se suivent, alternées. Et par terre, point de plancher, la terre comme on l’a trouvée quand on a bâti le chalet. L’autre chambre est la chambre à lait. Là sont les très grandes émines, qu’on emploie pour l’écrémage, qui sont rangées sur un rayon. Là aussi est la baratte, et c’est souvent l’eau qui la fait tourner, au moyen d’une roue, pareille à celles des moulins, qu’il y a près de la fontaine. On y sent une odeur acide qui se mêle à une odeur douce. Et c’est tout : les trois murs de pierre, et par les fentes passe le jour, souffle le vent. Mais il n’y a pas qu’un chalet ; il y en a trois qui sont comme à trois étages différents du pâturage ; on passe de l’un à l’autre, parce que plus on monte, plus l’herbe est tardive à pousser ; et d’autre part aussi, pendant que le troupeau est au chalet d’en haut, l’herbe au chalet d’en bas a le temps de recroître. Ils sont par conséquent obligés souvent de déménager, ils disent : remuer. Ce jour-là, il vient du village cinq ou six hommes de corvée, non qu’on les y force du reste, au contraire ils aiment venir, ayant droit pour leur peine à une charge de petit-lait. Ils ont avec eux un mulet ; ils ont avec eux une femme, la fille de l’un d’eux, une sœur, ou une servante ; et le matin, vers les neuf heures, une fois que tout est en ordre, ils se préparent à partir. Il faut d’abord laver le parc. Pour le laver, le parc, on a détourné l’eau du bisse ; elle entre par un bout et se répand et puis s’étale, étant dans un espace plat ; et eux, avec des grands balais, la poussent, la chassent déjà épaissie, eux, les trois hommes, et avec eux, Angèle, la servante du juge, qui a troussé sa jupe jusqu’au milieu de ses mollets. De dessous les grands balais, les pierres sortent belles blanches, qui brillent et tremblent dans l’eau claire, tandis qu’à l’autre bout du parc, c’est un flot trouble qui s’en va ; en sorte que, les jours où on lave le parc, on le sait tout de suite au village par la couleur de l’eau qui vient. Cependant ils ont chargé le mulet ; ils ont attaché sur le bât tout ce qu’ils ont dans le chalet, les émines, les seilles, les habits, même la baratte ; ils ne laissent rien derrière eux ; ce que le mulet ne peut pas porter, ils le prennent dans une hotte ; l’ayant liée en gerbe, ils emportent aussi la paille du lit, et puis s’en vont, montant par le petit sentier pierreux. Ils marchent les uns derrière les autres, devenus peu à peu petits ; et seul le maître avec le pâtre ou bien quelquefois le vîli, quand le pâtre n’est pas assez fort, sont encore en bas, au chalet, pour déménager la chaudière. C’est qu’elle est lourde, étant de cuivre épais, avec son terne ventre noir, et en dedans sa belle couleur jaune qui se réjouit au soleil ; car ils l’ont sortie, la chaudière, et ayant fermé la porte, l’ont posée là, qui a sonné comme une cloche sur les pierres. Ils ont deux grosses barres de bois faites exprès : pour les fixer, des deux côtés de la chaudière, sous la grande anse rabattue, il y a deux anneaux de fer où on les passe et cela fait comme un brancard. Ils le soulèvent et ils le posent sur leurs épaules ; alors ils hésitent un moment, jusqu’à ce que le poids soit tassé, pour ainsi dire, et les barres à la bonne place, et eux à la bonne distance ; puis tout à coup se mettent en route, marchant à pas réguliers. Il faut d’abord deux hommes de la même taille, il faut ensuite deux hommes solides, car la pente est forte et le chemin long jusqu’à l’autre chalet. Par le sentier où les autres sont montés, ils montent à leur tour ; ils ont les jambes un peu fléchies, ils ont la tête un peu penchée, ils ont comme un creux aux épaules là où la barre est enfoncée ; on voit sous la veste les dos qui se renflent et qui se creusent tour à tour, selon que le poids agit et retombe, ou qu’ils le repoussent en haut d’un effort ; et ils vont ainsi pendant trois quarts d’heure, s’élevant toujours, quelquefois sans se reposer. Derrière eux, là en bas, c’est la porte fermée, c’est le toit qui ne fume plus, c’est le silence ; plus personne. Les vaches sont déjà là-haut ; on commence à entendre le bruit des sonnailles, qui vient, encore vague et confus, puis qui grandit et éclate tout près, quand ils arrivent sur la crête. Le chalet de tout en haut est placé sur une crête ; c’est peut-être le plus petit ; il y a tout près des rochers, c’est une épaule pointue de rocs qui perce la montagne, comme par un trou dans son vêtement ; il y a l’étang, pâle et gris, avec des bords boueux tout pleins des trous qu’y font les pieds des vaches ; et toujours une croix de bois. Quand ils se lèvent, au petit jour, ils font d’abord une prière ; c’est le maître qui la récite ; c’est une prière en latin, que les autres écoutent ayant les mains jointes ; par elle, le travail du jour est béni. A cette heure de la prière, un air frais souffle encore, ils ont froid ; quelquefois tout est sous le givre ; on dirait un voile de fine dentelle, qui noircit par place et s’évanouit. Ce qu’ils font aujourd’hui, ils l’ont fait hier, ils le feront demain ; toutes les journées pour eux se ressemblent. Ils sont tout seuls ; point de routes par où viennent les nouvelles, et pas de village alentour ; ils sont les sept et se regardent. Ils savent que tel d’entre eux est têtu, et l’autre sournois, et l’autre aime à boire, mais il n’a rien à boire, sauf quand quelqu’un monte du village et apporte la bottille pleine. Le maître a son tabac, le vîli aussi, et ils fument la pipe, c’est tout leur plaisir. Les jeunes parfois se bourrent, se courent après ou bien se battent, pour rire un peu ; ou sortent des orguettes pour se jouer un petit air ; après quoi, de nouveau ils travaillent et dorment. La montagne non plus ne change jamais autour d’eux ; et qu’elle soit habillée de neige, ou bien revêtue de brouillard, ils la connaissent bien, ils ne la regardent jamais. Car elle est inutile, étant faite de pierre ; et peut-être une fois ou deux ils sont montés sur cette pointe, qui est là, mais c’était le dimanche, en promenade, avec les filles ; ils n’y sont jamais retournés. Deux fois par jour on trait les vaches, et chacun a sa tâche à lui. Il faut être là vers trois heures, quand tout le troupeau descend au chalet. Le doleîna et le mâio sont montés le tourner. Là-haut dans le pâturage, où il est en train de brouter, on voit le rassemblement qui se fait, une quantité de points de couleur qui se réunissent en une seule grande tache ; et de même tous les tintements de sonnailles se mêlent maintenant en une seule voix. Puis la grande tache s’allonge, et devient pointue dans le bout. Sur ce grand espace tout vide, avec des mouvements lents du sol, et par place comme des plis, ou des élévations rondes, ou des talus pierreux, cela chemine et se déforme, s’allongeant toujours plus ; et cela se rapproche, et tourne autour d’une croupe plus raide, et puis repart droit devant soi ; et on distingue alors les bêtes qui sont en tête, les plus vives, les jeunes qui bondissent et s’éparpillent en avant, puis celles de derrière déjà prudentes, posant le pied avec précaution ; tandis que de nouveau le bruit des sonnailles a changé ; c’est des petits coups clairs tout proches, avec un fond sourd et confus. Mais déjà dans le parc une vache est entrée ; il en arrive une seconde, qui vient courant, puis deux ou trois ensemble, puis toute une bande à la fois, puis bientôt le gros du troupeau, et le parc à présent est plein. C’est une chose belle à voir. C’est quatre murs de pierre qui font un grand carré à côté du chalet ; seulement, pour abriter les bêtes de la pluie, ils ont planté, il y a bien longtemps, le long de ces murs, des grosses branches d’arbre mises debout, dont le bout forme fourche ; et, de ces fourches aux murs, posé des espèces de planches, qui font comme un toit incliné. Alors les pluies, les neiges et les grands soleils sont venus, et des années et des années, qui ont tout tordu, renversé ; et le bois a été comme durci en pierre, et est devenu gris d’argent ; quant aux planches du toit, il n’en reste plus que quelques-unes, et c’est plein de trous et de déchirures ; et cela ne sert plus à rien, mais on n’y a jamais touché et on n’y touchera jamais plus. C’est là que sont maintenant les bêtes, les unes qui se couchent, les autres qui demeurent debout ; quelques-unes immobiles, quelques-unes qui rôdent, deux qui se prennent par les cornes ; tous ces gros flancs gonflés qui se pressent et se frôlent, avec des remous çà et là, des vaches qui sont piétinées, une qui se lève brusquement et se secoue avec un grand bruit de sonnailles, partout des queues qui se balancent ; et au soleil les robes de couleur, depuis le rouge jusqu’au noir, avec du blanc, éclatent, par taches qui remuent, tandis qu’à d’autres places il y a des ombres qui tombent où tout se confond. Cependant ceux du chalet sont encore assis devant la porte ; le maître fume sa pipe, le vîli aussi, le dos contre le mur, et plus en avant les trois autres. Ils ont tous des très vieux habits, avec des franges dans le bas, et comme gras, avec des trous au coude ; et des vieux chapeaux enfoncés. Et le petit mâïo a un bonnet de poil ; lui, va et vient, ayant toujours à faire ; à chaque pas, on voit sortir ses doigts de pied de ses souliers, parce que l’empeigne ne tient plus. Il est joli, ayant des yeux noirs et des grosses joues rouges, seulement il a mal à un œil, qu’il frotte tout le temps du revers de la main. Les bêtes s’impatientent, le parc commence à s’agiter. Alors le maître fait un signe et tous se lèvent, et lui se lève le dernier. Ils sont entrés dans le chalet, ils ont pris chacun un seau, ils s’attachent autour des reins la chaise à traire ; et puis ils entrent dans le parc. Même le mâïo est avec eux, non pas qu’il traie, lui, il est encore trop petit, et il n’a point de chaise à traire ; mais il va abaisser, comme on dit, c’est-à-dire préparer le pis, faisant le mouvement de traire, jusqu’à ce que le lait pointe au bout, d’où le nom. Il s’accroupit là sous une des bêtes, puis passe à une seconde, et ainsi de suite. Et les autres sont déjà installés ; ils se tiennent la tête penchée, le dessus du front appuyé contre le gros flanc qui remue, la queue de la bête leur bat dans le dos, et, d’entre leurs doigts ramassés, il sort un jet blanc dans le seau qui mousse. Sitôt que le seau est plein, ils vont le vider dans la chaudière au fromage. Ils se suivent toujours dans le même ordre, selon le rang qu’ils ont, le maître le premier, le vîli le deuxième, puis le pâtre et les deux qui restent. Ils viennent, ils vident le seau d’un coup ; ils repartent un peu penchés, avec la chaise qui leur pend au derrière. Et quelquefois une bête remue, on entend un grand cri, avec un juron : « Satan ? » Il faut bien une heure et demie jusqu’à ce que tout le troupeau soit trait. Enfin, la chaudière est pleine. Et le maître reste à côté, parce que c’est le moment important. La masse de lait devient tiède, et va se cailler avec la présure. Il a rallumé sa pipe et l’ayant fixée au coin de sa bouche, ayant rabattu dessus le couvercle, il la fume à toutes petites bouffées, sans jamais la lâcher, crachant seulement quelquefois. Ou bien il rajoute au feu un morceau de bois ; et avec sa main qu’il trempe dedans, il sent, comme il dit, où le lait en est. Il y a partout une bonne odeur de vanille qui provient de la fumée, une mince fumée qui monte tournant sur elle-même contre le mur, et la lumière entrant en travers par la porte est là comme une échelle bleue. Le mièze toutefois est allé arroser. Le vîli avec le doleîna sont à soigner la vache noire, celle qui s’est cassé la corne. Le mâïo, lui, surveille les cochons. C’est des gros noirs à ventre qui traîne, avec un vilain poil piquant. Et comme ils se roulent dans l’herbe, le mâïo court, ayant décroché la gorzia. Parfois, à ce moment de la journée, on voit arriver, du côté d’en haut, une ou deux dames en robe blanche, avec un ou deux messieurs à veste de gros drap à plis, et tous ont à la main un bâton de montagne et sur le dos un sac de toile. Ils viennent et s’arrêtent au chalet. Ils disent : bonjour ; le maître dit : bonjour, et touche du doigt le bord de son chapeau, mais sans cesser de remuer son lait. Le pâtre remplit la tasse qu’une des dames a sortie de son sac. Elle boit, puis s’étant assise montre du doigt quelque chose dans la montagne : c’est un sommet d’où ils descendent ; puis ils repartent tous du côté de l’hôtel. On entend le maître appeler : « Mâïo ! mâïo ! » Et le mâïo vient en courant. On lui donne à laver une ou deux éminettes. Et, comme le lait commence à cailler, il a pour sa peine un peu de caillure, un gros caillot blanc que le maître retire, plongeant le bras, de la chaudière. Mais il y en a un qu’on ne voit presque jamais. Il passe la journée plus haut, dans les rochers ; il a un petit sac où il met son sérac et son pain ; pour les jours de mauvais temps, il a une peau de mouton ; et c’est les moutons qu’il garde, troupeau à dos ronds bien serrés, qu’on mène paître où l’herbe devient rare. Les autres sont déjà isolés ; lui, il est tout à fait tout seul. En bas sont les sonnailles et le bruit de l’eau qui coule ; lui, il n’entend point d’autre bruit que celui de l’herbe arrachée, ou le piétinement du troupeau sur les pentes, qui fait un bruit de grosse averse. Là où il est, le ciel qui passe est déjà bas, et à une pointe de rocher, comme à un peigne qui le peigne, il laisse quelquefois un nuage accroché. Il laisse un nuage accroché aux dents du peigne, et pousse les autres en avant dans le vide, où ils flottent, puis se laissent tomber. Alors sous soi tout est caché. De cette crête à la crête en face, c’est comme un golfe et une mer qui bouge, avec des vagues, des vagues blanches. Lui, il est là assis, le dos appuyé contre une grosse pierre ; il mange, puis il dort. Il va voir où sont ses moutons ; il revient et mange de nouveau. Ou bien il s’amuse à faire rouler des pierres. Elles partent, elles hésitent, vont tout doucement d’abord, puis glissent plus vite et, sautant en l’air, s’enfoncent tout à coup dans le trou qui est là. D’une autre place où il va souvent, on aperçoit droit au-dessous de soi, sur l’autre versant des montagnes, un lac tout bleu, comme un bel œil. Il s’ouvre là au fond et regarde du milieu des sables, et, à cause du gris du sable, est encore plus bleu. Un peu de vert aussi par place est étendu parmi ce sable ; puis au-dessus vient le pierrier ; dans le pierrier, il y a un névé, et plus haut encore des rochers, mais rouges, et de nouveau du bleu, mais pâle, celui du ciel. Et c’est partout une grande désolation. Il regarde un moment vers le lac et ne s’étonne pas, parce qu’il s’y est habitué. Il se dit peut-être : « Si j’avais un fusil à moi, je m’amuserais à tirer dans le lac. » Parce que le lac qui est rond le fait penser à une cible, comme celle qu’ils ont au village, pour les exercices de tir. Toujours le bruit des moutons qui arrachent l’herbe. Il se tourne vers le soleil pour voir l’heure qu’il est ; il n’est pas plus de quatre heures ; il y aura long encore jusqu’au soir. Et il a soif, mais il faut aller loin pour trouver de l’eau. On dit que souvent ces bergers de moutons, à cause qu’ils sont ainsi tout seuls dans la montagne, deviennent méchants. Non pas seulement difficiles à faire obéir, mais avec de mauvais instincts : sournois, regardant en dessous, menteurs souvent, et puis cruels. Ils se mettent à aimer à faire souffrir pour faire souffrir, c’est comme un besoin qui leur vient. Et les autres garçons ont peur d’eux, quand ils redescendent à l’automne. Peut-être que l’homme a besoin de l’homme. Et puis, quand on est ainsi tout seul, on n’a rien d’autre à faire qu’à tout le temps penser. Ils se disent peut-être, ces bergers de moutons, que leur métier est une punition, et ils trouvent que c’est une injustice ; alors ils ont envie de se venger. Peut-être également qu’il y a des mauvais conseils dans toutes ces roches autour d’eux, car elles ne nourrissent personne, ayant seulement de l’orgueil. Quand le fromage est fait c’est-à-dire quand on l’a mis sous la presse, le maître le descend à la cave aux fromages. Elle est près du chalet d’en bas. A elle seule, c’est une petite maison, mieux construite que le chalet même, où il y a deux chambres, l’une au-dessus de l’autre, avec deux portes qui ferment à clé. Dans une de ces chambres, celle de dessous, on entre par devant ; dans l’autre (à cause de la pente) on entre par derrière ; et celle d’en bas, comme toujours, est à moitié enfoncée dans la terre. Il attache son fromage sur la retz, il allume sa pipe, prend son bâton, et part. Tout de suite le sentier commence à dégringoler ; le maître descend en pliant les jambes. Là-haut, au bord du bisse, on aperçoit très loin le mièze, et plus haut encore le troupeau. Comme il fait beau, chaque brin d’herbe brille, ayant sa goutte de rosée, et il y a déjà les mouches réveillées, il y a des bourdons, c’est le chant du matin ; il y a une vapeur dans les creux, mais une douceur de l’air se mêle déjà à la fraîcheur de la nuit. Avec aussi une transparente lumière, qui est sur les choses comme un verre bien lavé. Car aussi loin que l’œil peut voir, il ne rencontre rien entre lui et les choses ; les masses sont sans épaisseur, tout est nettement découpé. C’est un fromage d’une cinquantaine de livres que le maître porte. Il va vite ; il est bientôt arrivé à un endroit où l’herbe est haute et verte parce qu’il y a là une source qui sort. Elle s’est comme percé une petite porte entre deux pierres, et pousse au jour son bouillonnement vif. Et puis l’eau fuit, s’affaissant dans le bord, s’étale, et glisse là parmi les pierres, dans son large lit, gris aux deux bords, noir au milieu ; et dans ce noir encore, de place en place, bouge comme une dentelle blanche. Droit au-dessous de la source, est bâti le second chalet, celui du milieu ; là est aussi la roue qui sert à faire tourner la baratte ; elle est couverte de mousse noire. Mais le sentier n’y passe pas, et le maître continue. Ce qu’on trouve au bord du sentier, c’est alors trois très vieux arolles, très vieux quoique restés petits, mais épais de branches et carrés. On ne voit pas le tronc, ils sont habillés de haut en bas, et aussi larges en haut qu’en bas, et sombres. Autour, a poussé en rudes et sèches touffes, une abondance de genièvre. Quelquefois quand les buissons sont très gros, la tige donne un bois qui est bon à brûler ; il brûle avec une flamme claire, un vif pétillement, une fumée très bleue, et un parfum comme l’encens. Encore un petit bout de chemin, et on est arrivé à la cave à fromage. La clé de la porte d’en bas a peut-être trente centimètres de long ; la serrure est grosse en proportion, d’ailleurs un peu rouillée, c’est pourquoi elle grince ; mais, dès qu’on a ouvert la porte, on sent une fraîcheur qui sort et vous frappe par devant, dans la tiédeur de l’air, et l’odeur qui vient est acide. On voit sur les rayons tous les fromages bien rangés, bien ronds, posés à plat ; il y en a trente ou quarante et, plus la saison est avancée, plus aussi il y en aura. Les plus anciens ont déjà une croûte brune, les récents sont encore tout blancs et un peu affaissés dans le milieu, si bien que le bord fait saillie. Il faut les soigner, comme on dit. Il faut les saler, il faut râcler ce bord qui se dessécherait. Ce à quoi s’occupe le maître ; il a d’abord déchargé son fromage, il l’a mis à côté des autres ; puis il les a retournés, puis il est allé à la jatte de sel, il revient avec la main pleine ; et sur chacun de ses fromages, bien également il répand le sel. Et, sur un des rayons, sont les fromages gras, faits avec du lait qui n’a pas été écrémé ; sur l’autre, sont les maigres. On les râcle avec une mince latte de bois ; et, de dessus le bord, se lève alors un copeau un peu mou, qui se tord, que le maître prend entre ses doigts. Là sont aussi les séracs, qui sont des blocs carrés, semblables à des pierres taillées, d’une pâte grenue, un peu rêche et qui reste blanche. Ils sont généralement tout poilus, ayant comme une petite fourrure de moisissure. Mais là sont surtout les fromages du curé. Car, outre un peu d’argent qu’il gagne chaque année, il a encore droit à tout le lait d’un jour, dont on fait du beurre, du sérac et ces deux fromages. On les distingue tout de suite à la marque imprimée dessus, c’est un calice avec l’hostie ; et l’empreinte se fait au moyen de deux planchettes découpées qu’on enfonce dans la pâte tendre. Alors, le quinze août, le maître descend à la cure les prémices, comme on les appelle. Lorsqu’il a tout bien retourné, bien salé, bien râclé, le maître toutefois monte à l’autre chambre. C’est dans cette chambre qu’on garde le beurre. Sur un linge étendu par terre, il fait un tas jaune pointu. Par-dessus est étendu un second linge ; si on le tire on voit le signe de la croix fait au couteau, ou plutôt refait, chaque fois qu’on ajoute au tas qui s’élève. Et on le garde ainsi jusqu’à ce que les bêtes descendent ; alors on le fond. Mais le maître a fini ce qu’il avait à faire ; et ayant rechargé sa retz à présent vide, ayant rebourré sa pipe, il repart. Il reprend le chemin par où il est venu, avec un même pas, ni plus lentement, ni plus vite, parce que, pour ceux qui ont l’habitude, monter ou descendre c’est la même chose. Il retrouvera les arolles, et puis la source, et tout. Et puis du temps se sera passé, mais qui est-ce qui s’en douterait ? Car rien ne change. A peine si les ombres sont un peu plus longues, et là-haut il y a toujours cette fumée éparpillée au coin du toit. Il y a également toujours le mâïo, toujours le pâtre et le doleîna. Ce qui change, c’est seulement la place du soleil au ciel. Parce qu’il est là pour dire à l’homme que le temps passe, et que la journée est déjà presque à sa moitié. Il était environ huit heures, ils se couchèrent dans le grand lit. Est-ce qu’on peut appeler cela un lit ? C’est deux carrés de planches l’un au-dessus de l’autre, et dans le fond il y a de la paille, avec deux ou trois couvertures. Les plus vieux se couchent dans le lit de dessus, les autres dans le lit de dessous. Ils dorment tout habillés, ils ôtent seulement leurs souliers. Dès qu’ils furent couchés, ils s’endormirent. Le sommeil, à ceux qui travaillent, leur tombe dessus tout à coup ; ils n’ont pas même bien fermé les yeux qu’ils ronflent déjà. Ils ronflaient deux ou trois ensemble. On n’entendait point d’autre bruit que celui de ces ronflements ; ou une souris qui rongeait le bois. Tout à coup, il y eut comme un hurlement, un long cri rauque, qui glissa dans l’air, sur le toit, par toute la montagne, et se soulevant retomba. Il y eut de nouveau le silence, on les entendait de nouveau ronfler. Puis de nouveau il y eut ce grand hurlement : une seconde fois, une troisième fois, et les poutres craquèrent. Ils ne bougèrent pas : ils dormaient toujours. Vers quatre heures le maître avait dit : « Le temps se couvre », et ils avaient tous regardé le ciel. On voyait sur le soleil comme une petite peau blanche. Les mouches étaient méchantes, ils eurent de la peine à traire. Il avait fait tout le jour très chaud, mais vers cinq heures, déjà tout bas, le soleil était devenu brûlant. Et, au moment de son coucher, il était rouge comme du cuivre. Après qu’il s’est couché, d’ordinaire, surtout si haut dans la montagne, il vient une grande fraîcheur ; c’est un air léger qu’on dirait qu’on boit, tellement il glisse au palais ; mais, au contraire, ce soir-là, il restait épais et gluant. On ne parlait plus, on était oppressé. Et, à l’occident, il n’y avait plus comme une peau blanche ; il y avait là comme un mur tout noir. Pourtant, quand ils étaient allés dormir, de l’autre côté du ciel et au-dessus d’eux, sur leurs têtes, il restait encore des étoiles. Elles furent éteintes tout à coup, sitôt que le vent commença à souffler, car le mur s’étant élevé et recourbé, couvrait le ciel comme une voûte. Et au-dessous, venant d’en bas, on aurait pu voir le brouillard monter. Il montait par grosses bouffées, mises en lambeaux par la violence du vent. Puis le vent souffla plus fort et son cri devint encore plus grand, d’abord aigu de son, puis baissant peu à peu et devenant grave et sourd. Et par paquets mouillés qui claquaient, ce vent ébranlait le mur ; ou bien il prenait avec les deux mains le toit et le secouait ; ou, se glissant par tous les trous, il s’avançait vers la chaudière et vers les lits ; on voyait des brins de paille s’envoler, les couvertures être soulevées. Ils dormaient toujours. Mais, sur la montagne, un feu s’alluma ; ce fut une flamme confuse qui parut et disparut derrière le mur des nuages ; puis il se fit un roulement lointain. Il y eut alors un instant d’attente, et, comme à un signal, le vent qui était retombé, s’élança de nouveau. Il venait par masses compactes, comme une véritable vague, qui se brisait avec fracas dans un grand rejaillissement, il sifflait au tranchant des pierres ; et heurtant à l’obstacle, il l’enveloppait, l’ébranlait ; puis le laissant là, bondissait plus loin. Un second éclair, mais plus près, et le tonnerre alors éclata au ciel. Il vint un autre éclair ; l’écho répéta le bruit du tonnerre avec un long étonnement. Il en vint encore plusieurs, et ils se suivaient à présent de si près qu’ils étaient comme une seule lueur, par quoi la chambre était tout éclairée. Le maître se réveilla le premier ; il poussa du coude le vîli qui se réveilla à son tour, et les autres aussi s’éveillèrent, étant pris dans le tourbillon. Car tout se mêlait, le vent et l’éclair, et au bruit du vent le bruit du tonnerre, et le retentissement de l’écho. Ils furent dans le feu. Et aux vapeurs montant toujours, les nuages, s’abaissant, s’étaient mêlés également ; et, dans cette confusion, c’était comme des flaques vertes, ou bien roses, ou bien violettes, des nappes de lueurs, des ruissellements de clarté ! Et si eux, dans le lit, tournaient la tête, ils se voyaient comme au grand jour ; puis ils étaient repris par l’ombre, s’enfonçant tout à coup dedans. Ils firent tous le signe de la croix. Ils se serraient les uns contre les autres ; ils ne se serraient pas de froid seulement, mais de peur. Le petit mâïo se cachait la figure. Le mièze avait pris le doleîna contre lui. Les autres s’étaient accrochés aux montants du lit, comme dans une barque quand elle fait naufrage, car ils sentaient au-dessous d’eux la terre comme vaciller. Alors vint la pluie ; et au vent et au tonnerre, elle s’ajouta, s’écroulant d’en haut, avec une vaste rumeur. Souvent, pendant ces grands orages, à la pointe d’un roc, un sapin s’allume et flambe, illuminant la nuit. Ou bien l’éclair choisit dans le troupeau, et frappe la bête choisie qui roule et rebondit et se brise sur les rochers. Ou bien c’est le troupeau entier qui est pris de furie et se précipite au hasard des pentes, s’éparpillant de tous côtés. Ils disent qu’alors aussi les mauvais esprits sortent, et ils rampent autour des maisons des hommes, et ils parlent avec le vent. Et peut-être le cri du vent c’est leur cri, et le toit secoué, c’est eux qui le secouent, et ce souffle aux fentes du mur, il sort de leurs bouches ouvertes. Il pleuvait toujours ; et, comme maintenant le tonnerre s’éloignait et que le vent diminuait de force, on entendait mieux l’éclaboussement de cette eau. Ayant percé le toit, elle s’égouttait partout dans la chambre, et jusque dans le lit ; ils dormaient de nouveau. XI Cependant, au village, le temps de la moisson est venu. C’est un moment de l’année où ils redeviennent tout à fait nomades. Car ils s’en vont tous aux mayens. On voit de très loin que le blé a mûri à ces carrés jaunes cousus sur le vêtement vert des pentes. Parmi les bois qui dégringolent, tachés de rochers blancs, et les fuites lisses des prés, c’est des pièces qui y sont cousues comme à un vieil habit et, d’abord confondues de couleur avec le reste de l’étoffe, peu à peu blanchissent et se foncent. Le mois d’août est là. Ils aiguisent à neuf leurs faucilles. Un soir, il y en a deux ou trois qui partent, le père, la mère, un ou deux enfants, et toujours avec eux la chèvre, et la hotte, et une fourche et un râteau. Le lendemain, deux ou trois encore ; le surlendemain deux ou trois encore ; et puis, la dernière de toutes, Sidonie, qui s’en va seule. Le village est vide pour un temps, il n’y reste rien que des vieux, les tout petits, les inutiles. Mais là-bas, tout de suite ils ont commencé la moisson. Ils sont courbés parmi les courts épis velus et tout hérissés de l’orge ou du seigle, car le froment, haut perché comme on est, ne résisterait pas au froid. Et avec cet orge et ce seigle, ils font leur pain, ce pain tout plat et dur, brun dedans et un peu amer, à quoi ils mêlent assez souvent de la polenta, qui est de la semoule de maïs. Ils coupent avec la faucille, qui brille par éclairs d’argent dans la belle lueur dorée, et sont pliés, suants, soufflants ; c’est un soleil encore chaud qui vient sur eux, les enveloppe, réverbéré par les rochers. Ils ont lié la gerbe, déjà un coin du champ est nu ; puis la faucille avance, et taille comme dans un mur, par petits cercles, avec un grincement. Et c’est tout ce qu’ils ont pour eux, ces quelques gerbes, parce qu’ils pensent d’abord à nourrir les bêtes, et, eux, ils ne viennent qu’après. Ayant échappé cette fois à la gelée et aux orages, ils auront pourtant encore grand’peine. Il faut porter à dos la gerbe et puis la battre ; et plus tard porter le blé au moulin. Quand le mulet a un plein sac, ils vont à ce moulin, un tout petit, tout fait de bois, qui est au fond de la ravine, près du torrent qui coule là. Il a une drôle de roue, non point dressée comme elles sont généralement, mais mise à plat, avec un axe vertical, et, quand l’eau détournée vient à frapper contre les palettes, toute la bâtisse se met à trembler. Et dedans le moulin, mais cachée, enfermée dans une espèce de coffre en bois, la meule tourne, tandis qu’au grand bruit de la roue, se mêle le petit sautillement continuel du bâton, qui, d’un bout, traînant sur la meule, de l’autre agite la trémie. Voilà le blé semé, qui sait s’il germera ? le blé germé, qui sait s’il mûrira ? et qu’ils l’aient là bien mûr, c’est déjà autant de gagné. D’où ils se tiennent, on aperçoit bien maintenant le fond proche de la vallée, et la rivière toute blanche à cause de l’écume, à cause aussi de la couleur de son eau, parce qu’elle sort des glaciers. Par place, elle s’élargit entre deux rives assez basses, revêtues d’herbes et de buissons, puis prise entre deux gros rocs et étranglée, on la voit qui bouillonne et retombe ; enfin elle longe une haute paroi, jusqu’à ce qu’avec un grondement sauvage elle s’enfonce dans la gorge, qui est sa porte vers la plaine. Rien n’est joli à voir comme les javelles dressées. On dirait des petites dames, avec des robes jaunes serrées à la ceinture, et des plumes à leurs chapeaux, qui font la causette, debout, dans le champ. Mais on sent déjà l’automne qui vient. A une petite couleur tout en haut des grands bois en pente, on devine un mélèze qui s’habille de jaune. Le temps de la maturité est court. Il a donné son foin, il a donné son blé, et, paru au soleil brillant par qui la terre est momentanément réchauffée, s’en retourne déjà vers la plaine où son séjour dure, et les endroits qu’il aime de la vigne et du châtaignier. On commence à avoir un peu froid la nuit. Le soleil s’est éloigné vers le sud. On était accoutumé à une place où il sortait de derrière un sommet rocheux ; cette place n’est plus la même ; celle où il se couche change pareillement. Il s’en va le long de la crête, toujours plus tardif et plus paresseux ; et, au lieu de sa belle courbe élancée en plein ciel, ce n’est plus que comme une fuite, entre les cimes rapprochées, d’un rocher à l’autre rocher. La lumière change aussi. Dans le ciel qui pâlit, au lieu d’un éclat net et blanc, c’est une clarté brouillée, une brume rousse, où les ombres sont plus bleues, par contraste avec l’herbe plus jeune, avec les mélèzes, pareils à du miel. Car ils deviennent d’or au soleil et cette couleur se répand par grandes surfaces, et descend peu à peu sur le penchant de la montagne. Il y a des carrés restés très verts qui persistent aux endroits humides. Il y a aussi tout en bas le rouge et le jaune des hêtres. Souvent, vers le soir, un voile se tend sur les choses, qui fait que tout recule, s’enfonce dans la profondeur ; le ciel est orange au couchant. Un matin on s’apercevra qu’il a neigé sur les sommets. A la lisière des derniers bois, voilà quelques sapins poudrés. Ils secouent vite leur poudre, et le blanc de plus haut, au soleil revenu, bientôt aussi recule et disparaît. Mais il reviendra un autre matin. C’est que septembre est là, et même au chalet d’en bas, ils ne peuvent plus tenir, à cause des gelées, la nuit, et puis toute l’herbe est mangée. Il se lève et il descend continuellement un brouillard. Elles ne portent plus, les filles, leurs jolis chapeaux de l’été ; elles ont, noués autour de la tête, leurs fichus de laine blanche. Et les chemins sont devenus boueux. Pourtant le jour de la descente est pour les hommes un jour de fête. Une fête pour ceux d’en haut qui sont restés seuls, tout l’été, et pour ceux du village aussi qui sortent tous ensemble sur le chemin, à la rencontre du troupeau. Par là on a passé le jour de la montée, par là on redescend ; et ce même bruit de sonnailles recommence dans la forêt. On rit, on huche, les enfants crient. La reine est magnifique à voir. Elle a entre les cornes une espèce de chaise à traire de bois sculpté, le pied en l’air ; et, au-dessus, des branches de mélèze entrelacées, lesquelles se tiennent toutes droites, avec des fleurs piquées dedans. D’autres vaches, en tête du troupeau, sont comme elle toutes parées, et là, marchent ensemble le maître et le vîli. La femme du vîli est là, un petit enfant dans ses bras, qui attend son mari ; pour les autres, c’est un père ou bien un fils qui leur revient ; pour d’autres encore, c’est leurs bêtes, que chacun reprend, pendant que les cloches sonnent, qu’on rit, qu’on s’amuse. Et puis on va boire. Et il est bon le goût du vin pour ceux du chalet, après trois mois sans rien là-haut. C’est devant la cave à fromage que se fait la répartition. Tous ceux qui y ont droit viennent là le matin, et déjà le calcul est fait : tant de lait par propriétaire, tant de beurre, tant de fromage, sans compter le sérac aux grosses mottes grises. Ils sont contents du maître, cette année, le Iait ayant été abondant, et le fromage étant de bonne qualité. Ils se mettent en file ; la distribution se fait. Et ils repartent, chacun avec sa charge. Même souvent un homme ne pourrait pas la porter seul ; alors, ils sont deux, le père et le fils, ou le père et la fille, le mari et la femme. Ils ont sur le dos ainsi, représentée par un poids, la richesse de toute l’année, un poids qui assure la vie, qu’ils emportent dans leurs maisons. Le beurre est pour fondre, le reste attendra à la cave. Ils y rangent donc les fromages, puis le maître repart chez lui ; le vîli a retrouvé sa chambre, avec sa femme et ses trois filles, et son tonneau aussi ; et les quatre autres leur maison à eux, avec la porte basse qu’ils connaissent bien, l’escalier qui branle, et sur le foyer le feu allumé avec la marmite au gros ventre ; ils reprennent leur ancienne vie. Tandis que le berger des moutons est encore avec son troupeau, mais il est descendu dans les environs du village, là où il y a encore un peu d’herbe dans les prés, parce qu on ne laisse rien perdre. Ce matin le brouillard, de nouveau, est tombé. Tantôt il vient d’en bas, tantôt il vient d’en haut, selon le vent qui souffle. Quelquefois aussi il passe latéralement, fuyant le long de la vallée. Au réveil, on l’a vu qui pesait sur les choses, les enserrant de toute part. Et de toute la grande vue qu’on avait par les jours clairs, il ne reste qu’un morceau de pré, découpé en rond devant vous. Pourtant la vie se continue, sans qu’on la voie, mais on l’entend qui va et vient comme tous les jours, avec tous les bruits de l’automne : les sonnailles des vaches qui paissent dans les prés, non plus par grands troupeaux, mais par deux ou par trois, avec la femme qui les garde ; le bruit du blé qu’on a monté, qu’on bat en grange ; le bruit d’un clou qu’on plante, d’une planche qu’on scie, ou même un bruit de voix tout près. Le brouillard se soulève : le soleil l’échauffant d’en haut, fait qu’il se gonfle et s’éclaircit. Un bout de chemin apparaît. Sur ce chemin, de dedans le brouillard, il y a une forme noire qui sort, qui se rapproche, se dessine : c’est un homme portant une hotte. C’est ensuite une vache avec un bât comme un mulet ; sur le bât, reposant sur ses gros flancs qui branlent, sont deux sacs ou bien deux paniers remplis de pommes de terre. Avec ses yeux tranquilles et ses petits pas appliqués, elle monte ainsi des plantages d’en bas, parce qu’on est en train de tout arracher ce qui est en terre, prévoyant l’hiver, de cueillir aussi les derniers légumes. Et le brouillard devient toujours plus transparent ; comme une étoffe s’amincit à l’usure, puis s’effiloche et se déchire, voilà qu’il flotte à présent en lambeaux. Le village se découvre. L’humidité de l’air et la pluie l’ont fait tout noir, tandis que les murs au contraire paraissent plus blancs ; et autour un drôle de paysage s’est montré : un paysage mouillé, tout brun et jaune et nu ; et au-dessus, planant, de grandes masses molles, des morceaux gris d’argent, imbibés de lumière, la brume qui s’en va. On voit luire soudain les toits parmi les cheminées qui fument. Au ras du sol de petites vapeurs courent, remontant la pente, vite dissipées. On sent la tiédeur qui descend et qui enveloppe les choses. Sidonie est sortie de chez elle, avec la grosse brante verte qui sert à porter l’eau, elle est allée à la fontaine, puis revient, pliée en deux sous ce grand poids, les bras croisés sur la poitrine. On lave encore à la fontaine, malgré que l’eau en soit bien froide. Alors subitement un mouvement s’est fait dans l’air, un souffle de vent est venu : du fond de la ravine comme d’une cuve où l’eau bout, de dessus le forêt, de dedans la vallée, les grandes nuées montent et s’éparpillent dans le ciel. Là-bas à droite et à gauche, quelques-unes hésitent encore et traînent au flanc des montagnes, mais bientôt, à leur tour, elles s’évanouissent dans l’azur. Le soleil éclaire, il fait chaud ; aux barrières des gouttes brillent ; le ciel est parfaitement bleu, et, comme il a encore neigé pendant la nuit, parmi ce bleu, les grands sommets sortent tout blancs. Ceux qui sont tournés vers le couchant, encore baignés d’un peu d’ombre, ont une teinte indécise, presque grise : mais la chaîne de l’orient, elle, se dresse en pleine lumière. Sur ses étages roux et noirs, qui l’élèvent jusqu’en plein ciel, mais comme indépendante d’eux, comme soulevée au-dessus du monde, elle brille cassée par place, et alors on voit luire le tranchant de l’arête vive ; puis elle s’arrondit d’un mouvement doux et est pareille à un velours ; ou, déchiquetée à ses crêtes, est comme une lame d’acier. L’hôtel est fermé à présent. On cherche déjà le soleil, parce qu’à l’ombre on aurait froid. Du côté de la maison, qui est tourné au midi, il y a une poutre couchée contre le mur. A droite et à gauche deux autres maisons avancent, et protègent contre le vent : c’est comme une espèce de chambre. On se tient là le dimanche, après vêpres, quand il fait beau. Sur la poutre, les filles sont assises, leurs mains croisées sur les genoux ; sur la barrière en face, sont assis les garçons. Il y a Marie et Martine, Angèle, Cécile, Fridoline, puis Sidonie qui vient souvent aussi, quoiqu’elle commence à être un peu vieille. Les garçons sont cinq ou six, avec leurs beaux habits, un col à leur chemise, et même une cravate, des fois bleue, ou bien verte, ou bien de toutes les couleurs. On ne cause pas beaucoup, on reste longtemps sans rien dire ; les filles se mettent à chanter ; et puis elles se taisent. Fabien fume un cigare, quand même il n’a que dix-sept ans. Il est question de ceux, ils sont deux au village, qui iront à la plaine, le mercredi suivant, tirer au sort, comme on dit. Le jour du recrutement, ils descendent ; et on les voit, qui ont un peu bu, qui s’en vont par bandes, à travers la ville, se donnant le bras, portant à la boutonnière des roses en papier de soie et au bras des brassards dorés. Mais Luc a déjà fait son service militaire. On s’en va loin de la montagne, au bord d’un grand lac dans une caserne ; il y a quatre heures de chemin de fer : on passe là-bas deux mois, puis on revient, ayant dans la tête toute sorte de choses nouvelles qu’on a vues, et bien de l’étonnement. Seulement on ne s’étonne pas devant les autres, à cause d’un fond de fierté. Ils disent : « On était bien nourri. » Ou bien : « On avait des bons lits. » Ils parlent encore de leur fusil, parce qu’on le sort chaque année pour les exercices de tir, et que c’est une bonne arme qui tire juste et porte loin. Quant aux filles elles écoutent. Et voilà qu’il est question de Justine, que le curé a vue dans le pré de Zampy avec Célestin derrière un buisson. En punition de quoi, il lui a retiré son voile pendant deux mois ; et elle n’est pas venue, étant humiliée, ayant un gros chagrin. C’est ainsi que le temps s’en va, avec des silences, puis des gros rires, quand quelqu’un dit une plaisanterie, à quoi une fille aussitôt répond, parce qu’elles savent répondre. Puis de nouveau, les garçons ne disent plus rien. Elles, elles se sont remises à chanter. Alors Fabien sort sa musique à bouche et il fait l’accompagnement. C’est une musique à bouche toute en beau métal nickelé avec dessus des médailles en relief ; il la tient des deux mains, appliquée à plat sur ses lèvres et la fait glisser à droite et à gauche, par petits mouvements saccadés ; il en sort une musique grêle, à petites notes qui tremblent, qui vont toujours deux par deux, celle d’en haut, celle de la basse ; et cela leur donne envie de danser. Seulement c’est défendu. Il y a une loi, et une grosse amende ; et le garde veille, le curé aussi, si bien qu’on n’ose pas toujours, il faut que l’envie soit bien forte. On va danser, loin du village, dans les mayens, dans un fenil abandonné, ou bien dans une grange vide, et ils n’y vont pas tous ensemble. Les filles partent les premières, ayant mis leurs beaux tabliers et leurs beaux chapeaux des dimanches, comme pour une promenade ; les garçons, eux, attendent un moment, et puis, chacun de son côté, par toute sorte de chemins, faisant souvent de longs détours, montent aussi. Mais une fois ensemble, ils rattrapent le temps perdu ; ils sont six filles et six ou sept garçons, ce qui est un bon nombre par rapport à la place. Il n’y a point d’étonnement chez les mélèzes, les oiseaux qui habitent dans leur épaisseur ne sont point inquiétés ; on entend seulement un peu de musique qui vient, portée parmi les branches en même temps qu’un peu de vent, et par-dessus cette musique le bruit des rires et des voix. Sur un air de tserinette (c’est une danse de là-haut) tout le monde se met à tourner. Ils vont par couples, les garçons tiennent les filles bien serrées, et ils font les pas en sautant, avec les jambes un peu pliées, tandis qu’elles, les filles, penchent la tête de côté et balancent un peu les hanches. D’abord on va tranquillement ; puis celui qui joue souffle plus fort dans ses orguettes, et le corps obéit tout seul : ils vont plus vite, les garçons tapent du pied et soulèvent en l’air leurs danseuses ; elles, au contraire, tant elles ont plaisir, tiennent la nuque raide et regardent droit devant elles, fixement, sans bouger les yeux. Alors, à un moment, ils quittent de danser ; ils se promènent en rond, se tenant par la taille. La musique continue ; ils vont en marquant le pas. Ils vont les uns derrière les autres, se touchant presque, étant six ou sept couples qui font comme un paquet, qui va tout autour de la chambre, et ils marchent avec gravité. Puis, à une cadence qui change, à un détour de l’air, les voilà qui repartent, et la danse dure, dure, ils ne sont jamais fatigués. Après la tserinette, ils dansent une valse ; après la valse, une polka ; après la polka, une nouvelle valse ; c’est à peine si, entre chaque air, ils s’arrêtent, si les filles ont le temps d’aller se reposer un peu, après que les garçons leur ont dit merci, selon la coutume. Quand ils dansent, comme quand ils chantent, on n’arrive plus à les arrêter. Ils ont rarement du plaisir ; on en prend tant qu’on en peut prendre, quand l’occasion s’en présente. Ils dansent jusqu’à ce que le soir vienne. Ainsi qu’une étoffe de couleur qui pend, c’est du rose, c’est un beau rose en bas sur la terre, et une teinte jaune au ciel. L’oiseau regagne un nid caché. Et c’est bien beau, dans la montagne, les grandes neiges au soleil couchant. Ils redescendent, ils sont heureux ; quelquefois ils ont pris avec eux la bottille : et on pense qu’ils ont quand même bien raison de s’amuser quand l’occasion vient, et de se dépêcher, parce que demain il va revenir des iours difficiles, et ils ne pourront plus danser, ni rire ; et elles, qui tournent dans leurs larges jupes à beaucoup de plis, elles vont être obligées de nouveau à laver le linge, à traire, à faucher ; et vite elles deviendront vieilles, ayant perdu leurs belles joues et leurs dents blanches, s’étant fanées, s’étant voûtées. Il a fait encore bien chaud. On a vu dans les chambres les mouches réveillées s’en aller toutes à la fenêtre, celle qui est tournée du côté du soleil ; et là, contre la vitre qui brille, elles ont fait tout le jour un bruit d’ailes, un grésillement. Maintenant qu’il fait froid, elles tombent. Il vient du bleu parmi tout l’air, dans quoi les maisons entrent petit à petit, et puis les lampes s’y allument. On entend un agneau qui bêle, les vaches à la file rentrent sur le chemin. Alors, au fond de la vallée, se forme cette brume lisse, qui monte lentement avec sa ligne nette et gagne en hauteur sur les bois. Un jour, le capucin est arrivé. Il en vient souvent ainsi, en passage, pour prêcher et pour confesser ; cette fois-ci, c’est pour la quête. Il est grand, carré d’épaules, et on l’aime bien, parce qu’il est gai et pas fier. On lui donne de la laine ; en échange de quoi, il vous fait des petits cadeaux. Un chapelet, un scapulaire, ou pour les enfants des belles images ; ou bien encore du bénit, qui est du foin dans des petits sacs de papier avec des prières imprimées dessus ; et ce foin bénit, on le garde contre les risques d’incendie ; ou, quand un enfant est malade, on s’en sert pour chauffer les langes. Ainsi le capucin s’en va dans toutes les maisons, riant et causant avec tout le monde, puis repart quand le soir est là. Alors vient le moment de tondre les moutons. Longtemps, sur les pentes jaunes, on voit le troupeau noir couler. C’est des bêtes douces, dociles, qui vont serrées, se touchant toutes. Et, sur le devant du troupeau, il y a tous ces cous tendus, qui broutent, arrachant le gazon, le court gazon frisé, avec un petit bruit très triste, tandis que parfois une bête lève la tête et bêle, levant son museau recourbé, et une de ses oreilles, prise sous la corne arrondie, est immobile et l’autre bouge. Les mères ont leurs agneaux près d’elles, et restent en arrière pour les laisser téter, tout remuants contre elles, avec leurs quatre grosses pattes carrées et un tout petit corps dessus ; quand elles s’éloignent, ils leur courent après, avec un cri plaintif. Ou bien, dans un pré, on les voit ensemble, la mère attachée à un pieu planté dans la terre, et qui tourne en rond au bout de la corde, le petit sautant alentour. Sous le calvaire, est un espace plat ; c’est là généralement que se fait la tonte. Chacun y amène ses bêtes, tantôt la femme, tantôt l’homme, souvent les deux ensemble, et les enfants arrivent aussi, étant curieux de ces choses. On prend la bête par les pattes pour la faire tomber par terre. Ils se mettent deux pour peser dessus, lui attachent les pattes avec une corde solide, lui prennent la tête entre les genoux ; et on dirait comme un cadavre étendu là. Pourtant les flancs montent et descendent sous la grosse toison où les grands ciseaux vont vite, et qui tombe par morceaux durs, par grosses touffes emmêlées. Dessous la peau lisse paraît, où passent des petits frissons ; quand un côté est fait on retourne la bête, on la déshabille de l’autre côté. On la détache alors, et elle sort nue de dessous le tas de sa laine, tout amincie, diminuée, comme si on avait ôté un gros habit de dessus qu’elle avait ; et elle bêle pleine d’étonnement, puis se met à brouter, prise de faim subite, parce que la grande consolation chez les bêtes est de manger. Ils font encore là-haut des habits avec cette laine ; c’est les femmes qui la filent pendant les veillées, l’hiver. Le fil est envoyé au tisserand ; tantôt il est teint, en bleu, ou en noir, ou en gris ; tantôt on lui laisse sa couleur naturelle qui est le brun foncé. Mais souvent aussi maintenant, ils achètent leurs habits tout faits à des foires. Les moutons sont retournés brouter. Il y a aussi le troupeau des chèvres, celui-là blanc et vif ; et il y a toujours les vaches qui pâturent. Et, sur le bord du pré, la femme qui les garde est assise et tricote ; ou bien c’est une petite fille, bien appliquée, baissant la tête sur son gros bas de laine rose où bougent et brillent les vives aiguilles. XII En bas, à la plaine, quand on a traversé le fleuve sur le pont en bois qu’il y a, et marché encore un bout de chemin près des petits lacs, on arrive enfin à la ville. C’est à peine une ville, c’est plutôt un bourg avec un château, qui est étendu en longueur contre l’autre versant de la grande vallée ; et sur ce versant sont plantées les vignes. On voit une pente pierreuse, avec des petits murs partout qui portent et soutiennent la terre ; l’automne qui est venu a mis aux sarments du rouge et du jaune. Cela monte et s’en va ; par place perce un peu de roche, des buissons sortent, rouges aussi, ou jaunes ou encore un peu verts ; ou encore c’est des maisons en pierre blanche, avec sous le pignon une bouteille peinte, et de chaque côté un verre, qui se remplit tout seul par un jet recourbé qui descend du goulot. C’est un ou deux petits chemins, c’est une petite chapelle, jolie à voir, crépie à la chaux, avec son porche bleu ; et un peu plus haut, sont assis deux ou trois villages. C’est là qu’ils viennent pour la vendange ; ils passent là tout un grand mois. Le curé est descendu aussi et tout le monde ou presque tout le monde. Il a soufflé un fœhn qui a fait mûrir le raisin ; deux ou trois jours de fœhn c’est comme quinze jours de beau temps. Dans les petits casiers de vignes, il pend des grappes bien sucrées qu’un peu de soleil dore encore. Ils préparent donc les brantes, les cuves, les pressoirs ; et ils parlent déjà de la récolte, de la quantité, de la qualité ; ils parlent aussi des prix, qui seront élevés comme on peut croire, aux offres qui se font déjà. Ils ont une manière à eux de cultiver leurs vignes, il y a toujours au milieu un gros fossé de creusé. On y couche les ceps qu’on recouvre, en laissant sortir le bout des sarments, pour les renouveler ainsi, de ligne en ligne, chaque année. Et l’eau du bisse arrive aussi par une quantité de rigoles creusées, le sol étant très graveleux et le soleil très chaud. Quand le temps est venu, on voit partout sur les chemins des chars arrêtés : il y a dessus une cuve rouge où on met le raisin foulé ; et derrière le char, le mulet attaché attend la tête basse, en balançant la queue. Ou bien on pend les brantes au bât, une de chaque côté, et elles se tiennent en équilibre, ou bien on les porte à dos d’homme ; c’est ainsi qu’on voit ces vieilles ridées, marchant lentement, pliant sous le poids. Mais, aux endroits très raides, ceux des vallées reculées qui ont un long chemin à faire pour rentrer chez eux, se servent encore de grandes outres de cuir, cousues en forme de sacs. Ils mettent longtemps à faire leurs vendanges, ayant de très petits morceaux de vigne éparpillés. Les uns font deux cents, les autres trois cents litres, guère plus, ayant juste de quoi remplir leur tonneau, de quoi boire pendant l’année. Parmi les feuilles déjà plus rares, ils vont baissés, presque cachés, se relevant parfois, et alors les têtes et les épaules paraissent, perdues cà et là, d’entre les sarments ; le raisin est doré cette année, grâce au bon soleil qu’il a fait, mûri et collant grâce au fœhn, mais « il donnera peu de clair ». Ils restent un moment debout, ayant les reins qui leur font mal ; au-dessus d’eux, parmi des vergers qu’il y a, les petits arbres ronds, les prés encore verts et les premiers bois, un chien se met à aboyer, on entend un coup de fusil. Ainsi l’automne, dans ce pays, c’est beaucoup de jaune et de roux partout, une grappe mûre qu’on tient dans la main, un chasseur qui sort d’un buisson. Car ils chassent aussi et surtout braconnent ; et tout à coup ceux dans les vignes, voient le lièvre traqué qui roule entre les ceps, et le poursuivent à coups de pierres, mais déjà il a disparu. La plaine à présent est là, droit sous eux, coupant soudain la pente par sa surface toute plate, et qui n’est pas une plaine, en réalité : qui n’est que le fond plat de la grande vallée où toutes les autres viennent aboutir. Presque en face d’eux, il y a la gorge par où ils passent quand ils montent ; et partout sous leurs yeux, c’est des espaces de roseaux ou d’herbe maigre, déjà flétris, des carrés d’arbres, des taillis, des places pierreuses avec des routes bordées de peupliers qui vont à des villages gris, ou bien des maisons isolées ; c’est aussi par-ci par-là de brusques rocailles pointues qui sortent, nues, roussies, portant à leurs sommets des ruines, ou bien dans un repli une église blottie. Et le fleuve qu’on voit cette fois de plus près ne roule déjà plus son eau blanche du temps de la fonte des neiges : il est presque vert à présent ; et, endigué, il fuit tout droit, comme une autre route plus large. Ils se sont baissés de nouveau, ayant rempli leurs seilles ; ils les portent à la brante où on foule avec le fouloir, et la brante s’en va à son tour à la cuve, et la cuve au pressoir. Ils en ont encore d’anciens, en bois, mis sous un petit toit porté par des piliers de pierre, devant la porte de la cave. Seulement ils ne sont pas pressés de s’en servir, ayant l’habitude des longues cuvées, par où leur vin prend un goût à lui qui est celui de la gousse, une couleur plus foncée, et un arôme fort. Ils se sentent loin de chez eux, ayant passé subitement des contrées du nord à celles du sud. Et il en va toujours de même dans ces pays de grandes pentes qui s’élèvent jusqu’aux glaciers, avec leurs étages divers : et de ces neiges jusqu’à la plaine, à travers les pâturages, puis les premiers bois espacés, puis d’épaisses forêts, puis les prés, et les champs, c’est tout le climat qui change, et par là toute votre vie, ainsi que les espèces d’arbres qui se succèdent depuis l’arolle, par les mélèzes et les sapins, jusqu’aux hêtres et aux noyers. Et là-haut, c’est déjà l’hiver avec ses gelées, une neige épaisse, et du soleil sans doute, mais froid, tandis qu’ici la saison s’avance enveloppée de brume tiède, et le châtaignier mûrit la châtaigne, et le muscat sur les murs blonds allonge ses grains à chair dure. Ils sont donc ici pour un mois ; à côté de leur village, il y a un autre village, il y a la ville tout près, on voit passer les trains qui sifflent ; tout change, et peut-être qu’eux-mêmes changent aussi, car ils n’ont plus tout à fait le même air et semblent un peu diminués, un peu gênés, un peu perdus. Ils se recherchent entre eux comme s’ils voulaient retrouver par là un peu de leur vie véritable. Au printemps, ils s’en vont en bande dans les vignes de commune, avec leurs fossoirs sur l’épaule, comme une troupe de soldats, avec devant eux un tambour qui bat et un fifre, lesquels battent et jouent encore, pendant qu’ils taillent ; et, tous ensemble, ils reviennent le soir, en se donnant le bras, à cause des bottilles vides. C’est en cette saison d’automne que se tiennent également les grandes foires à la ville, où ils vont d’ordinaire avant de remonter chez eux. Ils vendent une vache, en achètent une autre, ou c’est un cochon dont ils ont besoin ; même quelques-uns, du moins autrefois, allaient y débiter du vin. Au bas de la grande place un peu inclinée, entre deux rangées d’arbres, les muIets s’alignaient, avec les outres et les barots de bois ; on apportait des tables et des chaises ; il y avait aussi de quoi manger, et les clients bientôt arrivaient, les tables se garnissaient, on buvait, on riait, avec un grand tapage, tandis que les feuilles tombaient des platanes aux troncs écailleux. C’est là, sur cette place, que se tient le bétail : les petites vaches brunes et noires, alignées à des pieux, quelques bœufs, des taureaux, quelques chèvres aussi ; à un bout les cochons, les gros attachés à un arbre, et des tout petits roses qu’on met dans des sacs pour les emporter, pendant qu’ils hurlent et se débattent. C’est un peu comme à toutes les foires, avec les échoppes tout le long des rues, : les gens endimanchés, les pintes et les boutiques pleines ; sauf qu’à ces échoppes, on vend encore par-ci par-là des fichus de laine à la vieille mode du pays, noirs, brodés de fleurs vertes et roses, ou des mouchoirs italiens teints de vives couleurs ; sauf également les mulets bâtés qui attendent ; sauf les grandes filles d’Hérens, larges, fortes des hanches, dans leurs costumes bruns à taille haute, avec un fichu rouge, une ceinture blanche, la jupe courte et des bas blancs, des souliers plats, des chapeaux plats mis de côté. Sauf les très vieux chapeaux à falbala des vieilles, avec leur coiffure haute et la dentelle plantée debout, et tous ces costumes de filles. Car ils se ressemblent entre eux ; pourtant à des petites différences, à des peignes en fil de cuivre qu’elles ont dans le chignon, à la forme du caraco, à un ruban, à un fichu, on peut dire d’où chacune vient, chacune ayant suivi la mode de chez elle. Il y a encore le gendarme au bel uniforme, qui va et vient devant l’hôtel de ville, portant le fusil sur le bras. Il y a encore cette habitude qu’on a, pour balayer les champs de foire, de faire venir ceux des galères, c’est-à-dire ceux des prisons, dans leurs costumes bigarrés. Ils vont encore à cette foire, le mois de novembre est venu, les vendanges sont faites ; un beau jour, ils repartent. Tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, ils refont le même chemin. Au bât des mulets il y a seulement à présent les barots pleins de vin nouveau. Quelques-uns aussi prennent par les raccourcis au lieu de passer par la route. Ils passent près d’une grande fabrique qu’on est en train de construire juste au pied des rochers, et à l’intention de laquelle on a détourné toute l’eau de la rivière. Là où était l’ancien village, sont sorties de terre une quantité de maisons, vertes, roses, ou bien bleues, faites de ciment, qui sont des auberges ou des pensions pleines d’ouvriers italiens. Et il y en a encore beaucoup d’autres qu’on est en train de construire ; c’est partout des échafaudages dressés, des tas de mortier qu’on brasse, des pierres qu’on taille, le bruit des marteaux pointus sur les pierres. Et ceux qui remontent, passant par là, pressent le pas, et sentent leur venir une grande colère, étant comme chassés de chez eux. Quand le vin est dans la cave, pourtant ils sont contents. Plus ils ont de vin et de tonneaux, plus ils sont fiers, plus ils ont d’espèces de vins surtout. Il y a ceux qui n’ont que du blanc, il y a ceux qui ont du rouge et du blanc. Mais le blanc chez eux devient vite brun, les douves étant en bois de mélèze, et il prend un goût de résine. Certains tonneaux ne se vident jamais, car chaque année on y rajoute. Ils aiment qu’on vienne chez eux goûter leur vin. A ceux qui ne s’y connaissent pas, ils aiment aussi à faire des farces, parce que ce vin de lui-même monte vite à la tête, mais il monte encore plus vite, quand on « mélange », c’est-à-dire quand on en boit, l’une pardessus l’autre, de deux ou trois espèces. Alors il devient tout à fait méchant. Et ils s’arrangent en conséquence passant à un nouveau tonneau, vous tendant le verre, vous guettant de l’œil ; et on se dit : « Eh bien ? quoi, j’ai un peu bu. » Mais on a tout à coup la tête qui vous tourne, pendant qu’ils s’amusent en dedans. On va quelquefois chez le juge, c’est lui qui a la plus belle cave. On y va pour des affaires à régler, ou bien le dimanche après-midi pour passer le temps un moment et pour le plaisir de causer. Il y a sur les rayons les fromages et les séracs et des pains aussi qu’on a mis mollir ; le verre va de main en main, aussitôt plein, aussitôt vide ; pour voir clair, on laisse la porte entr’ouverte ; en face de vous, au-dessus des ravins, les forêts de mélèzes, à présent nues et grises, semblent des toiles d’araignées. Il fait même presque froid, on reste les mains dans ses poches. La discussion, généralement, c’est sur les rouges et les brunes. Le iuge aime mieux les rouges, mais le président aime mieux les brunes. Il se forme ainsi deux partis. Il y a d’abord une chose sûre, c’est que les rouges donnent plus de lait. Mais sont-elles si bonnes montagnardes ? et puis c’est une race étrangère ; dans le pays on en a une vieille, on sait ce qu’elle vaut, le mieux est de la conserver. « Seulement dix litres par jour ! » « Eh oui ! Voilà... seulement quoi ?... » Et puis ça dure. Le iuge a passé au tonneau de rouge. Ce rouge est du tout bon qu’il faut boire très lentement pour suivre le goût jusqu’au bout, et on lève le verre en renversant la tête afin de n’en rien laisser perdre. Le juge parle comme en hésitant, étant habitué à choisir ses mots. Il a une barbe au bas du menton, et les joues rasées ; et sa barbe est à peine grise ; quoiqu’il ait soixante et dix ans, il va faire encore ses foins, comme un jeune, et couper son bois. Et ce métier de juge, c’est d’aller vers ceux qui se chicanent, de les faire venir à la cave, de leur dire : « Voyons, tâchez de vous arranger. »‘ Après quoi, d’ordinaire on s’arrange en effet. Ils ne sont pas tombés d’accord, pourtant, au sujet de ces races de vaches. Sur quoi, on boit encore un peu. On entend au plafond un bruit de pas qui vont et viennent. Il y aura demain, à la maison de commune, une séance de la commission de police, avec le président, le sceautier, et lui, le juge, à cause des trois filles et des deux garçons qui ont été pris à danser, et tous les cinq auront l’amende. Ils sont rentrés pour la Toussaint. Déjà la neige est tout près du village. Un petit peu d’hiver se tient ainsi à votre porte pour le jour des Morts, qui vient le lendemain. Ils vont ce jour-là prier sur les tombes. Les cloches sonnent toute la journée. Elles sonnent pour les morts et marquent qu’on se souvient d’eux sur la terre, et intercèdent aussi pour eux, par leurs longues, lentes voix. C’est deux notes, une haute et une autre assez basse, qui reviennent tout le temps, avec un même son, une même cadence, et un même battement triste. Et alors cette voix s’en va vers les rochers, mais ils sont déjà renfermés dans leur solitude d’hiver ; et s’en va vers les pâturages, mais ils sont vides ; et vers les bois, mais ils sont pleins d’ombre : et s’en revient tournant sur place et ne s’adresse plus qu’aux hommes, à qui elle dit : « Pensez à ceux qui s’en sont allés devant vous, et que ce jour viendra pour vous pareillement. » C’est comme un signe qui se fait. Le soleil aura beau briller désormais, débarrassé de ses nuages ; il y a eu comme un tournant sur le chemin de la saison. On voit les maisons, qui ont comme peur, se serrer l’une contre l’autre, comme font les moutons quand ils sentent la nuit venir. L’été, ils ont là-haut quelquefois des visites qui montent de la plaine, désormais ils n’en auront plus ; ils vont vivre tout seuls entre eux. Pourtant il est encore venu, ce dimanche dernier, le frère de Fridoline, et, comme il est gendarme, elle, on l’appelle la gendarmesse. Il a profité d’un jour de congé, ayant mis son bel uniforme avec l’habit à la française à grand plastron et larges épaulettes rouges, avec le baudrier de cuir blanc où pend le sabre à fourreau de cuir et poignée de cuivre, avec le beau képi sans visière derrière, des pantalons bleus à bandes rouges. Tout le jour on l’a vu qui allait et venait à travers le village, entrant dans les maisons pour faire la causette, saluant des amis, allant avec eux à la cave, buvant, trinquant ; vers le soir, il est reparti. Mais il y en a une surtout à qui il n’a pas oublié d’aller dire un petit bonjour ; c’est Martine sa bonne amie, et elle a ouvert le petit paquet qu’il lui a laissé ; elle a trouvé dedans un beau cadeau pour elle, un mouchoir de cou en vraie soie, gris, avec des rayures bleues, qu’elle a tout de suite essayé : puis, l’ayant essayé, a soigneusement refait le paquet, l’a caché dans le coin du coffre et s’est dit : « S’il fait beau dimanche, je le mettrai pour aller à la messe. » Et elle a été bien heureuse, d’avoir un galant qui pensait à elle ; elle a fait une lettre pour le remercier, et sur l’enveloppe s’est bien appliquée pour écrire l’adresse : « Monsieur Baptiste Antille, gendarme ». Il est descendu vers le soir ; le lendemain, le ciel s’est couvert. Et, cette fois, on entre dans l’hiver. D’abord c’est la gelée blanche, du froid le matin et le soir, quelques pluies encore, du brouillard. On sent au ciel des vents qui luttent. Quand le fœhn souffle il y a vers le nord un entassement de nuages noirs, quelquefois même d’un bleu sombre, tandis que vers le sud et l’est, un autre bleu, celui du ciel, luit doucement. La neige des sommets un jour descend, un jour remonte, et cependant toujours gagne un peu plus, allant pas à pas, de plus en plus bas sur les pentes. Un matin on voit sa clarté dans les chambres, elle est tout autour du village ; puis le vent souffle de nouveau, de nouveau elle est dispersée, mais pas pour longtemps. Le vent tombe, les nuées reviennent Et de leur masse se détache comme un voile de mousseline, qui pend et traîne par un bout : cette fois c’est la vraie neige. Elle tombe pendant la nuit, elle tombe le jour suivant, puis toute la nuit de nouveau et quelquefois un jour encore ; il y en a un pied, deux pieds ; les toits deviennent épais sur les parois de bois qui plient et semblent s’enfoncer dans le sol. On est toujours enveloppé de gris ; puis, tout à coup, dans l’épaisseur une déchirure se fait ; et tout ressort au grand soleil. Il éclate dans l’air très pur, avec ses calmes flammes blanches, et il n’y a rien que ce bleu là-haut, et en bas du blanc et le bleu des ombres, avec un peu de noir là où sont les forêts, et des taches brunes qui sont les maisons. Tout s’égalise sous la neige : car sur les crêtes le vent la prend, et la poussant devant lui l’entasse dans les creux qu’il comble ; là où était une saillie aiguë, on ne trouve plus qu’une vague molle ; les barrières sont recouvertes : cela ondule et va au loin par lentes surfaces, tantôt soulevées, puis qui retombent avec douceur ; et c’est comme un miroir où se mire le ciel avec ses lumières changeantes, où glisse parfois l’ombre d’un nuage. Au soleil, il fait très chaud, tandis qu’à l’ombre il fait très froid. Avec la nuit, le froid devient plus vif encore. Il a saisi toute eau, même celle qui court aux pentes, qu’il durcit dans sa chute même ; il travaille aux fentes des rocs qu’il fait éclater avec bruit. Sous le grand ciel noir plein d’étoiles blanches, une clarté bleue pénètre les choses, tandis que brille ici où là une lampe à une fenêtre. Mais dans les chambres un bon feu brûle ; le poêle de pierre est plein à craquer. En haut, dans le granit, le dessin d’un cœur est creusé, avec quatre initiales, celles de la femme, celles du mari ; le bois gras, résineux, du mélèze le secoue en dedans. Ils sont là qui se sont couchés, cinq ou six dans la même chambre, le père et la mère avec les enfants, ayant bien fermé les fenêtres, s’étant bien serrés sous les couvertures, et ils dorment tranquilles, l’hiver ne pourra pas entrer. Seulement, avant que le jour vienne, ils sont déjà debout pour aller soigner le bétail. On voit les petites lumières des lanternes s’en aller dans la nuit, les unes du côté d’en bas, les autres vers Planpraz, les unes plus loin, les autres plus près, qui s’arrêtent, qui disparaissent. Quand le jour paraît, les traces de pas se montrent, comme des sillons sur les pentes lisses, aboutissant là-bas à ces petits toits perdus ; et dans le creux des pas joue une jolie ombre. Puis ils noircissent peu à peu et se salissent ; car c’est aussi les vaches qu’on change d’écurie, qui avancent péniblement, enfonçant jusqu’à leur gros ventre, vives de couleur dans tout le blanc qui est autour. Ou bien c’est encore les luges qu’on sort et le mulet à qui ont met le bât ; et un nouveau chemin s’en va vers la forêt. Ils profitent de la neige : soit qu’ils fassent glisser les troncs, le mulet attelé devant, et derrière deux ou trois hommes qui ont enfoncé leur hache dedans, le guidant ainsi ou le retenant aux endroits trop raides ; soit qu’on entasse sur la luge les branches plus petites dont on fait les fagots. Alors l’homme qui est devant s’en va renversé en arrière et presque couché sur le dos, enfonçant ses talons dans la croûte déjà durcie. Mais ces troncs qu’ils ramènent, il faut qu’ils en fassent des planches, c’est l’autre travail de l’hiver, ils l’appellent le bambanage. Au milieu du village, près de la fontaine, l’échafaudage a été dressé, qui s’appuie d’un bout à la pente et qu’un tréteau soutient de l’autre ; l’un des deux hommes est debout dessus, l’autre lève le bras dessous ; et entre les deux va la grande scie, avec son petit grincement. Alors pendant qu’ils scient, il vient un autre bruit, c’est le bruit de l’école. L’été elle est fermée, l’hiver elle se tient dans la salle de commune. C’est une chambre un peu plus grande que les autres, avec beaucoup de petites fenêtres qui se touchent toutes sur le devant et des grosses poutres au plafond. On loue un régent à l’automne, on y dispose des tables et des bancs ; et un beau jour la classe se remplit. Certaines fois le régent écrit les paroles d’un chant sur le tableau noir, toute l’école se met à chanter. C’est ce bruit qui vient qu’on entend ; et la scie continue, et à la fontaine où la glace pend, les femmes cependant viennent remplir leurs seaux ; ou bien on allume le four et il sort par le trou une grosse fumée ; on s’appelle, des voix se répondent ; et à une petite place il y a ce bruit et ce mouvement, tandis que tout autour c’est un grand vide et le silence. Pourtant, de temps en temps, la poste monte encore par le chemin de la vallée, n’arrivant souvent qu’à grand’peine ; et il n’y a plus de mulet depuis que l’hôtel est fermé, et presque point de lettres, chaque semaine seulement les journaux, ils en ont deux ou trois qui paraissent le samedi ; et par eux viennent les nouvelles. Mais à quoi ils s’intéressent surtout, c’est à ce qui se fait dans le pays, aux ventes, aux mises, aux soumissions de communes, à une loi qu’on va voter. Quand quelqu’un a fait faillite, ils disent : « On l’a mis dans le Bulletin. » XIII D’abord le village n’avait pas d’église, rien qu’une petite chapelle ; ils allaient loin, très loin à la messe. Et ils ont voulu avoir une église. Seulement comment payer le curé ? Alors une vieille en mourant donna tout ce qu’elle avait, vingt mille francs, et c’est déjà là-haut une grosse fortune, du pauvre argent bien difficilement gagné, venu pièce par pièce, et chaque pièce a été une grande sueur, une dure fatigue. Elle donna tout pour le bon Dieu. L’argent fut prêté par petites sommes dans tout le pays et les intérêts chaque année se paient à la Saint-Thomas. La Saint-Thomas tombe le l6 décembre. Ce jour-là, la cure est sens dessus dessous. Euphémie la servante a été chercher Sidonie ; c’est toujours à elle qu’on s’adresse, parce qu’elle a servi à la ville autrefois. On allume un grand feu à la cuisine. On a acheté des macaronis et un beau rôti de veau. La grande chambre a été balayée, le curé est rasé de frais. Le conseil de fabrique arrive le premier, de bonne heure déjà le matin ; ils sont cinq ou six, ils s’asseyent à la grande table. Le curé a pris place au bout, et à sa droite il a le secrétaire, qui pose devant lui le registre des comptes et la caisse où on met l’argent. Il y a un bruit de cuisine qui vient tout le temps à travers la porte : c’est les assiettes qu’on lave, les cercles des marmites qu’on fait tomber sur le fourneau, ou bien la voix d’Euphémie qui se fâche ; et par la porte aussi viennent des odeurs agréables, l’odeur de la friture et celle du fromage. Comme ils ont allumé des cigares, les gros cigares noirs du pays, une fumée bleue se mêle à cette odeur, pendant qu’ils remplissent leurs verres, car on a déjà apporté le vin. Il n’est pas dix heures que les premiers débiteurs, ceux du village, arrivent. A tous ceux qui entrent, on verse à boire, ils boivent, on trinque ; ils aiment à sentir ce goût un peu âcre qu’a le vieux vin du pays et une chaleur court dans tout le corps. Ensuite on cherche les noms sur la liste, en face de chacun est la somme à payer. Alors, l’un après l’autre, ils paient. Ils sortent de leur poche la bourse où ils ont leurs écus l’ayant cherchée longtemps, la serrant contre eux pour l’ouvrir, penchant un peu la tête pour compter dedans encore cet argent ; puis le prennent pièce à pièce et l’alignent sur la table, comptant la somme de nouveau. Le compte y est. Ils boivent encore un verre pendant qu’on écrit la quittance. Et voilà ils sont un peu tristes de voir cet argent s’en aller, quand même il était dû ; c’est comme un enfant qu’on perdrait. On voit ainsi entrer le vieux Onésime qui a septante-cinq ans, celui qui porte la croix dans les processions ; on dirait que ses mains ont pris pour toujours la forme de la hampe, avec leurs doigts tout recourbés. Il a des cheveux longs, durs et gris un peu collés et tombant sur le front, et des yeux enfoncés, des pommettes qui font saillie, avec partout autour, qui cache la bouche, le menton et tout, une barbe comme de la mousse. Il se tient debout sans rien dire étant habitué d’attendre, étant plein de soumission. Il doit quinze francs chaque année. Augustin de la poste, lui, doit quarante francs, mais c’est un homme solide, et qui est jeune et gagne bien, à cause des bonnes jambes qu’il a, et il paie facilement. On voit aussi venir le vîli. On en voit venir un, deux, trois, quatre, cinq : et chaque fois un gros pas se fait entendre sur les marches de bois, où il bute, et résonne, puis il y a comme une hésitation, pendant que la porte s’ouvre lentement. Tout à coup on entend la cloche de midi ; et maintenant, venant de la cuisine, on entend un bruit de couteaux, de fourchettes, de plats qu’on dresse. Ce qui veut dire que le dîner est prêt, comme on s’en aperçoit bientôt quand Euphémie entre à son tour, apportant le macaroni. On remplit la channe à nouveau. Et tout le monde reste à sa place, on tire seulement le registre un peu de côté, avec la caisse à moitié pleine. Il y a tant de fumée qu’on peut à peine se voir ; et le vin brille dans les verres à cause du soleil qui a enfin paru. Comme ils ont faim, d’abord ils mangent sans parler ; on mange rarement de la si bonne viande. Il n’y a rien que le curé qui dit de temps en temps un mot pour faire rire, mais il mange autant que les autres, ayant bonne humeur et bon appétit. Ils mangent donc, ils boivent, c’est le curé qui offre le repas ; et, petit à petit, comme l’eau au moulin, le vin commence à faire aller les langues ; ils se mettent à parler, à rire ; et Euphémie est là qui leur dit : — Est-il bon, mon rôti ? A quoi ils répondent : — Pour sûr qu’il est bon. Mais la porte s’est rouverte, c’est ceux qui habitent loin qui arrivent à présent. Comme ils ont marché longtemps, et sont encore à jeun, étant partis dès le matin, on leur sert du pain et du fromage. Ils ne parlent plus tout à fait le même patois ; et, rien qu’aux mots dont ils se servent, de chacun on peut dire de quel village il vient. Et il y a encore une autre différence, ils ont mis pour venir leurs habits du dimanche, des habits très vieux, très anciens ; l’un d’eux porte même le frac d’autrefois, un frac bleu à boutons de cuivre avec une queue qui pend par derrière. C’est qu’il est très vieux lui aussi, pourtant il a fait tout ce long chemin, s’appuyant sur son gros bâton. Après qu’il a payé et mangé, il s’en retourne, remettant son chapeau de feutre, saluant monsieur le curé. Il a une bosse au dos, étant cassé par le travail, et son habit tombe à grands plis comme s’il n’y avait rien dessous. Ils entrent, ils causent, ils sortent ; et on mange et on boit toujours. Il y a plein d’assiettes sales, toujours plus de fumée, et une odeur toujours plus forte. Le soleil monte, depuis par terre, contre la paroi de bois : là est pendue, dans un cadre noir, l’image de la Sainte-Vierge. Tout à coup elle est éclairée et se met à briller de ses vives couleurs, avec sa robe bleue et son manteau de pourpre, montant au ciel sur un nuage, les mains croisées sur la poitrine, les regards tournés vers le ciel ; tandis que, sortant de la nue, tout autour d’elle des petits anges voltigent de-ci de-là, ayant des ailes fines et rondes comme celles des papillons. Il est encore venu un homme, mais celui-là c’est presque un monsieur, portant une jaquette, un col empesé, une cravate. C’est lui également qui doit la plus grosse somme, c’en est un qui a bâti un hôtel et il a emprunté dessus. Il parle encore patois quand il faut, mais le plus souvent il parle français. Il a l’habitude des chiffres, faisant très vite son addition, ayant tout de suite compté son argent. Peut-être qu’un jour il sera riche, et, comme d’autres avant lui, il enverra son fils dans les écoles des villes. Déjà on dit qu’il fait un peu de politique, il sera nommé député. Pourtant il est bien encore de sa race, comme on voit aussitôt à sa manière de marcher ; et, quand il a mis ses affaires en ordre, il va dans le village et entre chez le juge ou chez le président. Le soleil monte toujours plus haut contre la paroi, c’est qu’il baisse au dehors, et la Vierge est rentrée dans l’ombre. Là-bas, la boule rouge descend vers la montagne. Il est un peu plus de trois heures, les journées sont courtes en cette saison, elles sont parmi les plus courtes ; il semble que jamais la montagne dans le ciel n’a été si haute, elle qui fait que la nuit vient si tôt. Mais, cette fois, la caisse est pleine. Et avec cet argent le bon Dieu, toute une année, sera loué, et, toute une année, brûlera devant l’autel la petite lampe d’argent. XIV Ainsi la saison s’avance d’un lent mouvement, par les jours clairs d’hiver, avec les petits travaux qu’il y a et la neige à présent foulée devant les maisons, tandis que derrière elle s’amoncelle ; avec les chemins mieux marqués et puis de nouveau recouverts, avec ces gros bonnets qui recouvrent les toits, et parfois çà et là une trace de bête, de lièvre ou de renard ; la femme à Justin qui est enceinte, comme on l’a annoncé à la femme au sonneur ; la vieille Catherine qui ne bouge plus d’auprès du grand poêle et tousse et dort là tout le jour ; les enfants qui vont à l’école, parfois le curé qui y entre aussi ; les lanternes qui vont et viennent, chaque matin et chaque soir, le bois qu’on va couper, les bambaneurs avec leur scie ; avec encore, quand la nuit est tombée, tellement de silence et tant de solitude tout autour du village qu’on dirait que tout est mort et pour toujours. Alors parfois, dans le grand désert du ciel, une pâle lune se lève et puis vient d’un pas lent ; et elle est de glace et tout est de glace au-dessous d’elle. Par un rayon qui glisse aux surfaces unies, elle fait luire faiblement les espaces inertes et tout est encore plus mort. Même les étoiles ont un feu moins vif, moins aigu et leur tremblement s’interrompt : il n’y a plus rien qu’une poudre faiblement bleue, avec les grandes lignes blanches des crêtes, et le vide incertain des profondes vallées où cette lueur n’atteint pas. On a entendu crier les cochons, c’est le temps de la boucherie. Un matin, tout a été préparé ; derrière la maison, on saigne la bête. Dans l’air étonné, ces longs cris viennent et passent, des cris comme des sifflements qui montent et descendent, puis s’étranglent et s’interrompent ; et finissent comme par un sanglot. Plus tard, à la fontaine, on voit venir l’homme et la femme qui portent une grosse seille ; et de dedans sortent et étirent en l’air les longs boyaux blancs. On a aussi tué un mulet. Comme on ne pouvait plus s’en servir autrement, à présent on va le manger. Car le mulet est une bête chère, un bon mulet vaut autant qu’un cheval, quelquefois même davantage. Et longtemps celui-là, sous le bât de bois bien sanglé, avait été dans la montagne, par les petits chemins où eux seuls peuvent passer, portant tantôt du bois, tantôt du fumier, et tantôt du grain ; ou bien le vin dans les barots, ou bien aussi son maître ; grimpant les pentes, faisant rouler les pierres sous ses petits sabots, mangeant un peu de paille ou d’herbe, puis il est devenu trop vieux. On l’a assommé d’un coup de maillet. Et toujours la saison s’en va, avec des jours pareils dans la grande lumière, et tellement pareils qu’on ne les reconnaît plus entre eux, n’étant plus marqués maintenant dans leur progression et leur fuite par le vert qui pousse aux mélèzes, ou l’herbe qui grandit, ou les carrés de blé qui se détachent jaunissants ; ni, au contraire, par le retour des choses et cette marche en sens inverse de l’automne. A présent c’est l’immobilité de tout. Alors on en arrive à Noël. On se réjouit dans tout le village. Le marguillier et le sonneur ont été à la cure boire ; et partout on fait du vin chaud. On met dedans du sucre avec de la cannelle et des clous de girofle, on l’avale bouillant ; et c’est pour le plaisir, mais c’est aussi pour faire provision de chaleur parce que l’église est sans feu. On boit donc, on mange, et il y a comme un petit bonheur qui descend du ciel sur la terre, comme autrefois au temps des Anges, qui chantaient la bonne nouvelle. A onze heures déjà, on commence à sonner, on sonne ainsi jusqu’à près de minuit ; alors ils partent pour l’église. Dans la clarté d’en haut, plus claire du reflet d’en bas, les murs blancs se lèvent un peu bleus, avec les fenêtres encore presque obscures, ils s’en vont les mains dans les poches. Sur la neige durcie, les pas commencent à sonner ; le chemin ayant été battu, il y a au milieu une ornière très profonde, avec comme un mur de chaque côté. Et puis sur les dalles de pierre les pas sonnent encore plus fort ; c’est beaucoup de petites ombres qui vont se pressant sous le porche où tremble à peine une clarté, puis disparaissent, et ce porche tout à coup et les fenêtres aussi s’éclairent, se découpant en carrés rouges dans le bleu plus noir de la nuit. C’est qu’ils ont allumé leurs bougies enroulées, et les ont posées devant eux. Ils regardent devant l’autel la crèche là placée en souvenir de la Nativité. Le petit Jésus sur la paille, Marie à genoux près de lui, Joseph debout, les mains jointes, puis dans le fond le bœuf et l’âne, et enfin les rois Mages qui offrent leurs présents. Ils pensent aux temps très lointains, à ces pays des plaines où on dort la nuit dans les champs, à ceux qui étaient des bergers comme eux ; et le bœuf leur est familier, ainsi que l’âne, et le petit Jésus aussi, et Marie et Joseph lui-même ; il n’y a que les rois Mages qui étonnent à voir, surtout le nègre, avec son espèce de gros bonnet fait avec des linges enroulés. Et c’est Noël qui passe, c’est la Saint-Hilaire qui vient, qui est la fête des mulets : ce qui fait que ce jour-là on les laisse à l’écurie. Ils peuvent pour une fois se reposer tranquillement, couchés sur la litière tiède, au lieu d’aller sur les chemins, comme ils font les autres jours d’œuvre, et sont nourris quand même de bon foin et abreuvés d’eau. Viennent alors les Quarante-Heures. Dur temps : par les grandes gelées, par les neiges encore plus épaisses, ils doivent aller chacun à son tour prier dans l’église. Les hommes ont mis l’habit blanc ; sur l’autel est le Saint-Sacrement, ils prient agenouillés devant. Et il ne faut pas que jamais la place soit inoccupée, c’est pourquoi les tours sont fixés d’avance, comme on peut le voir sur la liste qui est affichée à la porte. Et toujours l’hiver qui s’en va, qui ne change pas, qui reste le même et des semaines et des semaines encore, va s’étendre et durer, alors que, dans la plaine, c’est déjà le printemps. Sidonie est assez grosse, plutôt petite ; blonde, presque rousse, avec des cheveux tirés en arrière qui lui tendent la peau du front ; et ce front est rond et un peu bombé. Elle a deux yeux pâles, un peu troubles, mais prompts à rire ; son nez et ses grosses joues sont couverts de taches de rousseur. Cela lui est venu d’aller tout le temps au soleil, et d’être souvent tête nue. Quand elle penche la tête, deux plis se font sous son menton, tellement le col de son caraco est serré. Elle a deux chapeaux, un qu’on lui a donné quand elle avait quinze ans, qu’elle garde pour les jours d’œuvre, l’autre qu’elle s’est fait, voilà trois étés seulement, qui est le chapeau du dimanche. Tous les deux ont les ailes couvertes dessus et dessous, comme c’est la coutume, avec du velours noir ; et autour de la coiffe en paille le ruban est dressé debout, mais le ruban du vieux s’est tout fané à l’air. Elle a trois mouchoirs de cou, dont un très ancien avec des franges, de ceux qu’on portait pliés en triangle, avec la pointe dans le dos et tout brodé de fleurs de soie. Un jour un monsieur a voulu le lui acheter, mais elle a refusé, parce qu’il venait de sa mère. Elle le garde en souvenir, dans une petite boîte. Dans cette boîte il y a d’autres souvenirs : une médaille avec l’enfant Jésus, des images des capucins, celles qu’elle a reçues pour sa première communion, qu’elle met parfois dans son paroissien, et puis elle a peur de les perdre, elle les remet dans la boîte. Elle a cette boîte, elle a deux jupes en coton et deux en étoffe de laine ; deux caracos bleus, une taille en toile pour aller aux champs ; et tout cela est rapiécé, mais propre, car c’est une fille soigneuse, et, quand elle a fini son ouvrage, elle s’occupe encore à coudre, tirant l’aiguille sous la lampe. Elle a déjà trente ans et n’a pas encore trouvé de mari. Quand on lui dit, parce qu’il est triste de vivre ainsi seule : — Sidonie, pourquoi ne vous mariez-vous pas ? Elle répond : — Je suis trop pauvre, qui est-ce qui voudrait de moi ? Mais c’est sans rancune qu’elle parle ainsi, comme d’une chose naturelle ; le monde est fait de telle sorte, personne n’y peut rien changer. Les riches vont avec les riches, les pauvres vont avec les pauvres. Et on peut s’aimer, mais ce n’est pas tout, il faut de l’argent. Pourtant il n’y a pas de fille qui n’ait eu un ou deux galants. Il en vient tout le temps, qui rôdent autour de vous, qui sont là pour un jour ou pour une semaine, et on est contente quand même. Seulement, il faut faire attention. — Ah! oui, qu’elle dit encore, si on voulait aller avec tous ceux qui viennent, on en aurait un tous les soirs. Elle réfléchit : — Et puis après tout, c’est bien leur droit de demander, quand ils demandent poliment. Voilà comment elle est, et les autres filles sont à peu près comme elle, avec peut-être seulement un peu plus de jalousie et peut-être aussi moins bon cœur. Car il y a souvent des petites chicanes, des amies qui deviennent ennemies, de celles qui pleurent en cachette, c’est la même chose partout. Pour elle, elle va son chemin quand même, ayant d’ailleurs beaucoup à faire, levée tôt et se couchant tard. Il faut aller voir sa chambre, parce que c’est peut-être la chambre la mieux arrangée du village. On doit passer par la cuisine ; dès qu’on y entre on est pris par la toux, car elle est pleine de fumée. Le vent qui vient d’en haut tombe sur le foyer où brûle un petit feu ; il en rabat la flamme, et tout est dans le bleu, tout est noyé dans la fumée, jusqu’au falot, posé par terre, qui n’est plus qu’un petit rond jaune. — Bonsoir, on dit. Elle vous dit bonsoir. Elle est là près du feu à remplir la marmite, toute noire, étant accroupie, sur le rouge que fait le feu. Elle se lève, elle vient vous recevoir. Il faut tout de suite qu’on entre dans la chambre. Il y a son frère, le sonneur, assis à un bout du banc qui est mis devant la table ; au-dessus de la table, à une poutre du plafond, est pendue la petite lampe. Son frère, le sonneur, est en train de boire. Et lui non plus on ne le voit pas tout de suite, caché comme il est dans son coin et ne bougeant pas. On s’assied en face de lui sur l’autre banc, Sidonie qui est ressortie, rentre à ce moment portant dans une main un gros morceau de fromage, dans l’autre des pives d’arolle, et ayant sous le bras tout un pain qu’elle pose devant elle, puis s’assied aussi, et dit : — Vous m’excuserez, je n’ai pas encore mangé. Il fait tout à fait nuit. Elle raconte qu’elle a été aux Evouettes, rapport à un toit de fenil qui laissait passer l’eau, et qu’il avait fallu déménager le foin qui risquait de pourrir. Et, comme son frère partage le fenil avec elle, c’est aussi pourquoi il est là. Cependant elle taille de temps en temps dans son fromage ; quant au pain, on ne peut pas tailler dedans. C’est à peine si on peut le casser entre ses doigts, et sous la dent il est comme de la pierre, il faut d’abord le laisser fondre et s’amollir. Elle dit : —- Il a bien trois mois, et qu’il en reste encore de la fournée. J’ai honte. Mais les pivettes sont bien bonnes, avec leurs coquilles qu’on froisse et dessous est la petite graine un peu grasse, qui a un bon goût de noisette. De temps en temps on en croque une ; après quoi le vin semble plus frais. Cependant Chrétien s’est entendu avec sa sœur et ne parle plus, n’ayant rien à dire. Sidonie a fini de manger. Elle vit ainsi de presque rien, et elle mange à toute sorte d’heures. On aperçoit dans l’ombre, à un des angles de la chambre, le grand lit, large et haut, carré, sous une couverture à carreaux rouges et blancs, bien bordée et tendue ; dans l’autre angle il y a le poêle ; le plafond est très bas avec des poutres noires ; sur le plancher la lampe fait un rond ; et alors aux murs et partout, sur une autre petite table, sur une espèce d’étagère, c’est plein d’images et de petites choses comme elle les aime, Sidonie, étant à présent presque vieille fille, car on met son cœur où on peut. Il y a un vieux crucifix peint en bleu et en rouge, un petit bénitier en porcelaine bleue, avec une branche de buis toute jaune à présent et sèche ; dans une espèce de caisse plate couverte d’un verre, il y a un travail de cire, avec beaucoup de feuillage autour et au milieu la Sainte-Vierge dans une grande robe à plis et avec une petite tête qu’elle tient penchée toute pâle, et des mains très petites aussi qu’elle a jointes ; et un autre travail de cire dans une autre caisse où est l’enfant Jésus couché avec les anges qui l’adorent ; puis des photographies où on voit des beaux militaires qui se tiennent bien droits, bien raides, leur képi posé devant eux ; et aussi des calendriers, trois ou quatre, de ceux qu’on donne dans les magasins pour le nouvel an, qu’elle garde à cause de l’image qu’il y a sur le carton ; c’est des belles dames avec des robes décolletées, ou bien un berger et une bergère dans des habits roses, qui gardent des moutons frisés. Et il est venu sur ces choses à la fin un peu de poussière, et avec la fumée aussi elles ont jauni et passé, mais on sent qu’elles sont aimées à un air qu’elles ont, qui est doux. Sidonie s’est levée et elle a été voir son feu. L’eau est chaude dans la marmite, elle la prend, elle la verse, on entend le bruit qu’elle fait, et en même temps, par la porte entr’ouverte, on aperçoit, bougeant au mur, la flamme qui vacille et meurt. Dans la chambre de Sidonie, on vient souvent veiller l’hiver, parce qu’elle est grande et commode. Sans être trop serrés, on peut y tenir quinze ou vingt. C’est le temps où les soirées sont longues, et les gens s’en vont les uns chez les autres, chacun ayant pris sa lanterne, les femmes portant leur rouet. Car les femmes filent encore toutes, ou presque toutes, là-haut. Ils viennent donc tous, les vieux et les vieilles, les hommes et les femmes, les garçons, les filles, même les enfants. Le poêle est plein, on a allumé une seconde lampe qui pend au milieu du plafond ; dessous, se mettent celles qui filent ; autour de la chambre, ou bien debout contre le poêle, se tiennent ceux qui ne font rien. Il y en a aussi, parmi les femmes, qui tricotent, mais elles peuvent tricoter dans le noir, par l’habitude qu’elles ont, leurs doigts allant tout seuls parmi la laine et les aiguilles. Pendant le jour, il a soufflé du vent. Il levait la neige droit en l’air, comme un nuage qui venait et cheminait le long des pentes. A présent, dans les creux, il y a une poudre fine et épaisse, qui semble sèche sous le pied comme le sable et où on enfonce tout d’un coup. Ce vent est tombé avec la nuit ; et à la place de ses secousses, du grand ébranlement de l’air, c’est le silence ; il est comme un mur autour des maisons. Dans la chambre, il y a le chantonnement des rouets ; le pied pèse sur la pédale, et le fil, par la roue qui tourne, est entraîné d’entre les doigts où il se forme ; mais le diff?cile est qu’il soit égal ; c’est à quoi on reconnaît les bonnes fileuses. Les vieilles enseignent aux jeunes la bonne façon de s’y prendre, et, plus on va dans la pratique, meilleur aussi devient l’ouvrage. Ils tournent, les rouets, et les filles rient. On a demandé à Martine des nouvelles du gendarme. Où il est ? Il est au poste de Monthey, et ce poste, on l’a doublé, à cause des fabriques qui s’ouvrent là-bas et de tous ces socialistes. A ce propos viennent des histoires, celle du gendarme de Nendruz qui a recu une nuit dix coups de couteau, sur la route, ayant été guetté et attendu à un des pontis ; et comment il s’est défendu, à coups de pied, à coups de poing, s’étant adossé à la roche, et étant heureusement grand et fort ; ou bien l’histoire de Dominique qu’on a trouvé un jour au pied des parois d’Ermonettaz, la tête fendue et vide de sa cervelle ; on n’a jamais su comment le malheur était arrivé. Au moment important, les vieilles disent : Ora ! Ora ! et alors les rouets s’arrêtent, puis ils repartent avec la suite de l’histoire. Puis on entend de nouveau : Ora ! Cependant les hommes ont continué à fumer leurs pipes ; ils écoutent sans rien dire, ou bien hochent la tête, ou lèvent les épaules. Les petits se sont endormis, appuyés de côté contre les jupes de leur mère ; quelques vieilles aussi ferment les yeux, sentant venir l’ombre derrière leurs fronts. Et puis quand l’histoire est finie, on cause ; et chacun dit quelque chose à son tour. Certains sont connus, chacun ayant son caractère, pour savoir toujours faire rire ; d’autres, au contraire, qui sont un peu tristes d’humeur, voient toujours le mauvais de tout ; et il y a ceux qui savent répondre, trouvant chaque fois le mot qui convient, et d’autres qui sont maladroits et ils ont beau chercher, ils restent la bouche ouverte. De ceux-là les filles se moquent. Mais la nuit s’est avancée, alors en voilà deux ou trois qui se lèvent, puis deux ou trois autres, et bientôt tout le monde est loin. Il y a eu un moment le tapage des gros souliers sur les marches de l’escalier ; et puis, les gens étant rentrés chez eux, un bruit de prières dans les chambres, puis plus rien ; et les petites étoiles d’en bas s’étant éteintes, il ne reste que celles d’en haut, plus blanches et plus vives, qui bougent dans le grand ciel tout noir des grands froids. XV On fut bien étonné quand on apprit qu’Ambroise allait mourir, car c’était un homme jeune encore, quoiqu’il eût six enfants ; et il était parmi les plus forts du village. Là-haut, pendant l’été, il ne meurt personne, ils disent : « On n’a pas le temps. » Mais dès que l’hiver est là, deux ou trois fois par mois on en porte un au cimetière, surtout parmi les vieux et les petits enfants. Et il y a aussi tous ceux que la montagne tue, dont fut Ambroise, par malheur. Il était allé à la forêt faire du bois, ils étaient quatre qui travaillaient ensemble. La nuit était tout à fait venue qu’ils n’étaient pas encore rentrés. Tout à coup Phrosine, la femme d’Ambroise, qui était à la cuisine, en train de cuire la polenta, entendit quelqu’un l’appeler. Elle ouvrit la porte, elle vit une lanterne, et une forme d’homme, au bas de l’escalier. — Phrosine ? Est-ce toi ? Elle reconnut Justin son cousin, qui était de ceux qui faisaient le bois avec son mari : — Qu’est-ce qu’il y a ? — N’aie pas peur, Phrosine, ce n’est pas grand-chose, mais Ambroise a du mal. — Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ? Les enfants, qui avaient entendu, se serraient contre elle, la plus grande, Louise, portant le plus petit. Justin dit : — C’est au pied, et ils le ramènent, moi je suis parti en avant. Tout au bout de la rue, entre les deux premières maisons, on vit une petite lumière qui venait. Il y avait une luge, et sur la luge, Ambroise assis, qui se tenait des deux mains aux montants, ayant la jambe étendue devant lui, et le pied enveloppé dans un morceau de sa chemise. On avait eu beau mettre dessus de la neige, le sang avait percé les linges, et s’égouttait sur le chemin. Pourtant, comme on était arrivé devant la maison et que Phrosine se mettait à pleurer, il se mit, lui, à rire, étant courageux, et cria par plaisanterie : — Garde tes larmes, Phrosine, qu’il t’en reste pour mon enterrement. Les trois autres alors prirent Ambroise et le portèrent en haut l’escalier, à travers la cuisine, et jusque dans la chambre où, l’ayant déshabillé, on le coucha sur le lit. On alla vite chercher le vieux Crettaz, Louis-Auguste, qui avait le secret des herbes pour la guérison des maladies. Il vint tout de suite avec une boîte, et dans la boîte ses herbages, des bouteilles et un paquet de toiles d’araignées qu’il sortit et mit sur la table, pendant qu’on déchirait du vieux linge, et qu’on mettait aussi un peu d’eau sur le feu. Il dit à Ambroise : — Montre-moi ce pied. Ambroise sortit son pied de dessous les couvertures, quoiqu’il fût très lourd et brûlant, et déjà très enflé, gros comme une tête d’homme. Il était violet, avec la peau fendue d’un bout à l’autre sur le dessus et une plaie profonde, pleine de sang, caillé par gros grumeaux. Crettaz regarda ce pied et dit à Ambroise : — Comment t’es-tu ça fait ? — C’est un billon qui m’a roulé dessus. — On va te guérir ça. Justement Phrosine venait avec une seille d’eau tiède. — Seulement pas d’eau ! reprit Pierre-Auguste, on le saignerait. J’ai quelque chose qui vaut mieux. En effet la plaie, parce qu’on avait arraché la toile qui était dessus, avait recommencé à saigner ; c’était un sang noir qui sortait ; et Ambroise serrait les mâchoires pour ne pas crier. Alors le vieux Crettaz prit ses toiles d’araignées et les défit d’abord entre ses doigts, puis les étendit sur la plaie. Cela fit comme un bourrelet, qui fut tout de suite pénétré de noir, après quoi il enroula autour les bandes qu’on avait préparées, et on remit le pied d’Ambroise dans le lit. Cependant les hommes avaient raconté à Phrosine comment tout était arrivé, et les femmes étant venues aux nouvelles, avec chacune elle recommençait l’histoire. Ainsi la soirée se passa. Quand elle vint à son tour se coucher près d’Ambroise, n’ayant pas d’autre lit, elle vit qu’il dormait. Le lendemain, il allait bien, et le surlendemain, il allait toujours bien. Même, comme il lui était pénible de rester étendu, n’ayant jamais été malade, il put, aidé par Phrosine, aller jusqu’au banc, et s’asseoir là sur des coussins ; et un autre coussin était sur une chaise pour qu’il pût y poser son pied. Il fumait afin de passer le temps, regardant par la fenêtre d’où on voyait la fontaine et les gens sur le chemin, ou bien il venait des visites, avec qui il causait un moment. Il pensait : « J’en ai bien encore pour une semaine, mais patience ! on en viendra quand même à bout. » Soudain, le soir du second jour, il fut pris d’un frisson au moment où il se mettait au lit, et tout son corps fut secoué comme par un grand vent. Quoiqu’on fît pour réchauffer Ambroise, il n’arrivait pas à se réchauffer. Puis, de lui-même, tout d’un seul coup, ce froid se changea en une flamme vive qui s’empara du dedans de ses os ; le sang se mit à battre à ses tempes avec tant de force qu’on pouvait entendre le bruit. Ambroise se mit à s’agiter et à gémir à cause d’une grande douleur qui, de son pied malade, montait tout le long de la jambe, et d’élancements. Dans les mouvements qu’il faisait, il se découvrait tout le temps et ses gémissements devenaient plus forts, à mesure qu’aussi la souffrance était plus grande ; et puis bientôt il perdit connaissance. Il parlait tout le temps, avec des mots sans suite, et c’étaient des choses très vieilles qui reparaissaient en lui comme hors des étangs des bisses, parfois, en temps d’orage, un morceau de bois mort, ou des débris depuis longtemps ensevelis au fond. Le feu du dedans lui brûlait les lèvres, brillait dans ses yeux, tandis que sa peau était sèche, comme prête à se crevasser. Des voisines étaient venues, étant charitables, pour aider Phrosine, et pendant la nuit quelquefois, les petits qui dormaient étaient réveillés tout à coup par cette voix et les craquements du lit, et avaient peur. Pourtant le vieux Crettaz disait : « C’est bon signe, c’est l’humeur qui sort. » Les autres disaient au contraire : « Il a gâté le sang ! » En effet les herbes qu’on lui fit prendre encore ne servirent à rien. Alors, quand on vit que le mal augmentait toujours, Justin le premier et Phrosine ensuite et ceux de la famille parlèrent d’aller chercher le médecin à la plaine. Il y avait déjà deux jours qu’Ambroise était dans le délire. Et il fallait bien qu’on vît qu’il était sous l’influence de la mort, parce que le médecin coûte très cher, mettant au moins un jour pour faire le voyage, et qu’on est pauvre. Il était tombé de la neige fraîche. Tout juste s’il restait des traces de pas dans les ravines de la forêt. Pourtant au petit jour Justin sella le mulet et partit. La jambe d’Ambroise était devenue toute noire, et ce noir gagnait vers en haut, avec des taches vertes qui se montraient aussi ; et à présent son pauvre corps était secoué continuellement par des convulsions ; une espèce de sueur froide coulait de partout sur sa figure, et cette sueur en coulant allait remplir au bas du cou les deux creux qu’il y a là. On avait beau les vider tout le temps avec un linge, ils se remplissaient aussitôt à nouveau. Tout à coup vers midi, Ambroise reprit connaissance : il y a ainsi des retours dans les maladies, des surprises, on ne sait jamais. Ambroise ouvrit les yeux tout grands et regarda autour de lui. Le soleil se tenait derrière un nuage, et l’ayant, peu à peu, comme élimé et aminci, il parut soudain par le trou. Une grande clarté remplit toute la chambre. Là où le chemin passe, comme on voyait par la fenêtre, la neige était un peu noircie ; mais sur les toits, elle restait très blanche, formant d’épaisses plaques, qui glissant toujours plus débordaient dans le bas, comme une espèce de second avant-toit. Ambroise essaya de se soulever, mais ne put point, et dit seulement : « A boire ! » Ses lèvres s’étant un peu écartées, par l’effet de la sécheresse du corps, on apercevait les dents déjà ternes. Phrosine s’était approchée du lit. Il y avait deux ou trois femmes à la cuisine, avec les enfants. Baptiste, son frère, qui se tenait près d’elle, dit alors : — Je crois que c’est le moment. Elle éclata en sanglots, lui sortit. Et il y eut encore un instant d’attente, puis on sonna à l’église, puis on entendit au loin un autre tintement, celui de la sonnette, et ce tintement se rapprocha vite, c’était le curé qu’on était allé chercher. Le village venait derrière, comme c’est la coutume, par le petit chemin de neige, ceux qui étaient encore devant chez eux s’agenouillant. Tout le monde s’arrêta devant chez Ambroise. En haut de l’escalier, on vit alors la porte s’ouvrir et les femmes qui étaient dedans sortir sur le perron avec un ou deux hommes qui étaient là s’agenouillant tous également jusque dans la cuisine et sur le passage vers la chambre, tandis que debout dans son surplis blanc le curé montait les degrés. Il aspergea le seuil et le sol de la chambre, ce qui éloigne l’esprit du mal ; et la porte se referma. Est-ce qu’il comprit, Ambroise, étant déjà rentré dans les ténèbres et étant torturé par la grande douleur ? Mais il put prendre le Saint-Sacrement, et fut oint en même temps et l’absolution lui fut donnée ; ensuite, il fut permis à la mort de s’approcher de lui, parce qu’il était prêt. Pendant ce temps, ils étaient tous encore agenouillés, devant la porte. L’agonie avait commencé, vers cinq heures tout fut fini. Et, au même moment, on vit monter dans le clocher le sonneur qui commença à sonner le glas. C’est le glas qu’entendirent ceux qui venaient de la vallée, Justin et sur le mulet le médecin, car ils s’approchaient du village ; Justin fit un signe de croix. Puis étant venus encore plus près, ils aperçurent un homme et deux femmes qui descendaient à leur rencontre, qui leur dirent : « On croit bien que c’est fini. » Pourtant le médecin continua sa route, sans même s’arrêter, afin de constater le décès, comme la loi l’exige et comme on fait aussi souvent qu’on peut. Le mulet fatigué laissait pendre sa tête ; et, toutes les fois que la pente devenait plus raide, il fallait que Justin, marchant devant, tirât des deux bras sur le mors. Le médecin vit qu’Ambroise était bien mort, déjà même on lui avait fermé les yeux : et près du lit il y avait deux cierges qui brûlaient. Il fit donc sa constatation, signa le permis d’enterrer, et, parce que la nuit tombait, s’en alla à la cure demander à loger. Alors on fit la toilette d’Ambroise. Il fallut aussi l’habiller. On ne lui mit pas ses habits neufs, mais des vieux, par économie ; seulement par-dessus on lui mit l’habit blanc, qui recouvre presque tout le corps ; et sous sa tête il y a la cape qui est cette partie qu’on rabat sur le front, et qui autrefois couvrait la figure avec deux trous pour les yeux. On lui mit l’habit blanc, ensuite dans la cuisine, près de la porte pour qu’il prît moins de place, on lui fit une espèce espèce de nouveau lit, de bois cette fois, avec des planches et des tréteaux ; on l’étendit là, ayant les mains jointes sur le crucifix. De chaque côté du corps on plaça un cierge, et, dans le bénitier, une branche de mélèze parce qu’on n’avait pas trouvé de buis. Comme la cuisine était étroite, les pieds d’Ambroise sortaient par la porte et, ainsi dressés en l’air, ils semblaient immenses dans leurs gros souliers à clous, ces pieds qui avaient tant marché et peiné, par les pierres roulantes, les prés glissants, les rudes chemins de la montagne ; très grosses semblaient les mains noires étant habituées aux manches des outils, à faucher et à traire ; très grand ce corps, ainsi mis en longueur, avec les pantalons trop courts tout raccommodés et effrangés du bas, sortant de dessous l’habit blanc. Il avait un mouchoir étendu sur la figure, car la face des morts fait peur. On avait entendu crier Phrosine, à présent elle s’était tue. Les plus grands des enfants avaient pleuré ; mais les petits, ceux qui ne comprennent pas encore, après un peu d’étonnement, s’étaient remis, le jour ayant paru, à jouer dans la cuisine. Il y avait de nouveau du soleil. De temps en temps, un homme ou une femme qui passait s’agenouillait et faisait une prière. Cependant on avait commencé le cercueil, on entendait là-bas le bruit du marteau sur les planches. On sonna de nouveau les cloches. A présent, ce n’était plus le glas qui n’est que le signal de l’âme qui s’en va, mais comme au jour de la Toussaint, les deux notes toujours les mêmes, les deux notes espacées, une haute et une basse, qui furent seules un moment ; après quoi il en vint une troisième, celle-là plus basse encore et plus sourde, Ambroise étant de l’Habit-Blanc. Alors ces notes s’en allèrent trois par trois longtemps dans le ciel. Et c’était contre le mur de l’église exactement qu’on creusait la fosse, en sorte que le côté d’en haut, celui de la tête, était fait des pierres du mur. Il fallut presque toute laj ournée pour la creuser, quoiqu’ils se fussent mis à deux. D’abord on dut faire un trou assez profond dans la neige pour trouver la terre ; elle était dure comme le roc. Et l’attaquant avec les pics, au lieu de pénétrer dedans, le fer à chaque coup rebondissait, car elle était gelée jusque loin dans son épaisseur. C’est pourquoi la fosse resta très peu profonde, n’ayant guère que deux ou trois pieds. Vers le soir, les deux hommes regardèrent le ciel, et virent qu’il se couvrait de gris ; alors ils mirent sur la fosse une planche, craignant la neige. L’enterrement se fit le lendemain matin. A la nuit étaient encore venus deux ou trois parents de la plaine, qui apportèrent une couronne de perles, qui fut placée contre le cercueil au matin. Il était noir et peint d’une grande croix blanche. Les gens peu à peu commençaient à se réunir. Mais l’espace étant trop étroit devant la maison, ils allèrent attendre sur la petite place qui est autour de la fontaine. Le ciel avait continué à se couvrir pendant la nuit, pourtant il ne neigeait pas encore. Ils ne parlaient pas sur la place, et dans la maison non plus on ne parlait pas, il n’y avait pas d’autre bruit que celui des pas sur l’escalier. Puis, tout à coup, les cloches recommencèrent à sonner de la même façon que la veille ; on vit les porteurs s’approcher ; ils avaient mis l’habit blanc, avec la la cape sur la tête ; ils placèrent le cercueil sur la civière, et le cortège se mit en marche. D’abord allait la croix, puis venait le curé, puis venait la civière, non point portée à bout de bras, mais haussée au contraire sur les épaules des porteurs. Le cercueil était recouvert d’un drap, où était brodée une tête de mort, avec deux os entre-croisés. Les parents marchaient derrière, hommes et femmes, ayant aussi revêtu l’habit blanc. Phrosine qui pleurait, les mains sur la figure, pleurait, pleurait et sanglotait, quoi qu’on fît pour la consoler, des parents encore et tout le village. Cependant la cloche sonnait toujours, avec sa même voix si triste, parce que son chant ne change jamais, marquant ainsi l’immobilité dans la mort, et l’allongement des corps privés d’âme jusqu’au jour du Grand Jugement. Et cependant on voyait chez tous combien ils étaient résignés, avec des visages comme tous les jours, se disant : « Mon tour aussi viendra bientôt », mais pensant aussi : « Puisqu’il le faut », et se pliant à cette idée. Ils allaient les épaules basses, la tête un peu penchée ; et, parmi le bruit de la cloche et le bruit du chant pour le mort, il n’y avait que ce piétinement sur la neige dure, tandis que, vue depuis derrière, par-dessus ces dos et ces têtes, allait toujours, avec la croix, la grande civière carrée. De la maison à l’église, le chemin est court On vit à gauche de l’entrée dans la neige le trou noir ; et la porte de l’église étant ouverte, on voyait aussi devant l’autel la petite lampe briller, avec sa lumière immobile, un peu pâle à cause du jour. Ils entrèrent tous dans l’église ; et devant l’autel de nouveau, vers qui la face du mort fut tournée, on déposa le cercueil. La lumière assez claire des temps de neige tombait partout parmi les bancs, et s’appliquait aux murs, avec par-ci par-là des sortes de rosaces à ornements rouges et bleus, et des dorures sur l’autel, et dedans montait, par moment, la douce et fine fumée bleue balancée autour du cercueil, étendu là sous les prières, avec celui qu’ils avaient tous connu, qui était venu parmi eux, mais qui avait été subitement repris. Toutefois, ils étaient sans étonnement. Seule Phrosine peut-être encore doutait que tout cela fût vrai ; et encore un moment elle se sentit comme raide et durcie dans une espèce de refus de croire à ce qu’elle avait sous les yeux, puis enfin fondit en prières. Leur petit cimetière est tout étroit ; il y a juste la place pour les corps en longueur, et un petit chemin pour aller sur les tombes, serré entre l’église et un mur qui soutient la terre ; aussi on mesure avarement au mort la largeur de son lit ; on voyait dans le trou le bois du cercueil à côté, déjà déteint et tout rongé. Ils mettent sur les tombes des croix de bois peintes en rouge et bleu, quelquefois avec un peu de noir ou de blanc ; et du bout des bras de la croix, montent en triangle vers le haut deux autres traverses de bois, tandis qu’au centre il y a comme une rosace d’où partent des sortes de flèches. Ils ne gravent pas dessus le nom tout entier du mort, avec des dates comme ailleurs, mais seulement des initiales. Les vieilles croix sont un peu déteintes, penchées, quelques-unes même tombées, les neuves éclatent de vives couleurs ; et, d’une tombe à l’autre, les fleurs quand l’été vient, surtout les œillets roses, poussent partout par grosses touffes. Mais ils ne trouvèrent rien que de la neige pour Ambroise, et la terre rejetée qui faisait des taches autour de la fosse. Ayant pris le cercueil, ils le posèrent sur le trou, il n’enfonça point tout de suite, car il était trop long ; il fallut l’incliner un peu, et puis ils pesèrent dessus ; et les planches grincèrent contre la terre durcie, comme si elle avait voulu résister, se refuser à celui qui venait. Après quoi, les dernières prières furent dites, tout se taisait serré autour de la voix qui montait, et une fois encore le mort fut aspergé, puis Baptiste dit à sa sœur : « Viens Phrosine. » Et la prenant par la main, il l’emmena. Ils s’en allaient tous, les mains dans les poches, à la file, par le chemin. Ils retrouvèrent dans la cuisine le feu qui brûlait sur le foyer, les enfants qu’on y avait laissés, toutes les choses de la vie, pendant qu’au cimetière les mottes dures comme de la pierre et joignant mal, tombaient en résonnant sur la caisse, puis le mort fut laissé tout seul Et tout le jour le ciel parut attendre, ce fut un temps d’incertitude, avec des voiles gris tendus, sous quoi tantôt les crêtes étaient cachées, tantôt se montraient découvertes ; cependant peu à peu, les toiles s’épaissirent, ce voile fut doublé, et se mit à pendre et à traîner, se confondant avec la nuit ; la neige commença à tomber. Elle tomba jusqu’au matin. Dans la lumière qui venait, on vit les derniers flocons hésiter, rares dans l’air, et se poser ; et par terre, partout une nouvelle couche blanche s’était étendue, sous quoi tout se trouvait de nouveau effacé ; et où était Ambroise, on n’aurait plus pu le savoir, la place noire entre les tombes étant blanche comme le reste, le creux ayant été comblé, tout étant lisse comme avant. On parla encore de lui, pendant deux ou trois jours, disant : « Il a tant souffert, il est bien heureux. » Puis on ne parla plus de lui. Seulement il restait Phrosine avec ses six enfants, et on se demandait comment ils allaient vivre. Un homme qui s’en va si jeune ! Quand c’est un vieux qui meurt, on le regrette moins. Car premièrement son tour est venu, et puis c’est quelqu’un d’inutile, et il faut pourtant tailler pour lui dans la miche, alors on le néglige un peu. Il mendie au coin du poêle un peu de la bonne chaleur, il est mort avant d’être mort. Pour les jeunes filles et les hommes pas mariés, ils se servent de cercueils bleus. Quand c’est l’hiver, et par un beau soleil, tout est bleu et blanc. Là-dedans s’en va ce cercueil, bleu aussi, bleu comme le ciel comme les ombres sur la neige. C’est peut-être une jeune fille : la croix sur le cercueil est blanche ; et ce bleu et ce blanc disent un cœur très doux, une âme toute fraîche encore. XVI Ils ont eu beaucoup de légendes, ils n’en ont plus guère. Ils ont cru à la ouivre, aux fées et aux esprits malins ; à présent, quand on leur en parle, ils rient, ou plutôt ils font semblant de rire, parce que tout au fond d’eux-mêmes, peut-être, ils ont gardé un reste de croyance, mais ils ont peur qu’on se moque d’eux. Pourtant il y a toujours les Morts. Il faut aller loin au-dessus des hommes. Plus haut que les pierriers et les premiers névés, au delà des dernières pentes ; là tout à coup vient le glacier. Entre les hautes parois lisses, il vient et s’étend là, par grands espaces onduleux. Plus d’hommes, ni d’arbres, ni d’herbe, à peine une dernière mousse, et les oiseaux même ne font que passer. Haut dans l’air, un point noir, ou, criant contre les rochers, la blanche corneille des neiges ,— et c’est tout, dans le grand silence, avec les nuages, souvent descendus dans les fonds où ils traînent, avant qu’un peu de vent, les gonflant par-dessous, les fasse monter et glisser lourdement le long des pentes ravinées. Plus rien là que le glacier, nu par place et à vif, comme une mer qui se serait durcie, montant avec ses grandes vagues, avec ses crevasses ouvertes qui sont comme un lambeau du ciel, avec ses séracs verts qui se dressent ; ailleurs étalé sous la neige, où il y a soudain comme des coups de hache et de nouveau des grands trous bleus. Il y a encore une flamme au ciel, qui tombe et allume la neige, et allume aussi les rochers. Mais le soleil s’abat tout à coup comme un oiseau qu’on tire au vol ; alors à l’occident une ombre se détache, et pend. Tandis qu’à l’orient le reflet dure encore, avec sur les arêtes comme des étincelles ; mais, peu à peu, la couleur flétrit, puis passe et devient violette, — et l’ombre toujours gagne, gagne en largeur et monte, — et cependant le ciel pâlit. Encore une chute de pierres, loin là-bas, dans les dévaloirs où a travaillé le soleil, et son bruit qui roule longtemps d’écho en écho ; encore un cri d’oiseau ; encore dans le fond des crevasses, le doux chantonnement de l’eau qui file son rouet ; puis le froid vient soudain, et soudain tout se tait. Et le glacier semble une chose morte, pâle et verte, avec dans ses crevasses de la nuit amassée déjà qu’on dirait qui fume dehors. Toute vie arrêtée et tout mouvement suspendu. L’ombre s’accroît encore sous le ciel creux et rond où difficilement la première étoile a percé et pend comme un petit glaçon. Puis il n’y a plus rien que l’ombre, l’ombre au ciel, l’ombre sur les rochers, pendant qu’au-dessous luit toujours d’une lueur douteuse, la grande plaine du glacier. C’est alors qu’ils sortent, les Morts. Elles sortent, les âmes en peine, et se tirent hors des crevasses où elles se cachent, ayant honte de la lumière ; et longuement commencent à errer, allant par grandes troupes, arrêtées en un lieu, puis chassées de nouveau, comme les feuilles dans le vent ; et elles ont gardé, ainsi reconnaissables, l’apparence du corps où elles habitaient, au beau temps du village, et des danses aux mayens ; au temps de leur folie, heureuses alors dans leur folie, — puis plongées dans le deuil. Des vieux, des vieilles, d’autres qui sont morts jeunes, — et, parmi les filles, celle-là, c’est Marie d’Antagne qui a étouffé son enfant ; et l’autre, qui ouvre la bouche, c’est Martine l’adultère ; et le vieux, c’est Simon l’avare, qui a dépouillé l’orphelin ; puis voilà Angèle la pâle ; et tous et toutes vont, avec un long gémissement. Elles n’ont qu’un désir, qui serait le repos, mais il n’est jamais exaucé : comme les troupeaux dans l’orage, toujours traquées et poursuivies, de longs jours encore, de longues années, elles iront, les pauvres âmes, attendant le Grand Jugement ; car telle est leur punition, — tandis que les Justes sont au tombeau et dorment doucement, comme dans un lit chaud, ayant les mains jointes et les yeux fermés, qui ne se rouvriront que pour les joies du ciel. Elles errent, se dispersent, se perdent, se retrouvent ; ou bien certaines nuits, elles sortent en procession, car les souvenirs de la terre sont restés vivants en elles, — et c’est les nuits de certains jours de fête : elles sortent, elles y sont forcées. Comme autrefois, autour du cimetière, avec les bannières et les habits blancs ; et elles chantent un pauvre chant tout de suite emporté, dans le grand vent qui vient où elles sont tordues et penchées en avant. Parfois aussi la lune éclaire. Dans le ciel dur, elle regarde, entre deux pointes de rochers, avec ses yeux vides et creux ; et il y a comme une nouvelle mort qui descend d’elle dans le froid de l’air où tout est immobile. On raconte que ceux qui les ont vues, ces Ames, et qui au lieu de se sauver, comme on doit faire, se sont arrêtés à les regarder, sont tous morts de mauvaise mort. Ils avaient beau être robustes ; ils se mettaient à trembler la fièvre ; dans la semaine, ils étaient morts. Comme il est arrivé pour Onésime (que beaucoup ont connu, et ils se souviennent de lui, et lui riait de ces choses-là), une fois qu’il était allé, avec des messieurs de la ville, au glacier de la Tête-à-Jean. On ne le revit qu’au matin ; il était déjà comme un cadavre. Et sa femme lui ayant demandé : « Mon Dieu, qu’est-ce que tu as, Onésime ? » il la regarda, il lui répondit : « D’abord qui es-tu ? » Il ne la reconnaissait plus. En quatre jours ce fut fini. Et, comme il parlait dans le délire, on comprit d’où venait son mal. Ils ont cru à beaucoup de choses, et n’y croient plus beaucoup, encore qu’il se fasse aujourd’hui encore des miracles, comme on a vu avec ce christ que des Italiens avaient jeté bas : et tous, le lendemain, furent tués d’un coup de mine. Cependant les vieilles idées s’en vont. Pas encore toutes en allées, à cause des anciens qui y tiennent et les gardent au fond de leur cœur, étant toujours restés dans la même maison ; mais les jeunes courent le monde, et, quand ils s’en iront, les vieux, leurs idées s’en iront aussi. Parce qu’il faut bien que le monde change. Et puis peut-être qu’il ne faut pas aimer les hommes pour leurs différences, mais leurs ressemblances, et voir surtout en eux par où ils sont tous frères, ayant tous les mêmes douleurs, les mêmes joies, les mêmes peines, une même façon d’aimer. Les voir dans le durable, dans leur fond, non dans l’accident. On aime Sidonie pour le cœur qu’elle a, qu’on devine, non pour son chapeau, ou son joli mouchoir de cou. Innocente est devenue tout à coup une vieille femme, à cause du dur travail, des longs jours et des nuits trop courtes, et d’être mal nourrie, et d’avoir eu des couches difficiles, et à cause aussi que son mari boit. Alors on souffre à cause d’elle, et on a pitié de la voir creusée, jaune de teint, et triste, elle qui avait des joues rondes et fraîches, qui aimait tant à rire, et qui dansait si bien. On se dit qu’elle est comme beaucoup d’autres femmes sur la terre, qui ont de courtes joies à l’entrée de la vie, puis un long chemin de douleur. Toutes pareilles sur la terre, et qui baissent la tête et ne se plaignent même plus. Et puis un jour partiront toutes, comme a fait, à l’hiver, la vieille Catherine, leur montrant le chemin. Aujourd’hui ceux de la Cible ont eu leur tir. A présent, dans le soir, c’est un bruit d’orguettes qui sort de la petite maison brune, un chocard qui s’envole au-dessus des mélèzes clairs, un nuage qui traîne au sommet des rochers ; c’est une première gentiane qu’on cueille, qu’on tient au bout des doigts par sa très courte tige, — et elle est comme un petit œil. NOTES BIBLIOGRAPHIQUES LE VILLAGIE DANS LA MONTAGNE Voici la collation de cet ouvrage, publié en l908 : LE VILLAGE DANS LA MONTAGNE. C.-F. Ramuz et Edm[ond] Bille. Payot & Cie, éditeurs, Lausanne [l908]. 35 X 26,5 cm. 4 p. n. ch. plus 260 p. couv. grise-bleutée. Texte de C.-F. Ramuz. l70 estampes en couleurs, dessins au fusain et à la plume, croquis à la mine de plomb, par Edmond Bille. — L’achevé d’imprimer est du 5 décembre l908. EDITION ORIGINALE, tirée à l200 ex. * Le texte du Village dans la Montagne reproduit dans le présent volume des Œuvres Complètes est celui de l’édition originale, légèrement revu par l’auteur. Théophile BRINGOLF. - 73 -