LE VILLAGE DANS LA MONTAGNE Comme le soleil donne fort, une plaque sort, la première. Et d’en haut la chaleur descend et agit avec sa belle flamme claire, mais d’en bas, de dessous la neige, il semble que la terre elle aussi s’aide, étant impatiente après le long sommeil d’hiver. Cependant de tous les côtés, qu’on regarde vers en haut, qu’on se tourne vers en bas, on ne voit rien que du blanc, tout est recouvert : et dessus vient un ciel tout bleu, posé sur les arêtes, comme le toit sur la muraille. Et tout est bleu et blanc, il n’y a qu’ici cette plaque brune qui sort, puis qui s’élargit peu à peu, et au bord il se forme une mince croûte de glace où roulent une à une comme des perles d’eau. Alors on s’étonne de la vieille herbe de l’automne qui reparaît, ayant été cinq mois ensevelie, toute rase, et de couleur sale, pareille à un tapis usé. Pourtant déjà, dans les petites racines cachées, on sent comme un peu de vie qui travaille et en elles aussi une impatience, au soleil qui vient ; et que s’il dure un peu, ce soleil, elles vont bouger et s’encourager à une pousse verte, donnant le bon exemple. Car déjà, à côté de la première plaque, une deuxième paraît, et ce coin de pré est tout tacheté de noir et de blanc. Là-bas près du village, voilà ces taches aussi, une ligne noire qui est le chemin, du roux qui est non pas les toits, mais les belles parois en poutres de mélèze, le dessin des barrières qui percent alentour, un mur plus gris qui reparaît. C’est, après l’immobilité, des petits mouvements partout ; l’eau de la neige qui ruisselle, et à présent dans le chemin, sur la pente entre les chalets, brille en petits rubans d’argent ; la neige qui tombe des toits et s’écrase devant les portes comme des paquets de linge mouillé ; les maisons qui se sont ouvertes et on entend depuis dehors le bruit des voix dans les cuisines, on entend qu’on casse du bois ; des hommes partout vont et viennent, étant sortis de leur prison. Mais la montagne surtout est belle. Par-dessus la vallée profonde, où l’ombre demeure amoncelée, on la voit de toute part se lever dans l’air très pur. Et se débarrassant d’une dernière brume comme on rejette loin de soi un triste vêtement, elle se réjouit d’être ainsi offerte aux regards, toute vêtue de velours et de soie, avec des grands plis nuancés, ou des cassures à reflets, des ornements d’or et d’argent ; avec, dans le bas de sa robe, brodés de fils gris, les bois de mélèze, brodés de fils noirs, les bois de sapin. Quelque chose dit dans l’air : « Il faut vivre. » A quoi un homme qui sort de sa maison répond : « Il fait chaud ; » et un, paquet de neige tombe encore du toit. On peut ôter les gilets épais en grosse laine tricotée, et la sueur commence à piquer à la peau. Et puis la neige fond toujours, et, vers le soir, les plaques s’étant rejointes, tout un morceau de pré est découvert. Cela se fait lentement, mais avec sûreté. Et il y a bien les arolles qui n’ont pas été dépouillés, mais le mélèze qui a laissé passer la neige à travers ses branches nues, l’oiseau qui a eu froid, toute plante et la pierre même, et l’eau longtemps prisonnière, tout est impatient de la saison qui vient. Car là-haut l’hiver est plus dur encore qu’ailleurs, quoique éclairé souvent et illuminé de belles journées, à cause des chemins fermés, des chambres où on est à l’étroit, des amoncellements de glace aux endroits à l’ombre derrière les chalets. Il y en a encore des gros tas, et malgré le soleil, à peine, le soir venu, ont-ils diminué ; on voit qu’il faudra un long temps. Demain s’il fait de nouveau chaud, il se fera un progrès, puis un autre. Seulement il souffle de nouveau un vent qu’on n’aime pas. Et à présent que l’ombre remonte, en même temps que l’ombre, il y a les brouillards qui montent ; ils se préparent au fond du grand trou qui est la vallée ; tout à coup on les voit sortir, et c’est d’abord une bouffée blanche, bien légère, bien transparente, qui peu à peu s’étale et traîne et se déchire aux pointes des sapins, comme un voile de mousseline ; puis encore une de ces bouffées mais déjà plus épaisse et qui cette fois reste en boule et semble rouler ; puis c’est un vrai nuage qui s’abat et qui cache tout. La nuit est venue soudain. On se dit qu’il va neiger de nouveau et il neige en effet, parce qu’il y a des signes qui ne trompent pas. Il neige et au matin, c’est gris au ciel ; et par terre, aux places découvertes, on voit la couche de farine ; et sur la vieille neige, à sa plus grande pureté, la neige nouvelle ; et là, sur les pieux qui soutiennent la barrière, comme des petits bonnets. Est-ce que tout est à recommencer. C’est ainsi, pour que le printemps se fasse, il faut de ces mauvais retours. Du beau soleil, puis de la neige, avec le froid. Du brouillard, de nouveau de l’ombre ; et ensuite encore du soleil. Et enfin tout à coup des souffles chauds qui passent et la grosse pluie qui emporte tout. Et il coule de l’eau partout à présent, et le ravin est tout labouré par un grand flot sombre qui se lance en avant, rebondissant, roulant des pierres, avec une rumeur terrible. Du fond de la vallée, il monte aussi un bruit, c’est la rivière délivrée ; et tantôt ce bruit, que le vent apporte, semble venir de tout près ; tantôt il est lointain et doux ; même quelquefois on ne l’entend plus. Il a glissé des avalanches. Quand on lève les yeux, en haut sous les rochers, on voit ces larges traces noires. Mais déjà, en bas dans les prés, dans l’herbe qui redevient verte, une anémone va s’ouvrir. Ceux qui sont descendus en carême faire leurs vignes (et c’est presque tout le village) remontent aujourd’hui. Ils ont mis le bât au mulet, fait les paquets, rempli la hotte ; et puis sont partis au matin. Chargés comme ils sont, et nombreux, avec les enfants et les ,femmes, ils ont tout un jour à marcher. Ils doivent d’abord traverser la plaine et passer le fleuve sur un pont de bois ; là tout à coup se dresse un très haut mur fait de rochers et d’éboulis, où s’en va la route qu’ils suivent. Premièrement, elle coupe la pente en travers, puis tourne et monte droit par une quantité de lacets. Et rapidement la plaine au-dessous de soi s’enfonce, fuit de haut en bas et se découvre dans sa grande étendue, avec dans les rocailles rousses un petit lac très vert. Il faut presque deux heures pour arriver jusqu’à l’entrée de la vallée. Du moins là où l’homme passe ; car taillant dans l’épaisseur de la montagne, tout au fond d’une gorge, entre deux parois lisses, la rivière s’est fait un chemin à elle. A droite, le trou s’ouvre ; un pré descend, soudain coupé, et là, sur le bord, un buisson encore se penche, puis plus, rien, sinon de l’autre côté, un rocher nu, crevassé qui se dresse ; et des profondeurs monte un grondement. Mais la route déjà s’est engagée dans la vallée. Au-dessus, le ciel, découpé en longueur par les hautes crêtes rocheuses, semble un autre fleuve plus large, avec les nuages qui passent, tellement qu’il semble, lui aussi, aller d’un mouvement très doux et lent. Et alors de là-haut les deux versants s’abaissent toujours plus rapprochés, blancs d’abord de vieille neige, puis gris, puis jaunes ou d’un vert clair, dans le bas tout noirs de forêts. La route va là presque à plat ; et poursuit en avant avec une patience têtue, accrochée par place à des parois, pendue à des ponts de maçonnerie (on les appelle des pontis), perçant parfois des avancements de rochers, ou bien comme rampant à travers les grands dévaloirs où l’hiver les troncs rebondissent ; et pliée nécessairement à tous les détours du versant qu’elle longe, mais jamais rebutée, fuyant, s’enfonçant toujours plus. Et c’est là qu’ils vont maintenant, cheminant par familles, et elles sont nombreuses. Il y a le mulet, les vaches, les cochons, les chèvres. Et, sur le mulet sont des sacs, avec les habits et le linge, un ou deux pains, un quartier de fromage, la marmite, la casserole, un peu de foin qui reste, noué sans une serpillière, tout cela entassé et qui balance au mouvement du bât, tout cela attaché de cordes. C’est la femme qui mène les vaches, et elles vont avec leur gros ventre gonflé, s’arrêtant à brouter la première herbe en touffes sur le bord du chemin. Une fille va avec le cochon. Avec la chèvre, une autre fille. Et l’homme marche à côté du mulet, portant la hotte, la grosse hotte large et ventrue de là-haut, et toute pleine, et lourde ; et les grands garçons aussi ont la hotte, quelquefois avec le barreau dedans (c’est un baril plat de trente-cinq litres), quelquefois avec un petit enfant debout dans le fond qui se tient des deux mains aux rebords d’osier. Et les petites sœurs suivent, et les petits frères, ayant des grandes jupes, et des bonnets tricotés de couleur ; les autres des pantalons longs et des bonnets en poil de bête, ou bien encore, posé sur le chapeau de la semaine, celui du dimanche pout le préserver. Puis il y a les vieux à barbe, et il y a aussi les vieilles, la plus vieille de toutes, la femme au sceautier, qui est mort il y a bientôt quinze années, et elle a huitante-huit ans. Celle-là d’avoir trop fauché et arrosé de nuit, d’avoir trop été aux grands froids, et d’avoir eu quatorze enfants, est restée voûtée et nouée et toute pleine de douleurs ; on l’attache sur un mulet. Elle est là affaissée avec les mains qui pendent. A chaque pas sa tête branle et puis tout son corps, penchant de côté ; et ce qu’il y a dans cette tête, sous les yeux éteints et cette peau noire, toute en plis, qui peut le savoir ? depuis le temps et le temps qu’elle fait cette même route ; et que ces mêmes choses passent quelle n’a peut-être jamais regardées, ce même petit bruit de la sonnaille de la vache ; ces mêmes petits-enfants et arrière-petits-enfants. Elle a le cœur fermé à tout. Ils s'en vont ainsi, et plus ils avancent, plus ils s'éparpillent, les uns allant plus vite, les autres plus lentement, certains s'arrêtant, le cochon tirant sur sa corde, les chèvres s'étant écartées ; on voit les groupes s'espacer, puis qui se rapprochent, et qui se rejoignent et se séparent de nouveau. Et là parmi montent quelquefois des chars peints en bleu, qui appartiennent aux gens de la vallée, lesquels déménagent aussi. Ceux qui ont des chars sont perchés dessus, deux ou trois assis sur le siège, les autres parmi le bagage, tandis que le mulet tire péniblement ce lourd poids de gens et de choses ; et à présent qu'on va à plat, on avance pourtant plus vite ; on entend là-bas un garçon hucher, une fille qui lui répond ; ils s'appellent, on rit. Mais voilà tout à coup un nouvel arrêt qui se fait d'un bout à l'autre de la bande ; c'est qu'à un passage plus étroit, un char qui descendait a croisé un de ceux qui montent, et ils n'ont pas la place pour passer de front ; alors il faut que l'un recule, pendant que l'autre essaie d'avancer. Et ensuite on va encore un moment. Puis à un endroit ils quittent la route. Il y a là une espèce de baraque de planches, où l'été on vend à boire. Le sentier tire à droite ; quand on lève les yeux, on aperçoit, droit au-dessus de soi, une nouvelle pente très raide et rousse d'aiguilles tombées, habillée de petits pins noirs ; il grimpe, ce sentier, vers le second étage des hauteurs, où ils trouveront le village, mais tout là-haut encore, parmi le ciel, où un rocher blanc en longueur marque sa place, caché qu'il est sur le replat. Les chars bleus ont continué, disparaissant déjà au tournant de la route ; eux ils ont pris par ce sentier. Déjà on sent passer et tomber par bouffées l'air plus frais des sommets ; le grondement d’en bas diminue peu à peu ; de nouveau sous eux, les choses s’enfoncent : la route comme un ruban, qu’on suit au loin se déroulant, la petite maison de planches qui n’est plus rien qu’un toit qui se diminue dans la profondeur, tout le fond de la vallée, qui se rétrécit, mais très lentement, tandis qu’ils s’élèvent avec peine, parce que la fatigue est venue aux bêtes ; les vaches sont appesanties, le mulet grimpe par saccades, s’arrêtant, repartant, et puis s’arrêtant de nouveau, le cochon résiste et grogne ; seules les chèvres sont encore vives parce qu’elles aiment, sous leurs fins sabots, les pierres qui roulent, les escarpements. Dans le ciel qui est clair, de temps en temps passe un nuage, tout proche déjà, tellement qu’il semble qu’en levant la main on le toucherait. Il est là au ciel, qui glisse mollement, hésite à une crête, pend à une pointe de rocher. Puis il y a un souffle et le voilà gonflé qui se relève et flotte, et puis lancé en l’air qui s’en va, toujours plus petit. Derrière eux, s’ils se retournaient, ils verraient sortir, comme une frange au-dessus des montagnes bleues, de l’autre côté de la plaine, les glaciers qui brillent au soleil, peu à peu sortir et grandir ; et à leur gauche aussi d’autres sommets pierreux ; et à leur droite encore parce que la vue augmente toujours. Et ainsi sous eux s’élargit le monde, à mesure qu’ils montent plus haut. Cependant, ils sont déjà un peu chez eux sur le sentier parce qu’il ne mène nulle part ailleurs qu’au village, et on peut aller comme on veut ; alors c’est une débandade. Il y a des grosses racines qui percent par endroit parmi la terre sèche et les quartiers de roc et font comme des escaliers ; il y a le soleil qui tombe par plaques roses ; les chocards qui crient dans les branches et s’envolent soudain avec un grand claquement d’ailes, et l’air toujours plus frais qui a comme un parfum qu’ils reconnaissent bien ; et les hommes sont déjà arrivés aux mayens qu’ils ont sur un replat de prés, à mi-chemin de la montée, que les plus en retard sont encore presque à la route. Ces mayens, c’est quinze ou vingt petites maisons ; et là, généralement, ils s’arrêtent pendant une heure ou deux pour se reposer. Le père a sorti la clef, la serrure grince. Sur le foyer, la cendre de l’automne d’avant est blanche ; on rallume un peu de feu, on donne du foin au mulet ; et tous ceux qui sont restés en arrière, les uns après les autres arrivent ; on mange un peu de pain et de sérac, tandis que les vaches cherchent le long du bisse, où l’eau est revenue, s’il y a un peu d’herbe verte. La neige n’est pas loin ; dans la forêt encore nue, c’est d’abord des petites taches très espacées, qui, plus haut, aux places à l’ombre, s’élargissent et se rejoignent. Il faut de temps en temps se chauffer les doigts à la flamme. Comme on est bien, on ne voudrait plus s’en aller. Pourtant, l’après-midi s’avance, et le soir sera bientôt là ; c’est le moment de repartir, ils rechargent leurs hottes, ils remettent le bât au mulet. Et on va monter toujours aussi raide, à travers ces rochers qu’on apercevait de la route, qui sont à présent tout voisins. Cela dure. On ne sait plus si la vieille Catherine dort ou bien si elle est éveillée, mais elle ne fait pas un mouvement. Et debout, dans sa hotte, la petite Félicie s’est mise à pleurer. Heureusement que le village n’est plus loin, ils y seront dans trois quarts d’heure. Déjà, on arrive aux premiers arolles, tandis que les mélèzes deviennent plus petits et maigres, la couche de terre s’étant amincie. Il passe toujours des nuages, toujours plus rapprochés, et on ne sait plus si c’est des nuages ou bien du brouillard. Et le soleil va se coucher, sa boule glisse par petites secousses, pas encore très bas dans le ciel ; mais la grande montagne se hausse à sa rencontre, et elle l’attend avec son arête tranchante. Elle l’a mordu, elle a coupé une tranche dedans comme un couteau dans une miche ronde. Alors ils vont encore un bout ; à un moment, une fois de plus, le chemin tourne. On fait ce tournant et voilà, à gauche, au-dessus de soi, le grand calvaire avec le Christ, avec son flanc percé qui saigne ; et puis, un petit peu plus loin, le village sort tout à coup. Sur la pente verte très raide, sans un arbre, avec en haut un bois tout en longueur, et dans le bas une ravine, c’est une grande tache brune ; l’église fait à côté une petite tache blanche. Et partout, sur la pente verte, des petites lignes vont horizontalement, comme des rayures à une étoffe ; et le long de ces lignes, à égales distances, sont des pierres blanches posées, tandis qu’allant d’une ligne à l’autre, de haut en bas, il y a comme des petits traits : c’est les rigoles pour l’eau ; et ces pierres, on les met en travers des rigoles afin de les faire déborder, tantôt à une place et tantôt à une autre. Alors tout autour, au-dessus des prés et des derniers bois, montent les pâturages, déjà pierreux par place, semés de points qui sont les rocs qui ont roulé, et au-dessus encore, assis en rond dans le ciel, les sommets tantôt plats, tantôt pointus et ruineux, avec les longues crêtes grises, qui vont de l’un à l’autre, et les font se tenir entre eux. Ils ont pour un village besoin d’abord de deux choses : l’herbe et l’eau. L’eau, ils l’ont trouvée et, par elle, ils ont eu l’herbe ; mais elle est pour les vaches, et eux, les hommes, ont aussi besoin de se nourrir ; c’est pourquoi on voit au-dessous du premier village, à un étage plus bas, un autre plus petit village, et si on va un bout sur le chemin, bien au-dessous, un autre deuxième ; et plus bas encore, un troisième, et ainsi jusque dans le fond de la vallée. Et le deuxième est surtout fait d’anciennes maisons en ruines, d’écuries pour le bétail, de fenils et de raccards, mais les autres sont des mayens, comme on les appelle, où il y a des chambres et où, en certaines saisons, on vient habiter parce qu’autour, à des endroits bien exposés, ils peuvent cultiver le blé, ils ont là des prés plus gras, des jardins ; et ils viennent faucher ce foin, cueillir ces légumes et couper ce blé. D’ordinaire, les mayens sont au-dessus du village ; ici, ils sont au-dessous, parce que le village est bâti très haut, il est à près de deux mille mètres ; et du village à ces mayens et à ces granges isolées, qu’ils ont partout, ils vont et viennent tout le temps, étant nomades. Il y a même des temps où le village est tout à fait désert. Et même aussi, au temps de la vendange, ils descendent jusqu’à la plaine, ayant des vignes là en bas et un autre dernier petit village à eux. La moitié de leur vie se passe sur les chemins. Mais c’est pourtant au village d’en haut, autour de leur église, qu’on les trouve le plus souvent, et là ils sont vraiment chez eux, là ils se marient, là ils meurent. Il n’y a de pierre que la maison du bon Dieu, les autres sont en bois ; elles sont petites, serrées, toutes tournées vers le soleil, et noires, étant vieilles. Sous leurs toits avançants et leurs bonnets bleus de fumée, leurs petits yeux brillants regardent. Ou bien quand le soleil sort, de dessous les poutres du mur, paraît lisse et blanc, tout à coup, le soubassement passé à la chaux où est la porte de la cave. Et elles se ressemblent toutes, avec un air de parenté, étant seulement un peu plus petites ou un peu plus grandes. Et comme elles se sont serrées autant qu’elles ont pu il n’y a entre elles que d’étroits passages, où donne l’escalier, construit sur le côté. Et puis on arrive et le chemin devient une espèce de rue très étroite, où passe tout juste un mulet chargé, elle s’en va tout de travers, toute tordue par des façades qui avancent ou bien qui reculent. Elle n’est point pavée, seulement, de place en place, une pierre qui était enfoncée dans la terre, sous le frottement des pieds est ressortie, faisant saillie, et partout autour, dès qu’il pleut, il se forme une boue épaisse. On va donc comme dans un gué en sautant d’une pierre à l’autre. Et d’un côté de la rue, par l’effet de la pente, les maisons sont en contrebas, montrant seulement leur toit ; de l’autre, au contraire, elles se dressent tout entières, et semblent plus hautes. On distingue les poutres, avec leurs nœuds et leurs fissures, de ce bois de mélèze qui est rouge, fraîchement coupé, puis noircit, et comment aussi elles sont fixées, s’emboîtant l’une dans l’autre, s’entrecroisant dans le bout. Et ce bout était autrefois tout orné de petites entailles rondes, mais à présent l’usage s’est perdu. On trouve d’abord la fontaine qui est creusée dans un gros tronc, où on voit toujours des femmes qui lavent. A côté il y a le four qui ouvre à l’air sa gueule noire dans un tas de pierres qui penchent, mal maçonnées, c’est là qu’on cuit ces pains de là-haut, noirs et durs. Un peu plus loin il y a la chapelle, elle est blanche et toute petite, elle servait du temps où l’église n’était pas bâtie, à présent elle ne sert plus. Et elle garde bien une petite cloche pendue dans une espèce de clocheton, qui branle tout entier et craque, sitôt qu’on commence à sonner, mais à présent, dans la chapelle, ils mettent les cibles pour les exercices de tir, la pompe, la civière ; et les araignées sont venues qui ont fait leurs toiles au plafond. Cette chapelle, ce four, la fontaine, c’est à peu près tout, ils n’ont pas besoin d’autre chose. Tout le reste c’est des maisons. Elles se suivent le long du chemin, un peu penchées, s’appuyant de l’épaule comme si elles avaient sommeil, avec encore des vitres à résilles de plomb, par-ci par-là, leurs deux ou trois étages, leurs rangs de petites fenêtres ; et puis des raccards par-derrière, qu’on aperçoit aux intervalles, encore plus branlants, plus penchés. Il y a des petit enfants un peu partout assis ou qui se roulent par terre ; on voit par les portes ouvertes dans l’intérieur des cuisines, et c’est des fois un escalier avec un haut perron de pierre où un homme se tient debout, mais des montagnes tout est caché, et rien non plus du ciel qu’en haut, entre les toits, un autre petit chemin bleu. Alors on arrive à la maison du juge, la plus belle de toutes, qui se distingue aussi par un arbre planté devant, le seul qu’on trouve dans le pays, à part les mélèzes et les arolles, qui est un thymier et porte à l’automne des petits grains rouges avec quoi on fait des colliers. Puis, tout à coup, les pentes reparaissent, les pâturages, les rochers : c’est qu’on est arrivé au bout du village. Il cesse soudain, point de maison isolée ; les vents sont trop forts, elles auraient peur, et peur aussi des grandes neiges. Elles ont fait entre elles comme une alliance, se prêtant aide et protection. C’est donc là qu’ils vivent, mais de ces maisons ils n’ont pas chacun la sienne ; ils ont seulement chacun un étage, mais dont ils sont propriétaires, qu’ils peuvent vendre et acheter. Et chaque étage est fait d’une cuisine et d’une chambre où toute la famille loge, ils sont quelquefois six ou sept ensemble et même souvent il n’y a qu’un lit. Mais ainsi on est plus au chaud. Et depuis quand ils sont ici, personne ne s’en souvient plus. Peut-être qu’il y a eu dans les temps très anciens un écroulement de montagnes, un débordement de rivière qui les ont chassés du fond des vallées, ou bien est-ce que c’est des invasions de barbares ? Ou bien, au contraire, est-ce que c’est eux les barbares, comme on a dit, avec leurs faces jaunes, en effet quelquefois, et des nez un peu plats entre des pommettes saillantes. Ou bien est-ce simplement qu’en bas ils n’ont plus trouvé à manger, et qu’ils ont été là où la place était libre. Personne ne peut plus le dire. Il ne reste rien que quelques papiers, qu’on tient enfermés dans un coffre et qu’on a de la peine à lire, un nom et parfois une date à une poutre de plafond. Ils sont ce que la montagne les a faits, parce qu’il est difficile d’y vivre, avec ces pentes où on s’accroche, avec un tout petit été au milieu d’une année vide, et comme un désert autour du village. On va sur les chemins longtemps sans rencontrer personne. Et en bas dans la plaine, autour des maisons, il y a une terre grasse, pleine de légumes et de fleurs, il y a des vergers avec tous les fruits de l’automne, quelquefois un chemin de fer ; et du clocher on voit deux ou trois autres clochers. Il y a aussi des voitures, avec des roues, et des chevaux qu’on attelle devant et on claque du fouet, et ils partent trottant, secouant leurs grelots, heureux de l’odeur des luzernes : eux, ils sont tout près de la roche et elle est avare même de ruisseaux. Pourtant, ils sont là et ne bougent pas. Ou bien ceux qui en bougent, — et ils sont nombreux nécessairement, la terre étant pauvre, et s’en allaient au service étranger, ou bien dans la garde du pape, et maintenant vont en service dans les hôtels, — ceux-là reviennent où ils sont nés, pour y mourir. Ils sont vingt ou vingt-cinq ménages, guère plus, et tous un peu cousins, avec beaucoup d’enfants. Ils se connaissent tous. Ils se voient tout le temps et ils se surveillent aussi, si bien que chacun fait ce que fait tout le monde, et ainsi les coutumes restent. Ils ont autour d’eux comme une barrière, et c’est en dedans qu’ils remuent et vivent ; et quand par le reste de la terre tout change si vite et s’en va, et passe comme des fumées, eux ils n’ont pas bougé. Seulement ils sont un peu méfiants, ne voyant presque rien du monde. Est-ce du bien qui peut leur en venir ? Ils ont leur langue à eux, et à eux tout seuls, car déjà au prochain village ce n’est plus tout à fait la même ; et elle va changeant ainsi continuellement par le pays, de village en village, de vallée en vallée, jusqu’à ce qu’elle soit devenue une tout autre langue qu’ils ne comprendraient plus. Ils se marient entre eux, étant plus sûrs ainsi de la femme qu’ils ont choisie et de l’argent qu’elle peut avoir. Et ils savent prier encore, non pas avec des paroles faciles, mais longuement agenouillés sur la pierre de l’église, par les grandes gelées d’hiver, Celui qu’ils honorent par leurs cloches, et toutes ces croix des hauteurs. Ils sont obéissants devant la mort, et, s’ils sont durs aux autres, c’est qu’ils sont durs à eux-mêmes. Parce qu’il y a les grandes avalanches dans la montagne, les vents et les chutes de pierre, et que devant ces choses ils se sentent petits, ils ne résistent point ; ils obéissent à la nécessité ; une pierre tombe du mur, eh bien, ils la laissent tomber ; la fontaine fuit, eh bien, quelle fuie ; et les chemins sont pleins de boue, on retrousse son pantalon. Et il faut dire aussi qu’il se lève facilement au fond d’eux des grandes colères, et des haines, qu’ils cachent, étant aisément renfermés ; et ils vont souvent le front bas, avec le regard en dessous, mais de là vient leur force, et l’entêtement qu’il faut tout le temps dans cette bataille pour vivre. Et cette vie enfin, on la voit tout entière ; voilà pourquoi on l’aime. Elle n’est pas éparpillée, mais resserrée en un seul point. Car tout ce qu’il leur faut, ils le tirent d’ici, ils se suffisent à eux-mêmes. On peut voir où leur blé mûrit, comment ils le coupent, et le lient en gerbes, et où ils vont le moudre, et le four où cuira le pain. Et le lait des vaches qu’on voit paître, qu’on voit traire, c’est dans cette chaudière qu’il deviendra fromage. Pour la viande ils ont leur bétail, leurs cochons, leurs chèvres ou bien leurs mulets. Et pour boire, le vin de leurs vignes. Pour leurs habits, la laine des moutons ; pour leur toile encore, des carrés de chanvre. Et leur bon Dieu aussi est un peu à eux, car c’est Celui de la montagne, qui voit de plus près, de son ciel, ces hommes au-dessous de lui, et qui a souci d’eux au temps des sauterelles et dans les longues sécheresses quand l’eau, dans les bisses, commence à manquer. Ainsi ils s’en vont par un chemin marqué d’avance, étant pliés à la saison. Chacune qui paraît leur montre ce qu’ils ont à faire, l’une qui les conduit au bois et l’autre dans les pâturages, l’une plus bas, l’autre plus haut dans la montagne, et ils sont dociles à ses commandements. C’est ainsi qu’à présent ils portent le fumier. Et ils n’ont pas attendu pour commencer à l’étendre que la neige ait fondu dans les prés, mais il reste encore les jardins d’en bas où il va falloir semer et planter. C’est pourquoi ils ont sorti les mulets. Celui d’Ambroise qui était un peu jeune l’an passé s’est fait du bien et a pris des forces pendant l’hiver. Quant à celui du président, il va sur l’âge, comme on dit, on le tuera peut-être à l’automne. D’ordinaire il y a deux propriétaires par mulet, même trois ; et ils s’en servent chacun son tour. Sur le bât, on met un sac de grosse toile avec deux poches qui pendent, une à droite, l’autre à gauche, et se tiennent en équilibre ; c’est là-dedans qu’on porte le fumier. Jean-Luc est assez grand et maigre, avec des gros os qu’on devine sous la veste, aux épaules, aux coudes et aux genoux. Il marche à grands pas, gardant les jambes un peu pliées ; il est noir, il a les cheveux frisés, sous un vieux chapeau de feutre pointu. Et ses habits, c’est les habits de tout le monde, seulement vieux, usés et sans couleur. Lui aussi s’en va avec son mulet. Déjà par les sentiers, il y en a deux qui descendent et ils n’aiment pas, ils se défendent toujours ; alors on tape dessus et on les tire par la corde, et ils ont une façon de fléchir l’arrière-train, de s’accroupir presque par terre, qui est amusante à voir. Ils cèdent pourtant, les voilà partis, et ils vont sous leur charge, jusqu’aux petits jardins, là-bas, au fond de la ravine. C’est des petits carrés, mis les uns à côté des autres, qui font ensemble un grand carré ; l’été ils sont de toute sorte de teintes, depuis le jaune jusqu’au vert ; mais à présent, un peu soulevés par place, disjoints, désunis, on dirait des dalles grises. Et on se demande comment, dans leur nombre, on se reconnaît. Cependant Jean-Luc va tout droit au sien et vide ses sacs. Ce qu’il y a dans ces jardins, c’est peu de chose : on est trop haut ; il y a des choux, des carottes, des fèves, des pommes de terre, de la laitue, et de l’apiô qui se resème tout seul. Ils ont aussi des plantes qui servent aux médecines. Ayant vidé son sac, Jean-Luc est donc remonté. Partout maintenant on voit les mulets qui font leurs voyages. Tout le long de la pente qui commence à verdir, c’est comme des points noirs qui bougent, qu’on n’aperçoit pas tout de suite ; puis ici on en découvre un, là-bas un autre, et puis plusieurs et puis beaucoup. C’est aussi des hommes et des femmes, car ceux qui n’ont pas de mulet portent le fumier dans les hottes. Tout le monde travaille, les enfants aussi, l’école est fermée. Et tout ce que font les hommes, là-haut, les femmes le font, sachant faucher et sachant traire, parce qu’à la montagne, pour que la terre porte son fruit, il faut les bras de tout le monde, il faut aller contre et se battre avec. Tellement que Jean-Luc, à peine son mulet chargé, est redescendu. A l’entrée du village il a rencontré Fridolin qui revenait de la litière avec son frère Jules, tous deux ayant leurs hottes pleines. C’est un travail qui se fait maintenant. Et ce qui sert à la litière, c’est les aiguilles de mélèze qu’on va ramasser dans les bois ; quant à la paille, elle sert aux paillasses ou on la donne à manger aux mulets. Ils sont sept frères dans la famille. Fridolin a dix-sept ans, Jules seize. Ils disent qu’il y a toujours un peu de neige dans le bois. Jean-Luc descend, eux continuent dans le village. Ils passent devant la fontaine, et Marie est là à laver son linge, tandis que près d’elle sa petite sœur se traîne par terre. Elle a un peu troussé ses manches, mais très peu, et ses mains sont rouges de froid. Elle a levé la tête en voyant venir Fridolin ; lui, on ne sait pas s’il l’a vue, il ne lui a pas dit bonjour, et tous deux ont passé, tout cachés par leurs grandes hottes. Il fume toujours des fumées. Dans les maisons les vieilles sont seules restées, et c’est elles qui font le feu. Et Catherine est là, celle du mulet, celle qui a huitante-huit ans et elle est sortie un moment sur le pas de sa porte. Et elle branle de la tête au petit soleil, qu’elle sent venir en elle comme un autre sang plus chaud qui lui fait du bien. Il y a des coups de marteau, on entend clouer de tous les côtés, c’est qu’il faut réparer les toits après l’hiver, remettre aussi les tavillons qui ont glissé avec la neige. A midi tout le monde reviendra pour manger. La cloche de l’église sonne à la volée, un moment ; puis il y a trois coups espacés, qui sont les coups de la prière. Et de même après l’angélus du matin et de même après l’angélus du soir. Chaque fois que les trois coups sonnent, les hommes ôtent leurs chapeaux, et ils saluent devant la croix. Et puis les femmes font le signe, levant vite le bras au front, avec la main gonflée et rouge, qui va et touche la poitrine. Quand le grand silence est venu, — et la cloche qui a branlé s’arrête, — et un oiseau tombe, posé pour un instant sur la barrière, puis s’élance dans le trou bleu. Aujourd’hui par un temps un peu brumeux et douteux, comme il est souvent à ces changements de saison, quand les nuages ne savent pas que faire, s’ils doivent partir ou rester, par un petit temps gris de matin qui s’éveille, dans la vieille maison quelqu’un est entré. Il y a un habitant de plus au village, un tout frêle qui peut juste crier, aux yeux qui ne savent pas voir. Un enfant de plus à Innocente, laquelle est montée, voilà quinze jours avec la bande de ceux d’en bas ; elle avait eu bien de la peine. Alors quand les grandes douleurs se sont fait sentir, on est allé chercher la femme au sonneur. C’est elle qui vient toujours à ces moments-là, non qu’elle soit vraiment sage-femme, ni qu’elle ait étudié pour cela ; mais à force d’habitude, comme elle dit, elle s’y connaît ; et n’est point émue, ni épouvantée. Elle est donc arrivée comme la nuit tombait ; elle est montée le petit escalier ; et en haut il faut se baisser, à cause de l’avant-toit très bas ; il y a une porte avec une grosse serrure. Elle était entr’ouverte pour laisser sortir la fumée. La femme du sonneur est entrée. Le falot était posé sur la table, mais le grand éclairage venait des flammes du foyer. On voyait ces flammes rouges, monter de l’ombre sous la marmite au ventre noir, et chasser l’ombre ; puis comme sous le poids de cette ombre presque tout de suite retomber ; cela dansait sur les murs et jusqu’au plafond à grosses poutres que la suie a rendu brillantes. Et cela découvrait des choses, le râtelier pour la vaisselle, le balai dans un coin, la brante où on va chercher l’eau ; des choses aussitôt recachées, paraissant ainsi, redisparaissant. Elle a trouvé le mari d’Innocente, qui commençait à faire chauffer l’eau, accroupi devant le foyer. Il y avait une autre femme qui était venue pour s’aider. Elle a dit : — Comment est-ce qu’elle va ? Il lui a répondu : — Pas trop mal, on vous attendait. — Ah ! qu’elle a dit, j’ai été retenue, et puis du reste on a le temps. Alors ils n’ont plus rien eu à se dire, l’homme a remis une bûche sur le feu, et la femme au sonneur est entrée dans la chambre. Innocente était là couchée dans le grand lit, et à l’autre étage du lit, celui de dessous, il y avait un de ses enfants, le second, celui qui est né voilà deux années, qui dormait. L’aîné était chez un voisin, le plus petit chez sa grand’mère qui le gardera pendant quelques jours. Mais souvent les petits enfants, on les tient simplement à la cuisine, qui est le seul endroit qu’on ait. Un pas sur l’escalier, c’est encore quelqu’un qui vient aux nouvelles, on entend causer sur le perron. Le feu est maintenant plus vif et la flamme plus immobile, le courant s’étant établi ; la lumière du falot se perd dans la grande clarté et on distingue le mauvais plancher, tout creusé, bosselé, avec des nœuds qui sortent en relief, tout noir et luisant, d’avoir tant servi. Et puis l’eau de la marmite s’est mise à chanter. La nuit s’avance, elle est tout à fait sombre et le village est endormi. Peut-être qu’il y a des étoiles au ciel, mais on ne le sait pas, parce qu’on ne peut pas apercevoir le ciel par la fenêtre basse. Le temps s’en va sans qu’on s’en doute. Le mari d’innocente a allumé sa pipe, n’ayant rien d’autre à faire, car l’eau bout é présent. Et vers le matin le petit est né. On ne s’est aperçu de rien au dehors. Il est venu au monde sans applaudissements, et trois sont venus avant lui ; après lui il en viendra d’autres. Et l’homme pense donc que c’en est un de plus et qu’il faudra le nourrir et l’habiller pendant des années, avant qu’il puisse être utile, mais que c’est une force quand même, des bras qui lui sont donnés et on en a toujours besoin. Ensuite un garçon vaut mieux qu’une fille. Et Innocente, elle, restera couchée demain et après-demain ; puis elle sentira que l’ouvrage est là, qui l’appelle ; et se lèvera, parce que c’est son sort d’avoir des enfants, mais qu’il ne faut pas que l’ouvrage en souffre. Sur la cendre du feu de la nuit qui est encore chaude, on range le bois du matin, on remet de l’eau dans la marmite ; au village on a appris la nouvelle. On dit : « Il a gelé cette nuit ». Alors ils ont porté le petit à l’église ; c’est le parrain et la marraine. On se dépêche, car la mort peut venir, on ne sait pas avec ces petits corps fragiles, et il faut qu’il meure chrétien. Sous le porche, le curé attend. Et l’homme et la femme aussi sont là, la femme qui tient l’enfant, l’homme debout à côté d’elle, qui tient son chapeau à la main. Et à celui qui vient de naître, avec les paroles sacrées, le sel est réparti, qui représente la sagesse, l’eau par quoi il est purifié, l’huile par laquelle il est consacré. Quand ça été fini, ils s’en sont retournés. Le petit pleurait ayant froid. Ainsi il commence durement la vie. Et on l’a appelé Justin, du nom du saint du jour qui fut un grand martyr. Cependant le printemps s’avance, ils sont en train de refaire les chemins. C’est un travail de commune ; tous ceux qui veulent y venir viennent, à tous ceux qui viennent on diminue tant par journée sur l’impôt. En outre, tout le jour, c’est la commune qui offre à boire. Ils vont travailler tous ensemble ayant pris leurs pics et leurs pelles. Et de ces chemins, à vrai dire, le nombre n’est pas grand, mais ils sont difficiles à entretenir ; l’eau de la fonte les ruine, elle emporte les remblais par place ; ou c’est un talus qui s’éboule, ou bien il se fait des glissements dans les grosses masses de neige et les barrières sont emportées. Ce qu’on a laissé en automne on ne le retrouve plus au printemps ; ce qu’on avait fait est défait ; l’hiver travaille dans un sens, il faut que les hommes travaillent dans l’autre, étant encore plus têtus. A présent pourtant des belles journées se lèvent autour d’eux. Quand le clair matin est annoncé sur les crêtes, un tremblement se fait dans l’épaisseur de la nuit ; et de là-haut le rayon penche et fouille dans cette épaisseur. Et comme le bâton disperse le troupeau, il chasse de partout cette ombre. C’est une fuite vers en bas ; quelque chose de clair descend et glisse à la surface des rochers, et ils remuent ; puis voilà la grande lueur. Allez voir pousser l’herbe, comme elle est belle verte et toujours plus verte, pendant qu’ils sont penchés sur le chemin de l’alpe. La neige aussi s’est en allée. Comme un drap blanc qu’on a étendu dans un pré et qu’on lève par un des bouts, et le fin gazon paraît à mesure, ainsi l’au-dessous du village et l’alentour, se sont découverts, puis l’au-dessus jusqu’au dernier bois ; et maintenant on voit la bande qui recule encore vers la barrière des rochers. Et derrière, à des places, restent des lambeaux blancs, comme si le drap s’était déchiré. Mais un signal s’est fait parmi les fleurs, et toutes, tour à tour paraissent, par touffes rondes dans les prés ; c’est des crocus blancs et violets, des primevères de trois sortes, deux qui sont jaunes, une rousse, les gentianes, d’autres encore qui n’ont pas même de nom ; c’est les boutons d’or le long des rigoles ; la belle anémone soufrée qui s’étale par taches et brille dans le jour. Avril a passé, et mai est venu. Il faut toujours aller, dans les jardins sarcler, et terrer les pousses qui sortent. On a commencé à arroser. ils ont, au conseil, nommé le berger des chèvres. Et à présent ils pensent à choisir les hommes du chalet. Parce qu’il y a deux vies : celle du village, et celle des sept, qui montent à l’alpage, avec les vaches au mois de juin. Et des sept chacun a une fonction, une place particulière et un rang à lui. Si on va de haut en bas de l’échelle, on trouve d’abord le maître qui est le plus âgé de tous. C’est lui qui fait le fromage et tout le monde lui obéit. Puis vient le vîIi qui s’occupe du troupeau. Troisièmement vient le pâtre, qui aide au maître et fabrique le sérac. Quatrièmement le doleîna qui est l’aide du vîIi. Cinquièmement le mièze, chargé de l’arrosage, c’est-à-dire de l’irrigation. Puis le berger des moutons et enfin le mâio, qui est ordinairement un petit garçon de dix ou douze ans, qui garde les cochons, qui est bon à tout faire. Pour choisir les hommes du chalet, il existe un conseil avec deux procureurs qui ont l’administration, et deux chefs qui ont la surveillance. Et les hommes du chalet, on les prend dans le village (même qu’ils n’y sont pas très bien vus). Seul le maître a de l’importance. Et l’hiver déjà, en carême, on s’occupe d’en chercher un. Quelquefois c’est dans une commune des environs qu’on le trouve, quelquefois c’est dans une autre vallée ; et il a pour sa peine une petite somme d’argent et sa part de fromage. Quant à ceux qui envoient leurs vaches à la montagne, ils forment une société, et ce n’est pas la terre même qui est partagée entre eux ; ils ont comme ils disent, des droits de vaches ; l’un en a deux, l’autre trois ou quatre, ou bien un autre n’en a qu’un ; c’est-à-dire qu’ils ont le droit d’envoyer chacun une, deux, trois, quatre vaches ; quelques-uns même ont droit à trois pieds, à deux pieds, seulement ; et ceux qui n’en ont point, de droit, ceux-là peuvent en louer pour l’année. Tout est arrangé ainsi depuis très longtemps, depuis peut-être toujours ; et cela n’a jamais changé. Ils aiment avant tout ce qui dure ; et les choses étant ainsi arrangées, il n’y a point d’occasions de chicanes. Car ils seraient prompts sans cela aux disputes et aux procès. Seulement, avant de monter les vaches, il faut que tout soit prêt là-haut dans les chalets. Et les chemins ayant été refaits, il y a encore bien des choses à remettre en bon état. Ils montent donc et travaillent encore ensemble. Il faut prendre soin que les toits ne laissent pas passer la pluie et aussi que le bisse ne perde pas son eau et que les murs du parc tiennent solidement. Car ils sont construits sans mortier, en pierres mises l’une sur l’autre, et souvent par place ils s’écroulent. Le sol, dans les pâturages, est encore mou de la fonte ; partout où il y a un creux, il y a comme un petit lac. On voit partout briller comme des fils d’argent et des toiles d’argent, c’est le ruissellement de l’eau, mais au milieu du jour déjà le soleil donne fort. A midi, pour manger, ils se réunissent autour du chalet ; et c’est là qu’étant réunis, ayant examiné le ciel, les chances de beau temps, comment tourne la saison, où en est l’herbe, et tout, ils décident de la montée. Suivant les années, la date varie ; c’est selon le temps qu’il a fait Et d’une part on est pressé d’envoyer ses vaches là-haut, pour économiser le foin, mais d’autre part, on doit être prudent, à cause des retours de froid. Alors ils réfléchissent et chacun donne son avis. il y a ceux qu’on écoute, les vieux à barbe grise, qui ont l’expérience et de l’autorité ; et il y a ceux qu’on laisse parler sans bien y faire attention, mais chacun donne ses raisons, on sait bien distinguer les bonnes. Ils discutent donc, et souvent les avis varient. Ils ont de quoi manger et boire, ils se tiennent assis sur le mur, ou bien sur le seuil de la porte, et chacun prend la parole à son tour, ayant réfléchi à ce qu’il va dire. Est-ce qu’ils voient cette tendre couleur verte qui est venue aux mélèzes, au-dessous d’eux dans la forêt ? C’est la forêt qui cache le village ; et elle a été presque transparente, à présent elle ne l’est plus. La grande abondance de l’eau, dégringolant des pentes, fait partout un bruit de clochettes, les fourmis courent sur les pierres. Et puis voilà, c’est décidé, on montera dans quinze jours ; à ce moment-là tout sera en ordre. On a de la chance, il fait beau pour ce jour de l’inalpation, qui est le jour de la montée. Pas un nuage, sinon ceux du matin, vite envolés, puis un bien tranquille ciel bleu, où le soleil est venu de bonne heure, parce qu’on est dans les plus longs jours de l’année. Et les prés qui se sont levés hors de l’ombre, tout mouillés, brillants de rosée, ont déjà terni, s’étant essuyés. On a aperçu d’abord une couleur rose sur le fin sommet des montagnes, peu à peu elle est descendue, le village est entré dedans. Et tout s’est mis à remuer dans les maisons. Le jour de la montée est en effet un jour de fête ; on ne travaille pas, personne dans les prés, personne sur les chemins ; les hommes sont tous dans les écuries, les femmes travaillent au ménage, les filles sont en train de se faire belles. Et Marie, étant prête, a sorti son chapeau tout neuf, qui a un ruban rose, à petites fleurs et doublé de bleu sous les ailes. Elle a sorti aussi son tablier à belles raies et son mouchoir de cou en soie. Alors elle s’est regardée dans le tout petit miroir un peu trouble qu’elle a, et s’est trouvée jolie. Mais elle ne le dit pas, qu’elle se trouve jolie. Elle a été chez Sidonie, laquelle s’est faite belle aussi. Seulement, comme elle n’est plus toute jeune, son chapeau a un ruban noir en velours, et il est doublé du même velours. Et son caraco est d’étoffe sombre, avec des petits pois violets. Les deux se sont mises à rire ; et on riait aussi dans la chambre au-dessous ; et devant la maison, sur le chemin, partout, les gamins couraient, s’appelant. N’est-ce pas ? voilà à présent le véritable été qui commence ; cela se sent dans l’air, et on le voit aussi aux pots de géraniums que Sidonie a mis sur sa fenêtre, les ayant soignés tout l’hiver, car elle aime les fleurs. — Regarde, a dit Marie, voilà Cécile qui vient. — Où ça ? — Là outre. C’est Cécile qui vient en effet, et elles sont les trois qui attendent sur le perron. Il y a encore des hommes qui passent, portant la léchée ou des branches d’âpio (avec quoi on frotte les cornes de vaches pour les fortifier) ; et ils disparaissent entre les maisons. Toujours plus de monde dehors, les femmes ont fini de mettre les cuisines en ordre ; toujours plus d’enfants devant les maisons. Tout à coup à la chapelle on entend la cloche sonner. C’est le signal. On crie : « Il tinte ! » Tout le monde court du même côté. Et au son de la cloche qui se tait déjà, d’autres petites musiques de sonnailles se mêlent, une, deux, puis trois, puis une quantité, venant d’en bas ; c’est qu’on rassemble le troupeau. Le voilà réuni enfin sur le chemin, juste à la sortie du village ; et tout le monde est là, on n’a plus qu’à partir. Déjà d’ailleurs les bêtes s’impatientent. Car ce n’est pas les lourdes de la plaine, aux flancs gonflés, molles et lentes ; c’est des petites, des nerveuses, brunes ou noires, fines du jarret, et frisées au front comme des taureaux. Et elles savent bien aussi que c’est le jour de la montée, et qu’elles vont bientôt se battre, ce qui leur excite le sang. C’est ainsi : chaque année, avant de gagner le chalet, dans un endroit toujours le même, elles se battent. Et celle qui gagne s’appelle la reine. Et d’avoir la reine, entre propriétaires, est un sujet de grand espoir, de grand orgueil, de grand dépit également. Il y a certaines vallées où le boucher monte avec le troupeau, sachant que la vache battue lui sera vendue tout à suite et qu’il l’aura presque pour rien. On a vu des jaloux planter des clous entre les cornes de la bête qu’ils avaient peur de voir gagner. Et voilà, l’année d’avant, c’est le père de Marie qui a eu la reine, l’aura-t-il encore cette fois ? Car la vache du sceautier est moins leste et moins jolie, mais plus pesante et peut-être plus forte. C’est de quoi ils ont discuté longtemps l’autre dimanche après la messe ; et des hommes la moitié à peu près est pour le sceautier, l’autre moitié est pour Jérôme. Aussi ils se promettent une belle bataille. Mais les bêtes s’agitent toujours plus. Tout à coup le maître lève son bâton : on ne peut plus les retenir, elles se lancent en avant. Sur le chemin étroit, les voilà qui partent, qui grimpent, et qui se pressent, qui se heurtent, se bousculent, pour se dépasser. Entre les talus qu’il y a par places, tous ces dos ronds s’en vont comme des vagues, avec des remous, des retours, des débordements à droite et à gauche. Et du village, il sort toujours des bêtes, toujours se poussant, toujours se jetant en avant, tandis que par-dessus le piétinement des sabots, les cris, les appels, monte le bruit mélangé des sonnailles, un grand battement de métal. En tête du troupeau marche le procureur, lequel tient la gorzia (c’est une espèce de fouet à très large lanière de cuir, avec un manche court et gros comme un manche de fourche, et au bas trois ou quatre anneaux qui tintent). Derrière le procureur, marche le maître. Derrière le maître, le vîli, ayant au dos la retz (qui est une sorte d’oiseau à fromage) avec la boite de pharmacie. Puis vient tout le troupeau. Et le long du troupeau, qui lèvent leurs bâtons ou bien des branches de mélèze, courent les gamins, tandis qu’au milieu, par-ci par-là, s’en vont les hommes, et que les filles et les femmes suivent sur le haut des talus. On va vite, si vite qu’on peut Le chemin devient toujours plus raide, on ne ralentit pas. Et parmi la bonne odeur de l’herbe haute et des fleurs partout ouvertes en gros bouquets tout préparé, vient à présent un parfum de résine, parce qu’on approche du bois. Il faut encore le traverser. Enfin là-haut parmi le fin branchage, une fenêtre s’ouvre, par où descend un beau jour clair, on voit aussi un coin de pâturage, c’est là qu’est le battoir. On y arrive. Déjà le troupeau sort du bois. D’abord toujours devant, le procureur et le vîIi ; puis les premières vaches, avec leurs robes lisses qui passent de l’ombre au soleil et qui se mettent à briller ; une qui court en secouant sa cloche ; trois ou quatre qui viennent de front et qui se poussent de côté comme font les enfants qui sortent de l’école ; puis le taureau aussi avec l’air dédaigneux qu’il a ; puis beaucoup de vaches encore, chacune qui a son allure, les pesantes, les paresseuses et les vieilles un peu essoufflées ; et puis, parmi les vaches, les gamins avec leurs bâtons ; les filles, Marie, Sidonie Angèle ; les hommes, des femmes ; quelques-unes qui ont un petit enfant attaché dans le dos ; le reste du troupeau ; puis encore des femmes qui sont montées plus lentement ; tout le village de nouveau. Alors, une seconde fois, le bruit des sonnailles éclate à l’air libre, seulement à présent avec un autre rythme, une autre allure, non plus le battement régulier du troupeau qui avance, mais des coups de tous les côtés, avec des moments presque de silence, puis tout à coup un grand tapage ; c’est que les vaches sont arrêtées, tournant en rond dans le fond du battoir. Le battoir, (comme on l’appelle) est un endroit toujours le même, choisi exprès ; il est au bas du pâturage, presque à la lisière du bois. Le fond forme un espace plat, qu’on a débarrassé de ses pierres ; et il est poussiéreux, l’herbe n’y poussant plus, tant il a été piétiné. Et de trois côtés en arrière la pente se creuse, se recourbe, avec comme des gradins, semés de gros blocs où on peut s’asseoir, et d’arolles aux petites ombres. C’est là qu’on vient pour regarder. Et ils se sont déjà assis, dans le haut les femmes, avec les enfants, dans le bas, tout près du troupeau, les hommes. Et donc, dans le fond du battoir, le troupeau toujours remuant, toujours s’agitant, toutes ces vaches, dans tous les sens, qui vont et viennent ; quelques-unes broutant par-ci par-là aux touffes d’herbe, d’autres tournant en rond, chez toutes une espèce de fièvre, une attente qui les énerve. Et même quelques-unes déjà se préparent, s’aiguisant les cornes, les plantant en terre, la tête basse, et soufflant bruyamment. Avec leurs fins sabots, elles creusent dans la poussière. Il monte un gros nuage, et le mouvement de toutes s’accroît, avec le désordre ; une encore se met à meugler ; puis tout à coup en voilà deux qui s’arrêtent, se faisant face. Elles ont baissé la tête, tendant leurs cornes en avant et se lancent l’une contre l’autre. Leurs fronts se choquent avec un bruit mat qu’on entend, leurs cornes se mêlent et claquent. Et elles se séparent et reculent, mais déjà de nouveau elles se sont rejointes ; et elles luttent à présent, le col recourbé, les jambes bien plantées en terre, le dos renflé, pesant de tout leur poids. Et l’une d’elles a reculé, elles se sont encore séparées, puis ont recommencé la lutte ; et enfin la plus faible cède, tombe sur ses genoux pliés. Cette fois l’exemple est donné. Partout dans le battoir, on voit ainsi les vaches deux par deux qui se battent. Il y en a d’ardentes et de vives, qui s’acharnent l’une sur l’autre ; d’autres plus peureuses ou plus molles qui ne résistent pas et fuient ; de celles qui se quittent et qui se reprennent, puis s’étant quittées s’attaquent à d’autres ; on en aperçoit des tombées sur le flanc qui se relèvent lourdement, ou bien qui courent secouant leurs sonnailles ; pendant ce temps les hommes les excitent de loin, ou bien s’approchent et les flattent, ou bien leur donnent à lécher ; tout cela embrouillé, avec une poussière qui monte toujours plus épaisse, pendant que le taureau commence aussi à s’agiter. Mais lui, il est sûr de sa force, les vaches l’évitent et celles qu’il rencontre cèdent aussitôt. Alors il continue, par jeu. Et cela dure. Le soleil va au ciel, gravissant d’un pas tranquille sa pente, et sous lui la crête brille, tout enneigée encore, avec aussi par place un rocher gris qui sort. Dans la confusion, les hommes tout près du troupeau, presque mêlés à lui, savent seuls bien s’y reconnaître. Et de toutes les vaches, il n’y en a plus que deux qui aient des chances, ayant battu toutes les autres ; et les autres peu à peu renoncent ou recommencent à brouter ; les deux au contraire se cherchent. L’une est en effet celle de Jérôme, l’autre est celle au sceautier ; la première brune, la seconde noire. Elles se rapprochent et se guettent, tout échauffées par la bataille, avec un poil mouillé, et l’orgueil d’avoir été les plus fortes. Et placées l’une devant l’autre, on peut facilement les comparer. On voit tout de suite combien celle du sceautier est plus grande et plus épaisse, mais aussi d’autre part que celle à Jérôme est plus fine et nerveuse, plus prompte à comprendre, à se décider. Ils se les montrent avec leurs bâtons, ils les mesurent. « Veille-toi à la vache à Jérôme ! » disent ceux qui sont pour Jérôme. « Veille-toi à la vache au sceautier ! » disent les autres, et on regarde ; tout à coup on ne dit plus rien. Même là-haut où sont les filles, on ne voit plus bouger les jolis chapeaux de couleur ; et personne ne parle plus, ni Christine, ni Sidonie, surtout pas Marie ; elles sont toutes là, les doigts croisés dans le creux de leurs jupes, qui tendent le cou en avant. Et Jérôme ayant posé ses coudes sur ses genoux tient son menton dedans ses mains, pendant que le juge a les siennes appuyées sur sa canne ; et les autres sont autour en rond. Car le grand moment est venu. Et elles sont là, les deux vaches qui se rapprochent toujours plus ; leur poil se dresse, la bavee leur pend aux naseaux. Celle de Jérôme soudain a planté ses cornes en terre, puis les rejette en l’air, elle est couverte de poussière ; l’autre tient la tête fléchie, et attend. Et c’est elle qui reçoit le premier choc, car la petite brune a soudain renflé son échine, et son dos est devenu rond, avec une bosse au milieu ; elle s’est comme détendue, et elle a été lancée en avant. Il y a eu un choc, on a entendu la terre trembler ; pourtant la noire a tenu bon, elle n’a point bougé de place, l’autre a été rejetée en arrière ; seulement elle se reprépare déjà, de nouveau elle se replie, avec son devant mince et son arrière-train épais, se reprépare et bondit en avant. Un choc encore, et à présent elles sont prises, collées par le front, liées par les cornes. Et les sabots s’enfoncent dans le sol. On a pensé : « C’est la noire qui va gagner, » et en effet, pour le moment, c’est elle qui a l’avantage, à cause de sa pesanteur ; on voit la brune plier sous elle ; encore un peu, et elle y est. « Est-ce qu’elle y est ? » Les hommes se penchent pour mieux voir ; et là-haut Marie s’est levée : « Elle y est ! » Mais non  : on l’a cru seulement ; elle a réussi à se dégager, puis recule un peu, et la pente étant derrière elle, grimpe à la pente, puis se retourne : et la noire est au-dessous d’elle, à présent. Elle a été la plus adroite. Et elle n’a plus besoin de s’élancer, elle se laisse tomber. La noire l’a reçue et résiste encore, mais, surprise, elle est ébranlée. On l’aperçoit qui hésite un moment sous ce poids qui tombe d’en haut ; et les hommes debout qui crient : « Attention ! » Un peu d’hésitation encore, un fléchissement de la noire ; et puis un dernier coup, elle tombe sur le côté. Le sceautier n’a rien dit ; pas un de ses traits n’a bougé ; Jérôme non plus n’a rien dit, et pourtant tout est décidé ; c’est la vache à Jérôme qui est reine encore une fois. Il doit être bien content au-dedans de lui. Tout s’est passé selon la règle. Et la brune se battrait encore, comme on le voit à sa façon de se tenir, seule, debout au milieu du troupeau, secouant sa grosse sonnaille ; mais toutes les autres ont peur d’elle. La plupart, étant fatiguées, broutent à présent bien tranquilles ; quelques-unes luttent encore, mais mollement ; la bataille est finie. Du moins, on l’a cru ; et déjà tout le monde s’était levé, et de nouveau on s’appelait, on parlait, on riait, quand brusquement on a vu de nouveau le troupeau s’agiter, courir tout entier du même côté ; et les hommes aussitôt se mettre à courir de ce côté-là, criant, levant leurs bâtons, tapant autour d’eux ; puis les vaches fuir en désordre. Comme la brune venait de gagner la bataille, à l’autre bout du battoir une vache s’est cassé la corne. Et les autres dès qu’elles voient le sang, sont ainsi prises de fureur. Elles se sont jetées sur la vache blessée, elles l’ont piétinée ; si on les avait laissé faire, elles la tuaient là. Heureusement que les hommes sont arrivés à temps. Ayant relevé la blessée, à présent ils l’emmènent ; on la reconduit au village. Elle a déjà d’ailleurs suffisamment de mal, avec sa robe hérissée, toute mouillée et souillée de poussière, le sang qui lui a coulé depuis le front jusqu’aux genoux, et sa corne rouge qui pend. Et pendant qu’on l’emmène, tout le troupeau encore, tourné vers elle, meugle, affolé par le goût du meurtre. Dans un instant, ils iront tous, hommes et femmes, sur la hauteur où est la croix. Là il y a le curé, qui est monté par un autre chemin, qui les attend. Les hommes s’étant découverts, les hommes ayant joint les mains, il dira une prière. Et puis tout sera fini. Le troupeau monte au chalet, ceux du village redescendent. C’est encore un jour de passé. Marie, ayant ôté sa robe, l’a déjà pliée dans le coffre. Sidonie qui vit seule, est allée à la fontaine, avec la brante, chercher l’eau. Qand on monte dans les pâturages, tout en haut, là où l’herbe cesse, on arrive soudain au pied d’une grande corne de rochers. Grise, portée en l’air par deux arêtes aiguës qui se rencontrent à sa base, elle est ruinée et crevassée, et penche un peu. Et continuellement, pendant que les doux nuages glissent derrière, blancs et ronds sur le ciel tout bleu, dans toute sa hauteur, parmi les parois lisses et les pentes abruptes, la chaleur de midi et l’eau suintant travaillent, la minant petit à petit. On entend les pierres qui roulent, parfois aussi un gros bloc se détache ; il tombe, il rebondit, puis heurte tout à coup un autre roc sur son passage, et éclate en mille débris, s’éparpillant de tous côtés. Et ainsi sans cesse grandit le pierrier. Et ainsi lentement la montagne s’en va, n’ayant point comme d’autres sa cuirasse de glace. Elle est nue, la gelée y mord. A peine, dans ses replis, si les névés subsistent pendant les longs étés ; un jour elle ne sera plus, et le petit lac tarira. C’est par lui toutefois qu’elle est encore utile, nourrissant cette eau au bas du pierrier. Entre les gros quartiers de roc, peints comme avec un pinceau d’une couleur verte très pâle, c’est une eau ronde, lisse, et les souffles qui passent font dessus comme une dentelle. Plus rien que cette eau et les pierres, un maigre gazon aux endroits humides, ou encore, sur le bord de la neige qui se retire, la petite soldanelle, ouverte au matin, effeuillée au soir. Quelquefois un oiseau passe dans l’air, et il étonne par son mouvement et son cri ; ou bien c’est un papillon rose, les mêmes qu’on trouve dans les glaciers ; on le voit, porté par le vent, qui hésite, battant de l’aile : et meurt tout de suite, saisi par le froid. Et dans le lac encore on voit réfléchis les pentes rocailleuses et le ciel au-dessus, d’où une apparence bleue et claire au milieu ; mais vers les bords c’est une eau noire, comme une eau morte, qui fait peur. Pourtant c’est jusqu’ici qu’ils sont venus, ceux du village, avec leur bisse. Il y a bien longtemps sans doute, tous ensemble comme ils font toujours, ayant pris des pics et des pelles ; et ils ont taillé dans le bout du lac comme une porte, pour avoir l’eau. Elle part en avant avec un clair élan et un frémissement joyeux, et d’abord court dans une combe où son lit a été à l’avance creusé. Là c’est encore presque un ruisseau, un de ces torrents de montagne, qui rebondissent dans les pierres avec un chant clair qui résonne au loin. Puis au bas de la combe vient un raide talus où les premiers gazons se montrent ; et là l’eau est emprisonnée. Ils ont fait une digue, ils ont arrêté le torrent ; ils ont bâti en l’air, sur des gros pieux tordus, comme un canal de bois, fait de trois planches bien épaisses ; et c’est là que l’eau s’en va à présent. Sa vitesse alors est doublée ; elle glisse, tendue, avec une surface lisse, avec des plis droits, tous dans un même sens, et la pierre qu’on jette est aussitôt engloutie, emportée. Elle va droit devant soi ; ou bien à un petit contour, frappant la paroi opposée, elle jaillit toute blanche, comme une houppe de roseau, et les supports du bisse tremblent. Par place seulement, à une fissure du bois, un suintement se fait, et à cette place une mousse noire est venue ; et dessous il vient à la terre un frais vêtement de gazon. On voit ainsi sur cette espèce de plateau, loin devant soi, le bisse aller ; peu à peu, il a fléchi sur la droite ; et avec ses mille longues pattes, il gagne à l’orient vers une croupe herbeuse, là tourne encore, et puis s’abaisse et disparaît. Déjà les gros blocs se font rares ; ou bien ils sont à présent à moitié enterrés et tout hérissés de genièvre ; on approche des pâturages. Et le bisse redevient rigole, il suit une espèce de chemin creux ; il brille, il est éparpillé par petites pièces rondes d’argent sur les pierres blanches du fond ; et les fleurs partout ici s’ouvrent, tandis que sur le ciel les crêtes aussi s’abaissent, qu’en avant s’élargissent de grands espaces creux. Tout à coup, il y a comme une entaille entre deux pentes ; et là un autre petit lac, une grande mare boueuse ; un peu plus loin, on trouve le chalet. C’est le premier quand on vient de la montagne, et par conséquent le plus élevé ; aussi il est encore fermé. Au-dessous, tout de suite, la pente se dérobe ; et l’œil va loin en avant par-dessus la large vallée, qui est cachée, jusqu’aux grands sommets de l’autre côté. Mais sur la droite, de nouveau, on voit monter le pâturage, depuis les bois en bas, là où est le battoir ; et c’est là qu’en tournant encore, désormais le bisse s’en va, fuit longuement, creusé à mi-hauteur, descendant peu à peu, arrivant ainsi a-dessus du village. Et là alors il s’éparpille, par une quantité de petites rigoles ; tantôt c’est à une place, tantôt à une autre qu’il fuit ; il dégringole le long des pentes ; et aujourd’hui il coule le long de ce sentier, tout peuplé, animé par lui, demain déserté et muet, tandis qu’ailleurs s’éveille la même claire voix. Depuis le lac jusqu’au village, on met bien trois heures, en suivant le bisse ; et on pense à ce grand travail. Il a fallu fouiller la terre rocailleuse, transporter tout le bois, les lourdes planches et les gros pieux, enfoncer les pieux, assembler les planches et les cheviller. Et puis, tous les printemps, avec l’avalanche qui vient ou le sol qui glisse au dégel, l’ouvrage est à recommencer. Et pourtant le bisse d’ici est un petit bisse, le village étant bâti déjà très haut dans la montagne, et étant un petit village. Certains sont bien plus longs encore, de ceux qui vont jusque près des glaciers, par des gorges pleines de nuit, accrochés à des parois lisses ; et pour aller les réparer, il faut les suivre, pendu en l’air, posant le pied de place en place sur une poutre qui dépasse, avec un grand trou au-dessous de soi. C’est qu’ils sont attachés à l’eau comme à la vie. Où qu’elle jaillisse, ils se rassemblent et vont, et s’attaquent à elle. Et bien des fois déjà ils ne sont pas tous revenus. Un est resté là-haut, tout sanglant et meurtri ; et en bas au village c’est une veuve qui l’attend. Comme il faut donc que tous les prés soient arrosés, et qu’ils ne peuvent pas être arrosés tous en même temps, chacun a son tour d’arrosage. En haut de chaque pré, une rigole passe. Quand le tour de l’un est venu, il va à son pré le pic sur l’épaule, il prend une pierre plate, la met à sa limite en travers de la rigole ; ensuite, avec le pic, à deux ou trois endroits, il ouvre un peu dans la bordure ; et l’eau coule par belles nappes, l’eau s’étend ruisselant partout, tandis que la terre boit, et se réjouit. Il y a des heures pour les tours, tout est réglé soigneusement sur une liste ; et pour que l’eau ne soit pas perdue, les tours se continuent la nuit comme le jour. C’est pourquoi, on voit dans l’ombre, ces petits points rouges qui vont. Ils ont l’air de glisser tout seuls, se balançant par des chemins à eux qu’ils savent ; puis ils s’arrêtent un moment ; et puis repartent du côté du village. Et il est dur, quand on a travaillé tout le jour, d’être obligé de se relever encore la nuit, et de s’arracher au lit bon chaud pour aller dehors dans le froid qui pique. On a peur aussi. Il y a des mauvais esprits qui rôdent, à certaines places connues ; on fait un détour. II y a les ouines, et ce que c’est que les ouines, c’est difficile à dire ; personne n’en a vu, mais on sait que d’autres en ont vu, des anciens, de ceux qui sont morts ; et ils ont raconté que c’était une espèce de petit cochon noir, qui a un drôle de cri qu’on reconnaît tout de suite, et beaucoup l’ont au moins entendu crier. C’est une bête qui se plaît à faire peur à l’homme et à le poursuivre ; et elle n’est pas comme les autres bêtes qu’on peut attraper vivantes ou tuer ; elle se fond dans l’air quand on veut mettre la main dessus. Il faut pourtant aller pour ne pas manquer son tour d’eau. Et d’ordinaire ce sont les hommes qui arrosent. Mais quelquefois aussi les femmes, soit que l’homme ne soit pas là, soit qu’aussi elles vivent seules. Car il y en a quelques-unes qui vivent seules. Elles ont perdu leur père et leur mère ; elles ont partagé le bien avec les frères et les sœurs qu’elles ont ; et leur part, elles l’ont gardée, qu’elles cultivent elles-mêmes, étant trop pauvres pour payer un ouvrier. Au village, il y a Sidonie. Elle a trente ans, elle n’a pas encore trouvé de mari, quoiqu’elle soit douce et bonne travailleuse ; seulement elle n’est pas riche, et puis pour un autre motif, c’est que les filles au village sont plus nombreuses que les garçons. Elle trait sa vache, on la voit qui s’en va faucher, ayant troussé sa jupe ; qui fauche dans le pré en pente, qui porte l’herbe, qui aiguise sa faux. Et elle est bien forcée d’aller arroser toute seule. Alors on a peut-être un peu profité d’elle, parce que c’était une femme et qu’une femme se défend mal : presque tous ses tours reviennent de nuit. Et une fois, c’était un jour où elle avait dû descendre à Umagne, et étant remontée elle avait encore dû traire sa vache, puis allumer son feu et balayer sa cuisine, elle se sentait bien fatiguée ; ce jour-là justement elle avait son tour vers onze heures. Le moment venu, elle était partie avec sa lanterne. Et puis, arrivée à son pré, elle s’était mise à arroser. Quand le pré est un petit pré, on n’a pas l’eau pour bien longtemps ; et au lieu de rentrer chez soi et de revenir enlever la pierre, on attend sur place. D’abord elle avait attendu debout ; ensuite elle s’était assise. C’est une grande nuit que celle de la montagne ; parmi l’ombre il y a d’autres ombres plus noires, qui sont les sommets qui se lèvent, on en est comme enveloppé. Et d’au-dessous de soi, du large trou de la vallée, sortent toute espèce de bruits. C’est le vent, c’est la rivière au loin qui coule ; c’est on ne sait pas quoi qui vient ainsi porté dans l’air. Et peut-être elle avait eu peur, Sidonie ; elle s’était assise pour se faire petite, puis elle s’était endormie. Or la coutume veut qu’on aille appeler celui dont le tour vient après le vôtre. C’était Pierre-André qui avait ce tour. Et tout à coup, s’étant réveillé de lui-même, cette nuit-là, il vit que son tour était passé depuis longtemps. Il se dit : «Qu’est-ce qu’il y a ? » Il court dehors ; de loin il aperçoit une lanterne posée par terre ; il vient plus près ; c’était Sidonie qui dormait. Elle dormait, les bras croisés sur ses genoux, la tête appuyée sur les bras ; elle était assise au milieu de l’eau qui coulait partout. Malgré cette eau, malgré le froid, malgré les ouines, elle dormait. « Mon Dieu ! comme elle dit, c’est que j’étais tant fatiguée ! » Comme c’est l’été tout à fait, l’hôtel s’est rouvert. Le soir, sur le chemin, on voit souvent monter deux ou trois mulets à la file. C’est des étrangers qui arrivent. Fridolin marche en tête, les mains croisées derrière le dos, tirant sa bête par la chaîne ; il y a dessus une dame assise qui s’abrite sous son ombrelle. Un deuxième mulet, une deuxième dame. Quelquefois un monsieur va à pied, par-derrière ; puis vient un troisième mulet, celui qui porte les bagages, qui est encore le plus chargé de tous. On voit monter la caravane, d’abord en dessous de soi, sur le bout de chemin qui va à plat jusqu’au village ; puis, arrivée là, elle tourne, grimpe à la pente ; tourne de nouveau ; et on l’a maintenant au-dessus de soi. Elle va lentement, on n’entend pas un bruit, elle est cachée derrière un gros arolle, elle ressort, puis tourne encore et disparaît. C’est là-haut qu’est l’hôtel, bâti sur un replat, si bien que du village on ne peut pas le voir. Et l’hôtel a sa vie, le village a la sienne. Car comment est-ce qu’ils pourraient se comprendre ceux qui sont ici depuis toujours et ceux qui y viennent pour quelques semaines ? Et d’où ils viennent ces étrangers, est-ce qu’on sait ? Et à quoi est-ce qu’ils croient ? Et ceux d’ici travaillent, durement courbés tout le jour ; les autres ne font rien que de se promener. Ils ont des sentiers à eux dans la forêt, avec des bancs aux points de vue. Bien rarement ils descendent au village. Et quand ils passent dans les prés, c’est à peine si on les regarde. Quelquefois aussi, on aperçoit, assise sur son pliant, une dame qui peint. C’était peut-être celle-là qui, ayant un jour rencontré Candide, s’était mise à lui dire  : « Quel joli chalet vous avez ! Comme il doit faire bon y vivre ! » Il avait haussé les épaules, fait une espèce de grimace, et lui tournant le dos : « Des jolis chalets ? Des baraques ! » On raconte une autre histoire. C’était une certaine année où des mayens avaient brûlé : tout un village de mayens. Et à l’hôtel on fit une collecte, parce que les mayens n’étaient pas assurés : les uns donnèrent de l’argent, beaucoup d’autres des vieux habits, des jupes de soie, des corsages en dentelles, des gants, même des parasols, ou des bottines de cuir jaune ; de tout cela on fit un gros paquet qui fut porté au président. Et lui remercia beaucoup, mais le paquet resta longtemps fermé. Et quand on le rouvrit ? Au Carnaval. Ils le gardent pour ce jour-là ; les garçons s’habillent en Anglaises, les filles s’habillent en Anglais, on s’amuse pendant trois jours, puis on referme le paquet. Mais, cette saison de l’hôtel, ces trois mois où il est ouvert, c’est aussi le temps où la poste a le plus d’ouvrage. C’est même le seul temps où elle ait de l’ouvrage ; le reste de l’année, les jours et les jours passent sans qu’il vienne une lettre ; on n’écrit pas là-haut, on n’a pas l’habitude, et il n’y a que deux ou trois journaux. Si bien que Baptiste le facteur peut traire sa vache, et couper son bois, et vivre tranquille. Tandis qu’en été, tout le jour, il faut qu’il soit à son bureau. C’est au bord du chemin, à l’endroit le plus raide, une toute petite maison basse, avec une porte encore plus basse, l’écriteau rouge à lettres blanches et la boîte aux lettres, au nom écrit dessus en français et en allemand. Baptiste arrive là d’assez bonne heure le matin ; il a sa blouse en toile grise, sa belle casquette à visière brillante, et il n’a plus l’air d’être du village, ainsi habillé. Jusqu’à sa moustache qui est plus longue et mieux soignée, et même un peu tordue au bout. Et il sait parler, sans chercher ses mots ; il n’a pas les idées dures ; et il écrit avec facilité, parce qu’à force de recevoir du monde et de signer tant de papiers, de tant remplir de formulaires, la nature qu’on a change finalement. On dit qu’il plaît beaucoup aux, filles qui le trouvent joli garçon ; en outre, il est riche, il pourrait choisir ; on ne sait pas pourquoi il est si peu pressé, mais il n’a encore personne choisi. Donc, il est là qui attend Augustin. Et, vers les neuf heures, Augustin arrive. C’est lui qui, avec son mulet, du fond de la vallée, monte les colis et les lettres, ayant un long chemin à faire. Chaque matin il monte, et puis il redescend ; et le soir de nouveau il monte ; alors, cette fois, il couche au village. On entend d’abord les pierres qui roulent, puis le grincement des fers du mulet. Baptiste sort devant la porte, Augustin lui tend des papiers. Il y a un sac pour les lettres ; et sur le bât, bien attachés, un tas de sacs et de valises. Augustin, lui, a une veste bleue avec des boutons de nickel, et un chapeau de feutre noir. Quand le mulet est déchargé, il va le mettre à l’écurie. Alors Baptiste trie ses lettres et ses colis ; il les porte à l’hôtel ; et ensuite étant revenu s’installe de nouveau à sa petite table. De temps en temps, entre quelqu’un ; un homme du village, qui s’en va à son pré, passe sur le chemin ; ou une fille, avec un râteau sur l’épaule, qui en rencontre une autre, et elles restent là à causer un moment. On les entend qui rient ; puis elles se séparent, l’une monte et l’autre descend ; et elles continuent à se parler de loin. Ainsi s’en vont les heures ; point de bruit de forge, il n’y en a pas ; et point de bruit de char qui roule, de fouet qui claque, et point non plus de coq qui chante, ils n’ont point de poules là-haut. Mais du silence, dans tout le ciel et sur la terre : une voix, un enfant qui pleure, le bruit de l’eau, quand on arrose, qui coule le long du chemin ; pas même une horloge qui sonne ; il n’y a au clocher que les cloches pour le bon Dieu.. Vers le soir pourtant tout s’anime. Au gris de l’air et des rochers pendant le jour, une belle couleur succède : une couleur rose, parmi les nuages, cette couleur aussi sur les rochers ; et en bas, par reflet, dans l’air et sur les prés comme une poudre rose ; et dans le creux de la vallée une ombre bleue vient, épaissit. Tout à coup il fait frais ; car aussi longtemps que le soleil dure, la chaleur est grande, mais dès qu’il est couché, il descend des sommets un air qui sent la neige, les saisons là-haut se touchant, on dirait : et après l’été, dans un même jour, c’est comme l’hiver. La poste s’est remplie de monde ; il est vrai qu’elle est vite pleine. Il y a une première petite chambre toute en bois, où se trouve une balance et une table dans un coin ; et puis une seconde encore plus petite où se tient Baptiste, et entre les deux un guichet. C’est des dames qui sont là, des dames de l’hôtel qui viennent aux nouvelles et sont impatientes, car elles s’ennuient un peu. Il y a peu de distractions, comme elles disent. Elles sont bien enveloppées de châles : « La poste n’est pas encore là ? » — « Non, dit Baptiste. » — « Et pourquoi ? » — « Elle a du retard. » Il n’est pas possible d’être régulier, haut comme on est dans la montagne, les jours de mauvais temps surtout, car les chemins sont comme des torrents ; quelquefois, en bas, la route est coupée. Et on se salue entre connaissances ; on fait la causette pour passer le temps. C’est l’heure aussi où le chevrier rentre ; le parc aux chèvres est là tout près, et là chaque matin les gens du village amènent leurs chèvres et chaque soir ils viennent les reprendre. Un petit parc de rien du tout, une barrière sur un mur bas de pierres sèches, et devant, non pas une porte, mais un morceau de barrière qui tourne, tenu, à la place de gonds, par deux forts anneaux de cuir. Longtemps à l’avance, des petits garçons, des petites filles sont là qui attendent. Puis il se fait au loin comme un remuement, un frémissement de clochettes, quelque chose de clair, d’un peu fêlé dans l’air, qui grandit, qui s’approche : et là-bas le troupeau paraît. Il commence à faire un peu sombre : c’est là, sur le chemin, une tache qui vient, du noir et du blanc, des petites jambes ; une tache qui vient vite, qui déborde à droite et à gauche, grimpe aux talus et s’éparpille, puis se reforme et repart en avant ; et, derrière, un garçon qui marche, levant par moment son bâton. Car c’est du vif les chèvres, chacune ayant sa tête, chacune allant comme il lui plaît. La porte du parc est ouverte ; tout le troupeau est dedans à présent ; on referme vite la porte. Et à présent aussi des femmes sont venues : et alors chacune à son tour, écartant un peu la barrière, se glisse dans le parc, s’en va droit à sa chèvre, la prend par le collier et la tire dehors. Et puis c’est le tour des enfants. Mais, eux, ils ont bien de la peine, parce qu’il arrive souvent que les chèvres sont les plus fortes et elles sont têtues aussi ; et ils ont beau tirer, pousser, la bête ne veut pas bouger : il faut que les femmes les aident. Par la petite fente qu’on a soin de laisser entre la porte et la barrière, la bête sort enfin, une seconde, une troisième ; et puis, se sentant libres, elles dégringolent la pente : et on voit un petit bout d’homme qui, court derrière, tout branlant sur ses jambes courtes ; on voit un petit bout de femme qui court aussi, et une encore, et puis une autre. Et quand une des chèvres s’écarte du chemin, ils ont un moyen pour la ramener : ils jettent une pierre du côté où il ne faut pas qu’elle aille ; c’est une langue qu’elle comprend et elle revient tout de suite. Ainsi le parc est bientôt vide. Il ne reste plus que deux ou trois bêtes qu’on a oubliées, ou bien leurs maîtres sont en retard ; et étant pleines de malice, elles sautent vite le mur et vont brouter dans le pré du curé. Justin Calloz et Josette Antille se marieront mercredi, le jour de Saint-Apollinaire. Et personne n’a été étonné de ce mariage, parce que voilà longtemps déjà qu’ils étaient, comme on dit, complices. Justin et Josette sont un peu cousins, car tout le monde est un peu cousin au village. Probablement qu’il l’a remarquée tout à coup, un jour, parce qu’il faisait du soleil. Et il s’est dit : « Je suis en âge de me marier ; de toutes les filles, c’est Josette qui me plaît le mieux ; je vais lui demander si elle veut être ma femme ». Et il aura pensé aussi qu’elle n’avait pas beaucoup d’argent, mais que lui n’en avait pas beaucoup non plus, et que le mieux, quand on se marie, c’est qu’on soit égaux de ce côté-là. Et Josette a été bien heureuse de ce galant qui lui venait. Elles sont toujours bien heureuses, les filles, d’avoir un galant, on a de la peine à les accrocher. Et eux, voilà, parfois quand ils n’ont rien à faire, l’idée leur vient de jolis yeux qui brillent et de dents blanches encore plus brillantes ; ils pensent aussi à un joli chapeau qu’elle avait mis, un de ces chapeaux de là-haut qui ont tous la même forme, un peu recourbés d’arrière en avant, avec des ailes un peu penchantes, doublés de velours, recouverts de velours ; et autour de la coiffe, le beau ruban est arrangé, des blancs, des gris, des bleus, des roses. Ils pensent à une, elles pensent à un ; de nouveau le temps passe ; on n’a pas le temps de se voir, et puis le travail est pénible. Alors il y a un peu de mystère, quand les filles étant ensemble, un beau dimanche après-midi, voient qu’il en manque une à leur bande ; les garçons non plus ne sont pas tous là ; et on dit : « Ils sont complices ». Justin et Josette ont été complices longtemp. Où est-ce qu’ils se retirouvaient ? Aux mayens peut-être, en cachette, rien que les deux. Il y a là des places ; on est assis ensemble devant la porte d’un raccard. Et on a les jambes qui pendent, parce qu’un raccard est bâti en l’air, porté aux quatre coins par des espèces de piliers ; et à chacun de ces piliers, droit sous les poutres, est une grosse pierre plate, débordant de tous les côtés ; c’est pour empêcher les souris d’entrer. C’est des raccards tout vieux, tout noirs, un peu tordus ; et depuis quand ils sont bâtis, personne ne se le rappelle ; quelquefois seulement on trouve une date gravée dans le bois, 1587 ou bien 163o. Ils se tenaient à cette place ; ils avaient du plaisir à se trouver ensemble, il la prenait, il la serrait, et, elle, elle se laissait faire. Il sentait à travers ses manches quels jolis bras ronds elle avait. Ou il lui mettait les doigts dans le cou là où la peau est douce et tiède, et elle penchait la tête de côté, posant la joue contre sa main. C’est des petits moments heureux, qu’il y a dans des dures vies. Ils ne parlaient pas beaucoup, même quelquefois pas du tout. Et ils regardaient, mais sans bien la voir, tant ils en avaient l’habitude, la grande montagne d’en face, se lever avec ses rochers ; et, sur ces rochers, la neige brillante comme de l’argent. Et voilà quelquefois (car les filles sont très peureuses) Josette se levait tout à coup, retroussant sa jupe et se reculait contre Justin, d’un air effrayé. Il lui disait  : — Qu’as-tu ? Elle répondait  : — C’est un crapaud ! Alors il lui disait — Tu es folle avec tes crapauds. Et elle finissait par rire, le voyant rire. Il l’embrassait un petit peu. Ainsi se passait le dimanche, et le lundi est de nouveau jour d’œuvre ; elle était bien occupée ; lui aussi. Puis venaient les six jours, puis de nouveau le dimanche : ils se retrouvaient. A la fin, il s’est dit : « Cette fois, je suis décidé. » Et tout a été arrangé ; trois semaines à l’avance on publie les bans ; ils se marient mercredi. Ils se marieront de bonne heure, le matin ; comme le temps presse, ils travailleront toute la journée ; et puis le soir ils rentreront ensemble, passant ensemble sur le chemin ; Josette avec son râteau, et Justin sa faux sur l’épaule. Et comme la mère de Justin est veuve, c’est chez elle qu’ils habiteront. Cependant l’été avance, et déjà les foins sont mûrs. Ils sont même un peu trop mûrs, ils pressent de faucher. Seulement pour les foins, comme pour les chemins, ils se mettent au travail tous en même temps, il faut qu’on décide la chose dans le conseil après la messe. Ce qui fait que souvent on se trouve un peu en retard. Les plus beaux prés sont à Planpraz. D’après le nom, on pourrait croire à des prés tout plats comme dans la plaine ; mais non, ils sont en pente, comme est tout le pays, c’est seulement une pente plus douce, et parmi cet espace d’herbe, il y a de nouveau sept ou huit fenils de bâtis. On loge là le foin ; sous le tas de foin il y a une écurie ; et on y mène les vaches quand la provision est finie ailleurs. Car les vaches marchent et vont d’elles-mêmes, tandis que le foin il faut le porter. Ils ont tous au moins un pré à Planpraz, des petits prés mis les uns près des autres, les rigoles en haut les séparent ; et tout le village travaille, chaque famille dans son pré. Il y a le pré du juge, et le vieux juge y est, avec ses deux fils et sa belle-fille ; il y a le pré du président, et le président est avec sa femme et ses quatre enfants qui sont déjà grands ; il y a le pré du sceautier, il y a le pré de Justin, et Josette est avec lui ; il y même le pré de Sidonie, qui a pris pour l’aider, parce qu’elle avait trop d’ouvrage, Fridolin, le fils au sonneur. Et les filles, n’ont plus leurs beaux caracos du dimanche, elles ont des tailles coupées aux épaules, et qui s’agrafent par-derrière, d’où sortent leurs manches de chemise, en grosse toile grise, qui devient blanche avec le temps. Elles ont mis leurs vieux chapeaux, on n’est pas là pour être belles. Il faut râteler, il faut tourner le foin, il faut au rebord des rigoles couper l’herbe avec la faucille, tandis que les hommes et les garçons fauchent. Et les prés sont remplis de monde ; il y a, le matin, l’odeur qui est fraîche, de l’herbe coupée ; et il y a l’après-midi l’odeur sucrée du foin qui sèche ; Sidonie fauche comme un homme ; de temps en temps on la voit qui dresse sa faux, la lame en l’air, et l’aiguise avec la molette, c’est une vieille faux toute rougie, étroite au bout comme un couteau. Et le bruit de la mollette va vers le bois, et frappe là aux troncs qui sonnent. Comme il n’est resté personne au village, ils ont pris avec eux les petits enfants. Dans le haut du pré, aux endroits fauchés, on les a mis assis sous des grands parapluies, quelques-uns debout dans des hottes, d’autres couchés dans l’herbe où ils se roulent en pleurant, mais on ne s’en inquiète pas. Alors tout à coup, là-bas, on voit une grosse boule jaune qui commence à marcher, qui commence à descendre, et il semble qu’elle devrait rouler, mais non, et puis on s’aperçoit qu’elle va sur deux jambes. Il en vient une deuxième, il en vient une troisième, et sous celle-là, il y a Sidonie. C’est le foin qui est sec, qu’on noue aux quatre coins dans une grande serpillière, et qu’on porte ensuite au fenil. Cela fait une lourde charge, mais Sidonie est forte, et puis elle est habituée. Et quand elle est de bonne humeur, elle aime à raconter là-dessus une histoire. Elle dit : « Vous savez, c’était à mon pré, celui qui est à côté de l’hôtel ; et moi je fauchais là, je ne pensais à rien, et il y avait un carré de foin sec, je me dis « Je vais le rentrer. » Je fais ma charge, voilà justement il passe un monsieur de l’hôtel. Il me dit : « Qu’est-ce que vous faites là ? » Moi je dis à ce monsieur : « Je rentre mon foin. » Il me dit : « Est-ce lourd ? » Et moi je lui réponds : « Bien assez. » Alors il me dit : « C’est moi qui vais vous le rentrer ! » Je ne sais pas pourquoi je l’ai laissé faire, mais j’étais tellement étonnée… Ah ! mon Dieu ! je n’ai jamais tant ri de ma vie. Il prend la charge, ça va d’abord, seulement l’herbe était mouillée, il glisse, il tombe par terre… c’était affreux… et le paquet roulait, roulait, il a été jusqu’au chemin. » Elle raconte son histoire d’une voix qui traîne et qui chante, avec le drôle d’accent qu’elle a, et elle rit entre toutes les phrases, penchant la tête quand elle rit. Aujourd’hui elle ne rit plus ; elle est toute rouge sous sa grosse boule. Et pour rentrer dans le fenil il faut monter à une courte échelle ; c’est un passage difficile ; elle est là qui hésite entre deux échelons, et de dessous sa jupe relevée sort un gros bas de coton bleu. De ces fenils, chacun n’a pas le sien ; ils se les partagent entre trois à quatre ; autant ils sont, autant de tas de foins. Et il faut qu’il y ait beaucoup d’honnêteté parmi eux, car chacun va à son foin, pas à celui de son voisin. Mais ils savent aussi qu’il y a un Jugement au-delà de la vie, une séparation terrible qui se fait entre les bons et les méchants. Toutefois, de cinq heures du matin et souvent plus tôt encore, jusqu’à sept ou huit heures du soir, il y a quatorze heures, quatorze heures de travail, avec à peine un petit moment de repos pour manger ; et là-haut le plus dur est encore les voyages continuels ; il faudra descendre à l’étage au-dessous, et rester là deux ou trois jours, puis remonter ; on a un pré ici, un autre une demi-heure plus loin, et un autre au diable, là outre ; on va, on vient. Alors le soir, ils sentent que les bras leur font mal ; quand ils veulent se relever, ils ont comme un craquement dans l’échine ; et la femme du sceautier, par exemple, n’a pas plus de quarante-cinq ans, elle est déjà toute voûtée, on dirait une vieille femme. Aussi il fait bon voir le dimanche venir. Il a plu pendant la nuit, mais au matin le temps s’est découvert. Le soleil est sorti, on a vu le brouillard monter. Comme à un beau berceau des rideaux de dentelles, qu’on a mis pour le bien orner, il pend autour de la vallée accroché aux hautes montagnes, avec des jolis plis bien blancs. Et puis il vient comme une main qui enlève ces draperies. Elles montent dans l’air, elles deviennent minces, elles deviennent transparentes, et un moment encore elles luisent au soleil, puis elles se défont. Il faut regarder le village, on l’a là au-dessous de soi, bien tranquille, qui a dormi et dort un peu encore, tous les toits bien rangés, et gris ou noirs, et parmi eux deux qui sont rouges, couleur de tuiles. C’est des toits neufs, et c’est la couleur du bois de mélèze quand il est mouillé. Il est là, le village, et il y a peut-être à présent une ou deux cheminées qui fument, puis deux ou trois, puis quatre ou cinq. Tandis que le grand vert des prés autour s’essuie, et il monte de lui une petite vapeur blanche. Tout est silence, pas un bruit ; rien que toujours, très loin, le grondement de la rivière. Ils sont tous encore dans leurs chambres, à se faire beaux. Il a fallu sortir les habits du dimanche, ceux pour l’homme, ceux pour la femme, et encore ceux pour les petits ; et les femmes ont refait leurs tresses, s’étant lavées, tandis que les hommes se rasent à un petit miroir pendu à la fenêtre. C’est pourquoi on ne voit personne. Toutes les choses ont comme un visage nouveau, tout a comme un air de douceur, les rochers là-bas, l’herbe, la forêt ; comme si un commandement avait été donné : ceci est le jour du repos. Mais plus belle encore est l’église, toute revêtue de blancheur, debout près des maisons assises. C’est un gros bloc carré de pierres, d’où sort un haut clocher pointu, et en haut du clocher, une sur chaque face, quatre fenêtres sont percées. Il se passe encore un moment, le soleil gagne au ciel ; les toits rouges, à présent ne sont plus rouges, étant secs ; et le chemin aussi a changé de couleur, étant devenu gris. Alors on voit venir deux hommes, ils sont entrés dans le clocher, il se passe encore un petit moment. Puis on voit par le trou du clocher, entre les grosses poutres où pendent les cloches, sortir un chapeau, un second chapeau, un homme tout entier, deux hommes. Et le premier, les bras levés, pèse du pied sur une pédale ; la grosse cloche se met à balancer ; et lui pèse toujours, et maintenant elle est en branle ; et il pèse toujours, jusqu’à ce que basculant enfin elle se tienne renversée au-dessus de l’axe de bois, et demeure ainsi un moment. Et après, le coup clair qu’elle a à la volée, elle fait entendre, là-haut, une espèce de grondement, comme un grognement d’impatience, qui revient, qui cesse et revient. Et alors le carillon part ; de parmi cette grosse cloche partent les trois petites cloches, les trois petites un peu folles, qui tournent, s’arrêtent, repartent, et sautent sur place, ou font une ronde, ou bien s’en vont bien sagement, trois petites dames en bleu. Et tout cela, loin parmi l’air, finit par se mêler en une seule voix, comme un chant qui s’en va en message vers les montagnes, par-dessus la grande vallée, heurte aux rochers, et l’écho parfois le renvoie ; un chant qui hésite et repart ; et on voit toujours l’homme peser sur sa pédale. Le carillon s’arrête le premier, la grosse cloche continue, puis l’homme lâche la pédale ; les coups se font rares, et plus sourds ; encore un, plus qu’un tintement, et la grosse cloche se tait à son tour. C’est comme un grand vide tout à coup, comme si l’espace devenait plus creux, et le village là ressort dans le silence. On regarde, il est là, et de lui à l’église, il y a un petit bout de chemin en pente, qu’on voit dans toute sa longueur. Sur ce chemin viennent deux vieilles ; et sur un banc qui est devant l’avant-dernière des maisons, des hommes à présent sont assis. On entend parfois une voix ou bien une porte qui s’ouvre. Et puis le carillon recommence à sonner, seulement à présent il est plus vif, plus pressant. Par petits coups secs il dit : « Venez vite, venez vite ! » avec ses trois notes claires et la grosse cloche aussi avec sa seule note basse qui gronde. Les hommes sont prêts toutefois, le banc est tout garni ; et sur le chemin voilà, les premières, trois filles qui viennent ; elles marchent vite, à grands pas, à cause de leurs gros souliers, les trois sur une ligne, une qui tient, les bras un peu écartés, les deux autres les mains croisées sur leurs tabliers à carreaux. Puis en voilà quatre qui viennent ; on reconnaît Marthe et Marie ensemble ; puis Sidonie avec Cécile ; il en passe ainsi dix ou quinze. Et il y a encore un arrêt dans les cloches. Après quoi elles repartent. Alors c’est les hommes qui se lèvent tous ensemble de leur banc, et se mettent à descendre, mais lentement, à pas comptés ; le juge avec sa barbe grise, le président et le sceautier ; et puis des jeunes, ayant tous mis leurs beaux habits, noirs ou bien gris, trop longs des manches. Et puis derrière les hommes, les femmes, qui sont les dernières, qui viennent tirant par la main des enfants, qui pendent au bout de leurs bras avec des fichus roses ; l’une en a un, l’autre en a deux ; elles en ont encore qui se tiennent à leurs jupes ; et cependant la vieille Catherine marche à tout petits pas, s’appuyant sur son gros bâton. Enfin le chemin est vide. Le carillon sonne toujours plus fort, toujours plus vite ; il sonne, il sonne, il sonne  ; on voit encore une fille qui est en retard, qui court ; encore un homme, plus personne ; et le carillon à présent lui aussi, s’est tu. Le silence revient. Il est encore plus grand qu’avant. C’est qu’ils sont tous là à prier. Ils sont tous rangés sur les bancs, à certains moments, ils se tiennent debout ; à d’autres, ils sont agenouillés ; il y a au mur des grandes fleurs peintes et des petits tableaux rouges et bleus ; il y a dans le chœur les flammes des cierges ; et aujourd’hui le curé a mis une chasuble rouge, parce que c’est le jour d’un martyr. Pendant ce temps devant le porche, dans le tout petit cimetière, les femmes qui ont des enfants, et n’osent pas entrer, se tiennent assises par terre, ou bien assises sur le mur ; la porte est grande ouverte ; et quand un petit pleure, vite, elles le prennent contre elles et le bercent pour le faire taire. Il y a sur les tombes une quantité d’œillets roses qui viennent de s’ouvrir. Tous les quinze jours, dans la belle saison, sitôt après la messe, il y a procession ; elle s’en va depuis l’église jusqu’au calvaire d’où on domine la vallée. On sonne de nouveau ; et voilà encore une fille, qui sort en courant, et part vers le village ; c’est qu’elle a oublié son voile, qu’elle doit mettre, étant des filles du Saint-Rosaire, et puis elle revient le tenant roulé sous son bras. Cependant, dans l’église, quelque chose se prépare. Elle est là, tranquille, avec ses murs blancs, qui font une grande ombre du côté où la pente monte ; et, entre ces murs et la pente, il n’y a qu’un étroit passage tout enseveli dans ce bleu, où ils vont paraître, on se dit, tournant l’angle là-bas, car la porte est cachée. L’homme du carillon s’applique tant qu’il peut, et celui de la grosse cloche sonne de toutes ses forces. Et bientôt, en effet, la première bannière paraît, une grande qui sort peu à peu, et pend sans remuer dans l’air, puis dessous l’homme qui la porte tourné de face maintenant. Il en sort une deuxième, il en sort une troisième, elles s’en viennent lentement. Alors on voit sortir les filles, qui marchent deux par deux, ayant les mains croisées et la tête penchée, sous le voile tombant un peu raide autour d’elles. Et celles qui vont devant, portent sur leurs épaules une espèce de trône, où est la Sainte-Vierge, dans une robe de satin blanc, tenant un bouquet à la main. Et cela avance toujours. Alors paraît la croix, haute en l’air, penchant par son poids dans les mains d’un vieux qui la serre, raidi, entraîné en avant ; et viennent les enfants de chœur, puis le curé avec son livre ; puis, toujours deux par deux, les hommes, tête nue et ayant aussi des livres ouverts. Et derrière marchent les femmes, celles-là avec leurs chapeaux. Du milieu des cloches, le son des voix monte, s’assure et grandit. On va, et le petit chemin est là qui grimpe à ce penchant pierreux, et il tombe dessus une grande lumière. Les bannières entrent dedans. Et elles éclatent comme des flammes, une grenat, une autre jaune, une autre verte, qui ondulent et flottent au vent ; et la Vierge se met à luire, avec de l’or parmi sa robe ; et, dessous, les voiles des filles sont un peu bleus avec des jolis plis ; voilà aussi la croix qui brille, étant de cuivre, et le rouge aux enfants de chœur, et le gris et le noir aux hommes, avec les bosses aux habits et les froissements de l’étoffe ; et aux femmes des petits bleus qui sont les robes, ou un rose qui est un fichu ou un ruban à un chapeau ; douces couleurs qui vont ensemble, parmi les cloches et les chants. Et aussi tout sort en détail, car on voit à présent, aux visages des hommes, les creux et les sillons, les cheveux sur le front collés, la peau brûlée, la chair durcie ; avec les vieux tout usés et rongés, particulièrement celui qui tient la croix, tout noué et tordu, avec sur ses poings, pareils à des pierres, des grosses veines violettes ; et ils ont tous la bouche ouverte, la tête un peu rejetée en arrière ; et ils vont en avant des femmes, ruinées comme eux, vieillies avant l’âge, et souvent pâles, avec un teint comme la cire ; tandis que de dessous les jupes, et aux filles aussi de dessous les voiles, sortent les gros souliers à clous. Ils vont tous ainsi sur deux files, cependant le sentier s’élève et là-haut dans le ciel, le grand Christ les attend, avec le geste de ses bras qui n’est plus de souffrance, qui est pour bénir et pour recevoir. Et peu à peu aussi, comme ils s’élèvent et tournent, arrivés sur la crête, ils entrent dans le ciel. Dans le ciel les bannières, les filles et la Vierge ; et la croix y entre à son tour, tandis que dessous eux les profondeurs s’enfoncent, qu’autour d’eux les cimes s’écartent, et ils sont seuls dans la grande lumière, petits, perdus, qui passent ; alors le bruit des voix se meurt. Ils vont encore : puis, arrivés derrière la crête, ils disparaissent lentement ; elle gagne sur eux et les coupe en travers ; déjà ne sortent plus que le haut du corps et les têtes, puis c’est seulement les bannières, et la Vierge toujours, dominant les espaces, puis il n’y a plus rien. Toutefois ils vont reparaître, ayant fait le tour de la croix. Là-haut on voit poindre du jaune, une forme déjà se dessine, une autre et puis encore une autre ; puis la grande tache des voiles, un murmure se fait dans le fond du silence, et s’accentue, et tout grandit dans le ciel et sur la montagne. Là où étaient les gros nuages noirs, où soufflent les tragiques vents, il n’y a plus que paix et pureté. Et les grandes cimes au loin, celles qui portent des glaciers, se tiennent aussi comme sous des voiles. Tandis que plus voisines, d’autres vêtues de bleu semblent agenouillées dans la tranquillité de l’air. Tout est en adoration ; une calme lumière est partout répandue. Et tout est paix aussi par les prés et par le village ; et personne au travail, le long des petites rigoles, pas de vaches non plus qui broutent, et personne sur les chemins ; les portes sont fermées, les seuils sans bruit de pas. Et on voit que tout fait silence et se tient ainsi immobile pour mieux écouter les cloches qui sonnent, les voix qui de nouveau s’approchent. A présent elles sont tout près : ils sont descendus le sentier, ils sont entrés dans le cimetière, et là par le petit chemin qui va le long des tombes, du côté qui est au soleil, ils passent encore une fois, et encore une fois, à l’angle, on voit briller les bannières et la vierge haut portée, luire doucement les voiles, et tourner la file des hommes, et puis les femmes derrière eux. Puis subitement tout revit : le chemin se remplit de monde ; et les cheminées sur les toits se mettent à fumer plus vite, tissant dans l’air un voile bleu ; les portes grincent, les voix s’appellent. Là-bas, aux premières maisons, les hommes se sont rassemblés, comme c’est la coutume, chaque dimanche après la messe : c’est le conseil qui se tient là. Et le président lit d’abord un papier qui est un règlement ou un texte de loi ; et ensuite on discute pour des transports de bois, pour les moissons, un chemin à refaire, un mur qui est tombé. Après quoi, on s’en va manger. Mais il y a aussi les jours de fête, et ce jour-là, des processions sont plus belles encore, avec des messes solennelles ; c’est ainsi le jour de la Fête-Dieu. Au bord du chemin du calvaire, ils ont dressé des reposoirs, avec des branches, de la verdure, toutes les fleurs qu’ils ont pu trouver, toute sorte d’objets de verre, des petits vases, des petits saints en porcelaine, une fausse hostie en papier doré ; et les murs de l’église sont aussi décorés. C’est le jour où l’on sort les vieux uniformes du temps des services de Naples, ou ceux de Rome ou ceux de France : des très anciens, qu’on garde parce qu’ils sont vifs de couleur, avec des culottes de peau blanche, et des tuniques rouges, et des broderies d’or, et des hauts shakos à plumets. Ils sortent tous les fusils qu’ils ont ; celui qui commande a un sabre. Il y a aussi deux tambours qui battent pendant le cortège ; et il s’en va, derrière ces tambours. Et, pendant la messe, soudain, au moment de l’élévation, le commandant tire son sabre, et commande : « Garde à vous !… Fixe !… » Le tambour se met à rouler, et faisant face à l’autel, la troupe présente les armes. Et d’autres fois aussi, au temps des grandes sécheresses, quand l’eau tarit aux sources, et l’herbe se consume et la terre se fend, ils vont très loin, jusqu’au petit lac d’où descend le bisse, marchant pendant trois ou quatre heures, la tête nue, au grand soleil. Par les pentes rocheuses, par les grands pâturages, toujours le vieux portant sa croix, avec ces mêmes chants, ils s’avancent et cheminent, et c’est comme un don qu’ils font de cette peine de leurs corps. Au commencement de l’après-midi, ils partent ; ils ne reviennent que le soir. On voit aux pas traînants, et aux corps tout voûtés quel est le poids de leur fatigue, pendant que le chant meurt, aux gosiers desséchés. Une calme lueur monte derrière l’église, l’angelus bientôt va sonner. Et c’est dimanche, on carillonnera. Ils voient la fin de la journée, et levant un peu la tête, regardent du côté du sud, si le nuage ne vient pas. Comme tout le village est construit en bois, que toutes les maisons se touchent, et que beaucoup aussi ne sont pas assurées, le Conseil d’Etat les oblige là-haut à avoir une pompe. Ils disent : «Çà ne sert à rien ». Mais le règlement est là : il faut qu’ils s’exercent avec cette pompe, au moins deux fois par été. Après la messe donc, on sonne à la chapelle. Et devant, sur un banc, ils sont déjà cinq ou six hommes, ils causent entre eux, ils ont allumé leurs pipes ; et les gamins qui sont curieux arrivent de tous les côtés. Puis soudain au fond de la rue on voit venir Simon et Joseph. Ils ont mis des vareuses bleues et des casques en cuivre brillants. Simon est grand, maigre, sans barbe, avec un long nez un peu rouge, et à son casque il a une chenille blanche, parce qu’il est capitaine ; Joseph est petit, assez gros, et il n’a qu’une chenille rouge, parce qu’il est seulement lieutenant. Ils sont arrivés, Simon dit : — Où est-ce qu’ils sont les autres ? On lui répond : — Ils vont bientôt être là. Et en effet, de temps en temps, il en survient un, les mains dans les poches, puis un autre, et encore un autre, les uns qui restent debout, les autres qui vont s’asseoir. Simon a sorti de sa poche un papier avec une liste. Tout à coup il dit : — Attention à l’appel ! Personne ne bouge. Il se met à crier : — Vous avez compris ! Attention à l’appel. Et Joseph qui doit l’aider puisqu’il est lieutenant, s’approche des hommes et leur dit : — Voulez-vous vous lever, voyons ! Alors un à un ils se lèvent, ils ne se pressent pas, mais enfin ils se lèvent ; ils se regardent en riant, surtout les jeunes ; et puis sur le chemin se rangent sur un rang ; il y en a qui fument toujours, d’autres qui ont caché leurs pipes dans leurs poches ; et Simon fait l’appel : — Justin Calloz. — Présent. — Chrétien de Maxime. — Présent. Chacun à son tour répond donc présent, et, comme il en manque encore quelques-uns, Simon dit : — Ils auront l’amende. A quoi on répond : — Oh ! ils viendront bien. Cependant ils se sont séparés en deux groupes, celui de la pompe qui a Simon pour chef et celui du sauvetage que Joseph commande. Ils ont été chercher la pompe, dans la vieille chapelle ; elle est là dans un coin, c’est une toute petite pompe, elle est fixée sur un brancard, ils la soulèvent, ils la portent dehors. Ensuite, ils vont chercher les roues, car il y a aussi deux roues, les seules qu’on trouve au village ; et cette pompe, suivant les cas, on peut la tirer ou bien la porter à bras. Seulement les roues ne sont pas faciles à ajuster, les essieux étant rongés de rouille ; et aussi on n’a pas l’habitude. Laquelle va à droite, laquelle va à gauche ? Il a fallu un long moment. Et puis quand les roues ont été placées, il a fallu de nouveau un long moment pour fixer le timon. Ils discutent tous, Simon crie et fait des grands gestes, et pendant ce temps ceux du sauvetage ont sorti l’échelle et les cordes. Enfin ils se mettent en route. C’est une chose amusante à voir, que la pompe sur ses deux roues allant sur le petit chemin. Ceux qui la tirent et ceux qui la poussent ont juste place pour passer, serrés là entre les maisons ; elle penche, elle glisse, elle saute, elle fait un grand bruit de ferraille. Tous les gamins suivent, derrière vient l’échelle, les femmes sont aux fenêtres ou sur le perron des cuisines ; et au-dessus des têtes et des dos inclinés, on voit le beau casque de Simon qui brille. Ils sortent du village, ils vont encore un bout, à un tournant du chemin ils s’arrêtent. Et l’un d’eux grimpant dans les prés, s’en va détourner l’eau du bisse. Tout à coup, la voilà qui vient ; dans la rigole creuse, elle descend, puis coule au travers du sentier, faisant là une large flaque. Et là on a posé la pompe. L’eau ne manque pas, ils ont déroulé les tuyaux ; et un peu plus loin ceux du sauvetage sont en train de dresser l’échelle ; ils ont planté le bas en terre, à l’autre bout ils ont attaché quatre cordes ; ils tirent dessus et l’échelle monte peu à peu. Mais tout n’est pas fini, car cette eau qui coule par terre comment l’amener dans la pompe ? ils n’ont qu’un seau de bois, ce ne serait pas suffisant ; et Simon qui a de l’idée a été prendre un vieux chéneau ; alors ils le fixent du bisse à la pompe, grâce à la pente c’est possible. Seulement, ce chéneau, il coule ; par une fissure toute l’eau se perd et de nouveau ils se mettent tous à discuter, chacun donnant son avis, les uns riant, les autres sérieux, et Simon, lui, se fâchant presque, parce qu’il a la responsabilité. L’échelle pourtant est dressée ; deux hommes sont au pied, pesant dessus pour l’empêcher de glisser, et quatre hommes, dans les quatre sens, tiennent la corde bien tendue. Ensuite Joseph a pris la lance, et, avec le tuyau qui traîne derrière lui, il monte prudemment, s’arrêtant à chaque échelon. C’est lui qu’on regarde à présent ; il monte, et sous lui, vers la gauche, on voit le ravin qui se creuse, il est comme pendu en l’air. De temps en temps, il se retourne, l’eau ne vient toujours pas ; il attend un instant, point d’eau, toujours point d’eau. Et puis tout à çoup on voit le tuyau qui commence à se gonfler là-bas, qui change de couleur ; et ce gonflement et cette couleur noire s’avancent tout le long dans la direction de l’échelle ; c’est que ceux de la pompe se sont mis à pomper, décidément l’eau est venue. Elle avance toujours ; on voit son poids peser dans le bout du tuyau qui pend, et Joseph qui raidit le bras, qui se prépare, tendant sa lance ; et on s’attend à voir un beau jet sortir ; eh bien non ! la pression n’est probablement pas assez forte ; et il est bien sorti un peu d’eau, mais c’est ceux du pied de l’échelle qui l’ont reçue, et ils se débattent dessous, n’osant pas lâcher les montants. Ah ! comme les filles ont ri. Là-haut assises dans le pré, les mains croisées sur les genoux, on voit briller leurs dents, elles rient, elles rient ; et Joseph crie : « Arrêtez ! arrêter ! » Ceux de la pompe pompent toujours… Cependant on songe à cette petite flamme qu’on verrait sortir une nuit au faîte du toit vers la cheminée, une petite flamme, une petite fumée ; puis cette flamme rougeâtre grandissant et prenant force, claquant en l’air, faisant une lueur à présent dans la nuit. Comme il est arrivé si souvent là-haut, quelquefois en hiver ; alors on les oblige à rebâtir en pierre, — et c’est de ces villages, aux rues droites, aux murs gris et nus où il y a tant de tristesse. Le dimanche soir les filles vont souvent chanter au calvaire. Elles vont là après le chapelet ; c’est l’heure douce, celle où le soleil s’est couché et ce n’est pourtant pas tout à fait la nuit ; ou bien c’est déjà la nuit dans le fond des vallées, mais en haut, sur les crêtes, un reste de lumière est encore visible, un long reflet attardé. Car on a vu les glaciers devenir roses, ayant d’abord été dorés ; puis ce rose a passé au violet ; et à présent encore, ils éclairent là-bas, quoique déjà pâlis et se fondant dans l’ombre. On les a entendues qui montaient dans les prés, causant toutes à la fois. On ne peut plus les reconnaître, on voit seulement la bande qui passe ; et elles se donnent la main. De là-haut, au calvaire, la vue est étendue ; c’est comme un promontoire, avec le vide de trois côtés ; et comme les perspectives changent, de là on n’aperçoit plus seulement la première vallée, celle de la rivière, mais la seconde aussi, plus large et plus profonde encore, et plus lointaine, où va le fleuve. Il y a des routes comme des fils blancs, le fleuve est comme un ruban clair, les villages comme des fleurs jaunes. Il y a des bois carrés qui sont un peu noirs et des prés qui sont un peu gris ; et par places des taches rousses, qui sont des rochers pointus qui percent la plaine, mais sans relief vus, ainsi d’en haut, et comme aplatis. Et par-dessus toutes ces choses, une couleur bleue étendue, comme un voile de mousseline. Maintenant, là tout au fond, partout des lumières s’allument, toutes petites, qui font des dessins, ou bien une barre, ou bien une étoile ; et les autres couleurs s’en vont. Le bruit de la rivière est plus fort, un air frais monte de la gorge. Elles se tiennent debout près du grand christ de bois qui saigne à son flanc percé, et à ses pieds et à ses mains cloués ; d’abord elles se sont regardées pour savoir qui commencerait, puis elles se sont mises à chanter. C’est Sidonie qui commence d’ordinaire. On entend sa voix qui va seule, basse et lente, une ou deux mesures, les autres suivent une à une ; quand on arrive à la fin du couplet, elles sont toutes à chanter ; et alors le branle est donné : une fois les filles parties, on ne peut plus les arrêter. Elles chantent avec des voix qui traînent, qui sont tristes ; et elles aiment cette cadence qu’il y a dans la musique, les unes bougeant la tête en mesure, les autres la tenant un peu penchée, de côté. D’où elles viennent leurs chansons ? On ne sait pas. Il y en a probablement qui sont vieilles, mais d’autres sont de celles qui se chantent encore dans les villes, qui sont arrivées jusqu’ici, apportées un jour par quelqu’un, seulement on ne les reconnaît pas, parce que c’est d’un autre cœur qu’on les chante ; et les paroles même changent peu à peu. Il y a ordinairement dedans un galant avec sa bonne amie ; et ils s’aiment bien ; et le galant fait des cadeaux à sa bonne amie, c’est des bonbons et des gâteaux. Il y a le « Bouton de rose » : Dans un bouton de rose Mon cœur est enfermé, Personne n’en a la clé Que mon cher et bien-aimé… Et il y a encore : « Le sam’di soir après l’turbin ». Elles chantent : « Le samedi soir, à Saint-Urbain ». C’est des voix tristes, un peu timides, un peu plaintives, qui traînent et meurent à la fin des phrases ; et disent ainsi la vie difficile, et que l’amour passe vite ; et quelquefois le temps de rire, mais le plus souvent du chagrin. Les filles chantent toujours, dès qu’une chanson est finie, elles en recommencent une autre ; et quand elles n’en savent plus de nouvelles, elles rechantent celles qu’elles ont déjà chantées. Peut-être que les garçons les ont entendues et se sont cachés dans le bois tout proche ; quelquefois on entend les branches remuer. Mais on ne voit plus rien, il fait à présent complètement nuit. On voit briller des feux sur la montagne, très haut, près des rochers. Il y en a eu un d’abord, puis deux, puis trois. L’un grandit, l’autre diminue : ils vacillent un petit peu ; c’est les pâtres d’Arpitettaz qui les allument, quand ils passent la nuit dehors. Cependant, ceux du chalet sont toujours là-haut, séparés du monde. L’alpe d’ici est à plus de 2200 mètres ; il y neige quelquefois au milieu de l’été ; on doit ramener les bêtes au village. Et cette neige de l’été ne dure pas, mais souvent au commencement de septembre, les grandes gelées viennent qui brûlent l’herbe et la roussissent et cette fois c’est le signal. C’est le signal, ce grand nuage d’un gris qu’on connaît bien, qui vient ; et qui porte la neige et non plus la pluie. Si bien qu’on peut dire qu’en somme les vaches sont là-haut pour trois mois, pas plus. Et ce temps, elles l’aiment, étant en liberté ; et l’herbe est là servie, non plus par rations comme le foin l’hiver, mais tant qu’elles en peuvent prendre, tendant leur mufle humide, soufflant par les naseaux. Tout le jour, elles errent par le grand pâturage, secouant leurs sonnailles ; ou bien rassasiées se couchent à l’ombre d’un roc. Elles ruminent, regardant devant elles avec leurs gros yeux troubles ; et un peu de bave leur pend aux naseaux. Elles sont cent ou cent cinquante, des jeunes, presque des génisses, des grosses mères, des toutes vieilles. On les voit sur les pentes, quelquefois dispersées (c’est plein alors partout de petites taches qui bougent), quelquefois rassemblées ; et d’autres fois deux ou trois à la file broutent debout sur une crête, découpées en noir dans le ciel. Elles vont boire aussi à une source qui est là. Il y a six bassins de bois mis à la suite l’un de l’autre ; et à cause de la pente, pour que chacun soit bien à plat, celui de dessus par le bout pose sur celui de dessous, comme les marches d’un escalier. Cependant les gens du chalet se sont installés, ayant chacun un peu de linge, une paire de souliers, et peut-être une vieille veste pur pouvoir changer quand l’autre est mouillée. Le maître même, lui, a apporté une valise : une valise en carton gris, seulement elle est bien usée ; et lui seul aussi, avec le vîli, a une montre qu’il accroche au support du lit. Ils mettent dans ce lit de la paille fraîche. Et ils sont chez eux. Le troisième jour après la montée a eu lieu le mesurage. C’est-à-dire que ce jour-là, une fois pour toutes, on mesure la quantité de lait que chaque vache donne. Et Simon, par exemple, a deux vaches, et chacune a donné cinq litres : d’après cette proportion-là, il aura tant de beurre, tant de fromage, tant de sérac. Et si un autre n’a qu’une vache, à supposer qu’elle donnât dix litres, il aurait une même part que Simon. Car ils ne vendent rien de ce qu’ils font avec le lait, ils se le partagent ; c’est de quoi ils vivent. Après le mesurage, un jour d’œuvre, a lieu la bénédiction. Il y a près du chalet une croix, et près de chaque chalet d’ailleurs il y a cette même croix, une croix de bois toute simple. Le curé se tient là, ayant revêtu le surplis, et près de lui se tiennent les hommes du chalet, avec le procureur ou quelqu’un qui l’a accompagné ; et ainsi seuls, en petit groupe, dans le grand espace attentif, les prières sont dites, le pâturage et le troupeau bénis. Les chalets de là-haut sont tous bâtis de la même manière. Ce n’est pas des grands chalets riches comme il y en a dans d’autres montagnes, ils sont petits et ils sont pauvres. On choisit une place près d’un banc de rochers, à un endroit où la pente est abrupte ; alors on creuse un peu dedans ; et contre le rocher ou bien contre la pente, ils appuient un côté du toit ; les trois autres sont soutenus par des murs très bas, sans ciment ; et point de fenêtres non plus, et pas même de cheminée : c’est par les trous du mur que la fumée sort. Ils sont donc tout aplatis, ces chalets, comme confondus avec la montagne ; à peine si le toit fait qu’on les remarque d’un peu loin ; quelquefois aussi, comme il est gris, couleur de pierre, et qu’il continue le dessin du sol, on est tout près qu’on ne l’aperçoit pas ; et tout à coup, parmi les grosses pierres, on voit cette fumée qui monte. Cependant il y a le parc, puis la fontaine, et puis la croix ; et puis on aperçoit la porte ; près de la porte un tas de bois, et le mâïo qui vient, tenant des deux mains une grande émine qu’il va laver à la fontaine. Le chalet est en deux moitiés, qui sont séparées par un mur. La première qui est la plus grande, est celle où se fait le fromage. Dans un coin, le foyer ; sur le foyer pend la chaudière. Elle pend à une espèce de bras en bois qui est fixé à un pivot, de sorte qu’on peut la faire mouvoir, l’écarter, quand le lait est chaud ; dessous brûle un petit feu égal, avec un lit de braises sombres et tout autour la neige fine de la cendre. Et, autour du foyer, le mur est tout luisant de suie, ainsi revêtu, cuirassé, et brille par intervalles parmi les dessins bleus de la fumée. Dans un coin, le foyer ; dans l’autre, le lit où ils dorment tous ensemble, lequel est à deux étages. Et encore une table, mais pas toujours, ou une grande auge où on met le petit lait ; puis, pendus partout, les ustensiles de bois dont on a besoin  : les émines et les éminettes (qui sont des baquets plats), les grosses cuillères pour lever la crème, les seaux un peu pointus où on trait, les tabourets à un seul pied dont on se sert aussi pout traire et qu’on s’attache autour des reins, et puis une vieille balance, trois ou quatre cuillères en fer, des objets à eux ; ou, clouée au mur, une image. Et les émines, particulièrement, sont jolies à voir, avec leurs douves de deux couleurs, l’une blanche étant de sapin, l’autre rouge étant de mélèze, et qui se suivent, alternées. Et par terre, point de plancher, la terre comme on l’a trouvée quand on a bâti le chalet, seulement foulée et durcie. L’autre chambre est la chambre à lait. Là sont les très grandes émines, qu’on emploie pour l’écremage, qui sont rangées sur un rayon. Là aussi est la baratte, et c’est souvent l’eau qui la fait tourner, au moyen de la roue, pareille à celles des moulins, qu’il y a près de la fontaine. Et on sent une odeur acide qui se mêle à une odeur douce. Puis plus rien  : les trois murs de pierre, et par les fentes passe le jour, souffle le vent. Mais il n’y a pas qu’un chalet ; il y en a trois qui sont comme à trois étages différents du pâturage ; et on passe de l’un à l’autre, parce que plus on monte, plus l’herbe est tardive à pousser ; et d’autre part aussi, pendant que le troupeau est au chalet d’en haut, l’herbe au chalet d’en bas a le temps de recroître. Ils sont par conséquent obligés souvent de déménager, ils disent : remuer. Ce jour-là, il vient du village cinq ou six hommes de corvée, non qu’on les y force du reste, au contraire ils aiment venir, ayant droit pour leur peine à une charge de petit-lait. Ils ont avec eux un mulet ; ils ont avec eux une femme, la fille de l’un d’eux, une sœur, ou une servante ; et le matin, vers les neuf heures, une fois que tout est en ordre, ils se préparent à partir. Il faut d’abord laver le parc. Pour le laver, le parc, on a détourné l’eau du bisse ; elle entre par un bout, et se répand, s’étale, étant dans un espace plat ; et eux, avec des grands balais, la poussent, la chassent déjà épaissie, eux, les trois hommes, et avec eux, Angèle, la servante du juge, qui a troussé sa jupe jusqu’au milieu de ses mollets. Et de dessous les grands balais, les pierres sortent belles blanches, qui brillent et tremblent dans l’eau claire, tandis qu’à l’autre bout du parc, c’est un flot trouble qui s’en va ; en sorte que, les jours où on lave le parc, on le sait tout de suite au village par la couleur de l’eau qui vient. Cependant ils ont chargé le mulet ; ils ont attaché sur le bât tout ce qu’ils ont dans le chalet, les émines, les seilles, les habits, même la baratte ; ils ne laissent rien derrière eux ; ce que le mulet ne peut pas porter, ils le prennent dans une hotte ; l’ayant liée en gerbe, ils emportent aussi la paille du lit, et puis s’en vont, montant par le petit sentier pierreux. Ils marchent les uns derrière les autres, devenus peu à peu petits ; et seul le maître avec le pâtre ou bien, quelquefois le vîIi, quand l’autre n’est pas assez fort, sont encore en bas, au chalet, pour déménager la chaudière. C’est qu’elle est lourde, étant de cuivre épais, avec son terne ventre noir, et en dedans sa belle couleur jaune qui se réjouit au soleil ; car ils l’ont sortie, la chaudière, et ayant fermé la porte, l’ont posée là, qui a sonné comme une cloche sur les pierres. Ils ont deux grosses barres de bois faites exprès ; et pour les fixer des deux côtés de la chaudière, sous la grande anse rabattue, il y a deux anneaux de fer où on les passe et cela fait comme un brancard. Ils le soulèvent et ils le posent sur leurs épaules ; alors ils hésitent un moment, jusqu’à ce que le poids soit tassé, pour ainsi dire, et les bancs à la bonne place, et eux à la bonne distance ; puis tout à coup se mettent en route, marchant à pas réguliers. Il faut d’abord deux hommes de la même taille, il faut ensuite deux hommes solides, car la pente est forte et le chemin long jusqu’à l’autre chalet. Par le sentier où les autres sont montés, ils montent à leur tour ; ils ont les jambes un peu fléchies, ils ont la tête un peu penchée, ils ont comme un creux aux épaules là où la barre est enfoncée ; on voit sous la veste les dos qui se renflent et qui se creusent tour à tour, selon que le poids agit et retombe, ou qu’ils le repoussent en haut d’un effort ; et ils vont ainsi pendant trois quarts d’heure, s’élevant toujours, quelquefois sans se reposer. Derrière eux, là en bas, c’est la porte fermée, c’est le toit qui ne fume plus, c’est le silence ; plus personne. Les vaches sont déjà là-haut ; on commence à entendre le bruit des sonnailles, qui vient, encore vague et confus, puis qui grandit et éclate tout près, quand ils arrivent sur la crête. Le chalet de tout en haut est placé sur une crête ; c’est peut-être le plus petit ; il y a tout près des rochers, une épaule pointue de rocs qui perce la montagne, comme par un trou dans son vêtement ; l’étang, pâle et gris, avec des bords boueux tout pleins de trous que font les pieds des vaches et toujours une croix de bois. Quand ils se lèvent, au petit jour, ils font d’abord une prière ; c’est le maître qui la récite ; cest une prière en latin, que les autres écoutent ayant les mains jointes ; et par elle le travail du jour est béni. A cette heure de la prière un air frais souffle encore, ils ont froid ; quelquefois tout est sous le givre ; on dirait un voile de fine dentelle, qui noircit par place et s’évanouit. Ce qu’ils font aujourd’hui, ils l’ont fait hier, ils le feront demain ; toutes les journées pour eux se ressemblent. Ils sont tout seuls ; point de routes par où viennent les nouvelles, et pas de village alentour ; ils sont les sept et se regardent. Ils savent que tel d’entre eux est têtu, et l’autre sournois, et l’autre aime à boire, mais il n’a rien à boire, sauf quand quelqu’un monte du village et apporte la bottille pleine. Le maître a son tabac, le vîIi aussi, et ils fument la pipe, c’est tout leur plaisir. Et les jeunes parfois se bourrent, se courent après ou bien se battent, pour rire un peu ; ou sortent des orguettes pour se jouer un petit air ; après quoi, de nouveau ils travaillent et dorment. La montagne non plus ne change jamais autour d’eux, étant immobile ; et qu’elle soit habillée de neige, ou bien revêtue de brouillard, ils la connaissent bien, ils ne la regardent pas. Car elle est inutile, étant faite de pierre ; et peut-être une fois ou deux ils sont montés sur cette pointe, qui est là, mais c’était le dimanche, en promenade, avec les filles ; ils n’y sont jamais retournés. Deux fois par jour on trait les vaches, et chacun a sa tâche à lui. Il faut être là vers trois heures, quand tout le troupeau descend au chalet. Le doleîna et le mâïo sont montés le tourner. En haut le pâturage, où il est à brouter, on voit le rassemblement qui se fait, une quantité de points de couleur qui se réunissent en une seule grande tache ; et de même tous les tintements de sonnailles se mêlent maintenant en une seule voix ; puis la grande tache s’allonge, pointue par le bout. Sur ce grand espace tout vide, avec des mouvements lents du sol, et par place comme des plis, ou des élévations rondes, ou des talus pierreux, cela chemine et se déforme, s’allongeant toujours plus ; et cela se rapproche, et tourne autour d’une croupe plus raide, et puis repart droit devant soi ; et on distingue alors les bêtes qui sont en tête, les plus vives, les jeunes qui bondissent et s’éparpillent en avant, puis celles de derrière déjà prudentes, posant le pied avec précaution ; tandis que de nouveau le bruit des sonnailles a changé ; c’est des petits coups clairs tout proches, avec un fond sourd et confus. Mais déjà dans le parc une vache est entrée ; il en arrive une seconde, qui vient courant, puis deux ou trois ensemble, puis toute une bande à la fois, puis bientôt le gros du troupeau, et le parc à présent est plein. C’est une chose belle à voir. C’est quatre murs de pierre qui font un grand carré à côté du chalet ; seulement, pour abriter les bêtes de la pluie, ils ont planté, il y a bien longtemps, le long de ces murs, des grosses branches d’arbre mises debout, avec le haut en fourche ; et, depuis ces fourches aux murs, posé des espèces de planches, faisant comme un toit incliné. Alors les pluies, les neiges et les grands soleils sont venus, et des années et des années, qui ont tout tordu, renversé ; et le bois a été comme durci en pierre, et est devenu gris d’argent ; quant aux planches du toit, il n’en reste plus que quelques-unes, et c’est plein de trous et de déchirures, mais les supports sont encore là dressés, tout noueux, penchés, hérissés ; et cela ne sert plus à rien, mais on n’y a jamais touché et on n’y touchera jamais plus. Là sont venues les vaches et elles se sont arrêtées, les unes qui se couchent, les autres qui demeurent debout ; quelques-unes immobiles ; quelques-unes qui rôdent, deux qui se prennent par les cornes ; tous ces gros flancs gonflés qui se pressent et se frôlent, avec des remous çà et là, des bêtes qui sont piétinées, une qui se lève brusquement et se secoue avec un grand bruit de sonnailles, partout des queues qui se balancent ; et au soleil, les robes de couleur, depuis le rouge jusqu’au noir, avec du blanc, éclatent, par taches qui remuent, tandis qu’à d’autres places, il y a des ombres qui tombent où tout se fond et se nuance. Cependant ceux du chalet sont encore assis devant la porte ; le maitre fume sa pipe, le vîli aussi, le dos contre le mur, et plus en avant les trois autres. Ils ont tous des très vieux habits, avec des franges dans le bas, et comme gras, avec des trous au coude ; et des vieux chapeaux enfoncés. Et le petit mâïo a un bonnet de poil ; lui, va et vient, ayant toujours à faire ; à chaque pas, on voit sortir ses doigts de pied de ses souliers, parce que l’empeigne ne tient plus. Et il est joli, ayant des yeux noirs et des grosses joues rouges, seulement il a mal à un œil, qu’il frotte tout le temps du revers de la main. Les bêtes s’impatientent, le parc commence à s’agiter. Alors le maître fait un signe et tous se lèvent, et lui se lève le dernier. Ils sont entrés dans le chalet, ils ont pris chacun un seau, ils s’attachent la chaise à traire ; et puis ils s’en vont dans le parc. Même le mâïo est avec eux, non pas qu’il traise, lui, il est encore trop petit, et il n’a point de chaise à traire ; il va abaisser, comme on dit, c’est-à-dire préparer le pis, faisant le mouvement de traire, jusqu’à ce que le lait pointe au bout, d’où le nom. Il s’accroupit là sous une des bêtes, puis passe à une seconde, et ainsi de suite. Et les autres sont déjà installés, ils se tiennent la tête penchée, le dessus du front appuyé contre le gros flanc qui remue, la queue de la bête leur bat dans le dos, et d’entre leurs doigts ramassés, il sort un jet blanc dans le seau qui mousse. Sitôt que le seau est plein, ils vont le vider dans la chaudière au fromage. Et ils se suivent toujours dans le même ordre, selon le rang qu’ils ont, le maître le premier, le vîli le deuxième, puis le pâtre et les deux qui restent. Ils viennent, ils vident le seau d’un coup ; ils repartent un peu penchés, avec la chaise qui leur pend au derrière. Et quelquefois une bête remue, on entend un grand cri, avec un juron : « Satan ! » Il faut bien une heure et demie jusqu’à ce que tout le troupeau soit trait. Il est trait, la chaudière est pleine, on allume le feu. Alors le maître reste à côté, parce que c’est le moment important ; le feu mord par-dessous, la masse devient tiède, et va se cailler avec la présure. Il a rallumé sa pipe et l’ayant fixée au coin de sa bouche, ayant rabattu dessus le couvercle, il la fume à toutes petites bouffées, sans jamais la lâcher, crachant seulement quelquefois. Ou bien il rajoute au feu un morceau de bois ; et avec sa main qu’il trempe dedans, il sent, comme il dit, où le lait en est. Et il y a partout une bonne odeur de vanille qui vient de la fumée, une mince fumée qui monte tournant sur elle-même contre le mur, et la lumière entrant en travers par la porte est là comme une échelle bleue. Le mièze toutefois est allé arroser. Le vîIi avec le doleîna sont à soigner la vache noire, celle qui s’est cassé la corne. Le mâïo, lui, surveille les cochons. C’est des gros noirs à ventre qui traîne, avec un vilain poil piquant. Et comme ils se roulent dans l’herbe, le mâïo court, ayant décroché la gorzia. Parfois, à ce moment de la journée, on voit arriver, du côté d’en haut, une ou deux dames en robe blanche, avec un ou deux messieurs à veste de gros drap à plis, et tous ont à la main un bâton de montagne et sur le dos un sac de toile. Ils viennent et s’arrêtent au chalet. Ils disent : bonjour ; le maître dit : bonjour, et touche du doigt le bord de son chapeau, mais sans cesser de remuer le lait. Et le pâtre remplit la tasse qu’une des dames a sortie de son sac. Elle boit, puis s’étant assise montre du doigt quelque chose dans la montagne : c’est un sommet d’où ils descendent ; puis ils repartent tous du côté de l’hôtel. On entend le maître appeler : « Mâïo! mâïo ». Et le mâïo vient en courant. On lui donne à laver une ou deux éminettes. Et, comme le lait commence à cailler, il a pour sa peine un peu de caillure, un gros caillot blanc que le maître retire, plongeant le bras, de la chaudière. Mais il y en a un qu’on ne voit presque jamais. Il passe la journée plus haut, dans les rochers ; il a un petit sac où il met son sérac et son pain ; pour les jours de mauvais temps, il a une peau de mouton ; et c’est les moutons qu’il garde, troupeau à dos ronds bien serrés, qu’on mène paître où l’herbe devient rare. Et les autres sont déjà isolés ; lui, il est tout à fait tout seul. En bas sont les sonnailles et le bruit de l’eau qui coule ; lui, il n’entend point d’autre bruit que celui de l’herbe arrachée, ou le piétinement du troupeau sur les pentes, qui fait un bruit de grosse averse. Là où il est, le ciel qui passe est déjà bas, et à une pointe de rocher, comme à un peigne qui le peigne, il laisse quelquefois un nuage accroché. Il laisse un nuage, et pousse les autres en avant dans le vide, où ils flottent et pendent, puis se laissent tomber. Alors sous soi tout est caché. Et de cette crête à la crête en face, c’est comme un golfe et une mer qui bouge, avec des vagues, des vagues blanches. Lui, il est là assis, le dos appuyé contre une grosse pierre, et il mange, puis il dort. Il va voir où sont ses moutons, et il revient et mange de nouveau. Ou bien il s’amuse à faire rouler des pierres. Elles partent, elles hésitent, vont tout doucement, puis glissent plus vite et, sautant en l’air, s’enfoncent tout à coup dans le trou qui est là. Et, d’une autre place où il va souvent, on aperçoit droit au-dessous de soi, sur l’autre versant des montagnes, un lac tout bleu, comme un bel œil. Il s’ouvre et regarde du milieu des sables, et, par le gris des sables, est encore plus bleu. Un peu de vert aussi par place est étendu parmi ce sable ; puis au-dessus vient le pierrier ; dans le pierrier, il y a un névé, et encore des rochers, mais rouges, et de nouveau du bleu, mais pâle, celui du ciel. Et c’est partout une grande désolation. Il regarde un moment vers le lac et ne s’étonne pas, parce qu’il y est habitué. Il se dit peut-être : « Si j’avais un fusil à moi, je m’amuserais à tirer dans le lac. » Parce que le lac qui est rond le fait penser à une cible, comme celle qu’ils ont au village, pour les exercices de tir. Toujours ses moutons qui arrachent l’herbe. Mais aujourd’hui le ciel est haut, point de nuages en visite, et d’en bas non plus, rien qui vienne. Il s’est rassis. Il se tourne vers le soleil pour voir l’heure qu’il est ; il n’est pas plus de quatre heures ; il y aura long encore jusqu’au soir. Et il a soif aussi, mais il faut aller loin pour trouver de l’eau. On dit que souvent ces bergers de moutons, à cause qu’ils sont ainsi tout seuls dans la montagne, deviennent méchants. Non pas seulement difficiles à faire obéir, mais avec des mauvais instincts : d’abord sournois, regardant en dessous, menteurs souvent, et puis cruels. Ils se mettent à aimer à faire souffrir pour faire souffrir, c’est comme un besoin qui leur vient. Et les autres garçons ont peur d’eux, quand ils redescendent à l’automne. Peut-être que l’homme a besoin de l’homme. Et puis quand on est ainsi tout seul, on n’a rien d’autre à faire qu’à tout le temps penser. Et ils se disent peut-être qu’ils sont là comme en punition, et ils trouvent que c’est une injustice ; alors ils ont envie de se venger. Peut-être également qu’il y a des mauvais conseils dans toutes ces roches autour d’eux, car elles ne nourrissent personne, ayant seulement de l’orgueil. Quand le fromage est fait, c’est-à-dire quand on l’a mis sous la presse, et qu’il s’est durci, resserré, le maître le descend à la cave aux fromages. Elle est près du chalet d’en bas. Et c’est à elle seule une petite maison, mieux construite que le chalet même, où il y a deux chambres, l’une au-dessus de l’autre, avec deux portes qui ferment à clé. Dans une de ces chambres, celle de dessous, on entre par-devant ; dans l’autre (à cause de la pente) on entre par-derrière ; et celle d’en bas, comme toujours, est à moitié enfoncée dans la terre. Il attache son fromage sur la retz, il allume sa pipe, prend son bâton, et part. Tout de suite le sentier commence à dégringoler ; le maître descend en pliant les jambes. Là-haut, au bord du bisse on aperçoit très loin le mièze, et plus haut encore le troupeau. Comme il fait beau, chaque brin d’herbe brille, ayant sa goutte de rosée, et il y a déjà les mouches réveillées, il y a des bourdons, c’est le chant du matin ; il y a une vapeur dans les creux et une douceur de l’air déjà mêlee à la fraîcheur de la nuit. Avec aussi une transparente lumière, qui est sur les choses comme un verre clair. Car aussi loin que l’œil peut voir, il ne rencontre rien entre lui et les choses ; les masses sont sans épaisseur, tout est nettement découpé. C’est un fromage d’une cinquantaine de livres que le maître porte. Il va vite ; il est bientôt arrivé à un endroit où l’herbe est haute et verte parce qu’il y a là une source qui sort. Elle s’est comme percé une petite porte entre deux pierres, et pousse au jour son bouillonnement vif. Et puis l’eau fuit, s’affaissant dans le bord, s’étale, et glisse là parmi les pierres, dans son large lit, gris aux deux bords, noir au milieu ; et dans le noir encore, de place en place, pend et bouge une dentelle blanche. Droit au-dessous de la source, est bâti le second chalet, celui du milieu ; là est aussi la roue qui sert à faire tourner la baratte ; elle est couverte de mousse noire. Mais le sentier n’y passe pas, et le maître continue. Ce qu’on trouve au bord du sentier, c’est alors trois très vieux arolles, très vieux quoique restés petits, mais épais de branches et carrés. On ne voit pas le tronc, ils sont habillés de haut en bas, et aussi larges en haut qu’en bas, et sombres. Et autour a poussé en rudes et sèches touffes, une abondance de genièvre. Quelquefois quand les buissons sont très gros, la tige donne un bois qui est bon à brûler ; il brûle avec une flamme claire, un vif pétillement, une fumée très bleue, et un parfum comme l’encens. Encore un petit bout de chemin, et on est arrivé à la cave à fromage. La clé de la porte d’en bas a peut-être trente centimètres de long, et la serrure est grosse en proportion, d’ailleurs un peu rouillée, c’est pourquoi elle grince ; mais dès qu’on a ouvert la porte, on sent une fraîcheur qui sort et frappe par devant, dans la tiédeur de l’air, et l’odeur qui vient est acide. On voit sur les rayons tous les fromages bien rangés, bien ronds, posés à plat ; il y en a trente ou quarante et plus la saison sera avancée, plus aussi il y en aura. Les plus anciens ont déjà une croûte brune, les récents sont encore tout blancs et un peu affaissés, si bien que le bord en haut fait saillie. Il faut les soigner, comme on dit. Il faut les saler, il faut râcler ce bord qui se dessécherait. Ce à quoi s’occupe le maître ; il a d’abord déchargé son fromage, il l’a mis à côté des autres ; puis il les a retournés, puis il est allé à la jatte de sel, il revient avec la main pleine ; et sur chacun de ses fromages, bien également il répand le sel. Et sur un des rayons sont les fromages gras, faits avec du lait qui n’a pas été écremé ; sur l’autre sont les maigres. On les râcle avec une mince latte de bois ; et, de dessus le bord, se lève alors un copeau un peu mou, qui se tord, que le maître prend entre ses doigts et écrase en boule. Là sont aussi les séracs, qui sont des blocs carrés, semblables à des pierres taillées, d’une pâte grenue, un peu rêche et qui reste blanche. Et ils sont généralement tout poilus, ayant comme une petite fourure de moisissure. Mais là sont surtout les fromages du curé. Car outre un peu d’argent qu’il gagne chaque année, il a encore droit à tout le lait d’un jour, dont on fait du beurre, du sérac et ces deux fromages. On les distingue tout de suite à la marque imprimée dessus, c’est un calice avec l’hostie ; et l’empreinte se fait au moyen de deux planchettes découpées qu’on enfonce dans la pâte tendre. Alors le quinze août, le maître descend à la cure les prémices, comme on les appelle. Lorsqu’il a tout bien retourné, bien salé, bien râclé, le maître toutefois monte à l’autre chambre. C’est dans cette chambre qu’on garde le beurre. Sur un linge étendu par terre, il fait un tas jaune pointu. Et par-dessus est étendu un second linge ; si on le tire on voit le signe de la croix fait au couteau, ou plutôt refait, chaque fois qu’on ajoute au tas qui s’élève. Et on le garde ainsi jusqu’à ce que les bêtes descendent ; alors on le fond. Mais le maître a fini ce qu’il avait à faire ; et ayant rechargé sa retz à présent vide, ayant rebourré sa pipe, il repart. Il reprend le chemin par où il est venu, avec un même pas, ni plus lentement, ni plus vite, parce que pour ceux qui ont l’habitude, monter ou descendre c’est la même chose. Il retrouvera les arolles, et puis la source, et tout. Et puis du temps se sera passé, mais qui est-ce qui s’en douterait ? rien n’ayant changé. A peine si les ombres sont un peu plus longues, et là-haut il y a toujours cette fumée éparpillée au coin du toit. Il y a également toujours le mâïo, toujours le pâtre et le doleîna. Et ce qui change, c’est seulement la place du soleil au ciel. Parce qu’il est là pour dire à l’homme que le temps passe, et que la journée est déjà presque à sa moitié. Il était environ huit heures, ils se couchèrent dans le grand lit. Est-ce qu’on peut appeler cela un lit ? C’est deux carrés de planches l’un au-dessus de l’autre, et dans le fond il y a de la paille, avec deux ou trois couvertures. Et les plus vieux se couchent dans le lit de dessus, les autres dans le lit de dessous. Ils dorment tout habillés, ils ôtent seulement leurs souliers. Dès qu’ils furent couchés, ils s’endormirent. Le sommeil, à ceux qui travaillent, vient sur eux, leur tombe dessus, ils n’ont pas même bien fermé les yeux qu’ils ronflent déjà. Ils ronflaient deux ou trois ensemble. On n’entendait point d’autre bruit que celui de ces ronflements ; ou une souris qui rongeait le bois. Tout à coup, il eut comme un hurlement, un long cri rauque, qui glissa dans l’air, sur le toit, par toute la montagne, et se soulevant retomba. Et il y eut de nouveau le silence, on les entendait de nouveau ronfler. Puis de nouveau il y eut ce grand hurlement ; une seconde fois, une troisième fois, et les poutres craquèrent. Ils ne bougèrent point, ils dormaient toujours. Vers quatre heures le maître avait dit : « Le temps se couvre », et ils avaient tous regardé le ciel. On voyait sur le soleil comme une petite peau blanche. En outre, les mouches étaient méchantes, ils eurent de la peine à traire. Et encore il avait fait tout le jour très chaud, mais vers cinq heures, déjà tout bas, le soleil était devenu brûlant. Et, au moment de son coucher, il était rouge comme du cuivre. Après qu’il s’est couché, d’ordinaire, surtout si haut dans la montagne, il vient une grande fraîcheur ; c’est un air léger qu’on dirait qu’on boit, tellement il glisse au palais ; mais, au contraire, ce soir-là, il restait épais et gluant. On ne parlait plus, on était oppressé. Et à l’occident, il n’y avait plus comme une peau blanche ; il était venu comme un mur tout noir. Pourtant, quand ils étaient allés dormir, de l’autre côté du ciel et au-dessus d’eux, sur leurs têtes, il restait encore des étoiles. Elles furent éteintes tout à coup, sitôt que le vent commença à souffler, car le mur s’étant élevé et recourbé, couvrait le ciel comme une voûte. Et au-dessous, venant d’en bas, on aurait pu voir le brouillard monter. Il montait par grosses bouffées, mises en lambeaux par la violence du vent, et passant vite, comme emportées. Puis le vent souffla plus fort et son cri devint encore plus grand, d’abord aigu de son, puis baissant peu à peu et devenant grave et sourd, durant ainsi, puis repartant. Et par paquets mouillés qui claquaient, ce vent ébranlait le mur ; ou bien il prenait avec les deux mains le toit et le secouait ; et alors se fondant par tous les trous, il se glissait vers la chaudière, autour du lit ; et on voyait des brins de paille s’envoler, la couverture fut soulevée. Ils dormaient toujours. Mais, sur la montagne, un feu s’alluma ; ce fut une flamme confuse qui parut et qui disparut derrière le mur des nuages ; et il se passa un moment, puis il se fit un roulement lointain. Il y eut encore une attente, et, comme à un signal, le vent qui était retombé, s’élança de nouveau. Il venait par masses compactes, comme une véritable vague, qui se brisait avec fracas dans un grand rejaillissement, il sifflait au tranchant des pierres ; et heurtant à l’obstacle, il l’enveloppait, l’ébranlait ; puis le laissant là, bondissait plus loin. Un second éclair, mais plus près, et le tonnerre alors éclata au ciel. Il vint un autre éclair, et l’écho répéta le bruit du tonnerre avec un long étonnement. Il en vint encore plusieurs, et ils se suivaient à présent de si près qu’ils étaient comme une seule lueur, par quoi la chambre était tout éclairée. Le maître se réveilla le premier, et il poussa du coude le vîli qui se réveilla à son tour, et les autres aussi s’éveillèrent, étant pris dans le tourbillon. Car tout se mêlait, le vent et l’éclair, et au bruit du vent le bruit du tonnerre, et le retentissement de l’écho. Ils furent dans le feu. Et aux vapeurs montant toujours, les nuages s’abaissant s’étaient mêlés également ; et dans cette confusion c’était comme des flaques vertes, ou bien roses, ou bien violettes, des nappes, des ruissellements. Et si eux, dans le lit, tournaient la tête, ils se voyaient comme au grand jour, repris par l’ombre, s’enfonçant tout à coup dedans, puis ressortant. Et ils firent tous le signe de la croix. Ils se serraient les uns contre les autres, et ils ne se serraient pas de froid seulement, mais de peur. Le petit mâïo se cachait la figure. Le mièze avait pris le doleîna contre lui. Et les autres s’étaient accrochés aux montants du lit, comme dans une barque quand elle fait naufrage, car ils sentaient au-dessous d’eux la terre comme vaciller. Alors vint la pluie ; et au vent et au tonnerre, elle s’ajouta, s’écroulant d’en haut, avec une vaste rumeur. Souvent pendant ces grands orages, à la pointe d’un roc, un sapin s’allume et flambe, illuminant la nuit. Ou bien l’éclair choisit dans le troupeau, et frappe la bête choisie qui roule et rebondit et se brise sur les rochers. Ou bien c’est le troupeau entier qui est pris de furie et se précipite au hasard des pentes, s’éparpillant de tous côtés. Et ils disent qu’alors aussi les mauvais esprits sortent, et ils rampent autour des maisons des hommes, et ils parlent avec le vent. Et peut-être le cri du vent, c’est leur cri, et le toit secoué, c’est eux qui le secouent ; ils passent la main sous la porte ; et ce souffle aux fentes du mur, il sort de leurs bouches ouvertes. Il pleuvait toujours ; et comme maintenant le tonnerre s’éloignait le vent diminuait de force, on entendait mieux l’éclaboussement de cette eau. Ayant percé le toit, elle s’égouttait partout dans la chambre, et jusque dans le lit ; ils dormaient de nouveau. C’est un moment de l’année où ils redeviennent tout à fait nomades. Car ils s’en vont tous aux mayens. On voit de très loin que le blé a mûri à ces carrés jaunes cousus sur le vêtement vert des pentes. Parmi les bois qui dégringolent, tachés de rochers blancs, et les fuites lisses des prés, c’est des pièces comme accrochées, d’abord confondues de couleur, qui blanchissent, puis qui se foncent. Le mois d’août est là. Alors ils aiguisent à neuf leurs faucilles. Un soir, il y en a deux ou trois qui partent, le père, la mère, un ou deux enfants, et toujours avec eux la chèvre, et la hotte, et une fourche et un râteau. Le lendemain, deux ou trois encore ; le surlendemain deux ou trois encore ; et puis, la dernière de toutes, Sidonie, qui s’en va seule. Et le village est vide pour un temps, il n’y reste rien que des vieux, les tout-petits, les inutiles. Mais là-bas, tout de suite ils ont commencé la moisson. Ils sont courbés parmi les courts épis velus et tout hérissés de l’orge ou du seigle, car le froment, haut comme on est, ne résisterait pas au froid. Et avec cet orge et ce seigle, ils font leur pain, ce pain tout plat et dur, brun dedans et un peu amer, à quoi ils mêlent assez souvent de la polenta, qui est de la semoule de maïs. Ils coupent avec la faucille, qui brille par éclairs d’argent dans la belle lueur dorée, et sont pliés, suants, soufflants ; c’est un soleil encore chaud qui vient sur eux, les enveloppe, réverbéré par les rochers. Ils ont lié la gerbe, déjà un coin du champ est nu ; puis la faucille avance, et taille comme dans un mur, par petits cercles, avec un grincement. Et c’est tout ce qu’ils ont pour eux, ces quelques gerbes, parce qu’ils pensent d’abord à nourrir les bêtes, et eux ils ne viennent qu’après. Ayant échappé cette fois à la gelée et aux orages, ils auront pourtant encore grand-peine. Il faut porter à dos la gerbe et puis la battre ; et plus tard porter le blé au moulin. Quand le mulet a un plein sac, ils vont à ce moulin, un tout petit, tout fait de bois, qui est au fond de la ravine, près du torrent qui coule là. Il a une drôle de roue, non point dressée comme elles sont généralement, mais mise à plat, avec un axe vertical, et quand l’eau détournée vient à frapper contre les palettes, toute la bâtisse se met à trembler. Et dedans le moulin, mais cachée, enfermée dans une espèce de coffre en bois, la meule tourne, tandis qu’au grand bruit de la roue, se mêle le petit sautillement continuel du bâton, qui, d’un bout, traînant sur la meule, de l’autre agite la trémie. Voilà, le blé semé, qui sait s’il germera, le blé germé, qui sait s’il mûrira ; et qu’ils l’aient là bien mûr, c’est déjà autant de gagné. D’où ils se tiennent, on aperçoit bien maintenant le fond proche de la vallée, et la rivière toute blanche à cause de l’écume, et aussi la propre couleur de son eau, parce qu’elle sort des glaciers. Par place, elle s’élargit entre deux rives assez basses, revêtues d’herbes et de buissons, puis prise entre deux gros rocs et étranglée, on la voit qui bouillonne et retombe ; et enfin elle longe une haute paroi, jusqu’à ce qu’avec un grondement sauvage elle s’enfonce dans la gorge, qui est sa porte vers la plaine. Rien n’est joli à voir comme les javelles dressées. On dirait des petites dames, avec des robes jaunes serrées à la ceinture, et des plumes à leurs chapeaux, qui font la causette, debout, dans le champ.   Mais on sent déjà l’automne qui vient. A une petite couleur tout en haut des grands bois en pente, on devine un mélèze qui s’habille de jaune. C’est ainsi, haut dans la montagne. Le temps de la maturité est court ; il a donné son foin, il a donné son blé, et paru au soleil brillant par qui la terre est réchauffée ; et puis s’en retourne déjà vers la plaine où son séjour dure, et les endroits qu’il aime de la vigne et du châtaignier. On commence à avoir un peu froid la nuit ; et du chalet de tout en haut, les gelées étant venues, le troupeau est parti pour le chalet d’en bas. Le soleil s’est éloigné vers le sud. On était accoutumé à une place où il sortait de derrière un sommet rocheux ; cette place n’est plus la même, et celle où il se couche change pareillement. Il s’en va le long de la crête, toujours plus tardif et plus paresseux, gagnant de plus en plus vers le fond de la vallée ; et au lieu de sa belle courbe élancée en plein ciel, entre les cimes rapprochées, ce n’est plus que comme une fuite, d’un rocher à l’autre rocher. La lumière aussi change. Dans le ciel qui pâlit, au lieu d’un éclat net et blanc, c’est une clarté brouillée, une brume rousse tendue, et les ombres au contraire sont plus bleues, par rapprochement ; et par contraste aussi avec l’herbe plus jaune, et surtout traînant sur les pentes, avec les mélèzes, pareils à du miel. Car ils deviennent d’or au soleil et cette couleur se répand par grandes surfaces, et descend peu à peu sur le penchant de la montagne. Il y a des carrés très verts qui persistent aux endroits humides. Il y a aussi tout en bas le rouge et le jaune des hêtres. Et souvent, vers le soir, un voile se tend sur les choses, qui fait que tout recule, s’enfonce dans la profondeur ; le ciel est orange au couchant. Un matin on s’apercevra qu’il a neigé sur les sommets. A la lisière des derniers bois, voilà quelques sapins poudrés ; et ils secouent vite leur poudre, et le blanc d’au-dessus, au soleil revenu, bientôt aussi recule et disparaît. Mais il reviendra un autre matin. C’est que septembre est là, et même au chalet d’en bas, ils ne peuvent plus tenir, à cause des gelées, la nuit, et puis toute l’herbe est mangée. Il se lève et il descend continuellement un brouillard. Elles ne portent plus, les filles, leurs jolis chapeaux de l’été, elles ont, noués autour de la tête, leurs grands fichus de laine blanche. Et les chemins sont devenus boueux. Pourtant le jour de la descente est pour les hommes un jour de fête. Une fête pour ceux d’en haut qui sont restés seuls, tout l’été, et pour ceux du village aussi qui sortent tous ensemble et vont sur le chemin. Par là on a passé le jour de la montée, par là on redescend ; et ce même bruit des sonnailles recommence dans la forêt. On rit, on huche, les enfants crient ; tout à coup le troupeau paraît. La reine est magnifique à voir. Elle a entre les cornes une espèce de chaise à traire de bois sculpté, le pied en l’air ; et autour, au-dessus, des branches de mélèze entrelacées, lesquelles se tiennent toutes droites, avec des fleurs piquées dedans. D’autres vaches aussi en tête du troupeau sont comme elle parées, et là, marchent ensemble le maître et le vîli. Et la femme du vîli est là, un petit enfant dans ses bras, qui attend son mari ; et, pour les autres c’est un père ou bien un fils qui leur revient ; pour d’autres encore, c’est leurs bêtes, que chacun reprend, pendant que les cloches sonnent, qu’on rit, qu’on s’amuse. Et puis on va boire. Et il est bon le goût du vin pour ceux du chalet, après trois mois sans rien là-haut. C’est devant la cave à fromage que se fait la répartition. Tous ceux qui y ont droit viennent là le matin, et déjà le calcul est fait : tant de lait par propriétaire, tant de beurre et tant de fromage, sans compter le sérac aux grosses mottes grises. Ils sont contents du maître, cette année, le lait ayant été abondant, et le fromage étant de bonne qualité. Ils se mettent en file et la distribution se fait. Et ils repartent, chacun avec sa charge. Même souvent un homme ne pourrait pas la porter seul ; alors, ils sont deux, le père et le fils, ou le père et la fille, le mari et la femme. Ils ont sur le dos ainsi, représentée par un poids, la richesse de toute l’année, un poids qui assure la vie, qu’ils emportent dans leurs maisons. Le beurre est pour fondre, le reste attendra à la cave. Ils y rangent donc les fromages, puis le maître repart chez lui, et le vîli a retrouve sa chambre, avec sa femme et ses trois filles, et son tonneau aussi ; et les quatre autres leur maison à eux, avec la porte basse qu’ils connaissent bien, l’escalier qui branle, et sur le foyer le feu allumé avec la marmite au gros ventre ; ils reprennent leur ancienne vie. Tandis que le berger des moutons est encore avec son troupeau, seulement plus près du village, là où les prés sont maigres, parce qu’on ne laisse rien perdre. Ce matin le brouillard, de nouveau, est tombé. Tantôt il vient d’en bas, tantôt il vient d’en haut, selon le vent qui souffle. Et quelquefois aussi il passe latéralement, fuyant le long de la vallée. Au réveil, on l’a vu qui pesait sur les choses, les enserrant de toute part. Et du grand espace, il ne reste rien qu’un morceau de pré découpé en rond. Pourtant la vie se continue, sans qu’on la voie, mais on l’entend qui va et vient là-bas comme tous les jours, avec tous les bruits de l’automne : les sonnailles des vaches qui paissent dans les prés, non plus par grands troupeaux, mais par deux ou par trois, avec la femme qui les garde ; ce bruit de sonnailles, le bruit du blé qu’on a monté, qu’on bat en grange ; le bruit d’un clou qu’on plante, d’une planche qu’on scie, ou même un bruit de voix tout près. Et puis le brouillard se soulève : le soleil l’échauffant d’en haut, fait qu’il se gonfle et s’éclaircit ; et à présent un peu du chemin apparaît. Et là, sur ce chemin, de dedans le brouillard il y a une forme noire qui sort, qui se rapproche et se dessine : c’est un homme portant une hotte. C’est ensuite une vache avec un bât comme un mulet, et sur le bât, posant sur ses gros flancs qui branlent, sont deux sacs ou bien deux paniers remplis de pommes de terre. Avec ses yeux tranquilles et ses petits pas appliqués, elle monte ainsi des plantages d’en bas, parce qu’on est en train de tout arracher ce qui est en terre, prévoyant l’hiver, de cueillir aussi les derniers légumes. Et le brouillard devient toujours plus transparent ; comme une étoffe s’amincit à l’usure, puis s’effiloche et se déchire, voilà qu’il flotte à présent en lambeaux, et le village se découvre. L’humidité de l’air et la pluie l’ont fait tout noir, tandis que les murs au contraire paraissent plus blancs ; et autour un drôle de paysage sort ; un paysage mouillé, tout brun et jaune et nu ; et alentour encore et au-dessus, planant, de grandes masses molles, des morceaux gris d’argent, imbibés de lumière, la brume qui s’en va. On voit luire soudain les toits parmi les cheminées qui fument. Et au ras du sol des petites vapeurs courent, remontant la pente, vite dissipées. On sent la tiédeur qui descend et qui enveloppe les choses. Sidonie est sortie de chez elle, avec la grosse brante verte qui sert à porter l’eau, elle est allée à la fontaine, et puis revient, pliée en deux sous ce grand poids, les bras croisés sur la poitrine. Et on lave encore à cette fontaine, malgré que l’eau à présent soit bien froide. Alors subitement un mouvement s’est fait dans l’air, un souffle de vent est venu : du fond de la ravine, comme d’une cuve où l’eau bout, de dessus la forêt, de dedans la vallée, les grandes nuées montent et s’éparpillent dans le ciel. Elles sont comme bues, englouties aussitôt parmi le calme azur. Et là-bas à droite et à gauche, quelques-unes hésitent encore et traînent au flanc des montagnes, mais bientôt à leur, tour, elles s’évanouissent. Le soleil éclaire, il fait chaud ; aux barrières des gouttes brillent ; le ciel est parfaitement bleu, et comme il a encore neigé pendant la nuit, parmi ce bleu, les grands sommets sortent tout blancs. Et ceux qui sont tournés vers le couchant, encore baignés d’un peu d’ombre, ont une teinte indécise, presque grise : mais la chaîne de l’orient est tournée en pleine lumière. Sur ses étages roux et noirs, qui l’élèvent jusqu’en plein ciel, mais comme indépendante d’eux, comme soulevée au-dessus des choses, elle brille, cassée par place, alors luisant au tranchant de l’arête vive, puis s’arrondissant d’un mouvement doux, alors pareille à un velours, ou déchiquetée à ses crêtes, nette et froide comme de l’acier. L’hôtel est fermé à présent. On cherche déjà le soleil, parce qu’à l’ombre on aurait froid. Du côté de la maison, qui est tourné au midi, il, y a une poutre couchée contre le mur. A droite et à gauche deux autres maisons avancent, et protègent contre le vent : c’est comme une espèce de chambre. On se tient là le dimanche, après vêpres, quand il fait beau. Sur la poutre, les filles sont assises, leurs mains croisées sur les genoux ; sur la barrière en face sont assis les garçons. Il y a Marie et Martine, Angèle, Cécile, Fridoline, puis Sidonie qui vient souvent aussi quoiqu’elle commence à être un peu vieille, et les garçons sont cinq ou six, avec leurs beaux habits, un col à leur chemise, et même une cravate, des fois bleue, ou bien verte, ou bien de toutes les couleurs. On ne cause pas beaucoup, on reste longtemps sans rien dire ; les filles se mettent à chanter ; et puis elles se taisent. Fabien fume un cigare, quand même il n’a que dix-sept ans. Il est question de ceux, ils sont deux au village, qui iront à la plaine, le mercredi suivant, tirer au sort, comme on dit. Le jour du recrutement, ils descendent ; et en bas à la ville on les voit, qui ont un peu bu, qui s’en vont par bandes, se donnant le bras, portant à la boutonnière des roses en papier de soie et au bras des brassards dorés. Mais Luc a déjà fait son service militaire. On s’en va loin de la montagne, au bord d’un grand lac dans une caserne ; on reste quatre heures en chemin de fer : on passe là-bas deux mois, puis on revient, ayant dans la tête toute sorte de choses nouvelles qu’on a vues, et bien de l’étonnement. Seulement on ne s’étonne pas devant les autres, à cause d’un fond de fierté. Ils disent : « On était bien nourri. » Ou bien : « On avait des bons lits. » Et on parle encore du fusil, parce qu’on le sort chaque année pour les exercices de tir, et que c’est une bonne arme qui tire juste et porte loin. Quant aux filles elles écoutent. Et voilà qu’il est question de Justine, que le curé a vue dans le pré de Zampy avec Célestin derrière un buisson. En punition de quoi, il lui a retiré son voile pendant deux mois ; et elle n’est pas venue, étant humiliée, ayant un gros chagrin. C’est ainsi que le temps s’en va, avec des silences, et puis des gros rires, quand quelqu’un dit une plaisanterie, à quoi une fille aussitôt répond, parce qu’elles savent répondre. Puis de nouveau, ils ne disent plus rien. Elles se sont remises à chanter. Alors Fabien sort sa musique à bouche et il fait l’accompagnement. C’est une musique à bouche toute en beau métal nickelé avec dessus des médailles en relief ; il la tient des deux mains, appliquée à plat sur ses lèvres et la fait glisser à droite et à gauche, par petits mouvements saccadés ; alors il sort une musique grêle, à notes qui tremblent, qui vont toujours deux par deux, celle d’en haut et puis la basse ; et cela leur donne envie de danser. Seulement c’est défendu. Il y a une loi, et une grosse amende ; et le garde veille, le curé aussi, si bien qu’on n’ose pas toujours, il faut que l’envie soit bien forte. On va danser, loin du village, dans les mayens, dans un fenil abandonné, ou bien dans une grange vide, et ils n’y vont pas tous ensemble. Les filles partent les premières, ayant mis leurs beaux tabliers et leurs beaux chapeaux des dimanches, comme pour une promenade ; les garçons, eux, attendent un moment, et puis, chacun de son côté, par toute sorte de chemins, faisant souvent de longs détours, montent aussi. Mais une fois ensemble, ils rattrapent le temps perdu ; ils sont six filles et six ou sept garçons, ce qui est un bon nombre par rapport à la place. Il n’y a point d’étonnement chez les mélèzes et les oiseaux qui habitent dans leur épaisseur ne sont point inquiétés ; on entend seulement un peu de musique qui vient, portée parmi les branches en même temps qu’un peu de vent, et par-dessus cette musique le bruit des rires et des voix. Sur un air de tserinette (c’est une danse de là-haut) tout le monde se met à tourner à la fois. Ils vont par couples, les garçons tiennent les filles bien serrées, et ils font les pas en sautant, avec les jambes un peu pliées, tandis qu’elles, les filles, penchent la tête de côté et balancent un peu les hanches. D’abord on va tranquillement ; et puis celui qui joue souffle plus fort dans ses orguettes, et à la musique le corps obéit tout seul : ils vont plus vite, les garçons tapent du pied et soulèvent en l’air leurs danseuses, et elles, au contraire, tant elles ont plaisir, tiennent la nuque raide et regardent droit devant elles, fixement, sans bouger les yeux. Alors, à un moment, ils quittent de danser ; ils se promènent en rond, se tenant par la taille ; et la musique continue, et ils vont en marquant le pas. Ils vont les uns derrière les autres, se touchant presque, étant six ou sept couples qui font comme un paquet, qui va tout autour de la chambre, et ils marchent avec gravité. Puis, à une cadence qui change, à un détour de l’air, les voilà qui repartent, et la danse dure, dure, ils ne sont jamais fatigués. Après la tserinette, ils dansent une valse ; après la valse une polka ; après la polka, une nouvelle valse ; c’est à peine si, entre chaque air, ils s’arrêtent, et si les filles leur ont dit merci, selon la coutume. Quand ils dansent, comme quand ils chantent, on n’arrive plus à les arrêter. Ils ont rarement du plaisir ; on en prend tant qu’on en peut prendre. Ils dansent jusqu’à ce que le soir vienne. Ainsi qu’une étoffe de couleur qui pend, c’est du rose, c’est un beau rose en bas sur la terre, et une teinte jaune au ciel. L’oiseau regagne un nid caché. Et c’est bien beau, dans la montagne, les grandes neiges au soleil couchant. Ils redescendent, ils sont heureux ; quelquefois ils ont pris avec eux la bottille : et on pense qu’ils ont quand même bien raison de s’amuser ainsi quand l’occasion vient, et de se dépêcher, parce que demain il va revenir des jours difficiles, et ils ne pourront plus danser, ni rire ; et elles qui tournent dans leurs larges jupes à beaucoup de plis, elles vont être obligées de nouveau à laver le linge, à traire, à faucher ; et vite elles deviendront vieilles, ayant perdu leurs belles joues, leurs claires dents, s’étant fanées, s’étant voûtées. Il a fait encore bien chaud. On a vu dans les chambres les mouches réveillées s’en aller toutes à la fenêtre, celle qui est tournée du côté du soleil ; et là contre la vitre qui brille, elles ont fait tout le jour un bruit d’ailes, un grésillement. Maintenant qu’il fait froid, elles tombent. Il vient du bleu parmi tout l’air, dans quoi les maisons entrent petit à petit, et puis les lampes s’y allument. On entend un agneau qui bêle, les vaches à la file rentrent sur le chemin. Alors, au fond de la vallée, se forme cette brume lisse, qui monte lentement avec sa ligne nette et gagne en hauteur sur les bois. Un jour, le capucin est arrivé. Il en vient souvent ainsi, en passage, pour prêcher et pour confesser ; cette fois-ci, c’est pout la quête. Il est grand, carré d’épaules, et on l’aime bien, parce qu’il est gai et pas fier. On lui donne de la laine ; en échange de quoi, il fait des petits cadeaux. Un chapelet, un scapulaire, ou pour les enfants des belles images ; ou bien encore du bénit, qui est du foin dans des petits sacs de papier avec des prières imprimées dessus ; et ce foin bénit, on le garde contre les chances d’incendie ; ou, quand un enfant est malade, on s’en sert pour chauffer les langes. Ainsi le capucin s’en va dans toutes les maisons, riant et causant avec tout le monde, puis repart quand le soir est là. Alors vient le moment de tondre les moutons. Longtemps, sur les pentes jaunes, on voit le troupeau noir couler. C’est des bêtes douces, dociles, qui vont serrées, se touchant toutes, et en avant sur une ligne tous les cous se tendent, qui broutent, arrachant le gazon, le court gazon frisé, avec un petit bruit très triste, et parfois une bête lève la tête et bêle, levant son museau recourbé, tandis qu’une de ses oreilles, prise sous la corne arrondie, est immobile et l’autre bouge. Les mères ont leurs agneaux près d’elles, et restent en arrière avec, pour les laisser téter, tout remuant contre elles, avec leurs quatre grosses pattes carrées et un tout petit corps dessus ; et quand elles s’éloignent, ils leur courent après, avec un cri plaintif. Ou bien, dans un pré, on les voit ensemble, la mère attachée à un pieu planté dans la terre, et qui tourne en rond au bout de la corde, le petit sautant alentour. Sous le calvaire, est un espace plat, commode, c’est là généralement que se fait la tonte. Chacun y amène ses bêtes, tantôt la femme, tantôt l’homme, souvent les deux, et les enfants arrivent aussi, étant curieux de ces choses. On prend la bête par les pattes pour la faire tomber par terre. Ils se mettent deux pour peser dessus, alors lui attachent les pattes avec une corde solide, lui prenant la tête entre les genoux ; et on dirait comme un cadavre étendu là. Pourtant les flancs montent et descendent sous la grosse toison où les grands ciseaux vont vite, et qui tombe par morceaux durs, par grosses touffes emmêlées. Dessous la peau lisse paraît, où passent des petits frissons ; quand un côté est fait, on retourne la bête, on la déshabille de l’autre côté. Et puis on la détache, et elle sort nue de dessous le tas de sa laine, tout amincie, diminuée, comme si on avait ôté un gros habit de dessus elle ; et elle bêle, pleine d’étonnement, puis se met à brouter, prise de faim subite, parce que la grande consolation chez les bêtes est de manger. Ils font encore là-haut des habits avec cette laine ; c’est les femmes qui la filent pendant les veillées, l’hiver. Et le fil est envoyé au tisserand ; tantôt il est teint, en bleu, ou en noir, ou en gris ; tantôt on lui laisse sa couleur naturelle qui est le brun foncé. Mais souvent aussi maintenant, ils achètent leurs habits tout faits à des foires. Les moutons sont retournés brouter. Il y a aussi le troupeau des chèvres, celui-là blanc et vif ; et il y a toujours les vaches qui pâturent. Et, sur le bord du pré, la femme qui les garde est assise et tricote ; ou bien c’est une petite fille, bien appliquée, baissant la tête sur son gros bas de laine rose où bougent et brillent les vives aiguilles. En bas, à la plaine, quand on a traversé le fleuve sur le pont en bois qu’il y a, et marché encore un bout de chemin près des petits lacs, on arrive enfin à la ville. C’est à peine une ville, c’est plutôt, un bourg avec un château, qui est étendu en longueur contre l’autre versant de la grande vallée ; et sur ce versant sont plantées les vignes. On voit une pente pierreuse, avec des petits murs partout qui portent et soutiennent la terre, et l’automne qui est venu a mis aux sarments du rouge et du jaune. Cela monte et s’en va ; par place perce un peu de roche, des buissons sortent, rouges aussi, ou jaunes ou encore un peu verts ; ou encore c’est des maisons en pierre blanche, avec sous le pignon une bouteille peinte, et de chaque côté un verre, qui se remplit tout seul par un jet recourbé qui descend du goulot. C’est un ou deux petits chemins, c’est une petite chapelle, jolie à voir, crépie à la chaux, avec son porche bleu ; et un peu plus haut, sont assis deux ou trois villages. C’est là qu’ils viennent pour la vendange, et passent là au moins un mois. Le curé est descendu aussi et tout le monde ou presque tout le monde. Il a soufflé un foehn qui a fait mûrir le raisin, deux ou trois jours de foehn c’est comme quinze jours de beau temps ; et dans les petits casiers de vignes il pend des grappes bien sucrées qu’un peu de soleil dore encore, car le temps se maintient au beau. Ils préparent donc les brantes, les cuves, les pressoirs ; et ils parlent déjà de la récolte, de la quantité, de la qualité ; ils parlent aussi des prix, qui seront élevés comme on peut croire, aux offres qui se font déjà. Ils ont une manière à eux de cultiver leurs vignes, il y a toujours au milieu un gros fossé de creusé. On y couche les ceps qu’on recouvre, en laissant sortir le bout des sarments, pour les renouveler ainsi, de ligne en ligne, chaque année. Et l’eau du bisse arrive aussi par une quantité de rigoles creusées, le sol étant très graveleux et le soleil très chaud. Quand le temps est venu, on voit partout sur les chemins des chars arrêtés : il y a dessus une cuve rouge où on met le raisin foulé ; et derrière le char, le mulet attaché attend la tête basse et balançant la queue. Ou bien on pend les brantes au bât, une de chaque côté, et elles se tiennent en équilibre, ou bien on les porte à dos d’homme ; c’est ainsi qu’on voit ces vieilles ridées, marchant lentement, pliant sous le poids. Mais aux endroits très raides ceux des vallées reculées qui ont un long chemin à faire pour rentrer chez eux, se servent encore de grandes outres de cuir, cousues en forme de sacs. Ils sont longtemps à leurs vendanges, ayant de très petits morceaux de vigne éparpillés. Et les uns font deux cents, les autres trois cents litres, guère plus, ayant juste de quoi remplir leur tonneau, de quoi boire pendant l’année. Parmi les feuilles déjà plus rares, ils vont baissés, presque cachés, se relevant parfois et alors les têtes et les épaules paraissent, perdues çà et là, d’entre les sarments ; et le raisin est doré cette année ; par le bon soleil qu’il a fait, mûri et collant grâce au foehn, mais « il donnera peu de clair ». Et ils restent, un moment debout, ayant les reins qui leur font mal ; et au-dessus d’eux, parmi des vergers qu’il y a, les petits arbres ronds, les prés encore verts et les premiers bois, un chien se met à aboyer, on entend un coup de fusil. Ainsi l’automne, dans ce pays, c’est beaucoup de jaune et de roux partout, une grappe mûre qu’on tient dans la main, un chasseur qui sort d’un buisson. Car ils chassent aussi et surtout braconnent ; et tout à coup ceux dans les vignes, voient le lièvre traqué qui roule entre les ceps, et le poursuivent à coups de pierres, mais déjà il a disparu. La plaine à présent est là, droit sous eux, coupant soudain la pente par sa surface toute plate, non pas une plaine, en réalité : le fond de la grande vallée où toutes les autres viennent aboutir. Presque en face d’eux, il y a la gorge par où ils passent quand ils montent ; et partout, c’est des espaces de roseaux ou d’herbe maigre, déjà flétris, des carrés d’arbres, des taillis, des espaces pierreux avec des routes bordées de peupliers qui vont à des villages gris, ou bien des maisons isolées ; et c’est aussi par place des brusques rocailles pointues qui sortent, nues, roussies, portant à leurs sommets des ruines, ou bien dans un repli une église blottie. Et le fleuve qu’on voit cette fois de plus près ne roule déjà plus son eau blanche du temps de la fonte des neiges : il est presque vert à présent ; et, endigué, il fuit tout droit, comme une autre route plus large. Ils se sont baissés de nouveau, ayant rempli leurs seilles ; ils les portent à la brante où on foule avec le fouloir, et la brante s’en va à son tour à la cuve, et la cuve au pressoir. Ils en ont encore d’anciens, en bois, mis sous un petit toit porté par des piliers de pierre, devant la porte de la cave. Seulement ils ne sont pas pressés de s’en servir, ayant l’habitude des longues cuvées, par où leur vin prend un goût à lui qui est celui de la gousse, et une couleur plus foncée, et un arôme fort. Et ils se sentent loin de chez eux ici, car tout est changé autour d’eux, ayant passé subitement des contrées du nord à celles du sud. Et c’est toujours ainsi dans ces pays de grandes pentes qui s’élèvent jusqu’aux glaciers, avec leurs étages divers : et de ces neiges aux rochers, à travers les pâturages puis les premiers bois espacés, puis d’épaisses forêts, puis les prés, et les champs, c’est le climat qui change, et les saisons, toute la vie et aussi les espèces d’arbres qui se succèdent depuis l’arolle, par les mélèzes et les sapins, jusqu’aux hêtres et aux noyers. Et en haut encore, des très longs hivers, des grandes gelées, une neige épaisse, et du soleil sans doute, mais froid, tandis qu’ici l’hiver s’avance enveloppé de brume tiède, et le châtaignier mûrit la châtaigne, et le muscat sur les murs blonds allonge ses grains à chair dure. Ils sont donc ici pour un mois ; à côté de leur village, il y a un autre village, il y a la ville tout près, on voit passer les trains qui sifflent ; et peut-être que leur nature change également, car ils n’ont plus tout à fait le même air qu’en haut, semblant un peu diminués, un peu gênés, un peu perdus. Et ils se recherchent entre eux comme s’il voulaient retrouver par là un peu de leur vie véritable. Au printemps, ils s’en vont en bande dans les vignes de commune, avec leurs fossoirs sur l’épaule, comme une troupe de soldats, avec devant eux un tambour qui bat et un fifre, lesquels battent et jouent encore, pendant qu’ils taillent ; et, tous ensemble, ils reviennent le soir, seulement plus bruyants et se donnant le bras, à cause des bottilles pleines. C’est en cette saison d’automne que se tiennent également les grandes foires à la ville, où ils vont d’ordinaire avant de remonter chez eux. Ils vendent une vache, en achètent une autre, ou c’est un cochon dont ils ont besoin ; même quelques-uns, du moins autrefois, allaient y débiter du vin. Au bas de la grande place un peu inclinée, entre deux rangées d’arbres, les mulets s’alignaient, avec les outres et les barreaux de bois, on apportait des tables et des chaises, il y avait aussi de quoi manger, et les clients bientôt arrivaient, les tables se garnissaient, on buvait, on riait, avec un grand tapage, tandis que les feuilles tombaient des platanes aux troncs écailleux. C’est là, sur cette place, que se tient le bétail : les petites vaches brunes et noires, alignées à des pieux, quelques bœufs, des taureaux, quelques chèvres aussi ; à un bout les cochons, les gros attachés à un arbre, et des tout petits roses qu’on met dans des sacs pour les emporter, pendant qu’ils hurlent et se débattent. Et c’est un peu comme toutes les foires, avec les échoppes tout le long des rues, les gens venus d’un peu partout endimanchés, les pintes et les boutiques pleines ; sauf qu’à ces échoppes, on vend encore par-ci par-là des fichus de laine à la vieille mode du pays, noirs, brodés de fleurs vertes et roses, ou des mouchoirs italiens teints de vives couleurs ; sauf également les mulets bâtés qui attendent ; sauf les grandes filles d’Hérens, larges, fortes des hanches, dans leurs costumes bruns à taille haute, avec un fichu rouge, une ceinture blanche, la jupe courte et des bas blancs, des souliers plats, des chapeaux plats mis de côté. Sauf les très vieux chapeaux à falbala des vieilles, avec leur coiffure haute et la dentelle plantée debout, et tous ces costumes de filles. Car ils se ressemblent entre eux ; pourtant à des petites différences, à des peignes en fil de cuivre qu’elles ont dans le chignon, à la forme du caraco, à un ruban, à un fichu, on peut dire d’où chacune vient, chacune ayant suivi la mode de chez elle. Et il y a encore le gendarme au bel uniforme, qui va et vient devant l’hôtel de ville, portant le fusil sur le bras. Et cette habitude qu’on a, pour balayer les champs de foire, de faire venir ceux des galères, c’est-à-dire ceux des prisons, dans leurs costumes bigarrés. Ils vont encore à cette foire, le mois de novembre est venu, les vendanges sont faites ; un beau jour, ils repartent. Tantôt dans un sens, tantôt dans un autre ils refont le même chemin. Au bât des mulets il y a seulement à présent les barreaux pleins de vin nouveau. Quelques-uns aussi prennent par les raccourcis au lieu de passer par la route. Ils passent près d’une grande fabrique qu’on est en train de construire juste au pied des rochers, pour laquelle on a détourné toute l’eau de la rivière. Et là où était l’ancien village, sont sorties de terre une quantité de maisons, vertes, roses, ou bien bleues, faites de ciment, qui sont des auberges ou des pensions pleines d’ouvriers italiens. Et il y en a encore beaucoup d’autres qu’on est en train de construire ; et c’est partout des échafaudages dressés, des tas de mortier qu’on brasse, des pierres qu’on taille, le bruit des marteaux pointus sur les pierres. Et ceux qui remontent, passant par là, pressent le pas, et sentent leur venir une grande colère, étant comme chassés de chez eux. Quand le vin est dans la cave, pourtant ils sont contents. Plus ils ont de vin et de tonneaux, plus ils sont fiers, plus ils ont d’espèces de vins surtout. Il y a ceux qui n’ont que du blanc, il y a ceux qui ont du rouge et du blanc. Mais le blanc chez eux devient vite brun, les douves étant en bois de mélèze, et il prend un goût de résine. Et certains tonneaux ne se vident jamais, car chaque année on y rajoute. Ils aiment qu’on vienne goûter leur vin. Et à ceux qui ne s’y connaissent pas, ils aiment aussi à faire des farces, parce que ce vin de lui-même monte vite à la tête, mais il monte encore plus vite, quand on « mélange », c’est-à-dire quand on en boit, l’une par-dessus l’autre, de deux ou trois espèces. Alors il devient tout à fait méchant. Et ils s’arrangent en conséquence, passant à un nouveau tonneau, vous tendant ce verre, vous guettant de I’œil ; et on se dit : « Eh bien ! quoi, j’ai un peu bu. » Et pourtant on se sent tout à coup la tête qui tourne, pendant qu’ils s’amusent en dedans. On va quelquefois chez le juge, c’est lui qui a la plus belle cave. On y va pour des affaires à régler, ou bien le dimanche après-midi pour passer le temps un moment et pour le plaisir de causer. Il y a sur les rayons les fromages et les séracs et des pains aussi qu’on a mis mollir ; le verre va de main en main, aussitôt plein aussitôt vide ; pour voir clair, on laisse la porte entr’ouverte ; et en face de soi, au-dessus des ravins, les forêts de mélèzes, à présent nues et grises, semblent des toiles d’araignées. Il fait même presque froid, on reste les mains dans ses poches. Et la discussion, généralement, c’est sur les rouges et les brunes. Le juge aime mieux les rouges, mais le président aime mieux les brunes. Et ainsi il s’est formé deux partis. Il y a d’abord une chose sûre, c’est que les rouges donnent plus de lait. Mais sont-elles si bonnes montagnardes ? et puis c’est une race étrangère ; dans le pays on en a une vieille, on sait ce qu’elle vaut, le mieux est de la conserver. « Seulement dix litres par jour ! » « Eh oui ! Voilà… seulement quoi ?… » Et puis ça dure. Le juge a passé au tonneau de rouge. Ce rouge est du tout bon qu’il faut boire très lentement pour suivre le goût jusqu’au bout, et on lève le verre haut afin de n’en rien laisser perdre. Et le juge parle comme en hésitant, étant habitué à choisir ses mots. II a une barbe au bas du menton, et les joues rasées ; et sa barbe est à peine grise ; quoiqu’il ait soixante et dix ans, il va faire encore ses foins, comme un jeune, et couper son bois. Et ce métier de juge, c’est d’aller vers ceux qui se chicanent, de les faire venir à la cave, de leur dire : «Voyons, tâchez de vous arranger. » Après quoi, d’ordinaire on s’arrange en effet. Ils ne sont pas tombés d’accord, pourtant, au sujet de ces races de vaches. Sur quoi, on boit encore un peu. On entend au plafond un bruit de pas qui vont et viennent. Il y aura demain, à la maison de commune, une séance de la commission de police, avec le président, le sceautier, et lui, le juge, à cause des trois filles et des deux garçons qui ont été pris à danser, et tous les cinq auront l’amende. Ils sont rentrés pour la Toussaint. Et déjà la neige est tout près. Ainsi un petit peu l’hiver se tient à la porte pour le jour des Morts, qui vient le lendemain. Ils vont ce jour-là prier sur les tombes ; et il n’y en a pas beaucoup. Pourtant chacun a où prier ; les petits enfants surtout sont nombreux. Les cloches toute la journée sonnent. Elles sonnent pour les morts et marquent qu’on se souvient d’eux, en bas sur la terre, et intercèdent aussi pour eux, par leurs longues, lentes voix. C’est deux notes, une haute et une autre assez, basse, qui reviennent tout le temps, avec un même son, une même cadence, et un même battement triste. Alors la voix s’en va vers les rochers, mais ils sont déjà renfermés dans leur solitude d’hiver ; et s’en va vers les pâturages, ils sont vides ; et vers les bois, ils sont pleins d’ombre : et s’en revient tournant sur place et ne s’adresse plus qu’aux hommes, à qui elle dit : « Pensez à ceux qui s’en sont allés devant vous, et à ce jour qui vient pour tous pareillement. » C’est comme un signe qui se fait et le soleil aura beau briller désormais, débarrassé de ses nuages ; il y a eu comme un tournant sur le chemin de la saison, et la vie se resserre encore. On voit les maisons, qui ont comme peur, se presser l’une contre l’autre. Ainsi font les moutons quand ils sentent la nuit venir. L’été, ils ont là-haut quelquefois des visites qui montent de la plaine, désormais ils n’en auront plus ; ils vont vivre tout seuls entre eux. Pourtant il est encore venu, ce dimanche dernier, le frère de Fridoline, et comme il est gendarme, elle, on l’appelle la gendarmesse. Il a profité d’un jour de congé, ayant mis son bel uniforme avec l’habit à la française à grand plastron et larges épaulettes rouges, avec le baudrier de cuir blanc où pend le sabre à fourreau de cuir et poignée de cuivre, avec le beau képi sans visière derrière et des pantalons bleus à bandes rouges également. Tout le jour on l’a vu qui allait et venait à travers le village, entrant dans les maisons pour faire la causette, saluant des amis, allant avec eux à la cave, buvant, trinquant ; vers le soir, il est reparti. Majs il y en a une surtout à qui il n’a pas oublié d’aller dire un petit bonjour ; c’est Martine sa bonne amie, et elle a ouvert le petit paquet qu’il lui a laissé ; elle a trouvé dedans un beau cadeau pour elle, un mouchoir de cou en vraie soie, gris, avec des rayures bleues, qu’elle a tout de suite essayé : puis, l’ayant essayé, a soigneusement refait le paquet, l’a caché dans le coin du coffre et s’est dit : « S’il fait beau dimanche, je le mettrai pour aller à la messe ». Et elle a été bien heureuse, d’avoir un galant qui pensait à elle ; elle a fait une lettre pour le remercier, et sur l’enveloppe s’est bien appliquée pour écrire l’adresse : « Monsieur Baptiste Antille, gendarme ». Il est descendu vers le soir, et le lendemain le ciel s’est couvert. Et voici comment l’hiver vient. D’abord c’est la gelée blanche, un froid du matin et du soir, quelques pluies encore, du brouillard. On sent au ciel des vents qui luttent. Quand le foehn souffle, il y a vers le nord un entassement de nuages noirs, quelquefois même d’un bleu sombre, tandis que vera le sud et l’est, un autre bleu, celui du ciel, luit doucement, et par les trous le soleil perce et soudain brille. La neige des sommets un jour descend, un jour remonte, et cependant toujours gagne un peu plus, ainsi hésitante, allant pas à pas, en bas sur les pentes. Et un matin on voit sa clarté dans les chambres, elle est tout autour du village ; puis le vent souffle de nouveau, de nouveau elle est dispersée. Puis le vent tombe, les nuées reviennent. Et, de leur masse se détache comme une grande mousseline, qui pend et traîne par un bout : cette fois c’est la vraie neige. Elle tombe pendant la nuit, elle tombe le jour suivant, puis toute la nuit de nouveau et quelquefois un jour encore ; il y en a un pied, deux pieds ; et les toits deviennent épais sur les parois de bois qui plient, qui semblent s’enfoncer dans la masse du sol. On est toujours enveloppé de gris ; puis tout à coup dans l’épaisseur une déchirure se fait ; et d’en bas se fait comme une poussée vers en haut, et tout ressort au grand soleil. Il éclate dans l’air très pur, avec ses calmes flammes blanches, et il n’y a rien que ce bleu en l’air, et en bas du blanc et le bleu des ombres, avec un peu de noir là où sont les forêts, et des taches brunes qui sont les maisons. Tout s’égalise sous la neige : car sur les crêtes le vent la prend, et la poussant devant lui l’entasse dans les creux qu’il comble ; et où était une saillie aiguë, on ne trouve plus qu’une vague molle ; les barrières sont recouvertes : cela ondule et va au loin par lentes surfaces, soulevées en pentes, qui retombent avec douceur ; et c’est comme un miroir où se mire le ciel avec ses lumières changeantes, où glisse parfois l’ombre d’un nuage. Au soleil, il fait très chaud, tandis qu’à l’ombre il fait très froid. Avec la nuit, ce froid devient plus vif encore. Et il saisit toute eau, même celle qui court aux pentes, qu’il durcit dans sa chute même, il travaille aux fentes des rocs qu’il fait éclater avec bruit. Sous le grand ciel noir plein d’étoiles blanches, une clarté bleue pénètre les choses, tandis que brille ici où là, une lampe à une fenêtre. Mais dans les chambres un bon feu brûle et le poêle de pierre est plein. Et en haut dans la plaque grise le dessin d’un cœur est creusé, avec quatre initiales, celles de la femme, celles du mari ; et le bois gras, résineux, du mélèze le secoue en dedans avec sa flamme vive. Ils sont là qui se sont couchés, cinq ou six dans la même chambre, le père et la mère avec les enfants, ayant bien fermé les fenêtres, s’étant bien serrés sous les couvertures, et ils dorment tranquilles, l’hiver ne pourra pas entrer. Seulement, avant que le jour vienne, ils sont déjà debout pour aller soigner le bétail. On voit ces petites lumières s’en aller dans la nuit, les unes du côté d’en bas, les autres vers Planpraz, les unes plus loin, les autres plus près, qui s’arrêtent, qui disparaissent ; et ainsi des chemins se font. Quand le jour paraît ils se montrent, tracés çà et là, comme des sillons sur les pentes lisses, aboutissant là-bas au petit toit perdu ; et dans le creux des pas joue une jolie ombre. Puis ils noircissent peu à peu et se salissent ; car c’est aussi les vaches qu’on change d’écurie, qui avancent péniblement, enfonçant jusqu’à leur gros ventre, vives de couleur dans tout le blanc qui est autour. Ou bien c’est encore les luges qu’on sort et le mulet à qui on met le bât ; et un nouveau chemin s’en va vers la forêt. L’hiver on a coupé le bois et ils profitent de la neige : soit qu’ils fassent glisser les troncs, le mulet attelé devant, et derrière deux ou trois hommes qui ont enfoncé leur hache dedans, le guidant ainsi ou le retenant aux endroits trop raides ; soit qu’on entasse sur la luge les branches plus petites dont on fait les fagots. Alors l’homme qui est devant s’en va renversé en arrière, et presque couché sur le dos, enfonçant ses talons dans la croûte déjà durcie. Mais ces troncs qu’ils ramènent, il faut qu’ils en fassent des planches, c’est l’autre travail de l’hiver, ils l’appellent le bambanage. Au milieu du village, près de la fontaine, il y a l’échafaudage dressé, appuyé d’un bout à la pente et supporté en l’air de l’autre ; là-dessus se tient un des hommes, le second est dessous ; et entre les deux va la grande scie qui monte et descend, avec son petit grincement. Alors pendant qu’ils scient, il vient un autre bruit, de l’hiver, c’est le bruit de l’école. L’été elle est fermée, l’hiver elle se tient dans la salle de commune. C’est une chambre un peu plus grande que les autres, avec beaucoup de petites fenêtres qui se touchent toutes sur le devant et des grosses poutres au plafond. Là se tiennent donc les réunions de commune, là se font aussi les votations. On loue un régent à l’automne, on met des tables et des bancs ; et un beau jour la salle se remplit. Et certaines fois le régent écrit les paroles d’un chant sur le tableau noir, toute l’école se met à chanter. C’est ce bruit qui vient qu’on entend ; et la scie continue, et à la fontaine où la glace pend, les femmes cependant viennent remplir leurs seaux ; ou bien on allume le four et il sort par le trou une grosse fumée ; on s’appelle, des voix se répondent ; et à cette petite place il y a ce bruit et ce mouvement, tandis que tout autour c’est un grand vide et le silence. Pourtant, de temps en temps, la poste monte encore par le chemin de la vallée, n’arrivant souvent qu’à grand-peine ; et il n’y a plus de mulet depuis que l’hôtel est fermé, et presque point de lettres, chaque semaine seulement les journaux, ils en ont deux ou trois qui paraissent le samedi ; et par eux viennent les nouvelles. Mais à quoi ils s’intéressent surtout, c’est à ce qui se fait dans le pays, aux ventes, aux mises, aux soumissions de communes, à une loi qu’on va voter. Et quand quelqu’un a fait faillite, ils disent : « On l’a mis dans le Bulletin ». D’abord le village n’avait pas d’église, rien qu’une petite chapelle ; ils allaient loin, très loin à la messe. Et ils ont voulu avoir une église. Seulement comment payer le curé ? Alors une vieille en mourant donna tout ce qu’elle avait, vingt mille francs, et c’est déjà là-haut une grosse fortune, du pauvre argent bien difficilement gagné, venu pièce par pièce, et chaque pièce a été une grande sueur, une dure fatigue. Elle donna tout pour le bon Dieu. L’argent fut prêté par petites sommes dans tout le pays et les intérêts chaque année se paient à la Saint-Thomas. La Saint-Thomas tombe le 16 décembre. Ce jour-là, la cure est sens dessus dessous. Euphémie la servante a été chercher Sidonie ; et c’est elle qui vient toujours, ayant servi à la ville autrefois. On allume un grand feu à la cuisine. On a acheté des macaronis et un beau rôti de veau. La grande chambre aussi a été balayée, le curé est rasé de frais. Le conseil de fabrique arrive le premier, de bonne heure déjà le matin ; ils sont cinq ou six, ils s’asseyent à la grande table. Le curé a pris place au bout, et à sa droite il a le secrétaire, qui pose devant lui le registre des comptes et la caisse où on met l’argent. Il y a un bruit de cuisine qui vient tout le temps à travers la porte : c’est les assiettes qu’on lave, les cercles des marmites qu’on fait tomber sur le fourneau, ou bien la voix d’Euphémie qui se fâche ; et par la porte aussi viennent des odeurs agréables, l’odeur de la friture et celle du fromage. Et comme ils ont allumé des cigares, les gros cigares noirs du pays, la fumée bleue se mêle à cette odeur, pendant qu’ils remplissent leurs verres, car on a déjà apporté le vin. Il n’est pas dix heures que les premiers avec l’argent, ceux du village, arrivent. Et à tous ceux qui entrent, on verse à boire, ils boivent, on trinque ; ils aiment à sentir ce goût un peu âcre qu’a le vieux vin dans le pays et une chaleur court dans tout le corps. Ensuite on cherche les noms sur la liste, en face de chacun est la somme à payer. Alors, l’un après l’autre, ils paient. Ils sortent de leur poche la bourse où ils ont leurs écus, l’ayant cherchée longtemps, la serrant contre eux pour l’ouvrir, penchant un peu la tête pour compter dedans encore cet argent, et puis le prennent pièce à pièce et l’alignent là sur la table, comptant la somme de nouveau. Elle est bien juste. Ils boivent encore un verre pendant qu’on écrit la quittance. Et voilà ils sont un peu tristes de voir cet argent s’en aller ; quand même il était dû, c’est comme un enfant qu’on perdrait. On voit ainsi entrer le vieux Onésime qui a septante-cinq ans, celui qui porte la croix dans les processions ; et on dirait que ses mains ont pris pour toujours la forme de la hampe, avec leurs doigts tout recourbés. Il a des cheveux longs et durs et gris un peu collés devant et tombant sur le front, et des yeux enfoncés, des pommettes qui font saillie, avec partout autour, qui cache la bouche, le menton et tout, une barbe comme la mousse. Il se tient debout sans rien dire, étant habitué d’attendre, étant plein de soumission. Il doit quinze francs chaque année. Augustin de la poste, lui, doit quarante francs, mais c’est un homme solide, et qui est jeune et gagne bien, à cause des bonnes jambes qu’il a, et il paie facilement. On voit aussi venir le vîIi. On en voit venir un, deux, trois, quatre, cinq : et chaque fois un gros pas se fait aux marches de bois, et butte, et résonne, puis il y a comme une hésitation, et puis enfin la porte s’ouvre. Tout à coup on entend la cloche de midi ; c’est maintenant à la cuisine un bruit de couteaux, de fourchettes, de plats qu’on dresse, et cela signifie que le dîner est prêt, comme on s’en aperçoit bientôt quand Euphémie entre à son tour, apportant le macaroni. On remplit la channe à nouveau. Et tout le monde reste à sa place, on tire seulement le registre un peu de côté, avec la caisse à moitié pleine, et puis on commence à manger. Il y a tant de fumée qu’on peut à peine se voir ; et le vin brille dans les verres à cause du soleil qui a enfin paru. Comme ils ont faim, d’abord ils mangent sans parler ; on mange rarement de la si bonne viande ; et ils font des grandes bouchées. Il n’y a rien que le curé qui dit de temps en temps un mot pour faire rire, mais il mange autant que les autres, ayant bonne humeur et bon appétit. Ils mangent donc, ils boivent, c’est le curé qui offre tout ; et petit à petit, comme l’eau au moulin, le vin commence à faire aller les langues ; on sent une gaîté venir ; ils se mettent à parier, à rire ; et Euphémie est là qui leur dit : — Est-il bon mon rôti ? A quoi ils répondent : — Pour sûr qu’il est bon. Mais la porte s’est rouverte, c’est ceux qui habitent loin qui arrivent à présent. Et comme ils ont marché longtemps, et sont encore à jeun, étant partis dès le matin, à ceux-là on sert du pain et du fromage. Ils ne parlent plus tout à fait le même patois ; et rien qu’aux mots dont ils se servent, de chacun on peut dire de quel village il vient. Et il y a encore une autre différence, ils ont mis pour venir leurs habits du dimanche, des habits très vieux, très anciens ; et un porte même le frac d’autrefois, un frac bleu à boutons de cuivre avec une queue qui pend par-derrière. C’est qu’il est très vieux lui aussi, pourtant il a fait tout ce long chemin, s’appuyant sur son gros bâton. Et, comme il a payé et mangé, s’en retourne, remettant son chapeau de feutre, saluant monsieur le curé. Il a une bosse au dos, étant cassé par le travail, et son habit tombe en grands plis comme s’il n’y avait rien dessous. Ils entrent, ils causent, ils sortent ; et on mange et on boit toujours. Il y a plein d’assiettes sales, toujours plus de fumée, et une odeur toujours plus forte. Le soleil monte, depuis par terre, contre la paroi de bois : et là est pendue, dans un cadre noir, l’image de la Sainte-Vierge. Tout à coup elle est éclairée et se met à briller, de ses vives couleurs, avec sa robe bleue et son manteau de pourpre, montant au ciel sur un nuage, les mains croisées sur sa poitrine, les regards tournés vers le ciel ; tandis que sortant de la nue, tout autour d’elle des petits anges vont s’élevant en même temps, sur des ailes fines et rondes comme celles des papillons. Il est encore venu un homme, mais celui-là c’est presque un monsieur, portant une jaquette, un col empesé et une cravate. Et c’est lui également qui doit la plus grosse somme, c’en est un qui a bâti un hôtel et il a emprunté dessus. Et il parle encore patois quand il faut, mais le plus souvent il parle français. Il a l’habitude des chiffres, faisant très vite une addition, ayant tout de suite compté son argent. Peut-être qu’un jour il sera riche, et comme d’autres avant lui, il enverra son fils dans les écoles des villes. Déjà on dit qu’il fait un peu de politique, il sera nommé député. Pourtant il est bien encore de sa race, comme on voit aussitôt à sa manière de marcher ; et quand il a mis ses affaires en ordre, il va dans le village et entre chez le juge et chez le président. Le soleil monte toujours plus haut contre la paroi, c’est qu’il baisse au dehors, et la Vierge est rentrée dans l’ombre. Là-bas, la boule rouge descend vers la montagne. Il est un peu plus de trois heures, les journées sont courtes en cette saison, elles sont parmi les plus courtes ; et il semble que jamais la montagne au ciel n’a été si haute, elle qui fait si tôt la nuit. Et puis comme toujours il y a ce blond, puis ce rose sur les grands espaces de neige ; les petites fumées si bleues, fines comme tout sur les toits ; en bas, dans la vallée, déjà l’obscurité. Mais cette fois la caisse est pleine. Et avec cet argent le bon Dieu toute une année, sera loué, et toute une année brûlera devant l’autel la petite lampe d’argent. Et ainsi la saison s’avance d’un lent mouvement, par les jours clairs d’hiver, et le soleil parmi la neige, avec tous ses petits travaux, et la neige à présent foulée devant les maisons, tandis que derrière elle s’amoncelle ; les chemins mieux marqués et puis de nouveau recouverts, sur les toits des grands bonnets débordants ; et parfois çà et là une trace de bête, de lièvre ou de renard ; la femme à Justin qui est enceinte, comme on l’a annoncé à la femme au sonneur ; la vieille Catherine qui ne bouge plus d’auprès du grand poêle et tousse et dort là tout le jour ; les enfants qui vont à l’école, parfois le curé qui y entre aussi ; toujours les lumières qui vont et qui viennent, chaque matin et chaque soir, le bois qu’on va couper, les bambaneurs avec leur scie ; et puis, quand la nuit tombe, tout le monde qui rentre, toutes les maisons bien fermées, et autour du village tellement de silence et tant de solitude qu’on dirait que tout est mort pour toujours. Alors parfois, dans le grand vide, une pâle lune se lève et puis vient avec un pas lent ; et elle est de glace et tout est de glace. Par un rayon qui glisse aux surfaces unies, elle fait luire faiblement les espaces, inertes sous elle ; et tout est encore plus mort. Même autour d’elle les étoiles ont un feu moins vif, moins aigu et leur tremblement s’interrompt : et il n’y a plus rien qu’une poudre faiblement bleue, avec les grandes lignes blanches, et le vide incertain des profondes vallées où cette lueur n’atteint pas. On a entendu crier les cochons, c’est le temps de la boucherie. Un matin, tout a été préparé ; derrière la maison, on saigne la bête. Dans l’air étonné, ces longs cris viennent et passent, des cris comme des sifflements qui montent et descendent avec des grognements en bas, et puis, comme tremblants de peur, qui s’étranglent et s’interrompent ; et puis finissent comme par un sanglot. Et plus tard, à la fontaine, on voit venir l’homme et la femme qui portent une grosse seille ; et de dedans sortent et étirent en l’air les longs boyaux blancs. On a aussi tué un mulet. Comme on ne pouvait plus s’en servir autrement, à présent on va le manger. Car le mulet est une bête chère, un bon mulet vaut autant qu’un cheval, quelquefois même davantage. Et longtemps celui-là, sous le bât de bois bien sanglé, avait été dans la montagne, par les petits chemins où eux seuls peuvent passer, portant tantôt du bois, tantôt du fumier, et tantôt du grain ; ou bien le vin dans les barreaux, ou bien aussi son maître ; grimpant les pentes, faisant rouler les pierres sous ses petits sabots, mangeant un peu de paille ou d’herbe, puis il est devenu trop vieux. On l’a assommé d’un coup de maillet. Et toujours la saison s’en va, avec des jours pareils dans la grande lumière, et tellement pareils qu’on ne les reconnaît plus entre eux, n’étant plus marqués maintenant dans leur progression et leur fuite par le vert qui pousse aux mélèzes, ou l’herbe qui grandit, ou les carrés de blé là-bas qui se détachent jaunissants, ni au contraire par le retour des choses et cette marche en sens inverse de l’automne, car à présent c’est l’immobilité de tout. Alors on en vient à Noël. On se réjouit dans tout le village. Le marguillier et le sonneur ont été à la cure boire ; et partout on fait du vin chaud. On met dedans du sucre avec de la cannelle et des clous de girofle, on l’avale bouillant ; et c’est pour le plaisir, mais c’est aussi pour faire provision de chaleur parce que l’église est sans feu. On boit donc, on mange, et il y a comme un petit bonheur qui descend du ciel sur la terre, comme autrefois au temps des Anges, qui chantaient la bonne nouvelle. A onze heures déjà on commence à sonner, on sonne ainsi jusqu’à près de minuit ; alors ils partent pour l’église. Dans la clarté d’en haut, plus claire du reflet d’en bas, les murs blancs se lèvent un peu bleus, avec les fenêtres encore presque obscures ; ils s’en vont les mains dans les poches. Sur la neige durcie, les pas commencent à sonner, et, le chemin étant battu, il y a au milieu comme une ornière très profonde, avec comme un mur de chaque côté. Et puis sur les dalles de pierre les pas sonnent encore plus fort ; c’est beaucoup de petites ombres qui vont se pressant sous le porche où tremble à peine une clarté, puis qui s’enfoncent, disparaissent, et ce porche tout à coup et les fenêtres aussi s’éclairent, se découpant par carrés rouges dans le bleu plus noir de la nuit. C’est qu’ils ont allumé leurs bougies enroulées, et les ont posées devant eux. Et voilà les chants qui commencent. Ils regardent devant l’autel la crèche là placée en souvenir de la Nativité. Le petit Jésus sur la paille, Marie à genoux près de, lui, puis Joseph debout les mains jointes, puis dans le fond le bœuf et l’âne, et enfin les rois Mages qui offrent leurs présents. Ils pensent aux temps très lointains, à ces pays des plaines où on dort la nuit dans les champs, à ceux qui étaient des bergers comme eux ; et le bœuf leur est familier, ainsi que l’âne, et le petit Jésus aussi, et Marie et Joseph lui-même ; il n’y a que les rois Mages qui étonnent à voir, surtout le nègre, sous son espèce de gros bonnet fait avec des linges enroulés. Et c’est Noël qui passe, c’est la Saint-Hilaire qui vient, qui est la fête des mulets : ce qui fait que ce jour-là on les laisse à l’écurie. Ils peuvent pour une fois se reposer tranquillement, couchés sur la litière tiède, au lieu d’aller sur les chemins, comme ils font les autres jours d’œuvre, et sont nourris quand même de bon foin et abreuvés d’eau. Alors viennent les Quarante-Heures. Dur temps, par les grandes gelées, par les neiges encore plus épaisses, ils doivent aller chacun à leur tour prier dans l’église. Les hommes ont mis l’habit blanc, et sur l’autel est le Saint-Sacrement, ils prient agenouillés devant. Et il ne faut pas que jamais la place devant l’autel soit vide, c’est pourquoi les rôles sont fixés d’avance, comme on peut le voir sur la liste qui est affichée à la porte. Et toujours l’hiver qui s’en va, qui ne change pas, qui reste le même et des semaines et des semaines encore, va s’étendre et durer, alors qu’en bas c’est déjà le printemps. Sodonie est assez grosse, et plutôt petite ; blonde, presque rousse avec des cheveux tirés en arrière qui lui tendent la peau du front ; et ce front est rond et un peu bombé. Là-dessous elle a deux yeux pâles, un peu troubles, mais prompts à rire, et son nez et ses grosses joues sont couvertes de taches de rousseur. Cela lui est venu d’aller tout le temps au soleil, et d’être souvent tête nue. Quand elle penche la tête, deux plis se font sous son menton, tellement le col de son caraco est serré. Elle a deux chapeaux ; un qu’on lui a donné quand elle avait quinze ans, qu’elle garde pour les jours d’œuvre, l’autre qu’elle s’est fait, voilà trois étés seulement, qui est le chapeau du dimanche. Tous les deux ont les ailes couvertes dessus et dessous, comme c’est la coutume, avec du velours noir ; et autour de la coiffe en paille le ruban est bien arrangé ; mais le ruban du vieux s’est tout fané à l’air… Elle a trois mouchoirs de cou, dont un très ancien est avec des franges, de ceux qu’on portait pliés en triangle, avec la pointe dans le dos et tout brodé de fleurs de soie. Et un jour un monsieur a voulu le lui acheter, mais elle a refusé, parce qu’il venait de sa mère. Elle le garde en souvenir, dans une petite boîte. Et dans cette boîte il y a d’autres souvenirs, une médaille avec l’enfant Jésus, des images des capucins, celles qu’elle a reçues pour sa première communion, qu’elle met parfois dans son paroissien, et puis elle a peur de les perdre, elle les remet dans la boîte. Elle a cette boîte, elle a deux jupes en coton et deux en étoffe de laine ; deux caracos bleus, une taille en toile pour aller, aux champs ; et tout cela est rapiécé, mais propre, car c’est une fille soigneuse, et quand elle a fini son ouvrage, le soir, elle s’occupe encore à coudre, tirant l’aiguille sous la lampe. Elle a déjà trente ans et n’a pas encore trouvé de mari. Et quand on lui dit, parce qu’il est triste de vivre ainsi seule : — Sidonie, pourquoi ne vous mariez-vous pas ? Elle répond : — Je suis trop pauvre, qui est-ce qui voudrait de moi ? Mais c’est sans rancune qu’elle parle ainsi, comme d’une chose naturelle ; le monde est fait de telle sorte, personne n’y peut rien changer. Les riches vont avec les riches, les pauvres vont avec les pauvres. Et on peut s’aimer, mais ce n’est pas tout, il faut de l’argent. Pourtant il n’y a pas de fille qui n’ait eu un ou deux galants. II en vient, qui rôdent autour, qui sont pour un jour, pour une semaine, et on est contente quand même. Seulement, il faut faire attention. — Ah ! oui, qu’elle dit encore, si on voulait aller avec tous ceux qui viennent, on en aurait un tous les soirs. Et elle réfléchit, et elle reprend : — Et puis après tout, c’est bien leur droit de demander, quand ils demandent poliment. Voilà comment elle est, et les autres sont à peu près comme elle, avec peut-être seulement un peu plus de jalousie et aussi moins bon cœur. Car il y a souvent des petites chicanes, des amies qui deviennent ennemies, de celles qui pleurent en cachette, c’est la même chose partout. Pour elle, elle va son chemin, ayant aussi beaucoup à faire, levée tôt et se couchant tard. Il faut aller voir sa chambre, parce que c’est peut-être la chambre la mieux arrangée du village. On doit passer par la cuisine ; dès qu’on y entre on est pris par la toux, car elle est pleine de fumée. Le vent qui vient d’en haut tombe sur le foyer où brûle un petit feu, et il rabat la flamme, et tout est dans le bleu, perdu dans la fumée, jusqu’au falot, posé par terre, qui n’est plus qu’un petit rond jaune. — Bonsoir, on dit. Et elle dit bonsoir. Elle est là près du feu à remplir la marmite, toute noire, étant accroupie, sur le rouge que fait le feu. Elle se lève et elle vient vous recevoir. Et il faut tout de suite qu’on entre dans la chambre. Il y a son frère, le sonneur, assis à un bout du banc qui est mis devant la table ; au-dessus de la table, à une poutre du plafond, est pendue la petite lampe. Son frère, le sonneur, est en train de boire.  ! Et lui non plus on ne le voit pas tout de suite, caché comme il est dans son coin et ne bougeant pas. On s’assied en face de lui sur l’autre banc, et Sidonie qui est ressortie rentre à ce moment portant d’une main un gros morceau de fromage, de l’autre des pives d’arolle, et ayant sous le bras tout un pain qu’elle pose devant elle, puis s’assied aussi, et dit : — Vous m’excuserez, je n’ai pas encore mangé. Il fait tout à fait nuit. Et elle raconte qu’elle a été aux Evouettes, rapport à un toit de fenil qui laissait passer l’eau, et qu’il avait fallu déménager aussi le foin qui risquait de pourrir. Et comme son frère partage son fenil avec elle, c’est aussi pourquoi il est là. Cependant elle taille de temps en temps dans son fromage, et quant au pain, on ne peut pas tailler dedans. C’est à peine si on peut le casser entre ses doigts, et sous la dent il est comme la pierre, il faut d’abord le laisser fondre et s’amollir. Elle dit : — Il a bien trois mois, et qu’il en reste encore de la fournée. J’ai honte. Mais les pivettes sont bien bonnes, avec leurs coquilles qu’on froisse et dedans la petite graine un peu grasse, qui a un bon goût de noisette. De temps en temps on en croque une, après le vin semble plus frais. Cependant Chrétien s’est entendu avec sa sœur et ne parle plus, n’ayant rien à dire, Sidonie a fini de manger. Elle vit ainsi de presque rien, et elle mange à toute sorte d’heures. On aperçoit dans l’ombre, à un des angles de la chambre, le grand lit, large et haut, carré, sous une couverture à carreaux rouges et blancs, bien bordée et tendue ; dans l’autre angle il y a le poêle ; le plafond est très bas avec des poutres noires, sur le plancher la lampe fait un rond ; et alors aux murs et partout, sur une autre petite table, sur une espèce d’étagère, c’est plein d’images et de petites choses comme elle les aime, Sidonie, étant à présent presque vieille fille, car on met son cœur où on peut. Il y a un vieux crucifix peint en bleu et en rouge, un petit bénitier en porcelaine bleue, avec une branche de buis toute jaune à présent et sèche ; dans une espèce de caisse plate couverte d’un verre, il y a un travail de cire, avec beaucoup de feuillage autour et au milieu la Sainte-Vierge, dans une grande robe à plis et une petite tête qu’elle tient penchée toute pâle, et des mains très petites aussi qu’elle a jointes ; et un autre travail de cire dans une autre caisse où est l’enfant Jésus couché avec les anges qui l’adorent ; puis des photographies où on voit des beaux militaires qui se tiennent bien droits, bien raides, leur képi posé devant eux ; et aussi des calendriers, trois ou quatre, de ceux qu’on donne dans les magasins, mais des anciens déjà effeuillés qu’elle garde à cause de l’image qu’il y a sur le carton ; c’est des belles dames avec des robes décolletées, ou bien un berger et une bergère dans des habits roses, qui gardent des moutons frisés. Et il est venu sur ces choses à la fin un peu de poussière, et avec la fumée aussi elles ont jauni et passé, mais on sent qu’elles sont aimées à un air qu’elles ont, qui est doux. Sidonie s’est levée et elle a été voir son feu. L’eau est chaude dans la marmite, elle la prend, elle la verse, on entend le bruit qu’elle fait, et en même temps, par la porte entr’ouverte, on aperçoit, bougeant au mur, la flamme qui vacille et meurt. Dans la chambre de Sidonie, on vient souvent veiller l’hiver, parce qu’elle est grande et commode. Sans être trop serrés, on peut y tenir quinze ou vingt. C’est le temps où les soirées sont longues, et les gens s’en vont les uns chez les autres, chacun ayant pris sa lanterne, les femmes portant leur rouet. Car les femmes filent encore toutes, ou presque toutes là-haut. Ils viennent donc tous, les vieux et les vieilles, les hommes et les femmes, les garçons, les filles, même les enfants. Le poêle est plein, on a ajouté une lampe qui pend au milieu du plafond ; et dessous se mettent celles qui filent ; et autour de la chambre, ou bien debout contre le poêle, se tiennent ceux qui ne font rien. Il y en a aussi, parmi les femmes, qui tricotent, mais elles peuvent tricoter dans le noir ; par l’habitude qu’elles ont, leurs doigts allant tout seuls parmi la laine et les aiguilles. Pendant le jour, il a soufflé du vent. Il levait la neige droit en l’air, comme un nuage qui venait et cheminait le long des pentes. Et à présent, dans les creux, il y a une poudre fine et épaisse, qui semble sèche sous le pied comme le sable et où on enfonce tout d’un coup. Ce vent est tombé à la nuit ; et à la place de ses secousses, du grand ébranlement de l’air, c’est le silence, comme un mur calme, qui se tient autour des maisons. Là-dedans il y a le chantonnement des rouets ; le pied pèse sur la pédale, et le fil, par la roue qui tourne, est entraîné d’entre les doigts où il se forme ; mais le difficile est qu’il soit égal, là on reconnaît les bonnes fileuses. C’est ainsi que les vieilles enseignent aux jeunes le véritable moyen, et plus on va dans la pratique, meilleur aussi devient l’ouvrage. Ils tournent, les rouets, et les filles rient. On a demandé à Martine des nouvelles du gendarme. Et où il est ? Il est au poste de Monthey, et ce poste, on l’a doublé, à cause des fabriques qui s’ouvrent là-bas et de tous ces socialistes. Et à ce propos viennent des histoires, celle du gendarme de Nendruz qui a reçu une nuit dix coups de couteau, sur la route, ayant été guetté et attendu à un des pontis ; et comment il s’est défendu, à coups de pied, à coups de poing, s’étant adossé à la roche, et étant heureusement grand et fort ; ou bien l’histoire de Dominique qu’on a trouvé un jour au pied des parois d’Ermonettaz, la tête fendue et vide de cervelle ; et on n’a jamais su comment le malheur était arrivé. Au moment important, les vieilles disent : Ora ! Ora ! et alors les rouets s’arrêtent, puis, ils repartent avec la suite de l’histoire. Et puis on entend de nouveau : Ora ! Cependant les hommes ont continué à fumer leurs pipes, et ils écoutent sans rien dire, ou bien hochent la tête, ou lèvent les épaules. Les petits se sont endormis, appuyés de côté contre les jupes de leur mère, des vieilles aussi ferment les yeux, sentant venir l’ombre derrière leurs fronts. Et puis quand l’histoire est finie, on cause ; et chacun dit quelque chose à son tour. Certains sont connus, chacun ayant son caractère, pour savoir toujours faire rire ; d’autres au contraire, qui sont un peu tristes d’humeur, voient toujours le mauvais de tout ; et il y a ceux qui savent répondre, naturellement, trouvant chaque fois le mot qui va bien, et aussi ceux qui ont beau chercher, rien ne vient, et ils restent la bouche ouverte. De ceux-là les filles se moquent. Mais la nuit s’est avancée, alors en voilà deux ou trois qui se lèvent, puis deux ou trois autres, et bientôt tout le monde est loin. Il y a eu un moment le tapage des gros souliers sur les marches de l’escalier ; et puis, les gens étant rentrés chez eux, dans les chambres, un bruit de prières ; puis plus rien ; et les petites étoiles d’en bas s’étant éteintes, il ne reste rien que celles d’en haut, plus blanches et plus vives, qui bougent dans le grand ciel tout noir des grands froids. On fut bien étonné quand on apprit quAmbroise allait mourir, car c’était un homme jeune encore, quoiqu’il eût six enfants ; et en outre il était parmi les plus forts du village. Mais c’est ainsi là-haut : pendant l’été, il ne meurt personne, ils disent : « on n’a pas le temps ». Dès que l’hiver est là, deux ou trois fois par mois on en porte un au cimetière, surtout parmi les vieux et les petits enfants. Et il y a aussi tous ceux que la montagne tue, dont fut Ambroise, par malheur. Il était allé à la forêt faire du bois, ils étaient quatre qui travaillaient ensemble. Et la nuit était tout à fait venue qu’ils n’étaient pas encore rentrés. Tout à coup Phrosine, la femme d’Ambroise, qui était à la cuisine, en train de cuire la polenta, entendit quelqu’un dehors l’appeler. Elle ouvrit la porte, et vit une lanterne, et une forme d’homme, au bas de l’escalier. — Phrosine ! Est-ce toi ? Alors elle reconnut Justin son cousin, qui était de ceux qui faisaient le bois avec son mari, et lui demanda : -- Qu’y a-t-il ? Il lui répondit : — N’aie pas peur, Phrosine, ce n’est pas grand-chose, mais Ambroise a du mal. — Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ? Et les enfants qui avaient entendu, étant sortis, se serraient contre elle, la plus grande, Louise, portant le plus petit. Il dit : — C’est au pied, et ils le ramènent, moi je suis parti en avant. Tout au bout de la rue, entre les deux, premières maisons, on vit une petite lumière qui venait. Il y avait une luge, et sur la luge, Ambroise assis, qui se tenait des deux mains aux montants, ayant la jambe étendue devant lui, et le pied enveloppé dans un morceau de sa chemise. Et on avait eu beau mettre dessus de la neige, le sang avait percé les linges, et s’égouttait sur le chemin. Pourtant, comme on était arrivé devant la maison et que Phrosine se mettait à pleurer, il se mit, lui, à rire, étant courageux, et cria par plaisanterie : — Garde tes larmes, Phrosine, qu’il t’en reste pour mon enterrement. Les trois autres alors prirent Ambroise et le portèrent en haut l’escalier, à travers la cuisine, et jusque dans la chambre où, l’ayant déshabillé, on le coucha sur le lit. Puis on alla vite chercher le vieux Crettaz, Louis-Auguste, qui avait le secret des herbes pour la guérison des maladies. Il vint tout de suite avec une boîte, et dans la boîte ses herbages, des bouteilles et un paquet de toiles d’araignées qu’il sortit et mit sur la table, pendant qu’on déchirait du vieux linge, et qu’on mettait aussi un peu d’eau sur le feu. Puis il dit à Ambroise : — Montre-moi ce pied. Et Ambroise sortit son pied de dessous les couvertures quoiqu’il fût très lourd et brûlant, et déjà très enflé, gros comme une tête d’homme. Il était violet, avec la peau fendue d’un bout à l’autre sur le dessus et une plaie profonde, pleine de sang, caillé par gros grumeaux. Crettaz regarda ce pied et dit à Ambroise : — Comment t’es-tu ça fait ? — C’est un billon qui m’a roulé, dessus. — On te guérira bien. Justement Phrosine venait avec une seille d’eau tiède. — Seulement pas d’eau ! reprit Pierre-Auguste, on le saignerait. J’ai quelque chose qui vaut mieux. En effet la plaie, parce qu’on avait arraché la toile qui était dessus, avait recommencé à saigner ; c’était un sang noir qui sortait, et Ambroise serrait les mâchoires pour ne pas crier. Alors le vieux Crettaz prit ses toiles d’araignées et les défit d’abord entre ses doigts, puis les étendit sur la plaie. Cela fit comme un bourrelet, qui fut tout de suite pénétré de noir, après quoi il enroula autour les bandes qu’on avait préparées, et on remit le pied d’Ambroise dans le lit. Cependant les hommes avaient raconté à Phrosine comment tout était arrivé, et les femmes étant venues aux nouvelles, avec chacune elle recommençait l’histoire. Ainsi la soirée se passa. Quand elle vint à son tour se coucher près d’Ambroise, n’ayant pas d’autre lit, elle vit qu’il dormait. Le lendemain, il allait bien, et le surlendemain, il allait toujours bien. Même comme il lui était pénible de rester étendu, n’ayant jamais été malade, il put, aidé par Phrosine, aller jusqu’au banc, et s’asseoir là sur des coussins qu’on avait mis ; et un autre coussin était sur une chaise pour qu’il pût y poser, son pied. Il fumait afin de passer le temps, regardant par la fenêtre d’où on voyait la fontaine et les gens sur le chemin, ou bien il venait des visites, avec qui il causait un moment. Il pensait : « J’en ai bien encore pour une semaine, mais patience ! on en viendra quand même à bout ». Soudain, le soir du second jour, il fut pris d’un frisson, au moment où il se mettait au lit et tout son corps fut secoué comme par un grand vent. Et quoi qu’on fît pour réchauffer Ambroise, il n’arrivait pas à se réchauffer. Puis, de lui-même, tout d’un seul coup, ce froid se changea en une flamme vive qui s’empara du dedans de ses os ; et le sang se mit à battre à ses tempes avec tant de force qu’on pouvait entendre le bruit. Et, lui, Ambroise se mit à s’agiter et à gémir à cause d’une grande douleur qui, de son pied malade, montait tout le long de la jambe, et d’élancements. Dans les mouvements qu’il faisait, il se découvrait tout le temps et ses gémissements devenaient plus forts, à mesure qu’aussi la souffrance était plus grande ; seulement bientôt heureusement il perdit connaissance. Il parlait tout le temps, avec des mots sans suite, et c’était des choses très vieilles qui reparaissaient en lui comme hors des étangs de bisses, parfois, en temps d’orage, un morceau de bois mort, ou des débris depuis longtemps ensevelis au fond. Le feu du dedans lui brûlait les lèvres, brillait dans ses yeux, tandis que sa peau était sèche, comme prête à se crevasser. Des voisines étaient venues, étant charitables, pour aider Phrosine, et pendant la nuit quelquefois, les petits qui dormaient étaient réveillés tout à coup par cette voix et les craquements du lit, et avaient peur. Pourtant le vieux Crettaz disait : « C’est bon signe, c’est l’humeur qui sort ». Les autres disaient au contraire : « Il a gâté le sang ! » Et en effet les herbes qu’on lui fit prendre encore ne servirent à rien. Alors quand on vit que le mal augmentait toujours, Justin le premier et Phrosine ensuite et ceux de la famille parlèrent d’aller chercher le médecin à la plaine. Il y avait déjà deux jours qu’Ambroise était dans le délire. Et il fallait bien qu’on vît qu’il était sous l’influence de la mort, parce que le médecin coûte très cher, mettant au moins un jour pour faire le voyage, et qu’on est pauvre. Il était tombé de la neige, fraîche. Tout juste s’il restait des traces de pas dans les ravines de la forêt. Pourtant au petit jour Justin sella le mulet et partit. La jambe d’Ambroise était devenue toute noire, et ce noir gagnait vers en haut, avec des taches vertes qui paraissaient d’abord ; et à présent son pauvre corps était secoué continuellement par des convulsions ; une espèce de sueur froide coulait de partout sur sa figure, et cette sueur en coulant allait remplir au bas du cou les deux creux qu’il y a là. Et on avait beau les vider tout le temps avec un linge, ces creux, ils se remplissaient aussitôt à nouveau. Et Justin était donc parti, tout à coup vers midi, Ambroise reprit connaissance : il y a ainsi des retours dans les maladies, des surprises, on ne sait jamais. Ambroise ouvrit les yeux tout grands et regarda autour de lui. Le soleil se tenait derrière un nuage, et l’ayant, peu à peu, comme élimé et aminci, il parut soudain par le trou. Une grande clarté remplit toute la chambre. Là où le chemin passe, comme on voyait par la fenêtre, la neige était un peu noircie, mais sur les toits, elle restait très blanche, par épaisses plaques, qui glissant toujours plus débordaient dans le bas, faisant comme une espèce de second avant-toit. Ambroise essaya de se soulever, mais ne put point, et dit seulement : « A boire ! » Ses lèvres s’étant un peu écartées, par l’effet de la sécheresse de son corps, on apercevait les dents déjà ternes. Phrosine s’était approchée du lit. Il y avait deux ou trois femmes à la cuisine, avec les enfants. Baptiste, son frère, qui se tenait près d’elle, dit alors : — Je crois que c’est le moment. Elle éclata en sanglots, lui sortit. Et il y eut encore un instant d’attente, puis on tinta à l’église, puis on entendit au loin un autre tintement, celui de la sonnette, et ce tintement se rapprocha vite, c’était le curé qu’on était allé chercher. Et le village étant averti venait derrière, comme c’est la coutume, par le petit chemin de neige, ceux qui étaient encore devant chez eux s’agenouillant. Tout le monde s’arrêta devant chez Ambroise. En haut de l’escalier, on vit alors la porte s’ouvrir et les femmes qui étaient dedans sortir sur le perron avec un ou deux hommes qui étaient aussi là, s’agenouillant tous également jusque dans la cuisine et sur le passage vers la chambre, tandis que debout dans son surplis blanc le curé montait les degrés ; puis par lui fut aspergé le seuil et le sol de la chambre, ce qui éloigne l’esprit du mal ; et la porte se referma. Est-ce qu’il comprit, Ambroise, étant déjà rentré dans les ténèbres et torturé encore par la grande douleur ? Mais il put prendre le Saint-Sacrement, et fut oint en même temps et l’absolution lui fut donnée ; et il fut permis à la mort de s’approcher de lui, parce qu’il était prêt. Pendant ce temps ils étaient tous encore agenouillés, devant la porte. L’agonie avait commencé, vers cinq heures tout fut fini. Et au même moment on vit monter dans le clocher le sonneur qui commença à sonner le glas. C’est le glas qu’entendirent ceux qui venaient de la vallée, Justin et sur le mulet le médecin, car ils approchaient du village ; Justin fit un signe de croix. Puis étant venus encore plus près, ils aperçurent un homme et deux femmes qui descendaient à leur rencontre, qui leur dirent : « On croit bien que c’est fini ». Pourtant le médecin continua sa route, sans même s’arrêter, afin de constater le décès, comme la loi l’exige et comme on fait aussi souvent qu’on peut. Le mulet était fatigué, ayant marché toute la journée, laissant pendre sa tête et les oreilles basses ; et toutes les fois que la pente devenait plus raide il fallait que Justin, marchant devant, tirât des deux bras sur la corde. Le médecin vit qu’Ambroise était bien mort, déjà même on lui avait fermé les yeux : et près du lit il y avait deux cierges qui brûlaient. Il fit donc sa constatation, signa le permis d’enterrer, et parce que la nuit tombait s’en alla à la cure demander à loger. Alors on fit la toilette d’Ambroise, car le lit où il était étant le seul lit, il n’y pouvait rester couché. Et puis il fallut aussi l’habiller. On ne lui mit pas ses beaux habits neufs, mais des vieux, par économie, seulement par-dessus on lui mit l’habit blanc, qui recouvre presque tout le corps ; et sous sa tête on mit la cape qui est cette partie qu’on rabat sur le front, et qui autrefois couvrait la figure avec deux trous pour les yeux. On lui mit l’habit blanc, ensuite dans la cuisine, près de la porte pour qu’il prît moins de place, on lui fit une espèce de nouveau lit, de bois cette fois, avec des planches et des tréteaux, et on l’étendit là, ayant les mains jointes sur le crucifix. Et de chaque côté du corps on plaça un cierge, et dans le bénitier une branche de mélèze parce qu’on n’avait pas trouvé de buis. Comme la cuisine était étroite, les pieds d’Ambroise sortaient par la porte et ainsi dressés en l’air ils semblaient immenses dans leurs gros souliers à clous, ces pieds qui avaient tant marché et peiné, par les pierres roulantes, les prés glissants, les raides chemins des montagnes ; et très grosses aussi semblaient les mains noires, étant habituées aux manches des outils, à faucher et à traire ; et très grand ce corps, ainsi mis en longueur, avec les pantalons trop courts tout raccommodés et effrangés du bas, sortant de dessous l’habit blanc. Il avait un mouchoir étendu sur la figure car la face des morts fait peur. On avait entendu crier Phrosine, à présent elle s’était tue. Et des enfants, les grands avaient pleuré ; mais les petits ceux qui ne comprennent pas encore, après un peu d’étonnement, s’étaient remis, le jour ayant paru, à s’amuser dans la cuisine. Il y avait de nouveau du soleil. De temps en temps, un homme ou une femme qui passait s’agenouillait et faisait une prière. Cependant on avait commencé le cercueil, on entendait là-bas le bruit du marteau sur les planches. On sonna de nouveau les cloches. Et à présent ce n’était plus le glas qui n’est que le signal de l’âme qui s’en va, mais comme au jour de la Toussaint, les deux notes toujours les mêmes, les deux notes espacées, une haute et une basse, qui furent seules un moment ; après quoi il en vint une troisième, celle-là plus basse encore et plus sourde, Ambroise étant de l’Habit Blanc. Alors ces notes s’en allèrent trois par trois longtemps. Et c’était contre le mur de l’église exactement qu’on creusait la fosse, en sorte que le côté d’en haut, celui de la tête, était fait des pierres du mur. Il fallut presque toute la journée pour la creuser, quoiqu’ils se fussent mis à deux. D’abord il fallut faire un trou assez profond dans la neige pour trouver la terre ; elle était dure comme le roc. Et l’attaquant avec les pics, au lieu de pénétrer dedans, le fer, à chaque coup rebondissait, car elle était gelée jusque loin dans son épaisseur. C’est pourquoi la fosse resta très peu profonde, à peine de deux ou trois pieds. Vers le soir, ayant fini, les hommes regardèrent le ciel, et virent qu’il se couvrait de gris ; alors ils mirent sur la fosse une planche, craignant la neige. L’enterrement se fit le lendemain matin. A la nuit, étaient encore venus deux ou trois parents de la plaine, qui apportèrent une couronne de perles, qui fut placée contre le cercueil au matin. Il était noir et peint d’une grande croix blanche ; et les gens peu à peu commencèrent à se réunir. Mais l’espace étant trop étroit devant la maison, ils allèrent attendre sur la petite place autour de la fontaine. Le ciel avait continué à se couvrir pendant la nuit, pourtant il ne neigeait pas encore. Ils ne parlaient pas sur la place, et dans la maison non plus on ne parlait pas, il n’y avait pas d’autre bruit que celui des pas sur l’escalier. Puis, tout à coup, les cloches recommencèrent à sonner de la même façon que la veille, et on vit les porteurs s’approcher, ayant mis aussi l’habit blanc, avec la cape sur la tête ; ils placèrent le cercueil sur la civière, et le cortège se mit en marche. D’abord allait la croix, puis venait le curé, puis venait la civière, non point portée à bout de bras, mais haussée au contraire sur les épaules des porteurs, noire sur ce blanc, et très large et carrée, et le cercueil dessus, mais caché par un drap, où était brodée une tête de mort, avec deux os entrecroisés. Et les parents marchaient ensuite, hommes et femmes, ayant aussi revêtu l’habit blanc, Phrosine qui pleurait, les mains sur la figure, pleurait, pleurait et sanglotait, quoi qu’on fît pour la consoler, des parents encore et tout le village. Cependant la cloche sonnait toujours, avec sa même voix si triste, parce que son chant ne change jamais, marquant ainsi l’immobilité dans la mort, et l’allongement des corps privés d’âme jusqu’au jour du Grand Jugement. Et cependant on voyait chez tous combien ils étaient résignés, avec des visages comme tous les jours, se disant : «Mon tour aussi viendra bientôt, » mais pensant aussi : « Puisqu’il le faut, » et se pliant à cette idée. Ils allaient les épaules basses, la tête un peu penchée ; et parmi le bruit de la cloche et le bruit du chant pour le mort, il n’y avait que ce piétinement sur la neige dure, et aussi de temps en temps le bruit d’un sanglot, tandis que vue depuis derrière, par-dessus ces dos et ces têtes allait toujours, avec la croix, la grande civière carrée. De la maison à l’église, le chemin est court. On vit à gauche de l’entrée dans la neige le trou noir ; et la porte de l’église étant ouverte, on voyait aussi devant l’autel la petite lampe briller, avec sa lumière immobile, un peu pâle à cause du jour. Ils entrèrent tous ; et devant l’autel de nouveau, vers qui la face du mort fut tournée, on posa le cercueil. La lumière assez claire du temps couvert de neige tombait partout parmi les bancs, et s’appliquait aux murs, avec par-ci par-là des sortes de rosaces à ornements rouges et bleus, et des dorures sur l’autel, et dedans montait par moment, la douce et fine fumée bleue balancée autour du cercueil, étendu là sous les prières, avec celui qu’ils avaient tous connu, qui était venu parmi eux, ainsi subitement repris : ils étaient sans étonnement. Seule Phrosine peut-être encore doutait que tout cela fût vrai ; mais la réalité devant elle criait pourtant : et encore un moment elle se sentit comme raide et durcie, puis enfin fondit en prières. Leur petit cimetière est tout étroit ; il y a juste la place pour le corps en longueur, et un petit chemin pour aller sur les tombes, serré entre l’église et un mur qui soutient la terre ; aussi on mesure avarement au mort la largeur de son lit ; on voyait dans le trou le bois du cercueil à côté, déjà déteint, rongé. Ils mettent sur les tombes des croix de bois peintes en rouge et bleu, quelquefois avec un peu de noir ou de blanc ; et du bout des bras de la croix, montent en triangle vers le haut deux autres traverses de bois, tandis qu’au centre il y a comme une rosace d’où partent des sortes de flèches. Et ils ne gravent pas dessus le nom tout entier du mort, avec des dates comme ailleurs, mais seulement les initiales. Les vieilles croix sont un peu déteintes, penchées, quelques-unes même tombées, les neuves éclatent de vives couleurs ; et d’une tombe à l’autre, les fleurs à l’été viennent, surtout les œillets roses, par grosses touffes poussant partout. Mais ils ne trouvèrent rien que de la neige pour Ambroise, et la terre rejetée qui faisait des taches autour de la fosse. Ayant pris le cercueil, ils le posèrent sur le trou, il n’enfonça point tout de suite, car il était trop long ; il fallut l’incliner un peu, et puis ils pesèrent dessus ; et les planches grincèrent contre le sol durci, comme s’il avait voulu résister, se refuser à celui qui venait. Après quoi, les dernières prières furent dites, tout se taisait serré autour de la voix qui montait, et une fois encore le mort fut aspergé ; puis Baptiste dit à sa sœur : « Viens Phrosine. » Et la prenant il l’emmena. Ils s’en allaient tous, les mains dans les poches, à la file, par le chemin. Et revirent dans la cuisine le feu brûlant sur le foyer, les enfants qu’on avait laissés, toutes les choses de la vie, pendant qu’au cimetière les mottes dures comme la pierre et joignant mal, tombaient en résonnant sur la caisse, puis le mort fut laissé tout seul. Et tout le jour le ciel parut attendre, ce fut un temps d’incertitude, avec des voiles gris tendus, et tantôt les crêtes cachées, tantôt découvertes et luisant un peu, puis de nouveau éteintes et mortes ; cependant peu à peu, les toiles s’épaissirent, ce voile fut doublé, et se mit à pendre et à traîner, se confondant avec la nuit ; et la neige commença à tomber. Jusqu’au matin, elle tomba. Dans la lumière qui venait on vit les derniers flocons hésiter, rares dans l’air, et se poser ; et par terre, partout une nouvelle couche blanche s’était étendue, sous qui tout de nouveau se trouvait effacé ; et où était Ambroise, on n’aurait plus pu le savoir, la place noire entre les tombes étant blanche comme le reste, le creux ayant été comblé, tout étant lisse comme avant. On parla encore de lui, pendant deux ou trois jours, disant : « Il a tant souffert, il est bien heureux. » Puis on ne parla plus de lui. Seulement il restait Phrosine avec ses six enfants, et on se demandait comment ils allaient vivre. Un homme qui s’en va si jeune ! Quand c’est un vieux qui meurt, on le regrette moins. Car premièrement son tour est venu, et puis c’est quelqu’un d’inutile, et il faut pourtant tailler pour lui à la miche, alors on le néglige un peu. Il mendie au coin du poêle un peu de la bonne chaleur, il est mort avant d’être mort. Cependant pour les jeunes filles et les hommes pas mariés, ils se servent de cercueils bleus. On a parfois aussi un long chemin à faire, et quand c’est l’hiver, par le beau soleil, tout est bleu et blanc. Là-dedans s’en va ce cercueil, bleu aussi, bleu comme le ciel, comme les ombres sur la neige. C’est peut-être une jeune fille : la croix sur le cercueil est blanche ; et ce bleu et ce blanc disent un cœur très doux, une âme encore toute fraîche. Ils ont eu beaucoup de légendes, ils n’en ont plus. Ils ont cru à la ouivre, aux fées et aux esprits malins ; à présent, quand on leur en parle, ils rient, plutôt ils font semblant, parce que tout au fond, peut-être, ils ont gardé un reste de croyance, et ils ont peur des moqueries. Mais il y a toujours les Morts. Il faut aller loin au-dessus des hommes. Plus haut que les pierriers et les premiers névés, au-delà des dernières pentes, lesquelles cessent tout à coup, — et là vient le glacier. Entre les hautes parois lisses, il vient et s’étend là, par grands espaces onduleux, qui se creuse en son centre, dans le fond se relève, et sur le ciel on voit, comme une ligne blanche, sa nette crête recourbée. Là est la fin de tout. Plus d’hommes, ni d’arbres, ni d’herbes, à peine une dernière mousse, et les oiseaux même ne font que passer. Haut dans l’air, un point noir, en criant contre les rochers, la blanche corneille des neiges, — et puis c’est tout, dans le silence, avec les nuages, souvent descendus au-dessous de soi, là-bas dans les fonds, et traînants, avant qu’un peu de vent, les gonflant, par-dessous, ne les fasse monter et glisser lourdement le long des pentes ravinées ; puis ils se défont au soleil. Plus rien que le glacier, nu par place et à vif, comme une mer qui se serait durcie, montant avec ses grandes vagues, avec les crevasses ouvertes qui sont comme un lambeau du ciel, et les séracs verts qui se dressent ; ailleurs étalé sous la neige, alors par longs mouvements doux, où il y a soudain comme des coups de hache et de nouveau des grands trous bleus. En sorte qu’on chemine difficilement, dans des pas taillés, tenu par la corde, — et on s’en revient sitôt le soir là. C’est quand il n’y a plus qu’une flamme au ciel, qui tombe et allume la neige, et allume aussi les rochers. Le soleil a baissé, et baisse ; puis s’abat tout à coup comme un oiseau qu’on tire au vol ; alors à l’occident une ombre se détache, et pend. Tandis qu’à l’orient le reflet dure encore, se diminuant par le bas, mais plus vif, doré aux saillies, — avec sur les arêtes comme des étincelles. Et puis, peu à peu, la couleur flétrit, puis passe et devient violette, — et l’ombre toujours gagne, gagne en largeur et monte, -- et cependant le ciel pâlit. Encore une chute de pierres, loin là-bas, dans les dévaloirs où a travaillé le soleil, et son bruit qui roule longtemps aux échos ; encore un cri d’oiseau ; encore dans le fond des crevasses, le doux chantonnement de l’eau qui file son rouet ; puis le froid vient soudain, et soudain tout se tait. Et le glacier semble une chose morte, pâle et verte, et à l’air poison. Avec aux creux et aux crevasses déjà de la nuit amassée qu’on dirait qui fume dehors. Toute vie arrêtée et tout mouvement suspendu. L’ombre s’accroît encore sous le ciel creux et rond où difficilement la première étoile a percé et pend comme un petit glaçon. Puis il n’y a plus rien que l’ombre, l’ombre au ciel et l’ombre aux rochers, pendant qu’au-dessous luit toujours d’une lueur douteuse, la grande plaine du glacier. C’est alors qu’ils sortent, les Morts. Elles sortent, les âmes en peine, et se tirent hors des crevasses où elles se cachent, ayant honte de la lumière ; et longuement, commencent à errer, allant par grandes troupes, arrêtées en un lieu, puis chassées de nouveau, comme les feuilles dans le vent ; et elles ont gardé, ainsi reconnaissables, l’apparence du corps où elles habitaient, au beau temps du village, et des danses aux mayens ; au temps de leur folie, heureuses alors dans leur folie, — puis plongées ainsi dans le deuil. Des vieux, des vieilles, d’autres morts jeunes, — et parmi les filles, celle-là, c’est Marie d’Antagne qui a étouffé son enfant ; et l’autre, qui ouvre la bouche, c’est Martine l’adultère, aux pieds blessés ; et le vieux, c’est Simon l’avare, qui a dépouillé l’orphelin ; puis voilà Angèle la Pâle ; et tous et toutes vont, avec un long gémissement. Et elles n’ont qu’un désir, qui serait le repos, mais il n’est jamais écouté : comme les troupeaux dans l’orage, toujours traquées et poursuivies, des longs jours encore, des longues années, elles iront, les pauvres âmes, attendant le Grand Jugement ; car telle est leur punition, — quand les justes sont au tombeau et dorment doucement, comme dans un lit chaud, ayant les mains jointes et les yeux fermés, qui ne se rouvriront que pour les joies du ciel. Elles prient, se dispersent, se perdent, se retrouvent ; ou bien certaines nuits, elles sortent en procession, car les souvenirs de la terre sont restés en elles, — et c’est les nuits des certains jours de fête : elles sortent, elles sont forcées. Comme autrefois, autour du cimetière, avec les bannières et les habits blancs, les filles sous le voile, le dais et le prêtre dessous ; et elles chantent un pauvre chant tout de suite emporté, dans le grand vent qui vient où elles vont tordues et penchées en avant. Parfois aussi la lune éclaire. Dans le ciel dur, elle regarde, entre deux pointes de rochers, avec ses yeux vides et creux ; et comme une nouvelle mort descend d’elle dans le froid de l’air où tout est immobile, et il semble, cassant. Toujours elles sont là ; et ceux qui les ont vues et qui au lieu de se sauver, comme on doit faire, se sont arrêtés à les regarder, étant incrédules, sont tous morts de mauvaise mort. Ils avaient beau être robustes, jamais malades ; ils ne savaient pas ce qui leur venait, ils se mettaient à trembler la fièvre ; dans la semaine, ils étaient morts. Comme il est arrivé pour Onésime (que beaucoup ont connu, et ils se souviennent de lui, et lui riait de ces choses), une fois qu’il était allé, avec des messieurs de la ville, au glacier de la Tête-à-Jean, et s’était attardé là-haut. On ne le revit qu’au matin, et il était déjà comme un cadavre. Et sa femme lui ayant demandé : « Mon Dieu, qu’est-ce que tu as, Onésime ?» il la regarda, il lui répondit : « D’abord qui es-tu, toi ? » Il ne la reconnaissait plus. En quatre jours, ce fut fini. Et, comme il parlait dans le délire, on comprit d’où venait son mal, contre quoi personne ne pouvait rien, seulement prier, — et on pria, mais il fut emporté quand même, étant comme consumé en dedans. Ils ont cru à beaucoup de choses, et aujourd’hui encore il se fait des miracles, comme on a vu avec ce christ que des Italiens avaient jeté bas : et tous, le lendemain, furent tués d’un coup de mine. Et on sait ainsi que le bon Dieu veille. Cependant les vieilles idées s’en vont. Pas encore toutes en allées, à cause des anciens qui y tiennent et les gardent au fond de leur cœur, étant toujours restés dans la même maison ; mais les jeunes courent le monde, et quand ils s’en iront, les vieux, leurs idées s’en iront aussi. Parce qu’il faut bien que le monde change. Et puis peut-être qu’il ne faut pas aimer les hommes pour leurs différences, mais leurs ressemblances, et voir surtout en eux par où ils sont tous frères, ayant tous les mêmes douleurs, les mêmes joies, les mêmes peines et une même façon d’aimer. Les voir dans le durable, dans leur fond, non dans l’accident. On aime Sidonie pour le cœur qu’elle a qu’on devine, non pour son chapeau, ou son joli mouchoir de cou. Et voilà Innocente qui est devenue tout à coup une vieille femme, à cause du dur travail, des longs jours et des nuits trop courtes, et d’être mal nourrie, et d’avoir eu des couches difficiles, et à cause aussi que son mari boit. Alors on souffre à cause d’elle, et on a pitié de la voir creusée, jaune de teint, et triste, elle qui avait des joues rondes et fraîches, qui aimait tant à rire, et qui dansait si bien. On se dit qu’elle est comme beaucoup d’autres femmes sur la terre, qui ont des courtes joies à l’entrée de la vie, puis un long chemin de douleur. Toutes pareilles sur la terre, qui baissent la tête et se laissent aller. Et puis un jour partiront toutes, comme a fait, à l’hiver, la vieille Catherine, leur montrant le chemin. Aujourd’hui ceux de la Cible ont eu leur tir. A présent, dans le soir venu, c’est un bruit d’orguettes qui sort de la petite maison brune, un chocard qui s’envole au-dessus des mélèzes clairs, un nuage qui traîne au sommet des rochers ; c’est une gentiane qu’on cueille, qu’on tient au bout des doigts par sa très courte tige, et elle est comme un petit œil.