Pascal Quignard Bernon l’Enfant Dans le quartier du Marais, à Paris, tous les ans, à la fin du mois de mars, avait lieu un concours de chants d’enfants qui était très prisé. Tous ceux qui aimaient les voix des petits garçons avant leur mue s’y rendaient. En 1581 Bernon dit « l’Enfant » - car il était alors âgé de neuf ans - en fut la principale vedette. Pourtant il n’obtint pas le prix. En 1582 il ne fut pas présenté par sa maîtrise et Marcellin de Palaiseau fut déclaré vainqueur. En 1583 il se trouva que Bernon l’Enfant surpassa avec tant de virtuosité ses concurrents que la foule lui imposa un bis. Il accepta. Il chanta une nouvelle fois et obtint le triomphe. Le vainqueur de l’année précédente qui s’appelait Marcellin fut relégué à la cinquième place. Marcellin dit « le Palaiseau » était catholique. Il avait atteint ses douze ans et appartenait à l’église de Palaiseau. Il craignait pour sa mue. Il pensa : « Bernon avait déjà chanté une fois. En chantant une deuxième fois il a pris la place d’une autre maîtrise. Nos chances n’ont pas été égales. » Marcellin guette Bernon à la sortie du marais. Il l’attire à l’écart. Il lui dit : - L’an dernier j’ai été vainqueur mais tu n’étais pas là pour relever le défi du marais. Viens avec moi. Il est d’usage que les vainqueurs voient quelque chose. Suis-moi. Bernon le suit sans hésiter. Marcellin l’entraîne sur la grève. Une fois dissimulés par les joncs, il le perce d’un coup de couteau. Il lui coupe la tête, pèle la peau du visage afin de le rendre méconnaissable. Il jette le corps dans l’eau de la Seine en « direction du port du Havre de Grâce ». Il cache le visage tout défiguré sous les pierres de la rive. Un an passe. Arrive la fête des Chants du Marais. Le Palaiseau s’y rend de nouveau. Alors qu’il passe sur le pont qui mène à la cité, il entend au loin, sur la berge, une voix qui chante merveilleusement. Il regarde autour de lui : personne. Il descend sur la rive. Il passe une grosse barque noire. Il va de lui-même vers les joncs. La voix invisible chante les vers suivants : - Mon nom n’a pas pas rejoint mon corps. Je ne suis pas un mort mais un disparu. Tant que je ne serai pas un mort mon âme persistera à chanter. Le Palaiseau se penche, soulève les pierres, regarde sous la mousse. Il retrouve le crâne blanchi de Bernon l’Enfant qui chante. Les poissons et les araignées l’ont complètement nettoyé de sa chair. Il emporte le crâne dans son manteau. Non seulement il ne remporte pas le concours des enfants du marais de Paris mais Marcellin le Palaiseau se fait même siffler tant la mue est proche de sa voix et a commencé à la détruire. Il se rend dans une ville qui appartient aux protestants et qui est sur la route de l’océan. Il entre dans une auberge et il sort le crâne de dessous de son manteau et obtient un grand succès en laissant chanter le crâne merveilleux. Le Palaiseau va d’auberge en auberge. Tout le monde est partagé entre l’effroi et l’émotion. Il amasse beaucoup d’argent. La rumeur est telle qu’elle parvient aux oreilles du gouverneur du port de la Rochelle. Il ne veut pas croire à ce qu’on lui raconte. Le gouverneur descend de cheval et dit à Thonon l’Aubergiste : - Non, je ne te crois pas. Je n’ai jamais vu des crânes de morts qui chantent. S’il est exact qu’une tête de mort soit capable de chanter je veux bien compter son poids en or au bateleur catholique qui la montre. Cette promesse ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Aussitôt le Palaiseau se rend au palais du gouverneur du port. Il rayonne de joie. Il rayonne même d’arrogance. Le gouverneur lui demande s’il appartient à la ligue : - Oui. - Pourquoi es-tu là ? - Je montre la tête de mort qui chante. - Quel est ton nom ? - Marcellin. Mes parents vivent dans la vallée de Palaiseau. - Fais attention Marcellin. Je déteste les menteurs autant que je hais les catholiques. - Je vous comprends. - Ou bien ce mort chante, tu es couvert d’or. Ou bien c’est toi qui es aussi mort que ce crâne. Le Palaiseau sourit, sûr de lui. - Personnellement, seigneur, je souhaiterais que vous me pesiez tout d’abord. - Pourquoi ? Tu doutes de ma parole ? - En aucun cas mais j’éprouverais du plaisir à voir à quoi ressemble mon pesant d’or. Vous l’avez promis à Thonon. Le gouverneur de la Rochelle fait ce que le jeune homme lui demande. Le Palaiseau contemple le tas d’or. Cela fait, il pose délicatement la tête de mort sur un coussin de soie noire qu’il a placé juste au-dessus de la masse d’or que lui a comptée le gouverneur de la Rochelle. Tous se taisent. Le Palaiseau se tourne vers le crâne et lui demande de chanter. Or, le crâne ne chante pas. Quoique dise ou menace le Palaiseau, le crâne ne chante pas. Le Palaiseau est très pâle. - Tu as menti, dit le gouverneur du port de la Rochelle. Il fait signe à ses hommes. L’homme qui se trouve être le plus près de Marcellin de Palaiseau sort de son étui de cuir un petit poignard et le tue en quelques coups. Le sang jaillit de toutes les blessures puis s’écoule. Il se trouva que le ruisselet de sang parvint au pied du gouverneur et toucha son éperon. Alors, au même moment, sur son coussin de soie, la tête de mort se met à chanter d’une voix merveilleusement pure. Le crâne a choisi le chant intitulé Heur de vengeance. Le gouverneur n’en croit pas ses oreilles. Un musicien qui se trouve là dit : - C’est la voix de Bernon l’Enfant. Je l’ai entendue en 1581 au concours qui se donne chaque année au Marais. Le gouverneur du port de la Rochelle est enchanté et écoute non seulement toute la fin du jour mais la nuit entière la tête de mort merveilleuse. Mais peu à peu son entourage et lui-même se lassent. Heur de vengeance est le seul chant que le crâne connaisse.