LE PETIT CUPIDON Je passai rue de Rome, chez Pauline Harlai, pour fêter ses quatre-vingt-deux ans. Je lui offris un enregistrement de Pierre Fournier. Elle demanda à l’infirmière de préparer le thé. L’âge l’avait rabougrie extraordinairement. Elle était blottie dans l’angle du salon entre le piano d’acajou et la porte vitrée, tassée dans le petit crapaud verdâtre, embarrassée de châles, de foulards, de fichus, de plaids. Ce coin où elle était était sombre. Je songeai brusquement à un petit enfant se ramassant pour dormir. Son corps avait commencé à se recroqueviller dans la mort. Les os de ses poignets étaient étrangement minces, proéminents, son nez plus épais, laid que jamais, ses mains extrêmement exiguës, nouées, fluettes, tremblotantes, fourchues. Elle ne pouvait tenir sa tasse et sa soucoupe de porcelaine, et était contrainte de les reposer sans cesse avec un petit tintamarre sur le guéridon. Avec un faible rayon de lumière sur le crâne un peu nu, sur les cheveux rares et tirés, courbée elle levait vers moi son regard, ses deux yeux extrêmement pâles, transparents, mobiles. Ils luisaient dans la pénombre, brillaient un peu, pétillaient un peu. Pour l’essentiel, nous parlâmes musique. Mais au cours de la conversation Pauline Harlai me raconta tout soudain une histoire personnelle, beaucoup plus crue, qu’elle n’avait accoutumé d’être. Je la note le plus vite que je puis. J’en extirpe les scrupules. C’était près de Nice, dans une grande et lourde maison bâtie au siècle dernier. Pauline Harlai avait alors à peine dix-neuf ans. Le calcul est aisé. Cela fait plus de soixante-trois ans de cela. C’était l’été. Elle n’était pas encore violoncelliste mais, du moins pour la période des vacances, l’institutrice des enfants de V. E. Vosges. Elle consacrait toutes ses après-midi à l’étude du violoncelle. Les enfants étaient alors conduits au jeu ou en promenade. Les parents et leurs amis ne déjeunaient jamais là. Elle restait seule, se mettait un peu à l’aise et travaillait avec obstination, d’affilée malgré l’extrême chaleur, durant quatre à cinq heures. Un mercredi, le beau-frère de V. E. Vosges, Gerhardt Buheler, nauséeux, plus ou moins pris de colique, resta. Il était bâti avec vigueur, le visage assez beau, âgé de trente-cinq ans, un peu viande creuse, comptait de nombreux succès auprès des femmes, plein de mépris sans que rien le justifie, vain, suffisant, musqué. Jamais il n’avait prêté quelque attention que ce fût à Pauline Harlai. Son nez épaté, ses couleurs très vives, ses membres épais, courtauds, sa gaucherie, rien n’aurait su le retenir. La chaleur était extrême. Gerhardt Buheler avait dormi un peu. Sa sieste avait été interrompue par la chaleur. Sans doute avait-il aussi entendu sonner au loin, dans la demeure vide, le chant du violoncelle. La chaleur était insupportable. Son corps était en proie à une sorte de grande impatience. Il ne parvenait pas à la contrôler. Ce qu’il ressentait, — c’est du moins ce que Pauline Harlai affirmait — c’était une sorte de désir, vague : une nausée, un vertige insistant, une palpitation fébrile montant sans cesser dans le corps, cette irritation du sexe, très insidieuse, et incoercible, qu’une satisfaction brusque et solitaire ne sait pas apaiser. Une imagination lancinante. Une obnubilation risible picotante, exaspérante, se saisissait de soi alors et affolait la tête. Bref, toute une sourde activité érotique assiégeait le corps de Gerhardt Buheler. Il était de plus obsédé par la chaleur. Il suffoquait avec l’intolérable sensation de ne pouvoir ôter sa peau. Le désir confinait à une angoisse excessive. Il n’y tint plus. Il se précipita hors de sa chambre, dévala les escaliers, se repéra dans la vaste maison silencieuse au son du violoncelle, courut en hâte. Il ouvrit la porte de la chambre de Pauline Harlai. La chambre était très sombre. Elle avait clos les volets, elle avait dégrafé le haut de son corsage. Elle était bouche bée, la main droite tenant en l’air l’archet. Il haletait. Elle remarqua ses lèvres ouvertes, brillantes, roses, charnues, humides. Il s’approcha précipitamment. Elle posa le violoncelle avec précaution sur le tapis. Il la saisit par le bras et la dressa ; l’écrasa contre lui. Pauline Harlai s’étonna elle-même : elle le repoussa doucement. Elle était extraordinairement calme, peu apeurée, placide. Elle le regarda. Il avait le visage en feu, violacé, l’œil fixe, ?mot illisible : excessivement ?? ?mot illisible : têtu ? bête ?? et avide. Une mèche noire, agglutinée par la sueur, collait au front. « Non », dit-elle, pas comme cela ». » Elle s’écarta. Elle s’approcha de la fenêtre, entrouvrit un peu le volet intérieur. Le parc était une sorte de fournaise blanchâtre. Il n’y avait pas la moindre brise. Les arbres gondolaient dans la chaleur. Elle agrafa son corsage. « Je suis toutes les femmes », dit-elle sur un ton aigu avec précipitation. Elle ajusta sa jupe. Elle resserra la ceinture à la taille. « Je suis toutes les femmes », répéta-t-elle. Il la regardait, hébété. *** « Je n’ai pas tergiversé, barguigné un seul instant », continua Pauline Harlai en détachant méticuleusement les syllabes. « Et je mourrai sans savoir pourquoi j’ai fait l’objet d’une réaction d’une nature aussi miraculeuse. » Avec une aisance, une maîtrise prodigieuse, — poursuivit-elle — elle lui avait imposé une sorte de rite. C’était ridicule, déconcertant, pauvre, cela l’émerveillait encore. Elle avait autant qu’elle pouvait bridé son désir, retenu, mêlé d’eau son ardeur, l’avait dévêtu lentement, avait déposé un à un ses vêtements sur cette chaise sur laquelle elle était assise lorsqu’il était entré, l’avait découvert doucement, avait touché chaque partie de son corps. Elle avait fait ces gestes sans véritable désir, dans une sorte de contemplation sereine, de vision tout à fait tranquille, détachée, impersonnelle. Elle avait sans doute éprouvé une sorte de montée sensuelle, peu à peu, en elle, mais quiète, lente, presque flegmatique. Elle avait eu l’impression étonnante tout à coup qu’elle fouillait très lentement des mains la beauté tout à fait générale du corps d’une homme vivant qui cherche à se reproduire. Elle avait exigé qu’à son tour il la déshabille lentement, qu’il baise une à une toutes les parties de son corps. Puis elle avait demandé qu’il la prît. Ils étaient en eau. La peau brûlait sous la sueur. Ils étaient exténués de chaleur. A tout moment ils étaient courts de souffle. Elle le conduisait alors dans le petit cabinet de toilette attenant à la chambre où elle le lavait méticuleusement et le vêtait de nouveau. D’une même façon, il la lavait avec soin, l’habillait. Elle l’avait même conduit à uriner devant elle, après la seconde étreinte, dans un broc faïencé vert qu’elle tenait entre ses cuisses. Ainsi à deux reprises Pauline Harlai avait amené Gerhardt Buheler à la laver, à la revêtir, à la dévêtir, à l’embrasser, à l’aimer. Et elle-même l’avait lavé avec minutie, l’avait revêtu deux fois, l’avait dévêtu trois fois, avait porté ses lèvres sur lui, etc. Il était dans un tel état de nervosité, disait-elle, qu’il n’était même pas besoin d’attoucher son sexe pour qu’il témoigne de nouveau du désir. Elle prétendait qu’il suffisait de le regarder avec attention. Malgré l’ombre et les volets tirés, la chambre était une véritable fournaise. Après la troisième étreinte, Gerhardt Buheler marqua brutalement sa lassitude. Il lui tourna le dos. Ses reins, ses fesses, luisaient de sueur. Il se vêtit seul. Il enfilait ses vêtements avec une sorte de précipitation, de maladresse, de déséquilibre. Il n’eut pas un geste en direction d’elle. Il ne se retourna pas vers elle. Il ne prononça pas une parole. Il referma la porte sans faire le moindre bruit. *** « Sans doute il était robuste, épais, lourd, déclara Pauline Harlai. Mais, chose curieuse, il avait une odeur enfantine, acidulée, de petit vin besaigre. Une odeur totalement aigrelette », ajouta-t-elle avec une sorte d’émotion. Elle se tut longuement. Je ne savais que dire. Je m’approchai de la petite table et découpai une part de cake. « Vous ne devinerez pas quelle fut ma réaction après qu’il a été parti ? », me demanda-t-elle tout à coup. Je répondis que non. Je reposai ma petite part jaunâtre, un peu sèche, poudreuse, près de la tasse. . Elle dit qu’elle s’était affaissée, était tombée agenouillée, dans une position d’enfance, dans une attitude de prière. C’était une oraison vide, une sorte de bouffée de silence et de désert. Une stupeur où elle remerciait tout, rien, tous les dieux, le hasard, l’abîme, l’univers, le vide où il flotte. « De toute sa vie de musicienne, me confia-t-elle — sans cesse entêtée de petits motifs mélodiques, de réminiscences impromptues et obsédantes, jamais elle n’avait connu un tel silence, un tel vide. Extraordinaire stupeur. Quand on avait frappé à sa porte pour l’appeler à dîner, elle était soudain sortie de cette crise silencieuse. S’était découverte moitié dénudée dans la chambre étouffante et obscure, agenouillée sur le tapis, le corps humide, le menton et la bouche pris dans les genoux, — petit animal dépourvu de fourrure et mis en boule, aux côtés de son violoncelle, parallèle à lui, encore que d’une forme et d’un volume plus ramassés et exigus que lui, d’une couleur moins chaleureuse, plus pâle, plus récente. *** « Les jours qui suivirent il multiplia les évitements, reprit-elle. Il me semblait qu’il ne cessait de s’approcher de moi pour m’indiquer qu’il m’éviterait toujours. Il avait soin de ne pas me parler, que nos yeux ne se rencontrent pas, veillait à ce que de grandes étendues d’air maintenues entre nous préservent nos corps de tout sentiment de contact, que nos vêtements ne se frôlent jamais. A table, il apportait des précautions infinies à ne pas porter la main sur un objet que je pourrais toucher. Il ne passait plus la corbeille à pain. Il ne se saisissait plus de la carafe d’eau. » « Il contournait immensément mon corps. Je souffris extrêmement. Je ne savais quel sens donner à de tels procédés : me punir de m’être donnée, m’humilier, afficher sa satiété, sa beauté, mon caractère rebutant, mes ongles si ras alors, mes doigts aux extrémités calleuses, proprement gardées racornies à force de peser sur la touche, marquer un intense dégoût de moi, souligner ma laideur, se débourber d’un désir dont il avait honte… Je ne savais que penser. Mais je crus être gagnée par une envie si tenace si irrésistible de mourir, qui gîte au centre du crâne de chacun d’entre nous. Je m’enfonçai dans une détresse qui ne connaissait pas de limites. Il me désignait comme quelque chose d’immangeable, de nauséabond, qui répugnait aussitôt. Je m’échangeais étroitement à cette nausée que je suscitais. Je convenais tout à fait que j’étais une petite chose à peine digne de soulever le cœur ! » Elle fit un petit geste malencontreux. La pelle à gâteau tomba à terre, près du pied du piano. Je me levai pour la ramasser et la posai sur le petit guéridon. Puis je contemplais quelques miettes jaunes qui étaient demeurées sur le tapis. « Je ne supportais pas que tout fût fini à jamais, continuait-elle, je ne supportais pas que d’un coup de sa baguette magique, si j’ose dire, tout ce qui avait eu lieu, parût ne pas avoir eu lieu. Je partage avec toute la terre cette nostalgie d’une sorte de tendresse, d’une étreinte, et d’une douceur dans l’étreinte, qui dureraient un peu. « Quand il paraissait mon cœur battait extrêmement. Je cherchais désespérément son regard. Je ne pouvais rencontrer ses yeux. La présence de son corps à chaque fois faisait l’effet d’une poignée de sel jetée sur une plaie neuve, palpitante, les deux lèvres ouvertes. » Pauline Harlai s’interrompit alors. Elle ferma les yeux. Elle se tut. Son regard trahissait une sorte de douleur. Ses yeux laissaient toujours passer, brûler une petite fièvre difficile à définir, ancienne, je vais dire pulvérulente, ou abîmée. Ou encore plus que mûre, opiniâtre ou pourrissante. A vrai dire je ne savais démêler ce qu’il y avait de particulier dans cet éclat que jetaient ces yeux. « A quelques jours de là, reprit-elle, je bus une grande gorgée d’alcool de poire, je montai à sa chambre. Je ne gravis pas hardiment l’escalier. J’avais le cœur à rompre. Je toquai. J’étais incapable de déglutir, de respirer, même de voir. Il ouvrit la porte. « C’est votre tour de compassion », grommelai-je, la gorge très serrée, avec violence. Je lui saisis la main. « Non ! », dit-il sourdement. Je le tenai. Je l’entraînai. Je le menai vers l’arrière de la maison. Nous descendîmes le petit escalier de service, plein de poussière, avec la corde drue, — à la fois grasse, empoussiérée, effilochée rugueuse — qui sert de rampe. L’escalier sentait très fort. Je ne puis vous expliquer cette odeur. C’était une odeur très sombre, qui suffoquait un peu, très humide. « Dehors, nous suffoquâmes. Il semblait que nous ne pouvions pas respirer. Nous pénétrâmes dans le parc blanc, dense, épais de lumière. Il faisait trop chaud, insupportablement. Nul ne sortirait. Nul ne nous verrait. « Nous longeâmes les buis. Nous passâmes le petit bosquet de noisetiers. Nous arrivâmes enfin — au terme de la rangée des buis noirs — à la vieille petite grotte romanesque, anglo-saxonne, qui était au fond du parc. Elle contenait la statue d’un petit dieu cupidon mauve et vineux, très joufflu, même extrêmement mafflu, très fessu, faite de bois et de plâtre, toute éclatée, rongée de suintement, toute travaillée de contractions, de restrictions, d’accourcissement. « Nous nous arrêtâmes. Je me tournai vers lui. La lumière était intense. Elle m’éblouissait. Il portait sa main levée au dessus des yeux. Je m’approchai à le toucher. Je pris sa tête dans mes mains. Je l’embrassai maladroitement, fiévreusement. Il demeurait immobile. « Je tâchai de l’étreindre. Son corps ne témoignait pas de beaucoup de désir. Je tâchai à l’empoigner et à l’émouvoir. « Il ne faisait pas un geste. Son front était mouillé de sueur. Ses tempes, ses joues aussi. Il tenait toujours sa main devant les yeux. Je me frottai à lui. Tout à coup, je ne pus retenir mes larmes. J’étais un peu dépoitraillée, les cheveux en désordre, offrant sans doute une apparence pas particulièrement amadouant, désirable. Je m’approchai du petit prunier, à main gauche de la grotte. Je pleurai, je sanglotai, j’éclatais. Je ramassai trois ou quatre fruits violets qui étaient tombés à terre. Je sanglotais, je pleurai. Comme l’un d’entre eux n’abritait pas de ver, je le mordis. Je pleurai, je hoquetai, je ruisselai de larmes. « Le ciel était torride. Des ondes, des vibrations de chaleur tordaient lentement le paysage. J’étais étourdie. J’avais le ventre rétracté en un point minuscule. Je tournai un peu. Il se pencha vers moi. « Pardonnez-moi pour l’autre jour », dit-il. Il ajouta : « Il y a longtemps que je n’ai eu le cœur affolé, ce réel, déplaisant, ce suc, cette adjuration qui emplit en vain toutes les espèces qui sont vivantes, et qui ne peut être remise, qui porte les espèces animales, irrémissible. Je n’ai pu retenir mon désir », dit-il avec un air touchant. Du moins dit-il quelque chose de semblable. Je le désirai. Je balbutiai : marmonnai le mot de revanche. Il approcha sa main. Je levai intensément les yeux vers lui. Il dit sur un ton de récitation de toutes petites classes, de rengaine, comme font les tout petits enfants, en chantonnant : « Tu ne m’as jamais vu, tête de morue ? » Pauline Harlai avait baissé la voix, fut prise d’une sorte d’enrouement. Alors — poursuivit-elle — elle avait saisi cette main qu’il tendait. « Non » s’exclama-t-il farouchement. Elle chercha à porter cette main à ses lèvres. Elle le contraignit de s’asseoir. Elle s’accroupit près de lui. « Je ne veux pas, dit-il. — Pourquoi ? », interrogea-t-elle. Il hésita. Il la regarda fixement. Il n’ajouta rien. « Pourquoi ? insista-t-elle. Il y a trop de lumière. Je n’en puis plus. — Je suis trop laide. Vous n’en pouvez plus. Il dégagea sa main. — C’est faux. Je suis nu-tête. Il fait trop chaud. Non. Ne m’en voulez pas. Laissez-moi partir ». Pauline Harlai porta la main à son ventre. Il se recula brusquement. Le regard qu’il offrait était fuyant, têtu, inexorable. Il déplaça sa main. « Je suis soûl de lumière », souffla-t-il en hâte. Il fit un petit signe de la tête. Il se leva. Il partit. Elle chercha à se lever. Elle tomba de nouveau, elle tomba à genoux dans l’herbe jaune, sèche, ?mot illisible? brûlante. Elle regarda la grotte avec ahurissement, le petit dieu craquelé. La chaleur était telle que toute chose paraissait écrasée. Le ciel était d’un blanc porté à l’incandescence. Elle tourna la tête subitement. Gerhardt Buheler rejoignait la maison. De loin, l’obscurité de son corps tanguait, gondoillait dans la chaleur. Une sorte de vide sans limite et blanc dévorait les contours des choses. Silence crépitait fracas Le silence qu’elle entendit était alors, prétendit-elle était un fracas qui ne connaissait pas de fin. Un silence si ?mot illisible? silencieux, une sorte de crépitement, ou de bourdon,dans la totalité de l’espace. Sans doute y avait-il quelque hardiesse de sa part à parler de silence mais elle ne connaissait pas de mot qui fût plus proche de ce qu’elle avait éprouvé. Extase était un mot trop fort, reprit-elle, Hébétude un mot trop petit. Elle toussota. Elle porta sa tasse à ses lèvres et ajouta dans un souffle, en souriant, en s’essuyant les lèvres : « L’immense profondeur du ciel, mon petit corps, rien ne nous apparie. » Elle me regarda dans les yeux. Je demeurai court, complètement interloqué. « Rien ne nous apparie », répéta-t-elle en riant tout bas. Elle se pencha vers le guéridon et découpa une nouvelle part de cake. Elle posa le vieille pelle à gâteau près de la théière. Elle me tendit la petite tranche en tremblant. *** « J’ai rencontré un dieu. J’ai été une déesse ! », dit-elle en se saisissant de la théière et en l’inclinant pour emplir sa tasse. Je mangeais avec application ma part de cake. Elle suspendit son geste : « Vitalité effroyable », murmura-t-elle très bas. « Qui visite les corps par surprise puis les abandonne tout à coup. Telles des robes, des peaux, des dépouilles. Vitalité terrible. — Parfois un peu enviable !, suggérai-je, voulant marquer ?mots illisibles?. — Oh ! fit-elle, dubitativement. Ce n’est pas si sûr que vous le croyez. Cela ne se démarque pas de l’agressivité si copieuse qui verse à torrent en nous, à l’envie, qui monte jusqu’au bord des lèvres. Et qui ne fait qu’un avec l’angoisse en nous. Puis, reprenant son idée : — « Dieu qu’à mené jusqu’à moi le petit malaise d’un désir ! Un petit bout de corps en-thou-sias-mé !» Elle parut visiblement satisfaite par le tour qu’elle avait donné à l’expression, elle était secouée par une sorte de rire très peu bruyant, sec, qui ne convainquait pas. Ses yeux brillaient dans la pénombre, avec une sorte de tristesse. Mais Pauline Harlai parlait : « Je retire de cette petite expérience une nette préférence pour les mois d’hiver », dit-elle. Elle examina sa part de cake. De nouveau elle considéra, elle examinait sa part de cake, la tapota, l’émietta. Puis elle suggéra qu’elle ajouterait volontiers un peu de gelée de groseille. Je me levai et partis à la cuisine chercher le petit pot collant et rougeoyant. Elle tartinait lentement sa tranche de cake avec sa petite cuillère. Elle étalait la gelée couverte d’une pellicule d’or avec une précaution de bijoutier ou de graveur. Elle y consacra un temps qui me pesa un peu. Sa main, tenant la petite tartine rougeoyante, jaune comme un coing, extrêmement plissée, chiffonnée, tremblait doucement dans la lumière. Je considérai cette main, cette vieille main droite, cette vieille main de l’archet, toute ridée, désormais impuissante, et je songeai que durant plus de soixante années elle avait donné toute sa fermeté et sa netteté au son prodigieux de Pauline Harlai. Je me souviens m’être fait la remarque absurde en la voyant de la sorte trembloter mécaniquement, qu’elle semblait très exactement et très improprement « chevroter » dans la lumière. Je trouvai que « chevroté » le plus juste des verbes quoique impropre qu’il fût exprimait exactement le sentiment que me laissait cette petite main droite dans la lumière. Comme elle se penchait pour mordre dans sa part de cake, la lumière porta soudain sur son visage. Je perçus tout à coup que la joue droite de Pauline Harlai était poudrée exagérément. Je ne trouvai pas cela ridicule : j’eus curieusement une impression d’horreur. Je réprimai très vite ce sentiment. Je désirais partir. Toutefois Je conservais une sorte de honte de cette horreur, de ce dégoût que son âge m’avait inspiré. Je ressentais aussi me semble-t-il un dépit un peu cuisant. Tout dans ma tête montait comme du lait bouilli. Une fois de plus je m’étais surpris tout à coup en flagrant délit de battre la mer. Je m’étais enhardi si soudain, au point de m’indigner de la vieillesse et de réprouver la possibilité de la mort. Rien n’en avait été perçu mais devant Pauline Harlai et sirotant, je souffrais d’avoir éprouvé ce dégoût. Nous parlâmes de tout et de rien, papotâmes. Papotâmes encore un peu. Enfin elle parut lasse et je crus que je pouvais la laisser, me levai. ?? ?? ?? ?? 1