« [Compte-rendu de Lucien Fabre, Le Tarramagnou] », Bibliothèque universelle et Revue de Genève, septembre 1925, p. 1151-1152.

{p. 1151} Lucien Fabre, ingénieur, poète, chroniqueur scientifique, « Prix Goncourt », curieux homme. Il se livre à des travaux de précision : il calcule un plan, un poème. Il écrit un livre sur Einstein, des articles sur Valéry, St John Perse. On le vit naguère en province liquider des stocks américains. Et ses romans, c’est aussi une liquidation : les faits s’y pressent et s’y bousculent ; de temps à autre une notation d’artiste ou de psychologue se glisse dans leur flot. Voilà le lecteur entraîné, ébahi, passionné, contraint de suivre jusqu’au bout un roman de 500 pages comme Rabevel. Car si la liquidation des questions traitées est rapide, elle est complète aussi.

On s’étonne de ce que Fabre, disciple de Valéry, puisse rédiger des romans si bouillonnants, si mal équarris. Certes, ce n’est pas lui qui se refuserait à écrire, comme le fait son maître : « La marquise sortit à cinq heures ». Une telle platitude est presque indispensable, mais il s’en permet d’autres qui le sont moins. On n’écrit pas un roman en trois volumes sans y laisser des maladresses et des négligences. Mais on ne demande pas non plus au puissant boxeur sur le ring d’être bien peigné.

Rabevel, c’était un portrait balzacien du brasseur d’affaires. Le sujet du Tarramagnou, c’est « la nouvelle mise en servitude du peuple rustique de France ». En effet le phénomène n’est pas particulier à la France les paysans sont en train de redevenir serfs, serfs des syndicats et des capitalistes des villes. Mais dans une de ces provinces du Midi où le souvenir des luttes religieuses encore vivace fait que les paysans gardent une méfiance frondeuse vis-à-vis du gouvernement, le libérateur va se lever. C’est un descendant de Roland le Camisard, ce « Tarramagnou », ce « petit homme de la terre », qui va susciter un formidable mouvement de protestation contre les lois tyranniques. Le succès grandit rapidement, le gouvernement cède. Mais la même inertie du peuple qui donnait tant de mal lorsqu’il fallait l’éveiller, l’entraîne au delà du but. Le Tarramagnou voit son œuvre sabotée par des meneurs ; il tente en vain de ressaisir les foules : déjà elles huent sa modération. Alors il va se jeter au devant des troupes accourues, il meurt en clamant la paix.

M. Fabre avait là les éléments d’un grand roman : autour d’un {p. 1152} sujet de vaste envergure, et brûlant, une intrigue puissante, des personnages d’une belle richesse psychologique.

En fermant le livre on a presque l’impression qu’il a réussi ce grand roman… Qu’y manque-t-il ? Un style ? L’absence de style, n’est-ce pas le meilleur style pour un romancier ? C’est plutôt, je crois, une certaine harmonie générale dans le récit et le ton, surtout dans la première partie, qui est confuse. Non pas que le roman soit mal construit, au contraire. Mais le tissu des faits se relâche parfois, et les arêtes de la construction apparaissent trop nues.

Chef-d’œuvre ou pas chef-d’œuvre d’ailleurs, il reste que le Tarramagnou est un livre émouvant, d’une saine puissance. Il reste que Lucien Fabre a tenté, et en somme, réussi, une entreprise bien téméraire de nos jours : un roman à thèse aussi intelligent que vivant.