« [Compte-rendu de Le Corbusier, Urbanisme] », Bibliothèque universelle et Revue de Genève, juin 1926, p. 797-798.

{p. 797} Nous disons adieu aux charmes troubles et inhumains de la nature. Il s’agit de créer à notre vie moderne un décor utile et beau. Or « la grande ville, phénomène de force en mouvement, est aujourd’hui une catastrophe menaçante pour n’avoir pas été animée de l’esprit de géométrie… Elle use et conduit lentement l’usure des milliers d’êtres humains ». Elle n’est plus adaptée aux conditions nouvelles de travail ou de repos, ni dans son plan ni dans le détail des rues. Congestion : « un cheval arrête 1 000 chevaux-vapeurs ». Et pourtant « la ville est une image puissante qui actionne notre esprit » après avoir été créée par lui, comme la poésie.

C’est ainsi que le problème de l’Urbanisme se place au croisement {p. 798} des préoccupations esthétiques et sociales d’aujourd’hui. Pour résoudre la crise de notre civilisation sous cet aspect comme sous les autres, il nous faut mieux que des dictateurs : des Architectes, de l’esprit et de la matière. Si Le Corbusier réalise son plan, ce sera plus fort que Mussolini (lequel s’est d’ailleurs inspiré de lui dans son fameux discours aux édiles de Rome).

Urbanisme est une étude technique et un pamphlet dont l’argumentation serrée éclate parfois en boutades mordantes, en brèves fusées de lyrisme. C’est d’une verve puissante jusque dans la statistique. On en sort convaincu ou bouleversé, enthousiasmé d’avoir trouvé la formule même de tant d’aspirations modernes. Voici sans aucun doute un des livres les plus représentatifs de l’époque de Lénine, du fascisme, du ciment armé.

« Notre monde comme un ossuaire est couvert des détritus d’époques mortes. Une tâche nous incombe, construire le cadre de notre existence… construire les villes de notre temps ». Et je déplie ce plan d’une « ville contemporaine ». Pures géométries de verre et de ciment blanc, flamboyantes au soleil. Les vingt-quatre gratte-ciels de la Cité, au centre, s’espacent autour d’un aérodrome-gare circulaire, prismes perdus dans le silence de l’azur au-dessus des rumeurs de la ville. Puis s’étendent les quartiers de résidence ; les jardins suspendus à tous les étages soulignent de verdure l’horizontale des toitures en terrasses. Des perspectives régulières recoupées à 200 et 400 mètres par les plans fuyants des rues immenses livrées au 100 à l’heure des autos. Les maisons habitées ne sont plus que des enceintes transparentes, et minces en regard de leur hauteur, entourant de leurs multiples « redents » des terrains de jeux et des parcs, la nature annexée à la ville. « C’est un spectacle organisé par l’Architecture avec les ressources de la plastique qui est le jeu de formes sous la lumière ». Cristallisation d’un rêve de joie et de raison où de grandes ordonnances élèvent leur chant.

Utopie ! Oui, si notre civilisation s’avoue trop fatiguée pour créer avec ses moyens matériels formidables des ensembles soumis aux lois de l’esprit et de la vie sociale, non plus à un opportunisme anarchique. Tirer des lignes droites, est le propre de l’homme. Toutes les civilisations fortes l’ont osé. Créer un espace architectural lumineux à la place de nos cités congestionnées, ce serait peut-être tuer au soleil des germes de révolution. Déjà des ingénieurs se sont mis à calculer la réalisation de ce phénomène de haute poésie la « ville contemporaine ». Un labeur précis et anonyme concourt obscurément à cette parfaite expression du triomphe de l’homme sur la Nature. Architecture : « tout ce qui est au delà du calcul… Ce sera la passion du siècle ».