« [Compte-rendu de Edmond Jaloux, Ô toi que j’eusse aimée…] », Bibliothèque universelle et Revue de Genève, mars 1927, p. 387-388.

{p. 387} M. Edmond Jaloux offre l’exemple rare d’un homme que son évolution naturelle a rapproché, dans sa maturité, des jeunes générations, en sorte que l’espèce de romantisme à la Nerval auquel il aboutit coïncide avec un mouvement dont lui-même s’est plu à relever les indices chez ses jeunes contemporains, et qu’il vient appuyer de son autorité de critique et surtout de son expérience déjà riche de romancier. Son regard se promène sur le même monde où se plaisent nos jeunes poètes cosmopolites, mais il garde une certaine discrétion, cet air de rêverie d’un homme qui en sait long… Et, certes, il faut être un peu mage pour porter tant de richesses avec cette mélancolique grâce. Si quelques-uns de ses bijoux sont taillés comme ceux de Giraudoux, j’y vois un signe charmant d’amitié de l’aîné au plus jeune, lequel envoie l’un de ses personnages pour remercier ; (pouvait-il mieux trouver qu’un René Dubardeau pour cette ambassade). Parfois l’on se demande si l’Auber de Jean Cassou ne va pas s’attabler au café en face des personnages de Jaloux. Et peut-être que la comtesse Rezzovitch a rencontré M. Paul Morand, mais elle a dû le trouver un peu froid, n’aura pas été tentée de lui faire ces confidences qu’elle livre si facilement au héros plus confiant et secrètement incertain de ce roman.

À la veille de se marier, Jérôme Parseval, journaliste parisien, rencontre une femme qui incarne aussitôt à ses yeux tout ce qu’il attend de l’amour. Une confidence, un baiser, et il ne la reverra jamais. Il aime encore sa femme, « mais comme on aime une petite maison de province quand on a failli hériter de Chenonceaux ». Peu à peu l’image d’Irène Rezzovitch s’idéalise et gagne la puissance d’une merveilleuse obsession. II lui écrit de longues lettres, {p. 388} sans les envoyer. Il apprend sa mort, et qu’elle l’aurait peut-être aimé. Enfin, divorcé, seul, il la revoit dans une vision prestigieuse et désolée…

M. Jaloux a trouvé là un sujet qui convient admirablement à son art, où s’unissent aujourd’hui un réalisme discret mais précis et le sens de ce qu’il y a en nous d’essentiel, de ce qui détermine nos actes avant que la raison n’intervienne, mouvements de nos passions à nous-mêmes inavoués, rêves éveillés. Tout un système de valeurs lyriques et sentimentales que la raison ignore ou tyrannise aveuglément, car « nous avons dressé notre orgueilleuse raison à nous tromper sur tout ce qui est profond en nous, et elle ne manque guère à ce devoir sacré ». M. Jaloux évite le péril d’un réalisme trop amer et celui du roman lyrique, par l’équilibre qu’il maintient entre ces deux inconscients : l’époque et l’être secret du héros. Il sait mieux que quiconque aujourd’hui faire éclater dans un cadre très moderne où s’agitent des personnages spirituellement dessinés un de ces drames tout intérieurs dont il dit : « Personne ne peut juger du drame qui se joue entre deux êtres, personne, pas même eux ». Dans ce roman, comme dans l’Âge d’or, un désenchantement profond prend le masque d’une aimable mélancolie. C’est la sourde tristesse des choses qui vous échappent, des amours impossibles, des histoires dont on ne sait pas la fin ni le sens véritable, mais seulement qu’elles ont fait souffrir. Rendez-vous manqués, lettres perdues, aveux incompris, et peut-être, un quiproquo de destinées… Le tragique du peut-être ; (comme dans l’une des dernières phrases de Sylvie : « Là était le bonheur, peut-être… »). Mais le ton reste si léger, spirituel, fantaisiste (cette touche pour peindre un personnage épisodique : « Il confondait la rose et la pivoine, l’orange et l’ananas… »).

Une telle œuvre, dense, sans obscurité, riche et décantée, profonde et délicieuse, gagnera à son auteur beaucoup d’amis inconnus.