« [Compte-rendu de Julien Benda, La Fin de l’Éternel] », Bibliothèque universelle et Revue de Genève, novembre 1929, p. 638-639.

{p. 638} Ce n’est plus l’heure de venir prendre position dans un débat où les voix les mieux écoutées ont dit ce qu’elles avaient à dire. Et d’autre part, les lecteurs de cette revue connaissent la thèse de la Trahison des Clercs1, thèse dont la Fin de l’Éternel ne fait que reprendre la défense contre ses adversaires de tous bords. Je voudrais souligner seulement la beauté de l’effort désintéressé de Julien Benda, et l’obligation où nous sommes tous désormais de répondre pour nous-mêmes à sa mise en demeure. Je suis loin de partager toutes les idées de M. Benda, sur le plan philosophique en particulier, où je me sens bien plus près de M. Gabriel Marcel, qu’il attaque. (M. Benda trahit à son tour quand il tire argument contre une thèse de M. Marcel de ce qu’elle « mène loin… dans l’ordre moral ». Et quand cela serait ! dirons-nous, avec le Benda qui ne trahit pas.) D’autre part, de plus impertinents {p. 63} {p. 9} que moi ne manqueront pas de faire observer que la « fin de l’éternel », la chute de l’idée dans la matière, est un phénomène exactement aussi vieux que le monde. Mais M. Benda distinguera, et ils seront confondus. Car il y a un sophiste en M. Benda, un polémiste qui joue de la raison ratiocinante tout comme si elle n’était pas le contraire de la Raison de Spinoza. Nul mieux que lui ne s’entend définir et classer choses et idées en catégories « rationnelles », c’est-à-dire fausses mais claires, qui lui permettent de triompher syllogistiquement de l’adversaire, sinon de la difficulté elle-même. Mais pour gênante que soit souvent son adresse de logicien, elle ne doit pas nous masquer l’audace tranquille et admirable de son point de vue radicalement antimoderne, parce que désintéressé. C’est un extrême, un pic trop élevé pour qu’on y puisse vivre, c’est l’impossible. Mais justement, la gloire de M. Benda sera d’avoir soutenu que l’humanité a besoin qu’on lui demande l’impossible. Et quand bien même elle croirait n’en avoir plus besoin.

Cet extrémisme de la pensée intemporelle, en butte aux sarcasmes des extrémistes de droite et de gauche, n’en apparaît que plus pur. « Noms de clowns qui me viennent l’esprit : Julien Benda… », écrit Aragon. Et Daudet nous apprend que « le petit Benda est un fameux serin ». Mais ces affirmations sont exactement celles qu’il fallait attendre de ces auteurs. Ce qu’on ne viendra pas disputer à M. Benda, c’est son dur amour de la vérité tout court. Celle-là même qui paraît anarchique dans un monde où tout est bon à quelque chose, où rien plus n’est tenu pour vrai que relativement à un rendement. Rien, pas même la religion.