« Historique du mal capitaliste », L’Ordre nouveau, 5e année, n° 37, janvier 1937, p. 1-13 (avec René Dupuis)

{p. 1} On a voulu, parfois, identifier le phénomène capitaliste à la civilisation occidentale. C’est un point de vue des plus contestables, le grand commerce, qui est l’une des causes principales du capitalisme, étant au moins aussi oriental qu’occidental. Ce qu’on peut constater, par contre, c’est que le capitalisme a été la force de dissociation sociale la plus puissante des civilisations de l’Occident. Celles-ci n’ont pas su lui faire sa part, le subordonner, l’utiliser au profit de l’homme. Elles se sont laissé envahir, puis dominer par ses mécanismes, aboutissant ainsi, à plusieurs reprises, à une désintégration générale, à la forme politique monstrueuse que nous appelons aujourd’hui l’état totalitaire, et à la fonctionnarisation intégrale de toutes les activités humaines. D’où, à chaque fois, au terme du processus, la guerre civile et étrangère, la stérilisation de la culture, la misère matérielle et l’abaissement moral. Le schématisme inhumain de ces phénomènes rend leur étude et leur exposition relativement aisées : ils paraissent se détacher d’eux-mêmes des innombrables contingences de l’histoire, comme des fatalités géométriques que leur rigidité même permet de distinguer de la vie organique et de l’activité discontinue et imprévisible de l’esprit. Ceci suffit à expliquer pour une bonne part l’apparence forcément schématique des exemples d’évolution capitaliste que nous donnerons.

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Le capitalisme des romains §

C’est par l’usage du prêt à intérêt que le capitalisme s’est introduit à Rome, et cela dès les ve et ive siècles avant J.-C. Le caractère essentiel de la civilisation romaine se voit menacé du jour où le laboureur-soldat, type Cincinnatus, est exproprié par le noble sénateur, propriétaire de vastes terres. Voici comment.

Cincinnatus, qui cultive son lopin avec les seuls bras de sa famille, quitte parfois son domaine pour aller faire la guerre. Pendant son absence, ses moissons sont abîmées, l’herbe folle envahit ses champs, le bétail, faute de soins, dépérit. À son retour, il se voit obligé de faire appel au sénateur voisin, dont le domaine cultivé par des esclaves (non soumis aux obligations militaires) est demeuré intact et a progressé sous la conduite d’un intendant. Le sénateur a donc des disponibilités 1. Il ne saurait en faire emploi plus judicieux et « patriotique » qu’en accédant à la demande d’emprunt de Cincinnatus. Le taux de l’intérêt est, en effet, de 40 à 48 % (quarante-huit). Et la loi attribue au créancier non seulement les terres mais la personne même du débiteur insolvable, qui tombe en esclavage. Après quelques campagnes, Cincinnatus ne peut éviter cette extrémité qu’en devenant le métayer du sénateur, ou bien — c’est le cas le plus fréquent — en allant grossir les rangs de la plèbe urbaine 2.

Cet accroissement du prolétariat, résultant de la concentration des richesses terriennes entre les mains du patriciat, posa très vite de graves problèmes. Toute société qui secrète un chômage « technologique » se voit contrainte de fournir aux chômeurs une sportule régulière (« indemnités », comme on dit aujourd’hui, d’une manière significative !) À Rome, la caisse de chômage s’appelait l’aumône. On distribuait au prolétariat du blé à prix réduit, ou gratuit. Mais le territoire {p. 3} romain ne pouvait alors fournir les quantités de céréales nécessaires d’aumône, condition même de la « paix sociale » et d’un « ordre » en porte-à-faux, obligea[n]t donc à des importations considérables. Cependant Rome ne pouvait supporter d’être longtemps à la merci des possesseurs des plus grandes terres à blé, Siciliens et Carthaginois. C’est ainsi que la logique rigide du système devait conduire au conflit armé avec Carthage, source profonde, si indirecte qu’elle apparaisse, de tout le développement ultérieur de l’impérialisme romain.

Comme il arrive toujours lorsqu’on s’engage dans de tels mécanismes, le remède (ici les sportules) aggrava le mal. Les terres de l’Italie du centre et du nord ne pouvant fournir le blé aux bas prix de l’Afrique, il fallut s’orienter vers des cultures spécialisées (oliveraies, vignes, cultures maraîchères) ou vers l’élevage. Tout cela exigeait des mises de fonds importantes et favorisait la grande propriété. Si bien que, pour satisfaire les exigences provoquées par la première vague de prolétarisation, on en déclencha une seconde. Quantité de petits paysans endettés virent leurs domaines « arrondir » les latifundia en formation. Les fortunes patriciennes s’accrurent considérablement, d’abord en terres, puis en capitaux mobiliers (financiers). Et à mesure que le capitalisme mobilier prit de l’extension, une nouvelle classe se forma : celle des commerçants et des fermiers de services publics.

À partir du iie siècle, les « chevaliers » (ou bourgeois) font des fortunes énormes et scandaleuses aux dépens des services publics, comme en feront plus tard les prêteurs et « financiers » des rois, du xve au xviiie siècle de notre ère. Les classes moyennes se voient écrasées entre les ploutocrates puissants et un prolétariat désespéré. Le paysan libre disparaît, et, avec lui, le soldat-citoyen. La terre est aux riches, qui vivent dans leurs palais urbains. Ces rentiers du sol pratiquent une politique d’égoïsme social et d’impérialisme. L’immense prolétariat des villes vit en grande partie du trafic de son droit de vote, acheté tour à tour par les patriciens et par les chevaliers.

Désormais, l’on peut dire que la société romaine est livrée aux mécanismes de la loi capitaliste. La concentration des {p. 4} terres et de l’argent 3 entre les mains d’une classe restreinte commande toute la vie politique. Il suffira de rappeler les batailles que livrèrent sénateurs et chevaliers pour la possession des tribunaux chargés de poursuivre les délits contre le Trésor public, et qui changèrent quatre fois de mains en quelques dizaines d’années. Mais ces luttes pour le pouvoir, dont vit la plèbe, épuisent les fortunes de ceux qui briguent : il faut les refaire aux dépens des peuples vaincus. À partir du iie siècle, les conquêtes extérieures n’ont plus d’autres causes. L’arrêt de l’expansion impérialiste eût été, à ce moment, le signal certain d’une révolution sociale.

Au premier siècle, fatiguée de lutter pour des lois agraires plus justes, la plèbe se désintéresse de la terre. Elle ne demande plus sa part au festin de l’impérialisme. Le pain, les jeux, l’abolition des classes, tels sont désormais ses mots d’ordre, imposés par les démagogues ambitieux.

Les pourris « patriotes » comme Sylla et César, ont bien vu que Rome va périr : elle n’est plus qu’une cohue de jouisseurs sénatoriaux et équestres, d’armées mercenaires et politiciennes, de plébéiens rentiers à leur manière puisqu’ils vivent de distributions et de jeux (gratuits également). Aussi imposent-ils la remise partielle des dettes, et certaines mesures agraires destinées à permettre la reconstitution d’une classe paysanne. Mais il est trop tard. Rome toute entière, plèbe et patriciat, ne veut plus vivre que de ses rentes, c’est-à-dire de l’exploitation capitaliste du monde qu’elle a conquis.

Or cette exploitation de l’Empire ne reste possible que si l’État devient ce qu’on appelle « un état fort ». César, puis Auguste et ses successeurs immédiats l’ont compris. Aussi mettent-ils fin aux luttes des partis et des classes, par le moyen (aujourd’hui « classique ») de la dictature « nécessaire ». L’État, déifié, devient l’état totalitaire, providence de tous les sujets, à charge d’une obéissance absolue, {p. 5} et d’impôts croissants. Sous ces conditions, les armées impériales garantissent la sécurité, l’ordre public, la richesse acquise, et la misère dorée du prolétariat. Mais la pax romana coûte de plus en plus cher. Et le système exige un nombre croissant de fonctionnaires : nombre qui égalera presque celui des citoyens au ive siècle !

Dans ce monde issu directement d’un capitalisme de proie, figé dans les cadres d’un capitalisme parvenu — relativement à la technique du temps –, il ne subsiste plus aucun lien de solidarité humaine authentique. Seules les contraintes et les avantages procurés par l’État font qu’il existe encore un monde romain : ce n’est qu’une organisation. De là sans doute l’indifférence avec laquelle les populations de l’Empire assistent aux coups d’état incessants, qui font et renversent les empereurs, mais sans jamais toucher à la forme de l’État. De là aussi l’intérêt morbide du « public » pour les dérèglements insensés et les sanglantes intrigues du Palatin. L’immense majorité des citoyens, n’ayant plus de vie propre, délègue en quelque sorte à la vie et à l’action les courtisans, les « vedettes » du moment. La foule croit vivre en eux, et par eux, les risques et les passions absentes de son existence. Et le spectacle mélodramatique offert par la cour impériale sert de substitut à toute activité politique, sociale, humaine. Substitut à la mesure de cette société moribonde, qui a besoin pour sentir la vie, de toutes les épices capables, comme on dit, de « réveiller un mort »…

Mais les appareils les mieux montés subissent les lois de l’inertie. Les ressorts peu à peu s’écrasent. Nulle machine ne peut fonctionner indéfiniment sans quelque intervention de l’homme. Il devait arriver un temps où il ne se trouverait même plus de brutes intelligentes, comme Dioclétien, pour redonner le coup de pouce indispensable. Le gigantesque fonctionnarisme romain, encrassé, forcé, trop pesant, vit son rendement fléchir progressivement. Et de lui-même, comme insensiblement, le mécanisme s’arrêta. Il faut insister fortement sur ce point : l’Empire romain n’est pas tombé sous les coups des barbares 4, comme on s’est plu à le dire {p. 6} jusqu’ici. Il a succombé aux fatalités internes de son capitalisme, il s’est défait selon la même loi qui l’avait fait.

Résumons ce processus exemplaire. Le capitalisme agraire a ruiné le paysan-soldat, et l’a exproprié. Le capitalisme financier, né de cette première concentration, a précipité la dissolution sociale. Son triomphe a marqué l’avènement de luttes de classes sans merci, de plus en plus viles de part et d’autre. Il a fait du peuple romain un peuple d’exploiteurs impérialistes et de rentiers. Enfin, il a nécessité l’établissement de l’état totalitaire, qui à son tour a sécrété une civilisation dont la seule raison d’être (ou commune mesure) fut la puissance matérielle la plus basse, et dont le moyen fut le bureaucratisme. Cette civilisation justifiait d’avance et appelait le viol des barbares, des vivants !

Capitalisme et féodalité §

La réapparition, au début de notre xiie siècle, du phénomène capitaliste, se signale par une transformation immédiatement sensible des rapports humains : ils tendent à n’être plus directs (d’homme à homme) mais de moins en moins concrets (de classe à classe, plus tard d’état à état).

C’est par le grand commerce 5, des choses d’abord, puis de l’argent, que le capitalisme entra dans la civilisation médiévale. Le développement du transit 6 apporta un incontestable élargissement à la vie des hommes de cette époque, dont les échanges avaient été réduits jusque-là à un rayon strictement local. L’articulation des diverses régions de l’Europe était la meilleure sauvegarde contre les famines locales. Développé en vue du bien commun, le commerce renaissant pouvait amener une spécialisation relative de la production, source d’élévation du niveau matériel général et fondement économique d’une Europe fédérée.

Mais dès le début, l’initiative individuelle extrêmement {p. 7} vigoureuse des marchands fut déviée par l’égoïsme de classe (c’est-à-dire par une névrose de sécurité ; nous reviendrons sur ce point important). La spécialisation tourna à l’avantage des accapareurs. (Rapides fortunes des fournisseurs de grains au début du xiie siècle.) Dès ce moment, les marchands pour payer leurs services, très réels, d’une manière abusive, exploitent à la fois les producteurs et les consommateurs. Après un siècle à peine d’existence, la classe des commerçants tend à se fermer : dès la fin du xiie, les marchands de Londres refusent l’entrée de leurs guildes aux « ongles bleus », c’est-à-dire à ceux de la profession qui travaillent de leurs mains. C’est déjà le commerce de gros, celui où la possession de capitaux financiers l’emporte sur l’activité créatrice de l’homme, qui domine le développement économique, social et même politique. Les marchands de laine flamands introduisent dès lors les méthodes capitalistes de la division du travail et du salariat. Ils font travailler à domicile tout un prolétariat de tisserands et de foulons, qui reçoivent la matière première et rendent, contre un salaire fixé, le produit fini. Très vite, ce genre de travail se localise dans les villes. Ainsi se crée une classe ouvrière réduite, dès ce moment, à tous les aléas du prolétariat industriel moderne : salaire de famine, chômage, nomadisme.

Vers le milieu du xiiie siècle, cette classe, rivée sans espoir à sa misérable condition, commence à prendre conscience d’elle-même et à lutter contre le patronat : c’est la première grève moderne, qui éclate à Douai en 1245, sous le nom de takehen. En Flandres, — l’un des centres du capitalisme, avec l’Italie — la fin du xiiie et tout le xive siècle ne sont qu’une longue suite de luttes de classes. La société urbaine est désormais divisée en marchands de gros, patrons capitalistes, chefs de gouvernement, ou classe dirigeante ; en corporations artisanales de production, ou classes moyennes ; et en prolétariat travaillant tantôt sous la coupe des corporations, tantôt sous la coupe directe des capitalistes. Parfois ce prolétariat trouve un appui auprès des artisans et les aide à conquérir le pouvoir, aux dépens du patriciat fermé. Mais ces « révolutions » corporatives restent d’ordre strictement politique, tandis que les revendications prolétariennes sont avant tout sociales et économiques, égalitaires et de tendance « collectiviste ». Aussi voit-on vers la fin du {p. 8} xive siècle un retournement des alliances : les corporations font bloc avec les capitalistes qu’elles viennent d’ébranler sur le terrain politique, et, avec eux et les princes, écrasent dans le sang les révoltes du prolétariat. Celui-ci, de son côté, trouve un nouvel appui dans la classe paysanne réduite au servage ou au nomadisme.

En effet, du xiiie au xive siècle, le développement capitaliste a modifié la condition des campagnes. Le bourgeois s’est mis à acheter des terres, et il a introduit dans leur exploitation plusieurs nouveautés fort importantes, techniques et psychologiques. En particulier, il s’est attaqué aux « réserves seigneuriales » 7 pour les faire valoir par le moyen du fermage ou métayage. La ferme ainsi établie sur la réserve s’accroît ou détriment des manses, mais aussi à celui des communaux, désormais envahis par le bétail du seigneur au grand dam des paysans. D’où prolétarisation de ces derniers. Les enfants de familles nombreuses sont forcés de se livrer, comme ouvriers agricoles, aux fermiers des seigneurs. Ces nouveaux seigneurs résident d’ordinaire à la ville, et ne connaissent pas leurs justiciables. Ils sont devenus — comme on le vit à Rome — des rentiers du sol, des exploiteurs, et non plus des protecteurs responsables. Sans doute l’évolution générale des conditions de vie tendait-elle à faire des anciens seigneurs de simples usufruitiers du sol, rendant inutile leur devoir de protection. Il n’empêche que c’est l’arrivée des parvenus qui fit prendre conscience au paysan de cette évolution. De cette époque datent à la fois la formation du prolétariat agricole et la séparation brutale, visible, du châtelain et du paysan.

Les révoltes conjuguées des prolétaires urbains et agricoles, écrasés d’impôts, furent rares et sans conséquences importantes. La Grande Jacquerie de 1357, par contre, a laissé de profondes traces psychologiques. Mais le xive siècle ne fut pas seulement le siècle des luttes de classes : il a vu {p. 9} aussi la première crise économique « fonctionnelle » du système capitaliste. Les marchés connus et exploités sont saturés. Les grandes banques italiennes sautent l’une après l’autre : l’effondrement du crédit a toujours marqué le début des crises économiques. La traite qui revient impayée, c’est l’oiseau de mauvais augure qui annonce que l’avenir ne fournira pas les richesses escomptées et déjà mises en circulation. Cette crise du xive siècle eut, entre autres conséquences graves, celle de faire entrer la corporation de métier dans le cycle d’exploitation capitaliste. La population urbaine cessant de croître, les corporations stabilisèrent leur production à un niveau assez bas. Les « maîtres » se constituèrent en une classe toujours plus jalousement fermée sur elle-même, la maîtrise devenant pratiquement héréditaire. Ce qui, par contre-coup, eut pour effet de prolétariser les compagnons, et d’introduire la lutte de classes au sein même de la cellule artisanale.

On peut penser qu’une politique hardie de hausse des salaires et d’abaissement des redevances eût pu ouvrir une ère de prospérité. Mais les capitalistes et les classes moyennes n’osèrent, par égoïsme de classe, recourir à ce remède — fordiste, voire blumiste ! — qui eût alors inauguré une longue prospérité, aux conséquences politiques incommensurables… On chercha au contraire le salut dans le protectionnisme municipal (et en même temps social). Beaucoup de marchands se firent rentiers, ou prêteurs. Et c’est aux princes qu’ils firent les avances nécessaires aux dépenses de la cour et de l’armée. Les princes et rois deviennent ainsi les nouveaux centres de développement du capitalisme. Sous leur protection se fondent de nouvelles industries (laines à bon marché, futanies, etc.) qui, par privilège, vivent à l’abri des contraintes municipales 8. Les princes interviennent donc dans la vie économique, en luttant contre le protectionnisme municipal, au bénéfice de « l’état ». Ainsi naissent les affaires « nationales » (étatiques). Gens d’affaires et financiers poussent les princes à créer par superpositions et infiltrations des économies centralisées.

Du xive à la fin du xvie siècle, on assiste donc au passage {p. 10} de l’économie urbaine multiple à une économie nationale, ou mieux étatisée. Cette économie n’est plus la chose des seuls capitalistes, mais aussi de l’État, qui lui impose des lois générales. L’État est devenu l’arbitre souverain des conflits sociaux, et la notion de Bien Commun national s’est substituée à celle du bien particulier de la corporation, de la classe ou de la ville. Mais ce Bien Commun est entendu au sens de Bien de l’État, c’est-à-dire du Prince. Et ce dernier arbitre toujours en faveur des producteurs (dont dépendent ses revenus). Rois et capitalistes font du prolétariat une armée industrielle soumise à une rude discipline : le fouet pour l’ouvrier qui a mal fait son travail, les grèves interdites, et la fixation des salaires maxima !

Du xvie siècle à la Révolution se forment la théorie et la pratique du mercantilisme, qui donne pour buts principaux à l’économie de faire vivre par le travail « le mulet populaire » (Richelieu), et de faire entrer dans le pays le plus d’or et d’argent possible. Il s’agit donc d’exporter plus qu’on importe : « autarchie » qui fait de l’appauvrissement du voisin la cause même de l’enrichissement national. Une fois de plus, la logique capitaliste mène à la guerre.

La vente des privilèges et offices étant, avec l’emprunt, la grande source des revenus ou disponibilités de l’État, celui-ci favorise l’enrichissement des bourgeois, grands acheteurs d’offices et de lettres de noblesse, et grands prêteurs. La Nation, c’est alors la noblesse, le clergé et la bourgeoisie. Le peuple n’est rien que la source de main-d’œuvre. Si le pauvre veut s’élever, il n’a qu’un seul moyen : entrer dans la domesticité des riches, y faire son beurre, et devenir à son tour « capitaliste », usurier, s’élevant parfois jusqu’au rang de financier, maletôtier, etc.

Les résultats sociaux et économiques de cette évolution sont trop connus pour que nous ayons à les rappeler ici. Notons simplement que la lutte de Colbert contre les financiers — devenus les symboles de l’injustice et du vol — animée par une volonté de retour à l’économique fut condamnée à l’échec dès le départ, du simple fait qu’elle se poursuivit dans les cadres du mercantilisme. La division profonde des classes, l’élévation sociale à base exclusive d’immoralité, le pillage de l’économie par les finances et l’État, le développement du protectionnisme et des privilèges, la {p. 11} hausse constante du prix de la vie depuis le xviie siècle, tout cela exigeait un changement de plan total (spirituel autant qu’économique) non des réformes. À son défaut, la Révolution fut déclenchée par une crise financière. Or cette crise ne fut résolue qu’en apparences, la société n’ayant aucunement renoncé à son statut de privilèges économiques. Là encore, ce fut un ensemble de mesures étatiques — sous l’Empire 9 — qui masqua pour un temps, sans les résoudre, les problèmes réels. L’Empire ne représente, économiquement parlant, qu’une période de stagnation et d’expédients impérialistes, d’allure « fasciste » caractérisée. Le processus un instant ralenti, n’allait que mieux s’accélérer au xixe siècle.

Le capitalisme moderne §

Les économistes « sérieux » se refusent à peu près tous à assimiler le capitalisme moderne aux formes économiques de l’antiquité, et souvent même du Moyen-Âge. Mais ils varient considérablement dès qu’il s’agit de fixer une date limite. Il est très difficile d’ailleurs de fixer pour chaque auteur important quelle date il assigne à l’origine du phénomène capitaliste. Une lecture superficielle risquerait d’induire en erreur à cet égard. Il est trop clair que leurs appréciations si diverses dépendent uniquement de définitions contradictoires du capitalisme. Pour nous, qui caractérisons le capitalisme comme un phénomène de dissociation occidentale, signalé par la déconcrétisation des rapports humains 10, nous constaterons à l’inverse des économistes, que le xixe siècle n’a pas révélé de nouveaux aspects essentiels de la maladie capitaliste. Il n’a fait qu’inventer ou perfectionner les véhicules les plus rapides de sa propagation sur toute la planète, et les agents les plus actifs de son aggravation : machinisme, sociétés anonymes 11, trusts.

{p. 12} La libération politique de la bourgeoisie, à la suite de la Révolution, eut pour première conséquence sociale de donner à l’intelligence individuelle la possibilité d’accéder à la fortune. Ainsi se développa le type de bourgeois dur mais travailleur, ascète, méthodique, prudemment conquérant, bientôt conservateur, et habile à concilier les nécessités contradictoires du Progrès et de l’Épargne 12. Son rationalisme est le reflet idéologique de cette même mentalité (ou attitude) dont procède, sur le plan économique, le capitalisme, et que nous pouvons, dès maintenant, définir comme une méfiance à l’égard du concret et du risque spirituel, créateur. Sous l’impulsion puissante de ce rationalisme enfin reconnu comme l’éthique idéale des nouveaux maîtres, la rationalisation capitaliste s’accélère désormais plus qu’on n’osait l’imaginer au xviiie. C’est elle qui appelle sinon l’invention du moins l’utilisation immédiate et sans scrupule humain des machines. Le développement de l’industrie provoque, comme on sait, une vague de prolétarisation sans précédent, précipitant la constitution de la bourgeoisie en caste fermée, et provoquant par ailleurs des concentrations de capitaux qui permettront d’étendre le processus à tous les continents. C’est la période d’euphorie capitaliste. Elle entraîne rapidement l’impérialisme colonisateur (par le jeu toujours pareil des prêts bancaires : c’est une traite de 10 000 francs impayée par la reine de Madagascar qui est la véritable origine de l’expédition de 1895). L’emprise étatique se faisant trop fortement sentir sur le marché européen, le libre-échangisme ne peut en effet jouer qu’à l’intérieur d’empires analogues à celui des Anglais. Cette emprise étatique, d’ailleurs, nous apparaît déjà conditionnée par la mentalité même de la bourgeoisie, classe d’individualistes atomisés, dont les initiatives anarchiques appellent le contre-poids d’un centralisme de plus en plus totalitaire.

Vers 1912-1913, l’on assiste au phénomène prévisible de la fixation des classes, et conjointement, à un début de « saturation » {p. 13} des marchés. (La déconcrétisation des rapports humains par le capitalisme devait entraîner nécessairement l’indépendance croissante des rythmes de production et de consommation.) Et c’est la guerre de 1914. Cet inévitable conflit ne résoud rien, bien au contraire. Il suscite une formidable concurrence extra-européenne, condamnant l’économie du continent à se replier sur une exploitation artificielle des marchés nationaux. (Ce phénomène n’est pas sans rappeler le repliement des municipalités du xive siècle.) À ce stade d’autarchisme panique, l’on peut bien dire que Ford apparaît sain si on l’oppose aux dictateurs fascistes ! Enfin la résultante de ces contradictions — (replis économiques dans le cadre de l’état-nation mais internationalisme des capitaux financiers 13 ; nationalisme de propagande mais besoin d’une économie rationnelle mondiale) — ne peut être que le conflit armé, à une échelle monstrueuse.

Ainsi le capitalisme a brisé les rapports humains au sein de la communauté ; il a créé une nouvelle forme d’esclavage, le prolétariat salarié ; il a provoqué des réactions « collectivistes » ou « totalitaires » également inhumaines et désespérées ; enfin il a largement contribué à la dissolution de l’unité européenne en ces morceaux d’Empire romain que sont les états-nations, incapables de trouver une forme de vie commune et féconde.