« Neutralité et neutralisme », Preuves, Paris, n° 3, mai 1951, p. 20-21.

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{p. 20} Nous sommes contre toute espèce de totalitarisme, pour une raison très simple, d’ordre intellectuel et moral : parce que nous refusons de subordonner la culture à la politique, — à n’importe quelle politique. La culture s’occupe des fins de la vie humaine et de son sens, la politique doit s’occuper des moyens pratiques de réaliser ces fins. C’est une grave faute de logique que de subordonner les fins aux moyens. C’est une grave faute pratique aussi, parce que cela fait autant de mal aux fins qu’aux moyens. D’une part, la politique, prise pour fin absolue devient la plus cruelle des religions, en même temps qu’elle perd ses vertus de science pratique.

D’autre part, dès que la culture est subordonnée à la politique, elle cesse d’être une méthode de libération humaine pour devenir une préparation mentale à l’esclavage. Le danger qui menace aujourd’hui la culture, sans précédent dans toute l’histoire du monde, c’est tout simplement que nous pouvons perdre demain notre liberté de penser.

…Nulle part peut-être plus qu’en Inde, la culture n’avait fait un plus grand effort vers la maîtrise par l’homme de sa propre pensée. Nulle part donc la menace totalitaire contre la liberté de la pensée ne doit être plus redoutée que pour l’âme même de ce pays de très vieille et profonde culture. Maintenant, il se trouve qu’en fait, le totalitarisme le plus dangereux de nos jours est le stalinisme, variété la plus puissante d’une maladie unique, qui peut s’appeler ailleurs fascisme ou phalangisme, ou ce qu’on voudra ; mais dont les effets sont les mêmes puisqu’elle aboutit toujours à soumettre la pensée à la police politique, donc à corrompre la source même de notre liberté. Et voilà pourquoi nous sommes antistaliniens.

…On a dit que nous sommes ici au service des Américains. Soyons bien clairs : nous ne serons jamais « pour l’Amérique » de la même manière que les Staliniens sont « pour la Russie ». Pour le Stalinien, les seuls critères de jugement intellectuels et artistiques sont ceux qu’impose l’intérêt du Parti, intérêt confondu une fois pour toutes avec les intérêts d’une grande puissance bien définie.

{p. 21} Mais pour nous l’Amérique ne s’identifie pas avec le bien ni avec le vrai. Même si l’Amérique se trouve être actuellement le défenseur le plus efficace de nos libertés, nous ne sommes pas prêts à souscrire sans conditions, une fois pour toutes, à tout ce que l’Amérique peut décider de faire un jour ou l’autre, ni à assimiler une fois pour toutes la liberté avec les intérêts américains. Nous sommes amis des Américains, mais plus encore amis de la vérité.

…On a prétendu que nous étions réunis à Bombay pour condamner la neutralité en général, et celle de l’Inde en particulier. Personnellement, je tiens à prendre ici une position extrêmement claire. Il me paraît capital d’établir une distinction nette entre la neutralité et le neutralisme.

La neutralité est une mesure politique qui peut être très bonne, très utile, et même très nécessaire dans certaines situations bien définies. C’est aux hommes d’État d’en juger.

…Mais si je rentre dans mon domaine propre, qui est celui de la culture, je constate que la neutralité simplement n’y existe pas. Créer, ou faire de la critique, c’est exactement le contraire de rester neutre, puisque créer, c’est opérer des choix perpétuellement, entre le vrai et le faux, le beau et le laid, le remède et la maladie. Il n’existe, il ne peut pas exister de neutralité intellectuelle, artistique, scientifique, ou morale.

…J’illustrerai ce point par une petite fable. Imaginez un loup, un agneau, et un berger. L’agneau décide de rester neutre entre le loup qui menace et le berger qui le protège. Je le comprends fort bien. Il espère ainsi que le loup au lieu de le manger s’occupera d’abord du berger, ou bien que le berger attaquera le loup : cela gagnera du temps pour l’agneau, qui se sent encore trop faible pour agir. C’est une politique défendable. Mais alors, ce qui ne serait pas défendable, ce qui serait une tricherie évidente, ce serait que l’agneau prétende justifier sa politique par des raisons morales ou doctrinales, et qu’il dise par exemple : — « Après tout, soyons objectif ! Voyons les deux côtés de la question. Ce loup ne pense pas à mal, il a grand faim, il a beaucoup lu Marx, et il est “partisan de la paix” ; d’autre part, ce berger n’est pas un homme parfait, il boit souvent trop, et il ne lit que le Reader’s Digest. Je refuse donc l’un et l’autre également, je suis neutre. »

C’est contre ce mensonge-là que nous devons lutter, je veux dire : — contre cette manière de mettre la culture au service de la politique, de n’importe quelle politique, même neutre, et même démocratique ; car dès l’instant où la culture se subordonne à une politique quelconque, cette politique tend à devenir totalitaire, par un penchant inexorable.