Denis de Rougemont, Les Méfaits de l’instruction publique (1929), aggravé d’une Suite des méfaits, Lausanne, Eureka, 1972.

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Avant-propos §

Le dire une bonne fois.

Il ne faut pas songer à décrire en 50 petites pages tous les méfaits de l’instruction publique. C’est à peine assez pour indiquer leur ordre de grandeur ; à quoi je me bornerai.

Il a paru sur le sujet de l’instruction publique deux petits livres 1 excellents dont je considère les thèses comme acquises : L’Éloge de l’ignorance, de M. Abel Bonnard, et Le Pédagogue n’aime pas les enfants, d’Henri Roorda. Le premier montre que la science apprise à l’école appauvrit l’homme de tout ce que son ignorance respectait, et ne lui donne à la place que des laideurs et de la prétention. L’autre, avec l’ironie tranquille du bon sens bafoué et qui s’en moque, décrit la stupidité de l’enseignement tel qu’il est pratiqué dans nos collèges.

Mon dessein est assez différent, moins philosophique et point du tout technique. J’apporte un témoignage personnel, une réaction de tempérament. Je marque d’autre part la nécessité de tout cela qui me blesse, la liaison fatale avec la démocratie, de tout ce qui moleste ma liberté et sans doute celle {p. 8} de beaucoup d’autres à qui forcément, je ressemble. Nous vivons sous un régime radical à sécrétion socialiste, qui a été établi par coup de force, que les libéraux ont admis, conformément à leurs maximes, et toléré malgré leur mauvaise humeur. Ce régime de punaises jaunâtres aboutit à l’instruction publique et grâce à elle prolonge abusivement sa terne existence. Je l’ai subi ; l’on va voir comment. De pareils souvenirs légitiment toutes les haines. Je serai méchant, parce que j’en ai gros sur le cœur.

D’ailleurs, ce petit écrit ne peut servir à rien.

— Alors ?

— Justement. Il est un reproche auquel je compte ne pas échapper : celui de naïveté. Définition du naïf dans le monde moderne : individu qui soutient des idées qui ne rapportent rien. En effet, je ne représente aucun parti, aucune firme. Je ne voyage pour personne. Je ne prétends pas même parler au nom de ma génération, ne m’étant pas livré à l’enquête préalable qui seule eût pu, à la rigueur, me donner ce droit bien inutile.

Pourtant je sais qu’à droite comme à gauche, ils sont plus nombreux qu’on ne le pense, ceux qui refusent d’être complices dans cet attentat à l’intégrité humaine qu’est en fait l’esprit démocratique.

Là-dessus, ces messieurs se lamentent, la jeunesse d’aujourd’hui, etc. Évidemment. Mais il y a les jérémiades et il y a les raisons. Hors le domaine de {p. 9} l’amour, où tout se confond miraculeusement, gémir n’est pas un argument.

Je demande le droit de démolir. Et me l’accorde aussitôt. Sans conditions. Mon rôle n’est pas de proposer une nouvelle forme politique. Je me contente de vitupérer ce que je vois, qui est laid. Quand la soupe est brûlée, on la renvoie, même si l’on n’est pas capable d’en faire soi-même une meilleure.

Mais j’aperçois là-bas, vautré derrière son bock, le Citoyen conscient et organisé pour la discussion. Il retrousse ses manches. Il s’apprête à cracher sur ce que je dirai de plus beau… Oh ! oh ! oh ! il va parler, de grâce mettez-lui les mains sur la bouche ! Donnez-lui sa choucroute, tapez-lui dans le dos, amenez-lui le Guguss 2, des bretzels, sa petite amie, au secours !

Car j’ai encore deux mots à dire.

Dès qu’une voix s’élève pour mettre en doute l’excellence du principe de l’instruction publique, on crie sur tous les bancs : « Alors, vous êtes pour un retour à la barbarie ? » Si ce réflexe indique un mépris vraiment exagéré pour la jugeotte de l’adversaire ou s’il traduit simplement cette mauvaise foi pas même consciente, cette lâcheté devant la discussion précise de leurs principes par quoi se {p. 10} signalent bien souvent nos tolérants par inertie, je ne sais. Mais je m’attends à cent « réponses » de cette sorte. Et je tiens à les classer par avance en deux catégories dont je vais régler le compte sommairement. Cela n’empêchera personne de me resservir ces arguments, bien que dûment prévus et réduits à néant ici-même ; mais — gain de temps — je n’aurai plus qu’à renvoyer aux lettres A ou B, selon.

A. Réponses du type : on ne peut pas aller contre l’époque, vous êtes un pauvre utopiste, etc. Ce sont les positivistes qui parlent ainsi, ceux qui croient aux faits. Je leur réponds :

1° qu’ils ne peuvent me dénier le droit de juger ces faits ;

2° qu’ils ne peuvent, en vertu même de leur scepticisme quant à la valeur réformatrice des idées, m’accuser de faire une critique dangereuse ;

3° que néanmoins je crois à l’efficace de certaines utopies. (Les religions, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, l’Europe napoléonienne, la Russie d’après Karl Marx, le vol des frères Wright, et tout bêtement, c’est le cas de le dire : l’instruction publique.)

Résumé :

1° On a le droit d’aller contre l’époque, et on le peut efficacement.

2° rira bien qui rira le dernier.

{p. 11} B. Réponses du type : vous êtes un rétrograde, un infâme réactionnaire, etc.

Ce sont les partisans d’une démocratie progressiste et tolérante qui se livrent à ces excès de langage. Je les renvoie en corps au chapitre 5 où je traiterai de cet aspect du problème que l’on peut appeler la question de droit.

Certains, en effet, tirent toute leur force dans les discussions de la tranquillité avec laquelle ils brouillent les faits et les principes. Tourmentés par les scrupules de leur conscience libérale, ils fuient la rigueur jusque dans leurs raisonnements. Pour moi qui cherche à démêler la vérité sans égards aux dérangements, même violents, que cela ne manque jamais de provoquer, je me propose de marquer ici la distinction classique du fait et du droit ; et c’est pourquoi je considérerai d’abord l’instruction publique dans ses réalisations actuelles, puis au terme de ce recensement lamentable, je poserai la question de savoir si tant de laideurs et d’outrages au bon sens peuvent être légitimés par le but final de notre institution-tabou.

 

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1. Mes prisons §

Il existe des gens qui s’attendrissent sur leurs souvenirs de classe. C’est qu’ils les confondent avec ceux de leur enfance et les font indûment participer de la même grâce. Voyez Péguy, quand il essaye de nous faire croire qu’ « il n’y a rien au-dessus » de la tâche des instituteurs :

« Faire de ces belles analyses logiques, et grammaticales, où tout retombait droit… Et de ces beaux problèmes d’arithmétique où il fallait si soigneusement séparer les calculs du raisonnement, par une barre verticale, et où il y avait toujours des robinets qui coulaient pour remplir ou vider un bassin (et souvent les deux), (pour emplir et vider ensemble), (drôle d’occupation), (après combien d’heures…) ; et il y avait toujours des appartements à meubler. Et on multipliait le tapissier par le prix du mètre courant. »

Encore que je prenne les sentiments trop au sérieux pour faire ici du sentiment, je suis sensible au charme de cette fantaisie. Mais ce qui fait très bien dans un Cahier de la quinzaine, ça faisait de mauvaises notes dans nos carnets hebdomadaires, et une semonce à nous gâter toute une journée. Une journée d’enfant gâtée. Et d’ailleurs, multiplier le tapissier par {p. 13} le prix du mètre courant n’est pas une fantaisie pour ce petit être qui s’énerve, qui embrouille les règles, qui a sommeil, qui a peur de faire faux, parce que les autres auront fait juste, et qui voudrait bien pleurer, et qui recommence à gratter son ardoise où sèchent des traînées de craie grise, où les chiffres trop gros s’emmêlent… Et c’est cela l’enfance insouciante ? Qu’est-ce qui ressemble plus au souci quotidien des grandes personnes ?

Mais l’enfance est ailleurs. Je revois ce fond de jardin où l’on trouve des cloportes dans la toile mouillée d’une tente d’Indiens, des petites guerres mystérieuses, avec des ennemis et des alliés imaginaires, des jeux en cachette, odeurs de peaux, comme dans un rêve, des matins de dimanche sonores et tout propres, la cuiller d’huile de foie de morue avant le repas, et le monsieur qui racontait gravement des choses qu’on ne comprend pas, la prière du soir pour qu’il fasse beau demain, Michel Strogoff et Rémy un fils invaincu, les tours de carrousel, les chemins dans la forêt en automne, des jeux, des feuillages, des rêveries, des recoins, une longue aventure sérieuse et incertaine, un peu sale et un peu divine, baignée d’une très vague angoisse que l’on fuyait avec des bonheurs fous dans les bras maternels, ou bien dans ces promenades en tenant la forte main du père qui fait de longs pas réguliers…

L’École, dans ce concert de souvenirs, n’est qu’une {p. 14} dissonance douloureuse. 3 Deux angoisses dominent mon enfance : les séances chez le dentiste et l’horaire des leçons. Ce malaise inavouable, cette règle méchante, ce souci qui renaît chaque jour, je pense que tout cela tient trop de place dans notre enfance.

À cinq ans, j’avais appris à lire, en cachette avec ma sœur aînée. L’année suivante, on me mit à l’école, parce que c’est la loi. La première classe fut agréable : j’alignais des bâtons en rêvant à je ne sais quoi, j’étais délicieusement seul parmi ces petits êtres en tabliers bleus qui alignaient leurs bâtons en rêvant à leur manière. Un jour cela m’ennuya. Sachant lire, je ne pensais pas devoir suivre syllabe après syllabe les ânonnements des élèves qui déchiffraient les premières phrases exemplaires. (J’aimais pourtant Zoé lave à la fontaine, à cause du nom.) Quand venait mon tour, je savais rarement où l’on en était. Cela m’attira des reproches acides, et naturellement, la phrase sacrée : « Il faut que tous fassent la même chose ici ! » Dans la suite, on se chargea d’illustrer par d’innombrables exemples cet axiome qui devint la formule de mes premières douleurs morales. Après six ans de ce régime, on m’avait suffisamment rabroué pour que je ne montrasse plus aucune velléité d’originalité.

{p. 15} Mais pour être rentrée, ma colère n’en fut que plus malfaisante. L’école me rendit au monde, vers l’âge de dix-huit ans, crispé et méfiant, sans cesse en garde contre moi-même à cause des autres desquels il ne fallait pas différer, profondément hypocrite donc, et le cerveau saturé d’évidences du type 2 et 2 font 4, ou : tous les hommes doivent être égaux en tout. Deux fois deux quatre, c’est stérile, mais ça ne fait de mal à personne, et de plus, toutes choses égales d’ailleurs, dans un certain domaine, c’est vrai. (Il y a encore des poètes pour nous faire comprendre avec enthousiasme que ces vérités-là n’ont aucune importance.) Quant à l’autre « évidence » que je viens de citer, je découvris un jour qu’elle contient la cause déterminante de notre malaise.

Il me fallut un certain temps pour m’habituer à cette idée. Je tenais cette clef et n’osais m’en servir craignant peut-être des découvertes qui eussent ruiné trop de certitudes apprises. Enfin j’ouvris, c’est-à-dire que je me posais la question : est-ce vrai que tous les hommes doivent être égaux en tout ? Et la première réponse fut : Il faut que ce soit vrai, pour que la démocratie prospère et étende ses conquêtes. C’était découvrir notre asservissement. Je songeai aux vertueuses indignations de nos maîtres quand ils dénonçaient « la marque indélébile de l’éducation jésuite ». Nous étions marqués par Numa Droz, par l’esprit petit bourgeois, qui est une {p. 16} généralisation de l’avarice, et par les dogmes démocratiques, qui sont une généralisation de la règle de trois, aussi profondément certes qu’un Voltaire le fut par les Jésuites : du moins ceux-ci lui laissèrent-ils assez de verdeur d’esprit pour qu’il pût se dégager de leur empire. Mais on avait brisé en nous ces ressorts de la révolte et de la libération d’une personnalité : l’imagination, le sens de l’arbitraire et le sens de la relativité des décrets humains.

Le prix de mes souffrances était donc ce conformisme indispensable aux « immortels principes ». Je n’allai pas tout de suite jusqu’à les mettre en doute : mais un jour je compris que ce n’étaient que des principes.

Et ce fut ma seconde découverte : ce monde simplifié, si évident, si parfaitement soumis aux règles d’une arithmétique élémentaire, ce monde dont la Démocratie apparaissait comme l’achèvement idéal et nécessaire — et qui était le seul pour lequel on nous préparait — c’était un système d’abstractions primaires, c’était le rêve raisonnablement organisé des esprits moyens, prosaïques et rassis qui tiennent aujourd’hui les charges de l’État, piliers d’un régime dont ils sont les seuls à s’accommoder parce qu’ils l’ont établi à la mesure exacte de leurs besoins.

Nous ne croyions plus aux démons, mais à la Commission Scolaire. Nous n’avions plus de « superstitions grossières » comme celles qui touchent à {p. 17} l’action des étoiles par exemple. Mais nous avions acquis le respect des statistiques. Nous savions que les miracles ne trompent que les illettrés, mais qu’il convient de s’incliner devant les miracles de la science appliquée. On nous faisait voir tout au long de notre histoire le Progrès constant de l’humanité vers les lumières, l’incrédulité et le bien-être matériel. Nous savions qu’un fils d’ouvrier est l’égal d’un petit Dauphin — et même nous ne pouvions nous empêcher de croire que le petit ouvrier est bien plus malin. Nous savions un tas de choses douloureusement ennuyeuses qui sont dans les livres — et nulle part ailleurs. Nous arrivions dans la vie avec des mentions honorables et une inconcevable gaucherie, c’est-à-dire avec des titres pour mépriser toute valeur simplement humaine, et une honte secrète qui exaspérait ce mépris et le rendait agressif.

Mais moi, j’avais trop souffert de cette compression morale pour, une fois matériellement délivré, en supporter longtemps encore l’action. Je n’eus pas plus tôt découvert et nommé cet asservissement de l’esprit et ces mythes stériles, que je les rendis responsables de ma perte de contact avec les réalités les plus élémentaires de la vie.

 

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2. Description du monstre §

Le service militaire me permit de retrouver quelques-unes de ces réalités. J’y retrouvai aussi plusieurs têtes connues d’anciens camarades d’école primaire. Comme ils avaient changé ! On s’entendait d’autant mieux qu’on était devenu plus différents. Car ces différences sont les premières marques de la vie vécue et l’on aime à y découvrir la seule fraternité véritable. Mais c’est en caserne aussi que je devais retrouver les instituteurs. Ceux-là n’avaient pas bougé. Et pour cause : ils n’étaient jamais sorti de l’école. Rien ne ressemble plus à un bon élève qu’un instituteur : de l’un à l’autre, il n’y a pas de solution de continuité, la différence n’était qu’une question d’âge, non d’expérience vécue.

Ce que je vais dire est sans doute injuste et faux dans un très grand nombre de cas, mais pourquoi ai-je envie de le dire ? L’instituteur sous l’uniforme peut être défini par son incompréhension méthodique des hommes et son mépris pour les paysans. Qu’il soit officier ou troupier, on le reconnaît à une façon pédante d’être consciencieux, à une façon blessante d’être supérieur, à une façon livresque d’expliquer les choses, à une façon théorique de {p. 19} juger les êtres. Ces distributeurs automatiques (brevetés par le gouvernement) de la manne égalitaire — ne se prennent pas pour de la petite bière. Ils ont conscience d’appartenir à une élite responsable, cela se voit de loin. Il faut dire que ce ridicule n’échappe pas à ceux qu’ils méprisent le plus, et ils auraient souvent l’occasion de s’en douter s’ils étaient sensibles aux finesses de l’ironie paysanne.

Mais je n’en dirai pas plus, de peur de m’échauffer inutilement. Si l’on me poussait un peu, je crois que je m’oublierais au point d’insinuer que les instituteurs galonnés causent autant de tort à l’armée que les instituteurs antimilitaristes qui signent des manifestes en mauvais français — et je ferai de la peine à d’excellents garçons. Revenons au civil.

J’ai fait allusion au lieutenant-instituteur qui veut faire de la pédagogie avec sa section. L’instituteur-lieutenant qui veut traiter militairement ses élèves témoigne de la même maladresse professionnelle. J’en connais un qui avait coutume de dire à une classe de garçons de 10 à 11 ans : « J’ai bien su mâter les quarante hommes de ma section, je saurai aussi vous mâter. » On imagine à quoi peut mener l’enseignement donné par des êtres qui brouillent à ce point les méthodes.

Simple remarque, pendant que nous en sommes aux instituteurs : ils sortent tous de la même classe sociale, de la petite bourgeoisie. Est-ce que l’esprit {p. 20} petit-bourgeois qui imprègne l’enseignement primaire constitue l’apport des instituteurs, ou bien préexiste-t-il dans les principes mêmes de l’École, et attire-t-il les petits bourgeois comme le portrait de Numa Droz attirait les mouches ? (Le verre en était toujours jaune.) Je n’ai ni le droit ni l’envie de dire du mal des petits-bourgeois. Ils sont au moins aussi sympathiques que n’importe quelle autre classe de la société. Mais l’esprit petit-bourgeois pris abstraitement et tel qu’il se manifeste dans l’école primaire est un véritable virus de mesquinerie, et devrait être soigné au même titre que certaines autres maladies dites « sociales ». Je reviendrai peut-être sur ce point.

Pour l’instant je ne veux que décrire l’école telle qu’on la voit. Après les personnes, le décor.

La laideur des « collèges » n’est pas accidentelle. C’est celle-même du régime. L’architecture de nos « palais scolaires » symbolise d’une façon frappante ce qu’il y a de schématique et de monotone dans la conception démocratique du monde. Entrons, c’est pire encore.

Beaucoup d’enfants ont un frisson de dégoût au moment de passer la porte, au son de la cloche : l’odeur de goudron et d’urinoirs qui imprègne les corridors et les habits des écoliers empeste encore mes souvenirs. Et la poussière dans l’air, l’encre sur les tables — c’était pourtant un refuge pour {p. 21} l’imagination que ces initiales, ces signes, ces devises… — les estampes piquées, Numa Droz et ses crottes de mouches… Dans ce décor s’écoulent huit années de votre vie, citoyens ! Et vous pensez que c’est un grand progrès sur la Nature.

Quelle peut bien être la vertu éducatrice d’un tel milieu, moral et matériel ?

L’école publique, telle que nous la voyons est semblable à tous ces monuments « de la mauvaise époque » qui sont dans nos villes l’apport du xixe siècle. Ils ne parviennent ni à la beauté ni à l’utilité, et ils sont déjà démodés. On dit que le style 1880 n’en est pas un : mais l’absence de style est encore un style : c’est même le pire.

 

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3. Anatomie du monstre §

Ayant épanché un peu de ma rancune, à seule fin de montrer pour quelles raisons j’ai entrepris de combattre l’instruction publique — on ne me contestera pas ces raisons puisqu’elles me sont absolument personnelles et qu’elles ont la valeur d’un témoignage, ni plus ni moins — il est temps que je fasse passer un petit examen aux principes de cette institution passionnément détestée. Vous allez voir comment ils bafouillent leur « par cœur non compris ».

Aux yeux de beaucoup de gens, la passion est aveuglante : cela tient pour une bonne part à ce que ces personnes ont les yeux faibles. Il serait plus juste de dire que la passion n’a qu’une clairvoyance intéressée : mais celle-là est la plus vive.

Enfin, je tiens à reconnaître qu’ici je ne cherche point l’équité. Pas plus que vous, qui défendez de parti-pris ce que j’attaque. L’esprit d’équité, avec son préjugé pacifiste n’est pas toujours l’esprit de vérité, il s’en faut. Or je ne suis pas de ceux qui subordonnent la vérité à la tranquillité bourgeoise. Je tiens le « gain de paix » pour illusoire : il consiste à repousser la difficulté dans l’avenir, d’une ou {p. 23} deux générations. Pendant ce temps elle s’aggrave, et nous voici avec l’héritage de cinquante ans de radicalisme sur les bras. L’écheveau est tellement embrouillé que déjà plusieurs proposent de trancher le nœud.

Je me bornerai à l’examen des caractères les plus généraux de l’instruction publique, ceux que n’atteignent dans leur principe ni les réformes de détail ni les modalités locales de réalisations pratiques.

1. Le programme §

a) l’horaire : c’est un cadre, ou plutôt un moule, dans lequel on verse les matières les plus hétéroclites, sans égard à leurs qualités propres. De 8 à 9 arithmétique ; de 9 à 10 composition, etc. Ces disciplines se succèdent sans transition, dans un ordre absolument fortuit, de manière à prévenir toute concentration de l’esprit.

b) plan d’études. On a divisé l’enseignement en branches bien distinctes. On attribue à chacune un certain nombre d’heures par semaines, au jugé. On s’arrange pour faire tenir dans cette classification le plus possible de « connaissances » qui dès lors deviennent obligatoires. La somme et l’arrangement des parties doivent être identiques pour tous les écoliers. Ce plan régit les huit années réglementaires de la scolarité, et englobe la totalité de la science {p. 24} nécessaire à tout citoyen, dans une vue aussi large que simplifiée.

Remarquons qu’il suffit pour établir ce programme de disposer d’une ou deux feuilles de papier, d’un crayon et d’une règle (pour diviser la page en casiers rectangulaires, bien proprement). Évidemment, il est préférable de savoir aussi les noms des sciences élémentaires. Mais il n’est en aucune façon nécessaire de connaître la psychologie des enfants, ni même le contenu des sciences dont on écrit le nom dans les casiers. Est-ce que l’étude du trapézoïde est particulièrement indiquée pour préparer les élèves à une composition française ? Question oiseuse et saugrenue, — naïve.

Le bon sens voudrait que l’on tînt compte des possibilités d’adaptation de l’enfant ; de la valeur fort inégale de ces disciplines ; de la diversité des besoins ; enfin des rythmes naturels de l’esprit humain, qu’il se trouve que le Créateur n’a point accordés à l’actuelle division horaire des journées…

Monsieur, répondent les fonctionnaires responsables, vous savez par expérience que nous ne comprenons pas la plaisanterie et que notre temps est précieux. D’ailleurs, les enfants ne se plaignent pas, de quoi vous plaignez-vous, vous ?

— Mais on fausse l’esprit de ces enfants…

— Mais on nous paye, et ils n’en meurent pas.

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2. Les examens §

Ce sont en principe des « contrôles » comparables à ceux que l’on établit lors des grandes épreuves cyclistes. Les participants du Tour de Science doivent s’inscrire au terme de chaque trimestre. Ceux qui arrivent après la clôture ont à refaire l’étape. On obtient par ce moyen un peloton homogène, facile à surveiller.

Mais en matière de sport, la tricherie est difficile, tandis qu’à l’école elle est de règle. Car la qualité et la quantité des réponses « fournies » par le prévenu (l’élève examiné) n’a qu’un lointain rapport avec la qualité et la quantité des efforts « fournis » au cours du trimestre. Ce phénomène déconcertant s’explique justement par cette psychologie de l’enfant dont je disais tout à l’heure que la connaissance n’est pas exigée de ceux qui établissent les programmes et les examens.

« Les examens faussent complètement l’esprit de l’enseignement », lit-on jusque sous la plume de divers maîtres primaires et secondaires.

Ils n’en sont pas moins devenus le but même de l’instruction ; la fin qui justifie les moyens et à quoi l’on subordonne tout, plaisir, goût du travail, qualité du travail, santé, liberté, sens de la justice et autres balivernes, instruction véritable et autres {p. 26} plaisanteries de gros calibre, car à la vérité ce n’est pas d’enseigner qu’il s’agit, mais de soumettre les esprits au contrôle de l’État, voyons donc, — n’avez-vous pas honte de vous faire rappeler sans cesse des vérités aussi élémentaires.

3. L’égalitarisme des connaissances §

De l’existence des programmes, qui est un fait, et de l’existence de la Démocratie, qui est une prétention (réservons le mot d’idéal), découle cette exigence théorique : tous les enfants doivent à tout instant être en mesure 1° d’ingurgiter la même quantité de « matière » ; 2° d’en rendre compte de la même façon, dans le même temps.

Contentons-nous de remarquer que ce principe est à la base du système ; qui repose donc sur une tranquille méconnaissance de la nature humaine. L’histoire enregistre bien une ou deux autres bêtises de cette épaisseur, mais il faut reconnaître que jamais on n’avait songé à leur donner une extension universelle et un caractère obligatoire.

L’école exige donc que les meilleurs ralentissent et que les plus faibles se forcent. Elle ne convient donc qu’aux médiocres, dont elle assure le triomphe.

L’école s’attaque impitoyablement aux natures d’exception, et les réduit avec acharnement à son {p. 27} commun dénominateur 4. Nos bourgeois assistent sans honte à ce crime quotidien, et se félicitent du régime des lumières et des compteurs à gaz. Mais ils se fâchent tout rouge quand on leur dit que la Suisse est caractérisée, aux yeux de l’étranger impartial, par sa culture intensive et extensive des veaux et des médiocres.

4. Le gavage §

Moyen de réaliser les précédents. Plus ou moins rationalisé. Son instrument le plus parfait s’appelle le manuel. Un bon manuel est un résumé clair et portatif des résultats actuels d’une science.

Le bon sens voudrait qu’on étudie d’abord la science dans sa réalité, puis qu’on se réfère au résumé comme à un aide-mémoire. Mais l’école veut qu’on commence par apprendre le résumé. D’ailleurs elle s’arrête là.

Les manuels ne correspondent à aucune réalité. Ils ne renferment rien qui soit de première main, rien qui soit authentique. Ils négligent toutes les {p. 28} particularités, toutes les « prises » où pourrait s’accrocher l’intérêt. Ils dispensent de tout contact direct avec ce dont ils traitent. Or la valeur éducative des choses n’apparaît qu’à celui qui entre en commerce intime avec elles. On apprend plus de deux que de mille, dit un sage oriental dont j’ai oublié le nom.

Une autre conséquence du gavage, c’est qu’on ne peut laisser aux élèves le temps qu’il faut pour assimiler ce qu’ils apprennent. Ils sont forcés de gâcher leur travail. Or ce travail n’a qu’une valeur éducatrice : s’il n’est pas modèle, il est absurde. Mais où sont à l’école les modèles de ce qu’on nommait autrefois la belle ouvrage ? On va supprimer les leçons de calligraphie.

5. La discipline §

On conçoit que la réalisation d’un programme entièrement contre-nature exige une discipline sévère. D’où notre conception pénitentiaire de l’école.

Mais, s’il est des disciplines qui renforcent, il en est d’autres qui amoindrissent. La discipline scolaire consiste à faire tenir les enfants immobiles et muets 6 heures par jour durant 8 ans. Il paraît que cela facilite le travail du maître. Il se peut. Tout dépend de ce qu’on attend de ce travail. Je doute qu’il soit de nature à légitimer l’énormité de l’effort {p. 29} qu’on demande à ces petits. Là encore, il y a une exagération absurde, une généralisation si schématique et superficielle que la discipline perd tout son sens éducatif et n’est plus qu’une entrave énervante, un système de vexations mesquines, propres à étouffer toute spontanéité chez un peuple qui vraiment ne péchait point par l’excès de cette vertu.

La discipline primaire forme des gobeurs et des inertes, fournit des moutons aux partis et prédispose les citoyens suisses à prendre au sérieux les innombrables défense de, petites crottes noires et blanches qui marquent un peu partout le passage de l’État, et dont la vue permet à ceux qui tombent du ciel sur notre sol de s’écrier sans hésiter : Liberté, liberté chérie, voilà bien ta patrie.

6. La préparation civique §

Tous les pontifes de l’instruction publique sont d’accord sur ce point : l’école primaire doit être une école de Démocratie. Ils insistent sur le fait que les leçons d’instruction civique sont insuffisantes pour former le petit citoyen : il faut que l’enseignement tout entier soit occasion de développer les vertus sociales de l’élève. « Une classe est une société en miniature. »

Ceci est une énorme bourde. Juxtaposez trente enfants sur les bancs d’une salle d’école, vous n’aurez {p. 30} rien qui ressemble en quoi que ce soit à aucun état social existant. Ce qui est vrai, c’est que le fait, absolument nouveau dans l’Histoire, que l’on oblige les enfants à vivre ensemble dès l’âge de cinq ans, favorise le développement de leurs penchants les plus « communs » : jalousie, vanité, panurgisme, concurrence sournoise, admiration des forts en gueule, — tout cela qui deviendra plus tard socialisme ou morgue bourgeoise, esprit de parti, arrivisme et parlementarisme.

La culture de l’esprit démocratique telle qu’elle est comprise par les instituteurs — et elle ne peut être comprise autrement — est essentiellement négative. Elle consiste à persécuter ceux qui, en quelque manière que ce soit, voudraient se « distinguer ». (Le mépris que notre peuple met dans cette expression !)

Pour moi, ce que je retire de plus évident de mon expérience scolaire, c’est une grosse vérité que le bon sens m’eût par ailleurs fait voir : il n’y a pas d’égalité réelle possible tant que la loi est la même pour tous.

Je ne parle pas des manuels d’histoire, dont il est aujourd’hui démontré qu’ils donnent une image mensongère de l’ancienne Suisse, à l’usage du peuple souverain qui ne manque pas d’en être flatté.

Et puis, quelle est cette préparation à la vie qui commence par nous soustraire à l’influence de la {p. 31} vie ? Quelle est cette éducation sociale qui enlève l’enfant à la famille ? 5 Quel est cet instrument de perfectionnement civique qui assure l’écrasement des plus délicats par les plus vulgaires ?

7. L’idéal du bon élève §

Le bon sens voudrait que le bon élève soit celui qui sait utiliser pour son profit humain la petite somme de connaissances indispensables qu’on lui donne à l’école. (Cet argent de poche, ni plus ni moins). Ou encore : que le bon élève soit celui qui supporte le mieux le traitement scolaire ; celui dont la valeur humaine subsiste intacte au milieu des conditions anormales créées par l’école publique. Mais l’idéal de l’école est autre ; il est même tout contraire. On ne peut pas exiger qu’il soit tout de noblesse, de vertu et de grandeur. Mais on peut s’étonner de voir qu’il n’est que ridicule et mesquinerie. Il y a là une préméditation de médiocrité que je ne puis m’empêcher de trouver suspecte.

{p. 32} Le bon élève est celui qui a de bons points. Or les bons points vont aux parfaits imitateurs. Oyez moi tous ces petits phonographes… ographes… graphes… graphes… Enfoncés, les perroquets. Dans une composition sur La Neige, Victoria, 10 ans, écrit : « C’est l’hiver. Déjà la terre a revêtu son blanc manteau. » Elle aura 10 sur 10. Mais on donnera 3 sur 10 à Sylvie pour avoir trouvé : « Quand il neige, c’est comme des petits morceaux de vouate. » Il est évident que Sylvie est supérieure à Victoria dans la mesure où l’invention est supérieure à l’imitation. Mais Victoria montre une âme docile, un rassurant défaut d’esprit critique, tandis que Sylvie appartient manifestement à la race dangereuse de ceux qui voient avec leurs yeux d’élèves.

Le bon élève est aussi l’élève discipliné. L’école veut que partout la valeur cède le pas à la règle. Elle cherche à développer chez nos petits Helvètes un légalisme écoeurant 6, un conformisme d’imbéciles ou d’impuissants, qui d’ailleurs ne peut être qu’à l’avantage des gens en place, vieille histoire.

On m’objectera sans doute quelques « brillantes carrières » fournies par d’ex-forts-en-thèmes, voire par d’ex-instituteurs. À la vérité, il s’agit de {p. 33} réussites qui, pour avoir enivré l’espoir et enflammé l’ambition d’un grand nombre de régents, ne laissent pas que d’être assez spéciales. Il arrive en effet que nos petits futurs grands citoyens ayant accompli de « fortes études primaires et secondaires » (témoignage suffisant de leur aptitudes à la compromission sociale établie) et cueilli au passage un grade universitaire, prennent leur essor de chérubins du parti au cours de ces nombreux banquets de cercles locaux où se fondent les réputations, où se « baptisent » les hommes d’avenir. Un jour on voit s’étaler en première page des illustrés la face épanouie quoique énergique d’un de ces coqs de village qu’on vient de jucher sur la flèche de l’édifice administratif. Et c’est ce qui s’appelle une belle carrière.

Mais ces brillants météores ne troublent pas beaucoup ma superstition, par ailleurs fort grande. Tous ceux qui ont eu l’occasion de comparer les bons élèves de diverses classes d’un collège ont été frappés de constater que la force et l’originalité de leur jugement sont en raison inverse du nombre d’années d’instruction publique qu’ils ont subies.

Le dilemme. §

J’ai indiqué que les principes de l’instruction publique ne coïncident qu’accidentellement avec ceux du bon sens. Je m’en tiendrai là, renonçant pour {p. 34} cette fois à démontrer, ce qui serait facile, qu’ils constituent une inversion méthodique de toutes les lois divines et humaines. C’est-à-dire : UNE MÉTHODE D’ABATARDISSEMENT DU PEUPLE.

D’autre part, il est aisé de voir que tous ces principes dérivent nécessairement du fait que l’école est publique, obligatoire, et soumise au contrôle de l’État.

Alors ?

Ou bien vous acceptez le régime — mais aussi ses conséquences absurdes et fatales, par exemple l’instruction publique.

Ou bien vous combattez l’instruction publique — mais vous êtes, de ce fait, contre le régime. Il y a là, dirait M. Prudhomme, un bien grave dilemme.

 

{p. 35}

4. L’illusion réformiste §

Bien entendu, tout cela a été dit. (Un peu autrement, j’en conviens). On n’a pas attendu ma colère pour entreprendre ce travail de démolition. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir l’abondante littérature publiée sur le « problème de l’école nouvelle ».

On appelle école nouvelle tout établissement où l’on s’efforce d’enseigner selon des principes tirés de l’observation des enfants, c’est-à-dire : en contradiction sur toute la ligne avec l’enseignement officiel.

Les promoteurs de ces mouvements tentent la gageure de réformer l’école primaire sans toucher au principe de l’instruction publique.

Les réformes qu’ils ont proposées jusqu’ici sont en général judicieuses, dictées par le bon sens 7, et retouchées par le pédantisme inhérent à toute science.

On a constaté que l’école actuelle est fondée sur une remarquable ignorance de la psychologie infantile. Où il y avait non-science, on a voulu apporter de la science. Mais c’est un art qu’il faudrait. Sinon l’on retombera dans des absurdités.

{p. 36} On a créé par exemple des « jardins d’enfants » où l’on apprend à des élèves âgés de trois à quatre ans à lacer leurs souliers ; et cela s’appelle l’école pratique. Plus tard, on fait apprendre à ces mêmes enfants, et réciter par cœur et à rebours, les noms des rues et places de leur ville, comme s’ils étaient tous destinés à la profession de chauffeurs de taxis. Si cette conception du pratique prévaut, il est à craindre que l’école nouvelle n’apporte bientôt sa méthode rationnelle pour apprendre aux bambins à marcher en décomposant les mouvements avec l’aide d’un métronome pédagogique.

De même, sous le louable prétexte d’école active, on prétend faire apprendre la grammaire par le moyen de gesticulations appropriées : foin de ces analyses de textes absurdes où l’on soulignait en rouge tous les mots en al, tous les verbes déponents ; désormais l’étude des verbes actifs sera active aussi, un élève se mettra à marcher dans le couloir en s’écriant : je marche, ou : j’arpente ; un autre restera assis, en affirmant : je siège ; un troisième lèvera la main, et dira : je lève la main, — au lieu de demander ce qu’on croit. Tout porte à craindre qu’à la faveur du tumulte l’un ou l’autre proclamant : je sors ! ne traduise incontinent ce verbe en action et ne disparaisse à tout jamais dans les campagnes, tirant le meilleur parti possible de l’exercice ; car il ne manque à ce système, avouez-le, que {p. 37} juste la spontanéité nécessaire pour que ça ne soit pas une lourde farce.

Ces exagérations ne sont pas bien graves, parce qu’elles sont comiques précisément. Je ferai à l’école nouvelle un reproche d’une autre nature. Elle prétend donner plus de liberté aux enfants en leur rendant le travail amusant, en leur laissant la possibilité de trouver par eux-mêmes ce qu’ils doivent apprendre. Mais qu’est-ce qu’une liberté méthodiquement organisée ? En réalité, cet amusement a pour seul but de faire avaler la pilule amère des connaissances. On songe à M. Ford, qui donne à ses ouvriers un second dimanche afin qu’ils consomment deux fois plus de machines. Jeu du chat avec la souris. On n’impose plus de résultats, on les fait trouver. Notez que cela revient au même, sauf que par la méthode nouvelle, on atteint un enfant plus profondément, on se glisse à l’intérieur de son esprit, là où s’élabore son invention ; on capte scientifiquement les sources mêmes de sa liberté. « Instruire en amusant » peut être la formule d’une tromperie subtile et plus grave que la brutalité primaire, parce qu’elle n’excite pas de réaction vive de la part des écoliers.

Enfin, je n’aime pas qu’on traite le gosse comme un organisme dont il s’agit d’obtenir le rendement le plus élevé. On cultive les petits d’hommes comme des plantes de serre dans ces jardins d’enfants. On {p. 38} y parle de « l’enfant » comme on parle d’un produit chimique : On remarque chez l’enfant… Dans ce milieu l’enfant ne tarde pas à se développer… Prenez un enfant de 6 ans… Mettez ensemble trois enfants…

Je reconnais que les buts de l’école nouvelle sont honnêtement scientifiques, et désintéressés. Mais l’enfant-cobaye vaut l’enfant-citoyen. Moi, je voudrais l’enfant tout court. Or il paraît que c’est très dangereux.

Néanmoins, je soupçonne dans tous ces mouvements des possibilités lointaines qui sont pour me plaire ; un grignotement du système officiel qui pourrait bien un jour l’atteindre au cœur, et je vois tout ce que cela entraînerait, dans une ruine d’où renaîtrait peut-être l’humanité… Je songe à un enseignement sans école. Je songe au maître antique, dont toute la personne était un enseignement, et qui n’avait pas des élèves, mais des disciples. Celui-là seul favorise le développement des individus, qui ne cherche pas un rendement mais qui dépose une semence spirituelle.

Qui sait ?…

En attendant, puisqu’il faut attendre, je salue ces jeunes gens qui appliquent avec ferveur les principes de l’école libre, qui se moquent des programmes et dont les classes sont de vraies foires ; ils ont toute mon amitié. Cela me permet de leur faire {p. 39} remarquer d’autant plus librement qu’ils trahissent le destin profond de l’instruction publique, qu’ils trahissent leur mission officielle. Ils éduquent de futurs anarchistes 8, bravo ! Mais ce qu’on leur avait confié, c’était la fabrication en série de petits démocrates conscients et organisés. Je crains que ce malentendu ne soit décidément trop gros pour échapper plus longtemps à MM. les Inspecteurs des Écoles. Je le crains, dis-je ; car le monde ne progresse qu’à la faveur de malentendus (si tant est qu’il progresse.)

L’école nouvelle n’échappe à l’absurdité primaire qu’à la faveur d’une équivoque. Cette équivoque frappe tout essai de réforme. Qu’il y ait là cependant une possibilité pratique d’en sortir, je ne le nie pas. Mais du point de vue de la vérité, force nous est de reconnaître que notre dilemme subsiste dans son intégrité et son urgence.

 

{p. 40}

5. La machine à fabriquer des électeurs §

Je crois à l’absurdité de fait de l’instruction publique. Je crois aussi qu’on ne peut réformer l’absurde. Je demande seulement qu’on m’explique pourquoi il triomphe et se perpétue ; de quel droit il nous écrase.

La réponse est simple, terriblement simple : du droit de la Démocratie.

L’instruction publique et la Démocratie sont sœurs siamoises. Elles sont nées en même temps. Elles ont crû et embelli d’un même mouvement. Morigéner l’une c’est faire pleurer l’autre. Écouter ce que dit l’une, c’est savoir ce que l’autre pense. Elles ne mourront qu’ensemble. Il n’y aura qu’une oraison. Laïque.

J’entends qu’on ne me conteste pas cette thèse. Elle est glorifiée dans tous les banquets officiels par des orateurs émus et il y aurait une insigne hypocrisie à feindre de ne plus la reconnaître, une fois dissipée la fumée des civets, des cigares et des idéologies enivrées. D’ailleurs, cette idée que j’ai l’honneur de partager avec mes adversaires se trouve correspondre à des faits patents et simples ; il serait {p. 41} vraiment dommage de priver ces Messieurs d’une aubaine pour eux si rare.

Un fait simple, par exemple, c’est que la Démocratie sans l’instruction publique est pratiquement irréalisable. Ici, je demanderai poliment au lecteur de vouloir bien ne point trop faire la bête, sinon je me verrai contraint de lui expliquer un certain nombre de vérités tellement évidentes — que cela n’irait pas sans quelque indécence. Et d’abord, il faut pouvoir lire, écrire et compter pour suivre la campagne électorale, voter et truquer légalement les votes. Ensuite il faut de l’histoire, et de l’instruction civique, pour qu’on sache à quoi cela rime. Ensuite, il faut une discipline sévère dès l’enfance pour façonner des contribuables inoffensifs. Enfin il faut un nombre considérable de leçons, et le plus longtemps possible, pour qu’on n’ait pas le temps de se rendre compte que tout cela est absurde.

Pour qu’on n’ait pas le temps d’écouter la nature qui répète par toutes ses voix, d’un milliard de façons, que c’est absurde.

Pour qu’on n’ait pas le temps de découvrir la Liberté 9, parce que celui qui l’a embrassé une fois, une seule fois, sait bien que tout le reste est absurde.

{p. 42} Et voilà pour les sœurs siamoises. Continuons. La démocratie doit à l’École de vivre encore. Mais ce n’est de la part de notre Institutrice qu’un rendu. Car dans ce monde-là « tout se paye » comme ils disent avec une satisfaction sordide et mal dissimulée. Certes je ne prétends pas que les créateurs de l’instruction publique aient pleine conscience de ce qu’ils faisaient — et je les excuse pour autant 10. Je dis simplement ceci : leur œuvre n’a été possible que parce qu’elle était liée aux intérêts de la démocratie. Car il faut bien se représenter qu’elle n’était encore au xviiie siècle qu’une utopie de partisans. Il ne serait guère plus fou de proposer aujourd’hui qu’on répande universellement et obligatoirement l’art du saxophone ou de la balalaïka. Soyez certains qu’il ne manque à cette plaisanterie, pour prendre corps, que l’appui intéressé d’un groupement politico-financier. Et il y aurait bien vite des députés pour célébrer les bienfaits sociaux, que dis-je, la valeur hautement moralisatrice de ces glapissants entonnoirs.

D’ailleurs cette complicité, si évidente à l’origine de l’institution, se manifeste encore de nos jours et d’une façon non moins flagrante, dans ses suites normales. Je n’en veux pas d’autre preuve que l’état grotesquement arriéré de notre instrument de progrès par excellence. Car il n’est qu’une explication {p. 43} vraisemblable de cette incurie : l’école, sous sa forme actuelle, remplit suffisamment son rôle politique et social, qui est de fabriquer des électeurs (si possible radicaux, en tout cas démocrates). Je me souviens d’un dessin humoristique publié en 1914, représentant l’œuvre de Kitchener : une machine qui absorbait des gentlemen et rendait des tommies. La machine scolaire, elle, dévore des enfants tout vifs et rend des citoyens à l’œil torve. Durant l’opération, tous les crânes ont été décervelés et dotés d’une petite mécanique à quatre sous qui suffit à régler désormais l’automatisme de la vie civique. Le cerveau standard du type fédéral ne laisse craindre aucun imprévu dans son fonctionnement. Cet avantage inappréciable sur le cerveau naturel explique que les autorités compétentes n’aient point hésité à l’adopter, malgré ses ratés assez fréquents. Maintenant je vous demande un peu quel intérêt il y aurait à perfectionner l’instrument, à l’adapter aux particularités psychologiques, voire aux besoins purement sentimentaux qui peuvent apparaître chez les enfants ? Ce serait de l’art pour l’art. On ne peut pas en demander tant aux gouvernements. La réforme scolaire, politiquement, n’est pas rentable.

Il est clair que si le but principal de l’instruction publique était d’éduquer le peuple d’une façon désintéressée, les gouvernements seraient un peu plus fous qu’on n’ose les imaginer de ne pas {p. 44} entreprendre sur l’heure une véritable révolution scolaire ; car il ne faudrait pas moins pour que l’école rattrape l’époque… Mais les gouvernements savent ce qu’ils font.

Tout se tient, comme vous dites, sans doute pour m’ôter l’envie de bousculer quoi que ce soit. J’aime bien les tremblements de terre, vous tombez mal.

J’appartiens à cette espèce de gens qui font confiance à leur sensibilité plus qu’aux idées des autres. Or, c’est une révolte de ma sensibilité qui me dresse contre l’École. Mes arguments ne se mettent en branle qu’après coup. Et quand vous les démoliriez tous, ma rage n’en serait pas moins légitime. Je lui donne raison par définition. Après tout, peu m’importent les idéologies politiques, et peu m’importerait que l’École soit une machine à fabriquer de la démocratie — si je ne sentais menacées dans cette aventure des valeurs d’âme auxquelles je tiens plus qu’à tout. Ma haine de la démocratie est l’aboutissement de l’évolution dont je viens de décrire la marche nécessaire 11. On ne manquera pas d’insinuer qu’à l’origine de tout ceci il y a surtout de la {p. 45} nervosité, de petites douleurs de jeune bourgeois. Essayez de venir me dire ça chez moi, n’est-ce pas, mes agneaux. C’est justement dans la mesure où je participais de l’écoeurant optimisme bourgeois que je m’accommodais d’un régime nocif pour tout ce qu’il y a d’authentiquement noble en chaque homme. Si les fils du peuple souffrent moins d’un tel régime, c’est qu’ils n’ont pas d’eux-mêmes une connaissance aussi sensible. Mais attendez, si quelques-uns allaient se réveiller… Il suffit d’un peu de chaleur d’âme pour amorcer le dégel de ces principes, et ce peut être le signal de la grande débâcle printanière. Il n’y a pas de révolution véritable que de la sensibilité. (Le jour où l’on culbutera ces Messieurs de leurs sièges, ils comprendront le sens des images.)

 

{p. 46}

6. La trahison de l’instruction publique §

(Ici, le procureur prit un ton plus grave).

L’école s’est vendue à des intérêts politiques. C’était là, nous venons de le voir, son unique moyen de parvenir. Elle participe donc sur une vaste échelle à cette « Trahison des clercs » décrite par M. Julien Benda. Notre époque paiera cher ce crime contre la civilisation. Elle ne croit plus qu’au péché contre les lois sociales, eh ! bien, elle apprendra que le seul péché qui n’a pas de pardon, c’est le péché contre l’Esprit. Aujourd’hui qu’il suffit d’un peu de bon sens et d’information pour jouer au prophète, on nous promet de tous côtés de belles catastrophes. Je suis de ceux qui s’en réjouissent mauvaisement. (« C’est bien fait. C’était trop laid ».)

À peine capable de nous instruire, l’École prétend ouvertement nous éduquer. D’ailleurs elle y est obligée dans la mesure où elle réalise son ambition : soustraire les enfants à l’Église et à la famille.

L’Église donnait des valeurs idéalistes, la famille des valeurs réalistes, sans lesquelles le monde {p. 47} s’enfonce de son propre poids dans l’abrutissement ou se laisse prendre à des théories non point fumeuses, comme le veut le cliché, mais schématiques.

Or l’École radicale ne peut pas être idéaliste : car elle deviendrait un danger pour le désordre établi. L’idéalisme est forcément révolutionnaire dans un monde organisé pour la production. Le culte des valeurs désintéressées ne peut que diminuer le « rendement » quantitatif de ceux qui s’y livrent.

Je ne veux pas me poser ici en défenseur des vertus patriarcales. Mais je m’adresse aux démocrates convaincus, partisans des « lumières » et qui pourtant s’indignent de voir la morale actuelle s’attaquer, voyez-vous ça, à la famille, « cette cellule sociale. » Et je les traite de mauvais plaisants. Admirez mon extrême modération. Ceci fait, constatez avec moi que la famille était encore un milieu naturel, donc normatif. Le collège au contraire est un milieu anti-naturel, et les normes sociales qu’on prétend y substituer à celles de la famille sont falsifiées.

Non seulement l’École ne constitue pas le pôle idéaliste nécessaire à l’équilibre d’une civilisation, — et c’est l’aspect négatif de sa trahison — mais encore elle tend à développer tout ce qu’il y a de spécifiquement malfaisant dans l’esprit moderne. C’est sa façon à elle de répondre aux besoins de l’époque. Pauvre époque ! On parle sans cesse de ses besoins. Il est vrai qu’elle est anormalement insatiable… Je {p. 48} crois qu’elle a surtout besoin d’une purge violente qui chasse ce vers solitaire du matérialisme.

Et quand on m’aura démontré que les besoins de l’époque exigent une organisation à outrance du monde, je répondrai que dans la mesure où cette exigence est satisfaite naît un nouveau besoin qui est précisément d’échapper à cette organisation. Or il semble bien que nous en soyons-là, s’il faut en croire les signes de révolte qui apparaissent de toutes parts. Mais l’école empoisonne les germes d’une renaissance de l’esprit dont elle devrait être la mère. Elle favorise le culte exclusif de l’utile, l’incompréhension brutale de la nature, la haine des supériorités naturelles, l’habitude de l’ersatz et du travail bâclé. Elle apprend à lire pour lire les journaux, mais en même temps que cette drogue, elle devrait fournir son contrepoison. Au contraire, elle prépare des esclaves du mot. Il est clair, par exemple, que seules les victimes de l’instruction helvétique sont capables d’absorber sans fou-rire les discours de tirs fédéraux.

On a comparé le monde moderne à un vaste établissement de travaux forcés. L’école donne à l’enfant ce qu’il faut pour se résigner à l’état de citoyen bagnard auquel il est promis. Mais elle tue tout ce qui lui donnerait l’envie de se libérer — et peut-être les moyens.

Vaste distillerie d’ennui, c’est-à-dire de {p. 49} démoralisation — qu’on se le dise ! — puissance de crétinisation lente, standardisation de toutes les mesquineries naturelles (je ne fais le procès de la bêtise humaine qu’en tant qu’elle est cultivée par l’État), l’École, après avoir entraîné l’âme moderne dans ses collèges, l’y enferme et l’y laisse crever de faim.

Par ce qu’elle enseigne à ignorer bien plus que par ce qu’elle enseigne à connaître, elle constitue la plus grande force anti-religieuse de ce temps. L’instruction religieuse qui prend les enfants au sortir de l’école primaire, arrive trop tard. Elle sème dans un terrain que l’instituteur a méthodiquement desséché.

 

{p. 50}

7. L’instruction publique contre le progrès §

Un beau titre. Et qui a meilleure façon que le reste, pensez-vous. Il faut avouer qu’avec ce je ne sais quoi de déclamatoire, de… journalistique, de bedonnant creux, cela vous a un petit air démocratique, hé ! hé !… et d’ailleurs, vous aimez les idées généreuses, n’est-ce pas ? J’en étais sûr.

Cependant j’ai peur que mon progrès ne soit pas le vôtre, et même que sa nature ne l’entraîne dans une direction toute opposée.

C’est très malin d’avoir inventé un instrument de progrès : encore faut-il le mettre en marche. Et, où le conduire ? Il y a beaucoup de routes, mais vous n’aimez pas le risque, vous préférez le surplace. Ainsi l’instruction publique s’est arrêtée aux environs de 1880 et depuis lors n’a guère bougé. Le moteur n’en continue pas moins de consommer, ronfler et de tout empester. Et peu à peu le public perçoit que « l’instrument de progrès » n’est qu’un camouflage à l’abri duquel on distille du radicalisme intégral. On me fera observer que beaucoup des servants de la machine sont socialistes ou conservateurs : voilà qui ne change pas le rendement, j’imagine, ni la nature des produits excrétés.

{p. 51} On forme nos gosses, dès l’âge de six ans, à ne se point poser de questions dont ils n’aient appris par cœur la réponse. Regardez un écolier préparer ses devoirs, c’est frappant : il apprend les questions aussi bien que les réponses. J’avoue que je trouve ça très fort : avoir obtenu un conformisme de la curiosité. Il est vrai qu’il ne fallait pas moins pour assurer la sécurité d’un régime établi dans des fauteuils ; car un peuple d’électeurs fantaisistes serait parfois tenté de retirer brusquement ces sièges, farce connue et qui ridiculise à coup sûr sa victime.

En fait de farces, vous allez feindre de trouver bien bonne celle-ci : je prétends que l’instruction publique est une puissance conservatrice. — Pas moins ! Elle est destinée à légitimer par la force de l’inertie et à perpétuer mécaniquement tout ce qui est depuis Numa Droz.

Conservatrice, et non pas réactionnaire, non, même pas. Car les forces de réaction collaborent à leur manière au progrès, elles corrigent, stimulent, vivent. L’École se contente d’être figée. Est-ce un frein ? Même pas. C’est plutôt une vase où s’enlise notre civilisation ; et où la Démocratie peut se conserver des siècles encore…

Or si je dis que l’École est contre le progrès, c’est que le progrès consiste à dépasser la Démocratie. Et cette thèse ne va pas à l’encontre de l’évolution normale de l’humanité, comme vous ne manquerez {p. 52} cependant point de le dire, avec ce sens du cliché qui est un hommage à vos maîtres respectés.

La Démocratie, par le moyen de l’instruction publique, limite l’homme au citoyen. Il s’agit donc de dépasser le citoyen, de retrouver l’homme tout entier. Je distingue dans cette opération deux temps : d’abord critiquer ce qui est — par la comparaison avec ce qui fut ou ce qui devrait être ; ensuite, préparer le terrain pour les jeux nouveaux que l’humanité de demain ne peut manquer de s’inventer. Je ne puis m’empêcher de voir une intention providentielle dans cet amour de la destruction et de l’anarchie que les génies destructeurs de ce temps ont inspiré à beaucoup d’entre nous — encore que peu l’avouent. Car détruire, déblayer, et faire des signes dans le vide à des hasards gros de dangers, c’est peut-être à quoi notre génération devra limiter l’efficacité de ses efforts.

Critiquer le présent au nom du passé ne signifie pas que l’on désire un retour au passé. Mais la considération de régimes anciens peut nous amener à constater, sans plus, que notre soi-disant progrès social correspond à un recul humain. Par exemple, est-ce un progrès que d’avoir remplacé les hiérarchies de tradition, avec tout le vaste arrière-fond de poésie et de grandeur que ce mot comporte — quelles qu’en soient d’ailleurs les réalisations — par des hiérarchies rond-de-cuiresques dont l’origine est {p. 53} un pis-aller, dont la méthode est le tirage au flanc lucratif, dont l’esprit est la jalousie rancie armée de pédantisme, et je ne parle pas du décor, des odeurs, de la poussière, des petites habitudes sordides et de cette matière rarement « hygiénique » et qui définit notre âge : la paperasse ?

Réponse ? Petits étourdis. Réponse non, c’est un recul.

Cette critique du fonctionnarisme, vous alliez le dire, est un ramassis de lieux-communs. Mais il s’en faut, hélas, de beaucoup pour que la majorité des électeurs les considèrent comme tels. Et je ne me tiendrai pas pour battu quand on m’aura fait remarquer que la plupart des intellectuels se sont convertis depuis longtemps à ces idées anti-démocratiques : il est temps qu’elles débordent ce cercle étroit et distingué. Il y a de grands balayages à faire, un grand courant d’air à créer qui emportera toutes ces statistiques et ces journaux, il en restera toujours assez pour allumer des feux de joie, etc. Bon. Supposons tout cela fait. Respirons. Mais déjà vous m’attendez à ce tournant et vous me sommez de dire comment, maintenant, je vais m’y prendre pour préparer les temps nouveaux. Énorme question. Aurai-je la naïveté non moins énorme d’esquisser ici la réponse que je lui réserve ?

L’instruction publique est la forme la plus commune de la peste rationaliste qui sévit dans le monde {p. 54} depuis le xviiie (depuis les dernières pestes noires). Si vous creusez un peu la notion de démocratie, vous trouverez bien vite qu’elle repose sur des postulats rationalistes. En vérité, démocratie et rationalisme ne sont que deux aspects, l’un politique, l’autre intellectuel, d’une même mentalité. Elle s’est développée au xviiie dans l’aristocratie qui n’y voyait qu’un jeu. Durant tout le xixe elle est descendue dans la bourgeoisie et dans le peuple ; elle y est devenue une tyrannie. Avant il y avait la Raison et les sentiments. Maintenant il y a le rationalisme 12 et la sentimentalité.

Ce rationalisme-là triomphe non seulement dans les principes démocratiques, et dans ceux de l’École, mais encore dans toute la conduite moderne de la vie. C’est notre américanisme et c’est notre sécheresse sentimentale. Et c’est le grand empêchement intérieur dont souffre notre imagination créatrice ; c’est lui qui stérilise nos utopies et les empêche de devenir autre chose que des utopies. Il s’agit donc en premier lieu de le démasquer et de le pourchasser dans toutes les démarches de notre vie. Mais cette première tâche constitue un programme si riche qu’il est superflu d’en formuler une seconde. Laissons ce {p. 55} soin, à des générations plus libres d’imaginer, bénéficiant de notre colère jacobine et de cette formidable expérience négative qui aura duré deux siècles au moins.

L’évolution de l’humanité paraît conforme à la dialectique hegelienne ; on y retrouve facilement les triades : être — négation de l’être — nouvel être. Notre époque serait le deuxième temps d’une de ces triades. Son rationalisme nie l’être sous toutes ses formes, traduit tout en relations et veut rendre toutes relations conscientes, c’est-à-dire, pour lui, calculables, chiffrables. Dans la mesure où il y parvient, il tue les existences particulières, ou bien c’est qu’elles sont déjà mortes. Mais le temps vient où elles renaîtront à une vie nouvelle et plus complète, à un degré supérieur d’inconscience, si je puis dire. Alors ce sera au tour de l’instinct d’intégrer la raison.

Je crois que nous approchons de ce temps. Et que le véritable progrès veut qu’on s’attaque à tout ce qui entrave cet avènement. C’est pourquoi je réclame l’expulsion de la congrégation radicale des instituteurs.

On me demande encore ce que je mettrais à la place. Et parce que je ne propose rien de bien précis, on triomphe grossièrement.

J’aurais voulu vous voir demander à un sujet de Louis XIV ce qu’il concevait à la place de la {p. 56} royauté absolue. Il eut fallu certes une imagination prodigieuse au dit sujet pour se représenter même très vaguement notre actuelle civilisation. Et même Diderot, même Rousseau, à la veille de la Révolution, soupçonnaient-ils que la république qu’ils appelaient serait livrée cent ans plus tard à peine à la folie démocratique, cette danse de St Guy politique dont rien de leur temps ne pouvait offrir la moindre préfiguration ?

Eh ! bien, induisez de cette similitude les possibilités formidables que nous réserve le siècle à venir, et vous commencerez à comprendre que votre scepticisme à l’endroit de la forme sociale que nous appelons sans la connaître et qui s’élabore déjà secrètement, que ce mépris et ce scepticisme sont d’un ridicule écrasant, sous lequel vous ne tarderez pas à périr.

 

{p. 57}

Appendice. §

Utopie §

Un os à la meute.

(Et figurez-vous que j’ai la ferme intention de vous faire rigoler, si cela peut rassurer quant à ma santé morale.)

La question est de savoir si nous serons des hommes de chair et d’esprit, ou des pantins articulés. (Qui tiendra les ficelles, peu importe.)

Les économistes (mot stupide) et les philosophes 13 les mieux informés de ce temps s’accordent sur un point : le salut de l’Europe est lié à la naissance d’une nouvelle attitude de l’âme. Ceci revient à dire que seule une grande vague de l’imagination collective peut désensabler le vieux bateau occidental.

Un nouvel état d’esprit : voilà bien ce que l’École empêche même de concevoir.

Elle cultive ce qu’il y a d’anti-irrationnel dans la nature de l’homme. Elle punit froidement la spontanéité et l’invention. Elle dénature le sens de la liberté. Elle détruit tout ce qui permettait d’échapper à la mécanique. Bref, elle perpétue ce manque {p. 58} d’imagination dont les conséquences seront matériellement catastrophiques pour peu que cela continue. Qu’on ne s’y trompe pas : le sens technique qui tient lieu d’imagination à l’homme moderne n’est pas créateur d’êtres spirituellement vivants, ni d’aucune grandeur supérieure à la somme de ses éléments. Il n’engendre pas, il ajuste. Quand nous aurons épuisé toutes les combinaisons de vitesse et d’ennui à quoi présentement nous usons le plus clair de nos forces — le Poète dira un mot, ou bien fera un acte, et ces peuples de somnambules s’éveilleront du cauchemar où les plongent toutes vos drogues : presse, ciné, faux-luxe, suffrage universel, instruction publique. Cela promet des grabuges inouïs. Il ne tient peut-être qu’à une forte équipe d’idéalistes pratiques d’en faire sortir le beau miracle d’une civilisation aux ordres de l’Esprit. Mais il faudrait que dès maintenant se constituent ces élites et cela ne se peut que si les tenants de l’ordre spirituel retrouvent le courage d’être, malgré les mots 14, des anarchistes et des utopistes.

J’appelle anarchiste, tout ce qui est violemment et intégralement humain. L’anarchie est un degré {p. 59} d’intensité dans la vie, non pas un parti. Tout extrémiste, de droite comme de gauche, se trouve être dans une certaine mesure un anarchiste s’il défend son opinion de toutes ses forces. Mais c’est un anarchiste de la mauvaise espèce, un anarchiste embrigadé. L’anarchiste que j’aime est simplement un homme libre qui a une foi (ou un amour) et qui s’y consacre. (Mais alors !… Je vois à votre mine stupidement rassurée que vous vous dites : c’est tout-à-fait moi ! — Détrompez-vous. Vous ne savez pas ce que c’est que libre ou consacré.)

L’utopiste, c’est l’inventeur. Les sots vont répétant que c’est un être qui ignore le réel. C’est justement parce qu’il le connaît mieux qu’eux qu’il y a vu des fissures et des possibilités nouvelles. Tenir compte du réel ne signifie pas s’y soumettre sans combat. L’utopiste est celui qui ne se résigne à aucun état des choses. Il est pour le « mieux » contre le « bien ». Sans lui l’humanité s’avachirait totalement. Mais il est dans l’ordre qu’elle beugle longuement tout en le suivant.

Que faire, diront les gens de bonne-volonté dont mon imagination romantique suppose l’existence. Que faire ? Voir et penser juste d’abord. Simplement. Ensuite, soutenir cette opinion : les effets suivront infailliblement. Par exemple, je vous demande une fois pour toutes si vous tenez, oui ou non, M. W. Rosier, auteur de manuels d’histoire et de {p. 60} géographie bien connus, pour l’esprit le plus dangereusement plat qui soit. (Il est plus-que-plat : il est creux.) Si beaucoup de personnes répondent oui, cela finira par créer un courant d’opinion. Et l’opinion publique mène le monde, paraît-il. À ce propos : que les journalistes s’engagent désormais à ne publier plus un seul article de fond où ne perce leur mépris pour l’instruction publique. Ils peuvent dire ce qu’ils veulent à propos de n’importe quoi, comme on sait, et ils auraient là l’occasion de racheter bien des choses. Ce n’est rien de moins qu’une rédemption du journalisme, ce que je propose-là. Et c’est ainsi qu’on peut imaginer sans trop d’invraisemblance de petites réformes.

Mais j’en ai assez dit pour éviter ce malentendu : je ne crois pas à la possibilité d’une réforme suffisante. C’est une révolution qu’il faut. Alors, supprimer les écoles, raser les collèges, renvoyer les instituteurs aux pommes-de-terre ? Impossible. Le peuple qui déteste l’école a pourtant faim d’instruction 15, et se croirait lésé dans un de ses droits fondamentaux.

Le peuple veut s’instruire et on lui bourre le crâne pour l’en empêcher. Il s’agit de lui faire {p. 61} comprendre que l’école est le plus gros obstacle à sa culture. Et c’est cela, préparer le terrain.

D’autre part, il faut partir de ce qui est. Mais comment retourner contre l’ennemi ses propres batteries ? Autrement dit : quel emploi utopique de l’organisation existante peut-on imaginer ?

L’école devrait donner à l’enfant ce que son entourage ne peut plus lui donner : des modèles de pensées. Un entraînement de l’esprit, au lieu d’une somme de connaissances mortes. Une technique spirituelle. Et puis, qu’il en fasse ce qu’il voudra.

Les Orientaux appellent Yoga cette culture des facultés physiques, intellectuelles et mystiques. Toute leur force vient du Yoga. Et tout le Yoga repose sur la concentration. En vérité, toute force résulte d’une concentration, dans quelque domaine que ce soit.

Si l’Occident comprenait cette vérité élémentaire et en tirait des conclusions immédiates, non seulement il serait sauvé du désastre, mais il recouvrerait la domination du monde 16 et non plus en barbare cette fois-ci. Ce qui l’empêche de comprendre, ici encore, c’est la peur scolaire des mots. Ce terme hindou agace, trouble ou fait sourire les étriqués. On croit devoir se défendre : on se moque. On me dit : {p. 62} vous ne voyez tout de même pas une classe de gamins répétant la syllabe sacrée Aûm ou se livrant à des exercices de contrôle de la respiration.

Il ne s’agit nullement de cela. Nous ne sommes pas aux Indes, je vous jure que je m’en doute. Mais l’Occidental aussi pratique son Yoga à lui : toutes les fois qu’il veut obtenir une grande intensité avec un minimum de moyens. J’en citerai deux exemples : la discipline jésuite et le drill militaire.

Le drill correspond remarquablement dans le plan physique, aux exercices élémentaires que l’on exige d’un initié. Le fameux arrêt de la pensée dont on sait l’importance primordiale dans le Yoga correspond au garde à vous ! par quoi l’on impose au corps une immobilité absolue. L’un et l’autre de ces exercices montrent que le candidat possède une énergie suffisante pour aller plus loin, — et en même temps constituent des sources d’énergie nouvelle. Le parallèle peut être poussé dans les détails. Il s’agit bien d’un geste identique, exécuté dans deux plans différents. Le drill est un Yoga corporel, le Yoga est un drill de l’esprit. Je sais que ces deux mots sont bien dangereux et impopulaires. Tout comme ce qu’ils désignent d’ailleurs. Tant mieux.

Il y a beaucoup de gens qui ne peuvent pas séparer une méthode des fins auxquelles on l’applique généralement. Ces gens-là diront que je veux {p. 63} militariser l’enseignement ou transformer les collèges en couvent. Tant pis.

Le drill offre un exemple d’éducation efficace. L’armée de milices suisses fait des soldats en moins de trois mois. Si l’école appliquait en les transposant des méthodes de concentration analogues, même dans la mesure sans doute faible où la nature des enfants le supporte, on économiserait plusieurs semestres de travail. Si chaque matin l’enfant parvenait à mettre sa pensée au garde-à-vous durant quelques instants, il s’épargnerait de longs énervements. Il n’y a pas là de quoi se tordre. Car tout cela nous donnerait des années de liberté, en même temps qu’un peu de calme. Ces années de liberté nous permettraient de vivre, seule façon de s’instruire inventée à ce jour. Ce calme nous permettrait de comprendre beaucoup de choses qui restent cachées aux agités ; la nature par exemple.

Je ne demande pas qu’on nous enseigne le goût de la nature. Mais qu’on nous laisse le temps de la regarder. De faire connaissance.

Je ne sais s’il est très exagéré de dire que tout homme gagnerait à posséder une plus grande puissance intellectuelle, une meilleure mémoire, une sensibilité plus aiguisée. En tout cas, c’est à cultiver ces facultés atrophiées que devrait s’employer l’école. Nous avons vu qu’elle préfère les étouffer.

Cependant je ne crois pas qu’il soit bon que tous {p. 64} progressent de la même manière. Dans un système de culture spirituelle, les différences s’accuseraient, mais se légitimeraient du même coup ; car sur ce plan elles ne font que traduire la diversité des besoins individuels.

Méditez un peu ces truismes : On apprend plus d’une chose longuement contemplée que de mille aperçues au passage. Ab uno disce omnes. Une minute de concentration intense dégage dans l’individu plus d’énergie que des heures d’exercices gémissants. De même, le bien supérieur de quelques-uns est plus utile à tous que le bien médiocre de beaucoup. La valeur vaut mieux que le nombre parce qu’elle le contient en puissance. Et c’est pourquoi l’aristocratie de l’esprit est nécessaire au bien public.

Certains proposent en rougissant de leur hardiesse quelque chose comme l’instruction privée : et moi je la voudrais secrète. Vous verrez bien. Cela se fera sans vous. Déjà revient le temps des mages : ils comprennent les théories d’Einstein, ils composent de la poésie pure, ils mesurent des sensibilités secondes et tout un arc-en-ciel de sentiments dont les accords imitent la blancheur éclatante de l’amour…

Que dirons-nous ?… Par la force des choses et de l’Esprit, l’homme sera-t-il sauvé de sa folie démocratique ?

AREUSE, 26 décembre 1928 — 10 janvier 1929.

 

{p. 65}

NOTE A. §

On est toujours tenté d’attribuer à ses adversaires des intentions noires et consciemment criminelles. Ce travers a été développé jusqu’au ridicule par la démocratie. Les journaux, les cercles, les coulisses de parlements et autres potinières ne vivent que de semblables accusations. Du moment que n’importe qui juge et contrôle n’importe quoi, il faut bien inventer des dessous pour redonner quelque saveur à ses jugements. C’est pourquoi l’on ne peut plus attaquer un fonctionnaire dans ses activités publiques sans que des personnes bien intentionnées viennent vous dire : « Mais Monsieur, M. Machin que vous attaquez est pourtant un très brave homme, il fait partie du Conseil de la paroisse, et… » — Il semble qu’en attaquant ses idées et leurs réalisations on ait porté atteinte à la dignité morale de ce M. Machin, membre du conseil de paroisse.

Je préciserai donc : je tiens l’École pour criminelle. Mais je ne tiens pas tous les instituteurs pour gibier de potence. Ils font beaucoup de mal, mais ils sont les premières victimes d’un système qu’ils propagent et qui les fait vivre. La question se complique dès que l’instituteur prend conscience de la nocivité de son action…

Ils sont consciencieux, certes, mais sont-ils dans la même mesure conscients des fins qu’on assigne à leur activité ?

Un peu de rigueur dans la pensée empêcherait souvent des catastrophes que beaucoup de rigueur morale ne saurait même pas prévoir.

NOTE B. §

La culture de notre sensibilité nous aiderait à retrouver l’accord avec l’ordre naturel. La culture de notre force de pensée nous rendrait une liberté sans laquelle nos efforts resteront vains pour instaurer cette nouvelle attitude de l’âme. Mais ces méthodes ne prendraient tout leur sens et toute leur efficace que dans {p. 66} un système religieux. Pour quiconque a une foi et la conscience de cette foi, il n’est d’enseignement véritable que religieux. Mais les questions confessionnelles enrayent et faussent tout. Imaginez une culture spirituelle indépendante de toute destination religieuse particulière. On peut faire des haltères et rester pacifiste.

NOTE C. §

Vous parlez de la grande vulgarité de mes attaques. Ce qui est vulgaire, au plein sens du mot, c’est le genre distingué de la bourgeoisie qui se monte le cou.

 

{p. 69}

SUITE DES MÉFAITS (1972) §

Écrit d’un jeune homme en colère, aussi injuste qu’un pamphlet doit l’être, j’ai le triste plaisir de constater que mon texte n’a pas vieilli, parce que l’École n’a pas changé. C’est du moins ce que m’incitent à croire les descriptions récentes qu’on en publie, et les jugements portés sur elle par ses critiques les plus sérieux et par ses usagers, élèves et maîtres.

Je la traitais de simple « machine à fabriquer des électeurs », de « rêve rationnellement organisé » à la mesure des « piliers du régime » et à seule fin de conditionner les jeunes esprits dans le sens requis par l’État. Pierre Emmanuel écrit aujourd’hui ceci :

L’Éducation nationale est à l’image exacte du système étatique dont elle est l’un des compléments vitaux 17.

Loin de partager l’illusion d’un Victor Hugo 18, d’un Grundtvig, je décrivais l’École comme une prison ou une caserne, et dénonçais la « conception pénitentiaire » de sa discipline. Pierre Emmanuel {p. 70} parle d’une « longue incarcération » et d’une « école-caserne », abstraitement omnisciente, uniforme et centraliste, enrégimentant, pour les couper du monde, des générations entières pour des périodes de dix ou vingt années… » J’écrivais qu’elle « punit froidement la spontanéité et l’invention » et « perpétue le manque d’imagination » ; Pierre Emmanuel l’accuse à son tour d’assassiner la poésie par ses « explications de textes ».

J’observais que les instituteurs « ne sont jamais sortis de l’école » et que du « bon élève » à l’instituteur la différence n’est qu’une question d’âge, non d’expérience de la vie ; et j’entends un jeune professeur de lycée parisien dire de ses confrères : « Ils ont choisi l’enseignement pour fuir, dirait-on, les difficultés de la vie. Ils ont passé de l’état de brillants élèves à celui de professeurs érudits. En somme, ils n’ont jamais quitté l’école » 19.

Je parlais d’une « vaste distillerie d’ennui », d’une « puissance de crétinisation lente » dont le seul but était le « rendement » et la vraie religion, celle de la production. Le 28 mars 1972, un élève du Gymnase de Lausanne monte en chaire à la Cathédrale, au cours d’une cérémonie de promotions, et s’écrie : « Nous voilà au terme de six à sept ans d’efforts {p. 71} inutiles, gratuits souvent. Nous avons accompli cette période dans ce sentiment d’ennui total qui caractérise les écoliers. Nous nous ennuyons continuellement… Qu’est-ce qu’ils ont à vouloir nous abrutir dans cette société basée sur le seul profit de l’argent ? »

Après l’élève, l’Enseignant.

Dans le petit livre publié en 1971 par un instituteur français, je retrouve les thèses les plus insolentes de mon pamphlet de 1928.

Toutes les écoles sont de parfaits abattoirs où des fournées de gosses vont quotidiennement se faire socialiser, encadrer, régimenter, en un mot « é d u q u e r ». Ces lugubres endroits, ces temples de la docilité, de l’abdication et de l’esclavage mystifient encore une foule innombrable de gens, d’éducateurs, de parents… Basée sur l’humiliation, la répression, l’égalisation de tous en êtres uniformes… l’Éducation apparaît comme un des meilleurs piliers de nos sociétés, un des meilleurs garants du Pouvoir… Le Pouvoir enfante l’Enseignant. Les Enseignants enfantent le Pouvoir.

Enfin, l’Arbitre scientifique, après les deux intéressés au premier chef.

Au terme d’une enquête 20 qui a porté sur 7 000 élèves, le professeur G. Vincent, de l’Institut d’études politiques de Paris, constate que l’École d’aujourd’hui {p. 72} « émascule l’imagination » et au surplus le fait à dessein, « parce que si l’on développait l’imagination dans un système d’éducation, on multiplierait les anomiques et les contestataires. Le monde n’a pourtant avancé que par eux… ». Et contre la volonté scolaire d’imposer le même rythme et le même ennui disciplinaire à tous, il envisage comme probable que « dans les dix ou quinze années qui viennent… toutes les idéologies sous-entendues par une aspiration égalitaire soient remises en cause » 21.

Faut-il vraiment que l’École ait peu changé, pour provoquer des réactions aussi peu différentes, par le ton et les thèmes, de celles de mon pamphlet quadragénaire !

*

« Mais alors ? direz-vous, (tel que je me connais) oserez-vous prétendre qu’il faut détruire l’École ? »

Je le disais implicitement. Ivan Illich, aujourd’hui le proclame 22. Car, écrit-il, « le système scolaire obligatoire représente finalement pour la plupart des hommes une entrave au droit à l’instruction ».

{p. 73} En effet, l’École s’est chargée — ou plutôt : l’État l’a chargée — de l’ensemble des attributions qui furent naguère celles de l’Église et de la Morale publique et de la Famille, en plus de celles du maître ès arts. « Elle est la gardienne des enfants, elle a la charge de la sélection, de l’endoctrinement, de l’instruction » (p. 51). Elle repose sur trois postulats : « Les enfants doivent aller à l’école ; ils apprennent à l’école ; l’école est le seul endroit où ils puissent apprendre ». Mais confondre l’éducation et la scolarité obligatoire « c’est confondre le salut et l’Église ». (p. 27) L’École est devenue la religion de l’État-Nation. (p. 27) Elle doit en inculquer les dogmes, tels que celui de la « fidélité inconditionnelle à l’idéologie de la croissance économique ». (p. 115) À cette fin, « les enfants deviennent de plus en plus une sorte de ressource naturelle, dont le traitement revient aux écoles, afin qu’ils soient prêts à être absorbés par la machine industrielle ». (p. 114) 23

Mais l’École s’est laissé étatiser, l’État en retour s’est laissé scolariser, et toute la société en subit les effets. « On peut dire que de nos jours, non seulement l’éducation, mais la réalité sociale elle-même, se sont scolarisées. » (p. 13)

Un cercle vicieux s’institue (dès la fin du xixe {p. 74} siècle) : « La sagesse institutionnelle nous dit que les enfants ont besoin de l’école. Elle nous affirme qu’ils s’y instruisent. Mais cette sagesse, d’où la tenons-nous, sinon des écoles ? » (p. 56)

Ivan Illich propose alors trois thèses :

— « La Société est susceptible désormais d’être déscolarisée. » (p. 9)

— « Nous avons maintenant besoin d’une séparation de l’État et de l’École. » (p. 27)

— Il faut remplacer l’École par « des structures qui mettent les hommes en rapport les uns avec les autres et permettent, par là, à chacun, de se définir en apprenant et en contribuant à l’apprentissage d’autrui ». (p. 122)

C’est sur la première thèse que je bute ; si convaincu que je sois de la nécessité de libérer l’homme des modes de vivre, d’agir et de penser conditionnés par nos écoles, je ne crois pas que notre société soit « susceptible » d’être déscolarisée. Si elle le pouvait, ce serait une autre société.

On ne changera pas l’École sans changer l’État qui l’a faite. Or, les hommes de l’actuelle société, ceux qui pourraient changer l’État, ont été formés par l’École pour le servir : ils n’admettront jamais l’idée de modifier ses structures centralisées, ni par suite les finalités nationales de l’Éducation. L’utopie de l’État rénové, contrairement à ce que chacun croit, est réalisable en pratique, mais impossible en {p. 75} imagination. L’obstacle est dans les têtes, non dans les faits.

Quant à séparer l’École de l’État, qui pourrait le faire aujourd’hui ? Ni l’État, qui s’y refuse évidemment, ni la société qu’il a scolarisée à son profit.

Si donc la forme de l’État vient un jour à être changée, cela ne pourra se produire que par l’intervention de facteurs économiques ou écologiques absolument indépendants à la fois de l’État et de l’École, et qui imposeront une redistribution des pouvoirs et niveaux de décision, au-delà et en-deçà des États nationaux, vers l’Europe et vers les Régions — syndicats formels de communes autonomes. Alors seulement l’École pourra redécouvrir ses finalités véritables, qui sont universelles et personnelles.

*

Illich est convaincu que l’homme naît bon, mais que l’École étatique le corrompt. Livré à lui-même, en revanche, l’homme n’aurait pas de plus cher désir que de s’instruire et de se laisser éduquer. Il le ferait beaucoup mieux avec l’aide de camarades compétents ou d’aînés, que par obligation scolaire. Un système de location facile des instruments éducatifs, doublé d’un réseau d’appels à ce que je m’excuse de nommer des call boys scientifiques, {p. 76} permettrait l’acquisition plus rapide, plus vivante et plus efficace des connaissances qui peuvent aider un homme à se réaliser, à devenir soi-même — plutôt qu’un rouage producteur et un client consommateur.

Je coïncide intégralement avec les intentions d’Illich, et avec ses critiques de l’École actuelle, souvent anticipées par mon pamphlet.

Je crains pourtant qu’une société occidentale subitement déscolarisée — par miracle ou par accident imprévisible — ne tombe en proie aux modes successives propagées par les mass-media, ne succombe aux slogans partisans, et ne se voie livrée sous peu à toute espèce de chefs de gangs économiques, intellectuels, religieux ou sadiques, jouant sur le besoin moderne d’autorité sécurisante.

Ces craintes, je le reconnais, ne sont guère moins arbitraires et guère moins sujettes à caution que les espoirs d’Illich, ou de certains gauchistes, ou de l’École nouvelle sous toutes ses formes.

*

« Notre enseignement est irréel. Il se condamne à l’échec parce qu’il continue de proposer les images et les mythes d’une société qui n’est plus la nôtre. Il rend nos enfants méfiants à l’égard de ce qui sera la réalité de leur vie. »

{p. 77} Ainsi parle, à Paris, le plus récent ministre de l’Éducation nationale 24. Faut-il croire que le problème a mûri ?

On me presse de dire sans plus attendre « ce que je mettrais à la place » de l’École dénoncée comme irréelle, ou de l’aimable anarchie proposée par certains de ses adversaires. J’avoue que je n’en sais rien encore, conditionné que je suis par le système qu’il s’agirait précisément d’éliminer.

Avant d’imaginer l’École de demain, il faudra surmonter l’éducation d’hier. Toute la difficulté de l’opération peut se mesurer à celle que vous éprouverez en lisant ces lignes d’Illich, qui décrivent l’élève moderne :

… Son imagination, soumise à la règle scolaire, se laisse convaincre de substituer à l’idée de valeur celle de service : qu’il imagine, en effet, les soins nécessaires à la santé, et il ne verra d’autres remèdes que le traitement médical ; l’amélioration de la vie communautaire passera par les services sociaux ; il confondra la sécurité individuelle et la protection de la police, la lutte quotidienne pour survivre et le travail productif. Santé, instruction, dignité humaine, indépendance, effort créateur, tout dépend {p. 78} alors du bon fonctionnement des institutions qui prétendent servir ces fins, et toute amélioration ne se conçoit plus que par l’allocation de crédits supplémentaires aux hôpitaux, aux écoles et à tous les organismes intéressés.

*

Que pourrions-nous imaginer d’un régime idéal de l’École pour demain ? J’ai indiqué la seule hypothèse prospective qui me paraisse utilisable : l’avenir de l’École sera lié — comme le fut sa genèse — au sort de l’État national.

Napoléon crée le modèle de la Nation centralisée en vue de sa mobilisation rapide par l’appareil de l’État. Il s’agit d’aligner les corps par la conscription universelle et obligatoire ; les esprits par l’instruction publique et obligatoire ; et les curiosités par la presse dirigée qui s’alimente aux seules agences nationales. Ces trois ambitions jacobines, longuement combattues par tous les libertaires, finissent par triompher, presque en même temps, dans presque tous les pays de l’Europe, peu après 1880.

Les deux guerres mondiales de 1914 et 1939 sont les résultantes nécessaires du stato-nationalisme et elles le renforcent par rétroaction. Soit que l’État s’avoue franchement totalitaire, ou qu’il se donne encore pour libéral, l’École devient un instrument {p. 79} de conditionnement économique et militaire. Si l’État exige que tous les enfants soient scolarisés, c’est parce qu’autrement il y aurait déficit dans la main-d’œuvre ou dans les effectifs, d’où retard (par rapport au voisin) dans la production industrielle (diminution relative du PNB), ou affaiblissement du « prestige » national, au bénéfice d’un certain « bonheur » qui risquerait de faire envie à d’autres…

Mais à mesure que les Régions, surtout transfrontalières, se constituent, les données de base de l’École deviennent susceptibles de modification. Voici comment :

Les Régions sont formées quant à leur territoire et à leur administration, par des syndicats de communes librement associées en vue de résoudre tel problème et de gérer telle fonction publique, sociale, économique, éducative, écologique, énergétique, etc. En devenant responsables, les communes se libèrent de la tutelle centrale, stato-nationalisante. Elles permettent et appellent enfin la participation des citoyens. Les conditions d’une vraie communauté étant ainsi restituées, une intégration plus éducative et plus heureuse des activités d’instruction à la vie de la Cité devient praticable. Et alors, une École nouvelle peut se créer selon les besoins réels de la communauté, mais aussi de la formation des personnes, — dans la tension féconde, et qu’il faut assumer, entre ces deux finalités.

{p. 80} Tout cela, pour plus tard, si l’Europe se fédère. Pour aujourd’hui, nous ne pouvons ni savoir ni voir clairement ce que sera l’École demain. Nous pouvons seulement reconnaître que le fait de forcer tous les enfants, six heures par jour pendant six ans et quels que soient leurs dons ou leurs désirs, à suivre le même cours d’étude, dans les mêmes branches et sans bouger, est une bien trop longue brimade, une torture, à la limite, pour les meilleurs. L’école est devenue synonyme de malheur quotidien pour des millions d’enfants.

Nous pouvons dénoncer l’inefficacité — et cependant la nocivité — de ce système qui, un jour, permettra d’animer la société même dont il sera l’expression, tout en ayant contribué à la former, — par rétroaction circulaire mais inverse du cercle vicieux.

Anticipant et préparant comme à tâtons des changements aussi peu prévisibles que les chefs-d’œuvre des arts à venir, avançons quelques suggestions et commentaires dont l’utilité et la gratuité se révèleront peut-être un jour complémentaires.

*

Il est clair qu’on apprend beaucoup plus vite, dans le bonheur et l’excitation, avec des amis qu’à l’école ; avec n’importe qui d’accidentel ou de {p. 81} clandestin qu’avec un « enseignant » professionnel. J’ai dit comment j’avais appris à lire en trois semaines, et comme j’ai dû payer cela pendant toutes mes années d’école primaire.

Benjamin Constant, dans Le Cahier Rouge, raconte que son premier précepteur, un Allemand, avait eu « une idée assez ingénieuse, c’était de me faire inventer le grec pour me l’apprendre. Il me proposa de nous faire à nous deux une langue qui ne serait connue que de nous ; je me passionnais pour cette idée. Nous formâmes d’abord un alphabet, où il introduisait des lettres grecques. Puis nous commençâmes un Dictionnaire, dans lequel chaque mot français était traduit d’un mot grec. Tout cela se gravait merveilleusement dans ma tête, parce que je m’en croyais l’inventeur… J’étais alors âgé de cinq ans. »

Et voilà qui confirme Illich, si l’on admet toutefois que les meilleurs esprits présentent autant d’intérêt que les esprits moyens — ce que nie systématiquement l’École primaire.

*

Il serait donc possible, et l’on en voit le profit, de raccourcir de moitié ou des deux tiers la durée des études immobiles, et de consacrer tous les {p. 82} après-midi (à l’exemple de l’école chinoise) à des travaux pratiques aux champs, en ville ou à l’usine.

La vieille histoire de l’alignement sur le dernier cargo n’a pas de sens dans une classe d’école : le dernier de la classe et le premier n’ont pas la même destination.

« Le jour viendra — et peut-être est-il déjà venu — où les enfants apprendront beaucoup plus vite au contact du monde extérieur que dans l’enceinte de l’école… Les innovateurs en matière de scolarité se plaisent à raconter que les enfants de l’école maternelle passent leurs récréations à discuter vitesse, rayon d’action et caractéristiques de vol du dernier avion supersonique, après quoi ils retournent en classe « aligner encore quelques-uns de ces bons vieux bâtons… » (Marshall Mac Luhan, Mutations.)

S’il nous faut conserver l’école actuelle, pour un temps, nous pouvons demander au moins qu’elle offre un cadre au lieu de l’imposer, et qu’elle cesse d’exiger que tous les élèves marchent au même pas minuté. Si l’un sait déjà lire, qu’on l’avance d’une classe, puis s’il sait écrire plus vite et mieux que les autres, de deux ou trois, etc. Qu’on le laisse trotter à son pas, galoper s’il le peut à travers les programmes, bride sur le cou.

*

{p. 83} Mais l’École se replie sur elle-même et se prend pour sa propre fin, c’était fatal.

Qu’est-ce qu’un enseignant ? C’est un enseigné qui se lève au premier rang pour monter sur l’estrade et s’asseoir dans la chaise du professeur. Il n’a rien vécu entre temps.

Et à quoi servent les diplômes ? « Disons-le : l’enseignement a pour objectif réel le diplôme. Le diplôme est l’ennemi mortel de la culture. » (Paul Valéry) Car la fin du diplôme n’est pas la connaissance, ni la sagesse, ni l’art ou science d’un équilibre dynamique ou d’une morale, mais l’accès à une profession qui profite à la Société, c’est-à-dire au Produit National Brut et aux divers services de l’État central.

*

Pourquoi faut-il absolument que tous fassent la même chose et en même temps ? Pourquoi cette discipline de la classe qui n’est nullement une discipline de l’esprit ? Cette « correction » contraire à tout sens créateur — et qui consiste à ne pas « dépasser » quand on colorie une image ?

Pourquoi faut-il réduire l’enfant — considéré comme une matière première — à la docilité de l’uniformité ?

Parce que le but tacite et dernier de l’École est {p. 84} de former des agents d’accroissement du PNB, si l’on est aux États-Unis ; des sujets obéissants d’une Nation prêts au sacrifice militaire, si l’on est en Europe de l’Ouest ; ou enfin des militants conditionnés dans les pays totalitaires. (Ces trois motivations existant à vrai dire partout, mais assez inégales.) Quel que soit le régime régnant, capitaliste ou socialiste d’étiquette, c’est encore l’État qui domine, expression nécessaire de la classe bourgeoise selon Karl Marx, et cependant pareil en Russie soviétique à ce qu’il est dans nos démocraties, républicaines ou monarchiques d’ailleurs — expliquez cela.

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Je ne disais que du mal de la Démocratie dans ces Méfaits. Notez que le maréchal Staline n’en a jamais dit que du bien. C’est donc assurément de la même chose que nous parlions. Mais était-ce le fait d’un « fasciste » ou d’un « réactionnaire » que de l’attaquer ?

Anarchistes, gauchistes et scientifiques, conservateurs et progressistes de tous bords s’accordent aujourd’hui pour critiquer non pas l’égalité devant la loi, mais l’égalitarisme, l’uniformisation, l’alignement sur le dernier cargo et l’accroissement systématique de l’entropie, c’est-à-dire très précisément ce que j’appelais en 1928 « démocratie ».

{p. 85} Il est clair que le mot peut avoir d’autres sens, supporter d’autres définitions, notamment dans mes propres écrits, depuis ce temps-là…

Rousseau, suivi en cela par Proudhon, a soutenu que la vraie démocratie n’est concevable et pratiquée en fait que dans les petites communautés. « Plus l’État s’agrandit, plus la liberté diminue… Le gouvernement démocratique convient aux petits États… ceux où le peuple est plus facile à rassembler. » 25 Plus un État est populeux, plus le pouvoir doit y être concentré. À la limite, il faut un dictateur.

Et ceci nous ramène aux Régions, fondées sur les Communes, seuls groupes « démocratiques ».

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Car démocratie signifie ou bien passivité de la plèbe, représentée par le tyran qu’elle plébiscite à 99 % des voix ; ou bien participation active des citoyens à la vie de leur communauté.

Or, la communauté n’est pas réelle au niveau de l’État-Nation, mais bien plus haut — l’Europe, le Monde — ou bien plus près — la Région, la Commune.

Si l’on veut que le citoyen participe à la vie {p. 86} publique, en tant qu’homme libre et responsable, il faut lui en donner les moyens ; qui sont d’abord une ou plusieurs communautés réelles, ensuite l’information requise pour y agir.

La Déclaration finale votée par la première Assemblée des Régions frontalières, au Conseil de l’Europe, en juillet 1972, demande deux choses que je tiens pour décisives :

« Régionaliser aux degrés primaire et secondaire l’enseignement de la géographie, de l’histoire et de l’écologie et, partant des réalités proches et visibles, aboutir à une prise de conscience de la communauté de culture des Européens, ouverte sur le monde ;

« Introduire dans l’École l’enseignement des réalités économiques et sociales, qui se trouvent être, comme les réalités écologiques d’ailleurs, les plus propres à faire comprendre la nécessité de la coopération régionale transfrontalière. » 26

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L’enseignement vivant de l’écologie « partant des réalités proches et visibles », me paraît le plus propre à déclencher le processus de la révolution {p. 87} sociale et scolaire que j’appelle : elle n’est ni de gauche ni de droite, elle n’oppose au profit sacralisé que l’honneur et le bonheur humain, et c’est d’elle que dépend l’avenir non seulement de l’École mais de l’Europe et du Monde. Je la résume en une seule phrase :

Le civisme commence au respect des forêts.

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Les Amish, membres d’une secte américaine d’origine hollandaise, suisse, alsacienne et rhénane, arrivés aux États-Unis en 1680, refusèrent d’envoyer leurs enfants à l’école, comme la loi veut les y obliger. Ils viennent de remporter une première victoire, après des décennies de procès régulièrement conclus à leurs dépens : « Attendu que l’État du Wisconsin n’a pas prouvé que l’éducation scolaire officielle était indispensable pour faire un bon citoyen… », la Cour suprême acquitte un père accusé d’objection scolaire.27

Les Amish vont pouvoir élever leurs enfants dans leurs propres écoles, qui ressemblent à ce que demande Ivan Illich : une classe unique, les {p. 88} aînés aidant les plus jeunes à apprendre à lire, à compter, à écrire en calligraphie, à parler l’anglais et l’allemand, à observer les lois de l’hygiène et à connaître l’Évangile. La communauté des Amish produit tout ce dont elle a besoin et refuse le tracteur et l’auto. Le Président de la Cour Suprême des États-Unis a prêté une oreille attentive au rapport des autorités locales : « Jamais, de mémoire d’homme, un Amish ne comparut devant un tribunal pour un délit autre que le refus d’envoyer ses enfants à l’école. »

On peut lire dans les attendus du jugement de la Cour suprême :

Une façon de vivre qui nous paraît étrange et même erratique, mais qui n’interfère pas avec les droits ou les intérêts d’autrui, ne saurait être condamnée parce qu’elle est différente. Et rien ne nous permet de présumer que la majorité actuelle a raison de vivre comme elle vit et que les Amish ont tort de mener leur vie comme ils la mènent…

Je tiens ces phrases pour simplement sublimes.

à Ferney, juillet 1972