« Destin du siècle ou destin de l’homme ? », L’Ordre nouveau, 2e année, n° 11, 15 mai 1934, p. 3-7

{p. 3} Qu’un homme perde le sens de son destin particulier, il se met fatalement à croire aux destins anonymes et collectifs. C’est ainsi qu’on nous parle du « destin du siècle » avec des yeux hors de la tête, sans se poser jamais cette question pourtant bien naturelle : Comment un siècle peut-il avoir un destin ?

Le destin, c’est le fait d’une personne.

Croire à la réalité du « destin » souverain de la masse, de la classe, de la nation, du capital ou de l’État, — car c’est de tout cela que se compose le destin du siècle, — c’est témoigner tout simplement de son abdication personnelle ; c’est se reconnaître esclave des mythes irresponsables de l’époque. Lorsque nous disons que nous sommes contre la bourgeoisie, contre le communisme, contre le fascisme, contre toutes les formes du « matérialisme » contemporain, nous disons simplement ceci : nous voulons que l’homme redevienne responsable de son destin particulier.

Avoir un destin propre, une vocation, c’est la seule manière que les hommes aient jamais pu concevoir d’être libres. Tel est le sens de notre personnalisme.

Nous n’insisterons jamais assez sur ces constatations fondamentales. Toute la doctrine de l’Ordre Nouveau tient dans ces quelques mots : le destin particulier de chaque homme est plus grand que tous les « destins du siècle » inventés par nos lâchetés.

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{p. 4} Le banquier croit aux fatalités du Capital. Le bourgeois croit aux fatalités de l’Opinion Publique. Le communiste croit aux fatalités de l’Histoire. Et tous croient, comme le fasciste, aux fatalités de l’État.

Nous croyons à la liberté de la Personne.

Je connais bien la réaction qui accueille d’ordinaire nos déclarations personnalistes. « Hé ! quoi, nous dit-on, en face de tous ces monstres menaçants et criminels, nous le reconnaissons, mais qui dominent notre siècle, vous n’avez rien à proposer que votre chétive personne ? Vous serez emportés comme les autres. Votre réaction “révolutionnaire” est disproportionnée aux dangers que vous dénoncez. Et d’ailleurs, qu’est-ce que cette personne dont vous nous rebattez les oreilles ? »

J’ai vu de jeunes sympathisants de nos idées déconcertés par cette attaque. C’est à leur intention que je veux préciser ici un point fondamental de nos doctrines.

Ceux qui nous posent la « colle » que je viens de résumer sont de deux sortes : des inquiets ou des cyniques. Les inquiets sont inquiets par tempérament. Ce sont de pauvres êtres démoralisés par l’individualisme bourgeois et les scandales du temps, et qui ne se rallieront jamais qu’à une révolution triomphante. On perd son temps à essayer de les convaincre par des arguments : ils ne croient pas à eux-mêmes ; comment croiraient-ils à la puissance de la personne ? C’est le « prolétariat » personnaliste. On s’occupera d’eux en temps voulu : il y a là un problème de rééducation qui fait l’objet de nos travaux dans le domaine pédagogique.

Les cyniques sont plus dangereux. Ils croient pouvoir nous traiter de révolutionnaires en peau de lapin, sous le pauvre prétexte qu’ils sont eux-mêmes des requins à l’eau de Coty. « Les intérêts sont les intérêts », affirment-ils. Voire ! Les intérêts de qui ? Pourquoi ? Et comment garantis ? C’est un paradoxe curieux que devoir en 1934, en pleine crise économique, {p. 5} des garçons qui se croient « réalistes » venir défendre le régime capitaliste au nom d’un « intérêt » de plus en plus fantomatique. Avec ceux-là non plus, nous n’avons pas à perdre notre temps.

Mais à ceux qui sont prêts à travailler à nos côtés, et que retiennent encore des indécisions juvéniles, voici ce que nous avons à dire : Retournez la question qu’on vous pose, cessez de vous défendre, attaquez. On vous dit : « Qu’est-ce que la personne ? » Répondez : « Que sont ces mythes collectifs sous lesquels vous prétendez nous courber ? »

La classe, le capital, la nation, les fameux « déterminismes historiques » ne sont rien que des créations de l’homme. Et de quel homme ? De cet individu des libéraux rationalistes, de cet être isolé dans sa prétendue « vie privée », de ce petit dieu ridicule qui n’a d’autre pouvoir que d’adorer son illusoire autonomie, et qui remet aux mythes collectifs — à l’État en définitive — le soin de garantir sa « matérielle ». Nous disons que cet être-là n’a plus de vie spirituelle. Car nous croyons que le spirituel, c’est l’engagement total de l’homme dans la tâche concrète que lui désigne sa vocation particulière. Cela ne se passe point entre les quatre murs d’une chambrette, ou dans les rêveries d’un cerveau délicat. Nous disons ensuite que cet « individu » est un esclave et une dupe, car il n’y a pas d’exemple, dans l’histoire, que l’état ait pu assurer la vie d’une collectivité dont chaque membre se déclare irresponsable.

Les mythes collectifs devant lesquels tremblent et s’agenouillent un grand nombre de nos contemporains 1 n’expriment rien de plus qu’une certaine attitude de l’homme, l’attitude démissionnaire de l’homme en fuite devant sa vocation.

Les fantômes collectifs, comme tous les fantômes, n’ont de réalité que celle qu’on leur prête. Si personne n’y croyait, ils n’existeraient pas. Dès que l’on croit à la personne, on {p. 6} limite effectivement leur pouvoir. Mais si ces mythes représentent l’attitude démissionnaire de l’homme, la somme de toutes les démissions particulières, — la personne au contraire représente l’attitude créatrice, la vocation de l’homme.

Tout, en définitive, se joue dans l’homme et se rapporte à sa seule réalité. Dans l’homme, la masse n’a pas plus de puissance que la personne. Et c’est dans l’homme qu’a lieu le choix, et non pas dans la rue, dans l’opinion, ni dans l’Histoire. Le lieu de toute décision qui crée, c’est la personne.

Ici le rôle des jeunes intellectuels apparaît dans toute sa grandeur. C’est à eux qu’il appartient de rechercher dans leur pensée les origines concrètes des grands faits qui bouleversent le monde. C’est à eux qu’il appartient, par exemple, de déceler l’origine permanente et virtuelle des dictatures dans un fléchissement en eux du sens de leur destinée personnelle. À l’origine de tout, il y a une attitude de l’homme. J’ai décrit, à propos des marxistes 2, l’attitude de ceux qui se réfugient dans l’Histoire, qui pensent par périodes de mille ans, qui rêvent, et qui, pour comble, se croient seuls éveillés et conscients du réel ! Il serait bien facile de faire la même démonstration à propos des petits « réalistes » attroupés par M. Taittinger. Tous ceux-là fondent en eux-mêmes, hic et nunc, la dictature du nombre et de l’irresponsable.

La personne, au contraire de l’individu charrié par tous les destins collectifs et par les prétendues lois de l’Histoire, vit d’instant en instant, d’une tâche à une autre, d’un acte à un autre acte toujours imprévisible, toujours aventureux. Elle vit dans le risque et dans la décision, au lieu que l’homme des masses vit dans l’attente, la révolte et l’impuissance.

La société que veut l’Ordre Nouveau a pour mesure fondamentale cette réalité de la personne responsable. Tout notre système en découle, toutes nos revendications s’y rapportent. Nous n’avons pas une autre orthodoxie que celle de {p. 7} l’homme exerçant librement sa vocation dans la communauté. Telle est notre Révolution, la seule réelle, la seule totale, et la seule qui s’attaque aux racines des mythes modernes, dont l’expression suprême s’appelle l’État.

Là où l’homme veut être total, l’État ne sera jamais totalitaire. 3