« Conversation avec un SA », L’Ordre nouveau, 3e année, n° 26, 15 décembre 1935, p. 38-42. (Signé XXX.)

{p. 38} Un de nos amis, retour d’Allemagne, nous communique des notes sur ses entretiens avec de jeunes hitlériens. Nous en détachons ces pages qui se rattachent au sujet du présent numéro.

Un jeune allemand. — Quoi de neuf depuis notre dernière rencontre ?

Moi. — Quelques observations, en flânant dans vos rues… Flâner, c’est une activité plutôt « réactionnaire », n’est-ce pas ?

Lui. — Ah ! oui… (silence poli).

Moi. — Allons au fait. Je vous disais l’autre jour : Comment voulez-vous que les Français ne vous accusent pas d’ardeur belliqueuse, quand ils voient vos jeunes gens se passionner pour le « Wehrsport » 1 ? Cette manie de porter des bottes sans aller à cheval, ces uniformes, ces poignards qui pendent à vos ceinturons, ces défilés farouches — tout cela signifie guerre en français. Il n’y a rien à faire contre ce jugement. Je vous le disais : quand des Français voient des jeunes gens marcher au pas par rangs de quatre bien alignés, et surtout, faire cela pour le plaisir, il n’y a qu’une seule explication possible : c’est que ces types se préparent à la guerre.

Lui. — Je vous répète que ce n’est là, tout simplement, qu’un goût que nous avons, cela n’a rien à voir avec la guerre, la guerre contre un pays déterminé. De tous temps, les jeunes Allemands ont aimé la marche et le chant par groupes. Ainsi, tenez, les Suisses se passionnent pour le tir au fusil. Vous n’irez pas leur reprocher, tout de même, d’être un danger pour leurs voisins.

Moi. — Bon. Admettons. C’est là que nous en étions restés. Je vous avais dit pour conclure : Souhaitons que vous arriviez à faire comprendre, hors d’Allemagne, que votre goût du décor guerrier est un goût pacifique, somme toute, sportif, artistique si j’ose dire !

Lui. — Eh bien, et maintenant ?

Moi. — Je crois maintenant que c’est plus grave. Une chose me frappe : ce mot Kampf, lutte, qu’on entend et qu’on lit partout, ici, dans tous les articles de journaux, dans tous les discours politiques, à tout propos. J’admire votre « Œuvre du secours d’hiver » 2 mais {p. 39} je remarque que toutes les banderoles rouges tendues au-dessus des rues et qui portent des devises de propagande pour l’œuvre, contiennent le mot Kampf, quand ce n’est pas le mot Krieg. Celle-ci, par exemple, qui est la plus fréquente : « La lutte contre la faim et le froid est notre guerre. » Je sais bien ce que vous entendez par là : « Les autres peuples en sont encore à la guerre armée, nous, nous luttons pour édifier un monde sans misère : voilà notre guerre ! » En somme, si le mot n’était pas interdit, je dirai que c’est de votre part une déclaration « pacifiste » ! Mais pourquoi faut-il que votre paix soit encore une guerre ? Ne pouvez-vous vraiment enthousiasmer vos concitoyens qu’en les appelant à la guerre, même si c’est pour la paix ? Voyez la différence : quand Briand voulait soulever l’enthousiasme des Français, il « déclarait la Paix » au monde entier.

Lui. — Mais il n’y avait aussi que des Français pour le croire. Et cela ne gênait pas beaucoup votre Comité des Forges. Parlons sérieusement. D’abord, l’abus de ce mot Kampf s’explique facilement : c’est le Führer qui l’a introduit dans nos habitudes de langage, avec sa fameuse auto-biographie. Mais peu importe. La vérité, c’est que nous avons une conception héroïque de la vie. Tout dépend de cela.

Moi. — Nous y voilà. Je ne vais pas combattre votre conception du monde dans la mesure où elle se veut héroïque, comme celle des fascistes d’ailleurs, ou même comme celle des jeunes Russes communistes. Je voudrais bien que la jeunesse française se montre un peu plus héroïque, moins exclusivement passionnée pour le cinéma et les prouesses « sportives » des autres — des coureurs du Tour de France par exemple ; nous aussi, nous avons eu, à notre heure, une idée nationale de l’héroïsme. Pas seulement sous Napoléon. Justement pas sous Napoléon, dirai-je. Un peu avant… Mais aujourd’hui, si je parle d’héroïsme, je sais bien que je passerai pour « fasciste » aux yeux des descendants des sans-culottes, c’est ainsi. Ils n’admettent plus qu’une seule espèce d’héroïsme : la littérature de M. Malraux, qui se passe en Chine. C’est peut-être mieux que le panache Saint-Cyrien. Mais c’est trop loin.

Posons le problème sur notre plan concret : vous êtes SA, c’est-à-dire « fasciste » comme nous disons en France. Je suis Ordre Nouveau. Mais nous reconnaissons l’un et l’autre la nécessité d’une éthique héroïque. Seulement, nous avons deux conceptions radicalement opposées de l’héroïsme. Vous mettez vos bottes et vous allez faire l’exercice dans la campagne. Bon, voilà qui est simple. Moi, c’est plus compliqué à expliquer… et peut-être aussi à faire. J’ai à me battre aussi, contre un régime économique et culturel, contre une masse de préjugés politiques antédiluviens qui encombrent la vie publique et qui empoisonnent la pensée. J’ai à lutter, aussi, contre tous les entraînements de gauche ou de droite, pour avancer, pour dépasser ces vieilles hantises sentimentales, pour rester maître de ma {p. 40} pensée et de mes actes au milieu de l’excitation générale et stérile qui caractérise ces années. Nous avons à construire un ordre. Cela me paraît bien plus urgent que d’aller faire la petite guerre dans les bois de Meudon. Et c’est plus dangereux aussi.

Lui. — Bien sûr. Mais n’oubliez pas que nous avons fait notre révolution, nous 3. Nous avons un autre problème à résoudre maintenant. Le spirituel est réglé. Mais qu’allons-nous faire de notre énergie physique ? Et c’est plus grave encore. Voyez-vous, nous ne pouvons pas échapper à cette espèce de hantise, comme vous dites : les Anciens Combattants à côté de nous. Ils ont subi une épreuve formidable, ils ont fait une expérience maximum, ils ont vécu quelque chose d’extrême, et rien ne peut remplacer cela pour nous. Nous avons honte devant eux. Nous sentons que nous ne sommes jamais allés jusqu’au bout de nos forces. Il y a un instinct profond, dans tout homme, qui réclame cette épreuve totale de ses forces. Comment le satisfaire ?

Moi. — Je vous aurais dit, il y a dix ans : le sport…

Lui. — C’est quelque chose. Ce n’est pas assez, ce n’est pas sérieux. L’adversaire n’est pas un vrai adversaire, comme à la guerre. Nous avons besoin de sentir devant nous un adversaire vraiment dangereux, il nous faut cela pour provoquer le déploiement de toutes nos forces viriles. On ne peut pourtant pas le nier, purement et simplement au nom du « pacifisme », au nom d’une théorie quelconque…

Moi. — Admettons même que votre Wehrsport développe réellement votre virilité 4. À quoi cela vous mènera-t-il, sinon à la guerre ?

Lui. — Peut-être qu’il faut cela…

Moi. — Vous ne le disiez pas tout à l’heure ! Je vais sans doute vous étonner. Ce que je reproche à votre « peut-être qu’il faut cela », ce n’est pas son cynisme, c’est bien plutôt son idéalisme lamentable. La guerre actuelle n’est pas du tout un appel à la virilité. Nous ne sommes plus au temps de Frédéric le Grand et du Maréchal de Saxe. La guerre actuelle n’est pas une éducation de la violence physique, c’est une machine à tuer chimiquement, et à grande distance, c’est un massacre mécanique, un point c’est tout. Le tout au bénéfice du trust des armements, vous le savez bien. Je ne comprends pas, mais pas du tout, votre jalousie à l’endroit des Anciens Combattants. Ils ont subi une épreuve inutile et mauvaise. Ils ont été victimes d’un effroyable accident. Une épreuve pareille n’est pas humaine, elle n’a aucune valeur pour la vie normale de l’homme. Et ils le disent bien ! C’est une mutilation. C’est une catastrophe cosmique, comme une avalanche qui passe sur un village des Alpes : je vous demande un peu quelle gloire et quel bénéfice en retirent les survivants ! Allez-vous déclencher exprès une nouvelle avalanche pour vivre aussi cela, cette « expérience {p. 41} héroïque », cet Erlebnis admirable qui consiste à échapper avec un membre sur deux à une destruction imbécile ?

Lui. — Et alors, quelle solution proposez-vous ? Écrire des articles pacifistes, ou traîner dans les cafés, ou gagner de l’argent, ou même faire la théorie d’un ordre nouveau ? Égaliser toutes les différences, le système du rouleau compresseur ? Vous n’êtes pas trop réalistes, en France.

Moi. — Vous savez que l’O.N. n’est pas pacifiste. Nous reconnaissons la réalité et la nécessité des conflits humains. Mais il y a d’autres solutions que la guerre. Faire valoir toutes les différences, tous les contrastes, à l’extrême, s’affirmer Français en face des Allemands, par exemple, cela conduit à une lutte ouverte, mais pas nécessairement à une destruction matérielle. Au contraire : nous avons un trop grand besoin des différences et des oppositions naturelles pour vouloir les anéantir. Nous sommes fédéralistes, c’est-à-dire que nous voulons que toutes les différences s’exaltent mutuellement par leur opposition, et créent des tensions fécondes. La civilisation et la culture naissent et vivent de tensions de ce genre. Prenez l’exemple d’un tableau. Il ne s’agit pas de mélanger toutes les couleurs pour aboutir à l’harmonie. Il faut au contraire poser à côté d’un rouge vif un vert violent pour que l’ensemble « chante ».

Lui. — Belle composition esthétique ! Je vous dis que vous manquez de réalisme. Vous êtes encore disciples de Rousseau plus que vous ne le croyez ! Dans la réalité humaine, l’exaltation des différences aboutit à la guerre, forcément.

Moi. — Dans votre optique, oui ! Parce que vous placez tous les conflits dans le cadre rigide des nations. La nation-bloc, telle que vous la concevez, est un danger dès qu’elle est forte et armée. C’est bien pourquoi j’estime que votre « sport armé » est une menace pour la paix, que vous le vouliez ou non.

Lui. — Ach ! C’est uniquement pour notre éducation intérieure ! Vous savez bien que nous n’avons aucune raison de vouloir la guerre contre la France. Qu’aurions-nous à y gagner, je vous le demande ?

Moi. — En effet. Mais contre la Russie ?

Lui. — C’est autre chose. Il faut être prêt à tout, bien qu’il y ait la Pologne entre deux. Mais surtout il nous faut une force, à l’intérieur, pour assurer la défense du régime.

Moi. — J’en reviens à notre problème de la guerre en soi. Quelle solution donnez-vous à cette question de l’utilisation des forces obscures, brutales, de l’homme ? La préparation à la guerre. Et quand je vous dis que c’est un danger européen, vous le niez, avec une sincérité que je ne puis mettre en doute, mais que je n’arrive pas à concevoir. Je suis sans doute trop rationaliste encore ?

Lui. — Je ne nie pas la difficulté. Mais est-ce qu’il n’y en a pas aussi dans votre système « fédéraliste » ? Et, de plus, vous laissez de côté cette nécessité du déploiement physique de l’homme…

{p. 4} {p. 2}Moi. — Nous ne la laissons pas de côté. Nous voulons la transposer sur un plan autre que celui de la guerre moderne. Nous nions que la guerre soit jamais une solution, étant donnés ses instruments actuels. Nous voulons une guerre créatrice, et non pas destructrice. Tout l’effort de la civilisation est là : tirer des conflits naturels et nécessaires des forces nouvelles, et non pas aboutir à la suppression d’un des antagonistes. Je sais bien que le mot civilisation est mal vu chez vous. Mais nous ne renoncerons pas à la civilisation sous prétexte que les juifs allemands en ont donné, selon vous, une caricature. Il faut que nos luttes deviennent des luttes spirituelles, dans le sens où Rimbaud a dit : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes. »

Lui. — Et pour ceux qui n’arrivent pas si haut ? Pour la grande masse des hommes qui ne comprennent la violence que sous ses formes physiques, que ferez-vous ? Allez-vous au moins réserver un terrain, un pays, où ceux qui en auront envie pourront… comment dites-vous en français « Sich austoben ? »

Moi. — S’en donner à cœur joie ! Ou à mort, plutôt… Je veux bien, pourvu que ce ne soit pas en France. Mais je vous répondrai plus sérieusement, d’un seul mot : c’est une question d’éducation. Pour nous, éduquer les hommes, ce n’est pas leur bourrer le crâne de notions inutiles, ni même de notions dites pratiques. Mais c’est encore moins les dresser à la brutalité. Éduquer les hommes, c’est leur donner les moyens, justement, de transporter leur brutalité naturelle dans des domaines où elle devienne féconde.

Lui. — Je vous souhaite bonne chance !

Moi. — Voulez-vous que nous parlions, une autre fois, de la nécessité d’une morale héroïque ? Il m’est venu quelques doutes, pendant cet entretien : des vrais héros parlent-ils d’héroïsme, ont-ils une théorie là-dessus, l’enseignent-ils ? Et surtout, peut-on parler d’héroïsme collectif, par groupe ? Il faudra que nous y réfléchissions, chacun de notre côté.

XXX.