L'Amour et l'occident

Avertissement §

J’ai appelé « livres » les différentes parties de cet ouvrage, parce que chacune esquisse le contenu d’un volume de dimensions ordinaires.

Le grand nombre des faits et des textes cités, le jeu des « leitmotive » entrelacés, risqueraient d’égarer certains lecteurs si je ne donnais ici la clef de ma composition. Le premier livre expose le contenu caché de la légende ou du mythe de Tristan. C’est une descente aux cercles successifs de la passion. Le dernier livre indique une attitude humaine diamétralement opposée, et par là il achève la description de la passion, car on ne connaît vraiment que les choses dépassées, ou du moins celles dont on a pu toucher, fût-ce même sans les franchir, les limites.

Quant aux livres intermédiaires : le deuxième tente de remonter aux origines religieuses du mythe, tandis que les suivants décrivent ses effets dans les domaines les plus divers : mystique, littérature, art de la guerre, morale du mariage.

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L’agrément de parler des choses de l’amour est un prétexte assez peu convaincant, lorsqu’il s’agit d’un volume aussi dense. Douteux avantage d’ailleurs : on rougirait de le partager avec tant d’auteurs à succès. Aussi me suis-je donné quelques difficultés. Je n’ai pas voulu flatter ni déprécier ce que Stendhal nommait l’amour-passion, mais j’ai tenté de le décrire comme un phénomène historique, d’origine proprement religieuse. Or les hommes, et les femmes, tolèrent fort bien que l’on parle d’amour, et même ils ne s’en lassent jamais, si commun que soit le discours ; mais ils redoutent que l’on définisse la passion, pour peu de rigueur que l’on y apporte. La plupart, estime Laclos, « renonceraient même à leurs plaisirs, s’il devait leur en coûter la fatigue d’une réflexion ». Il s’en suit que ce livre montrera sa nécessité dans la mesure où d’abord il déplaira ; et il n’aura d’utilité que s’il convainc ceux qui auront pris conscience, en le lisant, des raisons qu’ils pouvaient avoir de le trouver d’abord déplaisant. Cette manière me vaudra bien des reproches. Les amoureux me tiendront pour cynique, et ceux qui n’ont jamais connu la vraie passion s’étonneront de m’y voir consacrer tout un livre. Les uns diront qu’à définir l’amour, on le perd ; les autres, qu’on y perd son temps. À qui plairai-je ? À ceux qui veulent savoir, peut-être, ou même guérir ?

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Je suis parti d’un type de la passion telle que la vivent les Occidentaux, d’une forme extrême, exceptionnelle en apparences : le mythe de Tristan et Iseut. Il nous faut ce repère fabuleux, cet exemple éclatant et « banal » – comme on dit d’un four qu’il est banal, donc unique – si nous voulons comprendre dans nos vies le sens et la fin de la passion.

Il est donc entendu que j’ai simplifié. Pourquoi perdre son temps et son style à expliquer sans cesse que la réalité est plus complexe que tout ce qu’on peut en dire ? Que la vie soit confuse ne saurait signifier qu’une œuvre écrite doit l’imiter. Si j’ai parfois dogmatisé, je n’en demanderai pardon qu’à ceux de mes lecteurs qui estimeront que mes stylisations font tort au sens profond du mythe.

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Entraîné par mes analyses dans les domaines réservés d’ordinaire aux « spécialistes », j’ai profité autant que je l’ai pu des travaux réputés classiques, et de quelques autres ; et si je n’en ai cité qu’un nombre assez restreint, ce n’est pas toujours par ignorance, mais par souci de m’en tenir à l’essentiel. Les spécialistes me pardonneront-ils d’avoir tenté un effort de synthèse que toute leur formation technique condamne ? À défaut d’une science universelle qu’il faudrait plusieurs vies pour maîtriser, je me suis borné à rechercher ici et là des confirmations opportunes à certaines vues tout intuitives. J’en ai trouvé d’ailleurs plus qu’il n’était besoin, et n’ai livré qu’un résumé de mes recherches. Ce compromis m’expose à un double péril. J’aurais peut-être convaincu quelques lectrices si je n’avais pas donné des preuves. Et je me serais acquis l’estime des spécialistes si je n’avais pas tiré de leurs travaux des conclusions… Dans cette situation fâcheuse, il ne me reste qu’un espoir : celui d’instruire les lectrices tout en amusant les savants.

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J’ai vécu ce livre pendant toute mon adolescence et ma jeunesse ; je l’ai conçu sous forme d’œuvre écrite, et nourri de quelques lectures, depuis deux ans ; enfin je l’ai rédigé en quatre mois. Ceci me rappelle le mot de Vernet, à propos d’un tableau qu’il vendait assez cher : « Il m’a demandé une heure de travail, et toute la vie. »

Préface à l’édition de 1956 §

C’est à la suggestion de mon éditeur anglais – qui par une chance dont je m’honore se trouve être T. S. Eliot – que je dois d’avoir entrepris la révision de cet ouvrage.

Trois lustres ont passé depuis sa parution, une guerre aussi, et bien des expériences mettant mes thèses à dure épreuve. Je n’ai rien oublié mais j’ai un peu appris, plus en vivant, d’ailleurs, qu’en lisant mes critiques, car ceux-ci n’étaient guère d’accord entre eux. Certains cependant m’ont convaincu : j’ai remplacé, dans cette nouvelle version, quelques outrances de plume par quelques analyses dont je sens qu’elles aggravent mon cas.

Les historiens ont déploré mon insistance sur les relations troublantes que j’observais entre Cathares et Troubadours : eux n’en sont pas troublés, faute de « preuves » suffisantes. Plusieurs théologiens de tradition romaine ou grecque m’ont amicalement reproché de contraster l’Éros et l’Agapè d’une manière trop irrémédiable 1, et qui ne laisse point de place aux formes de passage sans lesquelles nous ne saurions vivre. Aux historiens, je répondrai simplement que j’étais à la recherche d’un sens existentiel. Je ne songeais donc nullement à chasser sur leurs terres. Les documents que je cite, les rapprochements que je suggère, sont beaucoup moins des preuves que des illustrations. Cependant, des recherches nouvelles, dès 1939, sont venues renforcer mes hypothèses : j’en ai largement profité pour récrire à peu près en entier le livre II, traitant du douzième siècle, du catharisme, des troubadours, et de Tristan. C’est là le principal de cette nouvelle version.

Pour ceux dont la critique s’attachait au sens même que j’ai cru pouvoir dégager, je suis tenté de leur donner raison sur plus d’un point : j’avais à déblayer le terrain, à marquer les contrastes, et je n’ai pas toujours su nuancer le tableau. Un chapitre ajouté au livre VI, et d’innombrables corrections de détail, témoignent, je l’espère, d’un réalisme accru.

Décrire le conflit nécessaire de la passion et du mariage en Occident, tel était mon dessein central ; et cela reste à mes yeux le vrai sujet, la vraie thèse de mon livre tel qu’il est devenu.

Quant à l’actualité de ma recherche, après la deuxième guerre mondiale, je ne la crois nullement modifiée. Je mentionnais à la fin du livre V, en particulier, l’éventualité d’un conflit qui mettrait fin aux problèmes que j’étudiais. Cette crainte a bien failli se voir justifiée, et je ne puis que la reporter sur les résultats prévisibles d’une guerre atomique intercontinentale. De plus, un séjour de sept ans en Amérique m’a fait voir que le mythe de la Passion – dégradée en simple romance – n’est pas près d’épuiser ses effets ; le cinéma les propage au monde entier, et les statistiques de divorce permettent d’en mesurer l’ampleur. Si notre civilisation doit subsister, il faudra qu’elle opère une grande révolution : qu’elle reconnaisse que le mariage, dont dépend sa structure sociale, est plus grave que l’amour qu’elle cultive, et veut d’autres fondements qu’une belle fièvre.

Les voies de cette révolution nous sont encore imprévisibles ; je m’en explique au livre VI. Mon ambition se borne à sensibiliser l’attention de mes lecteurs à la présence du mythe ; par suite, à les mettre en mesure de détecter ses radiations dans la vie comme dans l’œuvre d’art. Amener quelques esprits à cette prise de conscience ne peut être tout à fait vain. Car s’il est vrai que les mutations du cœur se préparent et s’opèrent dans l’inconscient, elles datent en fait de leur épiphanie dans l’expression écrite, plastique ou picturale – comme un amour de son premier aveu.

Livre premier
Le mythe de tristan §

1. Triomphe du roman, et ce qu’il cache. §

« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ?… »

Rien au monde ne saurait nous plaire davantage.

À tel point que ce début du Tristan de Bédier doit passer pour le type idéal de la première phrase d’un roman. C’est le trait d’un art infaillible qui nous jette dès le seuil du conte dans l’état passionné d’attente où naît l’illusion romanesque. D’où vient ce charme ? Et quelles complicités cet artifice de « rhétorique profonde » sait-il rejoindre dans nos cœurs ?

Que l’accord d’amour et de mort soit celui qui émeuve en nous les résonances les plus profondes, c’est un fait qu’établit à première vue le succès prodigieux du roman. Il est d’autres raisons, plus secrètes, d’y voir comme une définition de la conscience occidentale…

Amour et mort, amour mortel : si ce n’est pas toute la poésie, c’est du moins tout ce qu’il y a de populaire, tout ce qu’il y a d’universellement émouvant dans nos littératures ; et dans nos plus vieilles légendes, et dans nos plus belles chansons. L’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman que de l’amour mortel, c’est-à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte le lyrisme occidental, ce n’est pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance. Voilà le fait fondamental.

Mais l’enthousiasme que nous montrons pour le roman, et pour le film né du roman ; l’érotisme idéalisé diffus dans toute notre culture, dans notre éducation, dans les images qui font le décor de nos vies ; enfin le besoin d’évasion exaspéré par l’ennui mécanique, tout en nous et autour de nous glorifie à tel point la passion que nous en sommes venus à voir en elle une promesse de vie plus vivante, une puissance qui transfigure, quelque chose qui serait au-delà du bonheur et de la souffrance, une béatitude ardente.

Dans « passion » nous ne sentons plus « ce qui souffre » mais « ce qui est passionnant ». Et pourtant, la passion d’amour signifie, de fait, un malheur. La société où nous vivons et dont les mœurs n’ont guère changé, sous ce rapport, depuis des siècles, réduit l’amour-passion, neuf fois sur dix, à revêtir la forme de l’adultère. Et j’entends bien que les amants invoqueront tous les cas d’exception, mais la statistique est cruelle : elle réfute notre poésie.

Vivons-nous dans une telle illusion, dans une telle « mystification » que nous ayons vraiment oublié ce malheur ? Ou faut-il croire qu’en secret nous préférons ce qui nous blesse et nous exalte à ce qui semblerait combler notre idéal de vie harmonieuse ?

Serrons de plus près cette contradiction, par un effort qui doit paraître déplaisant, puisqu’il tend à détruire une illusion. Affirmer que l’amour-passion signifie, de fait, l’adultère, c’est insister sur la réalité que notre culte de l’amour masque et transfigure à la fois ; c’est mettre au jour ce que ce culte dissimule, refoule, et refuse de nommer pour nous permettre un abandon ardent à ce que nous n’osions pas revendiquer. La résistance même qu’éprouvera le lecteur à reconnaître que passion et adultère se confondent le plus souvent dans la société qui est la nôtre, n’est-ce pas une première preuve de ce fait paradoxal : que nous voulons la passion et le malheur à condition de ne jamais avouer que nous les voulons en tant que tels ?

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Pour qui nous jugerait sur nos littératures, l’adultère paraîtrait l’une des occupations les plus remarquables auxquelles se livrent les Occidentaux. On aurait vite dressé la liste des romans qui n’y font aucune allusion ; et le succès remporté par les autres, les complaisances qu’ils éveillent, la passion même qu’on apporte à les condamner quelquefois, tout cela dit assez à quoi rêvent les couples, sous un régime qui a fait du mariage un devoir et une commodité. Sans l’adultère, que seraient toutes nos littératures ? Elles vivent de la « crise du mariage ». Il est probable aussi qu’elles l’entretiennent, soit qu’elles « chantent » en prose et en vers ce que la religion tient pour un crime, et la Loi pour une contravention, soit au contraire qu’elles s’en amusent, et qu’elles en tirent un répertoire inépuisable de situations comiques ou cyniques. Droit divin de la passion, psychologie mondaine, succès du trio au théâtre – soit qu’on idéalise, ou subtilise, ou ironise, que fait-on si ce n’est trahir le tourment innombrable et obsédant de l’amour en rupture de loi ? Ne serait-ce pas qu’on cherche à s’évader de son affreuse réalité ? Tourner la situation en mystique ou en farce, c’est toujours avouer qu’elle est insupportable… Mal mariés, déçus, révoltés, exaltés ou cyniques, infidèles ou trompés : que ce soit en fait ou en rêve, dans le remords ou dans la crainte, dans le plaisir de la révolte ou l’anxiété de la tentation, il est peu d’hommes qui ne se reconnaissent dans l’une au moins de ces catégories. Renoncements, compromis, ruptures, neurasthénies, confusions irritantes et mesquines de rêves, d’obligations, de complaisances secrètes – la moitié du malheur humain se résume dans le mot d’adultère. Malgré toutes nos littératures – ou peut-être à cause d’elles justement – il peut sembler parfois qu’on n’ait encore rien dit sur la réalité de ce malheur. Et que certaines questions des plus naïves, en ce domaine, aient été plus souvent résolues que posées…

Par exemple, le mal constaté, faut-il en rejeter la faute sur l’institution du mariage, ou au contraire, sur « quelque chose » qui la ruine au cœur même de nos ambitions ? Est-ce vraiment, comme beaucoup le pensent, la conception dite « chrétienne » du mariage qui cause tout notre tourment, ou au contraire, est-ce une conception de l’amour dont on n’a peut-être pas vu qu’elle rend ce lien, dès le principe, insupportable ?

Je constate que l’Occidental aime au moins autant ce qui détruit que ce qui assure « le bonheur des époux ». D’où peut venir une telle contradiction ? Si le secret de la crise du mariage est simplement l’attrait de l’interdit, d’où nous vient ce goût du malheur ? Quelle idée de l’amour trahit-il ? Quel secret de notre existence, de notre esprit, de notre histoire peut-être ?

2. Le mythe. §

Il existe un grand mythe européen de l’adultère : le Roman de Tristan et Iseut. Au travers du désordre extrême de nos mœurs, dans la confusion des morales et des immoralismes qui en vivent, aux moments les plus purs d’un drame, il arrive qu’on voie transparaître en filigrane cette forme mythique. Comme une grande image simple, comme une sorte de type primitif de nos tourments les plus complexes.

Et de même que pour se tirer des confusions de notre langue, les poètes ont coutume de rapporter les mots à leurs origines lointaines, c’est-à-dire à la chose ou à l’acte qu’on pense qu’ils désignaient d’abord, je voudrais rapporter à ce mythe certaines confusions de nos mœurs. Étymologie des passions, moins décevante que celle des mots, puisqu’elle trouve dans notre existence – et non dans quelque science hypothétique – son immédiate vérification.

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Mais d’aborda dira-t-on, est-il exact que le roman de Tristan soit un mythe ? Et dans ce cas, n’est-ce pas détruire son charme que d’essayer de l’analyser ?

Nous n’en sommes plus à croire que mythe est synonyme d’irréalité ou d’illusion. Trop de mythes manifestent parmi nous une puissance trop incontestable. Mais l’abus que l’on fait du mot oblige à le redéfinir.

On pourrait dire d’une manière générale qu’un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante, résumant un nombre infini de situations plus ou moins analogues. Le mythe permet de saisir d’un coup d’œil certains types de relations constantes, et de les dégager du fouillis des apparences quotidiennes.

Dans un sens plus étroit, les mythes traduisent les règles de conduite d’un groupe social ou religieux. Ils procèdent donc de l’élément sacré autour duquel s’est constitué le groupe. (Récits symboliques de la vie et de la mort des dieux, légendes expliquant les sacrifices ou l’origine des tabous, etc.). On l’a remarqué souvent : un mythe n’a pas d’auteur. Son origine doit être obscure. Et son sens même l’est en partie. Il se présente comme l’expression tout anonyme de réalités collectives, ou plus exactement : communes. L’œuvre d’art – poème, conte ou roman – se distingue donc radicalement du mythe. Sa valeur ne relève en effet que du talent de son créateur. Ce qui importe en elle, c’est justement ce qui n’importe pas dans le cas du mythe : sa « beauté », ou sa « vraisemblance », et toutes ses qualités de réussite singulière (originalité, habileté, style, etc.).

Mais le caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu. Ce qui fait qu’une histoire, un événement ou même un personnage deviennent des mythes, c’est précisément cet empire qu’ils exercent sur nous comme malgré nous. Une œuvre d’art, comme telle, n’a pas à proprement parler un pouvoir de contrainte sur le public. Si belle et puissante qu’elle soit, on peut toujours la critiquer, ou la goûter pour des raisons individuelles. Il n’en va pas de même pour le mythe : son énoncé désarme toute critique, réduit au silence la raison, ou tout au moins, la rend inefficace.

Or je me propose d’envisager Tristan non point comme œuvre littéraire, mais comme type des relations de l’homme et de la femme dans un groupe historique donné : l’élite sociale, la société courtoise et pénétrée de chevalerie du douzième et du treizième siècles. Ce groupe est à vrai dire dissous depuis longtemps. Pourtant ses lois sont encore les nôtres d’une manière secrète et diffuse. Profanées et reniées par nos codes officiels, elles sont devenues d’autant plus contraignantes qu’elles n’ont plus de pouvoir que sur nos rêves.

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Bien des traits de la légende de Tristan sont de ceux qui signalent un mythe. Et d’abord le fait que l’auteur – à supposer qu’il y en eût un, et un seul – nous est totalement inconnu. Les cinq versions « originales » qui nous restent sont des remaniements artistiques d’un archétype dont on n’a pu trouver la moindre trace 2.

Un autre aspect mythique de la légende de Tristan, c’est l’élément sacré qu’elle utilise 3. Le progrès de l’action, et les effets qu’elle devait exercer sur l’auditeur, dépendent dans une certaine mesure (que nous aurons à préciser) d’un ensemble de règles et de cérémonies qui n’est autre que la coutume de la chevalerie médiévale. Or les « ordres » de chevalerie furent souvent appelés « religions ». Chastellain, chroniqueur de la Bourgogne, nomme ainsi l’ordre de la Toison d’Or (dernier en date), et il en parle comme d’un mystère sacré, en un siècle où pourtant la chevalerie n’était plus guère qu’une survivance 4.

Enfin la nature même de l’obscurité que nous découvrirons dans la légende, dénote sa parenté profonde avec le mythe. L’obscurité du mythe en général ne réside pas dans sa forme d’expression 5. Elle tient d’une part au mystère de son origine, et d’autre part à l’importance vitale des faits que le mythe symbolise. Si ces faits n’étaient pas obscurs, ou s’il n’y avait quelque intérêt à obscurcir leur origine et leur portée pour les soustraire à la critique, il n’y aurait pas besoin de mythe. On pourrait se contenter d’une loi, d’un traité de morale, ou même d’une historiette jouant le rôle de résumé mnémotechnique. Point de mythe tant qu’il est loisible de s’en tenir aux évidences et de les exprimer d’une manière manifeste ou directe. Au contraire, le mythe paraît lorsqu’il serait dangereux ou impossible d’avouer clairement un certain nombre de faits sociaux ou religieux, ou de relations affectives, que l’on tient cependant à conserver, ou qu’il est impossible de détruire. Nous n’avons plus besoin de mythes, par exemple, pour exprimer les vérités de la science : nous les considérons en effet d’une manière parfaitement « profane », et elles ont donc tout à gagner à la critique individuelle. Mais nous avons besoin d’un mythe pour exprimer le fait obscur et inavouable que la passion est liée à la mort, et qu’elle entraîne la destruction pour ceux qui s’y abandonnent de toutes leurs forces. C’est que nous voulons sauver cette passion, et que nous chérissons ce malheur, cependant que nos morales officielles et notre raison les condamnent. L’obscurité du mythe nous met donc en mesure d’accueillir son contenu déguisé et d’en jouir par l’imagination, sans en prendre toutefois une conscience assez claire pour qu’éclate la contradiction. Ainsi se trouvent mises à l’abri de la critique certaines réalités humaines que nous sentons ou pressentons fondamentales. Le mythe exprime ces réalités, dans la mesure où notre instinct l’exige, mais il les voile aussi dans la mesure où le grand jour et la raison 6 les menaceraient.

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D’origine inconnue ou mal connue – de caractère primitivement sacré – voilant le secret qu’il exprime, le Roman mythique de Tristan posséderait-il au même degré les qualités contraignantes d’un vrai mythe ? Cette question ne peut être esquivée. Elle nous porte au cœur du problème et de son actualité.

Précisons que les règles chevaleresques qui jouaient bel et bien au treizième siècle un rôle de contrainte absolue, n’interviennent dans le roman qu’à titre d’obstacle mythique et de figures rituelles de rhétorique. Sans elles, la fable n’aurait pas trouvé ses prétextes à rebondissements, et surtout elle n’aurait pas pu s’imposer sans conteste aux auditeurs. Il faut bien voir que ces « cérémonies » sociales sont des moyens de faire admettre un contenu antisocial, qui est la passion. Le mot « contenu » prend ici toute sa force : la passion de Tristan et d’Iseut est littéralement « contenue » par les règles de la chevalerie. C’est à cette condition seulement qu’elle pourra s’exprimer dans le demi-jour du mythe. Car en tant que passion qui veut la Nuit et qui triomphe dans une Mort transfigurante, elle représente pour toute Société une menace violemment intolérable. Il faut donc que les groupes constitués soient capables de lui opposer une structure fortement charpentée, pour qu’elle trouve l’occasion de s’extérioriser sans causer les pires dégâts.

Que, par la suite, le lien social vienne à faiblir, ou que le groupe soit dissocié, le mythe cessera d’être un mythe au sens strict. Mais ce qu’il aura perdu en force contraignante et en moyens de se communiquer sous une forme voilée et admissible, il le retrouvera en influence souterraine et en violence anarchisante. À mesure que la chevalerie, même sous sa forme profanée de savoir-vivre - les usages qu’il faut observer si l’on veut être un gentleman – perdra ses dernières vertus, la passion « contenue » dans le mythe primitif se répandra dans la vie quotidienne, envahira le subconscient, appellera de nouvelles contraintes, se les inventera au besoin… Car nous verrons que ce n’est pas seulement la nature de la société, mais l’ardeur même de la sombre passion qui exige un aveu masqué.

Le mythe, au sens strict du terme, se constitua au douzième siècle, c’est-à-dire dans une période où les élites faisaient un vaste effort de mise en ordre sociale et morale. Il s’agissait de « contenir », précisément, les poussées de l’instinct destructeur : car la religion, en l’attaquant, l’exaspérait. Les chroniqueurs, les sermons et les satires de ce siècle nous révèlent qu’il connut une première « crise du mariage ». Elle appelait une réaction vive. Le succès du Roman de Tristan fut donc d’ordonner la passion dans un cadre où elle pût s’exprimer en satisfactions symboliques. (Ainsi l’Église avait « compris » le paganisme dans ses rites.)

Or si ce cadre disparaît, cette passion n’en subsiste pas moins. Elle est toujours aussi dangereuse pour la vie de la société. Elle tend toujours à provoquer, de la part de la société, une mise en ordre équivalente. D’où la permanence historique non point du mythe sous sa forme première, mais de l’exigence mythique à laquelle répondait le Roman.

Élargissant notre définition, nous appellerons mythe, désormais, cette permanence d’un type de relations et des réactions qu’il provoque. Le mythe de Tristan et Iseut, ce ne sera plus seulement le Roman, mais le phénomène qu’il illustre, et dont l’influence n’a pas cessé de s’étendre jusqu’à nos jours. Passion de la nature obscure, dynamisme excité par l’esprit, possibilité préformée à la recherche d’une contrainte qui l’exalte, charme, terreur ou idéal : tel est le mythe qui nous tourmente. Qu’il ait perdu sa forme primitive voilà précisément ce qui le rend si dangereux. Les mythes déchus deviennent vénéneux comme les vérités mortes dont parle Nietzsche.

3. Actualité du mythe ; raisons de notre analyse. §

Nul besoin d’avoir lu le Tristan de Béroul, ou celui de M. Bédier, ni d’avoir entendu l’opéra de Wagner, pour subir dans la vie quotidienne l’empire nostalgique d’un tel mythe. Il se trahit dans la plupart de nos romans et de nos films, dans leurs succès auprès des masses, dans les complaisances qu’ils réveillent au cœur des bourgeois, des poètes, des mal mariés, des midinettes qui rêvent d’amours miraculeuses. Le mythe agit partout où la passion est rêvée comme un idéal, non point redoutée comme une fièvre maligne ; partout où sa fatalité est appelée, invoquée, imaginée comme une belle et désirable catastrophe, et non point comme une catastrophe. Il vit de la vie même de ceux qui croient que l’amour est une destinée (c’était le philtre du Roman) ; qu’il fond sur l’homme impuissant et ravi pour le consumer d’un feu pur ; et qu’il est plus fort et plus vrai que le bonheur, la société et la morale. Il vit de la vie même du romantisme en nous ; il est le grand mystère de cette religion dont les poètes du siècle passé se firent les prêtres et les inspirés.

De cette influence et de sa nature mythique, la preuve est d’ailleurs immédiate. Elle nous sera donnée ici même par une certaine répugnance du lecteur à envisager mon projet. Le Roman de Tristan nous est « sacré » dans la mesure exacte où l’on estimera que je commets un « sacrilège » en tentant de l’analyser. Certes, ce reproche de sacrilège revêt alors un sens bien anodin, si l’on songe qu’il se traduisait, dans les sociétés primitives, non par cette répugnance que je prévois, mais par la mise à mort du coupable. Le sacré qui entre ici en jeu n’est plus qu’une survivance obscure et déprimée. Je ne courrai donc guère d’autre risque que celui de voir le lecteur fermer le volume à cette page. (Et certes, le sens inconscient d’un tel geste n’est rien moins que la mise à mort de l’auteur. Pourtant il demeure sans effets.) Mais si tu m’épargnes, ô lecteur ! faut-il croire que cela signifie que la passion n’est point sacrée pour toi ? Ou simplement que les hommes d’aujourd’hui ne sont pas moins débiles dans leurs passions que dans leurs gestes de réprobation ? À défaut d’ennemis déclarés, où sera le courage que l’on réclame des écrivains ? Faudra-t-il qu’ils l’exercent contre eux-mêmes ? Et ne peut-on vraiment livrer bataille qu’à l’adversaire qu’on porte en soi ?

J’avoue que j’ai moi-même éprouvé du dépit à voir l’un des commentateurs de la légende de Tristan la définir « une épopée de l’adultère ». La formule est sans doute exacte, si l’on se borne à considérer la donnée sèche du Roman. Elle n’en paraît pas moins vexante et « prosaïquement » restrictive. Peut-on soutenir que la faute morale est le vrai sujet de la légende ? Le Tristan de Wagner par exemple, ne serait-il qu’un opéra de l’adultère ? Et l’adultère, enfin, n’est-ce que cela ? Un vilain mot ? Une rupture de contrat ? C’est cela aussi, ce n’est que cela dans trop de cas ; mais c’est souvent bien davantage : une atmosphère tragique et passionnée, par-delà le bien et le mal, un beau drame ou un drame affreux… Enfin, c’est un drame, un roman. Et romantisme vient de roman…

Le problème s’élargit magnifiquement – et mon cas empire d’autant. Je dirai mes raisons de persévérer, et l’on jugera si elles sont diaboliques.

La première est que nous sommes parvenus au point de désordre social où l’immoralisme se révèle plus exténuant que les morales anciennes. Le culte de l’amour-passion s’est tellement démocratisé qu’il perd ses vertus esthétiques et sa valeur de tragédie spirituelle. Reste une confuse et diffuse souffrance, quelque chose d’impur et de triste, dont il me semble qu’on ne perdra rien à profaner les causes faussement sacrées : cette littérature de la passion, cette publicité qu’on lui fait, cette « vogue » d’allure commerciale de ce qui fut un secret religieux… Il faut s’attaquer à tout cela, fût-ce même pour sauver le mythe des abus de son extrême vulgarisation. Et tant pis pour le sacrilège. La poésie a d’autres chances.

Ma seconde raison n’est pas d’un défenseur de la beauté, même maudite, mais d’un homme qui a le goût d’y voir clair, de prendre conscience de sa vie et de la vie de ses contemporains.

Si je m’attache au mythe de Tristan, c’est qu’il permet de dégager une raison simple de notre confusion présente. C’est qu’il permet aussi de formuler certaines relations permanentes noyées sous les vulgarités minutieuses de nos psychologies. C’est enfin qu’il permet de mettre à nu certain dilemme dont notre vie hâtive, notre culture et le ronron de nos morales sont en passe de nous faire oublier la sévère réalité.

Dresser le mythe de la passion dans sa violence primitive et sacrée, dans sa pureté monumentale, comme une ironie salutaire sur nos, complaisances tortueuses et sur notre impuissance à choisir vaillamment entre la Norme du Jour et la Passion de la Nuit ; dresser cette figure de la Mort des Amants qu’exalte l’angoissant et vampirique crescendo du second acte de Wagner, tel est le premier objet de cet ouvrage ; et le succès qu’il ambitionne, c’est d’amener un lecteur au seuil du choix : « J’ai voulu cela ! » ou bien : « Que Dieu m’en garde ! »

Je ne suis pas sûr que la conscience claire soit utile d’une manière générale, et en soi. Ni que les vérités utiles soient avouables sur la place. Mais quelle que soit « l’utilité » de mon entreprise, notre sort n’en demeure pas moins, à nous autres Occidentaux, de devenir de plus en plus conscients des illusions dont nous vivons. Et peut-être que la fonction du philosophe, du moraliste, du créateur de formes idéales, est simplement d’accroître la conscience, donc la mauvaise conscience des hommes…

Qui sait où cela peut nous mener ?

Là-dessus, il est temps de passer à l’opération annoncée. La condition de sa réussite est sans doute une certaine froideur avec laquelle nous la mènerons. Sourds et aveugles aux « charmes » du récit, essayons de résumer « objectivement » les faits qu’il nous rapporte et les raisons qu’il en propose, ou qu’il omet très curieusement de nous indiquer.

4. Le contenu manifeste du Roman de Tristan 7. §

« Amors par force vos demeine ! »

(BÉROUL.)

Tristan naît dans le malheur. Son père vient de mourir, et sa mère Blanchefleur ne survit pas à sa naissance. D’où le nom du héros, la couleur sombre de sa vie, et le ciel bas d’orage qui couvre la légende. Le roi Marc de Cornouailles, frère de Blanchefleur, prend l’orphelin à sa cour et l’éduque.

Première prouesse ou performance : la victoire de Tristan sur le Morholt. Ce géant irlandais vient, comme le Minotaure, exiger son tribut de jeunes filles ou de jeunes gens de Cornouailles. Tristan obtient la permission de le combattre, au moment où il pourrait être armé chevalier, donc peu après sa puberté. Il le tue, mais il en a reçu un coup d’épée empoisonnée. Sans espoir de survivre à son mal, Tristan s’embarque à l’aventure dans un bateau sans voile ni rames, emportant son épée et sa harpe.

Il aborde au rivage irlandais. La reine d’Irlande détient seule le secret du remède qui peut le sauver. Mais le géant Morholt était le frère de cette reine, aussi Tristan se garde-t-il d’avouer son nom et l’origine de son mal. Iseut, princesse royale, le soigne et le guérit. C’est le Prologue.

Quelques années plus tard, le roi Marc décide d’épouser la femme dont un oiseau lui apporta un cheveu d’or. C’est Tristan qu’il envoie à la « quête » de l’inconnue. Une tempête rejette le héros vers l’Irlande. Là, il combat et tue un dragon qui menaçait la capitale. (C’est le motif consacré de la vierge délivrée par un jeune paladin.) Blessé par le monstre, Tristan est soigné de nouveau par Iseut. Un jour, cette princesse découvre que le blessé n’est autre que le meurtrier de son oncle. Elle saisit l’épée de Tristan et menace de le tuer dans son bain. Alors, il lui révèle la mission dont le roi Marc l’a chargé. Et Iseut lui fait grâce, car elle veut être reine. (Selon certains auteurs, c’est aussi qu’elle admire la beauté du jeune homme, à ce moment.)

Tristan et la princesse voguent vers les terres de Marc. En haute mer, le vent tombe, la chaleur est pesante. Ils ont soif. La servante Brangien leur donne à boire. Mais elle leur verse par erreur « le vin herbé » destiné aux époux, et qu’avait préparé la mère d’Iseut. Ils le boivent. Les voici entrés dans les voies d’une destinée « qui jamais ne leur fauldra jour de leurs vies, car ils ont beu leur destruction et leur mort ». Ils s’avouent leur amour et ils y cèdent.

(Notons ici que le texte primitif, suivi par le seul Béroul, limitait l’efficacité du philtre à trois ans 8. Thomas, imbu de fine psychologie, et plein de méfiance pour le merveilleux, qu’il juge grossier, réduit autant que possible l’importance du philtre, et présente l’amour de Tristan et d’Iseut comme une affection spontanée, apparue dès la scène du bain. Eilhart, Gottfried et la plupart des autres accordent au contraire une efficace illimitée au vin magique. Rien de plus significatif que ces variantes, comme nous le verrons.)

La faute est donc consommée. Mais Tristan reste lié par la mission qu’il a reçue du roi. Il conduit donc Iseut à Marc, malgré leur trahison. Brangien, substituée à Iseut par ruse, passera la première nuit nuptiale avec le roi, sauvant ainsi sa maîtresse du déshonneur, tout en expiant l’erreur fatale qu’elle a commise.

Cependant des barons « félons » dénoncent au roi l’amour de Tristan et d’Iseut. Tristan est banni. Mais à la faveur d’une nouvelle ruse (scène du verger), il convainc Marc de son innocence et revient à la cour.

Le nain Frocine, complice des barons, cherche à surprendre les amants et leur tend un piège. Entre le lit de Tristan et celui de la reine, il sème de la « fleur de blé ». Tristan, que Marc a chargé d’une nouvelle mission, veut rejoindre une dernière fois son amie, pendant la nuit qui précède son départ. Il franchit d’un saut l’espace qui sépare les deux lits. Mais une blessure récente qu’il a reçue à la jambe se rouvre par l’effort. Marc et les barons, alertés par le nain, font irruption dans le dortoir. Ils voient des traces de sang sur la fleur de blé. La preuve de l’adultère est ainsi faite. Iseut sera livrée à une troupe de lépreux et Tristan condamné à mort. Il s’évade (scène de la chapelle). Il délivre Iseut, et avec elle s’enfonce dans la forêt de Morrois. Trois ans durant, ils y mènent une vie « aspre et dure ». Un jour, Marc les surprend endormis. Mais il se trouve que Tristan a déposé entre leurs corps son épée nue. Ému par ce qu’il prend pour un signe de chasteté, le roi les épargne. Sans les réveiller, il prend l’épée de Tristan et dépose à sa place l’épée royale.

Les trois ans écoulés, le philtre cesse d’agir (selon Béroul et l’ancêtre commun des cinq versions). Alors seulement Tristan se repent, Iseut se met à regretter la cour… Ils vont trouver l’ermite Ogrin, par l’entremise duquel Tristan offre au roi de lui rendre sa femme. Marc promet son pardon. Les amants se séparent à l’approche du cortège royal. Iseut supplie encore Tristan de demeurer dans le pays jusqu’à ce qu’il soit certain que Marc la traite bien. Puis, par une dernière ruse féminine, exploitant cette concession, la reine déclare qu’elle rejoindra le chevalier au premier signal de sa part, et sans que rien puisse la retenir, « ni tour, ni mur, ni fort chastel. »

Chez Orri le forestier, ils ont plusieurs rendez-vous clandestins. Mais les barons félons veillent sur la vertu de la reine. Celle-ci demande et obtient un « jugement de Dieu » pour prouver son innocence. Grâce à un subterfuge, elle triomphe de l’épreuve : avant de saisir le fer rouge qui laisse intacte la main de qui n’a pas menti, elle jure n’avoir jamais été dans les bras d’aucun homme, hors ceux du roi son maître et du manant qui vient de l’aider à descendre de sa barque. Le manant, c’est Tristan déguisé…

Mais de nouvelles aventures entraînent au loin le chevalier. Il croit que la reine a cessé de l’aimer. C’est alors qu’il consent à épouser, au-delà de la mer, « pour son nom et pour sa beauté » 9, une autre Iseut, l’Iseut « aux blanches mains ». Et en effet, Tristan la laissera vierge, car il regrette « Iseut la bloie ».

Enfin, blessé à mort, et de nouveau empoisonné par cette blessure, Tristan fait appeler la reine de Cornouailles, la seule qui puisse encore le guérir. Elle vient, et son vaisseau arbore une voile blanche, signe d’espoir. Iseut aux blanches mains guettait son arrivée. Tourmentée par la jalousie, elle s’en vient au lit de Tristan et lui annonce que la voile est noire. Tristan meurt. Iseut la blonde débarque à cet instant, monte au château, embrasse le corps de son amant, et meurt.

5. Énigmes. §

Résumé de la sorte, et tout « charme » détruit, à considérer froidement le plus envoûtant des poèmes, on s’aperçoit que sa donnée ni son progrès ne sont dépourvus d’équivoque.

J’ai passé quantité d’épisodes accessoires, mais aucun des motifs allégués de l’action centrale du Roman. Et je les ai même soulignés. On a pu voir qu’ils se réduisent à fort peu de choses : Tristan conduit Iseut au roi parce qu’il est lié par la fidélité du chevalier ; – les amants se séparent, au terme des trois années dans la forêt, parce que le philtre cesse d’agir ; – Tristan épouse Iseut aux blanches mains « pour son nom et pour sa beauté ».

Maintenant, ces « raisons » mises à part – nous aurons l’occasion d’y revenir – on s’aperçoit que le Roman repose sur une série de contradictions énigmatiques.

Une première remarque m’a frappé, faite en passant par l’un des éditeurs récents de la légende : tout au long du Roman, Tristan paraît physiquement supérieur à tous ses adversaires et, particulièrement, au roi. Aucune force extérieure ne saurait donc l’empêcher d’enlever Iseut et d’obéir à son destin. Les mœurs du temps sanctionnent le droit du plus fort, elles le divinisent même sans le moindre scrupule ; et surtout s’il s’agit du droit d’un homme sur une femme : c’est l’enjeu habituel des tournois. Pourquoi Tristan n’use-t-il pas de ce droit ?

Mise en éveil par cette première question, notre méfiance critique ne tarde pas à découvrir d’autres énigmes, non moins curieuses et obscures.

Pourquoi l’épée de chasteté entre les corps dans la forêt ? Les amants ont déjà péché ; ils refusent de se repentir, à ce moment-là ; enfin ils ne prévoient nullement que le roi pourrait les surprendre. Or on ne trouve ni un vers ni un mot, dans les différentes versions, qui donne la raison de cet acte 10.

Pourquoi Tristan rend-il la reine à Marc, et cela même dans les versions où le philtre continue d’agir ? Si, comme certains le disent, c’est une repentance sincère qui motive la séparation, pourquoi se promettent-ils de se revoir au moment même où ils acceptent de se quitter ? Pourquoi Tristan s’éloigne-t-il ensuite pour courir de nouvelles aventures, alors qu’ils ont un rendez-vous dans la forêt ? Pourquoi la reine coupable propose-t-elle un « jugement de Dieu » ? Elle sait bien que cette épreuve doit la perdre. Elle n’en triomphe que par une ruse improvisée in extremis, et qui est donnée comme trompant Dieu lui-même, puisque le miracle s’opère 11 !

Enfin, ce jugement étant acquis, la reine passe pour innocente. Tristan l’est donc aussi, et l’on ne voit plus du tout ce qui s’opposerait à son retour auprès du roi, donc auprès d’Iseut

D’autre part, n’est-il pas fort étrange que les poètes du treizième siècle, si exigeants dès qu’il s’agit d’honneur, de fidélité au suzerain, laissent passer sans un mot de commentaire tant d’actions aussi peu défendables ? Comment peuvent-ils nous présenter tel qu’un modèle de chevalerie ce Tristan qui a trompé son roi par les ruses les plus cyniques ; ou telle qu’une vertueuse dame cette épouse adultère, et qui ne recule même pas devant un astucieux blasphème ? Pourquoi traitent-ils au contraire de « félons » les barons qui défendent l’honneur de Marc ? Même si la jalousie les meut, ils n’ont du moins ni menti ni trompé, et ce n’est pas le cas de Tristan…

Enfin l’on en vient à douter de la valeur même des rares motifs allégués. En effet, si la morale de la fidélité au suzerain exige que Tristan livre à Marc la fiancée qu’il alla quérir 12, on ne peut s’empêcher de penser que ces scrupules sont bien tardifs et peu sincères, puisque Tristan n’a de cesse qu’il ne rentre à la cour, auprès d’Iseut… Et ce philtre qui cesse d’agir, n’était-il pas destiné aux époux ? Alors, pourquoi limiter sa durée ? Trois ans, ce n’est guère pour le bonheur d’un couple. Et quand Tristan épouse l’autre Iseut « pour son nom et pour sa beauté » mais cependant la laisse vierge, n’est-il pas évident que rien ne l’oblige à ce mariage et à cette chasteté injurieuse, et qu’il se met dans une situation qui n’a d’autre issue que la mort ?

6. Chevalerie contre Mariage. §

Un moderne commentateur du Roman de Tristan et Iseut veut y voir un « conflit cornélien entre l’amour et le devoir ». Cette interprétation classique est d’un aimable anachronisme. Outre qu’elle abuse de Corneille, elle paraît ignorer l’un de ces faits dont l’envergure échappe souvent aux prises de l’érudition scrupuleuse. Je veux parler de l’opposition qui se manifeste dès la seconde moitié du douzième siècle entre la règle chevaleresque et les coutumes féodales. Peut-être n’a-t-on pas assez marqué à quel point les romans bretons la reflètent et la cultivent.

Il est probable que la chevalerie courtoise ne fut guère qu’un idéal. Les premiers auteurs qui en parlent ont l’habitude de déplorer sa décadence : mais ils oublient que, telle qu’ils la souhaitent, elle vient à peine de naître dans leurs rêves. N’est-il pas de l’essence d’un idéal que l’on déplore sa décadence à l’instant même où il essaye maladroitement de se réaliser ? D’autre part, la chance du roman n’est-elle pas d’opposer la fiction d’un certain idéal de vie aux réalités tyranniques ?

Plus d’une énigme que nous pose le Roman nous incite à chercher de ce côté les éléments d’une première solution. Si l’on admet que l’aventure de Tristan devait servir à illustrer le conflit de la chevalerie et de la société féodale, – donc le conflit de deux devoirs ou même, nous l’avons vu page 16, le conflit de deux « religions » – l’on s’aperçoit que bien des épisodes s’éclairent, et qu’en tout cas, si l’hypothèse ne résout point toutes les difficultés, elle en repousse la solution d’une manière significative.

En quoi le roman breton se distingue-t-il de la chanson de geste, qu’il supplanta dès la seconde moitié du douzième siècle avec une étonnante rapidité ? En ceci qu’il donne à la femme le rôle qui revenait précédemment au suzerain. Le chevalier breton, tout comme le troubadour méridional, se reconnaît le vassal d’une Dame élue. Mais en fait, il demeure le vassal d’un seigneur. D’où naîtront des conflits de droit, dont le Roman offre plus d’un exemple.

Reprenons l’épisode des trois barons « félons ». Selon la morale féodale, le vassal est tenu de dénoncer au seigneur tout ce qui lèse son droit ou son honneur : il est « félon » s’il ne le fait pas. Or, dans Tristan, les barons dénoncent Iseut au roi Marc : ils devraient donc passer pour « féaux » et loyaux. Et si l’auteur les traite cependant de félons, c’est en vertu d’un autre code évidemment, qui ne peut être que celui de la chevalerie du Midi. La décision des cours d’amour de la Gascogne est bien connue : félon sera celui qui révèle les secrets de l’amour courtois.

Ce seul exemple suffirait à démontrer que les auteurs du Roman avaient choisi en toute conscience pour la chevalerie « courtoise » contre le droit féodal. Mais nous avons d’autres raisons de le croire. La conception de la fidélité et du mariage, selon l’amour courtois, est seule capable d’expliquer certaines contradictions frappantes du récit.

Selon la thèse officiellement admise, l’amour courtois est né d’une réaction à l’anarchie brutale des mœurs féodales. On sait que le mariage, au douzième siècle, était devenu pour les seigneurs une pure et simple occasion de s’enrichir, et d’annexer des terres données en dot ou espérées en héritage. Quand l’ « affaire » tournait mal, on répudiait sa femme. Le prétexte de l’inceste, curieusement exploité, trouvait l’Église sans résistance : il suffisait d’alléguer sans trop de preuves, une parenté au quatrième degré, pour obtenir l’annulation. À ces abus, générateurs de querelles infinies et de guerres, l’amour courtois oppose une fidélité indépendante du mariage légal et fondée sur le seul amour. Il en vient même à déclarer que l’amour et le mariage ne sont pas compatibles : c’est le fameux jugement d’une cour d’amour tenue chez la comtesse de Champagne. (Appendice 3.)

Si Tristan, et l’auteur du Roman, partagent une telle manière de voir, la félonie et l’adultère sont excusés, et plus qu’excusés, magnifiés comme exprimant une intrépide fidélité à la loi supérieure du donnoi, c’est-à-dire de l’amour courtois. (Donnoi, ou domnei en provençal, désigne la relation de vasselage instituée entre l’amant-chevalier et sa Dame, ou domina).

Fidélité incompatible avec celle du mariage, on l’a vu, le Roman ne manque pas une occasion de rabaisser l’institution sociale, d’humilier le mari – roi aux oreilles de cheval, toujours si facilement dupé – et de glorifier la vertu de ceux qui s’aiment hors du mariage et contre lui.

Mais cette fidélité courtoise présente un trait des plus curieux : elle s’oppose, autant qu’au mariage, à la « satisfaction » de l’amour. « Il ne sait de donnoi vraiment rien celui qui désire l’entière possession de sa dame. Cela n’est plus amour, qui tourne à la réalité 13. » Voilà qui nous met sur la voie d’une première explication d’épisodes tels que ceux de l’épée de chasteté, du retour d’Iseut à son mari après la retraite dans le Morrois, ou même du mariage blanc de Tristan.

En effet, le « droit de la passion » au sens où l’entendent les modernes, permettrait à Tristan d’enlever Iseut, après qu’ils ont bu le philtre. Cependant il la livre à Marc : c’est que la règle de l’amour courtois s’oppose à ce qu’une telle passion « tourne à la réalité », c’est-à-dire aboutisse à l’ « entière possession de sa dame ». Tristan choisira donc, dans ce cas, d’observer la fidélité féodale, masque et complice énigmatique de la fidélité courtoise. Il choisit en toute liberté, car nous avons marqué plus haut qu’étant plus fort que le Roi et les barons, il pourrait, dans le plan féodal qu’il adopte, faire valoir le droit de la force…

Étrange amour, va-t-on penser, qui se conforme aux lois qui le condamnent, afin de mieux se conserver ! D’où peut venir cette préférence pour ce qui entrave la passion, pour ce qui empêche le « bonheur » des amants, les sépare et les martyrise ?

Répondre : ainsi le veut l’amour courtois, ce n’est pas encore répondre sur le fonds, car il s’agit de savoir pourquoi l’on préfère cet amour à l’autre, à celui qui se « réalise », à celui qui se « satisfait ». En recourant à l’hypothèse, fort vraisemblable, que le Roman illustre un conflit de « religions », nous avons pu préciser et cerner les principales difficultés de l’intrigue : mais en fin de compte, la solution se trouve simplement reculée.

7. L’amour du roman. §

Si l’on se reporte à notre résumé de la légende, on ne peut manquer d’être frappé de ce fait : les deux lois qui entrent en jeu, chevalerie et morale féodale, ne sont observées par l’auteur que dans les seules situations où elles permettent au roman de rebondir 14.

Cette remarque à son tour ne saurait constituer par elle-même une explication. À chacune de nos questions, il serait évidemment facile de répondre : les choses se passent ainsi parce qu’autrement il n’y aurait plus de roman. Mais cette réponse ne paraît convaincante qu’en vertu d’une coutume paresseuse de notre critique littéraire. En vérité, elle ne répond à rien. Elle nous ramène simplement à poser la question fondamentale : pourquoi faut-il qu’il y ait un roman ? Et ce roman, précisément ?

Question que l’on dira naïve, non sans une inconsciente sagesse : c’est qu’on pressent qu’elle n’est pas sans danger. Elle nous met en effet au cœur de tout le problème – et sa portée dépasse sans aucun doute le cas particulier de notre mythe.

Pour qui se place, par un effort d’abstraction, à l’extérieur du phénomène commun au romancier et au lecteur, pour qui assiste à leur dialogue intime, il apparaît qu’une convention tacite, ou mieux, une sorte de complicité les lie : la volonté que le roman continue, ou comme on dit, qu’il rebondisse. Supprimez cette volonté, il n’y aura plus de vraisemblance qui tienne : c’est ce qui se passe dans le cas de l’Histoire scientifique. (Le lecteur d’un ouvrage « sérieux » sera d’autant plus exigeant qu’il sait que le déroulement des faits ne doit dépendre ni de son désir ni des fantaisies de l’auteur.) Supposez au contraire cette volonté toute pure, il n’y aura plus d’invraisemblance possible : c’est le cas du conte. Entre ces deux extrêmes, il est autant de niveaux de vraisemblance que de sujets. Ou si l’on veut : la vraisemblance dépend, pour un ouvrage romanesque donné, de la nature des passions qu’il veut flatter. C’est dire que l’on acceptera le « coup de pouce » du créateur, et les entorses qu’il fait subir à la « logique » d’observation courante, dans la mesure exacte où ces licences fourniront les prétextes nécessaires à la passion que l’on désire éprouver. Ainsi, le vrai sujet d’une œuvre est révélé par la nature des « trucs » que l’auteur fait intervenir, et qu’on pardonne dans la mesure exacte où l’on partage ses intentions.

Nous avons vu que les obstacles extérieurs qui s’opposent à l’amour de Tristan sont dans un certain sens gratuits, c’est-à-dire qu’ils ne sont, à tout prendre, que des artifices romanesques. Or il résulte de nos remarques au sujet de la vraisemblance, que la gratuité même des obstacles invoqués peut révéler le vrai sujet d’une œuvre, la vraie nature de la passion qu’elle met en jeu.

Il faut sentir qu’ici tout est symbole, tout se tient, tout se compose à la manière d’un rêve, et non point à celle de nos vies : les prétextes du romancier, les actions de ses deux héros, et les préférences secrètes qu’il suppose chez son lecteur. Les « faits » ne sont que les images ou les projections d’un désir, de ce qui s’y oppose, de ce qui peut l’exalter, ou simplement le faire durer. Tout manifeste, dans le comportement du chevalier et de la princesse, une exigence ignorée d’eux – et peut-être du romancier – mais plus profonde que celle de leur bonheur. Pas un des obstacles qu’ils rencontrent ne se révèle, objectivement, insurmontable, et pourtant ils renoncent à chaque fois ! On peut dire qu’ils ne perdent pas une occasion de se séparer. Quand il n’y a pas d’obstacle, ils en inventent : l’épée nue, le mariage de Tristan. Ils en inventent comme à plaisir, – bien qu’ils en souffrent. Serait-ce alors pour le plaisir du romancier et du lecteur ? Mais c’est tout un, car le démon de l’amour courtois qui inspire au cœur des amants les ruses d’où naît leur souffrance, c’est le démon même du roman tel que l’aiment les Occidentaux.

Quel est le vrai sujet de la légende ? La séparation des amants ? Oui, mais au nom de la passion, et pour l’amour de l’amour même qui les tourmente, pour l’exalter, pour le transfigurer – au détriment de leur bonheur et de leur vie même…

*
* *

Nous commençons à distinguer le sens secret et inquiétant du mythe : le danger qu’il exprime et voile, cette passion qui ressemble au vertige… Mais ce n’est plus l’heure de se détourner. Nous sommes atteints, nous subissons le charme, nous connaissons au « tourment délicieux ». Toute condamnation serait vaine : on ne condamne pas le vertige. Mais la passion du philosophe n’est-elle point de méditer dans le vertige ? Il se peut que la connaissance ne soit rien d’autre que l’effort d’un esprit qui résiste à la chute, et qui se défend au sein de la tentation…

8. L’amour de l’amour. §

« De tous les maux, le mien diffère ; il me plaît ; je me réjouis de lui ; mon mal est ce que je veux et ma douleur est ma santé. Je ne vois donc pas de quoi je me plains, car mon mal me vient de ma volonté ; c’est mon vouloir qui devient mon mal ; mais j’ai tant d’aise à vouloir ainsi que je souffre agréablement, et tant de joie dans ma douleur que je suis malade avec délices. »

Chrétien de Troyes.

Il faut avoir l’audace de poser la question : Tristan aime-t-il Iseut ? Est-il aimé par elle ? (Seules les questions « stupides » peuvent nous instruire, et tout ce qui passe pour évident cache quelque chose qui ne l’est point, comme l’a dit à peu près Valéry.)

Rien d’humain ne paraît rapprocher nos amants, bien au contraire. Lors de leur première rencontre, ils n’ont que des rapports de politesse conventionnelle. Et quand Tristan revient en quête d’Iseut, on se souvient que cette politesse fait place à la plus franche hostilité. Tout porte à croire que librement ils ne se fussent jamais choisis. Mais ils ont bu le philtre, et voici la passion. Une tendresse va-t-elle naître et les unir, à la faveur de ce destin magique ? Dans tout le Roman, dans ces milliers de vers, je n’en ai trouvé qu’une seule trace. C’est quand ils vivent dans la forêt de Morrois, après l’évasion de Tristan.

Aspre vie meinent et dure :
Tant s’entr’aiment de bonne amor
L’un par l’autre ne sent dolor.

Dira-t-on que les poètes de cette époque furent moins sentimentaux que nous ne le sommes devenus, et qu’ils n’éprouvaient pas le besoin d’insister sur ce qui va de soi ? Qu’on lise alors, attentivement, le récit des trois ans dans la forêt. Ses deux scènes les plus belles, qui sont peut-être aussi les plus profondes de la légende, ce sont les deux visites que les amants font à l’ermite Ogrin. La première fois, c’est pour se confesser. Mais au lieu d’avouer leur péché et de demander l’absolution, ils s’efforcent de démontrer qu’ils n’ont aucune responsabilité dans l’aventure, puisqu’en somme ils ne s’aiment pas !

Q’el m’aime, c’est par la poison
Ge ne me pus de lié partir,
N’ele de moi…

Ainsi parle Tristan. Et Iseut après lui :

Sire, por Dieu omnipotent,
Il ne m’aime pas, ne je lui,
Fors par un herbé dont je bui
Et il en but : ce fu péchiez.

La situation dans laquelle ils se trouvent est donc passionnément contradictoire : ils aiment, mais ils ne s’aiment point ; ils ont péché, mais ils ne peuvent s’en repentir, puisqu’ils ne sont pas responsables ; ils se confessent, mais ne veulent pas guérir, ni même implorer leur pardon… En vérité, comme tous les grands amants, ils se sentent ravis « par-delà le bien et le mal », dans une sorte de transcendance de nos communes conditions, dans un absolu indicible, incompatible avec les lois du monde, mais qu’ils éprouvent comme plus réel que ce monde. La fatalité qui les presse, et à laquelle ils s’abandonnent en gémissant, supprime l’opposition du bien et du mal ; elle les conduit même au-delà de l’origine de toutes valeurs morales, au-delà du plaisir et de la souffrance, au-delà du domaine où l’on distingue, et où les contraires s’excluent.

L’aveu n’en est pas moins formel : « Il ne m’aime pas, ne je lui. » Tout se passe comme s’ils ne se voyaient pas, comme s’ils ne se reconnaissaient pas. Ce qui les rive au « tourment délicieux » n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais relève d’une puissance étrangère, indépendante de leurs qualités, de leurs désirs, au moins conscients, et de leur être tel qu’ils le connaissent. Les traits physiques et psychologiques de cet homme et de cette femme sont parfaitement conventionnels et rhétoriques. Lui, c’est « le plus fort » ; elle, « la plus belle ». Lui, le chevalier ; elle, la princesse, etc. Comment concevoir une affection humaine entre deux types à ce point simplifiés ? L’ « amistié » dont il est question à propos de la durée du philtre est le contraire d’une amitié réelle. Bien plus, si l’amitié morale se fait jour, ce n’est qu’au moment où la passion faiblit. Et le premier effet de cette amitié naissante n’est pas du tout d’unir davantage les amants, mais au contraire de leur montrer qu’ils ont tout intérêt à se quitter. Voyons ce point d’un peu plus près.

L’endemain de la saint Jehan
Aconpli fuent li troi an.

Tristan chassait dans la forêt. Soudain, il se souvient du monde. Il revoit la cour du roi Marc. Il regrette « le vair et le gris » et l’apparat de chevalerie, et le haut rang qu’il pourrait occuper parmi les barons de son oncle. Il songe aussi à son amie, – pour la première fois semble-t-il ! Il songe que dans cette aventure, elle pourrait être « en beles chambres… portendües de dras de soie ». Iseut de son côté, à la même heure conçoit les mêmes regrets. Le soir venu, ils se retrouvent, et avouent leur nouveau tourment : « En mal uson notre jovente… ». La décision de se séparer est bientôt prise. Tristan propose de « gerpir » en Bretagne. Auparavant, ils iront voir Ogrin l’ermite pour obtenir son pardon – et celui du roi Marc pour Iseut.

Ici se place le court dialogue si dramatique entre l’ermite et les deux repentants :

Amors par force vos demeine !
Combien durra vostre folie ?
Trop avez mené ceste vie.

Ainsi les admoneste Ogrin.

Tristan li dist : or escoutez
Si longuement l’avons menée
Itel fu nostre destinée.

(Amors par force vos demeine ! Comment ne s’arrêterait-on point pour admirer la plus poignante définition qu’un poète ait jamais donnée de la passion ! À lui seul, ce vers exprime tout, et avec une force de langage qui fait pâlir le romantisme tout entier ! Qui nous rendra ce dur « patois du cœur ? »)

Un dernier trait : lorsque Tristan reçoit la réponse favorable du roi acceptant de reprendre Iseut :

Dex ! dist Tristan, quel departie !
Mot est dolenz qui pert s’amie…

C’est sur sa propre peine qu’il s’apitoie. Il n’a pas une pensée pour « s’amie ». Quant à elle, on sent bien qu’elle se trouve plus heureuse auprès du roi qu’auprès de son ami ; plus heureuse dans le malheur d’amour que dans leur vie commune du Morrois…

*
* *

On sait d’ailleurs que par la suite, et bien que le philtre n’agisse plus, les amants seront repris par la passion, jusqu’au point qu’ils en perdront la vie, « lui par elle, elle par lui… »

L’égoïsme apparent d’un tel amour expliquerait à lui seul bien des « hasards », bien des malices opportunes du sort qui s’opposent au bonheur des amants. Mais comment l’expliquer lui-même, dans sa profonde ambiguïté ? Tout égoïsme, dit-on, mène à la mort, mais c’est par une ultime défaite. Celui-ci au contraire veut la mort comme son accomplissement parfait, comme son triomphe… Une seule réponse demeure ici digne du mythe.

Tristan et Iseut ne s’aiment pas, ils l’ont dit et tout le confirme. Ce qu’ils aiment, c’est l’amour, c’est le fait même d’aimer. Et ils agissent comme s’ils avaient compris que tout ce qui s’oppose à l’amour le garantit et le consacre dans leur cœur, pour l’exalter à l’infini dans l’instant de l’obstacle absolu, qui est la mort.

Tristan aime se sentir aimer, bien plus qu’il n’aime Iseut la Blonde. Et Iseut ne fait rien pour retenir Tristan près d’elle : il lui suffit d’un rêve passionné. Ils ont besoin l’un de l’autre pour brûler, mais non de l’autre tel qu’il est ; et non de la présence de l’autre, mais bien plutôt de son absence !

La séparation des amants résulte ainsi de leur passion même, et de l’amour qu’ils portent à leur passion plutôt qu’à son contentement, plutôt qu’à son vivant objet. D’où les obstacles multipliés par le Roman ; d’où l’indifférence étonnante de ces complices d’un même rêve au sein duquel chacun d’eux reste seul ; d’où le crescendo romanesque et la mortelle apothéose.

Dualité irrémédiable et désirée ! « Mot est dolenz qui pert s’amie » soupire Tristan. Pourtant il sent déjà, au fond de la nuit qui vient, poindre la flamme secrète, ravivée par l’absence.

9. L’amour de la Mort. §

Mais il nous faut pousser plus loin : l’amabam amare d’Augustin est une émouvante formule dont lui-même ne s’est pas satisfait.

L’obstacle dont nous avons souvent parlé, et la création de l’obstacle par la passion des deux héros (confondant ici ses effets avec ceux de l’exigence romanesque et de l’attente du lecteur) – cet obstacle n’est-il qu’un prétexte, nécessaire au progrès de la passion, ou n’est-il pas lié à la passion d’une manière beaucoup plus profonde ? N’est-il pas l’objet même de la passion, – si l’on descend au fond du mythe ?

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Nous avons vu que le progrès du roman a pour principe les séparations et les revoirs successifs des amants 15. Or les causes de séparation sont de deux sortes : circonstances extérieures adverses, entraves inventées par Tristan.

Tristan ne se comportera pas de la même manière dans les deux cas. Et il n’est pas sans intérêt de dégager cette dialectique de l’obstacle dans le Roman.

Lorsque ce sont les circonstances sociales qui menacent les amants (présence de Marc, méfiance des barons, jugement de Dieu, etc.), Tristan bondit par-dessus l’obstacle (le saut d’un lit à l’autre en est le symbole). Quitte à souffrir (sa blessure se rouvre) et à risquer sa vie (il se sait épié). Mais la passion est alors si violente, si animale pourrait-on dire, qu’il oublie la douleur et le danger dans l’ivresse de son « déduit ». Pourtant, le sang de sa blessure le trahit. C’est la « marque rouge » qui met le roi sur la trace de l’adultère. Quant à nous, elle nous met sur la trace du dessein secret des amants : leur recherche du péril pour lui-même. Mais tant que le péril n’est qu’une menace toute extérieure, la prouesse par laquelle Tristan le surmonte est une affirmation de la vie. En tout cela, Tristan n’obéit qu’à la coutume féodale des chevaliers : il s’agit de faire preuve de « valeur », il s’agit d’être le plus fort, ou le plus rusé. Nous avons vu que cela le conduirait à enlever la reine à son roi. Et que le droit établi n’est soudain respecté, à ce moment, que parce qu’il fournit un prétexte à faire rebondir le roman.

Tout autre est l’attitude du chevalier lorsque rien d’extérieur à eux-mêmes ne sépare plus les amants. C’est même l’inverse qui se produit alors : l’épée nue déposée par Tristan entre leurs corps demeurés vêtus, c’est encore occasion de prouesse, mais cette fois-ci contre lui-même, à ses dépens. Puisqu’il en est lui-même le fauteur, c’est un obstacle qu’il ne peut plus vaincre !

N’oublions pas que la hiérarchie des faits contés traduit exactement la hiérarchie des préférences du conteur et de son lecteur. L’obstacle le plus grave, c’est donc celui que l’on préfère par-dessus tout. C’est le plus propre à grandir la passion. Notons aussi qu’en cette extrémité, la volonté de se séparer revêt une valeur affective plus forte que la passion même. La mort, qui est le but de la passion, la tue.

Mais l’épée nue n’est pas encore l’expression décisive du désir sombre, de la fin même de la passion (au double sens du mot fin). L’admirable épisode des épées échangées le fait voir. Quand le roi vient surprendre les amants, l’on se rappelle qu’il substitue son arme à celle de son rival. Cela signifie qu’à l’obstacle désiré et librement créé par les amants, il substitue le signe de son pouvoir social, l’obstacle légal, objectif. Tristan relève ce défi : d’où le rebondissement de l’action. Et ici le mot prend un sens symbolique : l’action empêche la « passion » d’être totale, car la passion, c’est « ce que l’on subit » – à la limite, c’est la mort. En d’autres termes cette action est un nouveau délai de la passion, c’est-à-dire un retard de la Mort.

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On retrouvera la même dialectique entre les deux mariages du Roman : celui d’Iseut la Blonde avec le Roi, et celui d’Iseut aux blanches mains avec Tristan.

Le premier de ces mariages est l’obstacle de fait. Il est symbolisé par l’existence concrète du mari, méprisé par l’amour courtois. Occasion de prouesse classique et de rebondissements faciles. L’existence du mari, l’obstacle de l’adultère, c’est le premier prétexte venu, le plus naturellement imaginable, le plus conforme à l’expérience quotidienne. (Le romantisme en trouvera de plus fins.) Il faut voir comme Tristan le bouscule, et comme il s’en joue à plaisir ! Sans le mari, je ne donne pas plus de trois ans à l’amour de Tristan et Iseut. Et en effet, la grande sagesse du vieux Béroul, c’est d’avoir limité à cette durée l’action du philtre : « La mère Iseut qui le bollit. – À trois anz d’amistié le fist. »

Sans le mari, il ne resterait aux deux amants qu’à se marier. Or on ne conçoit pas que Tristan puisse jamais épouser Iseut. Elle est le type de femme qu’on n’épouse point, car alors on cesserait de l’aimer, puisqu’elle cesserait d’être ce qu’elle est. Imaginez cela : Madame Tristan ! C’est la négation de la passion, au moins de celle dont nous nous occupons. L’ardeur amoureuse spontanée, couronnée et non combattue, est par essence peu durable. C’est une flambée qui ne peut pas survivre à l’éclat de sa consommation. Mais sa brûlure demeure inoubliable, et c’est elle que les amants veulent prolonger et renouveler à l’infini. D’où les périls nouveaux qu’ils vont défier. Mais la valeur du chevalier est telle qu’il les aura bientôt tous surmontés. C’est alors qu’il s’éloigne, en quête d’aventures plus secrètes et plus profondes, l’on dirait même : plus intérieures.

Lorsque Tristan soupire à voix basse après l’Iseut perdue, le frère d’Iseut aux blanches mains croit son ami amoureux de sa sœur. Cette erreur – provoquée par le nom des deux femmes – est la seule « raison » du mariage de Tristan. L’on voit qu’il lui serait aisé de s’expliquer. Mais une fois de plus, l’honneur interviendra, et au seul titre de prétexte, pour empêcher Tristan de se dédire. C’est que l’amant pressent, dans cette nouvelle épreuve qu’il s’impose, l’occasion d’un progrès décisif. Ce mariage blanc avec une femme qu’il trouve belle, c’est l’obstacle qu’il ne peut surmonter que par une victoire sur lui-même (aussi bien que sur le mariage, qu’il ruine ainsi par l’intérieur). Prouesse dont il est la victime ! La chasteté du chevalier marié répond à la déposition de l’épée nue entre les corps. Mais une chasteté volontaire, c’est un suicide symbolique – (on voit ici le sens caché de l’épée). C’est une victoire de l’idéal courtois sur la robuste tradition celtique qui affirmait l’orgueil de vivre. C’est une manière de purification de ce qui subsistait, dans le désir, de spontané, d’animal et d’actif. Victoire de la « passion » sur le désir. Triomphe de la mort sur la vie.

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Ainsi donc cette préférence accordée à l’obstacle voulu, c’était l’affirmation de la mort, c’était un progrès vers la Mort ! Mais vers une mort d’amour, vers une mort volontaire au terme d’une série d’épreuves dont Tristan sortira purifié ; vers une mort qui soit une transfiguration, et non pas un hasard brutal. Il s’agit donc toujours de ramener la fatalité extérieure à une fatalité interne, librement assumée par les amants. C’est le rachat de leur destin qu’ils accomplissent en mourant par amour : c’est une revanche sur le philtre.

Et l’on assiste, in extremis, au renversement de la dialectique passion-obstacle. Vraiment ce n’est plus l’obstacle qui est au service de la passion fatale, mais au contraire il est devenu le but, la fin désirée pour elle-même. Et la passion n’a donc joué qu’un rôle d’épreuve purificatrice on dirait presque de pénitence au service de cette mort qui transfigure. Nous touchons au secret dernier.

L’amour de l’amour même dissimulait une passion beaucoup plus terrible, une volonté profondément inavouable – et qui ne pouvait que se « trahir » par des symboles tels que celui de l’épée nue ou de la périlleuse chasteté. Sans le savoir, les amants malgré eux n’ont jamais désiré que la mort ! Sans le savoir, en se trompant passionnément, ils n’ont jamais cherché que le rachat et la revanche de « ce qu’ils subissaient » – la passion initiée par le philtre. Au fond le plus secret de leur cœur, c’était la volonté de la mort, la passion active de la Nuit qui leur dictait ses décisions fatales.

10. Le Philtre. §

Et voici que s’entre-dévoile la raison constituante du mythe, la nécessité même qui l’a créé.

Le sens réel de la passion est tellement effrayant et inavouable, que non seulement ceux qui la vivent ne sauraient prendre aucune conscience de sa fin, mais que ceux qui la veulent dépeindre dans sa merveilleuse violence se voient contraints de recourir au langage trompeur des symboles.

Laissons de côté, pour le moment, la question de savoir si les auteurs des cinq poèmes primitifs étaient ou non conscients de la portée de leur œuvre. En tout état de cause, il convient de préciser le sens du mot « trompeur » que nous venons d’utiliser.

La vulgarisation de la psychanalyse nous habitue à concevoir qu’un désir refoulé « s’exprime » toujours, mais de manière à égarer le jugement. La passion interdite, l’amour inavouable, se créent un système de symboles, un langage hiéroglyphique, dont la conscience n’a pas la clé. Langage ambigu par essence, car il « trahit » au double sens du terme ce qu’il veut dire sans le dire. Il lui arrive de composer en un seul geste ou une seule métaphore à la fois l’expression de l’objet désiré et l’expression de ce qui condamne ce désir. Ainsi l’interdiction reste affirmée, et l’objet reste inavoué, mais tout de même il y est fait allusion, et par là, dans une certaine mesure, des exigences incompatibles se voient du même coup satisfaites : besoin de parler de ce qu’on aime et besoin de le soustraire au jugement, amour du risque et instinct de prudence. Interrogez celui qui use d’un tel langage, demandez-lui raison de sa prédilection, pour telle ou telle image d’apparence bizarre, il répondra que « c’est tout naturel », « qu’il n’en sait rien », « qu’il n’y attache pas d’importance ». S’il est poète, il parlera d’inspiration, ou au contraire de rhétorique. Il ne sera jamais à court de bonnes raisons pour démontrer qu’il n’est responsable de rien…

Imaginons maintenant le problème qui se posait à l’auteur du Roman primitif. De quel matériel symbolique – apte à cacher ce qu’il fallait traduire – disposait-il au douzième siècle ? De la magie et de la rhétorique chevaleresque.

L’avantage de ces modes d’expression saute aux yeux. La magie persuade sans donner de raisons, voire dans la mesure où elle n’en donne point. Et la rhétorique chevaleresque, comme d’ailleurs toute rhétorique, est le moyen de faire passer pour « naturelles » les plus obscures propositions. Masque idéal ! Garantie de secret, mais aussi garantie d’approbation sans condition de la part du lecteur de roman. La chevalerie, c’est la règle sociale que les élites du siècle rêvent d’opposer aux pires « folies » dont elles se sentent menacées. La coutume de la chevalerie fournira donc le cadre du Roman. Et nous avons marqué, en maint endroit, le caractère de « prétexte rêvé » des interdictions qu’elle impose.

Pour la magie, voici quel sera son rôle. Il s’agit de dépeindre une passion dont la violence fascinante ne peut être acceptée sans scrupules. Elle apparaît barbare dans ses effets. Elle est proscrite par l’Église comme un péché ; par la raison comme un excès morbide. On ne pourra donc l’admirer qu’en tant qu’on l’aura libérée de toute espèce de lien visible avec l’humaine responsabilité.

L’intervention du philtre, agissant d’une manière fatale, et mieux encore bu par erreur, se révèle désormais nécessaire 16.

Qu’est-ce alors que le philtre ? C’est l’alibi de la passion. C’est ce qui permet aux malheureux amants de dire : « Vous voyez que je n’y suis pour rien, vous voyez que c’est plus fort que moi. » Et cependant, nous voyons bien qu’à la faveur de cette fatalité trompeuse, tous leurs actes sont orientés vers le destin mortel qu’ils aiment, avec une sorte d’astucieuse résolution, avec une ruse d’autant plus infaillible qu’elle peut agir à l’abri du jugement. Nos actions les moins calculées sont parfois les plus efficaces. La pierre qu’on lance « sans viser » va droit au but. En vérité, c’est qu’on visait ce but, mais la conscience n’a pas eu le temps d’intervenir et de gauchir le geste spontané. Et c’est pourquoi les plus belles scènes du Roman sont celles que les auteurs n’ont pas su commenter, et qu’ils décrivent comme en toute innocence.

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Il n’y aurait pas de mythe, il n’y aurait pas de roman, si Tristan et Iseut pouvaient dire quelle est la fin qu’ils se préparent de toute leur volonté profonde, et plus que profonde, abyssale. Qui donc oserait avouer qu’il veut la Mort ? et qu’il déteste le Jour qui l’offusque ? et qu’il attend de tout son être l’anéantissement de son être ?

Certains poètes, beaucoup plus tard, ont osé cet aveu suprême. Mais la foule dit : ce sont des fous. Et la passion que le romancier désire flatter chez l’auditeur paraît, d’ordinaire, plus débile. Il y a peu de chance qu’elle soit jamais poussée à s’avouer par son excès indubitable, par une mort qui la manifeste au-delà de tout repentir possible !

Certains mystiques ont fait plus qu’avouer : ils ont su et se sont expliqués. Mais s’ils ont affronté « la Nuit obscure » avec la plus sévère et lucide passion, c’est qu’ils avaient le gage, par la foi, qu’une Volonté toute personnelle et « lumineuse » se substituerait à la leur. Ce n’était pas le dieu sans nom du philtre, une force aveugle ou le Néant, qui s’emparaient de leur secret vouloir, mais le Dieu qui promet sa grâce, et la « vive flamme d’amour » éclose aux « déserts » de la Nuit.

Tristan, lui, ne peut rien avouer. Il veut comme s’il ne voulait pas. Il s’enferme en une « vérité » invérifiable, injustifiable, dont il rejette avec horreur la connaissance. Il tient son excuse toute prête, et elle le trompe mieux que quiconque : c’est le poison qui le « demeine par force ». Et cependant, qu’il ait choisi cette destinée, qu’il l’ait voulue et accueillie par un obscur et souverain assentiment, tout le trahit dans son action, et jusque dans sa fuite désespérée, dans la sublime coquetterie de sa fuite ! Et qu’il l’ignore, c’est essentiel à la grandeur exemplaire de sa vie. Les raisons de la Nuit ne sont pas celles du Jour, elles ne sont pas communicables au Jour 17. Elles le méprisent. Tristan s’est fait prisonnier d’un délire auprès duquel pâlissent toute sagesse, toute « vérité », et la vie même. Il est au-delà de nos bonheurs, de nos souffrances. Il s’élance vers l’instant suprême où la totale jouissance est de sombrer.

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Les mots du Jour ne peuvent décrire la Nuit, mais la « musique savante » n’a pas manqué à ce désir dont elle procède. Levez-vous, orages sonores de la mort de Tristan et d’Isolde !

« Vieille et grave mélodie, dit le héros, tes sons lamentables parvenaient jusqu’à moi sur les vents du soir, lorsqu’en un temps lointain la mort du père fut annoncée au fils. Dans l’aube sinistre, tu me cherchais, de plus en plus inquiète, lorsque le fils apprit le sort de la mère… Quand mon père m’engendra et mourut, quand ma mère me donna le jour en expirant, la vieille mélodie arrivait aussi à leurs oreilles, languissante et triste. Elle m’a interrogé un jour, et voici qu’elle me parle encore. Pour quel destin suis-je né ? Pour quel destin ? La vieille mélodie me répète : — Pour désirer et pour mourir ! Pour mourir de désirer ! »

Il peut maudire ses astres, sa naissance, mais la musique est savante, vraiment, et elle nous chante immensément le beau secret : c’est lui qui a voulu son destin :

« Ce terrible philtre qui me condamne au supplice, c’est moi, moi-même qui l’ai composé… Et je l’ai bu à longs traits de délice !… »

11. L’amour réciproque malheureux. §

Passion veut dire souffrance, chose subie, prépondérance du destin sur la personne libre et responsable. Aimer l’amour plus que l’objet de l’amour, aimer la passion pour elle-même, de l’amabam amare d’Augustin jusqu’au romantisme moderne, c’est aimer et chercher la souffrance. Amour-passion : désir de ce qui nous blesse, et nous anéantit par son triomphe. C’est un secret dont l’Occident n’a jamais toléré l’aveu, et qu’il n’a pas cessé de refouler, – de préserver ! Il en est peu de plus tragiques, et sa persistance nous invite à porter sur l’avenir de l’Europe un jugement très pessimiste.

Marquons ici une incidence qui méritera plus tard son développement : c’est la liaison ou la complicité de la passion, du goût de la mort qu’elle dissimule, et d’un certain mode de connaître qui définirait à lui seul notre psyché occidentale.

Pourquoi l’homme d’Occident veut-il subir cette passion qui le blesse et que toute sa raison condamne ? Pourquoi veut-il cet amour dont l’éclat ne peut être que son suicide ? C’est qu’il se connaît et s’éprouve sous le coup de menaces vitales, dans la souffrance et au seuil de la mort. Le troisième acte du drame de Wagner décrit bien davantage qu’une catastrophe romanesque : il décrit l’essentielle catastrophe de notre sadique génie, ce goût réprimé de la mort, ce goût de se connaître à la limite, ce goût de la collision révélatrice qui est sans doute la plus inarrachable des racines de l’instinct de la guerre en nous.

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De cette extrémité tragique, illustrée, avouée et constatée par la pureté du mythe originel, redescendons à l’expérience de la passion telle que la vivent les hommes d’aujourd’hui.

Le succès prodigieux du Roman de Tristan révèle en nous, que nous le voulions ou non, une préférence intime pour le malheur. Que ce malheur, selon la force de notre âme, soit la « délicieuse tristesse » et le spleen de la décadence, ou la souffrance qui transfigure, ou le défi que l’esprit jette au monde, ce que nous cherchons, c’est ce qui peut nous exalter jusqu’à nous faire accéder, malgré nous, à la « vraie vie » dont parlent les poètes. Mais cette « vraie vie », c’est la vie impossible. Ce ciel aux nuées exaltées, crépuscule empourpré d’héroïsme, n’annonce pas le Jour, mais la Nuit ! La « vraie vie est ailleurs » dit Rimbaud. Elle n’est qu’un des noms de la Mort, le seul nom par lequel nous osions l’appeler – tout en feignant de la repousser.

Pourquoi préférons-nous à tout autre récit celui d’un amour impossible ? C’est que nous aimons la brûlure, et la conscience de ce qui brûle en nous. Liaison profonde de la souffrance et du savoir. Complicité de la conscience et de la mort ! (Hegel a pu fonder sur elle une explication générale de notre esprit et même de notre Histoire.) Je définirais volontiers le romantique occidental comme un homme pour qui la douleur, et spécialement la douleur amoureuse, est un moyen privilégié de connaissance.

Certes, cela vaut pour les meilleurs. Le grand nombre se soucie peu de connaître, et de se connaître. Il cherche simplement l’amour le plus sensible. Mais c’est encore l’amour dont quelque entrave vient retarder l’heureux accomplissement. Ainsi, soit qu’on désire l’amour le plus conscient, ou simplement l’amour le plus intense, on désire en secret l’obstacle. Au besoin, on le crée, on l’imagine.

Il me paraît que cela explique une bonne partie de notre psychologie. Sans traverses à l’amour, point de « roman ». Or c’est le roman qu’on aime, c’est-à-dire la conscience, l’intensité, les variations et les retards de la passion, son crescendo jusqu’à la catastrophe – et non point sa rapide flambée. Considérez notre littérature. Le bonheur des amants ne nous émeut que par l’attente du malheur qui le guette. Il y faut cette menace de la vie et des hostiles réalités qui l’éloignent dans quelque au-delà. La nostalgie, le souvenir, et non pas la présence, nous émeuvent. La présence est inexprimable, elle ne possède aucune durée sensible, elle ne peut être qu’un instant de grâce – le duo de Don Juan et Zerline. Ou bien l’on tombe dans une idylle de carte postale.

L’amour heureux n’a pas d’histoire dans la littérature occidentale. Et l’amour qui n’est pas réciproque ne passe point pour un amour vrai. La grande trouvaille des poètes de l’Europe, ce qui les distingue avant tout dans la littérature mondiale, ce qui exprime le plus profondément l’obsession de l’Européen : connaître à travers la douleur, c’est le secret du mythe de Tristan, l’amour-passion à la fois partagé et combattu, anxieux d’un bonheur qu’il repousse, magnifié par sa catastrophe, – l’amour réciproque malheureux.

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Arrêtons-nous sur cette formule du mythe.

Amour réciproque, en ce sens que Tristan et Iseut « s’entr’aiment », ou du moins, qu’ils en sont persuadés. Et il est vrai qu’ils sont, l’un envers l’autre, d’une fidélité exemplaire. Mais le malheur, c’est que l’amour qui les « demeine » n’est pas l’amour de l’autre tel qu’il est dans sa réalité concrète. Ils s’entr’aiment, mais chacun n’aime l’autre qu’à partir de soi, non de l’autre. Leur malheur prend ainsi sa source dans une fausse réciprocité, masque d’un double narcissisme. À tel point qu’à certains moments, on sent percer dans l’excès de leur passion une espèce de haine de l’aimé. Wagner l’a vue, bien avant Freud et les modernes psychologues. « Élu par moi, perdu par moi ! » chantait Isolde en son amour sauvage. Et la chanson du marinier, du haut du mât, prédit leur sort inévitable :

« Vers l’Occident erre le regard ; vers l’Orient file le navire. Frais, le vent souffle vers la terre natale. Ô fille d’Irlande, où t’attardes-tu ? Ce qui gonfle ma voile, sont-ce tes soupirs ? Souffle, souffle, ô vent ! Malheur, ah ! malheur, fille d’Irlande, amoureuse et sauvage ! »

Double malheur de la passion qui fuit le réel et la Norme du Jour, malheur essentiel de l’amour : ce que l’on désire, on ne l’a pas encore – c’est la Mort – et l’on perd ce que l’on avait – la jouissance de la vie.

Mais cette perte n’est pas sentie comme un appauvrissement, bien au contraire. On s’imagine que l’on vit davantage, plus dangereusement, plus magnifiquement. C’est que l’approche de la mort est l’aiguillon de la sensualité. Elle aggrave, au plein sens du terme, le désir. Elle l’aggrave même parfois jusqu’au désir de tuer l’autre, ou de se tuer, ou de sombrer dans un commun naufrage.

« Ô vents, clamait encore Isolde, secouez la léthargie de cette mer rêveuse, ressuscitez des profondeurs l’implacable convoitise, montrez-lui la proie que je lui offre ! Brisez le vaisseau, engloutissez les épaves ! Tout ce qui palpite et respire, ô vents, je vous le donne en récompense ! »

Attirés par la mort loin de la vie qui les pousse, proies voluptueuses de forces contradictoires mais qui les précipitent au même vertige, les amants ne pourront se rejoindre qu’à l’instant qui les prive à jamais de tout espoir humain, de tout amour possible, au sein de l’obstacle absolu et d’une suprême exaltation qui se détruit par son accomplissement.

12. Une vieille et grave mélodie. §

Un résumé objectif du Roman nous a fait pressentir certaines contradictions. L’hypothèse d’une opposition, que l’auteur eût tenté d’illustrer, entre la loi de chevalerie et les coutumes féodales, nous a permis de surprendre le mécanisme de ces contradictions. Alors a commencé notre recherche du vrai sujet de la légende.

Derrière la préférence accordée par l’auteur à la règle de chevalerie, il y a le goût du romanesque. Derrière le goût du romanesque, il y a celui de l’amour pour lui-même. Et cela suppose une recherche secrète de l’obstacle favorable à l’amour. Mais ce n’est encore là que le masque d’un amour de l’obstacle en soi. Et l’obstacle suprême, c’est la mort, qui se révèle au terme de l’aventure comme la vraie fin, le désir désiré dès le début de la passion, la revanche sur le destin qui fut subi et qui est enfin racheté.

Cette analyse du mythe primitif livre quelques secrets dont l’importance est appréciable – mais dont la conscience commune doit renier l’intime évidence. Que la sécheresse d’une description réduite à suivre en ses détours la logique interne du Roman puisse paraître vaguement injurieuse, je le sens bien, et m’en console si les résultats sont exacts ; que certaines conjectures soient discutables, je l’admettrai sans peine devant les preuves ; mais quoi qu’on pense d’une interprétation que j’ai stylisée à dessein, il demeure qu’elle nous a permis de surprendre à l’état naissant quelques relations fondamentales qui sous-tendent nos destinées.

Pour autant que l’amour-passion rénove le mythe dans nos vies, nous ne pouvons plus ignorer, désormais, la condamnation radicale qu’il représente pour le mariage. Nous savons, par la fin du mythe, que la passion est une ascèse. Elle s’oppose à la vie terrestre d’une manière d’autant plus efficace qu’elle prend la forme du désir, et que ce désir, à son tour, se déguise en fatalité.

Incidemment, nous avons indiqué qu’un tel amour n’est pas sans lien profond avec notre goût de la guerre.

Enfin, s’il est vrai que la passion, et le besoin de la passion sont des aspects de notre mode occidental de connaissance, il faut en venir – au moins sous forme de question – à poser une dernière relation qui se révélera peut-être, en fin de compte, la plus fondamentale de toutes. Connaître à travers la souffrance, n’est-ce pas l’acte même, et l’audace, de nos mystiques les plus lucides ? Érotique au sens noble, et mystique : que l’une de l’autre soit cause ou effet, ou qu’elles aient une commune origine – ces deux « passions » parlent un même langage, et chantent peut-être dans notre âme la même « vieille et grave mélodie » orchestrée par le drame de Wagner :

« Elle m’a interrogé un jour, et voici qu’elle me parle encore. Pour quel destin suis-je né ? Pour quel destin ? La vieille mélodie me répète : — Pour désirer et pour mourir. »
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Partant d’un examen « physionomique » des formes et des structures du Roman, nous avons pu saisir le contenu originel du mythe, dans sa pureté fruste et grande. Deux voies nous tentent maintenant : l’une remonte vers les arrière-plans historiques et religieux du mythe, – l’autre descend du mythe jusqu’à nos jours.

Parcourons-les l’une après l’autre, librement. Nous ferons halte ici ou là pour vérifier telle origine nettement localisée, ou telle conséquence imprévue des relations que nous venons de dégager.

Livre II
Les origines religieuses
du mythe §

1. L’ « obstacle » naturel et sacré. §

Nous sommes tous plus ou moins matérialistes, nous autres héritiers du dix-neuvième. Qu’on nous montre dans la nature, ou dans l’instinct, les esquisses grossières de faits « spirituels », aussitôt nous croyons tenir une explication de ces faits. Le plus bas nous paraît le plus vrai. C’est la superstition du temps, la manie de « ramener » le sublime à l’infime, l’étrange erreur qui prend pour cause suffisante une condition simplement nécessaire. C’est aussi le scrupule scientifique, nous dit-on. Il fallait cela pour affranchir l’esprit des illusions spiritualistes. Mais je distingue mal l’intérêt d’un affranchissement qui consiste à « expliquer » Dostoïevski par le haut-mal, et Nietzsche par la syphilis. Curieuse manière de libérer l’esprit, qui se « ramène » à le nier.

Mais j’ai beau dire et protester d’avance : si je constate que l’instinct et le sexe connaissent une dialectique spontanée, analogue à certains égards, à celle de la passion dans notre mythe, beaucoup penseront que voilà qui suffit… Donnons une page à ce genre d’objections.

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L’obstacle dont on a vu le jeu au cours de notre analyse du mythe, n’est-il pas d’origine toute naturelle ? Retarder le plaisir, n’est-ce pas la ruse la plus élémentaire du désir ? Et l’homme n’est-il pas « ainsi fait » qu’il s’impose parfois une certaine continence, quasi d’instinct, dans l’intérêt même de l’espèce ? Lycurgue, législateur de Sparte, imposait aux jeunes mariés une abstinence prolongée. « C’est afin – lui fait dire Plutarque – qu’ils soient toujours plus forts et dispos de leur corps, et qu’en ne jouissant pas du plaisir d’aimer à cœur saoul, leur amour en demeure toujours frais, et que leurs enfants en viennent plus robustes » 18.

La chevalerie féodale, de même, honorait dans la chasteté un obstacle instinctif à l’instinct, ayant pour fin de rendre les guerriers plus valeureux.

Or la vertu d’une telle discipline est relative à la vie même, non à l’esprit. Elle cède au succès obtenu. Elle ne cherche rien au delà. L’eugénisme d’un Lycurgue n’est nullement ascétique, puisqu’il vise au contraire à la meilleure propagation de l’espèce. On ne saurait voir dans ces processus vitaux autre chose que le support physiologique de la dialectique passionnelle. Il faut bien que la passion se serve des corps, et qu’elle utilise leurs lois. Mais la constatation des lois du corps n’explique nullement l’amour d’un Tristan, par exemple. Elle rend d’autant plus évidente l’intervention d’un facteur « étranger » seul capable de détourner l’instinct de son but naturel et de transformer le désir en une aspiration indéfinie, c’est-à-dire sans fins vitales, voire du tout contraire à ces fins.

Ces mêmes remarques vaudront pour les coutumes et les interdictions sacrées chez les peuplades primitives. C’est un jeu que de retrouver l’ « origine » sacrée des motifs caractéristiques du Roman. La quête de la fiancée lointaine, par exemple, se rattache au cérémonial du rapt nuptial, chez les tribus exogamiques. La morale de la prouesse est une sublimation non déguisée de coutumes beaucoup plus anciennes traduisant la nécessité d’une sélection biologique. Et il n’est pas jusqu’au désir de la mort que l’on ne puisse « ramener » à l’instinct de mort décrit par Freud et par les plus récents biologistes.

Mais on ne voit pas que tout ceci explique l’apparition du mythe, et encore moins sa localisation dans notre histoire européenne… L’antiquité n’a rien connu de semblable à l’amour de Tristan et d’Iseut. On sait assez que pour les Grecs et les Romains, l’amour est une maladie (Ménandre) dans la mesure où il transcende la volupté qui est sa fin naturelle. C’est une « frénésie » dit Plutarque. « Aucuns ont pensé que c’était une rage… Ainsi à ceux qui sont amoureux, il leur faut pardonner comme étant malades… »

D’où vient alors cette glorification de la passion, qui est justement ce qui nous touche dans le Roman ? Parler de déviation de l’instinct, c’est ne rien dire puisqu’il s’agit de savoir, précisément, quel est le facteur qui a pu causer cette déviation.

2. Éros, ou le Désir sans fin. §

(Platonisme, druidisme, manichéisme.)

Platon nous parle dans Phèdre et le Banquet d’une fureur qui va du corps à l’âme, pour la troubler d’humeurs malignes. Ce n’est pas l’amour tel qu’il le loue. Mais il est une autre espèce de fureur, ou de délire, qui ne s’engendre pas sans quelque divinité, ni ne se crée dans l’âme au-dedans de nous : c’est une inspiration tout étrangère, un attrait qui agit du dehors, un emportement, un rapt indéfini de la raison et du sens naturel. On l’appellera donc enthousiasme, ce qui signifie « endieusement », car ce délire procède de la divinité et porte notre élan vers Dieu.

Tel est l’amour platonicien : « délire divin », transport de l’âme, folie et suprême raison. Et l’amant est auprès de l’être aimé « comme dans le ciel », car l’amour est la voie qui monte par degrés d’extase vers l’origine unique de tout ce qui existe, loin des corps et de la matière, loin de ce qui divise et distingue, au-delà du malheur d’être soi et d’être deux dans l’amour même.

L’Éros, c’est le Désir total, c’est l’Aspiration lumineuse, l’élan religieux originel porté à sa plus haute puissance, à l’extrême exigence de pureté qui est l’extrême exigence d’Unité. Mais l’unité dernière est négation de l’être actuel, dans sa souffrante multiplicité. Ainsi l’élan suprême du désir aboutit à ce qui est non-désir. La dialectique d’Éros introduit dans la vie quelque chose de tout étranger aux rythmes de l’attrait sexuel : un désir qui ne retombe plus, que plus rien ne peut satisfaire, qui repousse même et fuit la tentation de s’accomplir dans notre monde, parce qu’il ne veut embrasser que le Tout. C’est le dépassement infini, l’ascension de l’homme vers son dieu. Et ce mouvement est sans retour.

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Les origines iraniennes et orphiques du platonisme sont encore mal connues mais certaines. Et par Plotin et l’Aréopagite, cette doctrine s’est transmise au monde médiéval. Ainsi l’Orient vint rêver dans nos vies, réveillant de très vieux souvenirs.

Car au fond de notre Occident, la voix des bardes celtes lui répondait. Je ne sais si c’était un écho, ou quelque harmonie ancestrale – toutes nos races sont venues d’Orient – ou simplement si la nature humaine n’est point portée en tous lieux et tous temps à diviniser son Désir dans des formes toujours semblables. Je ne sais ce que vaut l’hypothèse qui assimile jusque dans les détails les plus vieux mythes celtiques à ceux des Grecs – la quête du Graal à celle de la Toison d’or – et les doctrines de Pythagore sur la transmigration des âmes à celles des druides sur l’immortalité. La mythologie comparée est la plus périlleuse des sciences, si l’on excepte l’étymologie dont elle procède bien souvent : l’une et l’autre sans cesse à la merci du calembour le plus tentant… Quoi qu’il en soit, certaines convergences générales se dégagent des travaux récents, renforçant l’hypothèse d’une communauté originelle des croyances religieuses en Orient et en Occident.

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Bien avant Rome, les Celtes avaient conquis une grande partie de l’Europe actuelle. Venus du sud-ouest de la Germanie et du nord-est de la France, ils avaient mis à sac Rome et Delphes, et soumis tous les peuples de l’Atlantique à la mer Noire. Ils poussèrent même jusqu’en Ukraine et en Asie Mineure (Galates), préfigurant assez exactement l’extension de l’Empire romain.

Or les Celtes n’étaient pas une nation. Ils n’avaient pas d’autre « unité » que celle d’une civilisation, dont le principe spirituel était maintenu par le collège sacerdotal des druides. Ce collège à son tour n’était nullement l’émanation des petits peuples ou tribus, mais « une institution en quelque sorte internationale », commune à tous les peuples d’origine celtique, du fond de la Bretagne et de l’Irlande jusqu’en Italie et en Asie Mineure. Les voyages et les rencontres des druides « cimentaient l’union des peuples celtiques et le sentiment de leur parenté 19 ». Les druides formaient des confréries religieuses douées de pouvoirs très étendus. Ils étaient à la fois devins, magiciens, médecins, prêtres, confesseurs. Ils n’écrivaient pas de livres, mais donnaient un enseignement oral, en vers gnomiques, à des élèves qu’ils gardaient auprès d’eux pendant vingt ans 20.

On a pu rapprocher ce collège sacerdotal d’institutions tout à fait identiques chez les autres peuples indo-européens : mages iraniens, brahmanes de l’Inde, pontifes et flamines de Rome. Le flamen porte d’ailleurs le même nom que le brahmane 21.

Il est certain que les Celtes croyaient à une vie après la mort. Vie aventureuse, très semblable à celle de la terre, mais épurée, et dont certains héros pouvaient revenir, sous d’autres noms, se mêler aux vivants. Par cette doctrine centrale de la survie des âmes, les Celtes s’apparentent aux Grecs. Mais toute doctrine de l’immortalité suppose une préoccupation tragique de la mort. Les Celtes, écrit Hubert, « ont cultivé certainement la métaphysique de la mort… Ils ont beaucoup rêvé sur la mort. C’était une compagne familière dont ils se sont plu à déguiser le caractère inquiétant. » De même, dans leur mythologie, « l’idée de mort domine tout, et tout la découvre » 22. Et cela n’est pas sans inciter à des rapprochements très précis avec ce que l’on a dit plus haut du mythe de Tristan, qui voile et exprime à la fois le désir de mort.

D’autre part, les dieux celtiques forment deux séries opposées : dieux lumineux et dieux sombres. Il nous importe de souligner ce fait du dualisme fondamental de la religion des druides. Car c’est ici que se révèle la convergence des mythes iraniens, gnostiques, et hindouistes avec la religion fondamentale de l’Europe. De l’Inde aux rives de l’Atlantique, nous retrouvons exprimé, dans les formes les plus diverses, ce même mystère du Jour et de la Nuit, et de leur lutte mortelle dans l’homme. Il est un dieu de Lumière incréée, intemporelle, et un dieu de Ténèbres, auteur du mal, qui domine toute la Création visible. Des siècles avant l’apparition de Mani, on peut déceler la même opposition dans les mythologies indo-européennes. Dieux lumineux : l’Ahura-Mazda (ou Ormuzd) des Iraniens, l’Apollon grec, l’Abellion celtibère. Dieux sombres : le Dyaus Pitar hindou, l’Ahrriman iranien, le Jupiter latin, le Dispater gaulois…

Bien d’autres rapprochements nous tentent, dont l’un au moins intéresse directement l’objet de ce livre : la conception de la femme chez les Celtes n’est pas sans rappeler la dialectique platonicienne de l’Amour.

La femme figure aux yeux des druides un être divin et prophétique. C’est la Velléda des Martyrs, le fantôme lumineux qui apparaît aux regards du général romain perdu dans sa rêverie nocturne : « Sais-tu que je suis fée ? » dit-elle. Éros a revêtu les apparences de la Femme, symbole de l’au-delà et de cette nostalgie qui nous fait mépriser les joies terrestres. Mais symbole équivoque puisqu’il tend à confondre l’attrait du sexe et le Désir sans fin. L’Essylt des légendes sacrées, « objet de contemplation, spectacle mystérieux », c’était l’invitation à désirer ce qui est au-delà des formes incarnées. Mais elle est belle et désirable en soi… Et pourtant sa nature est fuyante. « L’Éternel féminin nous entraîne » dira Goethe. Et Novalis : « La femme est le but de l’homme. »

Ainsi l’aspiration vers la lumière prend pour symbole l’attrait nocturne des sexes. Le grand Jour incréé, aux yeux de la chair, n’est que la Nuit. Mais notre jour, aux yeux du dieu qui réside par-delà les étoiles, c’est le royaume de Dispater, le père des Ombres. Et de même, le Tristan de Wagner veut sombrer, mais pour renaître en un ciel de Lumière. La « Nuit » qu’il chante, c’est le Jour incréé. Et sa passion, c’est le culte d’Éros, le Désir qui méprise Vénus, même quand il souffre volupté, même quand il croit aimer un être…

On parle trop de nirvana ou de bouddhisme à propos de l’opéra wagnérien. Comme si le fonds païen de l’Occident n’avait pas pu fournir au magicien les éléments les plus actifs de son philtre ! Il est frappant de constater d’ailleurs à quel point le celtisme originel de l’Europe a survécu à la conquête romaine et aux invasions germaniques. « Les Gallo-Romains sont restés pour la plupart des Celtes déguisés. Si bien qu’après les invasions germaniques, on vit reparaître en Gaule des modes et des goûts qui avaient été ceux des Celtes 23. » L’art roman et les langues romanes attestent l’importance de l’héritage celtique. Plus tard, ce furent des moines d’Irlande et de Bretagne – derniers refuges des légendes bardiques conservées justement par les clercs – qui évangélisèrent l’Europe, et la rappelèrent au culte des lettres. Et ceci nous amène aux abords de l’époque où se forma notre mythe…

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Mais plus près de nous que Platon et les druides, une sorte d’unité mystique du monde indo-européen se dessine comme en filigrane à l’arrière-plan des hérésies du moyen âge. Si nous embrassons le domaine géographique et historique qui va de l’Inde à la Bretagne, nous constatons qu’une religion s’y est répandue, d’une manière à vrai dire souterraine, dès le troisième siècle de notre ère, syncrétisant l’ensemble des mythes du Jour et de la Nuit tels qu’ils s’étaient élaborés en Perse d’abord, puis dans les sectes gnostiques et orphiques : et c’est la foi manichéenne.

Les difficultés mêmes que l’on éprouve de nos jours à définir cette religion ne sont pas sans nous renseigner sur sa nature profonde et sa portée humaine.

D’abord elle fut partout persécutée avec une violence inouïe par les pouvoirs ou les orthodoxies. On affecta de voir en elle la pire menace sociale. Ses fidèles furent massacrés, leurs écrits dispersés et brûlés. Si bien que les témoignages sur lesquels elle a été jugée jusqu’à nos jours émanent presque exclusivement de ses adversaires. Ensuite, il semble bien que la doctrine de Mani (qui était originaire de l’Iran) a pris, selon les peuples et leurs croyances, des formes très diverses, tantôt chrétiennes, tantôt bouddhistes ou musulmanes. Dans un hymne manichéen récemment retrouvé et traduit 24 sont invoqués et loués successivement Jésus, Mani, Ormuzd, Çakyamouni, et enfin Zarhust (Zarathustra ou Zoroastre). De plus il est permis de penser que les survivances celtiques dans le Midi languedocien offrirent à certaines sectes manichéennes un terrain spécialement favorable.

Pour les développements qui suivront, deux faits surtout doivent être retenus :

1° Le dogme fondamental de toutes les sectes manichéennes, c’est la nature divine ou angélique de l’âme, prisonnière des formes créées et de la nuit de la matière.

Issu de la lumière et des dieux
Me voici en exil et séparé d’eux.
Je suis un dieu, et né des dieux
Mais maintenant réduit à souffrir.

Ainsi lamente le Moi spirituel d’un disciple du sauveur Mani, dans l’hymne du Destin de l’Âme.

L’élan de l’âme vers la Lumière n’est pas sans évoquer d’une part la « réminiscence du Beau » dont parlent les dialogues platoniciens, et d’autre part la nostalgie du héros celte revenu du Ciel sur la terre, et qui se souvient de l’île des immortels. Mais cet élan est sans cesse entravé par la jalousie de Vénus (Dîbat dans le premier hymne cité) qui veut retenir dans la sombre matière l’amant en proie au lumineux Désir. Tel est le combat de l’amour sexuel et de l’Amour, et il exprime l’angoisse fondamentale des anges déchus dans des corps trop humains…

2° Il est très important et significatif pour nous de remarquer à la suite d’un travail récent 25 que la structure de la foi manichéenne « est essentiellement lyrique ». Autrement dit, qu’il est de la nature profonde de cette foi de se refuser à toute exposition rationaliste, impersonnelle et « objective ». Elle ne se réalise en vérité que dans une expérience tout à la fois angoissée et enthousiasmante (au sens littéral de ce terme), d’ordre essentiellement poétique. La « vérité » de la cosmogonie et de la théogonie n’apparaît, ne se constitue que dans la certitude attestée par le récitatif du psaume. »

Et l’on songe au secret de Tristan, qu’il ne peut « dire » mais seulement chanter…

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Toute conception dualiste, manichéenne, voit dans la vie des corps le malheur même ; et dans la mort le bien dernier, le rachat de la faute d’être né, la réintégration dans l’Un et dans la lumineuse indistinction. Dès ici-bas, par une ascension graduelle, par la mort progressive et volontaire que représente l’ascèse, (aspect négatif de l’illumination) nous pouvons accéder à la Lumière. Mais la fin de l’esprit, son but, c’est aussi la fin de la vie limitée, obscurcie par la mutiplicité immédiate. Éros, notre Désir suprême, n’exalte nos désirs que pour les sacrifier. L’accomplissement de l’Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. Considéré du point de vue de la vie, un tel Amour ne saurait être qu’un malheur total.

Tel est le grand fond du paganisme oriental-occidental sur lequel se détache notre mythe.

Mais d’où vient qu’il en soit « détaché » justement ? Quelle menace, quelle interdiction a contraint la doctrine à se voiler, à ne plus s’avouer que par symboles trompeurs – à ne plus nous séduire que par le charme et la secrète incantation d’un mythe ?

3. Agapè ou l’amour chrétien. §

Prologue de l’Évangile de Jean :

« Au commencement était la parole, et la parole était avec Dieu, et la parole était Dieu… en elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas reçue. » (I, 1-5.)

Est-ce encore le dualisme éternel, sans rémission, l’irrévocable hostilité de la Nuit terrestre et du Jour transcendant ? Non, car voici la suite du passage :

« Et la parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du fils unique venu du Père. » (I, 14-15.)

L’incarnation de la Parole dans le monde – de la Lumière dans les Ténèbres – tel est l’événement inouï qui nous délivre du malheur de vivre. Tel est le centre de tout le christianisme, et le foyer de l’amour chrétien que l’Écriture nomme agapè.

Événement sans précédent, et « naturellement » incroyable. Car le fait de l’Incarnation est la négation radicale de toute espèce de religion. Il est le suprême scandale, non seulement pour notre raison qui n’admet point cette impensable confusion de l’infini et du fini, mais surtout pour l’esprit religieux naturel.

Toutes les religions connues tendent à sublimer l’homme, et aboutissent à condamner sa vie « finie ». Le dieu Éros exalte et sublime nos désirs, les rassemblant dans un Désir unique, qui aboutit à les nier. Le but final de cette dialectique, c’est la non-vie, la mort du corps. La Nuit et le Jour étant incompatibles, l’homme créé qui appartient à la Nuit, ne peut trouver de salut qu’en cessant d’être, en se « perdant » au sein de la divinité. Mais le christianisme, par son dogme de l’incarnation du Christ dans Jésus, renverse cette dialectique de fond en comble.

Au lieu que la mort soit le terme dernier, elle devient la première condition. Ce que l’Évangile appelle « mort à soi-même », c’est le début d’une vie nouvelle, dès ici-bas. Ce n’est pas la fuite de l’esprit hors du monde, mais son retour en force au sein du monde ! Une recréation immédiate. Une réaffirmation de la vie, non pas certes de la vie ancienne, et non pas de la vie idéale, mais de la vie présente que l’Esprit ressaisit.

Dieu – le vrai Dieu – s’est fait homme, et vrai homme. En la personne de Jésus-Christ, les ténèbres vraiment ont « reçu » la lumière. Et tout homme né de femme qui croit cela, renaît de l’esprit dès maintenant : mort à soi-même et mort au monde en tant que le moi et le monde sont pécheurs, mais rendu à soi-même et au monde en tant que l’Esprit veut les sauver.

Désormais, l’amour n’est plus fuite et perpétuel refus de l’acte. Il commence au-delà de la mort, mais il se retourne vers la vie. Et cette conversion de l’amour fait apparaître le prochain.

Pour l’Éros, la créature n’était qu’un prétexte illusoire, une occasion de s’enflammer ; et il fallait aussitôt s’en déprendre, puisque le but était de brûler toujours plus, de brûler jusqu’à en mourir ! L’être particulier n’était guère qu’un défaut et un obscurcissement de l’Être unique. Comment l’aimer vraiment, tel qu’il était ? Le salut n’étant qu’au-delà, l’homme religieux se détournait des créatures ignorées par son dieu. Mais le Dieu des chrétiens – et lui seul, parmi tous les dieux que l’on connaît – ne s’est pas détourné, au contraire : « Il nous a aimés le premier » dans notre forme et nos limitations. Il a été jusqu’à les revêtir. En revêtant la condition de l’homme pécheur et séparé, mais sans pécher et sans se diviser, l’Amour de Dieu nous a ouvert une voie radicalement nouvelle : celle de la sanctification. Le contraire de la sublimation, qui n’était que fuite illusoire au-delà du concret de la vie.

Aimer devient alors une action positive, une action de transformation. Éros cherchait le dépassement à l’infini. L’amour chrétien est obéissance dans le présent. Car aimer Dieu, c’est obéir à Dieu qui nous ordonne de nous aimer les uns les autres.

Que signifie : Aimez vos ennemis ? C’est l’abandon de l’égoïsme, du moi de désir et d’angoisse, c’est une mort de l’homme isolé, mais c’est aussi la naissance du prochain. À ceux qui lui demandaient ironiquement : Qui est mon prochain ? Jésus répond : c’est l’homme qui a besoin de vous.

Tous les rapports humains, dès cet instant, changent de sens.

Le nouveau symbole de l’Amour, ce n’est plus la passion infinie de l’âme en quête de lumière, mais c’est le mariage du Christ et de l’Église.

L’amour humain lui-même s’en trouve transformé. Tandis que les mystiques païennes le sublimaient jusqu’à en faire un dieu, et en même temps le vouaient à la mort, le christianisme le replace dans son ordre, et là, le sanctifie par le mariage.

Un tel amour, étant conçu à l’image de l’amour du Christ pour son Église (Éph., 5, 25), peut être vraiment réciproque. Car il aime l’autre tel qu’il est – au lieu d’aimer l’idée de l’amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure. (« Il vaut mieux se marier que de brûler » écrit saint Paul aux Corinthiens.) De plus, c’est un amour heureux – malgré les entraves du péché – puisqu’il connaît dès ici-bas, dans l’obéissance, la plénitude de son ordre.

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Le dualisme du Jour et de la Nuit, poussé à son extrême logique, aboutissait, du point de vue de la vie, au malheur absolu, qui est la mort. Le christianisme n’est un malheur mortel que pour l’homme séparé de Dieu, mais un malheur recréateur et bienheureux dès cette vie pour le croyant que « saisit le salut ».

4. Orient et Occident. §

Est-il possible de définir l’Orient et l’Occident en dehors de la géographie ? En présence d’un problème aussi complexe, et en l’absence de toute réponse satisfaisante, c’est l’honnêteté d’un écrivain que de se borner à déclarer son système personnel de références. Ce que j’appelle Orient, dans cet ouvrage, c’est une tendance de l’esprit humain qui a trouvé du côté de l’Asie ses plus hautes et pures expressions. J’entends parler d’une forme de mystique à la fois dualiste dans sa vision du monde, et moniste dans son accomplissement. À quoi tend l’ascèse « orientale » ? À la négation du divers, à l’absorption de tous en Un, à la fusion totale avec le dieu, ou s’il n’y a pas de dieu, comme dans le bouddhisme, avec l’Être-Un universel. Tout cela suppose une Sagesse, une technique de l’illumination progressive – les yogas par exemple – une montée de l’individu vers l’Unité, où il se perd.

Et j’appellerai « occidentale » une conception religieuse qui à vrai dire nous est venue du Proche-Orient mais qui n’a triomphé qu’en Occident : celle qui pose qu’entre Dieu et l’homme, il existe un abîme essentiel, ou comme le dira Kierkegaard « une différence qualitative infinie ». Donc point de fusion possible, ni d’union substantielle. Mais seulement une communion, dont le modèle est dans le mariage de l’Église et de son Seigneur. Cela suppose une illumination subite, ou conversion, une descente de la Grâce venant de Dieu à l’homme.

Ces deux extrêmes ainsi marqués, l’on n’aura pas de peine à démontrer qu’il existe en Orient de nombreuses tendances occidentales ; et l’inverse. (Mais je ne fais pas ici une histoire des religions.)

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Maintenant, rappelons-nous qu’Éros veut l’union, c’est-à-dire la fusion essentielle de l’individu dans le dieu. L’individu distinct, – cette erreur douloureuse – doit s’élever jusqu’à se perdre dans la divine perfection. Que l’homme ne s’attache pas aux créatures, puisqu’elles n’ont aucune excellence, et qu’en tant que particulières, elles ne représentent que des défauts de l’Être. Nous n’avons donc point de prochain. Et l’exaltation de l’Amour sera en même temps son ascèse, la voie qui mène au-delà de la vie.

Agapè au contraire ne cherche pas l’union qui s’opérerait au-delà de la vie. « Dieu est au ciel, et toi tu es sur la terre. » Et ton sort se joue ici-bas. Le péché n’est pas d’être né, mais d’avoir perdu Dieu en devenant autonome. Or, nous ne trouverons pas Dieu par une élévation indéfinie de notre désir. Nous aurons beau sublimer notre Éros, il ne sera jamais que nous-mêmes ! Point d’illusions ni d’optimisme humain, dans le christianisme orthodoxe. Mais alors, c’est le désespoir ?

Ce serait le désespoir, s’il n’y avait pas la Bonne Nouvelle ; et cette nouvelle, c’est que Dieu nous cherche.

Et il nous trouve lorsque nous percevons sa voix, et que nous répondons en obéissant. Dieu nous cherche et nous a trouvés par l’amour de son Fils abaissé jusqu’à nous. L’Incarnation est le signe historique d’une création renouvelée, où le croyant se trouve réintégré par l’acte même de sa foi. Désormais, pardonné et sanctifié, c’est-à-dire réconcilié, l’homme reste un homme (n’est pas divinisé) mais un homme qui ne vit plus pour lui seul. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même. » C’est ainsi dans l’amour du prochain que le chrétien se réalise et s’aime lui-même en vérité.

Pour l’Agapè, point de fusion ni d’exaltée dissolution du moi en Dieu. L’Amour divin est l’origine d’une vie nouvelle, dont l’acte créateur s’appelle la communion. Et pour qu’il y ait une communion réelle, il faut bien qu’il y ait deux sujets, et qu’ils soient présents l’un à l’autre : donc l’un pour l’autre le prochain.

Si l’Agapè reconnaît seule le prochain, et l’aime non plus comme un prétexte à s’exalter, mais tel qu’il est dans la réalité de sa détresse et de son espérance ; et si l’Éros n’a pas de prochain – n’est-on pas en droit de conclure que cette forme d’amour nommée passion doit normalement se développer au sein des peuples qui adorent Éros ? Et qu’au contraire, les peuples chrétiens – historiquement les peuples d’Occident – ne devraient pas connaître la passion, ou tout au moins la traiter d’incroyance ?

Or l’Histoire nous oblige à le constater : c’est l’inverse qui s’est réalisé.

Nous voyons qu’en Orient 26, et dans la Grèce contemporaine de Platon, l’amour humain est très généralement conçu comme le plaisir, la simple volupté physique. Et la passion – au sens tragique et douloureux – non seulement y est rare, mais encore et surtout y est méprisée par la morale courante comme une maladie frénétique. « Aucuns pensent que c’est une rage… »

Et nous voyons qu’en Occident, au douzième siècle, c’est le mariage qui est en butte au mépris, tandis que la passion est glorifiée dans la mesure même où elle est déraisonnable, où elle fait souffrir, où elle exerce ses ravages aux dépens du monde et de soi.

L’identification des éléments religieux dont nous avions décelé la présence dans le mythe nous amène donc à constater une contradiction flagrante entre les doctrines et les mœurs.

Serait-ce alors dans le fait même de cette contradiction flagrante que résiderait l’explication du mythe ?

5. Contre-coup du christianisme dans les mœurs occidentales. §

Pour introduire plus de clarté dans ce dédale dialectique, je proposerai le schéma suivant :

Paganisme :

  • DOCTRINE : Union mystique (Amour divin, heureux).
  • APPLICATION théorique : Amour humain, malheureux.
  • RÉALISATION historique : Hédonisme, passion rare et méprisée.

Christianisme :

  • DOCTRINE : Communion (pas d’union essentielle).
  • APPLICATION Théorique : Amour du prochain (mariage heureux).
  • RÉALISATION historique : Conflits douloureux, passion exaltée. 

Le principe d’explication de ce tableau est assez simple. Le platonisme, au temps de Platon et durant les siècles suivants, ne fut jamais une doctrine populaire, mais une sagesse ésotérique. Il en alla de même, plus tard, pour les mystères manichéens, et en partie pour ceux des Celtes.

Sur quoi le christianisme triompha. La primitive Église fut une communauté de faibles et de méprisés. Mais à partir de Constantin, puis des empereurs carolingiens, ses doctrines devinrent l’apanage des princes et des classes dominantes, qui les imposèrent par la force à tous les peuples d’Occident. Dès lors, les vieilles croyances païennes refoulées devinrent le refuge et l’espérance des tendances naturelles, non converties, et brimées par la loi nouvelle.

Le mariage, par exemple, n’avait pour les Anciens qu’une signification utilitaire, et limitée. Les coutumes permettaient le concubinat 27. Tandis que le mariage chrétien, en devenant un sacrement, imposait une fidélité insupportable à l’homme naturel. Supposons le cas du converti par force. Engagé malgré lui dans un cadre chrétien, mais privé des secours d’une foi réelle, un tel homme, fatalement, devait sentir en lui s’exalter la révolte du sang barbare. Il était prêt à accueillir, sous le couvert de formes catholiques, toutes les reviviscences des mystiques païennes capables de le « libérer ».

C’est ainsi que les doctrines secrètes, dont nous avons rappelé la parenté, ne devinrent largement vivantes en Occident que dans les siècles où elles se virent condamnées par le christianisme officiel. Et c’est ainsi que l’amour-passion, forme terrestre du culte de l’Éros, envahit la psyché des élites mal converties et souffrant du mariage.

Mais cette ferveur renouvelée pour un dieu condamné par l’Église ne pouvait s’avouer au grand jour. Elle revêtit des formes ésotériques, se déguisa en hérésies secrètes d’apparences plus ou moins orthodoxes. Ces hérésies se propagèrent très rapidement dès le début du douzième siècle. Elles s’insinuèrent d’une part dans le clergé, où nous les retrouverons un peu plus tard mêlées de la manière la plus complexe à la grande renaissance mystique. D’autre part, elles trouvaient des complaisances profondes dans la mentalité du siècle. Elles pénétrèrent bientôt la société féodale. Celle-ci ne connaissait pas toujours l’origine et la portée mystique de valeurs qu’elle prenait pour une mode et qu’elle accommodait à ses plaisirs. Elle ne devait pas tarder à matérialiser les préceptes d’une religion qui pourtant s’opposait au christianisme par son refus de l’Incarnation, précisément !

Je ne donnerai pour l’instant qu’un seul exemple de ce processus si typiquement occidental, et qui consiste à garder le signe matériel d’une religion dont on trahit l’esprit.

Platon liait l’Amour à la Beauté. Mais la Beauté qu’il entendait, c’était d’abord l’essence intellectuelle de la perfection incréée : l’idée même de toute excellence. Qu’est devenue cette doctrine parmi nous ? « Personne ne saurait dire jusqu’à quelles couches profondes de l’humanité d’Occident ont pénétré les conceptions platoniciennes. L’homme le plus simple use couramment d’expressions et de notions qui remontent à Platon 28. » Mais il en abuse dans le sens où l’incline sa nature d’Occidental. C’est ainsi que le platonisme vulgaire nous a conduits à une terrible confusion : à cette idée que l’amour dépend avant tout de la beauté physique – alors qu’en fait cette beauté même n’est que l’attribut conféré par l’amant à l’objet de son choix d’amour. L’expérience quotidienne montre bien que « l’amour embellit son objet », et que la beauté « officielle » n’est pas un gage d’être aimé. Mais le platonisme dégénéré, qui nous obsède, nous rend aveugles à la réalité de l’objet tel qu’il est dans sa vérité – ou bien nous la rend peu aimable. Et il nous jette à la poursuite de chimères qui n’existent qu’en nous. Mais encore, d’où vient ce succès et cette permanence invincible de l’erreur héritée d’un Platon mal compris ? C’est qu’elle trouve dans le cœur de tout homme – et spécialement de tout Occidental – de très obscures complicités. Souvenons-nous du culte druidique pour la Femme, être prophétique, « éternel féminin », « but de l’homme ». Les Celtes, déjà, tendaient donc à matérialiser l’élan divin, à lui donner un support corporel. Mais il y a plus, nous le savons depuis Freud : le « type de femme » que chaque homme porte dans son cœur et qu’il assimile d’instinct à la définition de la beauté, n’est-ce pas le souvenir de la mère « fixé » dans sa mémoire secrète ?

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Si telles sont bien les causes de la curieuse contradiction qui apparaît au douzième siècle entre les doctrines et les mœurs, une première conclusion peut être formulée dès à présent :

L’amour-passion est apparu en Occident comme l’un des contre-coups du christianisme (et spécialement de sa doctrine du mariage) dans les âmes où vivait encore un paganisme naturel ou hérité.

Mais tout cela resterait bien théorique et contestable si nous n’étions pas en mesure de retracer les voies et moyens historiques de cette renaissance de l’Éros. Or nous avons déjà fixé sa date : vers le début du douzième siècle. (Date de naissance de l’amour-passion !) 29 Et nous allons montrer qu’elle porte un nom par ailleurs bien connu : la cortezia, l’amour courtois.

6. L’amour courtois : Troubadours et Cathares. §

Que toute la poésie européenne soit issue de la poésie des troubadours au douzième siècle, c’est ce dont personne ne saurait plus douter. « Oui, entre les onzième et douzième siècles, la poésie d’où qu’elle fût (hongroise, espagnole, portugaise, allemande, sicilienne, toscane, génoise, pisane, picarde, champenoise, flamande, anglaise, etc.) était au préalable languedocienne, c’est-à-dire que le poète, ne pouvant être que troubadour, était tenu de parler – et de l’apprendre s’il ne le savait pas – le langage du troubadour, qui n’a jamais été que le provençal 30. »

Qu’est-ce que la poésie des troubadours ? L’exaltation de l’amour malheureux. « Il n’y a dans toute la lyrique occitane et la lyrique pétrarquesque et dantesque qu’un thème : l’amour ; et pas l’amour heureux, comblé ou satisfait (ce spectacle ne peut rien engendrer), l’amour perpétuellement insatisfait au contraire ; enfin, que deux personnages : le poète qui, huit cent, neuf cent, mille fois réédite sa plainte, et une belle qui toujours dit non 31. »

L’Europe n’a pas connu de poésie plus profondément rhétorique : non seulement dans ses formes verbales et musicales, mais si paradoxal que cela paraisse, dans son inspiration elle-même, puisque celle-ci prend sa source dans un système fixe de lois, qui seront codifiées sous le nom de leys d’amors. Mais il faut dire aussi que jamais rhétorique ne fut plus exaltante et fervente. Ce qu’elle exalte, c’est l’amour hors du mariage, car le mariage ne signifie que l’union des corps, tandis que l’ « Amor », qui est l’Éros suprême, est l’élancement de l’âme vers l’union lumineuse, au-delà de tout amour possible en cette vie. Voilà pourquoi l’Amour suppose la chasteté. E d’amor mou castitaz (d’amour vient chasteté) chante le troubadour toulousain Guilhem Montanhagol. L’amour suppose aussi un rituel : le domnei ou donnoi, vasselage amoureux. Le poète a gagné sa dame par la beauté de son hommage musical. Il lui jure à genoux une éternelle fidélité, comme on fait à un suzerain. En gage d’amour, la dame donnait à son paladin-poète un anneau d’or, lui enjoignait de se lever, et lui déposait un baiser sur le front. Désormais, ces amants seront liés par les lois de la cortezia : le secret, la patience, et la mesure, qui n’est pas tout à fait synonyme de la chasteté, nous le verrons, mais plutôt de la retenue… Et surtout, l’homme sera le servant de la femme.

D’où vient cette conception nouvelle de l’amour « perpétuellement insatisfait », et cette louange enthousiaste et plaintive d’ « une belle qui toujours dit non » ? Et d’où vient ce savant lyrisme qui tout d’un coup se trouve là pour traduire la passion nouvelle ?

On ne saurait trop souligner le caractère miraculeux de cette double naissance, si rapide : en l’espace d’une vingtaine d’années, naissance d’une vision de la femme entièrement contraire aux mœurs traditionnelles – la femme se voit élevée au-dessus de l’homme, dont elle devient l’idéal nostalgique – et naissance d’une poésie à formes fixes, très compliquées et raffinées, sans précédent dans toute l’Antiquité ni dans les quelques siècles de culture romane qui succèdent à la renaissance carolingienne.

Ou bien tout cela « tombe du ciel », c’est-à-dire jaillit d’une inspiration subite et collective – mais encore faudrait-il expliquer pourquoi elle s’est produite à tel moment et dans tels lieux bien définis ; ou bien tout cela relève d’une cause historique précise – mais alors il s’agit de savoir pour quelles raisons elle est demeurée obscure jusqu’à nos jours.

Ce qui est curieux au plus haut point, c’est l’embarras des romanistes les plus sérieux lorsqu’ils en viennent à reconnaître la question, et la facilité avec laquelle ils décident de n’y point répondre.

Tout le monde admet aujourd’hui que la poésie provençale et les conceptions de l’amour qu’elle illustre, « loin de s’expliquer par les conditions où elle naquit, semble en contradiction absolue avec ces conditions 32 ». « Il est évident qu’elle ne reflète aucunement la réalité, la condition de la femme n’ayant pas été, dans les institutions féodales du Midi, moins humble et dépendante que dans celles du Nord. » Or, s’il est à ce point « évident » que les troubadours ne tiraient rien de la réalité sociale, il paraît non moins évident que leur conception de l’amour venait d’ailleurs. Quel pouvait être cet ailleurs ?

La même question se pose pour leur art, j’entends pour leur technique poétique. « Création extrêmement originale », écrit M. Jeanroy (quitte à reprocher à chacun de ces poètes pris à part de n’avoir montré aucune espèce d’originalité et de s’être borné à raffiner des formes fixes et des lieux communs : mais encore fallait-il que l’un d’entre eux, au moins, les eût créés !) Or dès qu’un historien se risque à formuler une hypothèse sur l’origine de la rhétorique courtoise, les spécialistes l’accablent des plus aigres ironies, en France surtout. Sismondi faisait remonter aux Arabes le mysticisme du sentiment : on écarte dédaigneusement « cette énormité 33 ». Diez a montré des ressemblances de forme (rythmes et coupes) entre la lyrique arabe et la lyrique provençale : ce n’est pas sérieux, nous dit-on. Brinkmann et d’autres ont supposé que la poésie latine des onzième et douzième siècles avait pu fournir des modèles : tout compte fait, cela ne se tient pas, car les troubadours, paraît-il, avaient trop peu de culture pour connaître cette poésie. Ainsi de chaque réponse proposée : le « sérieux » des savants paraissant consister surtout dans une propension à qualifier d’énormité ou de fantaisie tout ce qui menace de donner un sens au phénomène qu’ils passent leur vie à étudier.

Il est vrai que Wechssler, dans un ouvrage fameux 34, a cru pouvoir tout éclaircir en décelant à l’origine de la lyrique provençale des influences religieuses, néo-platoniciennes et chrétiennes dénaturées… Mais ces « affirmations hardies » ont aussitôt dressé contre elles l’ensemble de nos érudits. Wechssler s’est vu traiter de « doctrinaire » – suprême injure – et plusieurs ont insinué que la qualité d’Allemand de ce professeur les dispensait de réfuter un système incompatible avec le clair génie de notre race.

Il reste donc d’une part un phénomène étrange, et d’autre part, de fort savantes réfutations de tout ce qui prétend l’expliquer. « Il est également impossible – écrit un de nos professeurs – de voir dans ces chansons d’amour, qui forment les trois quarts de la poésie provençale, une image fidèle de la réalité et un pur assemblage de formules vides de sens ». Certes. Mais là-dessus, l’auteur annonce qu’ « en historien scrupuleux », il se garde bien de se prononcer. Ce qui revient à dire que la lyrique courtoise dont il s’occupe reste à ses yeux et jusqu’à plus ample informé « un assemblage de formules vides de sens ». Excellent « matériel » il est vrai, pour un philologue qui se respecte et n’entend pas « solliciter » les textes, fût-ce par le moindre essai de les comprendre.

Je ne saurais me contenter, pour ma part, d’une hypothèse à tel point scrupuleuse. Je me refuse à supposer un seul instant que les troubadours furent des faibles d’esprit, tout juste bons à répéter sans se lasser des formules apprises on ne sait où. Et je me demande, après Aroux et Péladan, si le secret de toute cette poésie ne devrait pas être cherché beaucoup plus près d’elle qu’on ne l’a fait – tout près : sur place, dans le milieu même où elle est née. Et non pas dans le milieu purement « social » au sens moderne, mais bien dans l’atmosphère religieuse qui se trouvait déterminer les formes, même sociales, de ce milieu 35.

Partant de là, constatons qu’un grand fait historique domine le douzième siècle provençal :

Dans le même temps que le lyrisme du domnei, et dans les mêmes provinces – Languedoc, Poitou, Rhénanie, Catalogne – une hérésie puissante se répandait. L’on a pu dire de la religion cathare qu’elle représenta pour l’Église un péril aussi grave que celui de l’arianisme. Certains ne vont-ils pas jusqu’à prétendre qu’elle fit en Occident des millions de fidèles secrets, malgré la très sanglante croisade des Albigeois, au treizième siècle et jusqu’à la Réforme ?

L’on peut attribuer pour origine précise à l’hérésie les sectes néo-manichéennes d’Asie Mineure et les églises bogomiles de Dalmatie et de Bulgarie. Les « purs » ou Cathares 36 se rattachaient aux grands courants gnostiques qui traversent le premier millénaire du christianisme. Et l’on sait assez que la Gnose, de même que les doctrines de Mani ou Manès, plonge des racines dans la religion dualiste de l’Iran.

Quelle était la doctrine des Cathares ? On a répété très longtemps qu’ « on ne le saurait jamais » et cela pour l’excellente raison que l’Inquisition avait brûlé tous les livres de culte et traités de doctrine de l’Hérésie, et que les seuls témoignages subsistants étaient les interrogatoires des accusés, probablement « sollicités » par les juges et déformés par les greffiers. De fait, la découverte et la publication, en 1939, d’un ouvrage théologique (tardif il est vrai) le Livre des deux Principes 37 s’ajoutant à la restitution d’un Nouveau Testament et de rituels utilisés par les Hérétiques 38, permet aujourd’hui de connaître dans leur ensemble et dans certaines de leurs variations, les dogmes de l’ « Église d’Amour », nom que l’on a donné parfois à l’hérésie aussi dite « albigeoise » 39.

L’origine permanente et toujours tragiquement actuelle de l’attitude cathare, ou d’une manière plus générale du dualisme, dans les religions les plus diverses comme dans la réflexion de millions d’individus fut et demeure le problème du Mal, tel que l’homme spirituel l’expérimente dans ce monde.

Le christianisme apporte au problème du Mal une réponse dialectique et paradoxale qui se résume dans les mots de liberté et de grâce. Plus pessimiste et d’une logique plus massive, le dualisme statue l’existence absolument hétérogène du Bien et du Mal, c’est-à-dire de deux mondes et de deux créations. En effet : Dieu est Amour, mais le monde est mauvais. Donc Dieu ne saurait être l’auteur du monde, de ses ténèbres et du péché qui nous enserre. Sa création première dans l’ordre spirituel, puis animique, a été achevée dans l’ordre matériel par l’Ange révolté, le Grand Arrogant, le Démiurge, c’est-à-dire Lucifer ou Satan. Celui-ci a tenté les Âmes ou Anges, en leur disant : « Qu’il leur valait mieux être en bas, où ils pourraient faire le mal et le bien, qu’en haut, où Dieu ne leur permettait que le bien 40. » Pour mieux séduire les Âmes, Lucifer leur a montré « une femme d’une beauté éclatante, qui les a enflammées de désir ». Puis il a quitté le Ciel avec elle, pour descendre dans la matière et dans la manifestation sensible. Les Âmes-Anges, ayant suivi Satan et la femme d’une beauté éclatante, ont été prises dans des corps matériels, qui leur étaient et leur demeurent étrangers. (Cette idée me paraît éclairer un sentiment fondamental chez l’homme, même de nos jours.) L’âme, dès lors, se trouve séparée de son esprit, qui reste au Ciel. Tentée par la liberté, elle devient en fait prisonnière d’un corps aux appétits terrestres, soumis aux lois de la procréation et de la mort. Mais le Christ est venu parmi nous, pour nous montrer le chemin du retour à la Lumière. Ce Christ, en cela semblable à celui des Gnostiques et de Manès, ne s’est pas vraiment incarné : il n’a pris que l’apparence d’un homme. C’est ici la grande hérésie docétiste (du grec dokesis, apparence) qui, de Marcion jusqu’à nos jours, traduit notre refus tout « naturel » d’admettre le scandale d’un Dieu-Homme. Les Cathares rejettent donc le dogme de l’Incarnation, et a fortiori sa traduction romaine dans le sacrement de la messe : ils le remplacent par une cène fraternelle, symbolisant des événements tout spirituels. Ils rejettent aussi le baptême par l’eau, et ne reconnaissent que le baptême par l’Esprit consolateur : ce consolamentum devient le rite majeur de leur Église. Il se donnait, lors des cérémonies d’initiation, aux frères qui acceptaient de renoncer le monde, et s’engageaient solennellement à se consacrer à Dieu seul, à ne jamais mentir ni prêter serment, à ne tuer ni manger nul animal, enfin à s’abstenir de tout contact avec leur femme, s’ils étaient mariés. Il semble qu’un jeûne de quarante jours 41 précédait l’initiation et qu’un autre d’égale durée lui succédait. (Plus tard, au quatorzième siècle, ce jeûne rituel ou endura conduira quelques-uns des « purs » jusqu’à la mort volontaire, mort par amour de Dieu, consommation du détachement suprême de toute loi matérielle.) Le Consolamentum était administré par les évêques, et comportait l’imposition des mains, au milieu du cercle des « purs », puis le baiser de paix échangé par les frères. Après quoi, l’initié devenait objet de vénération pour les simples croyants non encore « consolés » : il avait droit au « salut » des croyants, c’est-à-dire à trois « révérences ».

On a vu le rôle de la Femme, appât du Diable pour entraîner les âmes dans les corps. En retour (en revanche, dirait-on), un principe féminin, préexistant à la création matérielle, joue dans le catharisme un rôle tout analogue à celui de la Pistis-Sophia chez les gnostiques. À la Femme instrument de la perdition des âmes, répond Marie, symbole de pure Lumière salvatrice, Mère intacte (immatérielle) de Jésus, et semble-t-il, Juge plein de douceur des esprits délivrés.

Les manichéens connaissaient depuis des siècles les mêmes sacrements que les Cathares : l’imposition des mains, le baiser de paix, et la vénération des Élus (ou « purs »). Il est important de mentionner ici la vénération manichéenne s’adressant à la « forme de lumière » qui dans chaque homme représente son propre esprit (demeuré au Ciel, hors de la manifestation) et qui accueille l’hommage de son âme par un salut et un baiser.

L’enfer étant la prison de la matière, Lucifer, l’ange révolté, n’y peut régner que pour le temps que durera « l’erreur » des âmes. Au terme du cycle de leurs épreuves – comportant plusieurs vies, physiques ou autres, pour les hommes non encore illuminés – la création sera réintégrée dans l’unité de l’Esprit originel, les pécheurs entraînés par Satan seront sauvés, et Satan lui-même rentrera dans l’obéissance du Très-Haut.

Le dualisme des Cathares se résout donc en un véritable monisme eschatologique, tandis que l’orthodoxie chrétienne, décrétant la damnation éternelle du Diable et des pécheurs endurcis, aboutit à un dualisme final, bien qu’à l’encontre du manichéisme, elle professe l’idée d’une création unique, toute divine et toute bonne aux origines.

Notons enfin ce dernier trait : comme ce fut le cas pour tant de sectes et de religions orientales – jaïnisme, bouddhisme, essénisme, gnosticisme chrétien – l’Église cathare se divisait en deux groupes : les « Parfaits » (perfecti42 qui avaient reçu le consolamentum, et les simples « croyants » (credentes ou imperfecti). Seuls les seconds avaient le droit de se marier et de vivre dans le monde condamné par les purs, sans s’astreindre à tous les préceptes de la morale ésotérique : mortifications corporelles, mépris de la création, dissolution de tous les liens mondains.

Saint Bernard de Clairvaux (cité par Rahn) a pu dire des Cathares, qu’il combattit pourtant de toutes ses forces : « Il n’y a certainement pas de sermons plus chrétiens que les leurs, et leurs mœurs étaient pures… »

Ce jugement rachète en partie les calomnies de l’Inquisition. Mais on s’étonne de voir ce saint docteur qualifier de « chrétienne » une prédication qui nie plusieurs des dogmes fondamentaux de son Église. Quant à la pureté de mœurs des Cathares, nous avons vu qu’elle traduisait des croyances fort différentes de celles qui fondent la morale chrétienne orthodoxe. La condamnation de la chair, où certains croient voir aujourd’hui une caractéristique chrétienne, est en fait d’origine manichéenne et « hérétique ». Car il est essentiel de le rappeler ici : la « chair » dont parle saint Paul n’est pas le corps physique, mais le tout de l’homme incroyant, corps, raison, facultés, désirs – donc l’âme aussi.

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La croisade des Albigeois, conduite par l’Abbé de Cîteaux, au commencement du treizième siècle, détruisit les cités des Cathares, brûla leurs livres, massacra et brûla les populations qui les aimaient, viola leurs sanctuaires et leur dernier haut-lieu, le château-temple de Montségur 43 – enfin saccagea brutalement la civilisation très raffinée dont ils avaient été l’âme austère et secrète. Et cependant, de cette culture et de ses doctrines fondamentales, nous sommes encore tributaires, au-delà de ce que l’on imagine… (Comme j’espère le montrer par ce livre.)

7. Hérésie et Poésie. §

Doit-on considérer les troubadours comme des « croyants » de l’Église cathare, et comme des chantres de son hérésie ?

Cette thèse, que je qualifierai de maxima par contraste avec celle où je crois pouvoir m’arrêter 44, fut avancée par des esprits aventureux comme Otto Rahn 45, qui l’ont, à mon sens, compromise en cherchant à la rendre trop claire sur un plan historique plutôt que spirituel. Pourtant, j’en connais peu qui se présentent à l’esprit comme à la fois plus irritantes et stimulantes : car il semble également difficile de la rejeter et de l’accepter, de la démontrer et de n’y pas croire du tout, et cela tient à l’essence même du phénomène dont elle essaie de rendre compte : à la fois historique et archétypique, psychique et mystique, concret et symbolique, ou si l’on veut littéraire et religieux.

Les données du problème sont, en gros, les suivantes. D’une part, l’hérésie cathare et l’amour courtois se développent simultanément, dans le temps (douzième siècle) comme dans l’espace (Midi de la France) 46. Comment croire que ces deux mouvements soient dépourvus de toute espèce de liens ? S’ils étaient demeurés sans nul rapport, ne serait-ce pas plus étrange que tout ? Mais en revanche, quelle espèce de liens peut-on imaginer entre ces noirs Cathares, que leur ascétisme contraignait à fuir tout contact avec l’autre sexe 47 et ces clairs troubadours, joyeux et fous, chantant l’amour, le printemps, l’aube, les vergers fleuris et la Dame ?

Tout notre rationalisme moderne appuie les savants romanistes dans leur conclusion unanime : rien de commun entre Cathares et troubadours ! Mais l’irrépressible intuition des « aventureux » que j’ai cités répond, avec notre bon sens : démontrez-nous, dans ce cas, comment Cathares et troubadours auraient pu se côtoyer chaque jour sans se connaître, et vivre dans deux mondes absolument étanches, au sein de la grande révolution psychique du douzième siècle !

Le refus de comprendre l’un par l’autre et par un même mouvement de l’esprit l’hérésie et l’amour-courtois, n’équivaut-il pas au refus de les comprendre isolément ?

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Voyons les présomptions en faveur de la thèse.

Raimon V, comte de Toulouse et suzerain du Languedoc, écrit en 1177 : « L’hérésie a pénétré partout. Elle a jeté la discorde dans toutes les familles, divisant le mari et la femme, le fils et le père, la bru et la belle-mère. Les prêtres eux-mêmes cèdent à la tentation. Les églises sont désertes et tombent en ruines… Les personnages les plus importants de ma terre se sont laissé corrompre. La foule a suivi leur exemple et abandonné la foi (catholique), ce qui fait que je n’ose ni ne puis rien entreprendre. » Est-il imaginable que les troubadours aient vécu et chanté dans ce monde-là, sans se soucier de ce que pensaient, croyaient et sentaient les seigneurs aux dépens desquels ils vivaient ? On a rétorqué à cela que les premiers troubadours sont apparus dans le Poitou et le Limousin, tandis que l’hérésie avait son centre plus au sud, dans le comté de Toulouse. Mais voici que précisément, la langue utilisée dès le début par les troubadours limousins (comme elle le sera bientôt par ceux de bien d’autres régions de l’Europe), se trouve être la langue du comté de Toulouse ! On a dit aussi que les cours les plus souvent citées par les troubadours comme particulièrement accueillantes, étaient celles des seigneurs demeurés orthodoxes : mais cette observation n’est pas toujours exacte – il s’en faut de beaucoup, comme on va voir ! – et de plus il se peut très bien que le seul fait que les troubadours les fréquentassent révèle tout au contraire les tendances hérétiques de ces cours. Voici le début d’une chanson de Peire Vidal :

Mon cœur se réjouit à cause du renouveau si agréable et si doux, et à cause du château de Fanjeaux, qui me semble le Paradis ; car amour et joie s’y enferment, ainsi que tout ce qui convient à l’honneur, et courtoisie sincère et parfaite.

Qui oserait dire, ou qui penserait un seul instant, que ces vers rendent un son « cathare » ? Mais qu’est-ce que ce château de Fanjeaux ? L’une des maisons-mères des Cathares ! Le plus fameux des évêques hérétiques, Guilabert de Castres, la dirigea en personne dès 1193, (notre poème pouvant être daté des environs de 1190) et c’est là qu’Esclarmonde de Foix, la plus grande Dame de l’hérésie, recevra le consolamentum !

La seconde strophe ne parle que des « dames » :

Je n’ai pas d’ennemi si mortel dont je ne devienne l’ami loyal, s’il me parle des dames et m’en dit honneur et louange. Et comme je ne suis pas au milieu d’elles et que je vais dans un autre pays, je me plains, je soupire et je languis.

Est-il vraiment possible, se demande le lecteur, d’imaginer que Peire Vidal soit autre chose qu’un galant amuseur, un flatteur de femmes riches – celles qui forment son public ? Mais la suite du poème est troublante. Peire Vidal énumère les maisons qui l’ont bien reçu et les régions qu’hélas ! il doit quitter pour aller en Provence : ce sont les châteaux de Laurac, de Gaillac, de Saissac et de Montréal ; ce sont les comtés de l’Albigeois et du Carcassès « où les chevaliers et les femmes du pays sont courtois », et c’est aussi « Dame Louve, qui m’a si bien conquis que, par Dieu et ma foi ! ses doux ris restent dans mon cœur ! » Or nous savons que tous ces châteaux sont des foyers connus de l’hérésie, ou même des « maisons d’hérétiques » (sortes de couvents) ; que ces comtés sont notoirement cathares ; et que cette « Louve » est la comtesse Stéphanie, dite la Loba, qui fait partie du groupe des hérétiques actives ! Le poème, qu’une anthologie moderne intitule en toute innocence « remerciements pour de gracieuses hospitalités », prend ainsi le caractère imprévu d’une sorte de lettre pastorale ! Et pourtant, je le relis et je me frotte les yeux… Comment croire que ce ton badin, ces potins de milieu littéraire… S’agirait-il vraiment de « pures coïncidences » ? Ce doute et cette question renaissent à l’infini.

Est-ce pure coïncidence, si les troubadours comme les Cathares glorifient – sans toujours l’exercer – la vertu de chasteté ? Est-ce pure coïncidence si, comme les « purs », ils ne reçoivent de leur Dame qu’un seul baiser d’initiation ? Et s’ils distinguent deux degrés dans le domnei (le pregaire, ou prière, et l’entendeire) comme on distingue dans l’Église d’Amour les « croyants » et les « parfaits » ? Et s’ils raillent les liens du mariage, cette jurata fornicatio, selon les Cathares ? Et s’ils invectivent les clercs et leurs alliés les féodaux ? Et s’ils vivent de préférence à la manière errante des « purs » qui s’en allaient deux par deux sur les routes ? Et si l’on retrouve, enfin, dans certains de leurs vers, des expressions tirées de la liturgie cathare ?

Il ne serait que trop facile de multiplier ces questions. Voyons plutôt les arguments adverses. Tous les troubadours, dira-t-on, ne furent pas dans le camp de l’hérésie. Plusieurs finirent leurs jours dans des couvents. Certes, et même un Folquet de Marseille a pu se joindre à la Croisade des Albigeois. Mais aussi passa-t-il pour un traître, jusqu’au jour où il fut accusé devant le pape Innocent III d’avoir causé la mort de cinq cents personnes ! D’ailleurs, quand on démontrerait, à supposer que ce fût possible en soi, que tels d’entre les troubadours ignoraient les analogies de leur lyrisme et du dogme cathare, on n’aurait pas encore démontré que l’origine de ce lyrisme n’est pas hérétique. N’oublions pas qu’ils composaient leurs coblas et leurs sirventés selon les canons d’une rhétorique admirablement invariable. On peut concevoir une poésie – même très belle – qui serait faite de lieux communs dont le poète ne saurait d’où ils viennent. N’est-ce pas, sauf la beauté, plutôt courant ? Et si l’on dit : ces troubadours ne parlent point de leurs croyances dans les poésies qui nous restent – il suffit de rappeler que les Cathares promettaient, lors de l’initiation, de ne jamais trahir leur foi, et cela quelle que fût la mort dont ils se verraient menacés. C’est ainsi que les registres de l’Inquisition ne portent pas un seul aveu concernant la minesola (ou malisola, ou encore manisola) suprême initiation des « purs ». La fréquence même de cette question débattue dans les cours d’amour : « Un chevalier peut-il être à la fois marié et fidèle à sa dame ? » – Voilà qui nous donne à penser, si l’on songe à tous les troubadours qui devaient subir un apparent « mariage » avec l’Église de Rome dont ils étaient les clercs, tout en servant dans leurs « pensées » une autre Dame, l’Église d’Amour… Bernard Gui, dans son Manuel de l’Inquisiteur, n’affirme-t-il pas que les Cathares croyaient bien à la Sainte Vierge, sauf qu’elle représentait pour eux non pas une femme de chair, mère de Jésus, mais leur Église ?

Mais certains abjurèrent l’hérésie sans abandonner le « trobar » ? Eh oui ! tout comme tel converti dans la plus récente poésie, voue à la Vierge des images qu’il avait inventées pour d’autres. Peire d’Auvergne fit pénitence ? Preuve de plus qu’il fut hérétique.

Mais venons-en aux textes, et considérons-les dans la très pure nudité et transparence de leur rhétorique amoureuse.

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* *

Thème de la mort, que l’on préfère aux dons du monde :

Plus m’agrée donc de mourir
Que de joie vilaine jouir
Car joie qui repaît vilement
N’a pouvoir ni droit de me plaire tant.

Ainsi chante Aimeric de Belenoi. La « joie vilaine », c’est ce qui le guérirait de son désir, si justement l’amour sans fin n’était le mal qu’il aime, la « joy d’amor », le délire qui prévaut :

                       … en fait, ce fou désir
M’occira, que je reste ou aille par chemins
Puisque celle qui peut me guérir ne me plaint
                       … et ce désir
Prévaut – bien que fait de délire –
Sur tout autre…

S’il ne veut pas mourir encore, c’est qu’il n’est pas assez détaché du désir, c’est qu’il craint de quitter son corps par désespoir, « mortel péché », enfin, c’est qu’il ignore encore

                       à quoi lui peut servir
De laisser en extase son âme ravir.

La doctrine n’exigeait-elle pas qu’on mît fin à sa vie « non par lassitude ni par peur ou douleur, mais dans un état de parfait détachement de la matière… 48 ».

Voici le thème de la séparation, le leitmotiv de tout l’amour courtois :

Dieu ! comment se peut-il faire
Que plus m’est loin, plus la désire ?

Et voici Guiraut de Bornheil qui prie la vraie 49 lumière en attendant l’aube du jour terrestre : cette aube qui doit le réunir à son « copain » de route, et donc d’épreuves dans le monde. (Ces deux « copains », seraient-ce l’âme et le corps ? L’âme liée au corps, mais désirant l’esprit ? Mais souvenons-nous aussi de la coutume des missionnaires cheminant deux par deux) :

Roi glorieux, lumière et clarté vraie
Puissant Dieu, Seigneur, s’il vous agrée
À mon copain fidèle soit aide et bienvenue
Car ne l’ai plus revu depuis la nuit venue
            Et bientôt viendra l’aube.

Mais à la fin de la chanson, le troubadour a-t-il trahi ses vœux ? Ou bien a-t-il trouvé au sein de la nuit la Lumière vraie dont il ne faut se séparer ?

Beau doux copain, tant riche est ce séjour
Que ne veux jamais plus voir aube ni jour
Car la plus belle fille qui de mère naquit
La tient dedans mes bras, donc plus ne me soucie
            Ni de jaloux ni d’aube.

Ce rossignol allègrement vient de lancer le trille dont Wagner au deuxième acte de Tristan, fera le cri sublime de Brengaine : « Habet acht ! Habet acht ! Schon weicht dem Tag die Nacht ! (« Prenez garde ! Prenez garde ! Voici que la nuit cède au jour ! ») Mais Tristan répond, lui aussi : « Qu’éternellement la nuit nous enveloppe ! » Tout comme dans ce début d’une autre « aube » 50 anonyme :

En un verger, sous une loge d’aubépine, la dame a tenu son ami dans ses bras jusqu’à ce que le guetteur ait crié : Dieu ! c’est l’aube. Qu’elle vient donc vite ! – Combien je voudrais, mon Dieu, que la nuit ne finît pas, que mon ami pût rester près de moi, et que jamais le guetteur n’annonçât le lever de l’aube ! Dieu ! c’est l’aube. Qu’elle vient donc vite ! »

Mais cette « belle qui toujours dit non » – encore que bien souvent le doute s’insinue – qui est-elle, femme ou symbole ? Pourquoi sont-ils tous à jurer que jamais ils ne trahiront le secret de leur grande passion – comme s’il s’agissait d’une foi, et d’une foi initiatique ?

Renoncez, je vous le dis, au nom d’Amour et au mien renoncez, perfides délateurs, accomplis en toute malice, à demander qui elle est, et quel est son pays, s’il est loin ou près, car je vous le tiendrai bien caché. Je mourrais plutôt que de faillir en un seul mot…

Quelle est la « dame » qui mériterait ce sacrifice ? Ou ce cri de Guillaume de Poitiers :

Par elle seule je serai sauvé !

Ou cette invocation d’Uc de Saint-Circ à une Dame sans merci :

Je ne désire pas que Dieu m’aide ni me donne joie ou bonheur, sinon par vous !

S’il ne s’agit que de figures de rhétorique, quel est l’esprit qui leur donna naissance ? Et quel Amour en fut l’idée platonicienne ? Dans sa chanson Du moindre tiers d’Amour – celui des femmes – Guiraut de Calanson dit des deux autres tiers, l’amour des parents et l’amour divin :

Au second tiers conviennent Noblesse et Merci ; et le premier est de telle élévation qu’au-dessus du ciel plane son pouvoir.

Cet Amour un en trois, ce principe féminin (Amor en provençal est du genre féminin) qui chez Dante va « mouvoir le ciel et toutes les étoiles », et dont Guiraut nous dit ici qu’il plane « au-dessus du ciel », n’est-ce point déjà la Divinité en soi des grands mystiques hétérodoxes, le Dieu d’avant la Trinité dont nous parlent la Gnose et Maître Eckhardt, et plus précisément encore, le Dieu « suressentiel » qui selon Bernard de Chartres (vers 1150 !) « réside au-dessus des cieux, » et dont « Noys » – le Noûs grec – est l’émanation intellectuelle et féminine ?

Et d’où viendrait, sinon, l’incertitude, voire le sentiment d’équivoque dont on ne peut se départir à la lecture de ces poèmes amoureux ? Il s’agit bien d’une femme réelle 51 – le prétexte physique est là – mais comme dans le Cantique des Cantiques, le ton est réellement mystique. Les érudits nous ressassent leur formule : il n’y aurait là, « tout simplement », qu’une manie d’idéaliser la femme et l’amour naturel. Mais d’où provient donc cette manie ? D’une « humeur idéalisante » ?

Lisons plutôt ce cantique de Peire de Rogiers :

Âpre tourment je dois souffrir
Pour chagrin d’elle que j’ai si grand
Mon cœur ne s’en doit point défaire
Ni jamais joie, ni douce, ni bonne,
Ne puis entrevoir en promesse :
Cent joies aurais-je par prouesse
N’en ferais rien, car ne sais vouloir qu’ELLE !

Et ce cri de Bernart de Ventadour :

Elle m’a pris mon cœur, elle m’a pris moi-même, elle m’a pris le monde, puis elle s’est elle-même dérobée à moi, ne me laissant que mon désir et mon cœur assoiffé !

Et ces deux strophes d’Arnaut Daniel – un noble qui se fit jongleur errant, et dont les romanistes assurent que les poèmes sont « vides de pensée » – : n’y trouve-t-on pas la démarche précise de la mystique négative, et ses métaphores invariables ?

Je l’aime et la recherche de si grand cœur que, par excès de désir, je crois que je m’enlèverai tout désir si l’on peut rien perdre à force de bien aimer. Car son cœur submerge le mien tout entier d’un flot qui ne s’évapore plus…

Je ne veux ni l’empire de Rome, ni qu’on m’en nomme le pape, si je ne dois pas faire retour vers elle pour qui mon cœur s’embrase et se fend. Mais si elle ne guérit pas mon tourment avec un baiser avant le nouvel an, elle me détruit et elle se damne.

*
* *

Il est temps maintenant de pousser à l’extrême l’intuition directrice de cette recherche.

Si la Dame n’est pas simplement l’Église d’Amour des Cathares (comme ont pu le croire Aroux et Péladan), ni la Maria-Sophia des hérésies gnostiques (le Principe féminin de la divinité), ne serait-elle pas l’Anima, ou plus précisément encore : la part spirituelle de l’homme, celle que son âme emprisonnée dans le corps appelle d’un amour nostalgique que la mort seule pourra combler ?

Dans les Képhalaïa ou Chapitres de Manès 52, on peut lire au chapitre X comment l’élu qui a renoncé au monde reçoit l’imposition des mains (ce sera chez les Cathares le consolamentum, généralement donné à l’approche de la mort), comment il se voit de la sorte « ordonné » dans l’Esprit de Lumière ; comment enfin, au moment de sa mort, la forme de Lumière, qui est son Esprit, lui apparaît et le console par un baiser ; comment son ange lui tend la main droite et le salue également d’un baiser d’amour ; comment enfin l’élu vénère sa propre forme de lumière, sa salvatrice.

Or, qu’attendait de la « Dame de ses pensées », inaccessible par essence, toujours placée « en trop haut lieu » pour lui 53, le troubadour souffrant de l’amour vrai ? Un seul baiser, un seul regard, un seul salut.

Jaufré Rudel, au terme d’un amour conçu pour une femme qu’il n’a jamais vue, rejoignant enfin cette image après la traversée d’une mer, meurt dans les bras de la comtesse de Tripoli dès qu’il en a reçu un seul baiser de paix et le salut. Il s’agit d’une légende, mais tirée des poèmes qui chantent bel et bien « l’amour de loin ». Il y eut aussi des dames « réelles »… Mais le furent-elles, en vérité, plus que cet événement psychique ?

De l’énigme historique, dont plusieurs ont cru voir la solution dans l’hypothèse fort excitante d’une clandestinité de l’Église hérétique, dont les poètes eussent été les agents, nous passons maintenant au mystère d’une passion proprement religieuse, d’une conception mystique de l’homme, fortement attestée dans la vie même des âmes.

Essayons à nouveau de repérer, entre les pointes et les oscillations extrêmes de cette recherche, la réalité généralement intermédiaire, donc moins « claire » et moins « pure », du lyrisme courtois.

8. Objections. §

Des deux chapitres qui précèdent, se dégagent, presque malgré moi, des conclusions dont l’importance risque de se mesurer au nombre d’objections qu’elles soulèveront. Je ne songe pas à esquiver des critiques que j’espère fécondes. Mais le lecteur me saura gré de tenir compte des doutes qui ont dû s’élever dans son esprit, et d’indiquer en bref par quelles raisons je crois pouvoir les surmonter.

On a dit et on me dira :

1° Que la religion des Cathares nous est encore mal connue et qu’il est donc au moins prématuré d’y voir la source (ou l’une des sources principales) du lyrisme courtois ;

2° Que les troubadours n’ont jamais dit qu’ils suivaient cette religion, ou que c’était d’elle qu’ils parlaient ;

3° Qu’au contraire, l’amour qu’ils exaltent n’est que l’idéalisation ou la sublimation du désir sexuel ;

4° Qu’on distingue mal comment, de la confuse combinaison de doctrines manichéennes et néo-platoniciennes, sur un fond de traditions celtibériques, aurait pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours.

Je répondrai dans l’ordre à ces critiques.

1. Religion mal connue.

Si elle n’était pas connue du tout, le problème du lyrisme provençal resterait totalement obscur, comme il ressort de l’aveu même des romanistes. Or je le répète, je me refuse, pour ma part, à considérer comme absurde une poétique et une éthique de l’amour d’où sont issues, dans les siècles suivants, les plus belles œuvres de la littérature occidentale.

D’autre part, ce que l’on connaît aujourd’hui des croyances et des rites cathares suffit à établir sans plus de contestations possibles les origines manichéennes de l’hérésie. Or, si l’on se reporte à ce qui fut dit plus haut (II, 2) sur la nature essentiellement lyrique des dogmes manichéens en général, il apparaît qu’un supplément d’information sur telle ou telle nuance ou altération qu’auraient reçues ces dogmes dans l’Église du Midi, n’apporterait pas grand-chose pour ou contre ma thèse. Ce ne sont pas des équivalences rationnelles et exactes du dogme qu’il faut chercher dans la rhétorique courtoise, mais bien le développement lyrique et psalmodique des symboles fondamentaux. De même, pour prendre un exemple moderne, le « sentiment chrétien » que l’on reconnaît chez un Baudelaire est autre chose qu’une transposition terme à terme des dogmes catholiques. C’est plutôt une certaine sensibilité (même formelle) qui serait inconcevable sans le dogme catholique ; à quoi s’ajoutent des éléments de vocabulaire et de syntaxe dont l’origine est nettement liturgique. On peut imaginer que les thèmes que nous avons relevés chez les poètes provençaux entretiennent avec le néo-manichéisme des relations d’un type analogue 54.

Au surplus, la tonalité hérétique des lieux communs de la rhétorique courtoise devient sensible dès que l’on compare ces lieux communs à ceux de la poésie cléricale de l’époque. Un spécialiste aussi sceptique que Jeanroy n’a pas été sans le remarquer. Parlant de la lyrique abstraite des troubadours du treizième siècle et de la confusion qu’elle favorise, de Dieu et de la Dame des pensées, il écrit : « Il n’y a là, dira-t-on, que figures de rhétorique sans conséquences. Soit. Mais les théories que les troubadours développaient avec une si grave application, ne sont-elles pas aux antipodes du christianisme ? Ne devaient-ils pas s’en apercevoir ? Et pourquoi n’y a-t-il dans leurs œuvres aucune trace de ce déchirement intérieur, de ce dissidio qui rend si pathétiques certains vers de Pétrarque 55 » ?

2. Les Troubadours gardent le secret.

À la thèse du catharisme secret des troubadours, plusieurs auteurs récents ont objecté que jamais un poète courtois n’avait « vendu la mèche » même une fois converti à l’orthodoxie catholique. C’est supposer chez l’homme du douzième siècle une forme de conscience qui ne pouvait être la sienne.

Si l’on essaye de se replacer dans l’atmosphère du moyen âge, on s’aperçoit que l’absence de signification symbolique d’une poésie serait un fait beaucoup plus scandaleux que ne peut être à nos yeux, par exemple, le symbolisme de la Dame. Dans l’optique de l’homme médiéval, toute chose signifie autre chose comme dans les rêves, et cela sans qu’intervienne aucun effort de traduction conceptuelle. En d’autres termes, le médiéval n’a pas besoin de se formuler le sens des symboles qu’il emploie, ni d’en prendre une conscience distincte. Il est indemne de ce rationalisme qui nous permet, à nous autres modernes, d’isoler et d’abstraire de toute ambiance significative les objets que nous considérons 56. L’un des meilleurs historiens des mœurs médiévales, J. Huizinga, nous propose sur ce point des exemples topiques ; celui, entre autres, du mystique Suso : « La vie de la chrétienté médiévale est, dans toutes ses manifestations, saturée de représentations religieuses. Pas de choses ou d’actions, si ordinaires soient-elles, dont on ne cherche constamment à établir le rapport avec la foi. Mais dans cette atmosphère de saturation, la tension religieuse, l’idée transcendantale, l’élan vers le sublime, ne peuvent être toujours présents. Viennent-ils à manquer, tout ce qui était destiné à stimuler la conscience religieuse dégénère en profane banalité, en choquant matérialisme à prétentions d’au-delà. Même chez un mystique de l’envergure d’un Henri Suso, le sublime nous semble parfois frôler le ridicule. Il est sublime quand, par piété envers la Vierge, il rend hommage à toutes les femmes et marche dans la boue pour laisser passer une pauvresse. Sublime encore, quand il suit les usages de l’amour profane et célèbre le jour de l’an et le premier mai en offrant une couronne et une chanson à sa fiancée, la Sagesse éternelle. Mais que penser du reste ? À table, il mange les trois quarts d’une pomme en l’honneur de la Trinité, et le dernier quart par amour pour la Mère céleste qui donnait à manger une pomme à son tendre enfant Jésus ; et ce dernier quart, il le mange avec la peau, parce que les petits garçons ne pèlent pas leurs pommes. Après Noël, au temps où l’Enfant est trop jeune pour manger des fruits, Suso ne mange pas ce dernier quart, mais l’offre à Marie qui le donnera à son fils. Il prend sa boisson en cinq traits pour les cinq plaies du Seigneur ; mais il double la cinquième gorgée parce que du flanc de Jésus, coula du sang et de l’eau. Voilà la sanctification de la vie poussée à ses extrêmes limites 57. »

Dira-t-on que l’on tombe ici du symbole dans l’allégorie ? Oui, mais par un excès visible. Le même auteur remarque un peu plus loin que « la naïve conscience religieuse de la multitude n’avait pas besoin de preuves intellectuelles en matière de foi : la seule présence d’une image visible des choses saintes suffisait à en démontrer la vérité » (p. 199). C’est dire que le « secret » des troubadours était en somme une évidence symbolique aux yeux des initiés et des sympathisants de l’Église d’Amour. Normalement, il ne serait venu à personne cette idée, strictement moderne, que les symboles, pour être valables, dussent être commentés et expliqués d’une manière non symbolique…

Une objection inverse a été faite : comment se peut-il que jamais un Cathare converti n’ait dénoncé les troubadours comme propagateurs de l’hérésie ? La réponse me paraît aisée. Il est clair que les troubadours n’étaient nullement considérés comme des prédicateurs ni comme des militants ; au mieux comme des « croyants », et plus souvent encore comme de simples sympathisants. Ces distinctions, d’ailleurs, étaient bien moins tranchées qu’elles ne le seraient de nos jours. Ils chantaient, pour un public en majorité favorable à l’hérésie, une forme d’amour qui se trouvait correspondre (et répondre) à la situation morale très difficile résultant à la fois de la condamnation religieuse portée sur la sexualité par les Parfaits, et de la révolte naturelle contre la conception orthodoxe du mariage, récemment réaffirmée par la réforme grégorienne. Ils avaient donc à se garder à la fois contre la sévérité des Parfaits et contre celle des catholiques.

Toutefois, par suite de la situation particulière des hérétiques, l’on conçoit que certains d’entre eux aient voulu indiquer discrètement que leurs poèmes avaient un double sens précis, outre le symbolisme habituel et qui allait de soi. Dans ce cas, le symbole se double d’une allégorie, et prend un sens cryptographique. Je veux parler de l’école du trobar clus, déjà citée, et que M. Jeanroy définit en ces termes : « Un autre moyen (pour « embarrasser le lecteur ») consistait alors à recouvrir une pensée religieuse d’un vêtement profane, à appliquer à l’amour divin les formules consacrées par l’usage à l’expression de l’amour humain 58. » Le trobar clus ne serait ainsi qu’un jeu littéraire, un « tarabiscotage », « une perversion du goût singulière dans une littérature naissante », et qui au surplus « doit avoir d’autres causes » qu’on « ne se flatte pas de débrouiller ». (Op. cit.II, p. 16).

Mais le troubadour Alegret l’a fort bien dit :

« Mon vers (poème) paraîtra insensé au sot s’il n’a pas double entendement… Si quelqu’un veut contredire ce vers, qu’il s’avance et je lui dirai comment il me fut possible d’y mettre deux (var. trois) mots de sens divers. » Cette manière d’embrouiller les sens (entrebescar disaient les Provençaux : entrelacer) s’expliquerait-elle par une « intention d’intriguer l’auditeur et de lui poser une énigme » ? On peut penser que les troubadours étaient mus par des passions moins puériles…

« J’entrelace des mots rares, sombres et colorés, pensivement pensif… » écrit Raimbaut d’Orange. Et Marcabru : « Pour sage je tiens sans nul doute celui qui dans mon chant devine ce que chaque mot signifie. » Il est vrai qu’il ajoute – boutade ou précaution ? – « car moi-même je suis embarrassé pour éclaircir ma parole obscure. »

Ici se poserait la plus grave question, mais elle demeure presque insoluble : comment les troubadours entendaient-ils leurs propres symboles ? Et d’une manière plus générale, quelle espèce de conscience avons-nous des métaphores que nous utilisons dans nos écrits 59 ? Il ne faudrait pas oublier ce que l’on vient de dire sur la mentalité « naïvement » symbolique des médiévaux : leurs symboles n’étaient pas traduisibles en concepts prosaïques et rationnels. Ce n’est donc que sur le double sens allégorique que devrait porter la question… Et enfin toute cette poésie baignait dans l’atmosphère la plus chargée de passions. Les actions que nous rapportent les chroniqueurs du temps sont parmi les plus folles, les plus « surréalistes » qu’ait connues l’histoire de nos mœurs… Qu’on se rappelle ce seigneur jaloux qui tue le troubadour favori de sa femme, et fait servir le cœur de la victime sur un plat. La dame le mange sans savoir ce que c’est. Le seigneur le lui ayant dit : — » Messire, répond la dame, vous m’avez donné à manger mets si savoureux que jamais plus ne mangerai rien d’autre ! » et elle se jette par la fenêtre du donjon. On admettra que cette atmosphère suffisait bien à des poètes pour « colorer » un symbolisme même dogmatique à l’origine.

3. L’Amour courtois serait une idéalisation de l’amour charnel.

C’est la thèse la plus courante. On pourrait se borner à rappeler que le symbolisme médiéval procède généralement de haut en bas – de ciel en terre – ce qui réfute les conclusions modernes déduites du préjugé matérialiste. Mais il faut aller au détail.

Contre Wechssler, qui veut voir, lui aussi, dans la lyrique courtoise une expression de sentiments religieux de l’époque 60, Jeanroy écrit : « Dans ces affirmations hardies, il y a du reste une erreur de fait aisée à relever : qu’à la longue, la chanson se soit vidée de son contenu initial, n’ait plus été qu’un tissu de formules creuses on le peut admettre. Mais au début et jusqu’à la fin du douzième siècle il n’en était pas ainsi : chez les poètes de cette époque, l’expression du désir charnel est si vive et parfois si brutale qu’il est vraiment impossible de se tromper sur la nature de leurs aspirations. »

Si c’est le cas, on se demande d’où vient la gêne et l’ « agacement » de l’auteur lorsqu’il est obligé de reconnaître l’équivoque des expressions courtoises et leurs résonances mystiques. « Il est certain – doit-il avouer – que les idées religieuses d’une époque influent généralement sur la conception qu’on se fait de l’amour, et surtout que le vocabulaire de la galanterie se règle sur celui de la dévotion. Du jour où adorer devient synonyme d’aimer, cette métaphore en entraîne une quantité d’autres. » Mais alors pourquoi rejeter sans discussion l’ouvrage de Wechssler, qui soutient que les « théories amoureuses du moyen âge ne sont qu’un reflet de ses idées religieuses ? » Et pourquoi vouloir à tout prix que les poèmes des troubadours comportent des notations « réalistes » et des descriptions précises de la Dame aimée, alors qu’ailleurs on leur reproche de ne recourir jamais, qu’à des épithètes stéréotypées ?

Jaufré Rudel, prince de Blaye, dit très nettement que sa Dame est une création de son esprit, et qu’elle s’évanouit avec l’aube. Ailleurs, c’est la « princesse lointaine » qu’il, veut aimer. Cependant M. Jeanroy s’inquiète de trouver dans ses poèmes « des détails qui paraissent nous plonger dans la réalité et que rien n’explique. » Exemples donnés : « Je suis en doute au sujet d’une chose et mon cœur est dans l’angoisse : c’est que tout ce que le frère me refuse, j’entends la sœur me l’octroyer. » D’autre part, Rudel « décrit » ainsi sa Dame : elle a le corps « gras, delgat et gen ». Or la première phrase, où Jeanroy veut voir un trait biographique, détient un sens mystique évident : « Ce que le corps me refuse, l’âme me l’octroie » (par exemple, car il y a d’autres sens encore que celui-ci, qui est franciscain avant la lettre). Et quant aux épithètes « réalistes » qui décriraient une dame « réelle », on les retrouve parfaitement identiques chez une centaine d’autres poètes ! (Ce qui a fait dire à je ne sais plus quel érudit qu’il semblerait que toute la poésie des troubadours fût l’œuvre d’un seul auteur louant une Dame unique !) Où est alors cette expression « vive et brutale » d’un désir évidemment charnel ? Dans la crudité de certains termes ? Mais elle était courante et naturelle avant le puritanisme bourgeois. L’argument est anachronique.

Voici par contre un document de poids à l’appui de la thèse symboliste. Raimbaut d’Orange écrit un poème sur les femmes. Si vous voulez faire leur conquête, dit-il, soyez brutaux, « donnez-leur des coups de poing sur le nez » (est-ce assez « cru » ?), forcez-les : car c’est cela qu’elles aiment.

« Quant à moi, conclut-il, si je me comporte autrement, c’est que je ne me soucie pas d’aimer. Je ne veux pas me gêner pour les femmes, pas plus que si toutes étaient mes sœurs ; c’est pourquoi je suis envers elles humble, complaisant, loyal et doux, tendre, respectueux et fidèle… Je n’aime rien, sauf cet anneau qui m’est cher, parce qu’il a été au doigt… Mais je m’aventure trop : assez, ma langue ! Car trop parler est pis que péché mortel. »

Or nous avons de ce même Raimbaut d’Orange d’admirables poèmes à la louange de la Dame. Et nous savons par ailleurs que l’anneau (échangé par Tristan et Iseut) est le signe d’une fidélité qui justement n’est pas celle des corps. Soulignons enfin ce fait capital : que les vertus de la cortezia : humilité, loyauté, respect et fidélité envers la Dame, sont ici rapportées expressément au refus de l’amour physique. Au surplus, nous verrons plus tard les poèmes de Dante être d’autant plus passionnés et « réalistes » dans leurs images que Béatrice s’élèvera davantage dans une hiérarchie d’abstractions mystiques, figurant d’abord la philosophie, puis la Science, puis la Science sacrée.

Un petit fait encore : deux des plus ardents parmi les troubadours à louer les beautés de leur Dame, Arnaut Daniel et l’italien Guinizelli sont placés au chant XXIV du Purgatoire dans le cercle des sodomistes 61 !

Mais tout cela nous amène à reconnaître enfin la réelle complexité d’un problème dont nous avons souligné jusqu’ici, non sans une volontaire partialité, l’un des aspects seulement, et le plus contesté. On a trop longtemps cru que la cortezia était une simple idéalisation de l’instinct sexuel. À l’inverse, il serait excessif de soutenir que l’idéal mystique sur quoi elle se fondait à l’origine fût toujours et partout observé ; ou qu’il fût en soi univoque. L’exaltation de la chasteté produit presque toujours des excès luxurieux. Sans nous attarder aux accusations de débauche que beaucoup ont portées contre les troubadours – l’on sait au vrai peu de choses de leur vie – nous rappellerons l’exemple des sectes gnostiques, qui condamnaient aussi la création, et en particulier l’attrait des sexes, mais déduisaient de cette condamnation une morale étrangement débridée. Les Carpocratiens par exemple interdisaient la procréation, mais par ailleurs divinisaient le sperme 62.

Il est probable que des excès de ce genre se produisirent aussi chez les Cathares, et plus encore chez leurs disciples peu disciplinés, les troubadours. Des accusations horrifiantes figurent à cet égard dans les registres de l’Inquisition. Notons toutefois qu’elles sont souvent contradictoires. Ainsi l’on affirme tantôt que les Cathares tiennent pour innocentes les voluptés les plus grossières, tantôt qu’ils réprouvent le mariage et tout commerce sexuel, licite ou non. Mais des accusations semblables furent portées contre toutes les religions nouvelles, sans excepter le christianisme primitif. Et il est juste de citer ici le jugement d’un dominicain qui eut l’occasion de fouiller dans les archives du saint Office, et qui s’exprime ainsi au sujet des Cathares d’Italie, ou Patarins : « Malgré toutes mes recherches, dans les procédures dressées par nos frères, je n’ai pas trouvé que les hérétiques « consolés » se livrassent en Toscane à des actes énormes ni qu’il se commît jamais parmi eux, surtout entre hommes et femmes ( ?), des excès sensuels. Or, si les religieux ne se sont pas tus par modestie, ce qui ne me paraît pas croyable de la part d’hommes qui faisaient attention à tout, leurs erreurs étaient plutôt des erreurs d’intelligence que de sensualité 63. »

Retenons donc ceci, qui nuance notre schéma : si les erreurs de la passion – au sens précis que je donne à ce mot – sont d’origine religieuse et mystique, il est certain qu’elles se trouvent flatter, par cela même qu’elles veulent le transcender, l’instinct sexuel, ou comme dit Platon dans le Banquet : « l’amour de gauche. »

*
* *

Tout ceci m’amène à conclure – quels qu’aient pu être mes scrupules à l’origine – que le lyrisme courtois fut au moins inspiré par l’atmosphère religieuse du catharisme 64. C’est là une thèse minimum en apparence. Mais sitôt admise, elle me paraît tout à la fois impliquer et expliquer bien davantage.

Pour nous faciliter une représentation analogique de ce processus minimum d’inspiration et d’influence, prenons un exemple moderne. Un exemple dont je crois pouvoir dire que les données sont entièrement énumérables et très profondément connues (au sens total) par plusieurs hommes de ma génération : je veux parler du surréalisme et de l’influence de Freud sur ce mouvement.

Supposons l’historien futur de notre civilisation détruite : il a devant les yeux quelques poèmes surréalistes, il a pu les traduire et les dater. Par ailleurs, il n’ignore pas qu’à l’époque du surréalisme florissait une école psychiatrique dont on n’a pu retrouver les ouvrages : le fascisme, survenu peu après, les ayant tous détruits à cause de leur inspiration sémite. Du moins sait-on par les pamphlets de ses adversaires que cette école proposait une théorie érotique des rêves. Or les poèmes surréalistes conservés et traduits ne paraissent présenter aucun sens, et l’on se plaint de leur monotonie ; toujours les mêmes images érotiques et sanglantes, la même rhétorique exaltée, et ne dirait-on pas qu’ils n’ont qu’un seul auteur, etc. Mais peut-être, proposent certains, décrivent-ils simplement des rêves ? Peut-être même sont-ils des rêves écrits ? Les spécialistes demeurent sceptiques. Un littérateur « peu sérieux » imagine alors l’hypothèse d’une influence de la psychanalyse sur l’ensemble du surréalisme : coïncidence des dates, analogie de thèmes fondamentaux… Les spécialistes du vingtième siècle haussent les épaules : Prouvez cela par des documents ! — Vous savez bien qu’il n’en existe plus. — Dans ce cas, il convient de surseoir à toute hypothèse cohérente. En attendant, le bon sens suffit à démontrer :

1° que le peu de chose que nous savons de la psychanalyse n’autorise pas à faire de cette doctrine la source des textes connus. (Il semble bien que Freud ait été avant tout un savant ; qu’il ait soutenu une théorie de la libido ; et qu’il ait pris une attitude déterministe : or le surréalisme fut une école littéraire avant tout ; on ne retrouve le terme de libido dans aucun des poèmes subsistants ; et ces poèmes sont de tendance idéaliste-anarchisante) ;

2° que les surréalistes n’ont jamais dit dans leurs poèmes qu’ils étaient les disciples du freudisme ;

3° qu’au contraire, la liberté qu’ils exaltent est celle que devaient nier tous les psychanalystes ;

4° qu’enfin l’on distingue mal comment, d’une science qui se donnait pour l’objet l’analyse et la cure des névroses, aurait pu naître une rhétorique de la folie, c’est-à-dire un défi à toute science en général et à toute science psychiatrique en particulier…

Or il se trouve que nous savons exactement, nous autres hommes du vingtième siècle, comment toutes ces choses improbables se sont réellement produites ; nous savons que les initiateurs du mouvement surréaliste ont lu Freud et l’ont vénéré ; nous savons que sans lui, leurs théories et leur lyrisme eussent été tout différents ; nous savons que ces poètes n’éprouvaient nul besoin et n’avaient pas la possibilité de parler de libido dans leurs poèmes ; nous savons même que c’est à la faveur d’une erreur initiale sur la portée exacte de la doctrine de Freud (déterministe-positiviste) qu’ils ont pu en tirer les éléments de leur lyrisme (ce dernier trait me paraît capital pour l’analogie que je propose) ; et nous savons enfin qu’il a suffi que quelques-uns des chefs de cette école lisent Freud : les disciples se sont bornés à imiter la rhétorique des maîtres…

En outre, on aperçoit, par cet exemple, que l’action d’une doctrine sur des poètes s’exerce moins par influence directe qu’à la faveur d’une certaine ambiance de scandale, de snobisme et d’intérêt, suscitée par les dogmes centraux. Ce qui explique pas mal d’erreurs, variations et contradictions chez les poètes influencés. D’où résulte qu’un surcroît d’informations sur la nature exacte des théories de Freud, loin de fournir aux savants futurs les apaisements qu’ils, seront en droit d’attendre, paraîtra contredire la thèse de mon littérateur « peu sérieux ». (Eppur ! C’est lui qui aura raison contre les « vingtiémistes » chevronnés de son temps.)

On a remarqué qu’à l’objection n° 4, je n’ai répondu jusqu’ici que d’une manière toute indirecte et allusive. C’est qu’elle mérite un traitement particulier et nous engage dans un nouveau chapitre.

9. Les mystiques arabes. §

Comment de la confuse combinaison de doctrines plus ou moins chrétiennes, manichéennes et néo-platoniciennes eût-il pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours ? C’est l’argument que les romanistes ont coutume d’opposer à l’interprétation religieuse de l’art courtois.

Or il se trouve que dès le neuvième siècle, une synthèse non moins « improbable » de manichéisme iranien, de néo-platonisme et d’islamisme s’était bel et bien opérée en Arabie, et de plus, s’était exprimée par une poésie religieuse dont les métaphores érotiques offrent les plus frappantes analogies avec les métaphores courtoises.

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Lorsque Sismondi avança l’hypothèse d’une influence arabe sur la lyrique provençale, A. W. Schlegel lui répondit qu’il fallait ignorer à la fois la poésie provençale et l’arabe pour soutenir un pareil paradoxe. Mais Schlegel prouvait de la sorte que cette double ignorance était précisément son fait. On l’excusera d’ailleurs si l’on tient compte de l’état des études arabisantes à son époque.

Des travaux plus récents ont décrit en détail l’histoire et l’œuvre, dès le neuvième siècle, dans l’Islam, d’une école de mystiques poètes qui devaient avoir plus tard pour principales illustrations al Hallaj, al Gazali et Sohrawardi d’Alep, troubadours de l’Amour suprême, chantres courtois de l’Idée voilée, objet aimé mais en même temps symbole du Désir divin.

Sohrawardi (mort en 1191) voyait dans Platon – qu’il connaissait par Plotin, Proclus et l’école d’Athènes – un continuateur de Zoroastre. Son néo-platonisme était par ailleurs très fortement pénétré de représentations mythiques iraniennes. En particulier, il empruntait aux doctrines avestiques – dont s’était inspiré Manès – l’opposition du monde de la Lumière et du monde des Ténèbres, dont on a vu qu’elle est fondamentale pour les Cathares. Et tout cela se traduisait – tout comme chez les Cathares encore – par une rhétorique amoureuse et chevaleresque, dont les titres de quelques traités mystiques de cette école donnent une idée : le Familier des Amants, le Roman des Sept Beautés

Il y a plus. À l’occasion de ces traités, les mêmes disputes théologiques se produisirent, qui devaient renaître un peu plus tard dans le moyen âge occidental. Elles se compliquent d’ailleurs du fait que l’Islam contestait que l’homme pût aimer Dieu (comme l’ordonne le sommaire évangélique de la Loi). Une créature finie ne peut aimer que le fini. Il en résulta que les mystiques furent obligés de recourir à des symboles dont le sens restait secret. (Ainsi la louange du vin, dont l’usage était interdit, devint le symbole de la divine ivresse d’amour.) Mais compte tenu de cette difficulté particulière – qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la situation courtoise – nous retrouvons en Occident et dans le Proche Orient les mêmes problèmes.

L’orthodoxie musulmane, pas plus que la catholique, ne pouvait admettre qu’il y eût en l’homme une part divine dont l’exaltation aboutît à la fusion de l’âme et de la Divinité. Or le langage érotico-religieux des poètes mystiques tendait à établir cette confusion du Créateur et de la créature. Et l’on accusa ces poètes de manichéisme déguisé, sur la foi de leur langage symbolique. Al Hallaj et Sohrawardi devaient même payer de leur vie cette accusation d’hérésie 65.

Il est bien émouvant de constater que tous les termes d’une pareille polémique s’appliquent au cas des troubadours, et plus tard, nous le verrons, mutatis, mutandis, au cas des grands mystiques occidentaux, de Maître Eckhardt à Jean de la Croix.

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Une brève revue des thèmes « courtois » de la mystique arabe fera sentir à quelles profondeurs le parallélisme trouve ses origines, et jusque dans quels détails il se poursuit.

a) Sohrawardi nomme les amants des Frères de la Vérité, « appellation s’adressant à des amants mystiques qui s’entendent dans une idéalisation commune 66 » et fondent ainsi une communauté – comparable à l’Église d’Amour des Cathares.

b) selon le manichéisme iranien, dont s’inspiraient les mystiques de l’école illuminative de Sohrawardi une jeune fille éblouissante attend le fidèle à la sortie du pont Cinvat et lui déclare : « Je suis toi-même ! » Or selon certains interprètes de la mystique des troubadours, la Dame des pensées ne serait autre que la part spirituelle et angélique de l’homme, son vrai moi. Ce qui pourrait nous orienter vers une compréhension nouvelle de ce que nous appelions le « narcissisme de la passion » (à propos de Tristan, chap. VIII du Livre Ier).

c) Le Familier des Amants est construit sur l’allégorie du « Château de l’Âme » et de ses différents étages et loges. Dans l’une de ces loges habite un personnage qui se nomme l’Idée voilée. Elle « connaît les secrets qui guérissent et c’est d’elle que l’on apprend la magie ». (L’Iseut celtique était aussi une magicienne, « objet de contemplation, spectacle mystérieux ».) Dans le Château de l’Âme habitent d’autres personnages allégoriques, tels que Beauté, Désir et Angoisse, le Renseigné, le Probateur, le Bien connu : comment ne pas songer au Roman de la Rose ? Et le symbolisme chevaleresque se retrouve dans l’ouvrage de Nizam de Ganja : le Roman des Sept Beautés, qui conte les aventures de sept jeunes filles vêtues aux couleurs des planètes et que visite un roi-chevalier.

Nous retrouverons le Château de l’Âme parmi les symboles préférés d’un Ruysbrœk et d’une sainte Thérèse…

d) Dans un poème du « sultan des amoureux », Omar Ibn al Faridh – pour prendre un exemple entre cent – l’auteur décrit la passion terrible qui l’envoûte :

« Mes concitoyens, étonnés de me voir esclave, ont dit : Pourquoi ce jeune homme a-t-il été pris de folie ?

Et que peuvent-ils dire de moi, sinon que je m’occupe de Nou’m ? Oui, en vérité, je m’occupe de Nou’m.

Quand Nou’m me gratifie d’un regard, cela m’est égal que Sou’da ne soit pas complaisante 67. »

« Nou’m » est le nom conventionnel de la femme aimée, et signifie ici Dieu. Or les troubadours nommaient aussi la Dame de leurs pensées d’un nom conventionnel ou senhal, derrière lequel nos érudits s’épuisent à retrouver des personnages historiques…

e) La salutation est le salut que l’initié voulait donner au Sage, mais que celui-ci, prévenant, donne le premier (Sohrawardi : le Bruissement de l’aile de Gabriel), c’est un des thèmes constants du lyrisme des troubadours, puis de Dante et enfin de Pétrarque. Tous ces poètes attachent au « salut » de la Dame une importance apparemment démesurée, mais qui s’explique fort bien si l’on prend garde au sens liturgique du salut.

f) Les mystiques arabes insistent sur la nécessité de garder le secret de l’Amour divin. Ils dénoncent sans relâche les indiscrets qui voudraient s’enquérir des mystères sans y participer de toute leur foi. À l’interrogation d’un impatient : « Qu’est-ce que le çoufisme ? » Al Hallaj répond : « Ne t’attaque pas à Nous, regarde notre doigt que nous avons déjà teint dans le sang des amants. » De plus, les indiscrets sont soupçonnés d’intentions mauvaises : ce sont eux qui dénoncent les amants à l’autorité orthodoxe, c’est-à-dire qui révèlent à la censure dogmatique le sens secret des allégories.

Or dans la plupart des poèmes provençaux apparaissent des personnages qualifiés de losengiers (médisants, indiscrets, espions) et que le troubadour couvre d’invectives. Nos savants commentateurs ne savent trop que faire de ces encombrants losengiers, et tentent de s’en débarrasser en affirmant que les amants du douzième siècle tenaient énormément au secret de leurs liaisons (ce qui les distinguerait, sans doute, des amants de tous les autres siècles) ?

g) Enfin, la louange de la mort d’amour est le leitmotiv du lyrisme mystique des Arabes. Ibn-al-Faridh :

« Le repos de l’amour est une fatigue, son commencement une maladie, sa fin la mort.

Pour moi cependant la mort par amour est une vie ; je rends grâce à ma Bien-aimée de me l’avoir offerte. »

« Celui qui ne meurt pas de son amour ne peut en vivre. »

C’est ici le cri même de la mystique occidentale mais aussi du lyrisme provençal. C’est l’oraison jaculatoire de sainte Thérèse : Je meurs de ne pas mourir !

Al Hallaj disait :

« En me tuant vous me ferez vivre, car pour moi c’est mourir que de vivre, et vivre que de mourir. »

La vie, c’est en effet le jour terrestre des êtres contingents et le tourment de la matière ; mais la mort, c’est la nuit de l’illumination, l’évanouissement des formes illusoires, l’union de l’Âme et de l’Aimé, la communion avec l’Être absolu.

Aussi Moïse est-il pour les mystiques arabes le symbole du plus grand Amant, puisqu’on exprimant le désir de voir Dieu sur le Sinaï, il exprima le désir de sa mort. Et l’on conçoit que le terme nécessaire de la voie illuminative d’un Sohrawardi, d’un Hallaj, ait été le martyre religieux au sommet de la joy d’amour :

« Al Hallaj se rendait au supplice en riant. Je lui dis : Maître qu’est cela ? Il répondit : Telle est la coquetterie de la Beauté attirant à elle les amoureux 68. »
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On sait enfin que l’amour platonique fut révéré par une tribu dont le prestige était grand dans le monde arabe, celle des Banou Ohdri où l’on mourait d’amour à force d’exalter le désir chaste, selon le verset du Coran : « Celui qui aime, qui s’abstient de tout ce qui est interdit, qui garde son amour secret, et qui meurt de son secret, celui-là meurt martyr. »

« L’amour ohdri » devint, jusqu’en Andalousie, le nom même de l’amour qui va s’appeler courtois dans le Midi, puis remonter vers le Nord celtique, à la rencontre de Tristan

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Peut-on prouver que la poétique arabe a réellement influencé la cortezia ? Renan écrit en  1863 : « Un abîme sépare la forme et l’esprit de la poésie romane de la forme et de l’esprit de la poésie arabe. » Un autre savant, Dozy, déclare à cette époque qu’on n’a pas prouvé l’influence arabe sur les troubadours, « et qu’on ne la prouvera pas. » Ce ton péremptoire fait sourire.

De Bagdad à l’Andalousie, la poésie arabe est une, par la langue et l’échange continu. L’Andalousie touche aux royaumes espagnols, dont les souverains se mêlent à ceux du Languedoc et du Poitou. L’épanouissement du lyrisme andalou aux dixième et onzième siècles nous est aujourd’hui bien connu. La prosodie précise du zadjal est celle-là même que reproduit le premier troubadour, Guillaume de Poitiers, dans cinq sur onze des poèmes de lui qui nous restent. Les « preuves » de l’influence andalouse sur les poètes courtois ne sont plus à faire 69. Et je pourrais ici remplir des pages de citations d’Arabes et de Provençaux dont nos grands spécialistes de « l’abîme qui sépare » auraient parfois peine à deviner de quel côté des Pyrénées elles furent écrites. La cause est entendue. Mais voici ce qui m’importe.

L’on assiste au douzième siècle dans le Languedoc comme dans le Limousin, à l’une des plus extraordinaires confluences spirituelles de l’Histoire. D’une part, un grand courant religieux manichéen, qui avait, pris sa source en Iran, remonte par l’Asie Mineure et les Balkans jusqu’à l’Italie et la France, apportant sa doctrine ésotérique de la Sophia-Maria et de l’amour pour la « forme de lumière ». D’autre part, une rhétorique hautement raffinée, avec ses procédés, ses thèmes et personnages constants, ses ambiguïtés renaissant toujours aux mêmes endroits, son symbolisme enfin, remonte de l’Irak des çoufis platonisants et manichéisants jusqu’à l’Espagne arabe, et passant par-dessus les Pyrénées, trouve au Midi de la France, une société qui, semble-t-il, n’attendait plus que ces moyens de langage pour dire ce qu’elle n’osait et ne pouvait avouer ni dans la langue des clercs, ni dans le parler vulgaire. La poésie courtoise est née de cette rencontre.

Et c’est ainsi qu’au dernier confluent des « hérésies » de l’âme et de celles du désir, venues du même Orient par les deux rives de la mer civilisatrice, naquit le grand modèle occidental du langage de l’amour-passion.

10. Vue d’ensemble du phénomène courtois. §

Revenant après de longues années sur les problèmes soulevés par les pages qui précèdent, j’éprouve le besoin de rassembler ici tout un faisceau d’observations nouvelles. Le lecteur va juger si elles infirment, ou si au contraire elles élargissent pour mieux l’asseoir ma thèse originelle que je réitère : sur la liaison profonde entre la cortezia et l’atmosphère religieuse du catharisme.

On aura sans doute remarqué que je n’indiquais plus haut que par analogies la nature des relations possibles entre une mystique, une conception religieuse, ou simplement une théorie de l’homme – et une forme lyrique déterminée. (Rapports entre le çoufisme et la poésie courtoise des Arabes ; influence de Freud sur l’école surréaliste). Les polémiques parfois fort vives provoquées par ma thèse, plus ou moins bien comprise 70, les découvertes multipliées depuis quinze ans par les spécialistes de l’amour courtois, du catharisme et du manichéisme, et peut-être l’expérience vécue autant que de nouvelles recherches personnelles, tout cela m’amène aujourd’hui à une conception de la cortezia à peine moins « historique » que celle que j’esquissais plus haut, mais sans doute plus psychologique.

Je rappelais la relation de fait (lieux et dates remarquablement identiques) entre Cathares et troubadours. Je me risquais à dire : il y a là quelque chose, et l’absence de rapports entre ces gens me paraîtrait plus étonnante encore que n’importe quelle hypothèse, « sérieuse » ou non, sur la nature de ces rapports. Mais je me gardais de démontrer le détail précis des influences, à la manière de beaucoup d’historiens pour qui le réel n’est défini que par des documents écrits. J’irai maintenant un peu plus loin, mais dans mon sens, non dans le leur. Je ne prétends pas fonder sur pièces une de ces solutions textuelles et « scientifiques » après quoi, comme le dit Jaspers, « la question ne s’arrête plus devant le mystère et perd stupidement son existence dans la réponse. » Je voudrais au contraire approfondir, tout en la précisant autant qu’il est possible, la problématique de l’amour courtois – parce que je la crois vitale pour l’Occident moderne, et pour notre conduite morale et religieuse.

Je vais donc poser quelques faits, comme un piège. J’éviterai à la fois d’indiquer des relations de cause à effet, et de formuler expressément des conclusions que l’on pourrait citer hors du contexte – accords sans clé – et sur lesquelles, critiques et lecteurs trop pressés se jetteraient en criant : « Des preuves ! » ou « Comme c’est vrai ! »

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1. La Révolution psychique du douzième siècle. – Une hérésie néo-manichéenne, venue du Proche-Orient par l’Arménie et la Bulgarie bogomile, celle des « bonshommes » ou Cathares, ascètes condamnant le mariage mais fondant une « Église d’Amour », opposée à l’Église de Rome 71, envahit rapidement la France, de Reims au Nord et des confins de l’Italie jusqu’à l’Espagne, pour rayonner de là sur toute l’Europe.

Dans le même temps, d’autres mouvements hétérodoxes agitent le peuple et le clergé. Opposant aux prélats ambitieux et aux pompes sacrales de l’Église un spiritualisme épuré, ils aboutissent parfois, plus ou moins consciemment, à des doctrines naturalistes et même matérialistes avant la lettre. Le « qui veut faire l’ange fait la bête » semble illustré par leurs excès ; mais ceux-ci traduisent bien plutôt la nature révolutionnaire des problèmes qui surgissent dans l’époque, l’inordinatio profonde du siècle, dont les plus grands saints et les plus grands docteurs subissent et souffrent la passion au moins autant qu’ils ne parviennent à la transmuer en vertus et en vérités théologiques : saint Bernard de Clairvaux et Abélard sont les pôles de ce drame dans l’Église, et au niveau de la spéculation. Mais hors de l’Église, dans ses marges, dans le peuple auquel ces disputes paraissent lointaines ou incompréhensibles, les oscillations s’amplifient. D’Henri de Lausanne et Pierre de Bruys jusqu’à un Amaury de Bène et aux frères Ortliebiens de Strasbourg, tous condamnent le mariage, – que par ailleurs, le pape-moine Grégoire VII vient d’interdire aux prêtres. En revanche, beaucoup professent que l’homme étant divin, rien de ce qu’il fait avec son corps – cette part du Diable – ne saurait engager le salut de son âme : « Point de péché au-dessous du nombril ! » précise un évêque dualiste, excusant ainsi la licence favorisée ou tolérée par plusieurs sectes.

Une forme toute nouvelle de poésie naît dans le Midi de la France, patrie cathare : elle célèbre la Dame des pensées, l’idée platonicienne du principe féminin, le culte de l’Amour contre le mariage, en même temps que la chasteté.

Saint Bernard de Clairvaux se met en campagne pour combattre le catharisme, fonde un ordre ascétique orthodoxe, face à celui des « bonshommes » ou Parfaits, puis oppose à la cortezia la mystique de l’Amour divin.

De nombreux commentaires du Cantique des Cantiques sont écrits pour les nonnes des premiers couvents de femmes, de l’abbaye de Fontevrault si proche du premier troubadour – c’est le comte Guillaume de Poitiers – jusqu’au Paraclet d’Héloïse. Cette mystique épithalamique se retrouve à la fois chez Bernard de Clairvaux, Hughes de Saint-Victor et Abélard lui-même.

Héloïse et Abélard vivent d’abord, puis publient largement en poèmes courtois et en lettres, le premier grand roman d’amour-passion de notre histoire.

Jaufré Rudel va mourir dans les bras de la comtesse de Tripoli, « princesse lointaine » qu’il aime sans l’avoir jamais vue.

Et Joachim de Flore annonce que l’Esprit Saint, dont l’ère est imminente, s’incarnera dans une Femme.

Tout cela se passe dans la réalité, ou dans les imaginations qui la conforment, aux lieux et au temps où se nouent la légende et le mythe de la passion mortelle : Tristan.

À cette montée puissante et comme universelle de l’Amour et du culte de la Femme idéalisée, l’Église et le clergé ne pouvaient manquer d’opposer une croyance et un culte qui répondissent au même désir profond, surgi de l’âme collective. Il fallait « convertir » ce désir, tout en se laissant porter par lui, mais comme pour mieux le capter dans le courant puissant de l’orthodoxie 72. De là les tentatives multipliées, dès le début du douzième siècle, pour instituer un culte de la Vierge. Marie reçoit généralement, dès cette époque, le titre de regina cœli, et c’est en Reine désormais que l’art va la représenter. À la « Dame des Pensées » de la cortezia, on substituera « Notre-Dame ». Et les ordres monastiques qui apparaissent alors sont des répliques aux ordres chevaleresques : le moine est « chevalier de Marie ». En 1140, à Lyon, les chanoines établissent une fête de l’Immaculée-Conception de Notre-Dame. Saint Bernard de Clairvaux eut beau protester dans une lettre fameuse contre « cette fête nouvelle que l’usage de l’Église ignore, que la raison n’approuve pas, que la tradition n’autorise point… et qui introduit la nouveauté, sœur de la superstition, fille de l’inconstance ». Et saint Thomas eut beau, cent ans plus tard, écrire de la manière la plus précise : « Si Marie eût été conçue sans péché, elle n’aurait pas eu besoin d’être rachetée par Jésus-Christ. » Le culte de la Vierge répondait à une nécessité d’ordre vital pour l’Église menacée et entraînée… La papauté, plusieurs siècles plus tard, ne put que sanctionner un sentiment qui n’avait pas attendu le dogme pour triompher dans tous les arts.

Enfin, voici un dernier trait dont on verra qu’il est tout impossible de le rattacher latéralement aux précédents. C’est au douzième siècle que s’atteste en Europe une modification radicale du jeu d’échecs, originaire de l’Inde. Au lieu des quatre rois qui dominaient le jeu primitif, on voit la Dame (ou Reine) prendre le pas sur toutes les pièces, sauf sur le Roi, celui-ci se trouvant d’ailleurs réduit à sa moindre puissance d’action réelle, tout en demeurant l’enjeu final et le personnage sacré.

 

2. Œdipe et les dieux. – Freud désigne du nom d’Œdipe le complexe composé dans l’inconscient par l’agressivité du fils contre le père (obstacle à l’amour pour la mère) et par le sentiment de culpabilité qui en résulte. Le poids de l’autorité patriarcale réduit le fils au conformisme social et moral ; le poids de l’interdit lié à la mère (donc au principe féminin) inhibe l’amour : tout ce qui touche à la femme reste « impur ». Ce complexe de sentiments œdipiens est d’autant plus contraignant que la structure sociale est plus solide, la puissance du père plus assurée, et le dieu dont le père tient ses pouvoirs plus révéré.

Imaginons maintenant un état de la société où le principe de cohésion se relâche ; où la puissance économique détenue par le père se voit divisée ; où la puissance divine se divise elle-même, soit en une pluralité de dieux, comme en Grèce, soit en un couple dieu-déesse, comme en Égypte, soit enfin comme dans le manichéisme, en un Dieu bon qui est pur esprit et un Démiurge qui domine la matière et la chair. La compulsion qui créait le complexe œdipien faiblit d’autant. La haine pour le père se concentre sur le démiurge et sur son œuvre : matière, chair, sexualité procréatrice, – tandis qu’un sentiment d’adoration purifiée peut se porter sur le Dieu-Esprit. En même temps, l’amour pour la femme se trouve partiellement libéré : il peut enfin s’avouer sous la forme d’un culte rendu à l’archétype divin de la femme, à condition que cette Déesse-Mère ne cesse pas d’être virginale, qu’elle échappe donc à l’interdit maintenu sur la femme de chair. L’union mystique avec cette divinité féminine devient alors une participation à la puissance légitime du Dieu lumineux, un « endieusement », c’est-à-dire littéralement un enthousiasme libérateur unifiant l’être, le « consolant 73 ».

 

3. Une illustration. – Au douzième siècle, l’on assiste dans le Midi de la France à un relâchement notable du lien féodal et patriarcal (partage égal des domaines entre tous les fils, ou « pariage », d’où perte d’autorité du Suzerain) ; à une sorte de pré-Renaissance individualiste ; à l’invasion d’une religion dualiste ; enfin, à cette montée puissante du culte de l’Amour, dont je viens de rappeler les manifestations.

Nous voici donc devant une réalisation (ou épiphanie dans l’Histoire) du phénomène que nous venons d’imaginer au paragraphe précédent.

Si nous cherchons à nous représenter la situation psychique et éthique de l’homme en ce temps-là, nous constatons d’abord qu’il se trouve impliqué bon gré mal gré dans la lutte qui divise profondément la société, les pouvoirs, les familles, et les individus eux-mêmes : celle qui oppose l’hérésie partout présente et l’orthodoxie romaine battue en brèche. Du côté cathare, le mariage et la sexualité sont condamnés sans rémission par les Parfaits ou « consolés », mais demeurent tolérés dans le cas des simples croyants, c’est-à-dire de l’immense majorité des hérétiques. Du côté catholique, le mariage est tenu pour sacrement, cependant qu’il repose en fait sur des bases d’intérêt matériel et social, et se voit imposé aux époux sans qu’il soit tenu compte de leurs sentiments.

En même temps, le relâchement de l’autorité et des pouvoirs ménage, comme nous l’avons vu, une possibilité nouvelle d’admettre la femme, mais sous le couvert d’une idéalisation, voire d’une divinisation du principe féminin. Ce qui ne peut qu’aviver la contradiction entre les idéaux (eux-mêmes en conflit !) et la réalité vécue. La psyché et la sensualité naturelles se débattent entre ces attaques convergentes, ces condamnations antithétiques, ces contraintes théoriques et pratiques, ces libertés très obscurément pressenties dans leur fascinante nouveauté…

C’est au cœur de cette situation inextricable, c’est comme une résultante de tant de confusions qui devaient s’y nouer, qu’apparaît la cortezia, « religion » littéraire de l’Amour chaste, de la femme idéalisée, avec sa « piété » particulière, la joy d’amors, ses « rites » précis, la rhétorique des troubadours, sa morale de l’hommage et du service, sa « théologie » et ses disputes théologiques, ses « initiés », les troubadours, et ses « croyants », le grand public cultivé ou non, qui écoute les troubadours et fait leur gloire mondaine dans toute l’Europe. Or nous voyons cette religion de l’amour ennoblissant célébrée par les mêmes hommes qui persistent à tenir la sexualité pour « vilaine » ; et nous voyons souvent dans le même poète un adorateur enthousiaste de la Dame, qu’il exalte, et un contempteur de la femme, qu’il rabaisse : qu’on se rappelle seulement les vers d’un Marcabru ou ceux d’un Rambaut d’Orange cités plus haut 74.

Chose curieuse, les troubadours chez lesquels nous constatons cette contradiction, ne s’en plaignent pas ! On dirait qu’ils ont trouvé le secret d’une conciliation vivante des inconciliables. Ils semblent refléter, mais en la surmontant, la division des consciences, (elle-même productrice de mauvaise conscience) dans la grande masse d’une société partagée non seulement entre la chair et l’esprit, mais encore entre l’hérésie et l’orthodoxie, et au sein même de l’hérésie, entre l’exigence des Parfaits et la vie réelle des Croyants…

Citons là-dessus l’un des plus sensibles interprètes modernes de la cortezia, René Nelli : « Presque toutes les dames du Carcassès, du Toulousain, du Foix, de l’Albigeois étaient « croyantes » et savaient – bien qu’elles fussent mariées – que le mariage était condamné par leur Église. Beaucoup de troubadours – cela n’est pas douteux – étaient cathares ou, du moins, très au courant des idées qui étaient dans l’air depuis deux cents ans. Dans tous les cas, ils chantaient pour des châtelaines, dont il fallait apaiser par des chansons la mauvaise conscience, et qui leur demandaient non pas tant une illusion d’amour sincère qu’un antipode spirituel au mariage où elles avaient été contraintes. »

Le même auteur ajoute qu’à son avis, « il n’est pas question de voir dans la chasteté, ainsi feinte, une habitude réelle ni un reflet des mœurs », mais seulement « un hommage « religieux » (et formaliste) rendu par l’imperfection à la perfection », c’est-à-dire par les troubadours et par les croyants inquiets à la morale des Parfaits.

Mais enfin, dit le sceptique d’aujourd’hui, que peut bien signifier au concret cette « chasteté » prônée par des jongleurs ? Et comment expliquer le succès si rapide d’une prétendue morale à ce point ambiguë, dans un Languedoc, une Italie du Nord, une Germanie rhénane, une Europe tout entière enfin, où les passions « religieuses » et la théologie n’occupaient tout de même pas le plus clair de la vie, et n’avaient tout de même pas supprimé toute espèce d’impulsions naturelles ?

Les modernes, en effet, depuis Rousseau, croient qu’il existe une sorte de nature normale, à laquelle la culture et la religion seraient venues surajouter leurs faux-problèmes… Cette illusion touchante peut les aider à vivre, mais non pas à comprendre leur vie. Car tous, tant que nous sommes, sans le savoir, menons nos vies de civilisés dans une confusion proprement insensée de religions jamais tout à fait mortes, et rarement tout à fait comprises et pratiquées ; de morales jadis exclusives mais qui se superposent ou se combinent à l’arrière-plan de nos conduites élémentaires ; de complexes ignorés mais d’autant plus actifs ; et d’instincts hérités bien moins de quelque nature animale que de coutumes totalement oubliées, devenues traces ou cicatrices mentales, tout inconscientes et, de ce fait, aisément confondues avec l’instinct. Elles furent tantôt des artifices cruels, tantôt des rites sacrés ou des gestes magiques, parfois aussi des disciplines profondes élaborées par des mystiques lointaines à la fois dans le temps et dans l’espace.

 

4. Une technique de la « chasteté ». – À partir du sixième siècle se répand rapidement dans l’Inde entière, tant hindouiste que bouddhiste, une école ou mode religieuse dont l’influence s’épanouira pendant des siècles. « Du point de vue formel, le tantrisme se présente comme une nouvelle manifestation triomphante du shaktisme. La force secrète (shakti) qui anime le cosmos et soutient les dieux (en premier lieu Çiva et Bouddha)… est fortement personnifiée : c’est la Déesse, Épouse et Mère… Le dynamisme créateur revient à la Déesse… Le culte se concentre autour de ce principe cosmique féminin ; la méditation tient compte de ses « pouvoirs », la délivrance devient possible par la shakti… Dans certaines sectes tantriques, la femme devient elle-même une chose sacrée, une incarnation de la Mère. L’apothéose religieuse de la femme est commune d’ailleurs à tous les courants mystiques du moyen âge indien… Le tantrisme est par excellence une technique, bien que fondamentalement il soit une métaphysique et une mystique… La méditation éveille certaines forces occultes qui dorment en chaque homme et qui, une fois éveillées, transforment le corps humain en un corps mystique 75. » Il s’agit, par le cérémonial du yoga tantrique (contrôle de la respiration, répétitions de mantras ou formules sacrées, méditation sur des mandalas ou images enfermant les symboles du monde et des dieux) de transcender la condition humaine.

Le tantrisme bouddhique trouve des analogies précises dans le Hathayoga hindou, technique du contrôle du corps et de l’énergie vitale. C’est ainsi que certaines postures (mûdras) décrites par le Hathayoga ont pour but « d’utiliser comme moyen de divinisation et ensuite d’intégration, d’unification finale, la fonction par excellence humaine, celle-là même qui détermine le cycle incessant des naissances et des morts, la fonction sexuelle 76 ».

Ainsi parle Çiva 77 : « Pour mes dévots, je vais décrire le geste de l’Éclair (vajroli mûdra) qui détruit la Ténèbre du monde et doit être tenu pour le secret des secrets. » Les précisions données par le texte font allusion à une technique de l’acte sexuel sans consommation, car « celui qui garde (ou reprend) sa semence dans son corps, qu’aurait-il à craindre de la mort ? » comme le dit un Upanishad.

Dans le tantrisme, la maithuna (union sexuelle cérémonielle) devient un exercice yogique. Mais la plupart des textes qui la décrivent « sont écrits dans un langage intentionnel, secret, obscur, à double sens, dans lequel un état de conscience est exprimé par un terme érotique 78 » – ou l’inverse aussi bien. À tel point « qu’on ne peut jamais préciser si maithuna est un acte réel ou simplement une allégorie ». De toute manière, le but est le « suprême grand bonheur… la joie de l’anéantissement du moi ». Et cette « béatitude érotique », obtenue par l’arrêt non du plaisir mais de son effet physique, est utilisée comme expérience immédiate pour obtenir l’état nirvanique. « Autrement, nous rappellent les textes, le dévot devient la proie de la triste loi karmique, comme n’importe quel débauché. »

Mais la femme, dans tout cela ? Elle reste objet d’un culte. Considérée comme « source unique de joie et de repos, l’amante synthétise toute la nature féminine, elle est mère, sœur, épouse, fille… elle est le chemin du salut 79 ». Ainsi le tantrisme apporte cette nouveauté qui consiste à « expérimenter la transsubstantialisation du corps humain à l’aide de l’acte même qui, pour n’importe quel ascétisme, symbolise l’état par excellence du péché et de la mort : l’acte sexuel 80. » Mais l’acte est toujours décrit comme étant celui de l’homme. La femme reste passive, impersonnelle, pur principe, sans visage et sans nom.

Une école mystique du tantrisme tardif, le Sahajiyâ, « amplifie l’érotique rituelle jusqu’à des proportions étonnantes… On y accorde une grande importance à toute sorte d’ « amour » et le rituel de maithuna apparaît comme le couronnement d’un lent et difficile apprentissage ascétique… Le néophyte doit servir la « femme dévote » pendant les quatre premiers mois, comme un domestique, dormir dans la même chambre qu’elle, puis à ses pieds. Pendant les quatre mois suivants et tout en continuant à la servir comme avant, il dort dans le même lit, du côté gauche. Pendant encore quatre mois, il dormira du côté droit, après ils dormiront enlacés, etc. Tous ces préliminaires ont pour but « l’autonomisation » de la volupté – considérée comme l’unique expérience humaine qui peut réaliser la béatitude nirvanique et la maîtrise des sens, i. e. l’arrêt séminal 81 ».

Des pratiques similaires sont prescrites par le taoïsme, mais en vue de prolonger la jeunesse et la vie en économisant le principe vital, plutôt que de conquérir la liberté spirituelle par la déification du corps. La « chasteté » tantrique consiste donc à faire l’amour sans le faire, à rechercher l’exaltation mystique et la béatitude à travers une Elle qu’il s’agit de « servir » en posture humiliée, mais en gardant cette maîtrise de soi dont la perte pourrait se traduire par un acte de procréation, lequel ferait retomber le chevalier servant dans la réalité fatale du Karma.

 

5. La joie d’amour. – En contraste indéniable avec ces textes mystiques et cette abstruse technique psycho-physiologique, citons maintenant quelques chansons de « légers troubadours méridionaux », grands seigneurs amateurs ou jongleurs besogneux, que les romanistes unanimes nous décrivent comme de purs « rhétoriqueurs 82 ».

D’Amour, je sais qu’il donne aisément grande joie à celui qui observe ses lois, dit le premier des troubadours connus, Guillaume, sixième comte de Poitiers et neuvième duc d’Aquitaine, qui mourut en 1127. Dès le début du douzième siècle, ces « lois d’Amour » sont donc déjà fixées, comme un rituel. Ce sont Mesure, Service, Prouesse, Longue Attente, Chasteté, Secret et Merci, et ces vertus conduisent à la Joie, qui est signe et garantie de Vray Amor.

Voici Mesure et Patience :

De courtoisie peut se vanter celui qui sait garder Mesure… Le bien-être des amoureux consiste en Joie, Patience et Mesure… J’approuve que ma dame me fasse longtemps attendre et que je n’aie point d’elle ce qu’elle m’a promis. (Marcabru.)

Voici le Service de la Dame :

Prenez ma vie en hommage, belle et dure merci, pourvu que vous m’accordiez que par vous au ciel je tende ! (Uc de Saint-Circ.)
Chaque jour je m’améliore et me purifie, car je sers et révère la plus gente dame du monde. (Arnaut Daniel.)

(De même, le troubadour arabe Ibn Dâwoud disait : « La soumission à l’aimée est la marque naturelle d’un homme courtois. »)

Voici la Chasteté :

Celui qui se dispose à aimer d’amour sensuel se met en guerre avec lui-même, car le sot après avoir vidé sa bourse fait triste contenance ! (Marcabru.)
Écoutez ! Sa voix (d’Amour) paraîtra douce comme le chant de la lyre, si seulement vous lui coupez la queue ! 83. (Marcabru.)

Chasteté délivre de la tyrannie du désir en portant le Désir (courtois) à l’extrême :

Par excès de désir, je crois que je me l’enlèverai, si l’on peut rien perdre à force de bien aimer. (Arnaut Daniel.)

(De même, Ibn Dâwoud louait la chasteté pour son pouvoir « d’éterniser le désir ».)

C’est au comble de l’amour (vrai) et de sa « joie » que Jaufré Rudel se sent le plus éloigné de l’amour coupable et de son « angoisse ». Il va plus loin dans la libération : la présence physique de l’objet aimé lui deviendra bientôt indifférente :

J’ai une amie, mais je ne sais qui elle est, car jamais de par ma foi je ne la vis… et je l’aime fort… Nulle joie ne me plaît autant que la possession de cet amour lointain.

La « joie d’Amour » n’est pas seulement libératrice du désir dominé par Mesure et Prouesse, elle est aussi Fontaine de Jouvence :

Je veux garder (ma dame) pour me rafraîchir le cœur et renouveler mon corps, si bien que je ne puisse vieillir… Celui-là vivra cent ans qui réussira à posséder la joie de son amour. (Guillaume de Poitiers.)

Je n’ai cité que des poètes de la première et de la seconde génération des troubadours (1120 à 1180 environ). Au treizième siècle, ceux de la dernière génération expliciteront ce que leurs modèles avaient chanté. « Ce n’est plus de l’amour courtois, si on le matérialise ou si la Dame se rend comme récompense », écrit Daude de Prades, qui cependant ne craint pas de donner des précisions sur les gestes érotiques que l’on peut se permettre avec cette Dame. Et Guiraut de Calenson :

Dans le palais où elle siège (la Dame) sont cinq portes : celui qui peut ouvrir les deux premières passe aisément les trois autres, mais il lui est difficile d’en sortir, il vit dans la joie, celui qui peut y rester. On y accède par quatre degrés très doux, mais là n’entrent ni vilains ni malotrus, ces gens-là sont logés dans le faubourg, lequel occupe plus de la moitié du monde.

Celui que l’on nomme parfois le dernier troubadour, Guiraut Riquier, donnera de ces vers le commentaire suivant : « Les cinq Portes sont Désir, Prière, Servir, Baiser et Faire, par où Amour périt. » Les quatre degrés sont « honorer, dissimuler, bien servir, patiemment attendre 84 ».

Quant à Faux Amour, il se voit vertement dénoncé par Marcabru et ses successeurs, en des termes qui peuvent éclairer indirectement sur la nature de l’amour vrai ou du moins sur certains de ces aspects. Et tout d’abord, dit Marcabru, « Il lie partie avec le Diable, celui qui couve Faux Amour ». (Et en effet, le Diable n’est-il pas le père de la création matérielle… et de la procréation, selon le catharisme ?) Les adversaires du vrai Amour sont les « homicides, traîtres, simoniaques, enchanteurs, luxurieux, usuriers… les maris trompeurs, les faux juges et les faux témoins, les faux prêtres, faux abbés, fausses recluses et faux reclus 85 ». Ils seront détruits, « soumis à toute ruine », et tourmentés en enfer.

Noble Amour a promis qu’il en serait ainsi, là sera la lamentation des désespérés.

Ah ! noble Amour, source de bonté, par qui le monde entier est illuminé, je te crie merci. Contre ces clameurs gémissantes, défends-moi, de peur que je ne sois retenu là-bas (en enfer) ; en tous lieux je me tiens pour ton prisonnier et, réconforté par toi sur toutes choses, j’espère que tu seras mon guide.

Enfin, contre certains des troubadours qui sans doute abusaient trop souvent des ambiguïtés ménagées par le « service » d’amour courtois, Cercamon n’hésite pas à écrire en mettant les points sur les i : « Ces troubadours, en mêlant la vérité au mensonge, corrompent les amants, les femmes et les époux. Ils vous disent qu’Amour va de travers, et c’est pourquoi les maris deviennent jaloux et les dames sont dans l’angoisse… Ces faux servants font qu’un grand nombre abandonnent Mérite et éloignent d’eux Jeunesse. »

Quelles que soient les réalités ou l’absence de réalités « matérielles » qui aient pu correspondre, en ces temps, à de telles précisions de langage, la rhétorique courtoise et son système de vertus, de péchés, de louanges et d’interdits, demeure un fait patent : il suffit de lire. Elle va servir aux romanciers du Nord, ceux du cycle d’Arthur, du Graal, et de Tristan, pour décrire des actions et des drames, et non plus seulement pour chanter ce que l’on pourrait encore tenir, chez les troubadours du Midi, pour une pure fantasmagorie sentimentale.

 

6. Excuse aux historiens. – Je ne crois guère à l’histoire « scientifique » comme critère des réalités qui m’intéressent dans cet ouvrage. Je lui laisse le soin d’affirmer que telle « filiation » reste indémontrable « dans l’état actuel de nos connaissances », reste donc incroyable jusqu’à nouvel avis. Je cherche un sens, donc des analogies illustratives et illuminatives. Et je ne prétends aucunement confirmer une thèse quelconque en appelant l’attention du lecteur sur certains faits que la « science sérieuse » tient aujourd’hui pour établis. Simplement, je les crois de nature à nourrir l’imagination. Voici deux de ces faits sur quoi l’on peut rêver.

La Pantcha Tantra, recueil de contes bouddhistes, fut traduite au sixième siècle du sanscrit en pehlevi, par un médecin de Chosroès Ier, roi de Perse. De là, on peut suivre son progrès rapide vers l’Europe à travers une série de traductions en syriaque, en arabe, en latin, en espagnol, etc. Au dix-septième siècle, La Fontaine la lira en français, dans une nouvelle traduction du persan faite sur une ancienne version arabe.

Le périple du Roman de Barlaam et Josaphat est encore plus surprenant. Sous sa forme connue de nos jours, c’est l’histoire romancée de l’évolution spirituelle qui conduit Josaphat, prince indien, à découvrir et adopter le christianisme, dont les mystères lui sont communiqués par le « bonhomme » Barlaam. La version qui nous est restée, en provençal du quatorzième siècle, quoique orthodoxe dans les grandes lignes, porte des traces indiscutables de manichéisme. Selon l’école néo-cathare française, les hérétiques du douzième siècle auraient connu une version non amendée par les catholiques, et plus proche de l’original. Que cette hypothèse soit un jour vérifiée ou non, il n’en reste pas moins que l’origine manichéenne du Roman est attestée par les fragments de son texte original (en langage ouigour du huitième siècle) retrouvés dans le Turkestan oriental. Et l’on peut suivre la transformation des noms hindous « Baghavan » et « Boddisattva » (le Bouddha) en « Barlaam » et « Josaphat », en passant par les formes arabes « Balawhar va Budhâsaf » (var. Yudhâsaf).

Innombrables sont les exemples de relations entre l’Orient et l’Occident médiéval. J’ai choisi ces deux cas, solidement attestés, parce qu’ils réfutent le préjugé moderne en vertu duquel toute communication entre le tantrisme ou le manichéisme bouddhiste et les hérésies du Midi doit apparaître « hautement fantaisiste et improbable »

 

7. En lieu et place de conclusions définitives. – L’amour courtois ressemble à l’amour encore chaste – et d’autant plus brûlant – de la première adolescence. Il ressemble aussi à l’amour chanté par les poètes arabes, homosexuels pour la plupart, comme le furent plusieurs troubadours. Il s’exprime dans des termes qui seront repris par presque tous les grands mystiques de l’Occident. Il nous semble parfois se réduire à des fadaises sophistiquées, dans le goût des petites cours du moyen âge. Il peut être purement rêvé, et beaucoup se refusent à y voir autre chose qu’un tournoi verbal. Il peut traduire aussi les réalités précises, mais non moins ambiguës, d’une certaine discipline érotico-mystique dont l’Inde, la Chine et le Proche-Orient surent les recettes. Tout cela me paraît vraisemblable, tout cela peut être « vrai » aux divers sens du mot, et simultanément, et de plusieurs manières. Tout cela nous aide à mieux comprendre – si rien ne suffit à l’ « expliquer » – l’amour courtois.

Au terme de l’espèce de contre-enquête à laquelle je viens de me livrer, et compte tenu des objections les plus sensées que firent à ma thèse minima les partisans d’écoles au moins diverses, me voici ramené par une sorte de spirale au-dessus de mes premières constatations : l’amour courtois est né au douzième siècle, en pleine révolution de la psyché occidentale.

Il a surgi du même mouvement qui fit remonter au demi-jour de la conscience et de l’expression lyrique de l’âme, le Principe Féminin de la shakti, le culte de la Femme, de la Mère, de la Vierge. Il participe de cette épiphanie de l’Anima, qui figure à mes yeux, dans l’homme occidental, le retour d’un Orient symbolique. Il nous devient intelligible par certaines de ses marques historiques : sa relation littéralement congénitale avec l’hérésie des Cathares, et son opposition sournoise ou déclarée au concept chrétien du mariage. Mais il nous resterait indifférent s’il n’avait gardé dans nos vies, au travers des nombreux avatars dont nous allons décrire la procession, une virulence intime, perpétuellement nouvelle.

11. De l’Amour courtois au roman breton. §

Remontons maintenant du Midi vers le Nord : nous découvrons dans le roman breton – Lancelot, Tristan et tout le cycle arthurien – une transposition romanesque des règles de l’amour courtois et de sa rhétorique à double sens. « C’est du contact des légendes exotiques avec les idées courtoises que naquit le premier roman courtois », écrit M. E. Vinaver. Ces légendes « exotiques », c’étaient les vieux mystères sacrés des Celtes, plus qu’à demi oubliés d’ailleurs par un Béroul ou un Chrétien de Troyes, et quelques éléments de mythologie grecque.

On a longtemps polémisé sur l’autonomie relative des deux littératures du Nord et du Midi. Il semble bien que la question soit actuellement résolue : c’est bien le Midi roman qui a donné son style et sa doctrine de l’amour aux « romanciers » du cycle de la Table ronde. Et l’on peut suivre les voies de cette transmission dans les documents historiques.

Aliénor de Poitiers, quittant sa cour d’amour languedocienne, avait épousé Louis VII, puis en l’an 1154, Henri II Plantagenet, roi d’Angleterre 86. Elle emmenait avec elle ses troubadours. C’est par elle et par eux entre autres que les trouvères anglo-normands reçurent le code et le secret de l’amour courtois 87. Chrétien de Troyes déclare tenir le fond et l’esprit de ses romans de la comtesse Marie de Champagne, fille d’Aliénor, célèbre par sa cour d’amour où le mariage fut condamné. Chrétien avait écrit un Roman de Tristan dont les manuscrits sont perdus. Béroul était Normand, Thomas était Anglais. Et en retour, la légende de Tristan se répandit très largement dans le Midi.

Cette interaction si rapide peut s’expliquer par une ancienne parenté entre le Midi précathare et les Celtes gaéliques et bretons. Nous avons vu que la religion druidique, d’où sont issues les traditions des bardes et filids, enseignait une doctrine dualiste de l’Univers, et faisait de la femme un symbole du divin.

Et c’est dans le fonds celtibérique que l’hérésie chrétienne des « purs » a puisé certains traits de sa mythologie. Que celle-ci ait revêtu chez les poètes du Nord des couleurs assombries et plus tragiques, c’est naturel. Taranis, dieu du ciel orageux, supplante Lug, dieu du ciel lumineux. Et bien que la doctrine courtoise rejoignît et fît ressurgir d’anciennes traditions autochtones, elle n’en était pas moins pour les trouvères une chose apprise : d’où les erreurs qu’ils commirent bien souvent.

Il est d’ailleurs extrêmement délicat de préciser les causes et l’importance exacte de ces erreurs. Est-ce un défaut d’initiation ? Est-ce une tradition imparfaite ? Ou encore une tendance hérétique au sein de l’hérésie même, un essai plus ou moins sincère de retour vers l’orthodoxie 88 ? Ou simplement, une « profanation » des thèmes courtois, que les trouvères auraient utilisés sans grands scrupules à d’autres fins que les troubadours ? Dans l’attente de recherches plus approfondies sur tous ces points, bornons-nous à remarquer que les romans bretons sont tantôt plus « chrétiens » et tantôt plus « barbares » que les poèmes des troubadours, dont ils sont cependant inspirés de la manière la plus incontestable.

Nous ne savons si Chrétien de Troyes a bien compris les lois d’amour que lui enseignait Marie de Champagne. Nous ne savons dans quelle mesure il a voulu que ses romans fussent des chroniques secrètes de l’Église persécutée (thèse de Rahn, Péladan et Aroux) ou de simples allégories illustrant la morale et la mystique courtoise (comme j’inclinerais à le penser). Toutes les hypothèses sont permises en l’absence de documents dont on voit bien pourquoi ils font défaut : trop d’intérêts se trouvaient ligués contre la diffusion de l’hérésie, sans parler de sa volonté de demeurer ésotérique. Quoi qu’il en soit, Chrétien de Troyes a notablement déformé la signification des mythes qu’il conte.

La légende du Graal, par exemple : Suhtschek y voit un mythe manichéen venu de l’Iran ; Otto Rahn une chronique déguisée des Cathares. (Parzival, fils d’Herzeloïde, femme du Castis, chez Wolfram d’Eschenbach, serait le comte Ramon Roger Trencavel, fils d’Adélaïde de Carcassonne et d’Alphonse le Chaste, roi d’Aragon. – Trencavel signifie : « qui tranche bellement », et Wolfram traduit le nom de Parzival par « Schneid mitten durch » : « perce bellement ».) Ces deux interprétations se contredisent bien moins qu’elles ne se complètent 89. Elles ont l’avantage décisif de rendre compte de bien des bizarreries de la légende et de son attirail symbolique. Faut-il penser, avec un transcripteur moderne, qu’ « il est fort vraisemblable que Chrétien de Troyes n’était pas instruit du sens païen et secret de ces traits mystérieux qu’il rapportait 90 » ? Ou bien se vit-il contraint de déguiser ce sens, en sorte que seuls les initiés pussent démêler la fantaisie et la doctrine, l’ornement romanesque et la chronique réelle ? Si ce fut le cas, il n’y réussit que trop bien, puisque Robert de Boron, son continuateur, n’hésite pas à christianiser les symboles jusqu’à faire du Graal le vase qui reçut le sang du Christ, et de la Table ronde une sorte d’autel pour la Sainte Cène. Cependant, même dans le grand roman de Lancelot (qui date de 1225 environ) le symbolisme et l’allégorie sont évidents, si saugrenues que puissent paraître les interprétations que donne l’auteur lui-même, après chaque épisode. Il est une de ces interprétations que je crois utile de citer, car l’origine cathare y transparaît nettement, malgré l’ignorance de l’auteur. Lancelot errant par la haute forêt parvient à un carrefour. Il hésite entre le chemin de gauche et celui de droite. Il s’engage dans celui de gauche, malgré l’avertissement gravé sur une croix qui se dresse devant lui. Bientôt survient un chevalier à l’armure blanche qui le renverse de son cheval et le dépouille de sa couronne. Lancelot tout déconfit rencontre un prêtre et se confesse. « Je vous dirai la signifiance de ce qui vous est advenu, dit le prud’homme. La voie de droite que vous avez dédaignée au carrefour, était celle de la chevalerie terrienne, où vous avez longtemps triomphé ; celle de gauche était la voie de la chevalerie célestielle, et il ne s’agit plus là de tuer des hommes et d’abattre des champions par forces d’armes : il s’agit des choses spirituelles. Et vous y prîtes la couronne d’orgueil : c’est pourquoi le chevalier vous renversa si facilement, car il représentait justement le péché que vous veniez de commettre 91. »

Libre après cela aux historiens de la littérature de parler d’aventures incroyables, de merveilleux facile, de naïvetés touchantes, de fraîcheur primitive, etc. « Poèmes incohérents, personnages sans caractères ni couleurs, mannequins dont les froides aventures s’enchaînent à l’infini » nous dit de ces légendes l’un de leurs meilleurs adaptateurs modernes ! Ainsi s’est répandue l’opinion fort étrange que les poètes bretons n’étaient en somme que des amuseurs un peu niais, dont le succès demeure incompréhensible à notre esprit si pénétrant et averti. Un peu plus de pénétration nous ferait voir au contraire que la vraie barbarie est dans la conception moderne du roman, photographie truquée de faits insignifiants, alors que le roman breton procède d’une cohérence intime dont nous avons perdu jusqu’au pressentiment. En vérité, tout « signifie », dans ces aventures merveilleuses, tout est symbole ou délicate allégorie, et seuls les ignorants s’arrêtent à l’apparence puérile du conte, destinée justement à masquer le sens profond aux regards superficiels, non avertis.

Mais quand bien même les trouvères seraient inférieurs aux troubadours dans la connaissance mystique, ils n’ont pas introduit dans leurs romans que des erreurs. Ils ont traité un thème nouveau, celui de l’amour physique, c’est-à-dire de la faute. (Et j’entends bien la faute au sens « courtois », non pas au sens de la morale chrétienne.) Les ouvrages de Chrétien de Troyes ne sont pas seulement des poèmes d’amour, comme on le répète, mais de véritables romans. C’est qu’à la différence des poèmes provençaux, ils s’attachent à décrire les trahisons de l’amour, au lieu d’exprimer seulement l’élan de la passion dans sa pureté mystique. Le point de départ de Lancelot – comme de Tristan – c’est le péché contre l’amour courtois, la possession physique d’une femme réelle, la « profanation » de l’amour. Et c’est à cause de cette faute initiale que Lancelot ne trouvera pas le Graal, et sera cent fois humilié quand il errera dans la voie céleste. Il a choisi la voie terrienne, il a trahi l’Amour mystique, il n’est pas « pur ». Seuls les « purs » et les vrais « sauvages » comme Bohor, Perceval et Galaad parviendront à l’initiation. Il est clair que la description de ces errements et de leurs punitions exigeait la forme du récit, et non plus de la simple chanson.

Dans Tristan, la faute initiale est douloureusement rachetée par une longue pénitence des amants. C’est pourquoi le roman finit « bien » – au sens de la mystique cathare – c’est-à-dire aboutit à la double mort volontaire 92.

Ainsi s’explique par des raisons spirituelles la formation d’un genre nouveau – le roman – qui ne deviendra proprement littéraire que par la suite, quand il se détachera du mythe provisoirement exténué – au début du dix-septième siècle.

12. Des mythes celtiques au roman breton. §

Tristan nous apparaît comme le plus purement courtois des romans bretons, en ce sens que la part épique – combats et intrigues – y est réduite au minimum, tandis que le développement tragique de la doctrine religieuse détermine à lui seul la courbe puissante et simple du récit.

Mais en même temps, Tristan est le plus « breton » des romans courtois, en ce sens qu’on y trouve incorporés des éléments religieux et mythiques d’origine très nettement celtique, bien plus nombreux et plus exactement identifiables que dans les romans de la Table ronde.

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Hubert note très bien à propos de la littérature galloise que « c’est un miracle qu’elle contienne des éléments de religion brittonique : elle s’est formée dans un pays chrétien, romanisé, puis colonisé par les Irlandais 93 ». Le miracle est cependant attesté par un grand nombre d’incidents mis en œuvre par Béroul et Thomas, et qui ne trouvent d’explication que dans les récentes découvertes de l’archéologie celtique. À vrai dire, le pouvoir poétique de ces éléments religieux était tel qu’on s’explique assez bien leur survivance, même dans un monde qui avait perdu la foi des druides, et oublié le sens de leurs mystères.

Dans le cycle des légendes irlandaises, nous trouvons un grand nombre de récits qui racontent le voyage d’un héros au pays des morts. Ce héros, Bran, Cuchulainn, ou Oisin, « est attiré par une mystérieuse beauté : il s’embarque sur une barque magique » et parvient à une terre merveilleuse. « Il se lasse à la fin de ce séjour, veut revenir. C’est finalement pour mourir » 94. Nous avons là l’origine évidente de la première navigation à l’aventure de Tristan malade, en quête du baume magique.

D’autre part, plusieurs récits de ce cycle irlandais figurent les prototypes assez exacts des situations du Roman de Tristan. Far exemple, dans l’idylle tragique de Diarmaia et Grainne, les deux amants se sauvent dans la forêt où le mari les poursuit. Dans Bailé et Aillinn, ils se donnent rendez-vous en un lieu désert, où la mort les précède, empêchant leur réunion « car il était prédit par les druides qu’ils ne se rencontreraient pas dans leur vie, mais qu’ils se rencontreraient après la mort, pour ne jamais se séparer » 95.

Il serait aisé de multiplier ces comparaisons littéraires. Mais certains traits de mœurs nous incitent à des rapprochements plus précis. On se rappelle que Tristan, après la mort de ses parents, fut élevé à la cour du roi Marc son Oncle. Or il était fréquent, chez les plus anciens Celtes, que l’on confiât les enfants « à la garde d’un personnage qualifié dans une grande maison, la maison des hommes ». Ils y recevaient l’enseignement d’un druide, et se trouvaient mis à l’abri des femmes. « Cette institution qu’on appelle généralement du nom anglo-normand de fosterage s’est maintenue en pays celtique : nous trouvons les enfants confiés à des parents nourriciers, à l’égard desquels ils contractent de véritables liens de parenté, attestés par le fait qu’un certain nombre de personnages portent dans l’indication de leur filiation le nom de leur père nourricier… On recherchait comme pères nourriciers soit les membres de la famille maternelle, soit… des druides 96. »

Tristan élevé par Marc, son oncle maternel, devient ainsi, en vertu du fosterage, le « fils » du roi. (Les psychanalystes ne manqueront pas de voir dans la liaison malheureuse de Tristan et d’Iseut le résultat d’un complexe œdipien : à quoi s’oppose toutefois le fait que les « pères nourriciers » avaient souvent jusqu’à cinquante fils juridiques (le lien était donc assez faible), et surtout le fait que l’inceste était assez bien toléré chez les Celtes, comme l’attestent de nombreux documents.)

La coutume du potlatch, don rituel ou plutôt échange de dons ostentatoires, accompagné de surenchère, subsiste également dans Tristan et les Romans de la Table ronde. On y voit un grand nombre d’aventures débuter par une promesse « en blanc » faite par le roi à quelque damoiselle qui lui demande un don, sans dire lequel. Il s’agit en général d’un service très périlleux. « Les tournois, note Hubert, font certainement partie de ce vaste système de concurrence et de surenchère. » (II, p. 234.)

Enfin, l’on sait que les jeunes Celtes au moment de la puberté, donc au sortir de la maison des hommes, devaient accomplir un exploit (meurtre d’un étranger ou chasse glorieuse) pour acquérir le droit de se marier : le combat contre le Morholt, dans Tristan, illustre exactement cette coutume, sans faire d’ailleurs la moindre allusion à son origine sacrée.

Tous ces faits rendent vraisemblable la conclusion d’Hubert : à savoir que la mythologie celtique s’est transmise au cycle courtois non par des voies proprement religieuses, mais par le culte plus profane des héros et de leurs prouesses, remplaçant peu à peu les dieux dans les légendes populaires.

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« Gaston Paris remarquait avec profondeur que le roman de Tristan et d’Yseut rend un son particulier, qui ne se trouve guère dans la littérature du moyen âge, et il l’expliquait par l’origine celtique de ces poèmes. C’est par Tristan et par Arthur que le plus clair et le plus précieux du génie celtique s’est incorporé à l’esprit européen. » (Hubert, II, p. 336.)

Ce « son particulier », que Bédier sut faire rendre à sa moderne transcription de la légende, est si nettement sensible à notre cœur qu’il nous met en mesure d’isoler l’élément non-celtique, donc proprement courtois qui provoqua, au douzième siècle, la constitution de notre mythe.

Qu’on lise l’une après l’autre une légende irlandaise et la légende de Béroul ou de Thomas : et l’on verra que d’un côté, c’est une fatalité tout extérieure qui provoque la catastrophe, tandis que de l’autre, c’est la volonté secrète, mais infaillible, des deux amants mystiques. Dans les légendes celtiques, c’est l’élément épique qui commande l’action et le dénouement, tandis que dans les romans courtois, c’est la tragédie intérieure.

Enfin, l’amour celtique (en dépit de la sublimation religieuse de la femme par les druides) est avant tout l’amour sensuel 97. Le fait que dans certaines légendes cet amour s’oppose secrètement à l’amour religieux orthodoxe, et se voit donc contraint de s’exprimer par des symboles ésotériques, aide à comprendre que le fonds breton se soit si aisément adapté au symbolisme du roman courtois. Mais cette analogie reste purement formelle. Tout au plus devait-elle favoriser la confusion moderne entre la passion de Tristan et la pure sensualité.

Quelques citations de Thomas, le plus conscient des cinq auteurs de la légende primitive, suffiront à faire concevoir l’originalité du mythe courtois. On y trouve exprimé et commenté en termes étonnamment modernes le principe de cohésion qu’apporte la mystique courtoise aux éléments religieux, sociologiques ou épiques, hérités du vieux fonds breton. Ce principe, c’est l’amour de la douleur considérée comme une ascèse, le « mal aimé » des troubadours. Voici Tristan livré au plus cruel conflit, lorsqu’au soir de ses noces avec Iseut aux blanches mains, il ne peut se résoudre à posséder sa femme :

« Tristan désire Iseut aux blanches mains pour son nom et pour sa beauté, car quelle qu’eût été sa beauté sans ce nom, quel qu’eût été ce nom sans sa beauté, le désir de Tristan ne s’y fût pas porté. Ainsi Tristan veut se venger de sa douleur et de ses peines, et contre son mal, il avise un remède dont il doublera son tourment. »

Du seul fait qu’Iseut aux blanches mains est devenue sa femme légitime, il ne doit plus et ne peut plus la désirer :

« Jamais il n’eût méprisé le bien qu’il a, s’il n’eût pas été le sien : son cœur ne prend en aversion que le bonheur qu’il est contraint d’avoir. Le lui eût-on refusé, il se serait lancé à sa recherche, pensant toujours trouver mieux, parce qu’il n’aime pas ce qu’il a !… Ainsi en advient-il à beaucoup de gens. Dans d’amers déboires d’amour, angoisses, lourdes peines et tourments, ce qu’ils font pour s’y soustraire, s’en affranchir et s’en venger les asservit d’un lien plus inextricable encore. D’irréalisables désirs, d’impossibles convoitises les conduisent à ne rien faire dans leur détresse qui n’irrite leur amertume… Celui qui tend tous ses désirs vers un bonheur inaccessible, celui-là met sa volonté en guerre avec son désir 98. » (Encontre désir fait volier, dit le texte de Thomas.)

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Un fonds celtique de légendes religieuses – d’ailleurs très anciennement commun au Midi languedocien et ibérique et au Nord irlandais et breton ; des coutumes de chevalerie féodale ; des apparences d’orthodoxie chrétienne ; une sensualité parfois très complaisante ; enfin la fantaisie individuelle des poètes : tels sont donc en fin de compte les éléments sur lesquels la doctrine hérétique de l’Amour, profondément manichéenne dans son esprit, opéra ses transmutations. Ainsi naquit le mythe de Tristan. Loin de moi la tentation d’analyser le processus de cette métamorphose : il nous échappe doublement, étant poétique et mystique. Mais nous savons maintenant d’où vient le mythe, et où il mène. Et peut-être pressentons-nous – mais alors c’est intraduisible – comment il peut se recréer dans une vie ou dans une œuvre.

13. Du roman breton à Wagner, en passant par Gottfried. §

La première recréation du mythe, par un esprit remarquablement conscient de ses implications théologiques, fut le fait de Gottfried de Strasbourg, vers le début du treizième siècle.

Gottfried était un clerc, qui lisait le français (il cite souvent des vers de Thomas dans son texte), et qui se passionnait pour les grandes polémiques où venaient de s’affronter Bernard de Clairvaux et les Cathares, mais aussi Abélard, l’école de Chartres, et plusieurs hérétiques très dangereusement voisins de la « mystique du cœur » de l’abbé de Cluny.

Théologien, poète, et conscient de ses choix, Gottfried révèle beaucoup mieux que ses modèles l’importance proprement religieuse du mythe dualiste de Tristan. Mais aussi, pour la même raison, il avoue mieux que tous les autres cet élément fondamental du mythe : l’angoisse de la sensualité, et l’orgueil « humaniste » qui la compense. Angoisse : l’instinct sexuel est ressenti comme un destin cruel, une tyrannie ; orgueil : cette tyrannie sera conçue comme une force divinisante – c’est-à-dire dressant l’homme contre Dieu – sitôt qu’on aura décidé de lui céder. (Ce paradoxe annonce l’amor fati de Nietzsche.)

Quand Béroul limitait à trois ans l’action du philtre, et quand Thomas faisait du « vin herbé » un symbole de l’ivresse amoureuse, Gottfried y voit le signe d’un destin, d’une force aveugle, étrangère aux personnes, d’une volonté de la Déesse Minne, reviviscence de la Grande Mère des plus vieilles religions de l’humanité. Mais sitôt absorbé, le philtre de la passion place ses victimes dans un au-delà de toute morale, qui ne saurait être que divin. Ainsi le philtre à la fois rive à la sexualité, qui est une loi de la vie, et contraint à la dépasser dans un hybris libérateur, au-delà du seuil mortel de la dualité, de la distinction des personnes. Ce paradoxe essentiellement manichéen sous-tend l’immense poème du Rhénan.

Gottfried copie Thomas, mais il en fait ce qu’il veut. Il modifie – et nous dressons l’oreille – trois moments décisifs de l’action :

a) il met en relief, non sans férocité, le caractère évidemment blasphématoire de l’épisode du Jugement par le fer rouge ;

b) il remplace la forêt du Morrois par une « Grotte d’Amour », la Minnegrotte, qui lui permet de comparer l’architecture d’une église chrétienne et celle du temple de l’amour ;

c) il décide que le mariage de Tristan avec Iseut aux blanches mains ne fut pas « blanc », mais consommé.

Son long poème inachevé – il nous en reste près de 19 000 vers, mais la mort des amants, quoique annoncée, ne fut jamais écrite – est à la fois plus religieux et plus sensuel que ceux de Béroul et de Thomas. Et surtout, il dit et commente ce que les Bretons montraient sans l’expliquer ni même s’en étonner, apparemment. Il développe et révèle ainsi tout le catharisme latent de la légende sans auteur 99.

 

a) Le « jugement de Dieu » est une coutume barbare, mais l’Église l’admettait au douzième siècle et venait de l’appliquer, précisément, à des femmes de Cologne et de Strasbourg, à juste titre soupçonnées de catharisme. L’épreuve consistait à saisir à main nue une barre de fer portée au rouge : seuls les menteurs ou les parjures étaient brûlés. On sait qu’Iseut, soupçonnée de trahir sa fidélité au roi Marc, s’offre au jugement par un mouvement d’orgueil et de défi démesuré. Elle jure n’avoir jamais été dans les bras d’un autre homme que son mari, si ce n’est, ajoute-t-elle en riant, dans les bras du pauvre passeur qui vient de l’aider à franchir une rivière : or c’était Tristan déguisé. Elle sort intacte de l’épreuve. Gottfried commente : « Ce fut ainsi chose manifeste et avérée devant tous que le très vertueux Christ tourne à tout vent comme girouette et se plie comme une simple étoffe… Il se prête et s’adapte à tout, selon le cœur de chacun, à la sincérité comme à la tromperie… Il est toujours ce que l’on veut qu’il soit 100. » L’allusion au « cœur » est nettement dirigée contre Bernard de Clairvaux, dont les écrits étaient si familiers au poète qu’il imite bien souvent leur dialectique de la souffrance, du désir et de l’extase, quitte à en inverser les conclusions : l’extase finale n’aboutit point au jour de Dieu mais à la nuit de la passion, non point au salut de la personne mais bien à sa dissolution.

Tout le passage cité trahit d’ailleurs un virulent ressentiment contre les doctrines orthodoxes qui « plient le Christ comme une simple étoffe » et lui font sanctionner après coup tout ce que condamnent, aux yeux de Gottfried et des hérétiques de son temps, l’Évangile « pur » et la gnose dualiste : le monde manifesté, la chair en général, et dans ce monde l’ordre social du temps (féodal, clérical, et guerrier), et dans cet ordre le mariage.

b) La Minnegrotte nous est décrite comme une église, avec une science réelle du symbolisme liturgique et de l’architecture gothique naissante. Mais sur le lit substitué à l’autel, lit consacré à la déesse Minne comme l’autel catholique au Christ, s’opère le sacrement courtois : les amants « communient » dans la passion. En lieu et place du miracle eucharistique, de la transsubstantiation des espèces matérielles et de la divinisation de celui qui les reçoit, c’est la chair qui se fond avec l’esprit en unité transcendantale. Et ce sont les amants, non les croyants, qui vont être divinisés par la « consommation » (spirituelle ou physique ? l’ambiguïté profonde subsiste ici encore) de la substance de l’Amour. Or cet Amour s’oppose à la ferveur du cœur des Clunisiens dans les mêmes termes que l’Éros à l’Agapè… Incompatible au reste, faut-il le préciser, avec cet autre sacrement « perverti » par l’orthodoxie qui l’a socialisé et matérialisé : le mariage unissant deux corps même sans amour, et que les Cathares n’ont pas cessé de dénoncer comme jurata fornicatio.

Il paraît au surplus possible de retrouver dans l’épisode de la Minnegrotte toute la dialectique qui sera celle des grands mystiques du treizième et du dix-septième siècles : les trois voies purgative, illuminative et unitive sont ici très précisément préfigurées, quoique infléchies ou inverties par l’attitude dualiste et même gnostique 101 de Gottfried.

c) Le mariage « consommé » avec la seconde Iseut rétablit le parallèle – évité par Thomas – avec le mariage sans amour d’Iseut la Blonde et du roi Marc. L’un et l’autre se voient stigmatisés comme relevant de la nécessité temporelle et physiologique, c’est-à-dire de l’exil des âmes captives dans la prison des corps. C’est ici le jugement de la morale courtoise, dans toute la virulence de son manichéisme, qui triomphe du jugement de l’Église et du siècle, complices aux yeux de Gottfried et des Cathares. Mais ceci jette un jour assez étrange sur la nature de la « consommation » érotico-eucharistique opérée dans la Minnegrotte.

Faire l’amour sans aimer selon la courtoisie (ici Minne), céder à la sensualité purement physique, voilà le péché suprême, originel, dans une vision cathare du monde. Aimer de passion pure, même sans contact physique (l’épée entre les corps et les séparations) voilà la suprême vertu, et la vraie voie divinisante. Entre ces deux extrêmes illustrés par le mythe sur l’arrière-plan psychique et religieux du douzième siècle, toutes les confusions de l’amour deviennent mieux que possibles : inévitables. Nous n’en sommes pas sortis au vingtième siècle, sinon ce livre n’aurait plus d’objet. Mais on peut poser des repères.

Il est bien évident que Gottfried de Strasbourg utilise à son gré la « matière de Bretagne », et catharise le mythe de l’amour-pour-la-mort avec une liberté dont on ignore si elle ne lui a pas coûté la vie. Mais il est non moins clair que le cadre du roman, son intrigue et ses thèmes directeurs, se prêtaient au projet du poète d’une manière que l’on doit qualifier de proprement congénitale. Dans son essence, dans sa structure intime, dans son progrès et dans sa forme, non moins que dans son enseignement, le mythe de Tristan se révèle comme foncièrement hérétique et dualiste. Il n’y a pas place, ici, pour le moindre hasard, ni pour cette suspension des conclusions que certains érudits, parfois, semblent confondre avec la « science ».

Tristan est un roman bien plus profondément et plus indiscutablement manichéen que la Divine Comédie n’est thomiste.

Il reste que Gottfried explicite la légende d’une manière toute nouvelle et grosse de conséquences. Il préfigure l’espèce de trahison géniale opérée par Wagner six siècles et demi plus tard.

Même si l’on ignorait que la source de Wagner fut le poème de Gottfried, la seule comparaison des textes l’établirait : les petits vers pressés, antithétiques, haletants, du deuxième acte de l’opéra imitent Gottfried jusqu’au pastiche 102. Le célèbre duo de Tristan et d’Isolde mêlant leurs noms, niant leurs noms, chantant le dépassement du moi distinct, du temps, de l’espace et du malheur terrestre, est emprunté presque littéralement à divers passages du poème 103. Mais bien plus encore que sa forme, c’est le contenu philosophique et religieux du poème de Gottfried que Wagner va ressusciter par l’opération musicale. Le monde créé appartient au démon. Tout ce qui dépend de son empire est donc voué à la nécessité, et les corps sont voués au désir, dont le philtre d’amour symbolise l’inéluctable tyrannie. L’homme n’est pas libre. Il est déterminé par le Démon. Mais s’il assume son destin de malheur jusqu’à la mort, qui le libère du corps, il peut atteindre au-delà du temps et de l’espace la réalité de l’Amour, cette fusion de deux « moi » cessant de souffrir l’amour : la Joie Suprême. Ce que Wagner a repris à Gottfried, c’est tout ce que les Bretons n’avaient pas voulu dire, ou pas su dire, et s’étaient curieusement contentés d’illustrer en actions romanesques : la nostalgie religieuse-hérétique d’une évasion hors de ce monde mauvais, la sensualité condamnée en même temps que divinisée, l’effort de l’âme pour échapper à l’inordinatio fondamentale du Siècle, à la contradiction tragique entre le Bien – qui ne peut être que l’Amour – et le Mal triomphant dans le monde créé. Ce que Wagner, en somme, a repris de Gottfried, c’est son dualisme foncier. Et c’est par là que son œuvre agit encore sur nous, plus insidieuse et fascinante pour notre sensibilité que la restauration esthétique d’un Bédier.

14. Premières conclusions. §

Compte tenu du changement de registre qui s’opère dans les expressions poétiques de l’amour courtois, lorsqu’on passe du Midi des troubadours au Nord plus barbare des trouvères, nous sommes en mesure de voir dorénavant dans le chef-d’œuvre de Béroul, Thomas et Gottfried de Strasbourg, l’aboutissement de toutes nos pérégrinations. Les religions antiques, certaines mystiques du Proche-Orient, l’hérésie qui les fit revivre en Languedoc, le contrecoup de cette hérésie dans la conscience occidentale et dans les coutumes féodales, tout cela vient sourdement retentir dans le mythe.

Nous avons donc rejoint le Roman de Tristan et situé sa nécessité à telle date, à l’intersection de telles traditions hérétiques et de telles institutions qui les condamnaient farouchement, les obligeant par cette condamnation à s’exprimer en symboles équivoques et à revêtir la forme d’un mythe.

De l’ensemble de ces convergences, il est temps de tirer la conclusion : L’amour-passion glorifié par le mythe fut réellement au douzième siècle, date de son apparition, une religion dans toute la force de ce terme, et spécialement une hérésie chrétienne historiquement déterminée.

D’où l’on pourra déduire :

1° que la passion, vulgarisée de nos jours par les romans et par le film, n’est rien d’autre que le reflux et l’invasion anarchique dans nos vies d’une hérésie spiritualiste dont nous avons perdu la clef ;

2° qu’à l’origine de notre crise du mariage, il n’y a pas moins que le conflit de deux traditions religieuses, c’est-à-dire une décision que nous prenons presque toujours inconsciemment, en toute ignorance de cause, de fins et de risques encourus, en faveur d’une morale survivante que nous ne savons plus justifier.

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Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que la passion et le mythe de la passion n’agissent que dans nos vies privées.

La mystique d’Occident est une autre passion dont le langage métaphorique est parfois étrangement semblable à celui de l’amour courtois.

Nos grandes littératures sont pour une bonne partie des laïcisations du mythe, ou comme je préfère le dire : des « profanations » successives de son contenu et de sa forme.

Enfin, la guerre, en Occident, et toutes les formes militaires, jusque vers 1914, ont gardé par le fait de leur origine chevaleresque – et pour d’autres raisons peut-être – un parallélisme constant avec l’évolution du mythe.

C’est de quoi l’on traitera dans les livres qui viennent.

Livre III
Passion et mystique §

1. Position du problème. §

On a souvent tenté d’expliquer le mysticisme en le « ramenant » à quelque déviation de l’amour humain, c’est-à-dire en fin de compte : à la sexualité. Or l’examen du Roman de Tristan et de ses sources historiques nous a conduit à renverser le rapport. C’est ici la passion mortelle qu’il faut « ramener » à une mystique, plus ou moins consciente et précise.

Il est certain que ce seul exemple n’autorise pas à des conclusions générales. Mais il permet au moins de reposer un problème que le dix-neuvième siècle matérialiste s’était cru en mesure de trancher au détriment de la mystique. À vrai dire, je ne suis pas très sûr que ce problème comporte une solution définitive et simple. Mais il me paraît important de reconnaître au moins, sa position.

Qu’on parte de la passion ou de la mystique pour tenter de ramener l’une à l’autre, ce que l’on admet implicitement, c’est l’existence d’un rapport quelconque entre ces deux réalités. Reste à savoir dans quelle mesure ce rapprochement ne nous est pas suggéré par la seule nature du langage. On a remarqué depuis longtemps l’analogie des métaphores mystiques et amoureuses. Mais d’une entière analogie des mots, peut-on conclure à une entière analogie des réalités qu’ils désignent ? Ne sommes-nous pas jusqu’à un certain point victimes d’une illusion verbale ? d’une sorte de « calembour continué » ? Quand bien même ce serait le cas, le problème ressurgit ailleurs. Marquons tout de suite ce qui le rend inévitable à notre sens.

a) S’il n’y avait en jeu, dans le cas de la passion, que des facteurs physiologiques, on ne comprendrait plus rien au mythe de Tristan. La sexualité est une faim. Or il est de la nature d’une faim de chercher à tout prix l’apaisement. Plus elle est forte, moins elle se montre difficile quant aux objets qui peuvent la rassasier. Mais nous voyons ici une passion dont la nature est justement de refuser tout ce qui pourrait la satisfaire et la guérir. Nous ne sommes donc pas en présence d’une faim, mais bien d’une intoxication. Et l’on a soutenu récemment, par les preuves les plus convaincantes, que tout intoxiqué est un mystique qui s’ignore 104. Or, qu’elle soit physique, ou morale, toute intoxication suppose l’intervention d’un agent étranger, que l’instinct livré à lui-même éliminerait aussi vite que possible. Les animaux ne s’intoxiquent pas 105

b) Inversement, la mystique à elle seule, rend-elle compte de la passion ? Il faudrait alors expliquer pourquoi c’est dans l’amour sexuel, et non pas dans la respiration ou la nutrition, par exemple, qu’elle puise ses métaphores les plus frappantes. Il faudrait expliquer pourquoi c’est toujours à l’instinct sexuel que l’on a tenté de « ramener » la mystique, et cela bien avant Freud et son école.

Voici donc le dilemme que pose l’amour-passion : si l’on n’y voit que de la sexualité, c’est autant dire que l’on ne sait pas de quoi l’on parle. Si au contraire on rapporte cet amour à quelque chose d’étranger au sexe – il en résulte des choses bizarres, comme disait à peu près Schopenhauer.

Prenons le problème tel que nous le pose le mythe, et tel qu’il se posait au douzième siècle. C’est en partant d’un exemple précis et d’une œuvre antérieure à l’essor de la grande mystique orthodoxe, que nous aurons les meilleures chances de surprendre à l’état naissant la dialectique des « choses bizarres »…

2. Tristan : une aventure mystique. §

Nous avons constaté que le Roman de Tristan est, à bien des égards, une première « profanation » de la mystique courtoise et de ses sources (néo-platonisme, manichéisme, çoufisme). La mythification a trop bien réussi, soit que Béroul, Thomas, et leur prédécesseur n’aient pas toujours très bien saisi l’enseignement courtois dans sa pureté, soit qu’ils aient été entraînés par l’ardeur proprement « romanesque » (au sens moderne et littéraire du terme) et par des complaisances bien explicables envers le goût de leurs auditeurs, moins policés que ceux du Midi. Le caractère distinctif du Roman est en effet de reposer sur une faute contre les lois d’amour courtois, puisque tout le drame vient de l’adultère consommé. De là que nous ayons un « roman » selon la formule moderne du genre, et non pas un simple poème.

Il n’en reste pas moins que dans l’ensemble, et si l’on considère surtout le principe interne de l’action, Tristan évoque par la plupart de ses situations romanesques la progression d’une vie mystique. Certains « moments » relèvent de la pure tradition cathare, d’autres peuvent être rapprochés d’une expérience mystique plus générale, et qu’on retrouve identique, dans sa forme, aussi bien chez les orthodoxes que chez les dissidents ou les païens (Iraniens et Arabes, voire bouddhistes). En tout état de cause, on ne saurait plus parler d’un vulgaire roman d’adultère : l’infidélité d’Iseut, c’est l’hérésie, c’est la vertu mystique des « purs », c’est une vertu, selon les auteurs de la légende. Et la faute n’est pas dans l’amour, mais dans sa « réalisation »…

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Si délicate et périlleuse que se révèle toute comparaison entre deux formes de mystique – et d’autant plus qu’ici l’un des termes en présence se trouve dénaturé par son revêtement épique – risquons un parallèle très général entre le Roman et l’aventure mystique. Quitte à rectifier par la suite les conclusions trop téméraires où nous pourrions induire un lecteur non prévenu.

Tristan blessé s’embarque sur une nacelle sans gouvernail ni voile, muni seulement de son épée et de sa harpe. Il part à la recherche du baume salutaire qui chassera le poison de son sang. C’est le type même du départ mystique, de l’abandon à l’aventure surnaturelle. C’est la quête de l’âme pécheresse, c’est-à-dire blessée mortellement, qui renonce aux aides rationnelles et visibles, et s’offre à une grâce inconnue. La poésie moderne nous a montré combien d’exemples de ces départs à l’aventure, désespérés mais encore éloquents ! Rudiments d’une recherche mystique, qui ne laisse oublier ni la lyre ni l’épée symbolique du défi à la société constituée ! Est-il beaucoup de nos poètes qui aient trouvé leur « amour mortel » ? Pour certains, tout se réduit à une petite croisière dont on revient avec un livre à imprimer. D’autres cultivent ce poison qui donne des visions pittoresques. Presque tous publient le secret…

Tristan, lui, a trouvé l’amour. Mais tout d’abord, il n’a pas su le reconnaître. Quand le roi Marc, – l’autorité constituée – l’envoie chercher la princesse lointaine qu’il réserve à son seul plaisir, Tristan ignore que l’aventure pourrait aussi le concerner.

Survient l’erreur fatale du philtre bu. Nous avons vu, par l’analyse du mythe, que cette fatalité joue le rôle d’un alibi : les amants ne se veulent responsables de rien, leur passion étant inavouable tant aux yeux de la société (qui la réprouve comme un crime) qu’à leurs yeux propres (puisqu’elle les fait mourir). C’est là l’aspect psychologique de l’aventure. Mais voici l’aspect religieux : ce hasard aussitôt irrévocable, mais dont on distingue après coup que tout semblait le préparer, c’est l’élection d’une âme par l’Amour tout-puissant, la vocation qui la surprend comme malgré elle. Une vie nouvelle commence ici 106.

Normalement, ce premier et décisif appel devrait introduire Tristan dans la voie des macérations et le conduire à l’endura. Mais emporté par la violence de la première révélation, qui parfois embrase le sang, il enfreint la règle des « purs ». Le baiser symbolique, il le ravit par force, il le profane. Et voici déchaînées les puissances mauvaises. « Souffle, souffle ô vent ! Malheur ! ah malheur ! fille d’Irlande, amoureuse et sauvage ! » Toute une vie de pénitence devra maintenant racheter le sacrilège.

Mais le malheur essentiel de cet amour n’est pas seulement la rançon du péché. L’ascèse qui rachètera la faute commise doit aussi et surtout délivrer l’homme du fait même d’être né dans ce monde de ténèbres. Elle doit conduire au détachement final et bienheureux, à la mort volontaire des « parfaits ». Cette pénitence a donc une signification toute différente de celle du repentir chrétien. Et bien que l’orthodoxie et l’hérésie semblent parfois étrangement confondues dans le Romans il est toujours possible de reconnaître, à de tels traits, la tendance réellement dominante – celle qui s’épanouira dans la mort des amants. Reprenons par exemple le récit de l’ « aspre vie » dans la foret de Morrois. « Nous avons perdu le monde, et le monde nous » gémit Iseut (dans le Roman en prose). Et Tristan de répondre : « Si le monde entier était orendroit avec nous, je ne verrois fors vous seule. » Il s’agit bien d’une endura. Cette retraite dans la forêt, c’est une de ces périodes de jeûne et de macération dont nous connaissons le but chez les Cathares : l’absorption de toutes les facultés dans la contemplation de l’amour seul.

Un trait profond de la passion – et de la mystique en général – paraît ici. « On est seul avec tout ce qu’on aime » écrira plus tard Novalis, ce mystique de la Nuit et de la Lumière secrète. Cette maxime traduit d’ailleurs, parmi tant d’autres sens possibles, un fait d’observation purement psychologique : la passion n’est nullement cette vie plus riche dont rêvent les adolescents ; elle est, bien au contraire, une sorte d’intensité nue et dénuante, oui vraiment, un amer dénuement, un appauvrissement de la conscience vidée de toute diversité, une obsession de l’imagination concentrée sur une seule image, – et dès lors le monde s’évanouit, « les autres » cessent d’être présents, il n’y a plus ni prochain ni devoirs, ni liens qui tiennent, ni terre ni ciel : on est seul avec tout ce que l’on aime. « Nous avons perdu le monde, et le monde nous. » C’est l’extase, la fuite profonde hors de toutes les choses créées. Vraiment, comment se défendre de songer ici aux « déserts » de la Nuit obscure que décrit saint Jean de la Croix ? « Éloigne les choses, amant ! – Ma voie est fuite. » Et Thérèse d’Avila disait, plusieurs siècles avant Novalis, que dans l’extase, l’âme doit penser « comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde ».

A-t-on le droit d’opérer ce rapprochement entre un génie religieux du premier ordre et un poème où l’élément mystique revêt les formes les plus rudimentaires ? Certes, ce serait une sorte de blasphème s’il ne s’agissait dans le Roman que d’une passion d’amour sensuel : mais tout indique que nous sommes ici sur la via mystica des « parfaits ». C’est alors le contenu des états d’âme et leur objet, mais non leur forme, qui diffère 107. (Nous allons y revenir d’ailleurs un peu plus loin, et de manière à dissiper toute équivoque.)

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Voici un autre point de comparaison.

On sait combien les mystiques espagnols ont coutume d’insister sur le récit de leurs souffrances. Plus la lumière et l’amour divin sont vifs, plus l’âme se voit souillée et misérable en sorte qu’ « elle se figure être persécutée par Dieu comme son ennemie ». Cette impression provoque une souffrance si pénible, puisque l’âme se croit rejetée par Dieu, qu’elle arracha à Job soumis à une semblable épreuve ce cri : « Pourquoi, mon Dieu, m’as-tu fait contraire à toi-même, pourquoi suis-je devenu à charge à moi-même 108 ? » Or il ne s’agit plus ici des souffrances corporelles ou morales qu’entraîne la mortification des sens et de la volonté, mais l’âme souffre séparation et rejection, dans le temps même de la plus vive ardeur de son amour. Il y aurait à citer cent pages où revient la même plainte de l’âme sur « l’abandon divin, tourment suprême ». Sur « ce vide profond… cruelle disette des trois sortes de biens qui peuvent consoler l’âme, savoir les temporels, les naturels, et les spirituels » ; enfin, « sur cette impression de rejet qui compte parmi les peines les plus dures de l’état de purification ». (Ibid.)

Tristan n’est qu’une impure et parfois équivoque traduction de la mystique courtoise. (Il arrive que les situations les plus apparemment « mystiques » du Roman doivent être interprétées – si l’on ne veut pas errer gravement à partir de l’amour humain, et par voie de sublimation, non par la voie inverse, allant de l’Amour divin aux métaphores, qui convient pour les grands mystiques). Ceci dit, nous pouvons retrouver dans le mythe plus d’un aspect des souffrances mystiques.

On se souvient de la plainte du troubadour :

Dieu ! comment se peut-il faire
Que plus m’est loin plus la désire ?

Jamais l’amour n’enflamme Tristan si follement que lorsqu’il est séparé de sa « dame ». La psychologie la plus simple rendrait compte de ce phénomène. Mais il ne sert ici que de prétexte et d’image matérielle pour représenter les tourments de l’ascèse purificatrice. Nous avons vu que les séparations des deux amants, dans le Roman, répondent à une nécessité toute intérieure de la passion. Iseut est une femme aimée, mais elle est aussi autre chose, le symbole de l’Amour lumineux. Quand Tristan erre au loin, il l’aime davantage, et plus il aime, plus il endure de souffrances. Mais nous savons que c’est la souffrance qui est le vrai but de la séparation voulue… Nous rejoignons alors la situation mystique (par l’autre extrême) : plus Tristan aime, et plus il se veut séparé, c’est-à-dire rejeté par l’amour. Au point qu’il doutera même de l’ « amitié » d’Iseut, qu’il la tiendra un temps pour ennemie, et qu’il acceptera le « mariage blanc » avec l’autre Iseut – l’autre « foi » – l’autre Église dont il doit refuser la communion !

 

En un seul passage du Roman, l’orthodoxie triomphe provisoirement. C’est quand, le philtre ayant cessé d’agir, Tristan et Iseut vont trouver l’ermite Ogrin dans sa cellule. Rencontre de celui qui souffre pour son Dieu, et des amants qui souffrent pour un autre Amour… Ils se repentent (c’est la première et dernière fois). Iseut va revenir à l’époux légitime – l’hérésie rentrer au giron. Mais tandis que le roi s’approche avec son cortège de barons, les amants échangent l’anneau de l’éternelle fidélité et du secret. La soumission ne sera donc qu’apparente. Et le jugement par le fer rouge qu’exige la reine, ce sera sa vengeance contre le Dieu du roi, deux fois trompé.

*
* *

Pour extérieures et formelles qu’elles soient, de telles correspondances ne sauraient être, en toute honnêteté, réduites à des coïncidences. Mais si les formes sont pareilles, il importe de définir en quoi les contenus restent incompatibles, et quelle est la nature de l’abus qui par la suite a voulu les confondre.

L’on pourrait tout ramener à une grossière confusion du Créateur et de la créature, dans le Roman : la fameuse « divinisation de la femme » selon la formule des manuels. Dans le cas où Iseut ne serait qu’une belle femme – comme le croiront les siècles à venir – les similitudes mystiques que nous venons de dégager ne seraient plus que de l’ordre du langage, et spécialement de la métaphore. Je ne songe pas à nier cet aspect du problème, il sera traité en son lieu. Mais je crois qu’il y a bien autre chose. Car s’il n’y avait que cela, ce serait alors tout l’arrière-plan religieux de la légende qu’il faudrait nier ou négliger, en dépit de l’évidence historique. On reviendrait donc à zéro pour ce qui est du sens du mythe, et le Roman cesserait d’être un roman courtois ; ou bien l’amour courtois cesserait d’être ce qu’il fut, pour se mettre à ressembler à ce que nos érudits conçoivent qu’il fut. C’est autant dire qu’on ne comprendrait plus rien à rien. Encore une fois, ce qui se trouve en question, c’est la passion d’amour, et non l’amour purement profane et naturel.

Voici, me semble-t-il, le principe véritable de l’opposition des deux mystiques. L’orthodoxe aboutit au « mariage spirituel » de Dieu et de l’âme, dès cette vie, tandis que l’hérétique espère l’union et la fusion totale, mais au-delà de la mort des corps. Pour les Cathares, il n’y avait pas de rachat possible de ce monde. Il s’en suivait – théoriquement – que l’amour profane était le malheur absolu, rattachement impossible et condamnable à la créature imparfaite ; tandis que pour le chrétien, l’amour divin est un malheur recréateur. Loin de nier l’amour profane, il aboutit à le sanctifier par le mariage.

Les amants mystiques du Roman chercheront donc l’intensité de la passion et non son apaisement heureux. Plus leur passion est vive et plus elle les détache des choses créées, et plus facilement ils parviennent à la mort volontaire dans l’endura. Au contraire, les mystiques chrétiens voient dans les actes et les œuvres qui découlent de l’état mystique les critères de sa vérité 109. C’est du moins le mouvement constant de ceux qui ont concentré leur oraison sur le Christ incarné réellement. Mais les « parfaits » ne croyaient pas à l’Incarnation, et ne pouvaient connaître ce retour de l’âme à une vie rénovée. « Je meurs de ne pas mourir », dit sainte Thérèse, mais c’est de ne pas mourir assez pour vivre toute la vie nouvelle, et pour obéir sans tourments.

Je ne trouve rien, dans Tristan, qui rappelle le « rejet des dons » dont parlent Eckhart et saint Jean de la Croix. Les amants se plaignent parfois de leur passion et maudissent le poison fatal, cause de leurs terribles souffrances. « Amor par force les demeine. » Mais finalement, c’est la passion totale qu’ils accueilleront comme la révélation dernière, dans la mort. Ainsi de leur attitude envers les créatures : ils ne les retrouvent pas au-delà de leur passion et de son ascèse. Ils ignorent ce mouvement de retour au monde si caractéristique du christianisme. Jean de la Croix, lui aussi, connaît un détachement parfait : « Lorsqu’on mortifie les passions, l’âme ne reçoit plus d’aliment des créatures ; et de cette façon, elle est remplie d’obscurité, et destituée des objets que les passions lui présentaient. » (Nuit obscure, III). (Et l’on peut certes rapprocher ce passage de l’admirable cri de Ventadour : « Elle m’a pris le cœur, elle m’a pris moi-même, elle m’a pris le monde, puis s’est elle-même dérobée à moi, ne me laissant rien que mon désir et mon cœur assoiffé. ») Au-delà même de cet état, Jean de la Croix connut la viduité totale, où non seulement le monde et le prochain, et l’amour avec son objet, mais jusqu’au désir de l’amour semblent se dérober au comble de l’élan : ce vide de toute convoitise, rien ne le pousse vers le haut, et rien ne l’attire vers le bas… » (Maximes.) Le troubadour Arnaut Daniel parlait aussi de cet « excès de désir » qui enlève « tout désir ». Mais cet état théopathique n’aboutit point chez Jean de la Croix à la condamnation des créatures. Maître Eckhart, que l’on tient cependant – à tort peut-être – pour platonicien, sait dire en termes magnifiques que l’âme pure est le lieu de rédemption des créatures dénaturées par le péché. « Toutes les créatures passent de leur vie à leur être. Toutes les créatures se portent dans ma raison afin d’être en moi raisonnables. Moi seul, je ramène toutes les créatures à Dieu. » C’est ce mouvement qui fait défaut, théoriquement, à toute mystique fondée sur l’Éros lumineux.

Mais il faut indiquer la dernière limite, qui est celle de l’humilité. Et là encore, la clé de l’opposition est dans le mystère de l’Incarnation.

Le Roman est baigné par l’atmosphère celtique de l’orgueil chevaleresque : c’est le désir de la prouesse qui est le moteur des hauts faits de Tristan. Comme tous les passionnés, il aime avec témérité la sensation de puissance qu’il éprouve dans le risque. D’où le désir final du risque pour lui-même, la passion de la passion sans terme, la volonté de la mort sans retour. L’on s’aperçoit, à cette limite, que la prouesse était le signe matériel d’un processus de divinisation. Les vrais mystiques, tout au contraire, sont la prudence même, la rigueur même, l’obéissance même dans la lucidité. Si « la mort m’est un gain », c’est que « Christ est ma vie », et Christ s’est incarné, c’est-à-dire abaissé. Ainsi le chrétien ne se jette pas dans l’illusion d’une mort d’amour transfigurante, mais au contraire accepte les limites de sa terrestre vocation. « Rien ne le pousse vers le haut, et rien ne l’attire vers le bas », disait saint Jean de la Croix, et cela « parce qu’il se tient au centre de son humilité ».

3. Transpositions curieuses, mais inévitables. §

Toute la poésie d’Occident procède de l’amour courtois et du roman breton qui en dérive. C’est à cette origine que notre poésie doit son vocabulaire pseudo-mystique ; et c’est dans ce vocabulaire que les amoureux d’aujourd’hui puisent encore, en toute inconscience, leurs métaphores les plus courantes.

Mais de même que le mythe romanesque avait utilisé un « matériel » d’images, de noms et de situations tiré du fonds religieux des Celtes, donc d’une religion déjà morte, de même notre littérature et nos passions utilisent par abus, et sans le savoir, un langage dont la seule mystique définissait le sens valable.

Plus d’une fois, l’ambiguïté du mythe nous a fait hésiter en présence de tel épisode : s’agissait-il d’amour profane – selon la lettre du Roman – ou d’un symbole de l’Éros lumineux, voire de l’Église d’Amour ? On conçoit donc que par la suite, le lecteur ignorant des mystères fut presque fatalement amené à transposer dans notre vie profane toutes ces allégories trop bien voilées. Il est facile d’imaginer le processus. Saint Augustin écrit cette prière : « Je te cherchais hors de moi, et je ne te trouvais pas, parce que tu étais en moi. » Il parle à Dieu, à l’amour éternel. Mais supposez qu’un troubadour ait exprimé la même prière en feignant de l’adresser à sa Dame. L’amant habitué aux métaphores mystiques, qu’il entend à leur sens profane, sera tenté de voir dans cette même phrase l’expression de la passion qu’il aime : celle qu’on goûte et savoure en soi, dans une sorte d’indifférence à son objet vivant et extérieur. Ainsi nous avons vu que Tristan aime Iseut non point dans sa réalité, mais en tant qu’elle éveille en lui la brûlure délicieuse du désir. L’amour-passion tend à se confondre avec l’exaltation d’un narcissisme…

Dans cette transposition objectivement mais non pas consciemment blasphématoire, et qui ne s’est accomplie qu’après le douzième siècle, la conscience moderne a cru voir une donnée première. Elle a cru pouvoir « expliquer » le plus élevé par le plus bas, la mystique pure par la passion humaine. Elle a fondé cette « science » nouvelle sur l’observation du langage, et spécialement sur la similitude des métaphores utilisées dans les deux cas. Or d’où venaient ces métaphores ? D’une mystique, comme nous l’avons vu – mais déguisée, persécutée, puis oubliée. À tel point oubliée comme hérésie, et passée dans les mœurs comme poésie, que les mystiques chrétiens utiliseront ses métaphores devenues profanes comme si elles étaient toutes naturelles. Et nous ferons de même ensuite, et nos savants.

Notre « science » reste donc valable à condition qu’on change le signe de chacune de ses propositions. Par exemple, là où la science proclame que la mystique résulte d’une sublimation de l’instinct, il suffira de changer le sens de la relation constatée, et d’écrire que « l’instinct » en question résulte d’une profanation de la mystique primitive.

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Cependant, la conscience moderne montre une si grande répugnance à opérer ce renversement, qu’il est bon d’entrer plus avant dans le mécanisme des transpositions, et même de reconnaître la valeur de certaines objections courantes. Car enfin, dira-t-on, la mystique, au moins dans une de ses tendances, ne s’est-elle pas prêtée à toutes les confusions ? N’a-t-elle pas abusé la première du langage de l’Éros païen ?

4. Les Mystiques orthodoxes et le langage de la passion. §

Le fait central de toute vie religieuse de forme et de contenu chrétiens, c’est l’événement de l’Incarnation. Dès que l’on s’écarte un tant soit peu de ce foyer, l’on encourt le double péril de l’humanisme et de l’idéalisme.

L’hérésie des Cathares consistait à idéaliser tout l’Évangile, et à regarder l’amour sous toutes ses formes comme un élan hors du monde créé. Cette fuite dans le divin – ou « enthousiasme » – cette transgression des limites de l’humain, finalement irréalisable, devait se traduire, et se trahir d’une manière fatale, par une exaltation en termes divins de l’amour sexuel.

À l’inverse, on peut observer chez les mystiques les plus « christocentriques » une propension à s’adresser à Dieu dans le langage des affections humaines : attrait sexuel, faim et soif, volonté. Exaltation en termes humains de l’amour de Dieu.

Ainsi se dessinent deux grands courants que nous retrouverons dans la mystique universelle. Ils seront d’ailleurs rarement purs dans telle ou telle œuvre donnée. Même chez les représentants les plus typiques de l’une et de l’autre tendance, ils coexistent presque toujours, ne fût-ce qu’à la manière dont la tentation coexiste avec la volonté d’obéissance chez le croyant. Historiquement parlant, il est donc malaisé de les isoler. Mais théologiquement, la chose est claire. Le premier courant est celui de la mystique unitive : il tend à la fusion totale de l’âme et de la divinité. Le second courant peut être appelé celui de la mystique épithalamique : il tend au mariage de l’âme et de Dieu, et suppose donc qu’une distinction d’essence est maintenue entre la créature et le Créateur.

Quelques exemples individuels – les seuls valables en ce domaine 110 – nous permettront de préciser tout cela sans excessives simplifications. Ils nous permettront d’entrevoir les raisons de ce curieux phénomène : « l’abus » du langage amoureux en religion doit être rattaché, historiquement, au courant le plus orthodoxe.

J’emprunterai mon premier exemple à l’ouvrage de Rudolf Otto intitulé Mystique occidentale-orientale 111. L’auteur compare, puis oppose le fondateur de la mystique allemande au quatorzième siècle, Maître Eckhart, et le mystique hindou Sankara. Ce qui est intéressant pour notre objet, c’est que Rudolf Otto distingue l’Orient de l’Occident en ramenant leurs mystiques respectives à l’Éros et à l’Agapè, d’une manière assez analogue à celle que nous proposions ci-dessus (voir II, 4).

Sankara refuse le monde et le condamne sans appel : le nirvana ne peut accueillir le samsara (qui est la vie diverse, infiniment mouvante). Au contraire, Eckhart verra Dieu présent dans toutes les créatures, en tant que, par l’âme du croyant, elles « passent de leur vie à leur être ».

La confrontation est rendue possible par le fait qu’il existe au moyen âge une tradition mystique parallèle à celle de Sankara. « Mystique de l’ivresse sentimentale – écrit Otto – à la faveur de laquelle le Je et le Tu des êtres unis par une forte émotion coulent l’un dans l’autre, donnant naissance à une unité d’être. Eckhart ne connaît ni cette ivresse ni cet amour « pathologique ». L’amour, pour lui, c’est la vertu chrétienne de l’agapè, forte comme la mort, mais non point ivre ; intime, mais humble à l’extrême, et en même temps volontaire et active comme le kantien « amour pratique ». C’est par ce trait, tout particulièrement, que Eckhart se distingue d’une manière radicale de Plotin, dont on persiste à faire son maître. Plotin lui aussi prêche l’amour mystique, mais l’amour plotinien n’est nullement l’agapè chrétienne : c’est l’Éros grec, qui est jouissance, et jouissance d’une naturelle et surnaturelle Beauté… gardant jusqu’en ses plus subtiles sublimations quelque chose de l’Éros du Symposium platonicien, grand Daimon qui, de la ferveur de l’instinct de procréation, s’élève en se purifiant à la ferveur divine, mais n’en conserve pas moins les éléments de l’homme fervent.

Pour Eckhart, la vraie voie mystique n’est pas celle qui, s’élevant d’un état de sentiment, mènerait à une union suprême, au sommet d’un élan d’amour :

L’amour n’unit point, écrit-il. Il unit bien à une œuvre, non à une essence 112.

« L’union lui apparaît plutôt comme fournissant d’abord la possibilité d’une agapè authentique. Non seulement son agapè n’a pas le moindre trait commun avec l’Éros platonicien ou plotinien, mais encore elle figure la pureté même du sentiment chrétien dans sa chasteté et sa simplicité élémentaires, sans exaltation ni ajout d’aucune sorte. » Et de cette union résultent « la confiance, la foi, l’abandon, le service ».

Il s’agit donc plutôt, me semble-t-il, d’une communion que d’une union, puisque, comme l’écrit ailleurs Eckhart, l’âme reste l’âme, et Dieu reste Dieu 113. L’acte d’amour spirituel est initial, et non final. Pour le chrétien, la mort à soi-même est le début d’une vie plus réelle ici-bas, non la catastrophe de ce monde. D’ailleurs Otto cite un passage d’Eckhart où il est question non plus d’union mais bien d’égalité de l’âme et de Dieu :

« Et cette égalité de l’un dans l’un et avec l’un est source et origine du fleurissant resplendissant amour 114. »

« Ce n’est donc pas, conclut Otto, la plus haute joie mystique qui figure pour Eckhart l’expression authentique de l’union divine, mais bien l’agapè, dont ne parlent et que ne connaissent ni Plotin ni Sankara. »

Voici donc, semble-t-il, deux pôles de la mystique universelle très nettement caractérisés. L’Orient (c’est-à-dire Sankara, Platon, Plotin) et l’Occident (ici figuré par Eckhart) s’opposeraient dans les termes mêmes par lesquels nous avons tenté de distinguer la mystique des Cathares et la doctrine chrétienne de l’amour.

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Mais Eckhart ne fut pas en odeur de sainteté. Le pape Jean XXII condamna même ses thèses les plus hardies dans une bulle de 1329. L’une des thèses condamnées, la dixième, est ainsi reproduite dans la bulle :

« Nous nous métamorphosons totalement en Dieu et nous nous convertissons en lui de la même manière que le pain dans le sacrement se change en corps du Christ : je suis ainsi changé en lui parce que lui-même me fait être sien. Unité et non similitude. Par le Dieu vivant, il est vrai qu’il n’y a plus là aucune distinction. »

Cette thèse, extraite des œuvres d’Eckhart, paraît contredire formellement l’interprétation précédente. Elle rejette Maître Eckhart du côté de « l’Orient », c’est-à-dire du côté d’une mystique essentiellement unitive, et par cela même hérétique…

Ce qui est certain, c’est que Maître Eckhart est le dialecticien par excellence, et qu’il est trop facile d’extraire de ses œuvres les vérités les plus contradictoires. Chez lui, a-t-on pu dire, « négation et affirmation forment à elles deux la vérité. L’une n’est pas vraie sans l’autre, et ne se peut concevoir que par rapport à l’autre. Affirmation et négation sont inséparables, n’étant que les deux aspects d’une même vérité 115. »

Il n’en est pas moins significatif de constater que Eckhart souleva dans la mystique flamande une opposition très violente, et sur les chefs précis dont Otto le montre adversaire : savoir l’union essentielle et l’abandon des œuvres. On est toujours à l’Orient de quelqu’un ! C’est ainsi que Maître Eckhart figura l’hérésie que j’appelle « orientale » aux yeux de Ruysbrœk l’Admirable.

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Ruysbrœk se montre impitoyable contre celui qui fut son maître. Dans son Livre des douze Béguines, il dénonce « ces faux prophètes » – Eckhart et ses disciples – qui « s’imaginent qu’ils sont Dieu par nature ». « Quant à ces gens qui ne veulent pas seulement être les égaux de Dieu, mais Dieu lui-même, ils sont plus méchants et plus maudits que Lucifer et ses séides. » Et encore : « Ils ne veulent ni savoir, ni connaître, ni vouloir, ni aimer, ni remercier, ni louer, ni désirer, ni posséder… Voilà ce qu’ils appellent la parfaite pauvreté d’esprit… Mais ceux qui sont nés du Saint-Esprit et chantent ses louanges, pratiquent toutes les vertus. Ils connaissent et ils aiment ; ils cherchent ; ils trouvent… » Bref, ils agissent.

On le voit : Ruysbrœk accuse Eckhart de quiétisme. Il revendique contre lui un certain activisme de l’amour. C’est qu’il ne croit nullement que toute distinction entre l’âme et Dieu puisse être abolie : l’âme ne peut se faire divine, mais seulement semblable à Dieu. Elle contemple Dieu dans le miroir d’un esprit entièrement purifié. « Nous contemplons ce que nous sommes et sommes ce que nous contemplons ; car notre essence, sans rien perdre de sa propre personnalité, est unie à la vérité divine qui respecte la distinction. » Et ailleurs : « L’abîme qui nous sépare de Dieu est perçu de nous au lieu le plus secret de nous-mêmes. Il est la distance essentielle… »

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Or voici le point qu’il importait de mettre en lumière.

Si l’âme peut s’unir essentiellement à Dieu, l’amour de l’âme pour Dieu est un amour heureux. On peut prévoir qu’il ne sera pas porté à s’exprimer en termes de passion. Et c’est bien ce que l’Histoire démontre. « Chez les mystiques eckhartiens – écrit l’abbé Paquier 116 – je ne sais si l’on rencontre jamais le langage de l’amour humain. »

À l’inverse, si l’âme ne peut s’unir essentiellement à Dieu, comme le soutient l’orthodoxie chrétienne, il en résulte que l’amour de l’âme pour Dieu est, dans ce sens précis, un amour réciproque malheureux. On peut alors prévoir que cet amour s’exprimera dans le langage passionnel, c’est-à-dire dans le langage de l’hérésie cathare « profanisé » par la littérature et adopté par les passions humaines. Car c’est sa rhétorique qui se trouve être la plus apte à traduire et à communiquer l’essence tout ineffable du sentiment que l’on vit.

Là encore, les textes confirment l’exactitude de notre schéma. C’est bien avec Ruysbrœk et sa doctrine de la distinction essentielle qu’apparaît, dans la mystique du Nord, le langage « épithalamique ».

« Voici donc venu l’irrésistible désir. S’efforcer continuellement de saisir l’insaisissable… Et l’objet du désir ne peut être ni abandonné ni saisi 117. L’abandonner est chose intolérable, et il est impossible de le conserver. Le silence même n’a pas assez de force pour l’étreindre de ses mains. »

Et toutes les métaphores de l’amour-passion se déversent dans la prose enflammée de Ruysbrœk : immersion dans l’amour, défaillements, embrassements, ouragans de l’impatience, brûlure d’amour qui dévore nuit et jour, orgie d’amour, délices ruisselantes, ivresses, meurtrissures… « Il m’a bu l’esprit et le cœur » fait dire Ruysbrœk à l’une de ses béguines parlant du Christ. « Je me suis perdue dans sa bouche » dit une autre. Et une troisième : « Boire les regards de l’amour et s’y engloutir enivrée… »

 

Je me suis arrêté à l’exemple de Ruysbrœk pour la commodité de l’exposé : le fait historique que Maître Eckhart et son disciple se soient opposés sur le point précis de l’union divine, rendait possible une confrontation.

Mais la lecture des mystiques franciscains, dès le treizième siècle, nous eût fourni un autre exemple non moins frappant de l’usage des thèmes courtois.

On sait que saint François d’Assise avait appris le français dans sa jeunesse et qu’il faisait ses délices de nos romans de chevalerie. Il rêvait de devenir le « meilleur chevalier du monde » ou, selon ses propres paroles, « un grand baron adoré du monde entier 118. » Et l’on sait d’autre part de quelle manière il inaugura son ministère : sur la grande place d’Assise, en présence de l’évêque et d’une foule immense, il se dépouilla de tous ses vêtements et se dressant tout nu devant son père richement habillé, déclara que désormais Dieu seul serait son Père. « L’évêque lui jeta sur les épaules son propre manteau, et François s’enfuit dans la campagne, chantant à pleine voix des vers français… Le parfait dénuement avait fait de son corps l’humble serviteur de son âme ; plus d’obstacles à ses élans vers le Souverain Bien !… Se souvenant des romans français, François fit de la Pauvreté sa « Dame », et s’honora d’être son « chevalier » 119.

Cette forme de « dénuement », physique mais symbolique, est encore pratiquée de nos jours par la secte des Doukhobors (« combattants spirituels ») dont les croyances sont liées à celles des Cathares et gnostiques. En 1929, les doukhobors réfugiés au Canada voulant protester contre l’obligation de faire élever leurs enfants à l’école d’État « parcoururent les campagnes complètement dévêtus et chantant des hymnes religieux 120 ». On les accusa naturellement d’exhibitionnisme et de communisme sexuel.

Au treizième siècle, on était moins obtus. La chevalerie errante des Franciscains se répandit en Italie comme les troubadours s’étaient répandus dans le Midi de la France : par les routes, sur les places, de village en château. Les poèmes de Jacopone da Todi, « jongleur de Dieu », les laudes de ses imitateurs, les lettres de sainte Catherine de Sienne, le Livre de la bienheureuse Angèle de Foligno, et tant de récits des Fioretti 121, attestent que la rhétorique des troubadours et des romans courtois sont les sources directes du lyrisme franciscain, lequel à son tour devait influencer si profondément le langage mystique des siècles suivants.

« Souviens-toi, ô créature, que ta nature est celle des anges. Si plus longtemps tu demeures en cette boue, tu devras rester toujours dans les ténèbres. »

lit-on dans une des laudes attribuée à Jacopone da Todi ou à son entourage, et cet « angélisme » rappelle d’une manière précise celui des Cathares. D’autres laudes, pour être plus évidemment catholiques d’inspiration, n’en sont que plus « érotiques » ou « courtoises » de langage :

« Mon cœur se fond comme la glace au feu lorsque étroitement j’embrasse mon Seigneur, criant : L’amour de l’Amour me consume, je m’unis à l’Amour, enivré d’amour.

Dans les flammes, je brûle et je languis, en criant ; en vivant, je meurs, et en mourant, je vis. Pourtant, je n’aime pas, mais j’ai soif d’aimer, et j’ai faim de m’unir à l’Amour 122. »

5. La Rhétorique courtoise chez les mystiques espagnols. §

Si maintenant nous parcourons les textes des grands mystiques espagnols, sainte Thérèse et saint Jean de la Croix au seizième siècle, nous y retrouvons, jusque dans ses nuances les plus précieuses, la rhétorique entière de l’amour courtois.

À défaut d’une anthologie qui tiendrait décidément trop de place 123, bornons-nous à énumérer les principaux thèmes communs aux troubadours et aux mystiques orthodoxes :

  • « Mourir de ne pas mourir 124. » La « brûlure suave ».
  • Le « dard d’amour » qui blesse sans tuer.
  • Le « salut » de l’amour.
  • La passion qui « isole » du monde et des êtres.
  • La passion qui décolore tout autre amour.
  • Se plaindre d’un mal que l’on préfère cependant à toute joie et à tout bien terrestre.
  • Déplorer que les mots trahissent le sentiment « ineffable » et qu’il faut pourtant dire.
  • L’amour qui purifie et chasse toute pensée vile.
  • Le vouloir de l’amour se substituant au vouloir propre.
  • Le « combat » d’amour, dont il faut sortir vaincu.
  • Le symbolisme des « châteaux », havres de l’amour.
  • Le symbolisme du « miroir », amour imparfait renvoyant à l’amour parfait.
  • Le « cœur volé », l’ « entendement ravi », le « rapt » d’amour.
  • L’amour considéré comme « connaissance » suprême (canoscenza en provençal).

Sur quoi le psychologue matérialiste (cela va de Voltaire à Freud) conclut avec une bizarre assurance, et sur la foi du seul langage, que tout cela relève d’une déviation sexuelle. Et l’on sait que les conclusions des savants du dix-neuvième siècle sont devenues nos préjugés courants. Mais sans compter que le jugement matérialiste sur les mystiques est plus révélateur de l’obsession de ceux qui le portent que de l’objet sur lequel on le porte, il repose sur une double erreur historique et psychologique. Car :

1° le langage de la passion – tel qu’on le retrouve chez les mystiques – n’est pas, à l’origine, celui des sens et de la nature, mais il est au contraire la rhétorique d’une ascèse étroitement liée à l’hérésie méridionale du douzième siècle ;

2° des génies comme saint Jean de la Croix et sainte Thérèse étaient mieux avertis que quiconque des dangers de la « luxure spirituelle ». (C’est l’expression de saint Jean de la Croix.) Or tous les deux en parlent avec une liberté telle que l’on ne voit plus ce que pourrait signifier, dans leur cas, le soupçon habituel de « refoulement ».

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Reprenons ces deux arguments.

Et tout d’abord, soulignons bien que le langage des mystiques ne saurait être confondu avec la nature profonde de l’expérience qu’ils ont vécue. J. Baruzi écrit de sainte Thérèse : « On a démêlé les sources de nombre de ses images… Mais trouverait-on aussi sûrement les origines de ce langage psychologique où se traduit sans doute, le plus purement, sa nature 125 ? » Tous les mystiques, et sainte Thérèse la première, se plaignent de n’avoir pas de mots nouveaux (nuevas palabras) pour louer les œuvres de Dieu telles qu’ils les vivent dans leur âme. Et leurs silences furent plus réels que leurs paroles. Il ne s’agit donc, ici, que de tenir compte des éléments hérités de leur langage littéraire.

Or s’il faut se borner à un exemple qui est à la fois le plus fameux, le mieux connu, et celui qui a le plus égaré nos savants, le fait est que sainte Thérèse utilise constamment, et même raffine la rhétorique courtoise.

S’agit-il d’influences littéraires ? Ou de courants hérétiques souterrains ? Ou d’une recréation autonome, qui pourrait s’expliquer en partie sur la base des remarques que nous faisions au précédent chapitre ? « Comment savoir, écrit J. Baruzi, si certaines images que Jean de la Croix emprunte au Cantique des Cantiques sont extraites uniquement du poème biblique, ou ne sont pas en même temps des images retrouvées, vérifiées pour ainsi dire, traduisant une joie recomposée 126 ? »

Je ne pense pas que personne, de nos jours, soit en mesure de trancher toutes ces questions. Les spécialistes les mieux informés hésitent encore lorsqu’il s’agit d’attribuer à tel mystique fort bien connu, et orthodoxe par-dessus le marché (Ruysbrœk ou sainte Thérèse par exemple) l’origine de termes précis dont Jean de la Croix fait usage. Nous pouvons cependant, pour sainte Thérèse, retrouver quelques sources certaines.

« On a souvent signalé le goût des mystiques pour la littérature chevaleresque. Sainte Thérèse raffolait dans sa jeunesse des romans de chevalerie (voir sa Vie par elle-même, chap. II) ; elle eut même, paraît-il, l’idée d’en composer un en collaboration avec son frère Rodrigue 127. » Nous savons d’autre part que les auteurs religieux dont elle faisait sa nourriture intellectuelle étaient tous fortement imbus de rhétorique courtoise et chevaleresque. La question a d’ailleurs été traitée par un auteur qui offre toutes les garanties de sérieux et d’information 128, et en des termes qui me paraissent trop significatifs pour que j’hésite à les reproduire :

« Si l’on se borne à la conception de l’amour dans les romans de chevalerie et dans les traités spirituels du seizième siècle, on observe d’intéressantes analogies de fond et de forme.

a) le noble langage d’Amadis, ses métaphores érotiques, ses subtiles préciosités se retrouvent chez Francisco de Ossuna, Bernardino de Laredo et Malou de Chaide [maître de sainte Thérèse], aussi bien que dans les Exclamations et le Château intérieur.

b) En Espagne, les auteurs de romans de chevalerie comme ceux des traités mystiques se caractérisent par le même réalisme quand ils sacrifient le sentiment du merveilleux à celui d’une intimité plus familière et plus émouvante, comme ils tendent à mettre l’humain et le divin sur le même plan, soit en contemplant le divin avec des yeux profanes, soit en considérant l’humain sous une interprétation divine. [C’est moi qui souligne.]

c) Surtout l’amour courtois et l’amour divin s’exaltent l’un et l’autre dans la même conception héroïque de l’obligation morale, de l’action et de la foi. La devise d’Amadis des Gaules et celle de sainte Thérèse pourraient être également « aimer pour agir ». [Ici, je ferai quelques réserves : l’amour courtois, dans sa pureté première, aime pour souffrir, pour « pâtir »…]

d) Ce n’est pas dans les pauvres extravagances des romans de chevalerie mystique (la Gallarda Espirituel, El divino Escarraman) qu’il faut chercher la synthèse de l’amour divin et de l’amour courtois, mais chez les troubadours provençaux du douzième siècle. Les plus féconds éléments de leur doctrine, de leur symbolisme et de leur terminologie passent dans la mystique du treizième siècle par l’intermédiaire de saint François d’Assise.

En se limitant à l’évolution de sainte Thérèse, on constate que les romans de chevalerie ont eu sur elle une influence psychologique, et une influence littéraire qui apparaît surtout dans le symbolisme guerrier du combat spirituel et du Château intérieur. »

 

Extraordinaire retour et assomption de l’hérésie, par le détour d’une rhétorique qu’elle a créée contre l’Église, et que l’Église lui reprend par ses saints ! Résumons les étapes de l’aventure : l’hérésie des « parfaits » descend de l’Éros à Vénus, elle va jusqu’à se confondre avec la poésie d’un amour qui serait tout profane ; les confusions qu’elle entretient de la sorte flattent trop bien les désirs naturels ; peu à peu, l’hérésie disparaît aux yeux des mondains abusés par le charme trompeur de l’art : ils n’en gardent que la poésie ; et voici que cent ans et trois cents ans plus tard, ce vêtement dont on a oublié qu’il cachait autre chose que la nature – c’est la mystique chrétienne qui vient le reprendre pour en revêtir l’Agapè !

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Quant à la psychologie dont relèverait cette préférence pour le langage passionnel, elle a été interprétée généralement selon la superstition matérialiste 129. On a « ramené » tout ce qu’on pouvait – et un peu plus – à l’instinct sexuel « dévoyé ». Le dix-neuvième siècle, dans l’ensemble, n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut « ramener » le supérieur à l’inférieur, le spirituel au matériel, le significatif à l’insignifiant. Et c’est ce qu’il appelle « expliquer ». Que ce soit, la plupart du temps, au prix des pires dénis du sens critique, je n’ai pas à le montrer ici dans le détail : j’ai dit ailleurs 130 qu’à mon avis, cette propension moderne est le signe d’un ressentiment profond à l’endroit de la poésie, et en général, de toute activité créatrice « donc risquée – de l’esprit.

Mais il convient de préciser encore : que pour les hommes du seizième siècle, le langage érotique était plus innocent qu’à nos yeux. C’est nous qui sommes des névrosés, héritiers du « puritanisme » embourgeoisé d’un dix-neuvième siècle incroyant. Saint Jean de la Croix, qui décrivit en une page remarquable de pénétration psychologique les mouvements de la chair attirée par l’élan mystique en ses débuts (Nuit obscure, I, v. 3) ne s’exagère pas plus qu’il ne se la dissimule la gravité relative de pareils accidents. Réciter ici les formules « sublimation » et « refoulement », c’est simplement refuser de savoir de quoi l’on parle. Où est le refoulement, où est la censure, lorsque Thérèse écrit à un religieux qui se plaint de ressentir une émotion des sens chaque fois qu’il entre en oraison : « Je trouve que cela est indifférent à l’oraison, et que le mieux est de n’y faire aucune attention. » De même, à l’un de ses frères qui ne pouvait communier sans éprouver l’émoi sexuel, et à qui l’on avait ordonné en conséquence, de ne plus communier qu’une fois l’an, saint Jean de la Croix conseille de ne pas s’inquiéter, de recevoir le sacrement chaque semaine, quoi qu’il advienne – et le frère se trouve guéri, parce qu’il cesse de craindre à l’excès. S’il faut parler encore de psychanalyse, reconnaissons que Jean de la Croix joue ici le rôle du médecin, et non du pauvre névrosé.

« Il vous semblera peut-être, écrit sainte Thérèse, que certaines choses qui se rencontrent dans le Cantique des Cantiques auraient pu s’exprimer d’une autre manière. Vu notre grossièreté, je ne serais pas surprise que cela nous vînt à l’esprit. J’ai même entendu dire à certaines personnes qu’elles évitaient de les entendre. Ô Dieu ! que notre misère est grande ! Il nous arrive comme à ces animaux venimeux qui changent en poison tout ce qu’ils mangent… »

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De la comparaison formelle des écrits d’un Eckhart, avec ceux d’un Ruysbrœk, d’une Thérèse et d’un Jean de la Croix, nous pouvons maintenant tirer cette conclusion : la nature des métaphores empruntées au langage courant par les mystiques n’est pas sans d’étroites relations avec leur doctrine de l’union ou leur foi dans l’Incarnation.

Ruysbrœk, Thérèse et Jean de la Croix sont très nettement « christocentriques ». Tout chez eux part du drame de la séparation instituée par le péché entre l’homme et son Créateur ; tout aboutit à des instants de communion active dans la Grâce, et c’est cela qu’ils appellent « mariage » – cette communion de l’âme élue et du Christ époux de l’Église. Mais la voie de l’homme séparé, c’est la passion – et la passion est partout dans leurs œuvres, tandis qu’elle est absente de celles d’Eckhart.

Voilà pourquoi ce fut la mystique orthodoxe – la moins suspecte de troubles complaisances ! – qui se vit portée par l’objet même de sa foi à user, et parfois à abuser, du langage de l’amour-passion. Usage et abus dont la psychologie moderne devait nécessairement tirer des conclusions conformes à son bon sens, mais qui me paraissent controuvées par l’Histoire.

6. Note sur la métaphore. §

Pourtant tout n’est pas expliqué par ces considérations historiques. Car on peut reculer encore la question, et dire : le langage passionnel vient d’une littérature courtoise née dans l’ambiance d’une certaine hérésie ; mais cette hérésie à son tour, ne se ramène-t-elle pas à des dispositions physiologiques sublimées ? Rien ne permet de l’affirmer historiquement. En théorie cependant l’objection reste possible, et même inévitable. On connaît le casse-tête philosophique : qui a commencé, la poule ou l’œuf ? La même question se repose, non moins insoluble, quand il s’agit de savoir, en fin de compte, si c’est l’ « esprit » ou la « matière » qui sont la cause des phénomènes où tous les deux sont impliqués.

Par exemple, dans le cas du langage mystique : sommes-nous en présence d’une matérialisation du spirituel – et celui-ci serait alors la cause première – ou au contraire d’une sublimation de phénomènes physiologiques, lesquels seraient à la base de ce qui se trouve exprimé ? Quelle que soit la réponse qu’on donnera, une chose demeure certaine : c’est que nous sommes en présence de deux facteurs qui n’existent jamais l’un sans l’autre. On pourrait fort bien s’en tenir à cette constatation empirique. Mais en fait, personne ne s’y tient.

La conscience moderne, par exemple, victime des réflexes que lui a donnés la science matérialiste, tranche toujours le débat au bénéfice de ce qui est le plus bas.

Prenons le cas des métaphores : on dit d’un goût qu’il est amer mais on dira aussi d’une douleur qu’elle est amère. Comment cela peut-il s’expliquer ? Tout le monde répond, sans hésiter, que lorsqu’on parle d’une douleur amère, on s’exprime par métaphore, au figure. Le sens propre du mot « amer » serait alors celui qui concerne la sensation physique, tenue pour primitive.

Il se peut. Mais d’où le sait-on ?

Les personnes qui croient cela, le croient-elles pour des raisons qu’elles seraient capables de donner ? Ont-elles donc recherché si, chronologiquement, le sens « matériel » d’un mot précède toujours le « spirituel », qui ne serait qu’une transposition, un à peu près, une erreur tolérée ? En vérité, personne ne se livre à ces recherches : on affirme sur la foi d’un préjugé que l’on baptise bon sens ou évidence. Ce préjugé consiste à croire que le physique est plus vrai et plus réel que le spirituel ; qu’il est donc à la base de tout ; que c’est par lui que tout s’explique.

Le mécanisme de ce préjugé a été défini et critiqué par le Dr Minkowski 131 et Arnaud Dandieu d’une manière pertinente et nuancée. Selon ces deux auteurs, le sens dit « propre » et le sens dit « figuré » ne sauraient être « ramenés » l’un à l’autre, car tous les deux traduisent « proprement » dans des domaines différents, une réalité indivisible, plus profonde, antérieure à ses aspects sensoriels ou spirituels. Sinon comment expliquerait-on que le même mot puisse servir à désigner des phénomènes aussi divers ? En vérité, il n’y a pas moins d’amertume dans la douleur que dans le goût du sel, mais ce que nous désignons dans l’un et l’autre par le même mot, c’est une même manière d’être affecté, soit par les sens, soit par la pensée, dans la totalité de notre existence.

Ainsi de nos métaphores amoureuses. Le moderne n’hésite pas à tenir ce raisonnement : « Amour désigne pour moi l’attrait sexuel – or sainte Thérèse parle sans cesse d’amour – donc cette mystique est une érotomane qui s’ignore. » Mais nous avons vu que sainte Thérèse n’ignore rien, et qu’au contraire, les amants « passionnés » sont sans doute des mystiques qui s’ignorent… Ainsi les arguments s’annulent. Nous ne savons rien des origines premières. Ce que nous avons pu dégager, c’est uniquement le jeu des deux facteurs dans l’évolution historique. Résumons-le encore une fois, pour plus de clarté.

Notre langage passionnel nous vient de la rhétorique des troubadours. Rhétorique ambiguë par excellence : une dogmatique manichéenne y compose des symboles d’attrait sexuel. Mais peu à peu, cette rhétorique se détachant de la religion qui l’a créée, passe dans les mœurs, et devient langage commun. Maintenant, quand un mystique veut exprimer ses expériences ineffables, il est contraint de se servir de métaphores. Il les prend où il les trouve et telles qu’elles sont, quitte à les modifier par la suite. Or à partir du douzième siècle, les métaphores courantes sont celles de la rhétorique courtoise. Que les mystiques s’en emparent sans hésiter ne signifie donc pas du tout qu’ils « subliment » des passions sensuelles, mais simplement que l’expression habituelle de ces passions, créée d’ailleurs par une mystique, convient à l’expression de l’amour spirituel qu’ils vivent. Et elle convient même d’autant plus à l’expression des rapports « malheureux » entretenus par l’âme et son Dieu, qu’elle s’est plus complètement humanisée, c’est-à-dire détachée de l’hérésie. Car l’hérésie posait l’union possible de Dieu et de l’âme, ce qui entraînait le bonheur divin et le malheur de tout amour humain ; tandis que l’orthodoxie pose que l’union est impossible, ce qui entraîne le malheur divin et rend l’amour humain possible en ses limites. D’où il résulte que le langage de la passion humaine selon l’hérésie correspond au langage de la passion divine selon l’orthodoxie.

On se trouve donc en présence d’une continuelle interaction. Et seule une décision toute arbitraire isolerait tel ou tel moment de cette dialectique permanente pour en faire la donnée première.

7. Libération finale des mystiques. §

Cette décision toute arbitraire, il est temps de la prendre ici, et de la prendre en faveur de l’esprit, c’est-à-dire de sa primauté. Qu’elle soit arbitraire en fin de compte, ou ce qui revient au même, avant tout compte, n’exclut pas qu’on l’appuie de raisons. J’en marquerai trois.

1° Le langage passionnel me paraît s’expliquer à partir de l’esprit, en ceci qu’il exprime non pas le triomphe de la nature sur l’esprit 132, mais l’excès de l’esprit sur l’instinct. « L’amour existe lorsque le désir est si grand qu’il dépasse les limites de l’amour naturel » disait le troubadour Guido Cavalcanti, au treizième siècle. Or le fait de dépasser les limites de l’instinct, définit l’homme en tant qu’esprit. C’est ce fait seul qui nous permet de parler.

Qu’est-ce que le langage en effet ? Le pouvoir de mentir autant que le pouvoir d’exprimer ce qui est. Un animal est incapable de mentir, de dire ce que l’instinct ne fait pas, d’aller au-delà du nécessaire et au-delà de la satisfaction. La passion, l’amour de l’amour, c’est au contraire l’élan qui va au-delà de l’instinct et qui, par là, ment à l’instinct. Le responsable d’un tel mensonge ne saurait être que « l’esprit ». (On sent ici à quelle profondeur l’amour-passion, l’expression et le mensonge se trouvent liés. Et n’est-elle pas typique de toute passion, cette volonté de s’exprimer, de se décrire comme pour mieux jouir de soi-même ? Mais aussi cette conviction que les autres ne comprendront pas, et que s’ils questionnent ou accusent, on ne peut alors que mentir pour sauver l’essence même de la passion !)

2° Si Jean de la Croix, et même Ruysbrœk, et saint François sont évidemment postérieurs à la naissance de l’amour-passion, il n’en reste pas moins que celui-ci est postérieur à la mystique pseudo-chrétienne des Cathares.

3° C’est sans doute à tort qu’à la proposition : « Tout érotomane est un mystique qui s’ignore », on a cru pouvoir répondre : « Ou l’inverse. » Il se peut que les épigones des grands mystiques 133 nous apparaissent parfois comme des érotomanes qui s’ignorent. Mais il est certain que l’érotomanie est une forme d’intoxication, et tout nous prouve que les Eckhart, Ruysbrœk, Thérèse, Jean de la Croix, sont exactement le contraire de ce qu’on nomme des intoxiqués.

L’intoxiqué est la victime non de sa passion, mais de l’agent matériel qu’elle utilise pour s’exalter. Si l’origine de cette passion est un désir, conscient ou non, d’échapper à la condition terrestre insupportable, et si l’on est en droit d’y voir le rudiment d’un appel mystique, il n’en reste pas moins que l’intoxiqué est avant tout l’esclave de sa drogue. Psychologiquement, c’est un être déchu, dont les sens s’émoussent, dont la lucidité s’affaiblit, et qui finit dans l’idiotie. Les grands mystiques, tout au contraire, insistent sur la nécessité de dépasser l’état de transe, d’accéder à une lucidité toujours plus pure et audacieuse, de vérifier même les plus hautes grâces par leurs répercussions dans la vie quotidienne. Sainte Thérèse ne tenait pour bonnes que les visions qui la poussaient à mieux agir, à mieux aimer. Surtout, les grands mystiques s’accordent à voir le terme de leur ascension dans la liberté souveraine de l’âme. Saint Jean de la Croix et Maître Eckhart disent en termes différents la même chose : il faut que le mystique arrive « à se passer du don », à ne plus le désirer pour lui-même. Dans le mariage spirituel, dit Jean de la Croix, l’âme parvient à aimer Dieu sans plus sentir son amour. C’est un état d’indifférence parfaite, croirait-on ; en vérité, c’est le point de perfection d’un équilibre durement conquis, d’une connaissance immédiatement active.

Au-delà des transes et au-delà de l’ascèse, l’aventure mystique culmine dans un état d’extrême « désintoxication » de l’âme. Dans la plus rigoureuse possession de soi-même. Et c’est alors que le mariage devient possible, qui signifie non plus jouissance de l’Éros, mais fécondité de l’Agapè.

Ainsi la mystique orthodoxe apparaît-elle enfin comme la voie purgative par excellence, la meilleure discipline qui nous permette de transcender l’amour-passion jusque dans ses formes sublimées. Le cycle de l’ascèse chrétienne ramène l’âme à l’obéissance heureuse, c’est-à-dire à l’acceptation des limites de la créature, mais dans un esprit renouvelé, dans une liberté reconquise.

8. Crépuscule de l’amour-passion. §

C’est le dogme de l’Incarnation qui distingue radicalement la mystique orthodoxe de l’hérétique. C’est lui qui donne un sens tout différent au mot amour dans les deux cas.

Les hérétiques cathares opposent la Nuit au Jour comme le fait l’Évangile de Jean. Mais la Parole du Jour, pour eux, n’a pas revêtu la forme de la Nuit : elle n’a pas « été faite chair ». Ils ne veulent pas que le Jour parfait se communique à nous au travers de la vie. (Ils ne croient pas l’humanité du Christ.) Ils veulent aller tout droit à l’Amour par l’amour, et de la Nuit au Jour sans nul intermédiaire. Sombrant alors, comme Icare est tombé, (Celui qui veut aller à Dieu sans passer par le Christ qui est « le chemin », celui-là va au Diable, disait énergiquement Luther) ils pressentent que la Nuit est un mystère du Jour, dont le Jour seul détient le secret dernier 134. Mais ils ignorent que la Nuit, c’est la Colère de Dieu – répondant à notre révolte – et non pas l’œuvre d’un obscur démiurge. (Telle est du moins la doctrine de la Bible.) Refusant que le Jour les enseigne dans cette vie et par le moyen de la « matière », méconnaissant une Agapè qui sanctifie la créature, ignorant donc la vraie nature de ce qu’ils tiennent pour le péché, ils courent le risque de s’y perdre sans retour au moment même qu’ils croient lui échapper.

Et de là vient que la confusion était fatale entre l’Éros divinisant et l’Éros prisonnier de l’instinct. De là vient que la passion « enthousiaste », la joy d’amor des troubadours, devait fatalement aboutir à la passion humaine malheureuse. Cet amour impossible laissait au cœur des hommes une brûlure inoubliable, une ardeur vraiment dévorante, une soif que la mort seule pouvait éteindre : ce fut la « torture d’amour » qu’ils se mirent à aimer pour elle-même.

La passion des « parfaits » voulait la mort divinisante. La soif qu’elle laisse au cœur des hommes sans foi, mais bouleversés par sa brûlante poésie, ne cherchera plus dans la mort que la suprême sensation.

Et de même, l’amour de la Dame, dès qu’il cessera d’être un symbole de l’union avec le Jour incréé, deviendra le symbole de l’impossible union avec la femme ; gardant de ses origines mystiques on ne sait quoi de divin, de faussement transcendant – une illusion de gloire libératrice dont la douleur serait encore le signe ! Ainsi s’opère le renversement tragique : se dépasser jusqu’à s’unir au transcendant, quand le but n’est plus la Lumière, et quand on ignore le « chemin », c’est se précipiter dans la Nuit.

Le dépassement, dès lors, n’est plus qu’exaltation du narcissisme. Il ne vise plus à la libération des sens, mais à la douloureuse intensité du sentiment. Intoxication par l’esprit.

L’histoire de la passion d’amour, dans toutes les grandes littératures, du treizième siècle jusqu’à nous, c’est l’histoire de la déchéance du mythe courtois dans la vie « profanée ». C’est le récit des tentatives de plus en plus désespérées que fait l’Éros pour remplacer la transcendance mystique par une intensité émue. Mais grandiloquentes ou plaintives, les figures du discours passionné, les « couleurs » de sa rhétorique ne seront jamais que les exaltations d’un crépuscule, promesses de gloire jamais tenues…

Livre IV
Le mythe dans la littérature §

On reconnaîtra maintenant ce qu’est le péché ou comment procède le péché. C’est lorsque la volonté humaine se sépare de Dieu pour être une volonté à soi, qu’elle suscite sa propre ardeur et brûle de sa propre affection, ardeur qui lui est propre et qui n’a rien à voir avec l’ardeur divine.

Jacob BŒHMS.

1. D’une influence précise de la littérature sur les mœurs. §

D’une manière générale, il est bien difficile de vérifier l’influence des arts sur la vie quotidienne d’une époque. « La musique adoucit les mœurs ? » Je n’en sais rien, et personne ne saurait le démontrer. Et la peinture, quelle peut bien être son action ? L’architecture, au moins, nous pouvons l’habiter, mais là n’est pas son caractère d’art. De même pour telle ou telle philosophie. Mais le cas est tout différent lorsqu’il s’agit d’une littérature dont on peut démontrer, historiquement, qu’elle a donné sa langue à la passion.

Si la littérature peut se vanter d’avoir agi sur les mœurs de l’Europe, c’est à coup sûr à notre mythe qu’elle le doit. D’une manière plus précise : c’est à la rhétorique du mythe, héritage de l’amour provençal. Il n’est pas nécessaire de supposer ici quelque pouvoir magique des sons et du langage sur nos actes. L’adoption d’un certain langage conventionnel entraîne et favorise naturellement l’essor des sentiments latents qui se trouvent les plus aptes à s’exprimer de la sorte. C’est dans ce sens que l’on peut dire après La Rochefoucauld : peu d’hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour.

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Passion et expression ne sont guère séparables. La passion prend sa source dans cet élan de l’esprit qui par ailleurs fait naître le langage. Dès qu’elle dépasse l’instinct, dès qu’elle devient vraiment passion, elle tend du même mouvement à se raconter elle-même, que ce soit pour se justifier, pour s’exalter, ou simplement pour s’entretenir. (Le double sens est significatif.) En ce domaine, il est aisé de vérifier. Les sentiments qu’éprouvent l’élite, puis les masses par imitation, sont des créations littéraires en ce sens qu’une certaine rhétorique est la condition suffisante de leur aveu, donc de leur prise de conscience. À défaut de cette rhétorique, ces sentiments existeraient sans doute, mais d’une manière accidentelle, non reconnue, à titre d’étrangetés inavouables, en contrebande. Mais on a toujours vu que l’invention d’une rhétorique faisait foisonner rapidement certaines puissances latentes du cœur. L’apparition de Werther par exemple a produit une vague de suicides. Rousseau fit boire du lait à toute la cour de France, et René désola plusieurs générations. C’est que pour admirer la nature simple, pour accepter certaines mélancolies, et même pour se suicider, il faut être en mesure « d’expliquer » à soi-même ou aux autres ce qu’on sent. Plus un homme est sentimental, plus il y a de chances qu’il soit verbeux et bien disant.

Et de même, plus un homme est passionné, plus il y a de chances qu’il réinvente les figures de la rhétorique ; qu’il redécouvre leur nécessité ; qu’il se modèle spontanément à la ressemblance du « sublime » qu’elles ont su rendre inoubliable.

C’est pourquoi l’on n’aura pas grand-peine à jalonner l’évolution du mythe courtois dans la morale des peuples d’Occident : l’on peut admettre qu’elle est parallèle à ses métamorphoses littéraires. (Moyennant, cela va de soi, certains retards et simplifications.)

En esquissant la courbe de la mystique classique, nous avons pu décrire une assomption du mythe. C’était la voie montante et elle nous a conduits à une dissolution libératrice du « charme ». La littérature, au contraire, est la voie qui descend aux mœurs. C’est donc la vulgarisation du mythe, ou pour mieux dire : sa « profanation 135 » que nous allons décrire maintenant.

2. Les deux Roses. §

Le meilleur point de départ nous est donné par le Roman de la Rose, écrit entre les années 1237 et 1280 environ. Il y a cent ans, ou presque, que Béroul et Thomas ont composé la légende de Tristan. La Croisade des Albigeois a saccagé la civilisation courtoise du Languedoc, dispersant les derniers troubadours. Que va devenir la tradition d’Amour ?

Il semble bien que dès le quatorzième siècle, les hérétiques répandus désormais dans toute l’Europe, où l’Église les traque, aient cessé de recourir à l’expression littéraire de leur religion. Le catharisme se cachera désormais dans les couches profondes et muettes des peuples, là ou la vie sociale ne se prête plus aux formes nobles, ne fournit plus les beaux symboles de la grande féodalité. Ce mutisme, d’ailleurs, n’arrête pas son progrès.

L’Église d’Amour donnera naissance à d’innombrables sectes plus ou moins secrètes, plus ou moins révolutionnaires, et dont les traits constants témoignent d’une origine commune, d’une tradition fidèlement conservée. Toutes ces sectes en effet sont caractérisées par leur opposition au dogme trinitaire (du moins sous sa forme orthodoxe) ; par leur spiritualisme exalté ; par leur doctrine de la « joie rayonnante » ; par leur refus des sacrements et du mariage ; par leur condamnation absolue de toute participation aux guerres ; par leur anticléricalisme ; par leur goût de la pauvreté et de l’ascèse (végétarisme) ; enfin par leur esprit égalitaire, allant parfois jusqu’à un communisme total.

Nous retrouvons cet ensemble de traits non seulement chez les Frères du Libre Esprit et les Ortliebiens rhénans – qui furent peut-être en rapports avec les Vaudois, voisins des Cathares – non seulement chez les Vaudois eux-mêmes, chez les disciples de Joachim de Flore, chez les béguines et les beghards des Pays-Bas 136, chez les Lollards anglais, chez les premiers Frères Moraves (sinon chez les Hussites), mais aussi chez les hérétiques des Églises réformées : Schwenckfeld, Weigel, les Anabaptistes, les Mennonites… Luther, Calvin et Zwingle combattirent ces dissidents avec une violence qui rappelle les procédés de Rome contre ses propres sectes. Mais ils ne purent ou ne voulurent les anéantir totalement : de nos jours, on retrouve çà et là des communautés mennonites mêlées d’éléments russes – doukhobors et khlystis – au Canada et jusqu’au Paraguay. Leur conception de l’amour n’a pas varié.

Plusieurs auteurs ont supposé qu’une élite cléricale du moyen âge fut initiée à ces doctrines. Ainsi pensent-ils expliquer mieux certaines obscurités de la littérature émanée des cercles franciscains et même parfois dominicains. J’avoue que l’extension du langage même des Cathares peut induire à des rapprochements souvent troublants : nous l’avons vu à propos des mystiques. Mais en l’absence de preuves presque impossibles à établir, je m’en tiendrai à un jugement certainement vrai pour la plupart des cas ; dès le quatorzième siècle, la littérature courtoise s’est détachée de ses racines mystiques ; elle s’est alors trouvée réduite à une simple forme d’expression, c’est-à-dire à une rhétorique. Mais automatiquement, cette rhétorique tendait à idéaliser les objets tout profanes qu’elle décrivait. Ce procédé, bientôt ressenti comme tel, devait engendrer normalement une réaction dite « réaliste ». Double mouvement dont le Roman de la Rose nous donne l’illustre témoignage.

La Rose de Guillaume de Lorris – dans la première partie du roman, dite courtoise – c’est l’amour de la femme idéale, vraie femme déjà mais femme inaccessible dans son jardin givré d’allégories. Danger, Male-Bouche et Honte défendent Bel Accueil contre les entreprises des galants. L’obstacle à l’union amoureuse est figuré par l’exigence morale, et non plus du tout religieuse. Ce n’est plus une ascèse mystique, mais un raffinement de l’esprit, qui doit amener l’amant à mériter le don.

Au contraire, pour Jean de Meung, qui terminera le Roman, la Rose n’est plus que la volupté physique. Le réalisme le plus franc succède aux fadaises de Lorris, le sensualisme au platonisme, le cynisme à l’exaltation. La Rose est emportée de haute lutte. La Nature triomphe de l’Esprit, et la raison de la passion.

Chacune de ces parties aura sa descendance. De Lorris, nous irons par Dante – qui peut-être le traduisit – jusqu’à Pétrarque et bien au-delà : jusqu’aux romans allégoriques du dix-septième, jusqu’à la Nouvelle Héloïse… Et par Jean de Meung, la tradition antique – celle qui condamne la passion comme une « maladie de l’âme » – se transmettra aux parties basses de la littérature française : gauloiserie, gaillardise, rationalisme, polémique, misogynie curieusement exaspérée, naturalisme et réduction de l’homme au sexe. C’est la défense normale que l’homme païen oppose au mythe de l’amour malheureux. (Peut-être, pratiquement, est-elle bien proche d’une vision chrétienne réaliste. Nous aurons l’occasion d’y revenir.)

3. Sicile, Italie, Béatrice et Symbole. §

Alentour de l’an 1200, une solide amitié se noue entre Rambaut de Vaqueiras, troubadour languedocien, et le puissant marquis Alberto Malaspina. Il semble bien qu’un courant très direct d’échanges « littéraires » – si l’on veut – unisse le Midi de la France à la Lombardo-Vénétie. Une fois de plus, la carte de l’influence des troubadours se confond avec celle des hérésies. Un peu plus tard, le mouvement franciscain naîtra d’une conjonction semblable entre les « spirituels » (mais dans l’Église) et les poètes.

Cependant qu’autour de Palerme, où Frédéric II tient sa cour, fleurit l’école dite des Siciliens. Dans quelle mesure cette poésie courtoise du Sud s’inspira-t-elle des troubadours ? La question est encore obscure. On ne trouve à la cour de Palerme qu’un seul poète provençal, et Frédéric persécute l’hérésie. De même, on peut se demander dans quelle mesure les Siciliens « savaient » encore ce qu’est l’Amour. N’avaient-ils retenu du trobar clus que le procédé mystifiant ? On serait assez tenté de le croire, lorsqu’on voit Dante et son ami Cavalcanti s’élever contre leur maître Guittone d’Arezzo, et railler ses disciples : « Sectateurs de l’ignorance, aveugles qui veulent juger des couleurs, oies essayant de rivaliser avec l’aigle… »

Au Purgatoire, Dante rencontre un de ces pasticheurs infatigables, Bonagiunta de Lucques. Bonne occasion de définir le dolce stil nuovo, le style savant et caressant que l’école du Nord – novatrice mais qui revient aux origines valables – oppose à ces rhétoriqueurs.

Ce qui est frappant dans cette nouvelle école, c’est qu’elle rénove consciemment le langage symbolique des troubadours. Les Siciliens étaient tombés dans un douteux allégorisme : ils parlaient de la dame comme d’une femme réelle, ce n’était plus que galanterie mais froide et stéréotypée. Dante et Cavalcanti, d’autres encore, demandaient plus de sincérité et plus de chaleur amoureuse, mais en même temps, ils savent et disent (dans ce dire est la nouveauté) que la Dame est purement symbolique.

Tel est le secret paradoxal de l’amour courtois : guindé et froid quand il ne vante que la femme, mais tout ardent de sincérité quand il célèbre la Sagesse d’amour : c’est là vraiment que bat son cœur. Et Dante n’est jamais plus passionné qu’en chantant la Philosophie, si ce n’est quand elle devient la Science sacrée.

Sincérité bien propre aux troubadours, et toute contraire à celle qu’un moderne imagine ! Dante la définira dans son Banquet, comme le secret qu’il faut voiler d’un « beau mensonge ». Les Cathares savaient bien tout cela. Mais notons qu’ils ne l’ont jamais dit 137.

C’est parce que Dante et ses amis sont amenés à définir leur art, qu’on surprend mieux qu’ailleurs chez les poètes italiens le vrai mystère des troubadours, de même que c’est au crépuscule que se révèlent les sept couleurs dont le grand jour faisait une seule lumière, trompeuse à force d’évidence. Maintenant nous pouvons distinguer les thèmes que le trobar mêlait dans la naïve transparence de ses symboles.

Voici les derniers Siciliens. Cette plainte de Jacques de Lentino :

« Mon cœur souvent meurt, et plus douloureusement que de mort naturelle, pour vous Dame qu’il désire et aime plus que lui-même…

« J’ai en moi un feu, qui je le crois, jamais ne pourra s’éteindre… Pourquoi ne me consume-t-il point ? »

Dante de même :

« Amour qui, dans ma pensée, me parle de ma Dame avec grand désir, souvent m’entretient de choses telles qu’à leur sujet mon intelligence s’égare. Son langage résonne avec tant de douceur que l’âme qui l’écoute et l’entend s’écrie : — Malheureuse que je suis ! Je ne suis pas capable de répéter ce que j’entends dire de ma Dame ! »

Et qui douterait encore de la signification symbolique de la Dame, lorsqu’un Guido Guinizelli en parle comme du principe de « notre foi » :

« Elle passe par le chemin, si pleine de grâce et de noblesse qu’elle abaisse l’orgueil de celui qu’elle salue [auquel elle donne son salut] et, s’il n’est déjà de notre foi, l’y amène. »

Faut-il penser que Dante n’est qu’un blasphémateur lorsqu’il écrit au seuil de la Vita Nuova, cette strophe au sublime départ :

« Un ange crie en l’Intelligence divine et dit : — Seigneur, dans le monde se voit une merveille en l’acte qui procède d’une âme qui jusque ici rayonne. Le Ciel, qui ne manque que d’une chose, – c’est de l’avoir – à son Seigneur la demande, et tous les Saints implorent cette faveur. Seule, Pitié prend notre parti, car Dieu dit, et c’est de ma Dame qu’il entend parler : — Mes bien-aimés, ores souffrez en paix que votre espérance demeure, autant qu’il me plaira, là où se trouve plus d’un qui s’attend à la perdre et qui dira dans l’enfer : — Ô maudits, j’ai vu l’espérance des bienheureux ! »

S’agit-il donc de Béatrice comme femme ? Est-ce sa présence que tous les saints implorent et qui serait « l’espérance des bienheureux » ? Ou s’agit-il plutôt de l’Esprit saint soutenant son Église par la charité du Christ – (la Pitié) – jusqu’à ce que tous aient pu recevoir la Vie Nouvelle 138 ?

Ce qui doit paraître ici-bas blasphématoire, c’est l’équivoque malgré tout maintenue. D’où le débat qui oppose Orlandi et Cavalcanti : il s’agirait de définir enfin ce dont on parle. « Cet Amour est-il vie ou mort ? » demande courageusement le premier. Et le second répond : « Du pouvoir de l’amour provient souvent la mort… L’amour existe lorsque le désir est si grand qu’il dépasse les limites de l’amour naturel… Comme il ne provient point de la qualité, il réfléchit perpétuellement sur lui-même son propre effet. Il n’est point un plaisir, mais une contemplation. »

Aucun doute ne demeure possible : l’Amour est la passion mystique. Mais encore faut-il définir le rôle de l’amour naturel dans cette perspective céleste. C’est ce qu’a fait Davanzati, vers la fin du treizième siècle, exprimant dans une petite fable la vraie nature de l’amour qu’il chante et le danger de s’arrêter aux formes terrestres qui n’en sont qu’un reflet :

« De même que la tigresse, dans sa grande douleur, se soulage en regardant un miroir et croit y voir l’image de ses petits qu’elle va cherchant : par ce plaisir elle oublie le chasseur, et reste là, et ne poursuit point ; de même celui qui est pénétré d’amour puise la vie dans la contemplation de sa dame, car ainsi il soulage sa grande peine… Mais la dame n’a point le cœur pitoyable, le jour passe et l’espoir est déçu ! »

Ici la Dame au cœur impitoyable est bien la femme qui détourne l’Amour à son profit. Dans un Bestiaire moralisé de cette époque, je trouve la même fable, avec cette conclusion :

« Ce fauve, à mon avis, c’est nous ; ses petits, qu’un chasseur lui a pris, ce sont les vertus, et le chasseur c’est le Démon, qui nous fait voir ce qui n’est pas. De là vient que bien des hommes ont péri pour avoir tardé d’aller vers le Seigneur. »

Le temps venait où les poètes succomberaient aux charmes du miroir et de la rhétorique profanée. Nous allons voir Pétrarque se laisser prendre « à ce qui n’est pas », c’est-à-dire à l’image de sa Laure, qui trop longtemps – comme il gémit plus tard – le retiendra d’ « aller vers le Seigneur ».

4. Pétrarque, ou le rhéteur converti. §

« Aimer une chose mortelle avec une foi
Qui à Dieu seul est due et à lui seul convient… »

« Tout le monde, et sur le moindre rocher que trempe la mer, sait qu’un homme a été superlativement amoureux et c’est Pétrarque. Et ce qu’il y a de mieux, c’est que c’est vrai… Qu’appelle-t-on un homme simplement amoureux ? Rien d’analogue. Lui l’était d’une façon extraordinaire, incendiaire, solaire 139. »

Voilà ce qui doit étonner chez Pétrarque : cette inoubliable passion animant pour la première fois les symboles des troubadours d’un souffle parfaitement païen, et non plus du tout hérétique ! On est aux antipodes du Dante, mais aussi des rhéteurs qu’il attaquait. Le « secret » dont je parlais plus haut s’est volatilisé : il ne joue plus. Le langage de l’Amour est enfin devenu la rhétorique du cœur humain. Cette « profanation » radicale doit faire naître, on a vu pourquoi (au livre II), une poésie plus adéquate que nulle autre à servir la mystique orthodoxe. Et cette dernière ne manquera pas d’y puiser ses meilleures métaphores. En vérité, la tentation était trop forte. (On en jugera par quelques exemples mis en note, et à vrai dire choisis presque au hasard.)

Voici le Sonnet du premier anniversaire de l’amour de Pétrarque pour Laure :

Je bénis le lieu, le temps, l’heure
Où si haut visèrent mes yeux,
Et je dis : Ô mon âme, il te faut rendre grâce
Toi qui fus jugée digne alors d’un tel honneur.
D’Elle te vient cet amoureux penser
Qui tant que tu le suis, au plus haut Bien te mène
Et te fait mépriser ce que l’homme désire 140.
D’Elle te vient la grâce généreuse
Qui te pousse au ciel par un droit sentier
Et fait que je marche fier de mon espérance.

Où Pétrarque triomphe, c’est quand il prend la harpe de Tristan 141, c’est dans le cri de la « torture délicieuse », du mal aimé, du plaisir qui consume :

Ô tendres, angéliques étincelles, béatitudes
De ma vie ou s’allume le plaisir
Qui doucement me consume et détruit.
(Les Yeux de ma dame.)
Ô mort vivante, ô mal délicieux 142
Comment as-tu sur moi tel pouvoir, si je n’y consens !
Parmi vents si contraires, sur une frêle barque
Je me trouve sans gouvernail en haute mer.
(Sonnet 132)

Nous connaissons bien cette barque – où comme l’autre il emporte sa lyre – et ce « pouvoir » dont il se plaint tout en sachant qu’il l’a voulu fatal :

Et pour que mon martyre au port jamais n’arrive
Mille fois chaque jour je meurs, mille je nais… 143.
(Sonnet 164.)

Ailleurs, il parle de Laure comme de sa « bien-aimée ennemie », et gémit, tel Tristan se séparant d’Iseut lorsqu’il la rend à son époux :

                        Ô dure départie
Pourquoi m’as-tu de mon mal éloigné ?
(Sonnet 254.)

Car les yeux de Laure présente

                        … allumés d’une lueur céleste
M’enflamment de façon qu’il me plaît de brûler 144.
(Triomphe de l’amour.)

Mais présente ou absente – ici encore – la femme ne sera jamais que l’occasion d’une torture qu’il préfère à tout :

Je sais, suivant mon feu partout où il me fuit,
Brûler de loin – de près geler.

Tout l’amour romantique est dans ce dernier vers. Et le secret de cette mélancolie, Pétrarque a su l’analyser mieux que les plus lucides victimes de ce que l’on baptisera plus tard le mal du siècle :

« Des autres passions, je ressens des assauts fréquents, mais courts, momentanés. Ce mal-là au contraire, me saisit quelquefois avec une ténacité telle qu’il m’enlace et me torture des journées et des nuits entières. Et ces moments-là, pour moi, ne ressemblent plus à la lumière et à la vie : c’est une nuit infernale et une cruelle mort. Et pourtant ! (voici bien ce qu’on peut appeler le comble des misères !) je me repais de ces peines et de ces douleurs-là avec une sorte de volupté si poignante que, si l’on vient m’en arracher, c’est malgré moi ! 145 »

Et saint Augustin, avec lequel Pétrarque tient ce dialogue fictif, lui répond :

« Tu connais très bien ton mal. Tout à l’heure, tu en sauras la cause. Dis-moi : qu’est-ce qui te rend triste à ce point ? Est-ce bien le cours des choses de ce monde ? Est-ce une douleur physique, ou bien quelque rigueur injuste de fortune ?

Pétrarque. — Rien de tout cela en particulier.

C’est le « vague des passions » préromantique. Et voici l’appel à la mort :

« Que s’ouvre donc la geôle où je suis enfermé
Qui me clôt le chemin vers une telle vie ! »
(Chanson 72.)

La « nuit infernale » devient le Jour, la « cruelle mort » une Vie nouvelle, et pour qu’à la passion ne manque pas le sublime, voici la divinisation. Pétrarque demande comment il se peut faire qu’il vive encore, quoique séparé de sa dame :

Mais Amour me répond : ne te souvient-il pas
que c’est là le privilège des amants
déliés de toutes les qualités de l’homme 146 ?
*
* *

Puis il y eut cette fameuse ascension au Ventoux, qui lui donna beaucoup à réfléchir. Il y eut surtout, en 1348, la grande peste noire qui ravagea l’Europe : et voilà qui rappelle au poète que ses « qualités d’homme » le lient de fait à une condition pitoyable. C’est ce qu’il dit dans sa Chanson de la Grande Peste, chef-d’œuvre inégalé de l’examen de conscience :

Je vais pensant – et en pensant m’assaille
une pitié de moi-même si forte
qu’elle me conduit souvent
à d’autres pleurs que ceux dont j’eus coutume :
car voyant la fin chaque jour plus proche,
à Dieu mille fois j’ai demandé ces ailes
avec lesquelles, hors de la mortelle
prison, pourrait s’enlever mon esprit au ciel.
Mais cela, jusqu’alors, à rien ne m’a servi…

Prends ton parti avec prudence ! Prends !
Et arrache de ton cœur toute racine
De ce plaisir qui heureux ne le peut jamais rendre…

Il n’a que trop longtemps mis son espoir en « cette fausse douceur fugitive » qu’est l’amour idéalisé.

Et je me sens au cœur venir, heure par heure,
une belle colère, âpre et sévère
qui fait que tout penser secret
monte droit à mon front où tous le voient :
aimer une chose mortelle, avec une foi
qui à Dieu seul est due et à lui seul convient
est plus interdit à qui plus désire honneur !

Mais comment s’arracher à cet amour blasphématoire, à ce besoin dément

d’un plaisir que l’usage en moi a fait si fort
qu’il me donne l’audace de négocier avec la mort !

La lucidité même d’un tel cri, où s’avoue le dernier secret du mythe courtois, c’est le signe d’une grâce reçue. Ce qui peut arracher à l’espoir vain, c’est la foi seule dans le pardon. Voici la conversion de l’espérance qui trouve enfin son objet véritable :

Or lève-toi vers un espoir plus heureux –
en contemplant le ciel qui tourne autour de toi
Immortel et paré !
S’il est vrai – qu’ici-bas tant joyeux de son mal
votre désir s’apaise
par un coup d’œil, une parole, une chanson –
si ce plaisir est jà si grand… quel sera l’autre !

5. Un idéal à rebours : la gauloiserie. §

Imposer un style à la vie des passions – ce rêve de tout le moyen âge païen tourmenté par la loi chrétienne – c’est la secrète volonté qui devait donner naissance au mythe. Mais la confusion de la foi, « qui à Dieu seul est due et à lui seul convient », avec l’amour d’ « une chose mortelle », en fut la conséquence inévitable. Et c’est bien de cette confusion – non de la doctrine orthodoxe – que devait résulter l’opposition tragique du corps et de l’âme. C’est la tendance ascétique, orientale – le monachisme vient d’Orient – c’est la tendance hérétique des « parfaits » qui inspira la poésie courtoise. C’est donc bien elle, qui, peu à peu, contamina par le moyen d’une littérature idéalisante, l’élite de la société médiévale. D’où la réaction « réaliste » qui ne pouvait manquer de s’ensuivre. Elle fut surtout sensible dans la bourgeoisie.

Dès le début du douzième siècle, en plein triomphe de l’amour courtois, l’on voit paraître cette tendance contraire, celle qui glorifiera la volupté avec le même excès, exactement, que l’autre apporte à glorifier la chasteté. Fabliaux contre poésie, cynisme contre idéalisme.

Le Débat de l’âme et du corps qui date précisément de cette époque est le premier témoignage d’un conflit que le mariage chrétien était censé résoudre. On y voit l’âme récemment séparée de son corps adresser à son compagnon les reproches les plus amers : c’est lui qui aurait causé sa damnation. Mais le corps lui retourne l’accusation (il n’a pas tort.) Ainsi vont-ils, récriminant trop tard, au-devant du supplice éternel.

Issus de ce ressentiment du corps, les fabliaux eurent un immense succès (auprès du même public, souvent, que les romans idéalistes). C’étaient des historiettes grivoises colportées et reprises, avec des variantes infinies, par toute l’Europe médiévale. Les fabliaux annoncent le roman comique, qui annonce le roman de mœurs, qui annonce le naturalisme polémique du dernier siècle. Mais je ne crois pas qu’ils se soient engendrés en ligne directe. Chaque moment de cette progression vers le « vrai » se trouve lié, plus étroitement qu’au précédent, à un moment correspondant de la progression vers le « précieux », et c’est de cela qu’il naît, par réaction. Charles Sorel naît de l’Astrée, non des fabliaux ; la Marianne de Marivaux naît des comédies de Marivaux, non de Sorel ; et Zola naît de la décomposition du romantisme, au moins autant, si ce n’est beaucoup plus, que de Balzac (considéré alors comme réaliste).

Pour en revenir au treizième siècle, a-t-on bien vu que la littérature sensuelle et volontiers pornographique des fabliaux souffre du même irréalisme, en fin de compte, que l’idéal des épopées courtoises ? Il me paraît que la « gauloiserie » n’est qu’un pétrarquisme à rebours.

« On aime à opposer – écrit J. Huizinga 147 – l’esprit gaulois aux conventions de l’amour courtois et à y voir la conception naturaliste de l’amour, en opposition avec la conception romantique. Or la gauloiserie, aussi bien que la courtoisie, est une fiction romantique. La pensée érotique, pour acquérir une valeur de culture, doit être stylisée. Elle doit représenter la réalité complexe et pénible sous une forme simplifiée et illusoire. Tout ce qui constitue la gauloiserie : la licence fantaisiste, le dédain de toutes les complications naturelles et sociales de l’amour, l’indulgence pour les mensonges et les égoïsmes de la vie sexuelle, la vision d’une jouissance infinie, tout cela ne fait que donner satisfaction au besoin humain de substituer à la réalité le rêve d’une vie plus heureuse. C’est encore une aspiration à la vie sublime, tout comme l’autre, mais cette fois du côté animal. C’est un idéal quand même : celui de la luxure. »

Ce lien profond de la gauloiserie et de l’amour alambiqué, on le surprend dans une satire du treizième siècle intitulée l’Évangile des femmes : c’est une suite de quatrains dont les trois premiers vers exaltent la femme selon le mode courtois, tandis que le quatrième réfute d’un trait brutal ces éloges. Autre complicité : la gauloiserie démolit le mariage par en bas, alors que la chevalerie le ridiculisait d’en haut, comme on peut le voir, entre autres, dans le Dit de Chiceface. Chiceface est le monstre fabuleux qui ne se nourrit que de femmes fidèles, aussi est-il d’une maigreur effroyable, tandis que son confrère Bigorne, lequel ne mange que les maris soumis, est d’un embonpoint sans pareil.

Parallèlement à ces deux courants issus du mythe, notons la réaction des clercs : c’est encore le chanoine Pétrarque qui lui montre la voie, en consacrant ses derniers chants à la louange de la Vierge – Notre Dame opposée à « ma » dame – mais sans varier le moins du monde ses lieux communs de poésie courtoise148. Dante a vengé d’avance les troubadours en mettant en Enfer des « chevaliers de Marie », moines italiens appelés aussi « chevaliers joyeux » à cause de leur vie dissolue, et malgré leur saint patronage.

6. Suite de la chevalerie, jusqu’à Cervantès. §

L’influence du roman breton est attestée par des centaines de textes à travers les treizième, quatorzième, et quinzième siècles. Elle couvre la même étendue que l’influence des troubadours : l’Europe entière. Les Minnesänger (chanteurs de l’Amour) en Allemagne sont nourris de légendes cathares 149 et par ailleurs ne font qu’adapter du français les récits de Chrétien de Troyes. On traduit le roman de Tristan dans toutes les langues d’Occident. L’Anglais Thomas Malory, à la fin du quinzième siècle, en refait une version en prose. Dante considère le cycle épique et romanesque de la France du Nord comme le modèle universel de toute prose narrative, et Brunetto Latini extrait de Tristan (dans sa Rhétorique) le portrait de la femme idéale.

De là, jusqu’au fond de la Norvège, de la Russie, de la Hongrie et des Espagnes, d’innombrables imitations, dont les Amadis portugais (puis espagnols, puis français) nous offrent le meilleur exemple au quinzième et au seizième siècles.

Par un phénomène remarquable, mais auquel on pouvait s’attendre, certains auteurs de ces imitations se trouvent amenés à redécouvrir le sens original des légendes mystiques. Mais alors ils ne peuvent se servir que d’une mythologie toute catholique – soit prudence ou incompréhension – assez incompatible, on l’a bien vu, avec l’intention primitive. En 1554, en Espagne, paraît un livre de Hyeronimo de Sempere portant ce titre flamboyant : Libro de cavalieria celestial del pié de la rosa fragante. Le Christ y devient le chevalier du Lion, Satan le chevalier du Serpent, Jean-Baptiste le chevalier du Désert, et les apôtres, les douze chevaliers de la Table ronde. L’ésotérisme manichéisant, toujours latent dans le cycle breton, renaît en filigrane à travers ces symboles.

Cervantès ne cite point les très nombreux romans de « chevalerie célestielle » qu’on lisait de son temps avec passion 150. Il ne s’en prend, dans son Quichotte, qu’aux romans d’aventures profanes. Cette omission est mystérieuse. Elle militerait en faveur de la thèse selon laquelle Cervantès connaissait la signification réelle de la littérature courtoise, et raillait non sans désespoir les rêveries de ses contemporains, adonnés à une illusion dont ils avaient perdu le secret. Don Quichotte ne serait grotesque que parce qu’il veut imiter une scène à laquelle il n’est pas initié, et suivre une voie que le malheur des temps rend totalement impraticable. L’Église de Rome a triomphé. Mieux vaut dès lors se mettre du bon côté avec l’honnête et réaliste Sancho Pança…

7. Roméo et Juliette. – Milton. §

Cependant Rome n’a pas triomphé partout. Il est une île où son pouvoir est contestée C’est la dernière patrie des bardes. En Cornouailles et en Écosse, leurs traditions resteront vivantes jusqu’à l’époque où Macpherson les transcrira en langage moderne. Et en Irlande, elles vivent encore de nos jours.

Je ne puis examiner ici le problème des rapports entre ce fonds de légendes celtiques et la littérature anglaise populaire et savante. Mais il est significatif qu’à la fin du dix-septième siècle, un bon lettré comme Robert Kirk, théologien et humaniste, ait écrit un traité sur les fées, sans trace de scepticisme ou d’ironie. Nous ne savons presque rien de Shakespeare – mais nous avons le Songe d’une Nuit d’été. Et l’on dit qu’il était catholique – mais nous avons Roméo et Juliette qui est la seule tragédie courtoise, et la plus belle résurrection du mythe avant le Tristan de Wagner.

Tant qu’on ignore à peu près tout de la vie, voire de l’identité de Shakespeare, il est vain de se demander s’il connaissait la tradition secrète des troubadours. Mais on peut relever ce fait : que Vérone fut un des principaux centres du catharisme en Italie. Selon le moine Ranieri Saccone, qui fut dix-sept ans hérétique, il y avait à Vérone près de cinq cents « parfaits », sans compter les « croyants » en beaucoup plus grand nombre… Comment les légendes de ce temps n’auraient-elles point gardé de traces des luttes violentes qui opposèrent dans la cité les « Patarins » aux orthodoxes ?

*
* *

En marge des luttes religieuses du siècle, qui refoulaient les anciennes hérésies dans une obscurité plus profonde que jamais, la tragédie des Amants de Vérone, c’est le voile un instant déchiré, ne laissant au souvenir de nos yeux que l’image négative d’un éclat, « le soleil noir de la mélancolie ».

Surgi des profondeurs de l’âme avide de tortures transfigurantes, de la nuit abyssale où l’éclair de l’amour illumine parfois une face immobile et fascinante – ce nous-même d’horreur et de divinité auquel s’adressent nos plus beaux poèmes ; ressuscité d’un coup dans sa pleine stature, comme étourdi de sa jeunesse provocante et enivrée de rhétorique, au seuil du tombeau de Mantoue voici le mythe de nouveau qui se dresse, à la lueur d’une torche que tient Roméo.

Juliette repose, endormie par le philtre. Le fils de Montaigu est entré, et il parle :

Combien souvent les hommes sur le point de mourir
Se sont sentis joyeux ! Ceux qui veillent sur eux
Disent : l’éclair avant la mort. Mais moi pourrai-je
Nommer cette mort éclair ? Ô mon amour, ma femme,
La mort a sucé le miel de ton haleine
Et n’a pas eu de prise encore sur ta beauté
Et tu n’es pas conquise. L’enseigne de beauté
Est encore cramoisie sur tes lèvres, tes joues,
Et le pâle drapeau de la mort n’est pas avancé.

                        … Ah ! chère Juliette
Pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je penser
Que la mort non substantielle est amoureuse
Et que le monstre maigre te conserve
Ici pour être ton amant dans la ténèbre ?
Par crainte de cela je demeure avec toi
Et plus jamais de ce palais de la nuit obscure
Je ne repartirai ; ici je veux rester
Avec les vers qui sont tes serviteurs ; ici, ici
Je vais fixer mon repos éternel,
Secouer l’influence des étoiles funestes
Et sortir de cette chair lasse du monde.
Mes yeux regardez une dernière fois !
Mes bras prenez votre dernier embrassement !
Et mes lèvres, ô vous
Portes du souffle, par un légitime baiser
Scellez un marché sans âge avec la dévorante mort !
Viens amer conducteur. Viens guide repoussant.
Toi désespéré pilote, jette enfin
Sur les récifs brisants ta barque épuisée, malade de la mer !
Voilà pour mon amour !

(Il boit.)

                        … Honnête apothicaire
Ta drogue est rapide. En un baiser je meurs.

Le consolament de la Mort vient de sceller le seul mariage qu’ait jamais pu vouloir l’Éros. Voici « l’aube » profane, encore une fois, le monde encore une fois qui recommence, et le Prince, rendu à son règne sévère :

Ce matin nous apporte une paix assombrie…
Séparons-nous pour nous entretenir encor de ces tristesses 151.
*
* *

Il est certain que Milton quoique puritain subit l’influence de doctrines cabalistiques aussi peu « spiritualistes » que possible. Mais la révolte des « puritains » contre la royauté et les évêques mondanisés, n’évoque-t-elle pas la révolte des « purs » contre la féodalité et le clergé ?

Deux poèmes de Milton, qu’il écrivit dans sa jeunesse, l’Allegro et le Penseroso expriment l’opposition du Jour et de la Nuit, et le choix nécessaire qu’il n’a pas encore fait. (Il ne le fera sans doute jamais : du moins pas sans de telles réticences qu’il serait vain de conclure sur ce point plus nettement qu’il ne l’a voulu.)

Avant même d’embrasser la cause puritaine, Milton cherchant un sujet d’épopée avait envisagé parfois le thème de la légende celtique d’Arthur et des Chevaliers de la Table ronde. Dans son Penseroso, éloge de la Mélancolie nocturne, s’adressant à cette « Vierge sérieuse », il la prie d’évoquer encore l’âme d’Orphée, l’époux de Canacée qui possédait la bague et les miroirs magiques, et finalement les « illustres bardes »,

qui chantèrent d’une voix grave et solennelle
tournois et trophées remportés,
forêts, enchantements terribles
et dont le sens dépasse le son.

« Where more is meant then meets the ear »… Il avait étudié pour son Histoire de Bretagne la chronique arthurienne et ses légendes. Et dans le De doctrina christiana, il s’était insurgé « contre la puissance créatrice de Dieu, contre les dogmes de la Trinité et de l’Incarnation… répudiant les définitions théologiques traditionnelles qui ne trouvaient point dans la Bible leur fondement 152 ». Mettons à part ce dernier trait, qui malgré tout rattache Milton à la Réforme : n’est-ce point la même et unique hérésie que nous trouvons partout et en tous temps à l’origine du grand lyrisme passionnel ?

Quant au « matérialisme » de Milton, il s’oppose moins qu’on pourrait le croire à une doctrine « courtoise » de l’amour. Entre un monisme qui assimile l’esprit à la matière (ou l’inverse), et un dualisme qui condamne la matière au nom de l’esprit, l’histoire des sectes gnostiques et manichéennes montre bien que l’abîme n’est pas infranchissable, surtout sur le plan de l’éthique. L’idéalisme et le matérialisme ont d’importants présupposés communs. L’extrême de la luxure touche parfois l’extrême de la chasteté exaltée. Et la négation de la mort, chez Milton, le conduit à des conclusions bien proches de celles des Cathares. Comme eux, Milton croit que le bon désir procède des principes intellectuels, et qu’il doit nous purger de notre mauvais désir, de la sensualité, péché majeur. Et Fludd, son maître en occultisme, enseignait que la lumière est la matière divine…

Il reste cependant que la doctrine de Milton est bien plus « rationnelle » et sociale que celle des hérétiques du Midi. (Il considère par exemple le mariage comme un « remède contre l’incontinence ».) Aussi ne devait-elle point favoriser les confusions extrêmes de la chair et de l’esprit qui ne manquèrent pas de se produire dans les sectes néo-manichéennes.

8. L’Astrée : de la mystique à la psychologie. §

L’histoire du mythe dans le Roman, au dix-septième siècle français, peut se réduire, hélas, en une formule : la mystique se dégrade en pure psychologie. Le Roman devient l’objet d’une littérature raffinée. D’Urfé, La Calprenède, Gomberville et les Scudéry n’ont plus la moindre idée du sens ésotérique de la chevalerie légendaire. La nature symbolique des sujets qu’ils reprennent les induit simplement à composer d’interminables romans à clef. Polexandre est Louis XIII, Cyrus est le Grand Condé, Diane est Marie de Médicis, etc.

Le sujet du roman demeure les « contrariétés » de l’amour mais l’obstacle n’est plus la volonté de mort, si secrète et métaphysique dans Tristan : c’est simplement le point d’honneur, manie sociale. C’est l’héroïne, ici, qui est la plus astucieuse lorsqu’il s’agit d’imaginer des prétextes de séparation. Elle terrorise avec délices son chevaleresque soupirant, et l’on voit Polexandre, dans le roman de Gomberville, parcourir comme un fou les cinq parties du monde pour apaiser un regard irrité de sa maîtresse. Au dénouement, il est encore à se demander si cette « reine de l’Île inaccessible » ne va pas lui faire couper le cou. Mais tout finit, en général, par un mariage, prévu dès la première page et retardé jusqu’à la dix-millième lorsque l’auteur est un champion du genre. C’est le roman allégorique du dix-septième siècle qui inventa le happy ending. Le vrai roman courtois débouchait dans la mort, s’évanouissait dans une exaltation au-delà du monde… Maintenant, l’on veut que tout rentre dans l’ordre, c’est la société qui l’emporte, et dès lors la fin du roman ne saurait être qu’un retour à ce qui n’est plus le roman : au bonheur.

Les grands thèmes tragiques du mythe n’éveillent guère dans l’Astrée que des échos mélancoliques. Il y a bien les douze lois d’Amour, les séparations ingénieuses, l’éloge de la chasteté, voire les défis à une mort libératrice. Mais la dialectique sauvage de Tristan n’est plus ici que coquetterie, et le combat du Jour et de la Nuit se ramène à des jeux de pénombre. Entre le corps des deux amants plus d’épée nue, mais la houlette dorée de Céladon ornée d’une faveur de la bergère.

Voici un trait qui symbolise tout le reste. Au cinquième et dernier volume de ce roman que l’on n’ose nommer un roman-fleuve, puisqu’il n’est parcouru que par les sinuosités d’un modeste ruisseau, le Lignon, Céladon désespéré appelle la mort ; Astrée, de son côté conçoit la même pensée. Ils vont demander la fin de leurs maux à la Fontaine de Vérité, gardée par des lions et des licornes : cette fontaine ne sera désenchantée, selon l’oracle, que par la mort du plus fidèle amant et de la plus fidèle amante. (Thème de Tristan : c’est le rachat de la fatalité du philtre.) Céladon s’avance, mais ô miracle, les lions et les licornes se dévorent, le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde, le génie de l’Amour paraît dans un nuage et annonce la fin de l’enchantement. Astrée et Céladon évanouis (c’est une mort métaphorique) sont transportés chez le druide Adamas où ils se réveillent, puis s’épousent.

On a coutume de déclarer inexplicable le succès prodigieux de l’Astrée. Pourtant ses charmes ne sont point inégaux à ceux de nos récents romans féeriques. Et la psychologie des écrivains français n’a pas cessé de se complaire dans l’élégance allégorique : voir Giraudoux. La Fontaine adorait « cette œuvre exquise ». Et Rousseau, de passage à Lyon, voulut aller visiter le Forez et rechercher sur les rives du Lignon l’ombre des Dianes et des Silvandre. Comme il se renseignait auprès de son hôtesse, elle lui dit que le Forez était un bon pays de forges et qu’on y travaillait fort bien le fer. « Cette bonne femme, écrit-il tristement, a dû me prendre pour un apprenti serrurier. »

*
* *

En vérité je me sens fort capable d’entreprendre un éloge de l’Astrée : du point de vue de l’art littéraire, c’est une réussite capitale. Jamais les ressources d’une rhétorique plus savante n’ont été à ce point harmonisées. L’on n’imagine pas de roman mieux écrit ; plus strictement réglé, dans son progrès, sur les lois d’une plus sûre esthétique. L’emploi de « personnages constants » – le berger, la bergère, le volage, la coquette, le hardi, etc. – donne à la dialectique des sentiments sa meilleure garantie de précision, et disons même de vérité. Ici c’est l’art et non « la vie » qui mène le jeu. Nous sommes en face d’une création de l’esprit, et non d’une confusion de reflets troubles, d’aveux plus ou moins indiscrets et de hasards immérités (comme sont les romans d’aujourd’hui). En un mot, l’Astrée est une œuvre. Elle suppose un métier savant, et vingt-cinq ans d’application. Le snobisme qui lui fit un succès était mieux averti que le nôtre.

Mais aussi ce caractère d’achèvement nous permet de poser une question nette : que vaut le succès même de l’effort littéraire ? Si l’on songe au mythe primitif, dont l’Astrée reprend tous les thèmes, l’on est frappé de constater que chez d’Urfé le tragique se dégrade en émotion, et le destin en machine romanesque. Tout se réduit à moraliser et à plaire. Faut-il penser que la littérature la plus parfaite, en raison même de sa perfection, n’est qu’un sous-produit des mystiques créatrices de formes et de mythes ? Et qu’elle suppose, pour fleurir et s’achever en tant qu’œuvre d’art autonome, l’épuisement temporaire des sources profondes ? N’est-ce point pour cette cause que la littérature, si fort qu’elle flatte les passions du cœur, n’offre qu’une résistance à peu près nulle aux attaques de l’esprit réaliste et de ce qu’on nomme l’intérêt civique comme il apparaît de nos jours ? Alors que les mystiques et les religions prennent au contraire une grande vigueur dans les réfutations et railleries qu’on leur oppose ?

Ce fut assez d’un décret de l’officieux Boileau – le court Dialogue sur les Héros de Roman – pour réduire au silence et à l’oubli, jusque dans les manuels de notre siècle, la féerie romanesque née de l’Astrée, et le roman comique, son parasite 153.

Il n’y eut plus qu’une dernière flamme, mince et pure, qui s’appelle la Princesse de Clèves. La mort s’y atténue en séparation volontaire, et la chevalerie fait place à la vertu, qui conclut en faveur du monde…

9. Corneille, ou le mythe combattu. §

C’est dans le théâtre classique – donc au cœur même d’un ordre intolérant – que la passion devait trouver sa revanche la plus éclatante.

On connaît le curieux sujet de la Place Royale, comédie fort désobligeante. Alidor amant d’Angélique, et aimé d’elle, « se trouve incommodé d’un amour qui l’attache trop » et il veut faire en sorte que sa maîtresse se donne à son ami Cléandre. D’où l’on conclut généralement que Corneille est le premier auteur qui ait voulu soumettre la passion à la raison, sinon à la morale. Il serait donc le premier qui ait échappé à l’emprise du mythe. Le cas vaut d’être analysé. Voici comme Alidor se plaint au premier acte :

« Ce n’est qu’en m’aimant trop qu’elle me fait mourir :
Un moment de froideur, et je pourrais guérir ;
Une mauvaise œillade, un peu de jalousie,
Et j’en aurais soudain passé ma fantaisie :
Mais las ! elle est parfaite, et sa perfection
N’approche point encor de son affection ;
Point de refus pour moi, point d’heures inégales :
Accablé de faveurs à mon repos fatales… »

Arrêtons ici la tirade : les premiers vers suffisent à attirer notre méfiance. Quoi, c’est le bonheur qui serait fatal au repos de cet étrange amant ? Et le malheur d’être trahi par Angélique le guérirait de son amour ? Cet Alidor serait un curieux monstre ! Disons plutôt qu’on voit trop bien ce qu’il essaye de nous dissimuler. Lui aussi, il ne veut que « brûler » ! Mais il ne peut l’avouer qu’en affirmant le contraire, en affirmant qu’il veut guérir : car on avoue difficilement le goût du malheur, à cette époque.

« J’ai honte de souffrir les maux dont je me plains » dit-il plus bas. C’est donc la honte qui est cause de son mensonge. En vérité, il souffre de l’absence d’un obstacle entre son Angélique, trop fidèle, et lui-même. Il manque un « roi Marc » à ce jeu. C’est la situation des amants au terme des trois ans passés dans la forêt. Tristan avait le recours de rendre Iseut à son mari. Alidor est contraint d’inventer un rival. Souffrant de ce que plus rien ne le sépare d’Angélique, mais honteux d’avouer cette souffrance, il imagine de se plaindre d’être trop enchaîné par cette fidélité – alors qu’on voit tout au contraire qu’il désespère de ne point l’être assez. Il proclame un besoin d’être libre qui traduit un profond désir de n’être plus même en état de désirer aucune liberté. C’est ce qui se passerait si Angélique faisait mine de lui échapper. Mais voyez comme il est habile :

CLÉANDRE

Vit-on jamais amant de la sorte enflammé
Qui se tînt malheureux pour être trop aimé ?

ALIDOR

Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ?
Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ?

Il le prend de haut : méfions-nous. C’est qu’il se dispose à mentir.

Il ne faut point servir d’objet qui nous possède ;
Il ne faut point nourrir d’amour qui ne nous cède :
Je le hais s’il me force : et quand j’aime, je veux
Que de ma volonté dépendent tous mes vœux ;
Que mon feu m’obéisse, au lieu de me contraindre
Que je puisse à mon gré l’enflammer, et l’éteindre…

C’est là le Corneille classique, pensera-t-on : la volonté triomphant de la passion. Mais la suite de la comédie, même si nous ignorions les ruses du mythe, nous ferait bien voir que la vraie volonté du personnage est exactement opposée à ces hautaines déclarations.

« Il ne faut point servir d’objet qui nous possède » signifie en réalité : « Le seul objet qui vaille d’être servi, c’est celui qui nous posséderait totalement et qui, par sa fuite même, nous enflammerait sans cesse davantage – car c’est là notre gré véritable. » Les deux derniers mots : « … et l’étreindre » étant pur artifice de rhétorique, destiné à persuader le lecteur, ou Cléandre, ou Corneille lui-même, que c’est la liberté qui est désirée, alors que c’est évidemment le « feu » ; et non pas le feu « obéissant »…

On s’y trompe aisément, répétons-le. Et Corneille a tout fait pour cela. Dans la dédicace de sa pièce, il s’adresse en ces termes à un personnage inconnu :

« C’est de vous que j’ai appris que l’amour d’un honnête homme doit être toujours volontaire ; qu’on ne doit jamais aimer en un point qu’on ne puisse n’aimer pas ; que, si on vient jusque-là, c’est une tyrannie dont il faut secouer le joug ; et qu’enfin la personne aimée nous a beaucoup plus d’obligation de notre amour, alors qu’elle est toujours l’effet de notre choix et de son mérite, que quand elle vient d’une inclination aveugle, et forcée par quelque ascendant de naissance à qui nous ne pouvons résister… On ne donne point ce qu’on ne saurait nous refuser. »

Voici qui est bel et bon. Mais nous n’oublions pas que ce refus de la contrainte fatale, cette liberté qui fait le prix du don, c’est une des exigences fondamentales de l’amour courtois (l’un des articles des Leys d’Amors). Et que cette exigence est polémique, dirigée contre le mariage. Or Alidor et son amante trop fidèle se trouvent malgré eux dans l’état de mariés, à quoi notre héros veut échapper non pour l’amour de la liberté – qu’il allègue – mais pour l’amour de la passion.

À tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes
De crainte qu’un hymen, m’en ôtant le pouvoir,
Fît d’un amour par force un amour par devoir.

C’est le plus pur langage courtois. Mais voyez la curieuse contradiction : auparavant, il voulait le repos, et maintenant il craint le mariage qui lui amènerait le repos…

Je la veux offenser pour acquérir sa haine,
Tant que j’aurai chez elle encor le moindre accès
Mes desseins de guérir n’auront point de succès.

Ces « desseins de guérir » (entendons : de brûler donc en fait : sa crainte de guérir !) sont en effet couronnés de succès au cinquième acte. Corneille l’avoue plus tard, tout en feignant de s’en étonner, comme il se doit, dans un Examen de sa pièce :

« Cet amour de son repos n’empêche point qu’au cinquième acte (Alidor) ne se montre encore passionné pour cette maîtresse, malgré la résolution qu’il avait prise de s’en défaire, et les trahisons qu’il lui a faites ; de sorte qu’il semble ne commencer à l’aimer que quand il lui a donné sujet de le haïr. »

L’aveu est complet cette fois-ci. Mais dans le plan purement psychologique où Corneille se place, le sens du mythe qui gouverne cette action ne peut que lui échapper, et il juge en fin de compte, très platement qu’il n’y a là qu’une faiblesse logique. « Cela fait, conclut-il, une inégalité de mœurs qui est vicieuse. »

Ne nous étonnons point de cet aveuglement de l’auteur sur son dessein réel, pourtant si parfaitement mené à chef. L’essence du mythe de l’amour malheureux, nous le savons, c’est une passion inavouable. L’originalité de Corneille demeure d’avoir voulu combattre et nier cette passion dont il vivait, et ce mythe même que réinventent ses deux plus belles tragédies : Polyeucte et le Cid. Il a voulu sauver au moins le principe de la liberté, c’est-à-dire de la personne – sans lui sacrifier toutefois les effets délicieux et torturants du fatal « philtre » (ici métaphorique). Bien mieux : cette volonté de liberté est devenue l’agent le plus efficace de la passion qu’elle prétendait guérir. D’où la tension inégalée de ce « théâtre du devoir » – comme le récitent et le réciteront toujours ceux qui ne sont guère capables de l’aimer…

10. Racine, ou le mythe déchaîné. §

L’opposition classique de Racine et de Corneille se réduit à ceci, touchant le mythe : Racine part du philtre comme d’un fait indiscutable privant ses victimes de toute espèce de responsabilité : « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée », – tandis que Corneille ne veut y voir qu’ « une tyrannie dont il faut secouer le joug ». D’où l’harmonie voluptueuse de l’un, et la dialectique tendue de l’autre ; l’un s’abandonnant au courant, l’autre lui résistant, bien qu’entraîné (ou pour mieux se sentir entraîné…)

L’invitus invitam 154 qui fait le sujet de Bérénice, c’est une formule antique interprétée par un « moderne » dans la perspective courtoise de l’amour réciproque malheureux. Ainsi devient-elle la formule même de notre mythe.

Mais Racine, dans ses premières pièces, raccourcit la portée du mythe à la mesure d’une psychologie exagérément « admissible ». « Je n’ai point poussé Bérénice jusqu’à se tuer, comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas ici avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Énée, elle n’est pas obligée, comme elle, de renoncer à la vie. » L’on sent tout l’artifice et la faiblesse du « raisonnement » qui se voit opposé à la passion de la Nuit ! « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie, ajoute Racine, il suffit que l’action en soit grande, que, les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »

Or cette « tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie », ce n’est que la moitié du mythe, son aspect diurne, son reflet moral dans notre vie de créatures finies. Il y manque l’aspect nocturne, l’épanouissement mystique dans la vie infinie de la Nuit. Il y manque ce que l’on pourrait appeler, symétriquement, « cette joie majestueuse qui fait toute la douleur du Roman ». Car pour l’atteindre ou seulement la pressentir, il eût fallu pousser jusqu’à la mort, – cette mort que Racine ne juge pas nécessaire. La pudeur classique, tant vantée, ne va pas, quoi qu’on dise, sans un appauvrissement métaphysique, générateur de confusions incalculables. Car enfin cette « tristesse » racinienne, si « majestueuse » qu’on la veuille, ainsi bornée à soi, sans au-delà ni renversement dans la joie, acceptée telle qu’elle est dans le monde du jour, et qualifiée néanmoins de « plaisir », l’on ne voit pas en quoi ce serait davantage qu’une morosa delectatio.

Certes, l’on est fondé à contester la vérité dernière de la croyance mystique (manichéenne) qui est à l’origine de la passion et de son mythe : du moins faut-il bien reconnaître que cette croyance donne au drame et aux épreuves des amants une justification grandiose. S’ils aiment l’obstacle et le tourment qui en résulte, c’est que l’obstacle est un masque de la mort, et que la mort est le gage d’une transfiguration, l’instant où ce qui était la Nuit se révèle le Jour absolu. Mais faute d’atteindre cette limite, un Racine se condamne et nous condamne à goûter une mélancolie de nature essentiellement trouble. L’Éros courtois voulait nous libérer de la vie matérielle par la mort ; et l’Agapè chrétienne veut sanctifier la vie ; mais les « passions excitées » par Racine, cette « tristesse » à laquelle il nous invite à prendre on ne sait quel « plaisir », cela révèle en définitive d’assez morbides complaisances à la défaite de l’esprit, à la résignation des sens. Et déjà l’on pressent que cet abandon au « mal du siècle » (sécularisation de la passion) ne peut conduire Racine qu’au jansénisme, c’est-à-dire à la forme de mortification morose – d’auto-punition dira Freud – qui se trouve la mieux adaptée au tempérament romantique.

Mais cette conversion-là ne pourra s’opérer qu’à la faveur d’une crise révélant à Racine lui-même la vraie nature de son délire. Phèdre est un moment décisif non seulement dans la vie du poète, mais dans l’évolution du mythe à travers l’histoire de l’Europe.

11. Phèdre, ou le mythe « puni ». §

Le thème de la mort est écarté dans Bérénice par une « censure » morale évidemment chrétienne d’origine. Racine ne peut ni ne veut être pleinement lucide. Car sa lucidité l’obligerait à condamner ce qu’il n’ose chérir que dans son cœur le plus secret, et sans se l’avouer. Mais la crise de sa passion pour une femme qui fut peut-être la Champmeslé, et les premières atteintes d’une vraie foi vont le pousser comme malgré lui, et plus qu’il n’espérait, aux extrêmes de l’aveu.

Phèdre, c’est la revanche de la mort. Oui, Racine le sait maintenant, c’est une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie, si elle a pour sujet l’amour-passion. Seulement, cette mort, il ne la désire pas comme une transfiguration : il a pris le parti du jour, la mort n’est plus que le châtiment de ses trop longues complaisances. C’est la passion, c’est sa propre passion, qu’il châtie en vouant à la mort la fille de Minos, et sa victime !

Racine, sous le couvert de son sujet antique, se punit doublement dans Phèdre. D’abord en faisant de l’obstacle un inceste, c’est-à-dire une entrave qu’il n’est plus admissible de vouloir vaincre. L’opinion – à laquelle Racine se montre si sensible – l’opinion est toujours avec Tristan contre le roi Marc, avec le séducteur contre le mari trompé ; elle n’est jamais avec les amants incestueux. Ensuite, Racine se punit par personnes interposées en refusant à la passion de Phèdre toute réciprocité de la part d’Hippolyte. Or Phèdre était écrite pour Champmeslé, qui y tint le rôle de la reine. Et Hippolyte, c’est Racine tel que maintenant il se souhaite : insensible au charme mortel… Confondant Phèdre et la femme qu’il aime, il se venge de l’objet de sa passion, et il se démontre à lui-même que cette passion est condamnable sans appel.

Mais je l’ai dit, Racine à l’époque de Phèdre est encore en pleine crise, balançant devant la décision. D’où la duplicité profonde de la pièce. La loi morale, la loi du jour qu’il veut servir désormais, oblige Racine à rendre le jeune prince insensible à l’amour de Phèdre. Il déclare donc cet amour incestueux, encore que cette reine ne soit que la belle-mère d’Hippolyte. Mais le vieil homme, le Racine naturel, cherche à tourner cette loi sévère qui, condamnant l’inceste, rend impossible la passion. Et voici comment il s’y prend : en rendant Hippolyte amoureux d’Aricie, dont on va voir qu’elle est une Phèdre déguisée. Le tour est très subtil.

« Pour ce qui est du personnage d’Hippolyte, écrit-il dans la Préface, j’avais remarqué dans les anciens qu’on reprochait à Euripide de l’avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection : ce qui faisait que la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d’indignation que de pitié. J’ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d’âme avec laquelle il épargne l’honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l’accuser. J’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels de son père. »

Ainsi donc, Aricie, c’est « l’amour que le Père interdit » – un substitut voilé de l’amour incestueux 155. (La psychanalyse nous a accoutumés à des déguisements plus savants !) Mais ce n’est pas l’inceste, c’est la passion qui intéresse – au sens fort – Racine. L’autre moyen qu’il a trouvé pour en parler voluptueusement, tout en se soumettant à la condamnation, c’est l’argument à toute épreuve du philtre. Ici, comme dans le mythe, le « Destin » servira d’alibi à la responsabilité de ceux qui aiment, et du même coup, à celle de l’auteur.

Ah ! Seigneur ! si notre heure est une fois marquée
Le ciel de nos raisons ne sait point s’informer.
(I, 1)

Ce n’est pas ce ciel-là qu’eût adoré Corneille ! Ni ces dieux que l’on dupe, et sur qui l’on rejette la faute :

Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang.
(II, 3.)

Et voici la servante Œnone qui tient à Phèdre le même langage que la servante Brangaine à Isolde :

Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée ;
Par un charme fatal vous fûtes entraînée…
(IV, 6.)

Duplicité, ai-je dit, mais à tel point essentielle à la pièce, constitutive de la crise même d’où elle est née, qu’il serait bien vain d’en faire reproche à son auteur. Il fallait Phèdre. Il fallait cet affleurement du mythe au jour. Il fallait cette douloureuse poussée de la volonté de mort cherchant à se délivrer d’elle-même par l’impossible aveu, se retenant, s’avouant enfin à l’instant où elle y renonçait – avec le mouvement même de la reine, à trois reprises 156. Il fallait cela pour que l’amour-passion succombât finalement à la Norme du Jour. Car c’est le jour terrestre qui pour la première fois, depuis l’apparition du mythe au douzième siècle, triomphe de la mort de l’amante, renversant toute la dialectique de Tristan et de Roméo :

Et la mort à mes yeux dérobant la clarté
Rend au jour
qu’ils souillaient toute sa pureté.
— Elle expire, Seigneur !
— D’une action si Noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire !

Malgré tout – malgré même ce dernier trait que Racine a su faire mentir j’en viens à croire qu’il est sincère dans sa Préface lorsqu’il écrit :

« Ce que je puis assurer, c’est que je n’ai point fait de tragédie où la vertu soit plus mise au jour que dans celle-ci ; les moindres fautes y sont sévèrement punies : la seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même ; les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses ; les passions n’y sont présentées aux yeux que pour démontrer tout le désordre dont elles sont cause… »

On est loin du dessein d’ « exciter les passions » pour « plaire » à un besoin de « tristesse majestueuse ». On est tout près de Port-Royal.

Racine, comme Pétrarque, était de la race des troubadours qui trahissent l’Amour pour l’amour : presque tous ont fini en religion. Mais notons-le : dans une religion de retraite – dernière injure peut-être au jour intolérable…

12. Éclipse du mythe. §

Malgré Corneille, malgré Racine jusqu’à Phèdre, la fin du dix-septième siècle français souffre ou bénéficie, comme on voudra, d’une première éclipse du mythe dans les mœurs et la philosophie.

La mise en ordre (pour ne pas dire mise au pas) de la société féodale par l’État-Roi, entraîne des modifications assez profondes dans les relations sentimentales et les coutumes. Le mariage redevient l’institution de base : il atteint un point d’équilibre où les siècles suivants auront grand-peine à se maintenir, et que les siècles précédents n’ont pas connu. Les « alliances » privées se traitent dans les formes, ni plus ni moins qu’entre parties diplomatiques. L’inclination réelle ou supposée n’y ajoute guère qu’un élément d’exquise perfection, de luxe heureux, dernière touche d’une fantaisie qui sent presque l’impertinence. (Le dix-huitième la jugera vite de mauvais goût.) La convenance des rangs et la conformité des « qualités » devient la mesure idéale du bon mariage : curieuse analogie avec la Chine. Et de fait, c’est à partir de ce dix-septième siècle « rationnel » que nos mœurs se séparent des croyances religieuses (comme l’avait proposé Confucius) et, sans que nul paraisse y prendre garde, se rangent aux lois de la raison du siècle, reniant l’absolu chrétien. Les « mérites » et non plus la grâce imprévisible décident désormais d’une union, et rendront seuls « aimable » un parti soigneusement raisonné. Triomphe de la morale jésuite. C’est le baroque classique qui vient emprisonner, dans l’artifice de ses pompes, le sentiment. Aussi bien, l’analyse de la passion telle que la conduit un Descartes, sa réduction à des catégories psychologiques nettement distinctes, à des hiérarchies rationnelles de qualités, mérites et facultés, devait-elle aboutir nécessairement à la dissolution du mythe et de son dynamisme originel. C’est que le mythe ne déploie son empire que là précisément où s’évanouissent toutes les catégories morales – par-delà le Bien et le Mal, dans le transport, et dans la transgression du domaine où vaut la morale.

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Le cas de Spinoza mériterait un chapitre, mais son influence sur les mœurs ne s’est guère fait sentir que deux siècles plus tard. (Il a fallu que les philosophes de Sturm und Drang le traduisissent en allemand pour les poètes, qui l’ont traduit en métaphores pour les bourgeois sentimentaux, et cela donne finalement tout un verbiage sur la divinité des impressions champêtres du dimanche.)

Spinoza définit l’amour : un sentiment de joie accompagné de l’idée d’une cause extérieure. C’est juste en un seul cas, d’ailleurs le seul prévu par ce mystique : si la cause extérieure est un Dieu auquel notre âme pourrait s’identifier 157. Mais Spinoza néglige « l’obstacle ». Dans le fait, nos passions humaines sont toujours liées à des passions contraires, notre amour toujours lié à notre haine, et nos plaisirs à nos douleurs. Il n’est pas de cause isolée qui nous détermine purement. Entre la joie et sa cause extérieure il y a toujours quelque séparation et quelque obstacle : la société, le péché, la vertu, notre corps, notre moi distinct. Et de là vient l’ardeur de la passion. Et de là vient que le désir d’union totale se lie indissolublement au désir de la mort qui libère. C’est parce que la passion n’existe pas sans la douleur qu’elle nous rend désirable notre perte. Écoutons la Religieuse portugaise, Mariana Alcaforado, comme elle écrit à l’homme qui l’a séduite : « Je vous rends grâce du fond de mon cœur pour la désespérance où vous m’avez jetée, et méprise le repos où je vivais, avant de vous avoir connu… Adieu ! Aimez-moi donc toujours, faites-moi souffrir de pires douleurs encore ! »

Vers la fin du dix-huitième siècle, c’est une autre femme qui dira : « Je vous aime comme on doit aimer : dans le désespoir » (Julie de Lespinasse).

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Mais le dix-huitième siècle avant Rousseau, c’est vraiment l’éclipse totale du Soleil noir de la Mélancolie. Les « qualités » et les « mérites » qui rendent « aimable », selon les rouées de la Régence et du règne de Louis XV, ne sont plus même d’ordre moral, mais intellectuel et physique. La distinction de l’esprit et de la chair, succédant à la séparation de l’esprit et de l’âme croyante, aboutit à diviser l’être en intelligence et en sexe. À vrai dire, tout obstacle détruit, la passion n’a plus où se prendre. Et l’on parle de « passionnettes ». Le dieu d’Amour n’est plus un dur destin mais un enfant impertinent. Presque plus rien n’est défendu. De la pudeur, obstacle naturel, on garde ce qu’il faut pour la rhétorique du désir, mais non plus même pour celle de l’amour. « Belle vertu, dit Mme d’Épinay, qu’on s’attache avec des épingles ! » (Il me semble que ces épingles ne sont point citées par hasard : « Amour vous point » disait la rhétorique. Un peu plus tard, le sang coulera sous la Terreur ; mais nous n’en sommes encore qu’à la « guerre en dentelles ».)

Or ce siècle de la Volupté n’est pas celui de la santé sensuelle, s’il a cru se guérir du mythe. « Les femmes de ce temps n’aiment pas avec le cœur, elles aiment avec la tête » dit l’abbé Galiani. Des « débauchées de l’esprit » ajoute Walpole, donnant peut-être la meilleure formule du donjuanisme féminin. Car c’est la femme qui rêve Don Juan, et s’il se trouve pour incarner ce rêve des Richelieu et des Casanova, je suis moins sûr de leur réalité que de celle du désir qui les crée. Ce désir, les Goncourt l’ont très bien aperçu dans leur ouvrage classique sur la femme au dix-huitième siècle : « Au lieu de lui donner les satisfactions de l’amour sensuel et de la fixer dans la volupté, l’amour la remplit d’inquiétudes, la pousse d’essai en essai, de tentatives en tentatives, agitant devant elle, à mesure qu’elle fait un nouveau pas dans la honte, la tentation des corruptions spirituelles, un mensonge d’idéal, le caprice insaisissable des rêves de la débauche. »

Un « mensonge d’idéal », c’est bien à quoi se résumera toujours la réaction cynique contre le mythe. Nous en avons donné plus d’un exemple. Le dix-huitième est trop poli pour admettre la gauloiserie : il la remplace par une affectation de facilité voluptueuse. Cette boutade, qui réduit tout l’amour au contact de deux épidermes, j’y vois bien moins l’affirmation d’un matérialisme inhumain qu’une preuve de la secrète persistance du mythe au cœur des hommes du dix-huitième. Il fallait bien que subsistât quelque peu d’illusion amoureuse et d’idéalisme diffus, pour que Chamfort ait pu juger « piquant » de noter cette maxime et de la publier. Cela pouvait encore étonner. Ce n’était encore, et ce ne sera jamais, qu’un idéalisme à rebours.

13. Don Juan et Sade. §

Comme on voit, en fermant les yeux, une statue noire à la place de la blanche que l’on vient de considérer, l’éclipse du mythe devait faire apparaître l’antithèse absolue de Tristan. Si Don Juan n’est pas, historiquement, une invention du dix-huitième, du moins ce siècle a-t-il joué par rapport à ce personnage le rôle exact de Lucifer par rapport à la Création, dans la doctrine manichéenne : c’est lui qui a donné sa figure au Tenorio de Molina, et qui lui a imprimé pour toujours ces deux traits si typiques de l’époque : la noirceur et la scélératesse. Antithèse vraiment parfaite des deux vertus de l’amour chevaleresque : la candeur et la courtoisie.

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Il me semble que la fascination qu’exerce sur le cœur des femmes et sur l’esprit de certains hommes le personnage mythique de Don Juan peut s’expliquer par sa nature infiniment contradictoire.

Don Juan, c’est à la fois l’espèce pure, la spontanéité de l’instinct, et l’esprit pur dans sa danse éperdue au-dessus de la mer des possibles. C’est l’infidélité perpétuelle, mais c’est aussi la perpétuelle recherche d’une femme unique, jamais rejointe par l’erreur inlassable du désir. C’est l’insolente avidité d’une jeunesse renouvelée à chaque rencontre, et c’est aussi la secrète faiblesse de celui qui ne peut pas posséder, parce qu’il n’est pas assez pour avoir

Mais cela nous entraînerait à quelques développements qu’il vaut mieux réserver pour plus tard 158. Considérons ici le Don Juan du théâtre 159 comme le reflet inversé de Tristan.

Le contraste est d’abord dans l’allure extérieure des personnages, dans leur rythme. On imagine Don Juan toujours dressé sur ses ergots, prêt à bondir quand par hasard il vient de suspendre sa course. Au contraire, Tristan vient en scène avec l’espèce de lenteur somnambulique de celui qu’hypnotise un objet merveilleux, dont il n’aura jamais épuisé la richesse. L’un posséda mille et trois femmes, l’autre une seule femme. Mais c’est la multiplicité qui est pauvre, tandis que dans un être unique et possédé à l’infini se concentre le monde entier. Tristan n’a plus besoin du monde – parce qu’il aime ! Tandis que Don Juan, toujours aimé, ne peut jamais aimer en retour. D’où son angoisse et sa course éperdue.

L’un recherche dans l’acte d’amour la volupté d’une profanation, l’autre accomplit en restant chaste la « prouesse » divinisante. La tactique de Don Juan, c’est le viol, et aussitôt remportée la victoire, il abandonne le terrain, il s’enfuit. Or la règle de l’amour courtois faisait du viol précisément le crime des crimes, la félonie sans rémission ; et de l’hommage un engagement jusqu’à la mort. Mais Don Juan aime le crime en soi, et par là se rend tributaire de la morale dont il abuse. Il a grand besoin qu’elle existe pour trouver goût à la violer. Tristan, lui, se voit libéré du jeu des règles, des péchés et des vertus, par la grâce d’une vertu qui transcende le monde de la Loi.

Enfin tout se ramène à cette opposition : Don Juan est le démon de l’immanence pure, le prisonnier des apparences du monde, le martyr de la sensation de plus en plus décevante et méprisable – quand Tristan est le prisonnier d’un au-delà du jour et de la nuit, le martyr d’un ravissement qui se mue en joie pure à la mort.

On peut noter encore ceci : Don Juan plaisante, rit très haut, provoque la mort lorsque le Commandeur lui tend la main, au dernier acte de Mozart, rachetant par cet ultime défi des lâchetés qui eussent déshonoré un véritable chevalier. Tristan, mélancolique et courageux, n’abdique au contraire son orgueil qu’à l’approche de la mort lumineuse.

Je ne leur vois qu’un trait commun : tous deux ont l’épée à la main.

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De la Régence à Louis XVI, Don Juan a régné sur le rêve d’une aristocratie déchue de l’héroïsme féodal. Un Richelieu ou un Lauzun dans la plus haute société, un Bezenval et un Casanova au niveau de l’aventure scélérate, tels sont les parangons qui prennent la place de l’idéal détruit par le dix-septième siècle. Ce refoulement du mythe par l’ironie universelle, et le triomphe applaudi des « félons », préparent les plus étranges retours. Parmi tant de facilités, de raffinements intellectuels ou voluptueux, de satiétés, l’un des besoins les plus profonds de l’homme demeure privé d’assouvissement, et c’est le besoin de souffrir. Un corps social qui le cultive, s’alanguit, comme l’a montré le déclin du moyen âge ; mais un corps social qui l’ignore et croit pouvoir le ridiculiser, se dessèche et s’énerve bien vite. L’esprit conçoit en cruauté active les souffrances qu’il interdit au cœur de subir. Point de bonté chez qui n’a pas souffert : sa fantaisie perd le contact vital, et tout pouvoir de « sympathie ». La femme n’est plus pour l’homme du dix-huitième qu’un « objet ». Mesurons l’un à l’autre ces extrêmes : la femme-idéal, pur symbole d’un Amour qui entraîne l’amour au-delà des formes visibles ; et la femme-objet de plaisir, instrument plus ou moins aimable d’une sensation qui enferme l’homme en soi…

Je distingue dans la contradiction de Don Juan et de Tristan, dans la tension insupportable de l’esprit qui vit cette contradiction parce qu’il subit la sensualité et désire l’idéal courtois, les données de l’œuvre de Sade, et les raisons précises de sa révolte.

C’est dans les Crimes de l’amour que Sade nous parle de son admiration pour la poésie de Pétrarque. Admiration traditionnelle dans sa famille, depuis le mariage qui avait uni Hugues de Sade, ancêtre direct du marquis, à la Dame de Pétrarque, Laure de Noves 160. Pétrarque semblait ignorer simplement l’existence du désir et des corps, la réalité d’un « objet ». Sade, qui est un homme du dix-huitième, connaît trop bien sa monotone tyrannie. Ce que Pétrarque négligeait, c’est l’obstacle physique dont il faut se venger. Il n’existe que trop, cet objet, c’est lui qui détient le plaisir et le plaisir est une fatalité. Comment s’en libérer, si ce n’est par l’excès, car tout excès vient de l’esprit ! Rien de plus glacialement rationaliste que les inventions « voluptueuses » multipliées par la rage du Marquis. Là où est le plaisir, là sera la souffrance, et la souffrance est le signe d’un rachat. Purification par le mal : péchons jusqu’à détruire les derniers charmes du péché. Au lieu de négliger l’objet, détruisons-le par des tortures d’où nous tirerons encore quelque plaisir, et cela fait partie de notre ascèse ! Une fureur dialectique s’empare de Sade. Le meurtre seul peut rétablir la liberté, mais le meurtre de ce qu’on aime, puisque c’est cela qui nous enchaîne. On ne tue bien que son amour, parce que lui seul est souverain. Le crime d’amour impur sauvera la pureté.

Lisons maintenant avec cette clé la défense morale du meurtre telle que la présente Dolmancé dans la Philosophie du Boudoir : « Eh quoi ! un souverain ambitieux pourra détruire à son aise et sans le moindre scrupule les ennemis qui nuisent à ses projets de grandeur ? Des lois cruelles, arbitraires, impérieuses, pourront de même assassiner chaque siècle des millions d’individus, et nous, faibles et malheureux particuliers, nous ne pourrons pas sacrifier un seul être à nos vengeances ou à nos caprices ? Est-il rien de si barbare, de si ridiculement étrange, et ne devons-nous pas, sous le voile du plus profond mystère, nous venger amplement de cette ineptie ? » (C’est moi qui ai souligné.)

Si le marquis de Sade avait été interrogé sur les mobiles secrets de sa morale, il se fût sans nul doute réfugié derrière un verbiage cynique. Mais tous ses arguments sont transparents : ils signifient avec exactitude le contraire de leur sens littéral 161. Cette glorification du sexe est une constante et rationnelle profanation de la morale profanée du dix-huitième. C’est la « voie négative » d’un athée qui désespère d’échapper à ses liens, et qui défie l’amour spirituel de se manifester en tuant le criminel 162. Car là seulement serait la délivrance – selon la foi des troubadours…

14. La Nouvelle Héloïse. §

Paysan de Genève, Rousseau échappe à l’influence du don-juanisme citadin, mais non pas à une littérature qui trouve dans son tempérament des complicités bien profondes et qui n’est autre que le pétrarquisme. Le roman de Rousseau à proprement parler n’est pas une renaissance du mythe primitif de Tristan. Il n’a pas la violence sauvage de la légende, et encore moins son arrière-plan ésotérique. Ce qui revit en lui, c’est l’état d’âme créé chez les imitateurs des troubadours par une doctrine qu’ils « sécularisaient », n’en connaissant que la rhétorique profane. C’est l’acedia, l’heureuse mélancolie cultivée par l’ermite de Vaucluse. Qu’on relise les sommaires analytiques joints par un éditeur zélé à la troisième édition du roman : l’on y retrouve les situations que prévoyaient les leys de cortezia. C’est le Canzoniere mis en prose – et quelque peu embourgeoisé. (Çà et là une citation, une allusion, témoignent de la connaissance que Rousseau avait de Pétrarque, véritable inventeur du sentiment de la nature et du lyrisme de la solitude.) Avec d’Urfé, la courtoisie avait tourné en casuistique profane. Chez Rousseau, elle devient une sorte de piétisme raffiné. Ici encore, la décadence est manifeste.

L’Héloïse qui vécut au douzième siècle 163 et dont nous possédons les lettres à Abélard, évoque Iseut, Juliette et Mlle de Lespinasse, beaucoup plus que Julie d’Étange. Et Saint-Preux, malgré son beau nom, n’a plus rien du mystique ni du chevalier. Au surplus, le roman n’aboutit à la mort qu’après un renoncement à la passion, et cette mort de Julie est chrétienne – autant qu’il peut dépendre de Rousseau. (Il insiste longuement, dans une lettre à son éditeur, sur son protestantisme et celui de ses héros : mais malgré sa sincérité, l’on ne peut que suspecter un « calvinisme » qui parle de l’Être suprême et paraît ignorer le Christ.)

Tout cela ne m’empêchera point de confesser un goût très vif pour le style de ce roman – seul comparable à l’Astrée sous ce rapport – et une admiration sérieusement motivée pour sa lucidité psychologique. On a trop vite jugé le « rousseauisme » moral en attribuant à l’auteur du roman les croyances de ses personnages. Si Rousseau fut le premier à décrire ces erreurs, c’est qu’il en souffrit plus que d’autres et avec plus de résolution de s’y soustraire. Mais on néglige habituellement les conclusions de l’œuvre pour ne garder que le souvenir du ton, de l’émotion et de certaines complaisances qu’entraîne le genre romanesque. Il est visible que Rousseau, pas plus que Pétrarque à la fin de sa vie, n’est dupe de la « religion » d’amour. Qu’on relise la grande lettre de Julie mariée (IIIe partie, lettre XVIII), analysant le passé des amants : on ne saurait dépister avec plus de rigueur, quoique féminine, les confusions intéressées de l’Éros et de l’Agapè. « La vertu est si nécessaire à nos cœurs que, quand on a une fois abandonné la véritable, on s’en fait ensuite une à sa mode, et l’on y tient plus fortement peut-être, parce qu’elle est de notre choix. »

Toutefois, l’on n’a pas tort d’attribuer au « climat » de la Nouvelle Héloïse, si nouveau pour le dix-huitième siècle, une faculté de contagion contre laquelle les conclusions de l’auteur ne pouvaient rien. Et là, c’est bien le mythe qui reparaît, alangui, honteux et confus, mais à travers le voile des larmes vertueuses, reconnaissable à je ne sais quel frisson funèbre. À peine Saint-Preux voit-il ses « vœux » comblés (I, lettre LV) qu’il se met à douter sombrement : « Non, ce ne sont point ces transports que je regrette le plus : ah non ! retire s’il le faut ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies, mais rends-moi tout ce qui n’était point elles, et les effaçait mille fois. Rends-moi cette étroite union des âmes… Julie, dis-moi donc si je ne t’aimais point auparavant, ou si maintenant je ne t’aime plus ? Quel doute !… » Il s’effraye de l’équivoque du soupir, mais n’en conclut pas moins avec une sorte de dépit à peine voilé : « J’ai pris pour toi des sentiments plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux et de plus de différentes espèces… Les douceurs de l’amitié tempèrent les emportements de l’amour… » Le Tristan qui se réveille en lui après la « faute » de la possession, se passerait bien de ces douceurs paisibles… Lui aussi désirait brûler, et non pas rassasier son désir. Lui aussi va multiplier les obstacles les plus gratuits, les prétextes de séparation, les situations voluptueusement inextricables. D’où l’insistance pénible et, dès cette date, quelque peu excessive me semble-t-il, sur la roture de Saint-Preux, laquelle est censée interdire toute possibilité d’union légale. D’où encore l’assimilation du préjugé social et des exigences d’une vertu déclarée religieuse par opportunité. Mais on distingue les mobiles inavoués de la confusion. Au douzième siècle, c’était la loi de courtoisie qui imposait la chasteté ; ici, c’est la coutume bourgeoise. Mais sous le couvert de l’une et de l’autre, c’est toujours le mythe qui agit. Dans la lettre déjà citée où elle récapitule leurs épreuves, Julie appelle « sainte ardeur » l’amour chaste qui les ravissait – bien qu’il fût dès ce moment condamnable – et « crime », « horreurs », « corruption », ce même amour après la possession. La faute qui compte, pour eux, on le voit bien, c’est celle qui lèse la « courtoisie », non la vertu bourgeoise trop souvent invoquée. Et ainsi de suite : il serait aisé de reprendre, à propos de la Nouvelle Héloïse, toute notre exégèse de Tristan, notre dialectique de l’obstacle. Il y a pourtant cette différence capitale que Rousseau aboutit au mariage, c’est-à-dire au triomphe du monde sanctifié par le christianisme, alors que la légende glorifiait dans la mort l’entière dissolution des liens terrestres.

15. Le romantisme allemand. §

C’est à partir de l’état d’âme sentimental – et non mystique 164 – des amants de la Nouvelle Héloïse, que le romantisme va tâcher de rejoindre une mystique primitive qu’il ignore, mais dont il redécouvre, par éclairs, la vertu sacrale et mortelle.

Du Tristan de Thomas par Pétrarque et l’Astrée jusqu’à la tragédie classique, nous avons vu le mythe se dégrader, s’humaniser, s’analyser en éléments de moins en moins mystérieux ; enfin Racine l’abat, non sans avoir reçu dans cette lutte avec l’ange mauvais la plus douloureuse blessure. Et Don Juan bondit sur la scène : de Molière à Mozart, c’est la grande éclipse du mythe. Mais à partir du roman de Rousseau, qui naît comme en marge du siècle, nous allons parcourir le même chemin en sens inverse : par Werther, cette réplique d’Héloïse mais qui finit beaucoup plus mal – se rapprochant du modèle primitif – l’on arrive à Jean-Paul, à Hölderlin, à Novalis. Dans la panique de la Révolution, de la Terreur, des guerres européennes, certains aveux deviennent possibles, certaines souffrances osent enfin dire leur nom. L’adoration de la Nuit et de la Mort accède pour la première fois au plan de la conscience lyrique. Napoléon à peine vaincu, voici l’envahissement de l’Europe par une plus insidieuse tyrannie. Jusqu’au jour où Wagner, d’un seul coup, dressera le mythe dans sa pleine stature et dans sa virulence totale : la musique seule pouvait dire l’indicible, elle a forcé le dernier mystère de Tristan.

Mon propos n’est point de recenser les innombrables manifestations du mythe dans nos littératures, surtout modernes, mais seulement de poser des jalons et de réduire certaines contradictions tout apparentes. On me pardonnera de ne point multiplier les preuves de l’évidente renaissance du thème courtois – donc de l’amour réciproque malheureux – chez tous les romantiques allemands sans exception 165. Quelques textes choisis entre mille en diront plus que tous les commentaires ici possibles, et trop tentants. (Dans leur nudité même, je sens trop bien qu’ils risquent de prendre figure d’arguments, à cet endroit de notre voyage, du seul fait de leur trop parfaite convenance à nos définitions du mythe…)

Lettre de Diotima à Hölderlin :

« Hier soir, j’ai longuement réfléchi sur la passion. Sans doute, la passion de l’amour suprême ne trouve jamais son accomplissement ici-bas ! Comprends bien mon sentiment : chercher cette satisfaction serait folie. Mourir ensemble ! (Mais silence ! ceci paraît exalté, et pourtant c’est si vrai !) Voilà le seul accomplissement. Mais nous avons des devoirs sacrés en ce bas monde. Il ne nous reste plus rien que la confiance la plus parfaite l’un dans l’autre et la foi dans la toute-puissante divinité de l’Amour qui à jamais nous guidera, invisible, et renforcera sans cette notre union 166. »

Journal intime de Novalis :

« Lorsque j’étais sur le tombeau [de sa fiancée] la pensée m’est venue que ma mort donnerait à l’humanité un exemple de fidélité éternelle, et qu’elle instaurerait, en quelque sorte, la possibilité d’aimer comme je l’ai fait. »

« Lorsqu’on fuit la douleur, c’est qu’on ne veut plus aimer. Celui qui aime devra ressentir éternellement le vide qui l’environne, et garder sa blessure ouverte. Que Dieu me conserve cette douleur qui m’est indiciblement chère… »

« Notre engagement n’était pas pris pour ce monde… »

Maximes de Novalis :

« Toutes les passions finissent comme une tragédie, tout ce qui est limité finit par la mort, toute poésie a quelque chose de tragique. »

« Une union qui est conclue même pour la mort est un mariage qui nous donne une compagne pour la Nuit. C’est dans la mort que l’amour est le plus doux ; pour le vivant, la mort est une nuit de noces, un secret de doux mystères. »

« L’ivresse des sens appartient peut-être à l’amour comme le sommeil à la vie. Ce n’est pas la plus noble part, et l’homme vigoureux préférera toujours veiller à dormir. »

Voici deux textes qui rendent un son proprement manichéen :

« On doit séparer Dieu et la Nature, Dieu n’a rien à faire avec la Nature, il est le but de la Nature, l’élément avec lequel elle doit un jour s’harmoniser. »

« Nous sommes des esprits émanés de Dieu, des germes divins. Un jour nous deviendrons ce que notre Père est lui-même 167. »

Et dans les Hymnes à la Nuit, où l’Éros ténébreux supplie que le matin ne renaisse plus (thème des « aubes ») :

« Que ton feu spirituel dévore mon corps, qu’en une étreinte aérienne je m’unisse étroitement à toi, et que dure alors éternellement notre nuit nuptiale ! »

Et l’on devrait citer toutes les œuvres de Tieck, définissant l’amour comme « une maladie du désir, une divine langueur 168… »

L’exaltation de la mort volontaire, amoureuse et divinisante, voilà le thème religieux le plus profond de cette nouvelle hérésie albigeoise que fut le romantisme allemand. La mort est le but idéal des « hommes élevés » de la Loge invisible de Jean-Paul. Elle se confond avec l’amour chez Novalis. Elle fut pour Kleist « le seul accomplissement » possible d’une « passion d’amour suprême » à laquelle se refusait son corps.

Mais les poètes ne sont plus les seuls à tenter l’au-delà nocturne : un philosophe comme Schubert spécule sur le Nachtseite de l’existence. Fichte lui-même donne la définition de l’amour-par-essence-impossible, le vrai amour qui repousse tout objet pour s’élancer à l’infini. C’est, dit-il, « le désir de quelque chose d’entièrement inconnu, qui se révèle uniquement par un besoin, par un malaise, par un vide, à la recherche de ce qui le comblerait, mais ignorant d’où cela peut venir… »

Hoffmann ne dit pas autre chose lorsqu’il baptise cet inconnu : la poésie :

« Et voici que jaillit, pur feu céleste qui réchauffe et éclaire sans consumer, toute la félicité ineffable de la vie supérieure, germée au plus secret de l’âme. L’esprit déploie mille antennes toutes vibrantes de désir, tisse son filet autour de celle qui est apparue, et elle est à lui… et elle n’est jamais à lui, car la soif de son aspiration est à jamais insatiable. »

C’est toute l’aventure des mystiques unitives qui de nouveau prend son départ dans la conscience occidentale. C’est l’éternelle hérésie passionnelle, la transgression rêvée de toutes limites, et le suprême désir qui nie le monde. Ainsi revivent de tous côtés et se rassemblent les éléments épars du mythe, que Wagner seul osera nommer, mais alors pour le recréer dans une synthèse définitive. Rien d’étonnant si le premier poème inspiré par le souvenir des Cathares et de leur mystique fut composé par l’un des plus purs romantiques : c’est l’épopée des Albigeois de Lenau. On peut y lire ces vers qui sont une sorte de profession de foi de la « religion nouvelle » rêvée par Novalis et ses amis :

Elle aussi, l’ère du Christ, que Dieu nous voile,
Passera, la Nouvelle Alliance sera rompue ;
Alors nous concevrons Dieu comme l’Esprit.
Alors se célébrera l’Alliance éternelle.
L’Esprit est Dieu ! ce cri puissant retentira
Comme un tonnerre de joie à travers la nuit de printemps !

16. Intériorisation du mythe. §

Le rythme intime du romantisme allemand, la diastole et la systole de son cœur, c’est l’enthousiasme et la tristesse métaphysique. C’est la dialectique abyssale de l’hérésie manichéenne, le renversement perpétuel du jour en Nuit et de la nuit en Jour. Le même élan qui portait l’âme vers la lumière et l’unité divine, considéré du point de vue de ce monde n’est plus qu’un élan vers la mort, une séparation essentielle. Tel est le tragique de l’Ironie transcendantale, ce mouvement perpétuel du romantisme, cette passion qui ruine sans relâche tous les objets qu’elle peut concevoir et désirer (la nature, l’être aimé, le moi), tout ce qui n’est pas l’Unité incréée, la dissolution sans retour. Mais cet enthousiasme est réel, c’est l’ « endieusement » des troubadours, l’endiosada des mystiques espagnols, la joy d’amor dans son délire dionysiaque. Il en jaillit perpétuellement, au point suprême de son élévation, des fantaisies extravagantes. Il y a une gaieté romantique, comme il y a un attendrissement : moments de détente, entre deux élancements contradictoires, retours au monde…

C’est ce moment de joie bizarre, né de l’ironie métaphysique, qui fait défaut au romantisme français. Ici, les données sont les mêmes mais le rythme est moins ample et l’esprit va trop vite au but. La France de la Révolution et de l’Empire n’a plus d’énergie disponible pour la spéculation spirituelle : elle n’a point de « religion nouvelle », point de philosophes romantiques 169, peu ou point de métaphysique, et peu ou point de fantaisie – cette surabondance de l’esprit exalté par son propre drame.

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Le romantisme en France n’aura guère débordé le champ de la psychologie individuelle. Il y gagne une lucidité qui le conduit plus rapidement que les Allemands, dans un domaine plus restreint, à des conclusions désolées.

Certes, Chénier décrit comme un vrai romantique :

L’enthousiasme errant, fils de la pâle Nuit.

Et la célèbre invocation : « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie », c’est le chant pur de la passion de la Nuit. Mais il n’est point d’aube mystique à l’horizon spirituel, ni de véritable joie d’amour au sommet de ces élancements. Le moi n’est jamais transcendé, il se refuse à l’illusion dernière d’une libération cosmique. Il retombe, désenchanté, à l’analyse de sa tristesse et de son impuissance lucide. Romantisme mûri, désabusé, l’on serait même tenté de dire : trop rigoureux… Auprès de lui, Jean-Paul et Novalis feront toujours figure d’adolescents. Le goût de la mort, chez les Allemands, exalte la saveur de vivre : c’est peut-être qu’il est plus « naïf », plus assuré de la réalité de son au-delà. Voyez-les se reprendre sans cesse aux formes désirables de la terre, oublier, plaisanter follement, tout ardents de curiosité ; d’une merveilleuse inconséquence… Ce qui appauvrit le romantique français, c’est qu’il demeure un sceptique éloquent, c’est qu’il redoute la naïveté, la vulgarité foisonnante que les plus purs poètes allemands savaient goûter malgré leur nostalgie 170. René s’amuse un jour à effeuiller une branche de saule sur un ruisseau, attachant une idée à chaque feuille que le courant entraîne. Il s’intéresse aux accidents qui menacent les débris de son rameau… On croit lire un poète allemand, on va retrouver la richesse du monde…Mais déjà l’homme du dix-huitième se réveille et se juge ridicule : « Voilà donc à quel degré de puérilité notre superbe raison peut descendre ! » Et c’est la « superbe raison » qui conclut sur une épigramme : « Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des choses d’aussi peu de valeur que mes feuilles de saule ». (Le reste de la page, admirable, jusqu’aux fameux orages désirés 171.)

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« Pour ces rationalistes malgré eux, pour ces athées qui n’arrivent point à croire à leurs chimères les plus consolantes, l’amour ne sera pas longtemps félicité ineffable de la vie supérieure » dont parie E. T. A. Hoffmann ; mais plutôt cet amour « taciturne et toujours menacé » des plus beaux vers de Vigny.

Cette absence d’intérêt naïf pour les formes quotidiennes de la vie facilitera le détachement de l’esprit, la purification abstraite du sentiment. Les êtres et les choses, ces prétextes, percés par un regard désabusé, cesseront bientôt d’être les vrais obstacles. Et le mythe, appauvri de ses formes extérieures, deviendra ce qu’il est en son principe : une autodestruction voluptueuse du moi. « On est détrompé sans avoir joui, dit René ; il reste encore des désirs et l’on n’a plus d’illusions… On habite, avec un cœur plein, un monde vide. »

Alors la femme elle-même cesse d’être le symbole indispensable de la nostalgie passionnée. Dans l’Obermann de Sénancour, l’ « obstacle » est purement intérieur, il est dans la dualité du moi qui ne peut ni s’affirmer ni se dissoudre, ni se posséder ni être possédé.

Nous savions que Tristan n’aimait pas Iseut pour elle-même, mais seulement pour l’amour de l’Amour dont sa beauté lui offrait une image. Lui pourtant l’ignorait, et sa passion était naïve et forte. René et surtout Obermann ne peuvent même plus croire à l’image : ils ont compris que le drame se passe en eux, entre les lois inacceptables de la vie terrestre et finie, et le désir d’une transgression de nos limites, mortelle mais divinisante.

Rares sont toutefois les romantiques français qui atteignirent cette connaissance audacieuse, desséchée, exacte, et plus proche qu’on ne pourrait croire de la mystique négative. La plupart reviendront aux illusions de l’amour humain, sans retrouver pourtant la forte naïveté du mythe. Ils raffineront merveilleusement les « prétextes » traditionnels à la séparation des deux amants : du Lys dans la vallée (le plus naïf) jusqu’à Adolphe (le plus lucide) c’est tantôt le mariage et l’honneur, ou le devoir social, ou la vertu, ou le secret mélancolique de l’amant, ou quelque scrupule religieux, enfin le narcissisme avoué… Intériorisation progressive du mythe, à mesure que l’obstacle invoqué s’effrite et se dissout dans une critique sceptique, tandis que les morales s’abâtardissent, et que tout élément « sacré » disparaît de la vie sociale.

17. Stendhal, ou le fiasco du sublime. §

Homme du dix-huitième siècle, ayant subi la « touche » du romantisme, et fréquentant d’ailleurs une société des plus sceptiques, Stendhal nous offre un exemple parfait pour l’analyse de la profanation du mythe.

Voici un homme que le besoin de la passion tourmente : il a découvert dans son « âme », c’est-à-dire dans son goût du sublime, ce vide dont parlait Fichte, cet appel insatiable à l’inconnu, à l’Inconnue qui pourrait seule le combler. Aimer passionnément, ce serait vivre ! Il s’imagine de très bonne foi qu’un tel besoin relève de la nature physique. (Et il a même là-dessus sa petite explication matérialiste.) Il rirait bien si je lui démontrais que ce n’est là que l’empreinte du mythe dans son esprit, une habitude héritée de la culture, et spécialement de la littérature, puisque mystique et religion, pour lui, sont mortes. Mais il est obligé de constater que ce désir de passion, et la passion elle-même dans le monde où il vit, sont condamnés par la raison et par le scepticisme général. D’où le besoin qu’il éprouve de justifier ce besoin : d’où son fameux traité De l’Amour. Aux premières lignes de la préface vous le sentez en pleine polémique : « Quoiqu’il traite de l’amour, ce petit volume n’est point un roman, et surtout n’est pas amusant comme un roman. C’est tout uniment une description exacte et scientifique d’une sorte de folie très rare en France… » Stendhal baptise cette folie : l’amour-passion.

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Tout le monde connaît la thèse du traité. Il y a quatre amours différents : l’amour-passion, l’amour-goût, l’amour physique et l’amour de vanité. Le premier seul trouve grâce aux yeux de l’auteur. La théorie de la cristallisation doit l’expliquer. « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. » Ainsi aux mines de sel de Salzburg, lorsqu’on jette un rameau dans l’eau profonde, on le retrouve trois mois après « garni d’une infinité de diamants mobiles et éblouissants ». Tomber amoureux, dans cette théorie, c’est attribuer à une femme des perfections qu’elle ne possède nullement. Et pourquoi cela ? Parce que l’on a besoin d’aimer, et qu’on ne peut aimer que la beauté. Disons plus simplement que la cristallisation, c’est le moment où l’on idéalise la femme aimée.

Je crois que c’est Ortega qui a souligné le premier 172 que cette célèbre théorie revient à faire de l’amour passionné une simple erreur. « Non point que la passion se trompe souvent, précise-t-il, mais elle est en soi une erreur… Le cas Stendhal n’est pas douteux : il s’agit d’un homme qui n’aimait pas réellement, et qui surtout ne fut pas réellement aimé. » Tristan aimait, Don Juan était aimé ; mais celui qui n’a du premier que la nostalgie, et du second que l’inconstance, se voit amené à définir l’amour comme « une maladie de l’esprit » – dans la pure tradition antique, sauf qu’il s’affirme heureux d’être malade. Le voici donc dans la situation d’un médecin qui étudie sur lui-même les progrès et les singularités d’un mal qu’il ne croit pas mortel 173.

Une chose me frappe : sa description est admirable de vivacité, d’exactitude, parfois de profondeur ; mais elle est totalement pessimiste – puisque aussi bien il s’agit d’une erreur et dont il se désole d’être tiré. D’où peut provenir ce pessimisme incompatible avec la conception de la vie qu’il s’était faite ? C’est la question qu’il ne se pose jamais.

Il note très bien : « Le plaisir ne produit pas la moitié autant d’impression que la douleur, ensuite, outre ce désagrément dans la quantité d’émotion, la sympathie est au moins la moitié moins excitée par la peinture du bonheur que par celle de l’infortune. » Et encore : « Une âme faite pour les passions sent d’abord que cette vie heureuse (le mariage) l’ennuie, et peut-être aussi qu’elle ne lui donne que des idées communes. » Et plus loin : « Il y a peu de peines morales dans la vie qui ne soient rendues chères par l’émotion qu’elles excitent. »

Voilà qui est vrai : nous aimons la douleur, et le bonheur nous ennuie un peu… Cela vous paraît tout naturel ? Et pourtant un Hindou, un Chinois, s’en étonnent. Un Grec ressuscité ne s’en étonnerait pas moins. D’où nous viennent donc ce goût et ce dégoût bizarres ? Ne sont-ils pas contre nature ? Encore une fois, Stendhal ne se pose pas la question, n’étant pas en mesure de la résoudre. En matérialiste grossier – c’est la bonne espèce, la plus franche – il supprime simplement tout problème, grâce à sa théorie de la cristallisation, donc de l’erreur. Ce qui explique la passion, à son avis, c’est une erreur favorable au désir, « Ce phénomène, dit-il, vient de la nature qui nous commande d’avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau. » Voilà donc le jugement obscurci, et qui se met à « cristalliser ». Mais on ne voit pas comment l’instinct se déciderait à commettre l’erreur nécessaire à cette opération rusée. (L’instinct seul, livré à lui-même.)

Je crois, comme Ortega, que la solution stendhalienne est d’abord inexacte, au regard des faits. Il existe un amour qui, loin de se tromper, est seul capable de découvrir dans l’être aimé les qualités réelles qui s’y cachent. De plus, n’est-ce point là le type d’une solution verbale ? Car dire que la passion est une erreur, – elle l’est parfois – ce n’est pas encore expliquer cette erreur. L’instinct ou la nature n’ont pas coutume de se tromper de la sorte… S’il y a erreur, elle ne peut venir que de l’esprit.

La vérité, c’est que Stendhal est la victime d’un phénomène spirituel que ses croyances matérialistes ne sont plus en mesure de justifier. Victime heureuse d’ailleurs, et cela suffit à l’empêcher de pousser plus avant son enquête. Qu’est-ce que ce livre qu’il nous laisse ? Le témoignage d’une inquiétude qu’éprouve l’esprit lucide devant le mythe : non qu’il désire vraiment s’en libérer, mais il en a perdu la clé.

 

Ce n’est pas qu’au cours de sa recherche, Stendhal n’ait plusieurs fois « brûlé ». Il consacre deux longs chapitres à l’amour en Provence au douzième siècle, et reproduit le code d’amour courtois en appendice. (Raynouard et Fauriel venaient de provoquer la renaissance des études romanes.) « Singulière civilisation », dit-il. Et il rêve un peu là-dessus. On dirait qu’il pressent quelque chose… Mais non : « Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout dans cette Provence une galanterie aimable, spirituelle et conduite entre les deux sexes sur les principes de la justice… » Il finira, bien entendu, par les citer, ces anecdotes.

18. Wagner, ou l’achèvement. §

« Délivré du monde, je te possède enfin, ô toi seule qui remplis toute mon âme, suprême volupté d’amour ! »

L’homme qui a écrit cela (dans Tristan et Isolde) savait que la passion est quelque chose de plus que l’erreur : qu’elle est une décision fondamentale de l’être, un choix en faveur de la Mort, si la Mort est la libération d’un monde ordonné par le mal.

Mais l’audace de cette œuvre est de celles qui ne peuvent être tolérées qu’à la faveur d’une totale méprise, organisée et entretenue par une sorte de consensus social, d’aveuglement tout à la fois juré et inconscient. À force de l’entendre répéter par les bons juges, on a fini par croire que le Tristan de Wagner est un drame du désir sensuel. Qu’un tel jugement ait pu s’accréditer en dépit de flagrantes évidences, voilà qui est significatif au plus haut point de la nécessité sociale des mythes. (Mensonges d’autodéfense d’une société qui veut sauver la forme, tandis que les individus qui la composent se prêtent obscurément, sous le couvert d’un refus, aux passions qui tendent à sa perte.)

En composant Tristan, Wagner a violé le tabou : il a tout dit, tout avoué par les paroles de son livret, et plus encore par sa musique. Il a chanté la Nuit de la dissolution des formes et des êtres, la libération du désir, l’anathème sur le désir, la gloire crépusculaire, immensément plaintive et bienheureuse de l’âme sauvée par la blessure mortelle du corps. Mais le sens maléfique de ce message, il fallait le nier pour pouvoir l’accueillir, il fallait à tout prix le travestir, l’interpréter d’une manière tolérable, c’est-à-dire au nom du bon sens. Du mystère bouleversant de la Nuit et de la destruction des corps, l’on a fait la « sublimation » d’un pauvre secret du plein jour : l’attrait des sexes, la loi toute animale des corps – ce qu’il faut à la société pour procréer et se consolider, ce qu’il faut au bourgeois pour ressentir sa vie… Qu’on y soit parvenu si rapidement et complètement ne saurait d’ailleurs témoigner d’une vitalité sociale exceptionnelle ; c’est plutôt la frivolité du public ordinaire des théâtres, son sentimentalisme lourd, et pour tout dire sa faculté exceptionnelle de ne pas entendre ce qu’on lui chante, qui ont facilité l’opération. Ainsi le Tristan de Wagner peut être impunément repris devant des salles émues en toute sécurité ; si forte est la certitude générale que personne ne croira son message.

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Le drame débute par une évocation monumentale des puissances qui gouvernent le monde du jour : haine, orgueil, et violence barbare de l’honneur féodal, jusqu’au crime. Isolde veut venger l’affront subi. Le philtre qu’elle offre à Tristan est destiné à le faire mourir : mais d’une mort que l’Amour condamne, d’une mort selon les lois du jour et de la vengeance, brutale, accidentelle, privée de sens mystique. Or la Minne suprême inspire à Brangaine l’erreur qui doit sauver l’Amour. Au philtre de mort, elle substitue le breuvage d’initiation. Ainsi l’étreinte unique de Tristan et d’Isolde, aussitôt qu’ils ont bu, c’est le baiser unique du sacrement cathare, le consolamentum des Purs ! Dès cet instant, les lois du jour, la haine, l’honneur et la vengeance sont devenues sans force sur leurs cœurs. Les initiés pénètrent au monde nocturne de l’extase libératrice. Et le jour qui revient avec le cortège royal et ses dissonantes fanfares, le jour ne pourra plus les ressaisir : au terme de l’épreuve qu’il va leur imposer – c’est la passion – ils ont déjà pressenti l’autre mort, celle qui est le seul accomplissement de leur amour.

Le deuxième acte est le chant de la passion des âmes prisonnières des formes. Tous les obstacles surmontés, quand les amants sont seuls enveloppés de ténèbres, c’est le désir charnel qui les sépare encore. Ils sont ensemble et pourtant ils sont deux. Il y a ce et de Tristan « et » Isolde qui signifie leur dualité créée. À ce moment la musique seule peut exprimer la certitude et la substance de cette double nostalgie d’être un. Car seule elle détient le pouvoir d’harmoniser la plainte de deux voix, et d’en faire une plainte unique où déjà vibre la réalité d’un indicible au-delà d’espérance. Et c’est pourquoi le leitmotiv du duo d’amour est déjà celui de la mort.

Encore une fois revient le jour : le traître Mélot 174 blesse Tristan. Mais la passion a désormais vaincu, elle vole au jour son apparente victoire : de cette blessure par où la vie s’écoule, elle fait le gage de la suprême guérison, celle que chantera Isolde agonisante sur le cadavre de Tristan, dans l’extase de la « joie la plus haute ».

Initiation, passion, accomplissement mortel : ces trois moments mystiques auxquels Wagner, par une géniale simplification, a su réduire les trois actes du drame, exposent la signification profonde du mythe, encore masquée dans les légendes médiévales par une foule d’éléments épiques et pittoresques.

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Cependant la forme d’art que Wagner a choisie n’est pas sans recréer des possibilités de « méprise ».

Il fallait que ce fût un opéra, pour deux raisons qui tiennent à l’essence même du mythe. De même que le péché du premier homme, et de chaque homme, introduit dans le monde le temps ; de même que la faute des amants légendaires contre les lois de l’amour chaste transforme l’hymne des troubadours en un roman 175 – ainsi les puissances du jour, évoquées par le premier acte, introduisent la lutte et la durée, qui sont les éléments du drame. Mais le drame ne peut pas tout dire, la religion de la passion étant « essentiellement lyrique ». Dès lors la musique seule sera capable d’exprimer la dialectique transcendantale, le caractère éperdument contradictoire, contrapuntique de la passion de la Nuit – qui est l’appel au Jour incréé. La définition même de la musique occidentale, c’est l’accord émouvant des contraires ; en termes de l’art : le contrepoint. Expression d’un dualisme douloureux, permanent au niveau de la vie, mais qui s’évanouit dans la grâce lumineuse au-delà de la mort physique.

Or le drame achevé par la musique, c’est l’opéra. Ainsi, ce n’est point un hasard si le mythe de Tristan et celui de Don Juan n’ont pu recevoir leur expression achevée que dans la forme de l’opéra. Si Mozart et Wagner nous ont donné les chefs-d’œuvre du drame musical, c’est en vertu, de l’affinité originelle de ce mode d’expression et des sujets qu’ils surent choisir. La musique seule peut bien parler de la tragédie, dont elle est la mère et la fille.

Toutefois, dans le cas de Tristan, l’élément plastique inhérent à toute mise en scène théâtrale se trouve recréer un obstacle à la compréhension directe du mythe. Les acteurs, les costumes, les décors 176 retiennent l’attention dans le réel, imposent la présence du « jour », contredisent fatalement le sens profond de l’action. Tant qu’on regarde la scène, on est victime de l’illusion des formes – et des plus ridicules. Il n’y a là, « visiblement », qu’une grosse femme et un puissant guerrier en proie au tourment du désir… Fermez les yeux et aussitôt le drame s’éclaire ! L’orchestre décrit largement les dimensions d’une tragédie toute intérieure. La morbidesse bouleversante des mélodies révèle un monde où le désir charnel n’est plus qu’une dernière et impure langueur dans l’âme qui se guérit de vivre.

Seule la lumière douloureuse du troisième acte – l’obsession jaune des fiévreux – peut traduire à ma vue le sens profond de l’exil des amants dans l’extase. Par ce qu’il a d’artificiel, de trop violent, cet éclairage annonce que le jour meurt, et que déjà l’aube n’est plus qu’un crépuscule vainement exalté.

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Un second lieu commun de la critique – d’ailleurs absolument contradictoire avec celui qui faisait de Tristan la glorification du désir sensuel – c’est le rappel de l’influence de Schopenhauer sur Wagner. Quoi qu’en aient pu penser Nietzsche, et Wagner lui-même, il me paraît que cette influence est fortement surestimée. Un créateur de la taille de Wagner ne met pas des « idées » en musique. Qu’il ait trouvé chez Schopenhauer quelques formules reprises par le livret, une cohérence intellectuelle justifiant à ses propres yeux certaines intimes déterminations, voilà sans doute ce qu’il faut retenir de la rencontre, et ce n’est pas d’un immense intérêt. L’ascèse, la négation du monde créé, l’identification de l’attrait sexuel avec le vouloir-vivre obscurcissant la connaissance, toute cette mystique que l’on s’empresse de qualifier de bouddhiste, Wagner n’avait pas à l’apprendre. C’est parce qu’il la portait vivante en lui qu’il fut le premier à retrouver sa trace dans les symboles des Minnesänger, dans la légende manichéenne de Parsival, et par-dessous l’imagerie chrétienne, dans le Saint Graal, la pierre sacrée des Iraniens et des Cathares, la coupe de Gwyon 177, divinité celtique !

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Que Wagner ait restitué le sens perdu de la légende, dans sa virulence intégrale, ce n’est point là une thèse à faire admettre, c’est l’évidence largement déclarée par la musique et les paroles de l’opéra. Par l’opéra, le mythe connaît son achèvement. Mais ce « terme » détient deux sens contradictoires – comme presque tous les termes du vocabulaire de l’existence, décrivant l’être en situation d’agir, non les objets. Achèvement désigne l’expression totale d’un être, d’un mythe ou d’une œuvre ; d’autre part, désigne leur mort. Ainsi le mythe « achevé » par Wagner a vécu. Vixit Tristan ! Et s’ouvre l’ère de ses fantômes.

19. Vulgarisation du mythe. §

Il y eut la voie poétique du mythe.

Edgar Poe engendra Baudelaire, qui engendra le symbolisme, qui engendra des mandragores, des femmes sans corps, des jeunes Parques, des apparences à peine féminines de fuites – comme on dit que l’eau fuit d’un bassin : fissures dans le réel, fuites de rêves. C’est la tradition alanguie, intellectualisée, sophistiquée. Voie décidément trop étroite pour qu’un homme s’y engage tout entier : aussi déléguera-t-il à l’aventure quelques facultés détachées. Ascèse exactement facultative.

Il y eut aussi la voie romanesque du mythe : mais elle ne tarda guère à déboucher sur une route nationale encombrée, où l’on se promène le dimanche en famille pour voir passer les belles autos, et s’indigner des excès de vitesse.

Le Lys dans la Vallée, Adolphe, Dominique, Madame Bovary, Thérèse Raquin, La Porte étroite, Un amour de Swann : étapes françaises de la dissociation psychologique, de la dégradation de « l’obstacle » extérieur, et de la reconnaissance lucide – par là même, antiromanesque – de sa nature purement intime et subjective. (Religieuse dans le cas de Gide, quasi-physique dans celui de Proust.)

Parallèlement, il convient de citer le Triomphe de la Mort de d’Annunzio – commentaire admirable de Wagner – Anna Karénine, et presque tous les grands romans de l’ère victorienne, et surtout des Tess d’Urberville et Jude l’Obscur ; et de nos jours les romans platonisants d’un Charles Morgan.

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Mais les chefs-d’œuvre, désormais, nous en apprennent moins sur la descente du mythe dans les mœurs, que les romans de série, le théâtre à succès, enfin le film. Le vrai tragique de notre époque est diffus dans la médiocrité.

Le vrai sérieux dès lors, implique la connaissance, le rejet ou l’acceptation de ce qui meut ou émeut les masses, et de l’anonymat des grands courants qui roulent les individus détachés, avec une puissance que l’esprit répugne encore à mesurer.

L’envahissement de nos littératures, tant bourgeoises que « prolétariennes », par le roman, et le roman d’amour s’entend, traduit exactement l’envahissement de notre conscience par le contenu totalement profané du mythe. Celui-ci cesse d’ailleurs d’être un vrai mythe dès qu’il se trouve privé de son cadre sacral, et que le secret mystique qu’il exprimait en le voilant se vulgarise et se démocratise. Le droit à la passion des romantiques devient alors la vague obsession de luxe et d’aventures exotiques que les romans d’un Dekobra suffisent à satisfaire symboliquement. Que cela n’ait plus aucune espèce de sens valable, il suffit pour s’en assurer d’imaginer l’impuissance absolue où se trouvent les clients de cette littérature à concevoir une réalité mystique, une ascèse, un effort de l’esprit pour s’affranchir des liens sensuels : or la passion courtoise n’avait pas d’autre but, et son langage n’avait pas d’autre clé. Perdus et oubliés cette clé et ce but, la passion dont le besoin revient nous tourmenter n’est plus qu’une maladie de l’instinct, rarement mortelle, régulièrement toxique et déprimante, tout aussi dégradée et dégradante, par rapport au mythe de Tristan, que le serait par exemple l’alcoolisme par rapport à l’ivresse divine que chantaient les mystiques arabes.

L’exemple du théâtre d’avant-guerre détient une signification plus riche pour notre objet. La bourgeoisie du Second Empire eut le mérite de faire une dernière tentative pour régulariser dans son cadre social l’influence anarchisante de la passion. Car celle-ci survivait à toute mystique, par la grâce équivoque du romantisme. L’hérédité – ou ce qu’on nommait ainsi – transmettait le virus atténué du philtre ; la culture littéraire entretenait, dans une certaine jeunesse tout au moins, le besoin d’une brûlure nostalgique ; et tout cela composait une sorte de complexe que l’on prenait pour la « nature » elle-même, bien qu’il ne représentât qu’une survivance psychologique, voire physiologique.

La tentative de normalisation bourgeoise de la passion, visant à recréer une expression conventionnelle, donc admissible par l’ordre social – ce fut le théâtre de Dumas à Bataille. La fameuse « pièce à trois personnages », modèle de presque tous les auteurs dramatiques d’avant-guerre, c’est simplement l’adaptation du mythe de Tristan à la mesure d’une société moderne. Le roi Marc est devenu le Cocu ; Tristan, le jeune premier, ou gigolo ; Iseut, l’épouse insatisfaite, oisive et lectrice de romans.

Ici encore, deux morales s’affrontent. Les barons félons de la légende sont figurés par les tenants de la morale « conformiste ». Ils défendent le mariage bourgeois, l’héritage, les convenances et l’Ordre. Ils sont du côté du mari, et donc légèrement ridicules. Mais la morale contraire triomphe régulièrement – fût-ce au prix d’un coup de pistolet. C’est la morale du romantisme, des droits imprescriptibles de l’amour, et elle implique la supériorité « spirituelle » de la maîtresse sur l’épouse.

Quant au philtre, alibi de la responsabilité, on lui donne le nom romantique de « fatalité de la passion ». Et les tenants du conformisme n’ont pas tort de l’assimiler à la « littérature » en général, terme de mépris vouant à une exécration globale les « tendances dissolvantes », l’ « anarchie », et les idéaux « impossibles ».

Bientôt, l’on n’essaiera plus même de nier la complaisance que réclame de ses propres victimes l’élaboration du vieux philtre. Elle est minutieusement décrite, jusque dans ses ruses inconscientes, en des centaines de pages, par Marcel Proust. (Voir surtout Un Amour de Swann.)

Littérature bourgeoise ai-je dit : ses conclusions régulièrement antibourgeoises font partie intégrante de l’ordre social établi. L’instinct de conservation rend en effet cet ordre tolérant à l’égard de ce qui feint de le renier, mais qui en vit. Le calcul est très simple, et bien entendu inconscient. L’idéal glorifié par la littérature détourne en rêveries voluptueuses les tendances subversives de l’esprit. La morale du mariage en souffre évidemment, mais cela n’est pas d’une gravité urgente, puisqu’on sait bien que l’institution matrimoniale repose sur des bases financières 178 et non plus religieuses ou morales. À dire vrai, les seuls écarts considérés comme intolérables sont ceux qui entraînent une dilapidation du « patrimoine » de la famille. (Patrimoine ne signifiant plus que fortune et propriétés.)

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Cette volonté de jouir du mythe mais sans le payer trop cher, on la voit s’exprimer en toute naïveté dans le film sentimental.

Peu de genres plus strictement conventionnels et rhétoriques que le film américain des premières années de l’entre-deux-guerres. C’était l’époque du happy end : tout devait aboutir au long baiser final sur fond de roses ou de tentures luxueuses. Or cette figure de style n’est pas sans relations avec le mythe au dernier stade de sa déchéance. Elle exprime à la perfection la synthèse idéale de deux désirs contradictoires : désir que rien ne s’arrange et désir que tout s’arrange – désir romantique et désir bourgeois. La profonde satisfaction que produit à coup sûr le happy end provient précisément du fait qu’il libère le public de ses contradictions intimes.

En effet : point de roman sans obstacles. On les multiplie donc, sans souci d’une invraisemblance que le désir de romantisme rend insensible. Ainsi, pendant une heure ou deux le roman pourra rebondir et notre cœur haleter, et c’est ce que nous cherchons. Mais l’obstacle signifie, à la limite, la mort, le renoncement aux biens terrestres. C’est ce que nous ne voulons plus, dès que cela nous devient clair. Il s’agit donc de supprimer l’obstacle à temps, ce qui amène par définition la fin du roman et du film ; « et ils eurent beaucoup d’enfants » signifie qu’il n’y a plus rien à raconter ou bien c’est le baiser en gros plan, bouchant l’écran et refermant la fenêtre de l’imagination. Toutefois, l’on s’efforcera de donner à cette fin une atmosphère « poétique » qui dissimule le passage à la vie quotidienne, et compense la déception du romantique par le soulagement du bourgeois…

Ainsi, dans le théâtre, dans le roman à succès et dans le film qui exploitent inlassablement la formule du ménage à trois, l’idéalisme tragique du mythe originel n’est plus qu’une nostalgie assez vulgaire, idéalisation de désirs anodins, d’ailleurs ramenés vers la jouissance des choses, c’est-à-dire totalement invertis par rapport à l’amour courtois.

La religion des troubadours se prêtait aux complicités les plus sournoises avec l’instinct, qu’elle excitait par sa volonté même de le nier. L’ambiguïté du langage mystique de l’hérésie devait faire naître, dès le treizième siècle, une rhétorique profane de la passion. Et c’est la diffusion de ce langage par la littérature romanesque qui aboutit, au cours du dernier siècle, à ce renversement des rôles : l’instinct devenant le vrai support d’une rhétorique dont les figures lui prêtent désormais un semblant d’idéalité.

20. L’instinct glorifié. §

Comme à la rose de Guillaume de Lorris répond la rose de Jean de Meung, comme à la rhétorique cristalline de Pétrarque s’oppose la fantasmagorie sensuelle de Boccace, le romantisme a provoqué de nos jours une révolte qui se veut « primitive ». Ce n’est plus le sentiment que l’on idéalise, c’est l’instinct.

Je songe à une certaine école de romanciers anglo-américains, qui fleurit dans l’entre-deux-guerres, un Lawrence, un Caldwell, et leurs imitateurs. Voici ce que nous disaient ces hommes : « Nous en avons assez de souffrir pour des idées, des idéaux, des petites hypocrisies idéalisées et perverses auxquelles personne ne sait plus croire. Vous avez fait de la femme une espèce de divinité coquette, cruelle et vampirique. Vos femmes fatales, et vos femmes adultères, et vos femmes desséchées de vertu, nous ont gâté la joie de vivre. Nous nous vengerons de vos « divines ». La femme est d’abord une femelle. Nous la ferons se traîner sur le ventre vers le mâle dominateur 179. Au lieu de chanter la courtoisie, nous chanterons les ruses du désir animal, l’emprise totale du sexe sur l’esprit. Et la grande innocence bestiale nous guérira de votre goût du péché, cette maladie de l’instinct génésique. Ce que vous appelez morale, c’est ce qui nous rend méchants, tristes et honteux. Ce que vous appelez l’ordure, voilà ce qui peut nous purifier. Vos tabous sont des sacrilèges contre la vraie divinité, qui est la Vie. Et la vie, c’est l’instinct libéré de l’esprit, la grande puissance solaire qui broie et magnifie l’individu fécond, la belle brute déchaînée, etc. » L’un de ces prophètes est allé jusqu’à dire : « Je voudrais avoir autant de vitalité qu’une vache. »

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Cette nouvelle mystique de la « Vie » a pu donner naissance à de belles œuvres littéraires. Mais elle porte un nom « politique ». Je la retrouve, étrangement identique, aux origines profondes d’un mouvement que nous n’avons plus à étudier ni à convaincre. Disons pour fixer les idées qu’il s’appelle national-socialisme (ou si l’on veut fascisme ou communisme, selon les prétextes économiques ou doctrinaux qui lui ont permis de s’emparer du pouvoir). C’est une négation de l’au-delà dont le but n’est pas de supprimer les dieux mais de s’emparer de leur pouvoir en divinisant l’ici-bas.

Perdre sa personnalité morale et se retremper dans le flux cosmique de l’instinct, c’est l’idéal de nos poètes du primitivisme solaire, mais la pratique de cette croyance n’est pas de nature à nous tromper un seul instant : il n’y a pas de « belles » brutes, il y a des brutes. L’idée de beauté, qu’un Lawrence croit encore consistante, c’est l’héritage d’une époque en faillite – une dette que plus personne, là-bas, n’est disposé à reconnaître. On n’a plus de comptes à rendre à cet « esprit » platonicien. Il était cause de toute la confusion, et il l’a payé de sa vie, voilà qui est clair.

Mais j’ajouterai ceci, qui est non moins clair : quand sous prétexte de détruire l’artificiel – rhétorique idéalisante, éthique et mystique du « parfait » – l’on prétend s’enfoncer dans le flot primitif de l’instinct, dans le larvaire, dans le non-fait, dans l’ « infait », c’est-à-dire dans l’infect, l’on croit retrouver l’authentique de la vie, et l’on ne fait pourtant que s’abandonner au torrent des déchets de l’ancienne culture et de ses mythes désagrégés.

C’est qu’il n’y a plus, dans l’homme d’aujourd’hui, d’authenticité primitive. Ce que l’on appelle hérédité, dans le jargon de notre siècle, ce que l’Église appelle péché originel, cela désigne la perte irrémédiable du contact immédiat avec nos origines. Et dès lors, redescendre au-dessous de nos morales, ce n’est pas nous libérer de leurs interdictions, mais nous livrer à une folie qui répugnerait aux bêtes fauves. Descendre au-dessous de l’expression créée et réglée par l’esprit (même si l’esprit, comme je le crois, nous engageait dans les voies irréelles) ce n’est pas revenir au réel, mais s’égarer dans la zone de terreur et dans les terrains vagues où se sont déversés tous les rebuts d’une civilisation intoxiquée.

L’ « authentique » dont le désir nous obsède, nous ne pourrons pas le retrouver. Il n’est pas au terme d’un mouvement d’abandon à l’instinct énervé et au ressentiment de la chair. Il n’est pas caché mais perdu. Il ne peut qu’être recréé par un effort contraire à la passion, c’est-à-dire par une action, une mise en ordre, une purification – un retour à la sobriété.

Agir, ce n’est pas s’évader hors d’un monde déclaré diabolique. Ce n’est pas tuer ce corps gênant. Mais ce n’est pas non plus tirer son revolver contre l’esprit sous prétexte qu’il nous a trompés 180.

Agir, en vérité, c’est accepter les conditions qui nous sont faites, dans le conflit de l’esprit et de la chair ; et c’est tenter de les surmonter non plus en détruisant mais en mariant les deux puissances antagonistes. Que l’esprit vienne au secours de la chair et retrouve en elle son appui, et que la chair se soumette à l’esprit et retrouve par lui sa paix. Telle est la voie.

Éros mortel, Éros vital – l’un appelle l’autre, et chacun d’eux n’a pour fin véritable et pour terminaison réelle que l’autre, qu’il voulait détruire ! À l’infini, jusqu’à la consomption de toute vie et de tout esprit. Voilà ce que peut faire l’homme qui se prend pour son dieu. Voilà le mouvement dernier de la passion, dont l’exaspération s’appelle la guerre.

21. La passion dans tous les domaines. §

Le mythe sacré de l’amour courtois, au douzième siècle, avait eu pour fonction sociale d’ordonner et de purifier les puissances anarchiques de la passion. Une mystique transcendante orientait secrètement, polarisait vers l’au-delà les nostalgies de l’humanité souffrante. C’était sans doute une hérésie, mais pacifique, et par certains de ses aspects, très favorable à l’équilibre civilisateur. Cependant, du seul fait qu’elle s’opposait à la propagation de l’espèce et à la guerre, la société devait la persécuter. Ce fut Rome qui porta le fer et le feu dans les provinces gagnées à l’hérésie.

En détruisant matériellement cette religion, l’Église romaine la condamnait à se propager sous la forme la plus ambiguë et peut-être la plus dangereuse. Traquée, refoulée et désorganisée, l’hérésie ne devait pas tarder à se dénaturer de mille manières. Les confusions qu’elle favorisait malgré elle, cette glorification de l’amour humain qui était l’envers de sa doctrine, ce langage d’une ambiguïté à la fois essentielle et opportune, qui permettait tous les abus, c’est cela qui allait échapper aux tribunaux de l’Inquisition, puis envahir la conscience européenne, même orthodoxe, et par une sorte d’ironie, donner sa rhétorique passionnelle au mysticisme des plus grands saints.

Lorsque les mythes perdent leur caractère ésotérique et leur fonction sacrée, ils se résolvent en littérature. Le mythe courtois, mieux que tout autre, se prêtait à ce processus, puisqu’il n’avait pu se traduire que dans les termes de l’amour humain, bien qu’entendus au sens mystique. Ce sens évanoui, restait une rhétorique. Elle pouvait exprimer nos instincts naturels, mais non sans les dévier, tout insensiblement, vers quelque au-delà de plus en plus mystérieux, apte à séduire le besoin d’idéal qu’avait laissé dans la conscience une connaissance mystique réprouvée, puis perdue. Telle fut la chance de la littérature en Occident ; et cela seul peut expliquer l’empire, unique dans l’histoire des cultures, que la littérature a exercé jusqu’à nos jours sur l’élite et plus tard sur les masses.

Toutefois, le classicisme s’efforça d’imposer tout au moins uns forme d’art à ces puissances obscures privées de leur forme sacrée. C’est à ces vestiges de rites que s’attaqua le romantisme. D’où la violente exaltation dès la fin du dix-huitième siècle, de tout ce qu’avaient voulu contenir le mythe originel de Tristan, puis ses substituts littéraires.

Le dix-neuvième siècle bourgeois vit se répandre dans la conscience profane l’ « instinct de mort » longtemps refoulé dans l’inconscient ou canalisé dès sa source par un art aristocratique. Et quand les cadres de la société vinrent à craquer – sous l’effet de poussées d’un tout autre ordre d’ailleurs – le contenu du mythe inonda notre vie quotidienne. Nous ne savions plus ce que signifiait cette diffuse exaltation de l’amour. Nous la prenions pour un printemps de l’instinct et pour une renaissance des forces dionysiaques persécutées par un soi-disant christianisme. Toute la littérature moderne entonna l’hymne de la « libération ».

Mais d’où lui vient alors ce ton de désespoir ? Comment se fait-il que le roman qui triompha pendant trente ans, au vingtième siècle, de toutes les autres formes littéraires, aboutisse à cette analyse marécageuse de nos doutes et de notre vide ? Que signifie cette libération qui nous laisse tellement démunis devant la propagande des butors ? Ne voit-on pas, dès les années 1930, que le roman a perdu toute sève ? qu’il ne retrouve une virulence provisoire qu’en se mettant au service de mystiques partisanes ? Serait-ce la fin du romantisme ?

Le spectacle de nos mœurs n’autorise pas cette conclusion. Car la crise actuelle du mariage bourgeois, c’est le triomphe à retardement, dénaturé tant que l’on voudra, mais tout de même le triomphe d’une passion profanée.

Mais bien au-delà du mariage et du domaine de la sexualité proprement dite, le contenu du mythe et ses fantômes envahissent les domaines les plus divers : politique, lutte des classes, sentiment national, tout devient prétexte à « passion » et déjà s’exalte en « mystiques ». C’est que nous sommes devenus incapables de faire la part du feu, d’ordonner nos désirs, de distinguer leur nature et leur fin, d’imposer une mesure à leurs divagations – de les exprimer en figures.

Les dernières formes de l’amour ont été balayées par la guerre. Et j’insisterai sur cet exemple symbolique : nous ne faisons plus de « déclarations d’amour » dans le même temps que nous admettons la guerre sans « déclaration » préalable. Nous revenons au stade du rapt, du viol, mais sans les rites qui accompagnaient ces actes chez les peuplades polynésiennes.

Cette progressive profanation du mythe – sa conversion en rhétorique, puis la dissolution de cette rhétorique et la totale vulgarisation de son contenu, l’on peut en suivre les étapes dans un domaine en apparence fort étranger à ceux que nous venons de parcourir : dans l’évolution de la guerre et de ses méthodes en Occident.

Livre V
Amour et guerre §

1. Parallélisme des formes. §

Du désir à la mort par la passion, telle est la voie du romantisme occidental ; et nous y sommes tous engagés pour autant que nous sommes tributaires – inconsciemment bien entendu – d’un ensemble de mœurs et de coutumes dont la mystique courtoise a créé les symboles. Or passion signifie souffrance.

Notre notion de l’amour, enveloppant celle que nous avons de la femme, se trouve donc liée à une notion de la souffrance féconde qui flatte ou légitime obscurément, au plus secret de la conscience occidentale, le goût de la guerre.

Cette liaison singulière d’une certaine idée de la femme et d’une idée correspondante de la guerre, en Occident, entraîne de profondes conséquences pour la morale, l’éducation, la politique. Un fort gros livre ne serait pas de trop pour en démêler les aspects. On doit souhaiter que ce livre soit écrit, mais sans se dissimuler l’extrême difficulté de la tâche. Car en effet, pour la mener à bien, il s’agirait de posséder à fond la matière rapidement explorée dans les pages qui précèdent, puis une solide culture militaire, enfin la somme des recherches psychologiques entreprises depuis le dix-neuvième siècle sur la question de l’ « instinct combatif » dans ses relations avec l’instinct sexuel 181. Faute de quoi, je me bornerai à soulever un certain nombre de questions, et surtout à le situer dans la logique du mythe, qui est mon vrai sujet.

On peut penser d’ailleurs que l’examen des formes n’est pas moins instructif, en ce domaine, que la recherche des causes, et qu’il est certainement moins trompeur. Il n’est pas nécessaire par exemple de recourir aux théories de Freud pour constater que l’instinct de guerre et l’érotisme sont fondamentalement liés : les figures courantes du langage le font voir avec plus d’évidence. Laissant donc de côté les hypothèses multiples et changeantes relatives à la genèse des instincts, je m’en tiendrai à quelques rapprochements formels entre les arts d’aimer et de guerroyer du douzième siècle jusqu’à nos jours. Mon propos étant simplement de marquer un parallélisme entre l’évolution du mythe et l’évolution de la guerre, sans préjuger d’ailleurs de la priorité de l’une ou de l’autre.

2. Langage guerrier de l’amour. §

Dès l’Antiquité, les poètes ont usé de métaphores guerrières pour décrire les effets de l’amour naturel. Le dieu d’amour est un archer qui décoche des flèches mortelles. La femme se rend à l’homme qui la conquiert parce qu’il est le meilleur guerrier. L’enjeu de la guerre de Troie est la possession d’une femme. Et l’un des plus anciens romans que nous possédions, le Théagène et Chariclée d’Hédiodore (troisième siècle) parle déjà des « luttes d’amour » et de la « délicieuse défaite » de celui « qui tombe sous les traits inévitables d’Éros ».

Plutarque fait voir que la morale sexuelle des Spartiates s’ordonnait au rendement militaire de ce peuple. L’eugénisme de Lycurgue, et ses lois minutieuses réglant les relations des époux, n’ont d’autre but que d’augmenter l’agressivité des soldats.

Tout cela confirme la liaison naturelle, c’est-à-dire physiologique, de l’instinct sexuel et de l’instinct combatif. Mais il serait vain de chercher des ressemblances entre la tactique des Anciens et leur conception de l’amour. Les deux domaines restent soumis à des lois tout à fait distinctes, et privées de commune mesure.

Il n’en va plus de même dans notre histoire à partir des douzième et treizième siècles. On voit alors le langage amoureux s’enrichir de tournures qui ne désignent plus seulement les gestes élémentaires du guerrier, mais qui sont empruntées d’une façon très précise à l’art des batailles, à la tactique militaire de l’époque. Il ne s’agit plus, désormais, d’une origine commune plus ou moins obscurément ressentie, mais bien d’un minutieux parallélisme.

L’amant fait le siège de sa Dame. Il livre d’amoureux assauts à sa vertu. Il la serre de près, il la poursuit, il cherche à vaincre les dernières défenses de sa pudeur, et à les tourner par surprise ; enfin la dame se rend à merci. Mais alors, par une curieuse inversion bien typique de la courtoisie, c’est l’amant qui sera son prisonnier en même temps que son vainqueur. Il deviendra le vassal de cette suzeraine, selon la règle des guerres féodales, tout comme si c’était lui qui avait subi la défaite 182. Il ne lui reste plus qu’à faire la preuve de sa vaillance, etc. Tout ceci pour le beau langage. Mais l’argot soldatesque et civil nous fournirait une profusion d’exemples d’une verdeur encore plus significative. Et plus tard, l’introduction des armes à feu devait donner lieu à d’innombrables plaisanteries à double sens.

Ce parallélisme d’ailleurs est complaisamment exploité par les écrivains. C’est un thème de rhétorique inépuisable, « Ô ! trop heureux capitaine, écrit Brantôme 183, qui avez combattu et tué tant d’hommes ennemis de Dieu dans les armées et dans les villes ! Ô ! trop heureux encore une fois, et plus, qui avez combattu et vaincu à tant d’autres assauts et de reprises une si belle Dame entre les pavillons de votre lit ! » Il ne faudra pas s’étonner si les auteurs mystiques reprennent ces métaphores devenues banales, et les transposent selon le processus décrit plus haut, dans le domaine de l’amour divin. Francisco de Ossuna (l’un des maîtres de sainte Thérèse les plus imbus de rhétorique courtoise) écrit dans son Ley de Amor : « Ne pense pas que le combat de l’amour soit comme les autres batailles où la fureur et le fracas d’une guerre épouvantable sévit des deux côtés, car l’amour ne combat qu’à force de caresses et n’a d’autres menaces que ses tendres paroles. Ses flèches et ses coups sont les bienfaits et les dons. Sa rencontre est une offre de grande efficacité. Les soupirs composent son artillerie. Sa prise de possession est un embrassement. Sa tuerie est de donner la vie pour l’aimé. »

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On a vu que la rhétorique courtoise traduit, à l’origine, la lutte du Jour et de la Nuit. La mort y joue un rôle central : elle est la défaite du monde et la victoire de la vie lumineuse. Amour et mort sont reliés par l’ascèse, comme par l’instinct sont reliés désir et guerre. Mais ni cette origine religieuse, ni cette complicité physiologique des instincts de combat et de procréation ne suffisent à déterminer l’usage précis des expressions guerrières dans la littérature érotique d’Occident. Ce qui explique tout, c’est l’existence au moyen âge d’une règle effectivement commune à l’art d’aimer et à l’art militaire, et qui s’appelle la chevalerie.

3. La chevalerie, loi de l’amour et de la guerre. §

« Donner un style à l’amour », telle est, selon J. Huizinga, l’aspiration suprême de la société médiévale dans l’ordre éthique. « C’est une nécessité sociale, un besoin d’autant plus impérieux que les mœurs sont plus féroces. Il faut élever l’amour à la hauteur d’un rite, la violence débordante de la passion l’exige. À moins que les émotions ne se laissent encadrer dans des formes et des règles, c’est la barbarie. L’Église avait pour tâche de réprimer la brutalité et la licence du peuple, mais elle n’y suffisait pas. L’aristocratie, en dehors des préceptes de la religion, avait sa culture à elle, à savoir la courtoisie, et elle y puisait les normes de sa conduite 184. » (Nous savons en effet que la courtoisie non seulement ne devait rien à l’Église, mais s’opposait à sa morale. Voilà qui peut nous inciter à réviser bien des jugements sur l’unité spirituelle de la société médiévale !) Or s’il est vrai que cette morale courtoise ne parvint guère à transformer les mœurs privées des hautes classes, qui demeuraient d’ « une rudesse étonnante », du moins joua-t-elle le rôle d’un idéal créateur de belles apparences. Elle triompha dans la littérature. Et par ailleurs, elle réussit à s’imposer à la réalité la plus violente du temps, celle de la guerre. Exemple unique d’un ars amandi, qui donne naissance à un ars bellandi.

Ce n’est pas seulement dans le détail des règles de combat individuel que se fait sentir l’action de l’idéal chevaleresque, mais dans la conduite même des batailles, et jusque dans la politique. Le formalisme militaire revêt à cette époque une valeur d’absolu religieux. Il est fréquent qu’on se laisse tuer pour respecter des conventions d’une merveilleuse extravagance. « Les chevaliers de l’ordre de l’Étoile jurent que dans le combat ils ne reculeront jamais de plus de quatre arpents ; sinon ils devront mourir ou se rendre. Et cette règle étrange, si l’on en croit Froissart, coûta la vie, dès le début de l’ordre, à plus de quatre-vingts d’entre eux. » De même, les nécessités de la stratégie sont sacrifiées à celles de l’esthétique ou de l’honneur courtois. « En 1415, Henri V d’Angleterre va à la rencontre des Français avant la bataille d’Azincourt. Par erreur, le soir, il dépasse le village que les fourrageurs lui ont assigné pour y dormir cette nuit-là. Or le roi « comme celuy qui gardoit le plus les cérémonies d’honneur très loable » vient justement d’ordonner que les chevaliers en reconnaissance abandonnent la cotte d’armes afin de ne pas être, en revenant, obligés de reculer en vêtements guerriers. Maintenant, revêtu de sa cotte d’armes, il ne peut donc revenir sur ses pas ; il passe la nuit dans l’endroit où il est, et fait se ranger l’avant-garde conformément à ce nouveau plan. » Les exemples abondent de carnages inutiles provoqués par des vœux d’une folle outrecuidance et que l’on tente d’accomplir au plus grand des périls possibles. C’est bien le péril qu’on recherche pour lui-même, car on n’est pas inapte en d’autres cas à trouver des prétextes pour esquiver ses engagements. La casuistique courtoise en offre d’excellents. Cette casuistique « ne régit pas seulement la morale et le droit ; elle s’étend à tous les domaines où le style et la forme sont choses essentielles : les cérémonies, l’étiquette, les tournois, la chasse et surtout l’amour ». Elle a même exercé une influence déterminante sur le droit des gens à sa naissance. « Droit de butin, droit d’attaque – fidélité à la parole donnée sont régis par des règles semblables à celles qui gouvernent le tournoi et la chasse 185 ». L’Arbre des Batailles d’Honoré Bonet est un traité sur le droit de guerre où l’on trouve discutées pêle-mêle à coups de textes bibliques et d’articles de droit canonique des questions de ce genre : « Si l’on perd dans la mêlée une armure empruntée, est-on tenu de la rendre ? – Est-il permis de livrer bataille un jour de fête ? – Vaut-il mieux se battre après les repas ou à jeun ? – Dans quels cas peut-on s’évader de captivité ? » Dans un autre ouvrage, on voit deux capitaines se disputer un prisonnier devant le chef : « C’est moi qui l’ai saisi le premier dit l’un, par le bras et par la main droite, et lui ai arraché le gant. — Mais à moi, dit l’autre, il a donné cette même main avec sa parole. »

Quant aux idées politiques inspirées au moyen âge par la conception chevaleresque, ce sont essentiellement, selon Huizinga : la lutte pour la paix universelle basée sur l’union des rois, la conquête de Jérusalem et l’expulsion des Turcs. Idées chimériques mais dont l’empire ne cessera de s’exercer sur les princes jusqu’au quinzième siècle, en dépit des transformations de tous ordres survenues entre temps en Europe, et à rencontre des intérêts réels les plus urgents.

C’est ici que se marque le mieux le caractère particulier de l’idéal courtois, radicalement contradictoire avec la « dure réalité » de l’époque : il représente un pôle d’attraction pour les aspirations spirituelles brimées. C’est une forme d’évasion romantique, en même temps qu’un frein aux instincts. Le formalisme minutieux de la guerre s’oppose aux violences du sang féodal comme le culte de la chasteté, chez les troubadours, s’oppose à l’exaltation érotique du douzième siècle. « Dans la conscience du moyen âge, se forment pour ainsi dire l’une à côté de l’autre deux conceptions de la vie : la conception pieuse, ascétique, attire à elle tous les sentiments moraux ; la sensualité, abandonnée au diable, se venge terriblement. Que l’un ou l’autre de ces penchants prédomine, nous avons le saint ou le pécheur ; mais en général, ils se tiennent en équilibre instable avec d’énormes écarts de la balance. »

4. Les tournois, ou le mythe en acte. §

Il est pourtant un domaine où s’opère la synthèse à peu près parfaite des instincts érotiques et guerriers et de la règle courtoise idéale : c’est le terrain nettement circonscrit de la lice où se jouent les tournois.

Là, les fureurs du sang se donnent libre cours mais sous l’égide et dans les cadres symboliques d’une cérémonie sacrale. C’est un équivalent sportif de la fonction mythique du Tristan telle que nous la définissions : exprimer la passion dans toute sa force, mais en la voilant religieusement, de manière à la rendre acceptable au jugement de la société. Le tournoi « joue » le mythe, physiquement : – « Les transports de l’amour romanesque ne devaient pas seulement être présentés sous forme de lecture, mais surtout donnés en spectacle. Ce jeu peut revêtir deux formes : la représentation dramatique et le sport. Celui-ci est, au moyen âge, de beaucoup le plus important. Le drame ne traitait encore, en général, que la matière sacrée ; l’aventure amoureuse n’y était qu’exceptionnelle. Le sport médiéval, au contraire, et surtout le tournoi, était lui-même dramatique au plus haut point et contenait, en outre, une forte dose d’érotisme. Partout et toujours, le sport a associé ces deux facteurs : dramatiques et amoureux ; mais tandis que les sports modernes sont presque retournés à la simplicité grecque, le tournoi de la fin du moyen âge, avec ses riches ornements et sa mise en scène, pouvait remplir les fonctions du drame lui-même 186. »

Rien ne me paraît plus propre à restituer l’atmosphère de rêve du Roman de Tristan que les descriptions de tournois qu’on peut lire dans les œuvres de Chastellain et les Mémoires d’Olivier de la Marche, tous deux historiographes du fastueux et chevaleresque duché de Bourgogne au quinzième siècle.

L’amour et la mort s’y marient dans un paysage artificiel et symbolique de très haute mélancolie. « L’héroïsme par amour – voilà le motif romanesque qui doit apparaître partout et toujours. C’est la transformation immédiate du désir sensuel en un sacrifice de soi-même qui semble faire partie du domaine de l’éthique… L’expression et la satisfaction du désir, qui paraissent tous deux impossibles, se transforment en une chose plus élevée : l’action entreprise par amour. La mort devient alors la seule alternative à l’accomplissement du désir, et la délivrance est donc de toute manière assurée. »

La mise en scène des tournois emprunte ses idées aux romans de la Table Ronde. Ainsi, au quinzième siècle, le Pas d’Armes dit de la Fontaine des Pleurs est basé sur une aventure romanesque imaginaire. « La fontaine est construite à cet effet. Pendant une année entière, tous les premiers du mois, un chevalier anonyme viendra déployer, devant la fontaine, une tente dans laquelle est assise une dame (en effigie naturellement) ; celle-ci tient une licorne qui porte trois écus. Tout chevalier qui touche l’écu s’engage à un combat dans les conditions décrites par les chapitres du pas d’armes. C’est à cheval qu’il faut toucher les boucliers : les chevaliers trouveront toujours des chevaux prêts à cet usage. » « Le chevalier est toujours inconnu ; c’est « le blanc chevalier », « le chevalier mesconnu », le « chevalier à la pèlerine » ; parfois il apparaît en héros de roman et s’appelle le chevalier au cygne, ou porte les armes de Lancelot, de Tristan ou de Palamedes… Le plus souvent, un voile de mélancolie est répandu sur toute l’action : le nom de la Fontaine des Pleurs est éminemment suggestif. Les écus sont blancs, violets et noirs, semés de larmes blanches ; on les touche par pitié pour la « Dame des pleurs ». À l’emprise du Dragon, célébré à l’occasion du départ de sa fille Marguerite, devenue reine d’Angleterre, le roi René apparaît en noir, sur un cheval noir caparaçonné de noir, avec une lance noire et un écu de sable aux larmes d’argent… Pour l’Arbre Charlemagne, les écus sont noirs et violets aux larmes noires ou or. »

L’élément érotique du tournoi apparaît encore dans la coutume du chevalier de porter le voile ou une pièce du vêtement de sa dame, qu’il lui remet parfois, après le combat, tout maculé de son sang. (Ainsi fait Lancelot dans les romans de la Table Ronde.)

« L’atmosphère de passion qui entourait les tournois explique l’hostilité de l’Église pour ces sports. Ceux-ci provoquaient parfois d’éclatants adultères, comme le témoigne à propos du tournois de 1389, le Religieux de Saint-Denis, et sur la foi de celui-ci Jean Juvénal des Ursins. »

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Cependant, la grande vogue des tournois est l’indice d’un déclin de la chevalerie. Celle-ci se heurte dès le début du quinzième siècle (bataille d’Azincourt) à des réalités de plus en plus brutales et matérielles qui la rejettent dans la littérature, les fêtes et les jeux symboliques. « En tant que principe militaire, la chevalerie était devenue insuffisante ; la tactique avait depuis longtemps renoncé à se conformer à ses règles : la guerre, aux quatorzième et quinzième siècles, était faite d’approches furtives, d’incursions et de raids. » Cependant « vers l’an 1400 encore, les cimiers et les blasons, les bannières et les cris de guerre conservent aux combats un caractère individuel et l’apparence d’un noble sport. » Mais dans le courant du quinzième siècle, l’on se met à combattre à pied et en rangs. Autre transformation significative à la fin du siècle : les lansquenets introduisent l’usage du tambour, d’origine orientale. « Avec son effet hypnotique et inharmonieux, le tambour symbolise la transition entre l’époque de la chevalerie et celle de l’art militaire moderne ; il est un élément dans la mécanisation de la guerre. » Enfin le coup de grâce sera porté à la chevalerie par l’invention de l’artillerie. « Et n’est-ce pas une ironie du sort qui fit que cette fleur des chevaliers errants à la mode de Bourgogne, Jacques de Lalaing, fut tué par un boulet de canon ? »

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Il n’en reste pas moins que les conventions de la guerre et de l’amour courtois ont marqué les coutumes occidentales d’une empreinte qui ne s’effacera guère qu’au vingtième siècle.

L’idée de valeur individuelle, ou d’exploit guerrier, représenté par le duel et la « prouesse » (tournoi, combat singulier des deux chefs en présence) ; l’idée de régler les batailles d’après un protocole quasi sacral ; la conception ascétique de la vie militaire (jeûnes prolongés avant l’épreuve des armes) ; les conventions permettant de déterminer le vainqueur (c’est par exemple celui qui passe la nuit sur le champ de bataille) ; enfin et surtout le parallélisme exact des symboles érotiques et militaires – tout cela ne cessera pas de déterminer les modes de guerroyer à travers les siècles suivants. Si bien que l’on pourra considérer tout changement dans la tactique militaire comme relatif à un changement dans les conceptions de l’amour, ou inversement.

5. Condottieri et canons. §

« L’Italie n’avait jamais été si florissante ni si paisible qu’elle l’était vers l’année 1490. Une paix profonde régnait dans ses provinces : les montagnes et les plaines étaient également fertiles ; riche, bien peuplée et ne reconnaissant point de domination étrangère, elle tirait encore un nouveau lustre de la magnificence de plusieurs de ses Princes, de la beauté d’un grand nombre de villes célèbres et de la majesté du Siège de la Religion. Les Sciences et les Arts fleurissaient dans son sein, elle possédait de grands hommes d’État, et même d’excellents capitaines pour ce temps-là 187. »

Ces capitaines, c’étaient les condottieri. Soldats de métier au service des Princes et des Papes, ils avaient pour coutume bien moins de faire la guerre que d’empêcher qu’on y tuât du monde. Ces aventuriers étaient avant tout d’avisés diplomates, d’astucieux commerçants. Ils savaient le prix d’un soldat. Leur tactique consistait essentiellement à faire des prisonniers et à désorganiser les corps ennemis. Parfois – c’était leur suprême réussite – ils parvenaient à battre l’adversaire d’une manière vraiment radicale : ils détruisaient l’ensemble de ses forces en achetant d’un bloc son armée. Quand ils n’y arrivaient pas, il fallait se résoudre à batailler. Mais une bataille, dit Machiavel, n’offrait alors aucun danger : « On combat toujours à cheval, couvert d’armes et assuré de la vie lorsqu’on se rend prisonnier… La vie des vaincus est presque toujours respectée. Ils ne sont pas longtemps prisonniers et ils recouvrent très aisément la liberté. Une ville a beau se révolter vingt fois, elle n’est jamais détruite ; les habitants conservent toutes leurs propriétés ; tout ce qu’ils ont à craindre, c’est de payer une contribution 188. »

Cet art de guerre exprimait dans son plan – alors considéré comme inférieur – une culture admirablement humanisée, une « civilisation » profonde, donc le contraire d’une « militarisation ». L’État était devenu une œuvre d’art, selon l’expression de Burckhardt. La guerre elle-même s’était civilisée dans toute la mesure où le paradoxe est soutenable. Le duel des chefs était fort en honneur, et suffisait à terminer une campagne. (Ce n’était plus d’ailleurs un « jugement de Dieu », mais le triomphe d’une personnalité.) On réprouvait l’usage des armes à feu comme contraire à la dignité de l’individu. (Le condottiere Paolo Vitelli fit même crever les yeux d’un de ses adversaires parce que le misérable avait osé soutenir la légitimité de l’emploi des canons.)

Et comment concevait-on l’amour ? Burckhardt insiste 189 sur le fait que les mariages se concluaient sans drame, après de très courtes fiançailles, et que le droit du mari à la fidélité de l’épouse ne revêtait pas ce caractère absolu qu’il avait pris dans les pays nordiques. Les femmes de la haute société recevaient une éducation aussi complète que celle des hommes, et jouissaient d’une entière égalité morale, à l’inverse de ce qui se passait en France et dans les Allemagnes. Si par ailleurs, la guerre était devenue diplomatique dans les hautes sphères, et vénale dans la pratique, il en allait de même de l’amour. Semblables aux hétaïres de la Grèce antique, les courtisanes jouaient un rôle parfois considérable dans la vie sociale. Les plus célèbres se distinguaient par leur culture, récitant et faisant des vers, jouant d’un instrument, tenant conversation.

Cette paganisation de la vie sexuelle dénote un recul sensible des influences courtoises, une dépréciation du mythe tragique. Le platonisme des petites cours ducales, si bien exprimé par Bembo et par Baldassare Castiglione dans ses dialogues du Cortigiano, se réduisait à une « mondanité » délicate et toute hédoniste. La « courtoisie » prenait son sens moderne de politesse et de civilité. Il n’était plus question de condamner la vie. Et « l’instinct de mort » semblait neutralisé.

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C’est sur cette Italie heureuse, immorale et très pacifique 190 qu’allaient se jeter les troupes françaises de Charles VIII. Le tonnerre de leurs trente-six canons de bronze provoqua dans la péninsule une panique de fin du monde. « Le passage de ce prince en Italie, dit Guichardin, fut la source d’une infinité de maux et de révolutions. Les États changèrent tout à coup de face, les Provinces furent ravagées, les Villes détruites, et tout le pays fut inondé de sang… L’Italie apprit aussi une nouvelle mais sanglante méthode de faire la guerre… qui troubla tellement la paix et l’harmonie de nos Provinces qu’il fut depuis impossible d’y rétablir l’ordre et la tranquillité 191. »

Ce n’était pas que les Italiens eussent ignoré l’usage de l’artillerie jusqu’à cette date, mais ils la méprisaient, comme je l’ai dit, et comme le prouvent encore les invectives de l’Arioste contre les armes à feu. Au surplus, dit Guichardin, « les Français avaient une artillerie plus légère, et dont les pièces qu’ils appelaient canons étaient toutes de bronze… Les décharges étaient si fréquentes et si fortes qu’elles faisaient en peu de temps ce qu’on ne faisait auparavant en Italie qu’en plusieurs jours ; enfin cette machine plus infernale qu’humaine était aussi utile aux Français dans les combats que dans les sièges… »

Autre sujet d’effroi pour l’Italie : tandis que dans la milice des condottieri « la plupart des hommes d’armes étaient ou paysans ou de la lie du peuple, presque toujours sujets d’un autre prince que celui pour lequel ils faisaient la guerre », et n’étaient donc animés « ni par aucun sentiment de gloire ni par aucun motif extérieur », l’armée française se présentait comme une armée nationale : « Les gens d’armes étaient presque tous sujets du Roi et gentilshommes » ce qui les empêchait de « changer de maître par ambition ou par avarice ».

On pressentit dès lors d’inévitables carnages. Et en effet au combat de Rappallo, tout au début de la campagne, sur les 3 000 hommes engagés, plus de 100 furent tués : « Nombre considérable par rapport à la manière dont on faisait alors la guerre en Italie » remarque Guichardin. Et ce n’était vraiment qu’un début ! Burckhardt affirme que les dévastations françaises furent peu de choses en comparaison de celles commises un peu plus tard par les Espagnols « chez lesquels peut-être un apport de sang non-occidental, ou peut-être l’habitude des spectacles de l’Inquisition avaient déchaîné les instincts démoniaques ». Artillerie et massacre des civils : la guerre moderne venait de naître. Elle allait peu à peu transformer les chevaliers exaltés et magnifiques en troupes disciplinées et uniformes. Évolution qui devait aboutir de nos jours à l’annihilation de toute passion guerrière, à mesure que les hommes desservant les machines se feraient eux-mêmes des machines, n’exécutant qu’un petit nombre de mouvements automatiques, destinés à donner la mort à distance, sans colère ni pitié.

6. La guerre classique. §

L’effort des hommes de guerre, aux dix-septième et dix-huitième siècles, sera de dominer le monstre mécanique, afin de sauver autant que possible le caractère humain de la guerre. On ne peut pas renoncer aux inventions techniques, à l’artillerie, aux fortifications. Du moins va-t-on multiplier les règles de la tactique et de la stratégie, afin que l’intelligence, et la « valeur » des chefs gardent apparemment le premier rang parmi les facteurs de la lutte.

La chevalerie représentait un effort pour donner un style à l’instinct. La guerre classique est un effort pour conserver et recréer ce style malgré l’intervention de facteurs inhumains. D’où le formalisme étonnant de l’art militaire de ces siècles 192.

Avec Vauban, le siège d’une place forte devient une sorte d’opération de l’esprit dont les péripéties se déroulent, on l’a bien dit, comme les cinq actes d’une tragédie classique.

« C’est alors que la guerre ressemble vraiment à une partie d’échecs. Lorsque après des manœuvres compliquées, un des adversaires a perdu ou gagné plusieurs pièces – villes ou places fortes – alors vient la grande bataille : du sommet de quelque coteau, où lui apparaît tout le terrain du combat, tout l’échiquier, le maréchal fait avancer ou reculer habilement ses beaux régiments… Échec et mat, le perdant range son jeu : on remet les pions dans leur boîte ou les régiments dans leurs quartiers d’hiver, et chacun va à ses petites affaires en attendant la partie ou la campagne suivante 193. »

Chaque fois que reparaît l’élément de jeu dans la guerre, on peut en déduire que la société et sa culture font un effort pour recréer le mythe de la passion, c’est-à-dire pour rendre à la puissance anarchique un cadre et des moyens d’expression rituels. Et c’est bien ce qui se vérifie dans le cas du dix-septième siècle : qu’on se reporte à nos chapitres sur l’Astrée et sur la tragédie classique.

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« C’est ici la matière qu’on spiritualise, pour fixer la conduite des combattants, animés et pensants malgré tout » écrira Foch à propos de la guerre au dix-huitième siècle 194. Mot étonnant, d’ailleurs repris de von der Goltz, dans un passage qu’il vaut la peine de citer : « L’erreur (des généraux « formalistes ») consistait à placer l’objet de la guerre dans l’exécution de manœuvres finement combinées et non dans l’anéantissement des forces de l’adversaire. Le monde militaire est toujours tombé dans ces erreurs quand il s’est mis à abandonner la notion droite et simple des lois de la guerre, à spiritualiser la matière, en négligeant le sens naturel des choses et l’influence du cœur humain sur les résolutions des hommes. » – « Spiritualiser » est peut-être excessif : il ne s’agissait guère de rationaliser. Mais l’expression (méprisante !) est bien typique de la psychologie qui apparaîtra dès la Révolution française – ce déchaînement des instincts collectifs et des passions catastrophiques.

Que reprochent les stratèges modernes aux généraux de Louis XIV et de Louis XV ? C’est d’avoir essayé de faire la guerre en tuant le moins d’hommes qu’ils pouvaient. Or c’était là le triomphe d’une civilisation dont tout l’effort tendait à ordonner la Nature, la matière, et leurs fatalités, aux lois de la raison humaine et de l’intérêt personnel. Illusion si l’on veut, mais sans laquelle nulle civilisation et nulle culture ne sont proprement concevables.

Racine aussi, nous l’avons vu, croyait qu’on pouvait faire des tragédies sans crime.

Le refus de trouver belles les catastrophes, voilà qui peut définir l’âge classique. Certes la guerre et la passion demeurent des maux inévitables, et d’ailleurs secrètement désirés ; mais la grandeur de l’homme est de limiter leur champ, de les canaliser et de les utiliser, on dirait même de les subordonner à une diplomatie, art de civils. Louis XIV déclare la guerre sous des prétextes juridiques et personnels, où l’honneur national n’a rien à voir. Querelles de gendre et de beau-père au sujet de la dot promise. Et c’est de même que l’on « traite » un mariage : intérêt, convenance des rangs, apports territoriaux et financiers… La passion n’y joue plus le moindre rôle.

L’amour lui-même, d’ailleurs, va devenir une tactique. Il perd son auréole dramatique.

7. La guerre en dentelles. §

L’exemple du dix-huitième siècle est le plus propre à illustrer le parallèle de l’amour et de la guerre. Il suffira de quelques touches pour l’indiquer.

Don Juan succède à Tristan, la volupté perverse à la passion mortelle. Et la guerre en même temps se « profanise » : aux Jugements de Dieu, à la chevalerie sacrée, bardée de fer, ascétique et sanglante, succède une diplomatie retorse, une armée commandée par des courtisans en dentelle, libertins et bien décidés à sauver « la douceur de vivre ».

Les légendes épiques et les romans de la Table Ronde multiplient les récits de tueries inouïes ; la gloire d’un chevalier est faite du nombre de ses adversaires pourfendus et décapités, et si possible tranchés en deux de la tête aux pieds d’un formidable coup d’épée. Les exagérations sauvages de ces récits ne laissent pas de doute sur ce qui flatte la vraie passion de l’homme du moyen âge. Gloire du sang ! Mais le dix-huitième siècle considéra comme une réussite glorieuse d’avoir pris une ville assiégée en ne faisant de part et d’autre que trois morts. C’est l’art savant qui est à l’honneur. Maurice de Saxe écrit : « Je ne suis point pour les batailles, surtout au début d’une guerre. Je suis persuadé qu’un bon général pourra la faire toute sa vie sans s’y voir obligé. »

S’il faut cependant en venir aux mains, ce sera du moins pour une bataille « rangée », un siège « en règle », et la tradition chevaleresque dans ce qu’elle a de plus élevé et de plus fou retrouvera un dernier prestige. Voyez Condé empanaché caracolant parmi les troupes ennemies – en véritable héros de l’Astrée qu’il fut. Et cette suprême politesse devant la mort, à Fontenoy.

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Mais voici la totale « profanation » de la guerre et de sa passion sacrée : c’est Law, le financier de la Régence qui la propose, reprenant, et sans doute à son insu, la méthode des Condottieri :

« La victoire (lit-on dans ses Œuvres) appartient toujours à celui qui a le dernier écu. On entretient en France une armée qui coûte 100 millions par an ; c’est 2 milliards pour vingt ans. Nous n’avons pas plus de cinq ans de guerre chaque vingt ans, et cette guerre en outre, nous met en arrière de 1 milliard au moins. Voilà donc 3 milliards qu’il nous en coûte pour guerroyer cinq ans. Quel en est le résultat ? Car le succès définitif est incertain. Avec bien du bonheur, on peut espérer de détruire 150 000 ennemis par le feu, le fer, l’eau, la faim, les fatigues, les maladies. Ainsi, la destruction directe ou indirecte d’un soldat allemand nous coûte 20 000 livres sans compter la perte sur notre population, qui n’est réparée qu’au bout de vingt-cinq ans. Au lieu de cet attirail dispendieux, incommode et dangereux, d’une armée permanente, ne vaudrait-il pas mieux en épargner les frais et acheter l’armée ennemie, lorsque l’occasion s’en présenterait. Un Anglais estimait un homme 480 livres sterling. C’est la plus forte évaluation, et ils ne sont pas tous aussi chers, comme on sait ; mais enfin, il y aurait encore moitié à gagner en finance, et tout en population, car, pour son argent, on aurait un homme nouveau, au lieu que, dans le système actuel, on perd celui qu’on avait sans profiter de celui qu’on a détruit si dispendieusement. »

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Les Goncourt ont très bien senti l’identité foncière des phénomènes de la guerre et de l’amour au dix-huitième. Voici dans quels termes ils décrivent la « tactique » des roués de l’époque : « C’est dans cette guerre et ce jeu de l’amour, que le siècle révèle peut-être ses qualités les plus profondes, ses ressources les plus secrètes, et comme un génie de duplicité tout inattendu du caractère français. Que de grands diplomates, que de grands politiques sans nom, plus habiles que Dubois, plus insinuants que Bernis, parmi cette petite bande d’hommes qui font de la séduction de la femme le but de leurs pensées et la grande affaire de leur vie… Que de combinaisons de romancier et de stratégiste ! Pas un n’attaque une femme sans avoir fait ce qu’on appelle un plan, sans avoir passé la nuit à se promener et à retourner la position… Et l’attaque commencée, ils sont jusqu’au bout ces comédiens étonnants, pareils à ces livres du temps dans lesquels il n’y a pas un sentiment exprimé qui ne soit feint ou dissimulé… « N’omettre rien » c’est le précepte de l’un d’eux 195. » Devise de général, que les Soubise, par malheur, n’oubliaient guère que sur le champ de bataille.

8. La guerre révolutionnaire. §

Entre Rousseau et le romantisme allemand, c’est-à-dire entre le premier réveil du mythe et son épanouissement orageux, il y a la Révolution française et les campagnes de Bonaparte, c’est-à-dire le retour dans la guerre de la passion catastrophique.

Du point de vue proprement militaire, qu’apportait la Révolution ? « Un déchaînement de passion inconnu avant elle », répond Foch. L’hérésie de l’ancienne école, précise-t-il, c’était d’avoir voulu « faire de la guerre une science exacte, méconnaissant sa nature même de drame effrayant et passionné (Jomini) ».

On sait par ailleurs quelle explosion de sentimentalisme précéda et accompagna la Révolution, phénomène beaucoup plus passionnel que politique, au sens strict du terme 196. Longtemps contenue dans les formes classiques de la guerre, la violence, après le meurtre du Roi – action sacrée et rituelle dans les sociétés primitives – redevient quelque chose d’horrifiant et d’attirant à la fois. C’est le culte et le mystère sanglant autour duquel se crée une communauté nouvelle : la Nation.

Or la Nation, c’est la transposition de la passion sur le plan collectif. À vrai dire, il est plus facile de le sentir que de l’expliquer rationnellement. Toute passion, dira-t-on, suppose deux êtres, et l’on ne voit pas à qui s’adresse la passion assumée par la Nation… Nous savons toutefois que la passion d’amour, par exemple, est en son fond un narcissisme, auto-exaltation de l’amant, bien plus que relation avec l’aimée. Ce que désire Tristan, c’est la brûlure d’amour plus que la possession d’Iseut. Car la brûlure intense et dévorante de la passion le divinise, et comme Wagner l’a vu, l’égale au monde. « Mon regard ravi s’aveugle… Seul je suis – Moi le monde… »

La passion veut que le moi devienne plus grand que tout, aussi seul et puissant que Dieu. Elle veut (sans le savoir) qu’au-delà de cette gloire, sa mort soit véritablement la fin de tout.

L’ardeur nationaliste, elle aussi, est une auto-exaltation, un amour narcissiste du Soi collectif. Il est vrai que sa relation avec autrui s’avoue rarement comme un amour : presque toujours, c’est la haine qui apparaît en premier lieu, et qu’on proclame. Mais cette haine de l’autre, n’est-elle pas toujours présente dans les transports de l’amour-passion ? Il n’y a donc qu’un déplacement d’accent. Ensuite, que veut la passion nationale ? L’exaltation de la force collective ne peut mener qu’à ce dilemme : ou l’impérialisme triomphe – c’est l’ambition de s’égaler au monde – ou le voisin s’y oppose énergiquement, et c’est la guerre. Or on observe qu’une nation dans son premier essor passionnel recule rarement devant une guerre même sans espoir. Elle manifeste ainsi sans se l’avouer qu’elle préfère le risque de mort, et la mort même, à l’abandon de sa passion. « La liberté ou la mort » hurlaient les Jacobins à l’heure où les forces ennemies paraissaient vingt fois supérieures, à l’heure où liberté et mort étaient bien près d’avoir le même sens…

Ainsi la Nation et la Guerre sont liées comme l’Amour et la Mort. Désormais le fait national sera le facteur dominant de la guerre. « Celui qui écrit sur la stratégie et sur la tactique devrait s’astreindre à n’enseigner qu’une stratégie et une tactique nationales, seules susceptibles d’être profitables à la nation pour laquelle il écrit ». Ainsi s’exprime le général von der Goltz, disciple de Clausewitz, lequel n’a cessé d’affirmer que toute la théorie prussienne de la guerre devait se fonder sur l’expérience des campagnes de la Révolution et de l’Empire.

La bataille de Valmy fut gagnée par la passion contre la « science exacte ». C’est au cri de Vive la Nation ! que les sans-culottes repoussèrent l’armée « classique » des alliés. On connaît le mot de Goethe, au soir de la bataille : « De ce lieu, de ce jour, date une ère nouvelle dans l’histoire du monde. » Et Foch commente ainsi cette phrase fameuse : « Une ère nouvelle s’était ouverte, celle des guerres nationales aux allures déchaînées parce qu’elles allaient consacrer à la lutte toutes les ressources de la nation ; parce qu’elles allaient se donner comme but non un intérêt dynastique, mais la conquête ou la propagation d’idées philosophiques… d’avantages immatériels… parce qu’elles allaient mettre en jeu des sentiments, des passions, c’est-à-dire des éléments de force jusqu’alors inexploités. »

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Il serait assez curieux de préciser le parallèle entre les amours de Bonaparte puis de Napoléon d’une part, et les campagnes d’Italie puis d’Autriche, d’autre part. Un certain type de bataille correspond à la séduction de Joséphine – c’est le coup d’audace de l’inférieur qui jette toutes ses forces au point décisif, et bluffe ; un autre type de bataille correspond au mariage dynastique avec l’archiduchesse Marie-Louise – et c’est la grande partie classique, Wagram par exemple, combinant une science devenue rhétorique et la surprise massive, brutale… Et il n’est pas sans intérêt non plus de noter que Waterloo fut une bataille perdue par excès de science, peut-être, ou par défaut d’élan national-révolutionnaire…

Ce qui est certain, c’est que Napoléon fut le premier à tenir compte du facteur passionnel dans la conduite des batailles. D’où ce cri d’un des généraux qu’il venait de battre en Italie : « Il n’est pas possible de méconnaître, comme ce Bonaparte, les principes les plus élémentaires de l’art de guerre. »

9. La guerre nationale. §

À partir de la Révolution, l’on va se battre « avec le cœur des soldats » c’est-à-dire d’une façon « farouche et tragique » (Foch). Il faudrait préciser : ce n’est pas le cœur de chaque soldat considéré comme un héros qui décidera du sort d’une guerre, mais bien le cœur collectif, si l’on ose dire, la puissance passionnelle de la Nation.

Les poètes romantiques jouèrent un rôle notable dans les guerres de libération que mena la Prusse contre Napoléon. Et les philosophies d’essence passionnelle d’un Fichte et d’un Hegel, par exemple, furent les premiers appuis du nationalisme allemand. D’où le caractère de plus en plus sanglant des guerres du dix-neuvième siècle. Il ne s’agit plus d’intérêts, mais de « religions » antagonistes. Or les religions ne transigent point, à l’inverse des intérêts : elles préfèrent la mort héroïque. (De tous temps les guerres de religion ont été de beaucoup les plus violentes.)

Ceci vaut pour les trois premiers quarts du siècle et particulièrement pour la période qui va de 1848 à 1870. Après quoi, les passions nationales, provisoirement apaisées, le céderont pendant quarante ans aux entreprises du capitalisme et du commerce. La violence ne cesse pas de s’exercer au nom de la Nation, mais ce sont bel et bien des intérêts qui mènent le jeu, ainsi que l’a fort bien marqué le maréchal Foch, dans ses Principes de la guerre :

« La guerre fut nationale au début pour conquérir et garantir l’indépendance des peuples : Français de 1792-93, Espagnols de 1804-1814, Russes de 1812, Allemands de 1813, Europe de 1814, et comporta alors ces manifestations glorieuses et puissantes de la passion des peuples qui s’appellent : Valmy, Saragosse, Tarancon, Moscou, Leipzig, etc.

Elle fut nationale par la suite pour conquérir l’unité des races, la nationalité. C’est la thèse des Italiens et des Prussiens de 1866, 1870. Ce sera la thèse au nom de laquelle le roi de Prusse devenu empereur d’Allemagne, revendiquera les provinces allemandes de l’Autriche.

Mais nous la voyons maintenant (1903) encore nationale, et cela pour conquérir des avantages commerciaux des traités de commerce avantageux.

Après avoir été le moyen violent que les peuples employaient pour se faire une place dans le monde en tant que nations, elle devient le moyen qu’ils pratiquent encore pour s’enrichir. »

Trade follows the flag, le commerce suit le drapeau, disent les Anglais. Ce fut la période coloniale, la dernière « paix » méritée par l’Europe. On a marqué plus haut (livre IV, chap. XIX) que cette période, du point de vue des mœurs et de leur littérature, se définit par une dernière tentative de mythification de la passion. Réaction que l’on n’oserait pas comparer à la chevalerie, bien qu’elle remplît la même fonction sociale, (mais à la mesure de notre société). Ce n’était plus, en effet, un principe spirituel qui inspirait les « formes » et les conventions, mais des calculs d’intérêts privés, incapables de fournir les bases d’une communauté solide. La Nation même que l’on invoquait avait perdu de son prestige romantique : le pavillon couvrait les intérêts de l’État, non les passions ou l’honneur des élites. Et l’État ne jouait plus guère que le rôle honorifique d’un conseil d’administration, faisant la guerre pour des motifs bancaires (conquête de Madagascar). La guerre coloniale n’est en somme que la continuation de la concurrence capitaliste par des moyens plus onéreux pour le pays, sinon pour les grandes compagnies.

Vers la fin du dix-neuvième siècle, l’amour 197 était devenu, dans les classes bourgeoises, un bien bizarre mélange de sentimentalisme à fleur de nerfs et d’histoires de rentes et de dots : ce qu’il n’a pas cessé d’être aujourd’hui dans les annonces matrimoniales. La sexualité pure n’intervenait que pour « troubler » ces petits calculs et ces « beaux sentiments » de série. (Comme une goutte d’eau « trouble » l’absinthe, et c’est pourquoi Jarry dit que l’eau est impure.) De même la guerre était un composé d’excitations de l’opinion publique – qu’est-ce que la « revanche », sinon un sentimentalisme national ? – et de plans commerciaux ou financiers. L’élément proprement guerrier n’y trouvait plus son compte qu’en contrebande. La guerre s’embourgeoisait. Le sang se commercialisait. Le type du militaire apparaissait déjà comme une anomalie, aux yeux des réalistes, ou comme une survivance flatteuse aux yeux des femmes et des badauds curieux. (C’est ainsi que les démocraties s’excitent sur les mariages princiers.)

Et l’on croyait pouvoir liquider sans dommages le formidable potentiel de frénésie et de grandeurs sanglantes qu’avaient accumulé en Occident des siècles de culture de la passion.

La guerre de 1914 fut l’un des résultats les plus notables de cette méconnaissance du mythe.

10. La guerre totale. §

À partir de Verdun, que les Allemands baptisent la Bataille du matériel (Materialschlacht), il semble que le parallélisme institué par la chevalerie entre les formes de l’amour et de la guerre, soit rompu.

Certes, le but concret de la guerre fut toujours de forcer la résistance ennemie, en détruisant sa force armée. (Forcer la résistance de la femme par la séduction, c’est la paix ; par le viol, c’est la guerre.) Mais pour autant, l’on ne détruisait pas la nation même dont on voulait se rendre maître : on se bornait à réduire ses défenses. Bataille rangée contre une armée de métier, siège des ouvrages fortifiés, capture du chef : un système de règles précises, donc un art, désignait le vainqueur. Et ce vainqueur triomphait d’un vivant, d’un pays ou d’un peuple encore désirables. L’intervention d’une technique inhumaine, qui met en œuvre toutes les forces d’un État, changea la face de la guerre à Verdun.

Car dès que la guerre devient « totale » – et non plus seulement militaire – la destruction des résistances armées signifie l’anéantissement des forces vives de l’ennemi : des ouvriers embrigadés dans les usines, des mères qui procréent des soldats, bref de tous les « moyens de production », choses et personnes assimilées. La guerre n’est plus un viol mais un assassinat de l’objet convoité et hostile – c’est-à-dire un acte « total », détruisant cet objet au lieu de s’en emparer. Verdun ne fut d’ailleurs qu’un prodrome de cette guerre nouvelle, puisque le procédé se limita à la destruction méthodique d’un million de soldats, non de civils. Mais ce Kriegspiel permit de mettre au point un instrument qui, par la suite, devait se trouver en mesure d’opérer sur des étendues bien plus vastes, comme Londres et Berlin ; non plus seulement sur de la chair à canon, mais sur la chair qui fabrique les canons, ce qui est évidemment plus efficace.

La technique de la mort à grande distance ne trouve son équilibre dans nulle éthique imaginable de l’amour. C’est que la guerre échappe à l’homme et à l’instinct ; elle se retourne contre la passion même dont elle est née. Et c’est cela, non l’envergure des massacres, qui est nouveau dans l’histoire du monde.

Là-dessus, trois remarques dont on verra qu’elles ne sont pas sans liens :

a) La guerre est née dans les campagnes : elle a même porté leur nom jusqu’à nos jours. Mais depuis 1914, l’on assiste à son urbanisation. Pour une bonne part des masses paysannes, la première guerre mondiale fut un premier contact avec la civilisation technique. Une sorte de visite dirigée de l’exposition universelle des industries et arts appliqués de la mort, avec démonstrations quotidiennes sur le vif.

b) Cette collectivisation des moyens destructifs, mécanisés, eut pour effet de neutraliser la passion proprement belliqueuse des combattants. Il ne s’agissait plus de violence du sang, mais de brutalité quantitative, de masses lancées les unes contre les autres non plus par des mouvements de délire passionnel, mais bien par des intelligences calculatrices d’ingénieurs. Désormais, l’homme n’est plus que le servant du matériel ; il passe lui-même à l’état de matériel, d’autant plus efficace qu’il sera moins humain dans ses réflexes individuels. Ainsi, malgré le dopage entrepris par la propagande, la victoire dépend en fin de compte des lois de la mécanique plutôt que des prévisions, de la psychologie. L’instinct combatif est déçu. De 1914 à 1918, l’explosion habituelle de sexualité qui accompagnait les grands conflits ne s’est guère produite qu’à l’arrière dans les populations civiles. En dépit des efforts du lyrisme officiel, d’une certaine littérature et de l’imagerie populaire, le retour du permissionnaire ne ressemble à rien moins qu’à la ruée du mâle longtemps privé. Des témoignages sans nombre de médecins et de soldats prouvent que. la guerre du matériel s’est traduite en réalité par une « catastrophe sexuelle 198 ». L’impuissance généralisée, ou du moins ses prodromes tels qu’onanisme chronique et homosexualité, tel fut le résultat statistique de quatre années passées dans les tranchées. Et de là vient que pour la première fois, l’on ait assisté à une révolte généralisée des soldats contre la guerre 199, celle-ci ne figurant plus l’exutoire des passions, mais une sorte d’immense castration de l’Europe.

c) La guerre totale suppose la destruction de toutes les formes conventionnelles de la lutte. À partir de 1920, on ne se soumettra plus aux « simagrées diplomatiques » de l’ultimatum et de la « déclaration » de guerre. Les traités ne seront plus la solennelle conclusion des hostilités. Les distinctions arbitraires entre villes ouvertes et villes fortifiées, civils et militaires, moyens de destruction permis ou condamnés, tomberont. D’où résulte que la défaite d’un pays ne sera plus symbolique, métaphorique, c’est-à-dire limitée à certains signes convenus, mais sera concrètement la mort de ce pays. Encore une fois, dès que l’on abandonne l’idée de règles, la guerre ne traduit plus l’acte du viol sur le plan des nations, mais bien l’acte du crime sadique, la possession d’une victime morte, donc en fait la non-possession. Elle n’exprime plus l’instinct sexuel normal, ni même la passion qui l’utilise et le transcende, mais seulement cette perversion de la passion – d’ailleurs fatale, nous l’avons vu ailleurs – qu’est le « complexe de castration ».

11. La passion transportée dans la politique. §

Chassée du champ de la guerre chevaleresque, lorsque ce champ cesse d’être clos comme doit l’être un terrain de jeu, et qu’il n’est plus une lice décorée de symboles, mais un secteur de bombardement – la passion a cherché et trouvé d’autres modes d’expression en actes.

Elle y était d’ailleurs contrainte par la dépréciation des résistances morales et privées, non moins que par la dénaturation de la guerre. D’une part, dans les pays démocratiques, les mœurs se sont assouplies à tel point qu’elles tendent à n’offrir plus d’obstacles absolus, donc exaltants pour la passion ; d’autre part, dans les pays totalitaires, le dressage des jeunes par l’État tend à éliminer de la vie privée toute espèce de tragique intime et de problématique sentimentale. L’anarchie des mœurs et l’hygiène autoritaire agissent à peu près dans le même sens : elles déçoivent le besoin de passion, héréditaire ou acquis par la culture ; elles détendent ses ressorts intimes et personnels.

L’amour, dans l’entre-deux-guerres, fut un curieux mélange d’intellectualisme angoissé (littérature de l’inquiétude et de l’anarchie bourgeoise) et de cynisme matérialiste (Neue Sachlichkeit des Allemands). L’on vit bien que la passion romantique ne trouvait plus de quoi se composer un mythe ; ne trouvait plus de résistances choisies au sein d’une atmosphère d’orageuse et secrète dévotion. La crainte morbide des entraînements « naïfs » et des « duperies du cœur », alliée à un désir fébrile d’aventure, voilà le climat des principaux romans de cette période. Et cela signifie sans équivoque que les relations individuelles des sexes ont cessé d’être le lieu par excellence où se réalise la passion. Celle-ci paraît se détacher de son support. Nous sommes entrés dans l’ère des libidos errantes, en quête d’un théâtre nouveau. Et le premier qui s’est offert, c’est le théâtre politique.

La politique de masses, telle qu’on l’a pratiquée depuis 1917, n’est que la continuation de la guerre totale par d’autres moyens, (pour reprendre une fois de plus, en l’inversant, la célèbre formule de Clausewitz). Le terme de « fronts » l’indique déjà. Et par ailleurs, l’État totalitaire n’est que l’état de guerre prolongé, ou recréé, et entretenu en permanence dans la nation. Mais si la guerre totale anéantit toute possibilité de passion, la politique ne fait que transposer les passions individuelles au niveau de l’être collectif. Tout ce que l’éducation totalitaire refuse aux individus isolés, elle le reporte sur la Nation personnifiée. C’est la Nation (ou le Parti) qui a des passions. C’est elle (ou lui) qui assume désormais la dialectique de l’obstacle exaltant, de l’ascèse et de la course inconsciente à la mort héroïque, divinisante.

Tandis qu’à l’intérieur et à la base, on stérilise les problèmes personnels, à l’extérieur et au sommet le potentiel de passion s’accroît de jour en jour. L’eugénisme triomphe dans la morale qui concerne les citoyens : et l’eugénisme est la négation rationnelle de toute espèce d’aventure privée. Mais cela ne peut qu’augmenter la tension de l’ensemble, personnifié dans la Nation. De 1933 à 1939, l’État-Nation d’Hitler dit aux Allemands : Procréez ! – et c’est une négation de la passion ; mais il dit aux peuples voisins : — Nous sommes trop nombreux dans nos frontières, j’exige donc des terres nouvelles ! – et c’est la nouvelle passion. Ainsi toutes les tensions supprimées à la base viennent s’accumuler au sommet. Or il est clair que ces volontés de puissance affrontées – il y a déjà plusieurs États totalitaires – ne peuvent en fait que se heurter passionnément. Elles deviennent l’une pour l’autre l’obstacle. Le but réel, tacite, fatal, de ces exaltations totalitaires est donc la guerre, qui signifie la mort. Et comme on le voit dans le cas de la passion d’amour, ce but est non seulement nié avec vigueur par les intéressés, mais il est réellement inconscient. Personne n’ose dire : je veux la guerre ; non plus que dans l’amour-passion, les amants ne disent : je veux la mort. Seulement, tout ce que l’on fait prépare cette fin. Et tout ce que l’on exalte y trouve son sens réel.

Il serait aisé de multiplier les preuves de ce nouveau parallélisme entre la politique et la passion. L’ascèse collectivisée, ce sont les restrictions que l’État impose au nom de la grandeur nationale. L’honneur du chevalier, c’est l’inquiète susceptibilité des Nations totalitaires. Enfin, je soulignerai un fait assez frappant : c’est que les foules réagissent au dictateur, dans un pays donné, de la même manière que la femme, dans ce pays, réagit aux sollicitations de l’homme. J’écrivais en 1938 : « Le Français s’étonne des succès d’Hitler auprès de la masse germanique, mais il ne s’étonnerait pas moins des façons qui plaisent aux Allemandes. Chez les Latins, faire la cour à une femme c’est l’étourdir de paroles flatteuses : ainsi nos hommes politiques quand ils courtisent une assemblée électorale. Hitler est plus brutal : il se fâche et se plaint en même temps ; il ne persuade pas, il envoûte ; il invoque enfin le destin et affirme qu’il est ce destin… De la sorte, il délivre la foule de la responsabilité de ses actes, donc du sentiment oppressant de sa culpabilité morale. Elle se rend au sauveur terrible et le nomme son libérateur dans l’instant même qu’il l’enchaîne et la possède. N’oublions pas que le terme populaire désignant en Allemagne l’acte d’épouser, c’est freien, verbe qui signifie littéralement : libérer… Hitler le sait peut-être un peu trop bien :

« Dans sa grande majorité, écrit-il, le peuple se trouve dans une disposition et un état d’esprit à tel point féminins que ses opinions et ses actes sont déterminés beaucoup plus par l’impression produite sur les sens que par la pure réflexion. La masse est peu accessible aux idées abstraites. Par contre, on l’empoignera plus facilement dans le domaine des sentiments… De tous temps, la force qui a mis en mouvement les révolutions les plus violentes a résidé bien moins dans la proclamation d’une idée scientifique qui s’emparait des foules que dans un fanatisme animateur et dans une véritable hystérie qui les emballait follement. » (Mein Kampf).

Oui, « de tous temps » ce fut ainsi. Mais la nouveauté de notre temps, c’est que l’action passionnelle sur les masses, telle que la définit Hitler, se double désormais d’une action rationalisante sur les individus. En outre, cette action n’est plus exercée par un meneur quelconque, mais par le Chef qui incarne la Nation. D’où la puissance sans précédent du transfert qui s’opère du privé au public.

Quel Wagner surhumain sera donc en mesure d’orchestrer la grandiose catastrophe de la passion devenue totalitaire ?

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Ceci nous mène au seuil d’une conclusion que j’étais loin de prévoir en commençant ce livre. Que l’on suive l’évolution du mythe occidental de la passion dans l’histoire de la littérature ou dans l’histoire des méthodes de la guerre, c’est la même courbe qui apparaît. Et l’on aboutit pareillement à cet aspect trop ignoré de la crise de notre époque, qui est la dissolution des formes instituées par la chevalerie.

C’est dans le domaine de la guerre, où toute évolution est pratiquement irréversible – alors qu’il y a des « retours » littéraires – que la nécessité d’une solution nouvelle est apparue en premier lieu. Cette solution s’appelle l’État totalitaire. C’est la réponse du vingtième siècle, né de la guerre, à la menace permanente que la passion et l’instinct de mort font peser sur toute société.

La réponse du douzième siècle avait été la chevalerie courtoise, son éthique et ses mythes romanesques. La réponse du dix-septième siècle a pour symbole la tragédie classique 200. La réponse du dix-huitième fut le cynisme de Don Juan et l’ironie rationaliste. Mais le romantisme ne fut pas une réponse, à moins que l’on admette – et c’est possible – que son éloquent abandon aux puissances nocturnes du mythe n’ait été un dernier moyen de le déprimer par un excès voulu. Quoi qu’il en soit, cette défense était faible en regard du péril déchaîné. Les forces antivitales longtemps contenues par le mythe se répandirent dans les domaines les plus divers, d’où résulta une dissociation, au sens précis de relâchement des liens sociaux. La première guerre européenne fut le jugement d’un monde qui avait cru pouvoir abandonner les formes, et libérer d’une manière anarchique le « contenu » mortel du mythe.

Cependant, je ne pense pas que le drainage de toute passion par la Nation soit autre chose qu’une mesure de détresse. C’est repousser la menace immédiate, mais l’aggraver alors en la faisant peser sur la vie même des peuples ainsi constitués en blocs. L’État totalitaire est bien une forme recréée, mais une forme trop vaste, trop rigide et trop géométrique pour modeler et organiser dans ses limites la vie complexe des hommes, même militarisés. Des mesures de police ne font pas une culture, des slogans ne font pas une morale. Entre le cadre artificiel des grands États et la vie quotidienne des hommes, il subsiste encore trop de jeu, trop d’angoisse et trop de possible. Rien n’est réellement résolu. Dès lors :

Ou bien ce sera la guerre atomique totale, la désintégration physique et morale, et le problème de la passion sera supprimé avec la civilisation qui l’a fait naître ;

Ou bien ce sera la paix, et le problème renaîtra dans les pays totalitaires, comme il ne cesse de nous travailler dans nos sociétés libérales.

C’est l’éventualité de la paix que j’envisagerai dans les deux livres terminaux : le premier situant le conflit du mythe et du mariage dans nos mœurs, le second décrivant une attitude que je donne bien moins pour la réponse décisive, que pour mon choix particulier.

Livre VI
Le mythe contre le mariage §

1. Crise moderne du mariage. §

Deux morales s’affrontaient au moyen âge : celle de la société christianisée, et celle de la courtoisie hérétique. L’une impliquait le mariage, dont elle fit même un sacrement ; l’autre exaltait un ensemble de valeurs d’où résultait – en principe tout au moins – la condamnation du mariage.

Le jugement porté sur l’adultère dans l’une et l’autre perspective, caractérise fort bien l’opposition. Aux yeux de l’Église, l’adultère était tout à la fois un sacrilège, un crime contre l’ordre naturel et un crime contre l’ordre social. Car le sacrement unissait tout à la fois deux âmes fidèles, deux corps aptes à procréer, et deux personnes juridiques. Il se trouvait donc sanctifier les intérêts fondamentaux de l’espèce et les intérêts de la cité. Celui qui contrevenait à ce triple engagement ne se rendait pas « intéressant », mais pitoyable ou méprisable.

La synthèse catholique s’efforçait de marier l’eau et le feu, car on pouvait tirer des Écritures et des Pères les thèses les plus contradictoires sur la sainteté de la procréation – loi de l’espèce – et sur la sainteté de la virginité – loi de l’esprit. Pour l’Ancien Testament, par exemple, une descendance nombreuse est signe d’élection, tandis que pour saint Paul, celui qui reste vierge « fait mieux » que celui qui se marie, même chrétiennement.

L’hérésie liée dès l’origine à la cortezia du Midi s’opposait au mariage catholique sur les trois chefs que l’on vient de rappeler. Elle niait tout d’abord le sacrement, comme n’étant établi par aucun texte univoque de l’Évangile 201. Elle condamnait la procréation comme relevant de la loi du Prince des Ténèbres, c’est-à-dire du Démiurge auteur du monde visible. Elle tendait enfin à détruire un ordre social qui permettait et exigeait la guerre, comme expression du vouloir-vivre collectif 202. Mais le fondement de ces trois refus était en vérité la doctrine de l’Amour, c’est-à-dire de l’Éros divinisant, en conflit éternel et angoissé avec la créature de chair et ses instincts asservissants.

L’apparition de la passion d’Amour devait donc transformer radicalement le jugement porté sur l’adultère. Certes, la pure doctrine cathare ne prétendait pas légitimer la faute en soi, puisqu’au contraire elle ordonnait la chasteté. Mais nous avons montré que le symbole courtois de l’amour pour une Dame (spirituelle), amour évidemment incompatible avec le mariage dans la chair, devait amener des confusions inextricables. Pour l’amateur non-initié des poèmes provençaux et des romans bretons, l’adultère de Tristan reste une faute 203, mais il se trouve revêtir en même temps l’aspect d’une aventure plus belle que la morale. Ce qui, pour le croyant manichéen, était l’expression dramatique du combat de la foi et du monde, devient alors pour le lecteur une « poésie » équivoque et brûlante. Poésie toute profane d’apparences, dont la puissance de séduction s’accroît encore du fait que l’on ignore la signification mystique de ses symboles, et que ceux-ci ne paraissent plus révélateurs que d’un mystère vague et flatteur.

Comment expliquer autrement qu’à partir du douzième siècle, celui qui commet l’adultère devienne soudain un personnage intéressant ? Le roi David en volant Bethsabée commet un crime et se rend méprisable. Mais Tristan, s’il enlève Iseut, vit un roman, et se rend admirable… Ce qui était « faute » et ne pouvait donner lieu qu’à des commentaires édifiants sur le danger de pécher et le remords, devient soudain vertu mystique (dans le symbole), puis se dégrade (dans la littérature) en aventure troublante et attirante.

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Je n’entends pas ramener directement la crise actuelle du mariage au conflit de l’orthodoxie et d’une hérésie médiévale. Car cette dernière, comme telle, n’existe plus ; et si l’orthodoxie existe encore, il faut avouer qu’elle ne joue plus un rôle direct dans la vie de nos sociétés, qu’elle a tant contribué à former. Ce qui explique, à mon sens, l’état présent de dé-moralisation générale, c’est la confuse dissension au sein de laquelle nous vivons de deux morales, dont l’une est héritée de l’orthodoxie religieuse, mais ne s’appuie plus sur une foi vivante, et dont l’autre dérive d’une hérésie dont l’expression « essentiellement lyrique » nous parvient totalement profanée, et par suite dénaturée.

Voici les forces en présence : d’une part, une morale de l’espèce et de la société en général, mais plus ou moins empreinte de religion – c’est ce que l’on nomme la morale bourgeoise ; d’autre part, une morale inspirée par l’ambiance culturelle, littéraire, artistique – c’est la morale passionnelle ou romanesque. Tous les adolescents de la bourgeoisie occidentale sont élevés dans l’idée du mariage, mais en même temps se trouvent baignés dans une atmosphère romantique entretenue par leurs lectures, par les spectacles et par mille allusions quotidiennes, dont le sous-entendu est à peu près : que la passion est l’épreuve suprême, que tout homme doit un jour connaître, et que la vie ne saurait être à plein vécue que par ceux qui « ont passé par là ». Or la passion et le mariage sont par essence incompatibles. Leurs origines et leurs finalités s’excluent. De leur coexistence dans nos vies surgissent sans fin des problèmes insolubles, et ce conflit menace en permanence toutes nos « sécurités » sociales.

En d’autres temps, ce fut la fonction du mythe que d’ordonner cette anarchie latente et de la composer symboliquement dans nos catégories morales. Rôle d’exutoire, rôle civilisateur. Mais le mythe s’est déprimé et profané en même temps que les formes sociales dont il tirait ses éléments plastiques. Si maintenant il tentait de se recomposer, on pressent qu’il ne trouverait plus de résistances assez solides pour lui servir de masque et de prétexte.

Une immense littérature paraît chaque mois sur la « crise du mariage ». Mais je doute fort qu’il en résulte aucune espèce de solution pratique : car seul le mythe, c’est-à-dire l’inconscience, pourrait fournir à la passion une espèce de modus vivendi, et tous ces livres, aggravant au contraire notre conscience du problème, contribuent à le rendre insoluble. Ils sont les signes de la crise, mais aussi de notre impuissance à la réduire dans les cadres actuels.

L’institution matrimoniale se fondait en effet sur trois groupes de valeurs qui lui fournissaient ses « contraintes » – et c’est précisément dans le jeu de ces contraintes que le mythe puisait ses moyens d’expression (comme on l’a vu au livre I). Or voici que ces contraintes ou se relâchent, ou disparaissent :

 

1. – Contraintes sacrées. – Le mariage, chez les peuples païens, s’est toujours entouré d’un rituel dont nos institutions gardèrent longtemps les éléments : rites de l’achat, du rapt, de la quête et de l’exorcisme. Mais de nos jours, la dot perd de son importance, par suite de l’instabilité économique. Les coutumes rappelant le rapt nuptial n’existent plus que sous forme de plaisanteries paysannes. La demande en mariage, avec échange de visites en haut de forme et « déclaration » officielle, est aussi démodée que les crinolines. Et la majorité des couples n’éprouve plus même le besoin « superstitieux » d’aller se faire bénir par un prêtre.

 

2. – Contraintes sociales. – Les questions de rang, de sang, d’intérêts familiaux et même d’argent, sont en train de passer au second plan dans les pays démocratiques, et par suite les problèmes individuels déterminent de plus en plus le choix réciproque des conjoints. D’où le nombre croissant des divorces. En même temps, les cérémonies épithalamiques se simplifient ou disparaissent. Il est curieux de noter que des coutumes d’origine lointaine et sacrée telles que la « quasi-publicité du lit nuptial » (Huizinga) subsistèrent au moins dans les provinces, jusqu’en plein dix-septième siècle : on avait oublié les mystères originels, mais les rites gardaient pour effet de socialiser l’acte du mariage, de l’intégrer dans l’existence communautaire. À partir du dix-huitième siècle, le thème du « Coucher de la mariée » n’est plus qu’une occasion d’anodines galanteries picturales. De nos jours enfin, le « voyage de noces », pour autant qu’il subsiste et garde une signification, représente bien plutôt une volonté de s’évader de l’ambiance sociale et de souligner le caractère privé de ce qu’on appelle le bonheur des époux.

 

3. – Contraintes religieuses. – Dans la mesure où la conscience moderne comme telle sait encore distinguer le christianisme des contraintes sacrées et sociales, elle le repousse avec horreur. Car l’engagement religieux est pris « pour le temps et l’éternité », c’est-à-dire qu’il ne tient aucun compte des variations de tempérament, de caractère, de goûts et de conditions externes qui ne manqueront pas de se produire un jour ou l’autre dans la vie du couple. Or c’est de tout cela, justement, que les modernes font dépendre leur « bonheur » (nous reviendrons tout à l’heure sur cette notion centrale).

Cette dépréciation générale des obstacles institutionnels entraîne une chute de tension morale d’où résulte une immense confusion. L’adultère devient un sujet de délicates analyses psychologiques, ou de plaisanteries vaudevillesques. La fidélité dans le mariage paraît légèrement ridicule : elle prend figure de conformisme. Il n’y a plus, à proprement parler, conflit de deux morales hostiles – et par suite plus de mythe possible – mais on approche d’un état de neutralisation mutuelle au terme de la consomption des vieilles valeurs non transcendées mais déprimées.

2, Idée moderne du bonheur. §

Le mariage cessant d’être garanti par un système de contraintes sociales ne peut plus se fonder, désormais, que sur des déterminations individuelles. C’est-à-dire qu’il repose en fait sur une idée individuelle du bonheur, idée que l’on suppose commune aux deux conjoints dans le cas le plus favorable.

Or s’il est assez difficile de définir en général le bonheur, le problème devient insoluble dès que s’y ajoute la volonté moderne d’être le maître de son bonheur, ou ce qui revient peut-être au même, de sentir de quoi il est fait, de l’analyser et de le goûter afin de pouvoir l’améliorer par des retouches bien calculées. Votre bonheur, répètent les prêches des magazines, dépend de ceci, exige cela – et ceci ou cela, c’est toujours quelque chose qu’il faut acquérir, par de l’argent le plus souvent. Le résultat de cette propagande est à la fois de nous obséder par l’idée d’un bonheur facile, et du même coup de nous rendre inaptes à le posséder. Car tout ce qu’on nous propose nous introduit dans le monde de la comparaison, où nul bonheur ne saurait s’établir, tant que l’homme ne sera pas Dieu. Le bonheur est une Eurydice : on l’a perdu dès qu’on veut le saisir. Il ne peut vivre que dans l’acceptation, et meurt dans la revendication. C’est qu’il dépend de l’être et non de l’avoir : les moralistes de tous les temps l’ont répété, et notre temps n’apporte rien qui doive nous faire changer d’avis. Tout bonheur que l’on veut sentir, que l’on veut tenir à sa merci – au lieu d’y être comme par grâce – se transforme instantanément en une absence insupportable.

Fonder le mariage sur un pareil « bonheur » suppose de la part des modernes une capacité d’ennui presque morbide – ou l’intention secrète de tricher. Il est probable que cette intention ou cet espoir expliquent en partie la facilité avec laquelle on se marie encore « sans y croire ». Le rêve de la passion possible agit comme une distraction permanente, anesthésiant les révoltes de l’ennui. On n’ignore pas que la passion serait un malheur – mais on pressent que ce serait un malheur plus beau et plus « vivant » que la vie normale, plus exaltant que son « petit bonheur »…

Ou l’ennui résigné ou la passion : tel est le dilemme qu’introduit dans nos vies l’idée moderne du bonheur. Cela va de toute manière à la ruine du mariage en tant qu’institution sociale définie par la stabilité.

3. « Aimer, c’est vivre ! » §

Dès le douzième siècle provençal, l’amour était considéré comme noble. Non seulement il ennoblissait mais encore il anoblissait : les troubadours accédaient socialement au niveau de l’aristocratie qui les traitait comme des égaux. C’est peut-être de là que nous vient, par le canal de la littérature, cette idée toute moderne et romantique que la passion est une noblesse morale, qu’elle nous met au-dessus des lois et des coutumes. Celui qui aime de passion accède à une humanité plus haute, où les barrières sociales s’évanouissent. Le tzigane peut enlever la princesse, le mécano épouser l’héritière 204. De même, le Prix de Beauté a quelque chance de devenir comtesse ou milliardaire. C’est une « adaptation » moderne – pour parler le langage du cinéma, seul adéquat en l’occurrence – de la primauté de l’amour sur l’ordre social établi.

Que la passion profane soit une absurdité, une forme d’intoxication, une « maladie de l’âme », comme pensaient les Anciens, tout le monde est prêt à le reconnaître, c’est un des lieux communs les plus usés des moralistes : mais personne ne peut plus le croire, à l’âge du film et du roman – nous sommes tous plus ou moins intoxiqués – et cette nuance est décisive.

Le moderne, l’homme de la passion, attend de l’amour fatal quelque révélation, sur lui-même ou la vie en général : dernier relent de la mystique primitive. De la poésie à l’anecdote piquante, la passion c’est toujours l’aventure. C’est ce qui va changer ma vie, l’enrichir d’imprévu, de risques exaltants, de jouissances toujours plus violentes ou flatteuses. C’est tout le possible qui s’ouvre, un destin qui acquiesce au désir ! Je vais y entrer, je vais y monter, je vais y être « transporté » ! La sempiternelle illusion, la plus naïve et – j’ai beau dire ? – la plus « naturelle » pensera-t-on… Illusion de liberté. Et illusion de plénitude.

Je nommerai libre un homme qui se possède. Mais l’homme de la passion cherche au contraire à être possédé, dépossédé, jeté hors de soi, dans l’extase. Et de fait, c’est déjà sa nostalgie qui le « démeine » – dont il ignore l’origine et la fin. Son illusion de liberté repose sur cette double ignorance.

Le passionné, c’est l’homme qui veut trouver son « type de femme » et n’aimer qu’elle. Souvenez-vous du rêve de Nerval, l’apparition d’une noble Dame dans le paysage des souvenirs d’enfance :

Blonde, aux yeux noirs, en ses habits anciens
Que dans une autre existence peut-être
J’ai déjà vue, et dont je me souviens…

Image de la mère, sans nul doute, et la psychanalyse nous apprend quels empêchements tragiques cela peut signifier. Mais l’exemple d’un poète ne vaut rien ou vaut trop. J’entends décrire une illusion apprise par la majorité des hommes du vingtième siècle : or plus encore que l’image de la Mère, ce qui les tyrannise, c’est la « beauté standard ».

De nos jours – et ce n’est qu’un début – un homme qui se prend de passion pour une femme qu’il est seul à voir belle, est présumé neurasthénique. (Dans années, on le fera soigner.) Certes, la standardisation des types de femmes admis pour « beaux » se produit normalement dans chaque génération, de même que chaque époque de la mode préfère soit la tête, soit le buste, soit la croupe, soit la ligne sportive. Mais le panurgisme esthétique atteint de nos jours une puissance inconnue, développée par tous les moyens techniques, et parfois politiques, en sorte que le choix d’un type de femme échappe de plus en plus au mystère personnel, et se trouve déterminé par Hollywood – ou par l’État. Double influence de la beauté-standard : elle définit d’avance l’objet de la passion – dépersonnalisé dans cette mesure – et disqualifie le mariage, si l’épouse ne ressemble pas à la star la plus obsédante. Ainsi la « liberté » de la passion relève des statistiques publicitaires. L’homme qui croit désirer « son » type de femme se trouve intimement déterminé par des facteurs de mode ou de commerce, c’est-à-dire par la nouveauté.

4. Épouser Iseut ? §

Supposons maintenant que, malgré tout, l’homme parvienne à se fixer sur un type, compromis entre ce qu’il aime et ce que le film le persuade d’aimer. Il rencontre cette femme, il la reconnaît. C’est elle, la femme de son désir et, de sa plus secrète nostalgie, l’Iseut du rêve 205 ; elle est mariée, naturellement. Qu’elle divorce, et il l’épousera ! Avec elle, ce sera la « vraie vie », ce sera l’épanouissement de ce Tristan qu’il porte en soi comme son génie caché ! Et plus rien ne compte en regard de la révélation mythique. (Pas même la couronne s’il est roi.) Voilà le vrai « mariage d’amour » moderne : le mariage avec la passion !

Mais aussitôt paraît une anxiété dans l’entourage (ou le public) : l’amant comblé va-t-il encore aimer cette Iseut une fois épousée ? Une nostalgie que l’on chérissait est-elle encore désirable une fois rejointe ?

Car Iseut, c’est toujours l’étrangère, l’étrangeté même de la femme, et tout ce qu’il y a d’éternellement fuyant, évanouissant et presque hostile dans un être, cela même qui invite à la poursuite et qui éveille l’avidité de posséder, plus délicieuse que toute possession au cœur de l’homme en proie au mythe. C’est la femme-dont-on-est-séparé : on la perd en la possédant.

Alors commence une « passion » nouvelle. On s’ingénie à renouveler l’obstacle et le combat. On imagine différente la femme que l’on tient dans ses bras, on la déguise et on l’éloigne en rêve, on s’acharne à dépayser les sentiments qui sont en train de se nouer dans une durée étale et trop sereine. C’est qu’il faut recréer des obstacles pour pouvoir de nouveau désirer et pour exalter ce désir aux proportions d’une passion consciente, intense, infiniment intéressante… Or c’est la douleur seule qui rend consciente la passion, et c’est pourquoi l’on aime souffrir, et faire souffrir. Lorsque Tristan emmène Iseut dans la forêt, où plus rien ne s’oppose à leur union, le génie de la passion dépose entre leurs corps une épée nue. Descendons quelques siècles et toute l’échelle qui va de l’héroïsme religieux à la confusion sans grandeur où se débattent les hommes du temps profane : au lieu de l’épée du chevalier, entre le bourgeois et sa femme, voici le rêve sournois du mari qui ne peut plus désirer sa femme qu’en l’imaginant sa maîtresse. (Balzac déjà donne la recette, dans sa Physiologie du mariage.) Une innombrable et écœurante littérature romanesque nous peint ce type du mari qui redoute la « platitude », le train-train des liens légitimes où la femme perd son « attrait », parce qu’il n’est plus d’obstacles entre elle et lui. Pitoyables victimes d’un mythe dont l’horizon mystique s’est refermé depuis longtemps. Pour Tristan, Iseut n’était rien que le symbole du Désir lumineux : son au-delà, c’était la mort divinisante, libératrice des liens terrestres. Il fallait donc qu’Iseut fût l’Impossible, car tout amour possible nous ramène à ces liens, nous réduit aux limites dans l’espace et le temps sans lesquelles il n’est point de « créatures » – alors que le seul but de l’amour infini ne peut être que le divin : Dieu, notre idée de Dieu, ou le Moi déifié. Mais pour celui que le mythe vient tourmenter sans lui révéler son secret, il n’est d’au-delà de la passion que dans une passion nouvelle – dans le tourment nouveau de la poursuite d’apparences toujours plus fugitives. Il était de la nature essentielle de la passion mystique d’être sans fin – et c’est par là que cette passion se détachait des rythmes du désir charnel ; mais tandis que pour Tristan l’infini, c’est l’éternité sans retour où s’évanouit la conscience douloureuse – pour le moderne, ce n’est plus que le retour sempiternel d’une ardeur constamment déçue.

Le mythe décrivait une fatalité dont ses victimes ne pouvaient se délivrer qu’en échappant au monde fini. Mais la passion dite « fatale » – c’est l’alibi – où se complaisent les modernes, ne sait plus même être fidèle, puisqu’elle n’a plus pour fin la transcendance. Elle épuise l’une après l’autre les illusions que lui proposent divers objets, trop faciles à saisir. Au lieu de mener à la mort, elle se dénoue en infidélité. Qui ne sent la dégradation d’un Tristan qui a plusieurs Iseut ? Pourtant ce n’est pas lui qu’il convient d’accuser, mais il est la victime d’un ordre social où les obstacles se sont dégradés. Ils cèdent trop vite, il cèdent avant que l’expérience ait abouti. Sans cesse, il faut recommencer cette ascension de l’âme dressée contre le monde. Mais alors le Tristan moderne glisse vers le type contraire du Don Juan, de l’homme aux amours successives. Les catégories se détruisent, l’aventure n’est plus même exemplaire.

Seul, le Don Juan mythique échappait à cette consomption. Mais Don Juan ne connaît pas d’Iseut, ni de passion inaccessible, ni de passé ni d’avenir, ni de déchirements voluptueux. Il vit toujours dans l’immédiat, il n’a jamais le temps d’aimer – d’attendre et de se souvenir – et rien de ce qu’il désire ne lui résiste, puisqu’il n’aime pas ce qui lui résiste.

*
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Aimer, au sens de la passion, c’est alors le contraire de vivre ! C’est un appauvrissement de l’être, une ascèse sans au-delà, une impuissance à aimer le présent sans l’imaginer comme absent, une fuite sans fin devant la possession.

Aimer d’amour-passion signifiait « vivre » pour Tristan, car la vraie vie qu’il appelait, c’était la mort transfigurante. Mais nous avons perdu la transcendance. La mort n’est plus qu’une lente consomption.

 

À cette lumière, que jette sur nos psychologies la connaissance du mythe primitif, les succès du roman et du film apparaissent comme les signes certains d’une décadence de la personne chez les modernes, et d’une espèce de maladie de l’être. Presque toutes les complications qui servent d’intrigues à nos auteurs se ramènent au schéma monotone des ruses de la passion pour s’ « entretenir », – des ruses d’une passion débile pour s’inventer de plus secrets obstacles. Je songe à la psychologie de la jalousie, qui envahit nos analyses : jalousie désirée, provoquée, sournoisement favorisée, et non plus chez l’autre seulement – la coquetterie est un peu simple – mais on en vient à désirer que l’être aimé soit infidèle pour qu’on puisse de nouveau le poursuivre et « ressentir » l’amour en soi… Tout cela signifie, une fois de plus, que le mythe des amants « ravis » s’est dégradé en perdant sa mystique. Le ravissement n’est plus qu’une sensation – n’aboutit pas. On retombe sans cesse au monde de la comparaison, qui est le monde de la jalousie. « Hommes et femmes dès qu’ils passent leur seuil souffrent de jalousie » dit un poème tibétain 206. C’est que, passant « leur seuil », sortant de leur être propre et du présent tel qu’il leur est donné, incapables d’accepter l’autre tel qu’il est, parce qu’il faudrait tout d’abord s’accepter, ils ne voient de toutes parts que choses à envier, qualités dont ils se sentent privés, et motifs de comparaisons qui toujours tournent à leur détriment. Le mari souffre des beautés qu’il aperçoit à d’autres femmes, et dont la sienne se trouve privée (même si tous la jugent la plus belle). C’est qu’il ne sait plus posséder, ni plus aimer ce qu’il a dans le réel. Il a perdu la seule chose nécessaire : le sens de la fidélité. Car voici la fidélité : c’est l’acceptation décisive d’un être en soi, limité et réel, que l’on choisit non comme prétexte à s’exalter, ou comme « objet de contemplation », mais comme une existence incomparable et autonome à son côté, une exigence d’amour actif.

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Je n’entends pas ici attaquer la passion : je me borne à la décrire et à la « réciter » comme dit Montaigne, sachant fort bien que je ne convaincrai pas une seule victime du mythe profané. Mais il fallait faire voir, par quelques traits, comment cette passion développe un certain nombre de fatalités psychologiques dont les effets ne sont plus contestables. Que l’on soit partisan de l’une ou de l’autre, il faut admettre que la passion ruine l’idée même du mariage dans une époque où l’on tente la gageure de fonder le mariage, précisément, sur les valeurs élaborées par une éthique de la passion.

Certes, il serait excessif d’estimer que la plupart de nos contemporains sont en proie au délire de Tristan. Bien peu ont assez soif pour boire le philtre, et j’en vois moins encore être élus par le sort pour succomber au tourment exemplaire. Mais tous ou presque tous en rêvent, ou en rêvassent. Et si brouillée, et défraîchie que soit l’empreinte du mythe primitif, c’est pourtant là qu’est le secret de l’inquiétude qui tourmente aujourd’hui les couples. Rien ne répugne autant à un esprit moderne que l’idée d’une limitation volontairement assumée ; et rien ne le flatte davantage que le mirage d’infini dépassement entretenu par le souvenir du mythe. Essayer de prendre conscience de la nature du phénomène, c’est à quoi se résume l’ambition des analyses qui précèdent ; mais je sens bien qu’elles m’ont porté déjà aux limites du désobligeant : nous aimons trop nos illusions pour souffrir même qu’on nous les nomme…

5. De l’anarchie à l’eugénisme. §

Cependant, l’anarchie permanente que représente le mariage moderne fondé – par antiphrase – sur les débris du mythe, entraîne des menaces évidemment intolérables pour tout ordre social, quel qu’il soit. (Et je ne parle même pas du danger spirituel que fait courir à la personne l’éthique de l’évasion, qui est née du mythe.) D’où les multiples tentatives de « restauration » du mariage auxquelles nous avons assisté depuis la première guerre mondiale, début de l’ère totalitaire.

Les églises font un honorable effort de redéfinition de l’institution et des devoirs moraux qu’elle implique 207. Les humanistes reprennent les arguments d’un Goethe ou d’un Engels en faveur du mariage : selon le premier, il faut y voir la grande conquête de la culture occidentale, et le fondement solide de toute vie personnelle ; selon le second, l’union monogamique serait la forme la plus rationnelle des relations entre les sexes, dans une société libérée des contraintes de classes et d’argent. D’autres enfin s’efforcent de fonder une science des rapports conjugaux. Jung analyse le « conflit psychologique » et les « névroses » qui seraient à l’origine du mal (d’où l’on déduit que la médecine mentale guérirait tout). Van de Velde ou Hirschfeld voient le remède dans une connaissance plus exacte et largement vulgarisée des phénomènes sexuels.

L’abondance même de ces recherches 208 et de ces recettes me rend sceptique quant à leur efficacité : elle révèle l’étendue du désastre, sans apporter les éléments d’une révolution à sa mesure. En outre, il est frappant de constater que presque tous ces sages auteurs donnent quelques lignes à la louange de la passion, ou tout au moins affectent de la tolérer : pour des raisons trop faciles à concevoir, on craint d’attaquer le lecteur dans ses croyances les plus intimes et les plus solidement ancrées. On a peur de paraître « puritain ». On s’efforce de faire la part du feu, et l’on va même parfois jusqu’à ce paradoxe de présenter la passion amoureuse comme le couronnement d’un hymen idéalement réalisé (d’après les recettes). Personne, que je sache, n’a encore osé dire que l’amour tel qu’on l’imagine de nos jours est la négation pure et simple du mariage que l’on prétend fonder sur lui. C’est qu’on ne sait pas au juste ce qu’est l’amour-passion, ni d’où il vient, ni où il va. On sent bien qu’il y a là quelque chose d’inquiétant, mais on a peur, en le combattant, de parler comme un philistin. (Ce qui se produirait fatalement !) Ainsi l’on passe avec une feinte légèreté à côté du problème fondamental. « Il faut se faire lire et gagner la confiance ; on ne remonte pas le courant de toute l’époque ; la passion a toujours existé, elle existera donc toujours, et nous ne sommes pas des Don Quichotte… » Je le crois bien ! C’est même à cause de cela que vous ne ferez rien de sérieux. Et comme il faut pourtant que quelque chose se fasse, la seule question qui se pose à l’historien, au sociologue, c’est de savoir quel mécanisme va se déclencher pour rétablir la situation – ou quel réflexe collectif.

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Deux exemples de grande envergure nous indiquent un type de réponse, une solution peut-être inévitable.

La Russie de la Révolution connut un « déchaînement » sexuel de la jeunesse que l’on serait tenté de juger sans précédent dans notre histoire européenne 209. Quant au mariage, il fut en principe balayé durant la période des Soviets. La morale des intellectuels nihilistes ou romantiques, qui inspirait les jeunes chefs bolcheviks, se traduisit dans la réalité par une généralisation de l’union libre, de l’avortement, de l’abandon des enfants, bref de tout ce qu’on croyait contraire aux préjugés réactionnaires, qu’on se figurait, bien à tort, entretenus par le capitalisme. Dans une lettre fameuse adressée par Lénine à la camarade Zetkin, le chef décrit ce désastre des mœurs, et il proteste avec toute l’énergie d’un « révolutionnaire professionnel » – donc puritain – contre cette anarchie sexuelle qu’il qualifie de « petite-bourgeoise ». (On n’ignore pas le sens marxiste de l’expression.)

Vingt ans plus tard, le « redressement des mœurs » s’est opéré, non par quelque sursaut vertueux, non par l’initiative d’une ligue philanthropique, mais par les soins d’une dictature exactement consciente des conditions de sa durée. Staline s’est assigné pour but prochain de refaire des cadres à sa nation. Car sans cadres, l’économie périclitait, et la « défense nationale » ne pouvait pas s’organiser sans un constant recours à la passion des premiers révolutionnaires : or c’était cette passion précisément que l’on entendait « liquider ». D’où l’absolue nécessité de restaurer les bases sociales, c’est-à-dire l’élément statique et stabilisateur au premier chef qu’est la famille. Ce fut le mécanisme de la dictature productiviste qui contraignit l’État dit socialiste à édicter une série de lois contre le divorce (qu’on rendit beaucoup plus onéreux), contre l’avortement et contre l’abandon des enfants nés hors mariage. La rigueur subite de ces lois, le choc psychologique qu’elles provoquèrent, la propagande, et les mesures de contrôle policier de la vie privée, changèrent notablement l’ambiance morale de la Russie aux environs de l’année 1936. Le mariage se trouva restauré sur des bases strictement utilitaires, collectivistes et eugéniques, et dans une atmosphère où les problèmes individuels tendaient à perdre toute espèce de dignité, de légitimité, de virulence anarchisante.

L’Allemagne d’avant Hitler atteignit-elle un stade d’anarchie sexuelle comparable à celui de la Russie jusqu’à Staline ? Le processus de ruine des obstacles sociaux, pour s’y être développé sans violences extérieures, n’avait que plus gravement miné l’éthique matrimoniale de la jeunesse. La décadence du mythe de la passion dans la patrie du romantisme entraînait d’autre part des conséquences bien plus complexes que chez nous, et d’apparences fort hétéroclites. Le cynisme morbide de l’après-guerre allemande, la Neue Sachlichkeit des avant-gardes littéraires et artistiques, l’homosexualité très générale dans les associations secrètes qui préludèrent à l’hitlérisme, le déchaînement sadique des corps francs dans les pays baltes, les crimes dits « politiques » exécutés par des ligues de jeunes gens, certaines formes de naturisme, les « fiançailles d’essai » élevées au rang de coutume normale parmi les étudiants, le sérieux accordé aux conflits passionnels « à trois » ou « à quatre » – renouvelés de la Lucinde de Schlegel – autant de signes de la panique sexuelle provoquée par la décadence des contraintes matrimoniales et du mythe de l’amour mortel. Déjà l’on voyait affleurer le fond du désespoir et d’anarchie intime que suppose toute morale du « bonheur » strictement individuelle.

Or la dictature hitlérienne, du fait qu’elle prétendait se fonder sur une base raciste et militaire, devait se donner pour première tâche de surmonter cette crise de mœurs. On commença par opposer à l’idéal antisocial de « bonheur » et de « vie dangereuse » un idéal collectiviste. Gemeinnutz geht vor Eigennutz ! (Le bien commun prime l’intérêt particulier). Et par tous les moyens spectaculaires, pédagogiques, voire religieux, on opéra cet énorme transfert (dont je parlais au livre V) qui consiste à donner pour seul objet légitime et possible à la passion l’idée de Nation symbolisée par le Führer.

D’abord on priva la femme de son auréole romantique : on la réduisit à sa fonction matrimoniale : faire des enfants, puis les élever jusqu’au moment où le Parti s’en chargera (c’est-à-dire pendant quatre ou cinq ans). Puis on en vint à des mesures d’ordre eugénique. On ouvrit une « école de fiancées » pour les futures femmes des S. S. (Schutz Staffeln : escouades de protection du régime, troupe sélectionnée incarnant l’idéal racial). Ces femmes devaient être blondes, de sang aryen, et mesurer au moins 1 m. 73. Ainsi le « type de femme » se trouva prescrit non par les souvenirs inconscients, ni par des modes étrangères mais par la section scientifique du ministère de la propagande. En 1938, on institua des écoles analogues pour toutes les femmes allemandes. Et l’on décréta que les mariages seraient contractés dorénavant « au nom de l’État ». Le but dernier de l’entreprise ne faisait pas de doute : on en viendrait à n’autoriser plus que les unions contractées sur une base eugénique, selon certains critères statistiques : sociaux, raciaux, physiologiques, rigoureusement indépendants des « goûts » individuels, donc des passions. À chacun sa « fiche de mariage ». Alors la science matrimoniale eût trouvé sa juste application dans l’esprit de Lycurgue et de Sparte : on en eût fait l’un des chapitres de la préparation militaire.

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L’expérience stalinienne a échoué, si l’on en croit les descriptions de l’état présent des mœurs de la jeunesse en U. R. S. S. Le nazisme appartient au passé. Pourtant la tentation totalitaire subsiste. Il n’est pas interdit d’imaginer qu’un jour nos démocraties y succombent, au nom d’une « science » ou d’une hygiène sociologique. La pratique forcée de l’eugénisme peut réussir, là où toutes nos morales échouent, entraînant l’effective abolition du besoin « spirituel », et donc artificiel, de la passion. Alors le cycle de l’amour courtois sera fermé. L’Europe de la passion aura vécu. Un Occident nouveau, imprévisible, naîtra dans les laboratoires.

6. Sens de la crise. §

Pour mieux voir notre état, regardons l’Amérique – cette Europe délivrée de ses routines, mais aussi de ses freins traditionnels. Nulle autre civilisation connue, depuis près de sept mille ans qu’elles se succèdent, n’a donné à « l’amour » nommé romance 210 cette publicité quotidienne : par l’écran, par l’affiche, par le texte et les annonces des magazines, par les chansons et les images, par la morale courante et ce qui la défie. Nulle autre non plus n’a tenté avec cette naïve assurance l’entreprise périlleuse de faire coïncider le mariage et « l’amour » ainsi compris, et de baser le premier sur le second.

Pendant une grève des téléphones, en 1947, les opératrices de la petite ville de White Plains reçurent l’appel suivant : « Mon amie et moi voulons nous marier. Nous essayons de trouver un juge de paix. N’est-ce pas une urgence » 211 ? Les opératrices décidèrent aussitôt que c’en était une. Et le journal qui rapportait l’histoire l’intitula : L’Amour est classé parmi les cas d’urgence. Ce petit fait banal illustre des croyances toutes naturelles pour un Américain : c’est par là qu’il nous intéresse. Il montre que les termes d’ « amour » et de mariage sont pratiquement équivalents ; que si l’on « aime » il faut se marier sur l’heure ; qu’enfin « l’amour » doit normalement triompher de tous les obstacles, ainsi que le font voir journellement films, romans et comic-strips.

De fait, si l’amour romanesque triomphe d’une quantité d’obstacles, il en est un contre lequel il se brisera presque toujours : c’est la durée. Or le mariage est une institution faite pour durer – ou il n’a pas de sens. Voilà le premier secret de la crise actuelle, crise qui peut se mesurer simplement par les statistiques de divorce, où l’Amérique tient le premier rang. Vouloir fonder le mariage sur une forme d’amour instable par définition, c’est travailler en fait pour l’État de Nevada. Exiger de n’importe quel film, fût-il sur la bombe atomique, qu’il tienne une certaine dose de la drogue romanesque (plus encore qu’érotique) nommé love interest, c’est faire de la publicité pour les microbes, non pour le remède, de la maladie du mariage.

La romance se nourrit d’obstacles, de brèves excitations et de séparations ; le mariage, au contraire, est fait d’accoutumance, de proximité quotidienne. La romance veut « l’amour de loin » des troubadours ; le mariage, l’amour du « prochain ». Si donc l’on s’est marié à cause d’une romance, une fois celle-ci évaporée, il est normal qu’à la première constatation d’un conflit de caractères ou de goûts, l’on se demande : pourquoi suis-je marié ? Et il est non moins naturel qu’obsédé par la propagande universelle pour la romance, l’on admette la première occasion de tomber amoureux de quelqu’un d’autre. Et il est parfaitement logique qu’on décide aussitôt de divorcer pour trouver dans le nouvel « amour », qui entraîne un nouveau mariage, une nouvelle promesse de bonheur ; les trois mots étant synonymes. Ainsi, guérissant son ennui par une fièvre passagère, « lui pour la deuxième fois, elle pour la quatrième », l’Américain cherche l’ajustement. Il ne le cherche pas à l’intérieur de l’ancienne situation cependant garantie « pour le meilleur et pour le pire » par un serment. Il le cherche au contraire par le moyen d’une nouvelle « expérience », considérée comme telle, et d’ailleurs affectée dès le départ des mêmes motifs d’échec que celles qui ont précédé. C’est pourquoi le divorce revêt en Amérique un caractère moins désastreux et même plus normal qu’en Europe. Là où l’Européen voit surtout une rupture créant un désordre social, et la perte d’un capital de souvenirs et d’expériences communes, l’Américain a plutôt l’impression qu’il met de l’ordre dans sa vie et qu’il s’ouvre un nouvel avenir. L’économie de l’épargne, une fois de plus, s’oppose ici à celle du gaspillage, comme le souci de préserver le passé à celui de faire table rase pour construire quelque chose de plus net, sans compromis. Mais si l’on est ennemi des compromis, il est contradictoire de se marier. Et si l’on veut tirer une traite sur son avenir, il est fort imprudent de suggérer d’avance qu’on se réserve le droit de ne point l’honorer ; comme le fit cette jeune milliardaire disant aux journalistes, la veille de son mariage : « C’est merveilleux de se marier pour la première fois ! » (Un an plus tard, elle divorçait.)

Sur quoi, plusieurs proposent d’interdire le divorce, ou de le rendre au moins très difficile. Mais c’est le mariage, à mon avis, que l’on a rendu trop facile, en acceptant que « l’amour » suffise pour le conclure, au dédain des convenances démodées de milieu social et religieux, d’éducation et de fortune. On pourrait certes imaginer de nouvelles conditions à remplir par les candidats au mariage – cette vraie « coexistence » durable, pacifique, et mutuellement éducative. On pourrait exiger des tests ou des épreuves portant sur ce qui donne à toute alliance humaine ses meilleures chances de durer : buts et rythmes de vie, vocations comparées, caractères et tempéraments. Si l’on veut le mariage, c’est-à-dire la durée, il serait normal d’en assurer les conditions. Mais ces réformes n’auraient que peu d’effet dans un monde qui a gardé, sinon la vraie passion, du moins la nostalgie de la passion, devenue congénitale à l’homme occidental.

Le mariage qui se fondait sur les convenances sociales, donc du point de vue de l’individu, sur le hasard, avait au moins autant de chances que le mariage fondé sur « l’amour » seul. Mais toute l’évolution de l’Occident va de la sagesse tribale au risque individuel ; elle est irréversible et il faut l’approuver, dans la mesure où elle tend à ordonner le destin collectif ou natif à la décision personnelle.

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Il est clair que la crise présente du mariage, en Europe comme en Amérique, résulte d’une pluralité de causes profondes ou prochaines, dont le culte de la romance n’est qu’un exemple. (Mais je me devais de le souligner dans cet ouvrage.) La recherche du bonheur individuel primant sur la stabilité sociale, et le respect de l’évolution psychologique primant sur le sens du serment, peuvent être rattachés au complexe romanesque. Mais il y a plus, et dans d’autres domaines, ou à d’autres niveaux de la réalité, tantôt sociale, tantôt psychique.

L’émancipation de la femme (son entrée dans la vie professionnelle et sa revendication d’égalité) est un facteur non négligeable de la crise. La vulgarisation des connaissances psychologiques en est un autre : l’homme et la femme du vingtième siècle, même très sommairement informés de l’existence des complexes freudiens, du jeu des refoulements et de l’origine des névroses, sont portés à plus d’exigence que leurs ancêtres quant au mariage et à la vie matrimoniale. Ces exigences iront croissant avec la diffusion des « sciences humaines », dont les premiers balbutiements ont déjà modifié d’une manière perceptible la conscience de l’Occidental. Enfin, certains signes annoncent un phénomène plus profond, peut-être comparable à celui qui envahit la psyché collective du douzième siècle, et que je qualifiais au livre II de « remontée de la shakti ». Le puissant renouveau de la mariologie dans l’Église catholique et ses masses populaires ; les travaux tout récents de C. G. Jung et de son école sur la Sophia, Sagesse et Vierge-Mère éternelle 212 ; et par ailleurs (vraiment ailleurs !) dans l’avant-garde de la littérature européenne, le regain d’intérêt pour le catharisme, l’exaltation de la « Femme-Enfant » salvatrice de l’homme rationnel, ou l’annonce répétée d’une revanche imminente du principe féminin sur le patriarcat 213 – tout cela fait pressentir la possibilité d’une vaste évolution de la psyché moderne, dont le principe et le sens nous demeurent cachés, mais qui donnera peut-être aux historiens futurs de notre société occidentale, la clé d’une crise dont nous ne voyons encore que les symptômes superficiels, sporadiques et incohérents.

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On sent combien serait vaine toute tentative actuelle pour « résoudre » les contradictions qu’endurent tant d’hommes et de femmes dans leur mariage. Des synthèses se préparent, peut-être, obscurément. Elles échappent encore, par nature, à la conscience individuelle. Toute solution que je serais tenté de proposer, fût-elle jugée « la bonne » par le siècle à venir, serait aujourd’hui frappée d’inefficacité, ou si elle pouvait agir, ferait plus de mal que de bien. Si je l’avais trouvée, et si j’avais le pouvoir de l’imposer à mes contemporains, je me garderais d’en rien faire.

C’est qu’une crise de cet ordre n’est pas un accident. Tenter de la couper, comme on le fait d’une fièvre, serait bien moins la guérir que nous priver de nos chances d’en comprendre un jour le secret. Et ce serait en même temps une sorte de tricherie, soit que la solution n’apporte en vérité qu’en essai de retour à l’équilibre ancien, dont la crise même dénonce toute la précarité ; soit qu’elle projette sur l’avenir collectif une théorie ou des préceptes raisonnables, mais dont les effets lointains ne sauraient être évalués tant que le sens général de la crise nous échappe.

Il s’agit bien plutôt de déchiffrer le message et de décoder patiemment les nouvelles ambiguës que la crise nous apporte sur nous-mêmes, sur nos vœux secrets, sur la tendance réelle, peut-être créatrice, que traduisent parfois nos révoltes, nos illusions naïves, nos péchés.

Essayer de résoudre notre crise du mariage par des mesures morales, sociales ou scientifiques, déduites du seul désir d’arrêter les dégâts, ne serait-ce pas lui dénier arbitrairement le caractère qu’elle semble bien avoir : celui de la recherche, presque aveugle encore, d’un nouvel équilibre du couple. Équilibre tendu entre les exigences toujours simultanées, contraires et légitimes, de la stabilité et de l’évolution, de l’espèce et de l’individu, enfin de l’accomplissement de la personne et de l’Absolu qui seul la juge et la suscite.

Livre VII
L’amour action, ou de la fidélité §

1. Nécessité d’un parti pris. §

À l’heure où cet ouvrage touche à sa conclusion, il me semble que son dessein le plus secret m’échappe encore. L’aveu sera jugé insolite. Mais je pressens d’assez profondes raisons de le consentir. J’ai voulu décrire la passion comme une entité historique, née dans un temps et dans des lieux déterminés, et sous les astres dont le cours est calculable. J’ai cru cerner le secret du mythe. La découverte n’est pas négligeable. Mais peut-on décrire la passion ? On ne décrit pas une forme d’existence sans y participer, fût-ce même par une révolte contre la décision dont elle est née. Et pour tout dire, j’ignore encore si cela peut avoir un sens : approuver ou rejeter la passion. Combien serait vaine l’attitude intellectuelle qui se définirait elle-même comme une condamnation de la passion : il suffit, pour l’apercevoir, d’observer que la passion, quelle qu’elle soit, ne peut ni ne veut « avoir raison ». Contre elle, on a toujours raison, dès l’instant qu’on parle raison. Car l’homme de la passion est justement celui qui choisit d’être dans son tort, aux yeux du monde – et dans ce tort majeur, irrévocable, que signifie le choix de la mort contre la vie.

Et comment échapper au démon que l’on fixe ? Pour attaquer la passion dans l’amour il faudrait développer une violence spirituelle qui tuât mieux que la passion d’amour : celle au moins de l’orthodoxie contre l’hérésie primitive, mais encore plus agressive, sans doute, puisqu’il n’est plus question pour nous de recourir au bras séculier. (Sans compter que la Croisade, au total, fut un échec dont la passion sut profiter.) C’est qu’avant tout et après tout, à l’origine et à la fin de la passion, il n’y a pas une « erreur » sur l’homme ou Dieu – a fortiori pas une erreur « morale » – mais une décision fondamentale de l’homme, qui veut être lui-même son dieu 214. La passion brûle dans notre cœur sitôt que le serpent au sang froid – le cynique pur – insinue sa promesse éternellement trahie : eritis sicut dei.

Infinie naïveté du moraliste qui prétendait détourner l’homme de cette voie mortelle, divinisante, en lui « prouvant » qu’elle débouche dans sa perte, en lui opposant toutes les raisons de la terre, et les conseils de tous nos arts de vivre, quand c’est la terre qui est méprisée, et la vie qui est la faute à racheter ! Mais tuer l’homme avant qu’il ne se tue, et le tuer autrement qu’il ne veut l’être, c’est bien de cela, de cela seul qu’il s’agit, pour qui veut surpasser la passion.

Quant à stériliser le milieu culturel où la passion plonge ses racines, il est probable que l’État s’en chargera, c’est son hygiène. Il y a toutes les raisons de le prévoir, dans une époque où l’on confond thérapeutique et sotériologie (lois de l’hygiène et doctrine du salut). À vues humaines, la guérison de nos passions viendra de l’État, ce Sauveur anonyme qui assumera le poids de toutes nos fautes, et de la faute initiale de vivre, pour les glorifier dans la guerre au nom de l’innocence du Peuple !

Mais pour moi, ici et maintenant, le problème ne comporte pas d’échappatoire dans le temps à venir.

S’il n’est peut-être pas possible à l’homme – à un homme déterminé – de connaître ses propres désirs et de sonder en vérité ses préférences les plus secrètes, du moins peut-il connaître ses actions, et reconnaître à leurs effets les décisions qu’il a risquées. C’est donc un parti pris tout personnel que je vais tenter de définir maintenant, et après coup, tel que je le reconnais dans ma vie. Et ce n’est à aucun degré une solution que je propose. Car outre qu’une telle solution probablement n’existe pas, si elle existait ce serait pour moi seul : on ne se décide jamais que pour son compte – et le reste est indiscrétion. Mais je ne pouvais écrire un livre entier sur la passion sans achever ma description par ce trait qui enfin la situe, non dans l’abstrait où la passion ne peut exister – et alors en parler n’est qu’un jeu – mais dans le choix qui détermine une existence.

2. Critique du mariage. §

Si je ne vois pas de raison qui tienne contre la passion véritable, il m’apparaît en second lieu que la raison n’est guère plus efficace pour légitimer le mariage ; et que les arguments les plus divers que lui opposent les meilleurs esprits demeurent absolument valables.

De tout temps, les raisons du philistin ont eu mauvaise conscience devant les ironies du romantique. Mais elles sont mises en pleine déroute par la simple véracité. La fameuse « paix du foyer » n’existe guère qu’au niveau d’une certaine éloquence moyenne, politicienne, bourgeoise ou édifiante. Tolstoï, lui, la décrit comme un « enfer ». Et je lui fais un plus large crédit ! Étant donné que les humains des deux sexes, pris un à un, sont généralement des coquins, ou des névrosés, pourquoi seraient-ils des anges une fois appariés ? Ignore-t-on la réalité, ou n’a-t-on rien à dire de plus sérieux ? Poussez la première porte venue ! Ce silence que l’épouse est censée ménager autour du vaillant travailleur qui rentre le soir, harassé, se retremper dans la paix familiale, vous verrez que cela va, neuf fois sur dix, de l’agitation des petits soins à la criaillerie délirante. Enregistrez sur disque, au hasard, un de ces entretiens « paisibles » qui agrémentent le « foyer domestique » d’un bourgeois ou d’un ouvrier : la censure pour un coup trouverait à se justifier.

Oui, les romantiques ont raison ; et les réalistes ont raison ; et les clercs aussi ont raison, quand ils déclarent au nom de leur vocation qu’il faut choisir de faire des livres ou des enfants : aut liberi aut libri disait Nietzsche.

Et Kierkegaard a raison plus qu’eux tous, lui qui d’abord exalte la passion, comme étant la suprême valeur du « stade esthétique » de la vie ; puis la surmonte en exaltant le mariage, suprême valeur du « stade éthique » (c’est la « plénitude du temps ») ; puis condamne enfin ce mariage, suprême obstacle du « stade religieux », puisqu’il nous lie au temps, précisément, quand la foi veut l’éternité ! Que répondre à cet homme qu’il n’ait déjà mieux dit ? Il a su louer le philistin et le romantique, et leur donner raison au point de leur faire honte d’avoir parfois douté d’eux-mêmes ; mais à la fin, il n’écrase pas seulement ce philistin qui se contente d’épouser la veuve du brasseur, ou ce jeune fou qui aime la fille du roi, mais l’homme pieux qui estimait que la religion devait être un amour heureux, un mariage avec sa vertu. Car l’amour du pécheur pour Dieu est « essentiellement malheureux », et cette passion chrétienne est la seule vérité, et tous nos « devoirs » humains (dont le bonheur), ne peuvent que nous en détourner. Kierkegaard condamna d’abord les pasteurs qui refusaient le célibat ; puis Luther et Calvin, tous deux mariés ; puis les Pères pour avoir loué le mariage ; enfin saint Paul, pour l’avoir toléré… (Seul le Christ a vécu en chrétien !) Et comment réfuter ce furieux ? Les incroyants sont renvoyés aux arguments des romantiques, qui valent contre leur moralisme ; et les croyants aux arguments de saint Paul, qui valent contre leur humanisme. Que dit l’Apôtre ?

« Je pense qu’il est bon pour l’homme de ne point toucher de femme. Toutefois, pour éviter l’impudicité, que chacun ait sa femme et que chaque femme ait son mari… La femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est le mari ; et pareillement, le mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est la femme. Ne vous privez pas l’un de l’autre, si ce n’est d’un commun accord pour un temps, afin de vaquer à la prière ; puis retournez ensemble de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre… Car il vaut mieux se marier que de brûler… Que chacun marche selon la part que le Seigneur lui a faite, selon l’appel qu’il a reçu de Dieu… Que chacun, frères, demeure devant Dieu dans l’état où il était lorsqu’il a été appelé (vierge ou marié)… usant du monde comme n’en usant pas, car la figure de ce monde passe. » (I, Cor., 7, 1-32.)

Et voici le coup de grâce :

« Celui qui n’est pas marié s’inquiète des choses du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme. » (V. 32)
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Tout ce qu’on peut dire contre le mariage est vrai, par conséquent doit être dit, soit du point de vue des romantiques – si l’on croit à Iseut – soit du point de vue du clerc parfait – si l’on croit à son œuvre – soit du point de vue spirituel pur, pour ceux qui croient.

Il n’est possible alors d’affirmer le mariage qu’au-delà des deux premières critiques et en chemin vers la troisième, c’est-à-dire en maintenant sans cesse présente l’exigence inhumaine de perfection, comme une question perpétuelle, un aiguillon qui empêche de retomber sous le coup des objections humaines.

Si j’oublie cet au-delà du mariage, mais aussi de tout ordre humain, qui s’appelle le Royaume de Dieu : (« Il n’y aura plus ni hommes ni femmes »), je borne ma vision et mon espoir à une perfection relative, à l’équilibre dans l’imperfection que représente le mariage. Alors, si je ne puis l’atteindre, il ne me reste que la révolte contre ma condition de créature ; et au contraire, si je l’atteins trop aisément, je deviendrai le philistin que dénoncent les romantiques, ou l’homme moral pris dans les rets sociaux, et incapable désormais de concevoir les vérités « cruelles » de l’esprit, dont parle Nietzsche.

Mais si je sais que l’Apôtre a raison, et si je l’accepte, je considère alors l’équilibre imparfait du mariage dans une perspective ouverte et dans l’attente – heureuse ou malheureuse – du parfait. Je sais que je tente une entreprise folle (et en même temps toute naturelle !) pour vivre le parfait dans l’imparfait. Mais je sais néanmoins que cet effort porte en lui-même une vérité imperturbable, s’il témoigne sans cesse en faveur de ce qui transcende tout résultat, même excellent.

3. Le mariage comme décision. §

Si l’on songe à ce que signifie le choix d’une femme pour toute la vie, l’on en vient à cette conclusion : choisir une femme, c’est parier.

Or la sagesse populaire et bourgeoise recommande au jeune homme de « réfléchir » avant de prendre une décision : elle l’entretient ainsi dans l’illusion que le choix d’une femme dépend d’un certain nombre de raisons qu’il serait possible de peser. Cette erreur du bon sens est tout à fait grossière. Vous aurez beau tenter de mettre au départ toutes les chances de votre côté – et je suppose que la vie vous laisse le temps de calculer – jamais vous ne pourrez prévoir votre future évolution, et encore moins celle de l’épouse choisie, encore bien moins celle du couple formé. Les facteurs mis en jeu sont trop hétéroclites. À supposer que vous puissiez les calculer dans le présent (comme si leur nombre était fini) et que vous disposiez d’une telle science de l’humain que leurs valeurs vous soient connues et leur hiérarchie évidente, encore ne sauriez-vous prévoir la fin d’une union faite en connaissance de causes. Il a fallu, dit-on, plusieurs centaines de millénaires à la nature pour sélectionner les espèces qui nous paraissent adaptées. Et nous aurions la prétention de résoudre d’un coup, en une seule vie, le problème de l’adaptation de deux êtres physiques et moraux des plus hautement organisés ! (C’est pourtant à cette utopie qu’obéit sans le savoir le mal marié, lorsqu’il se persuade qu’un second ou qu’un troisième essai le rapprochera sensiblement de son « bonheur ». Alors que tout nous montre que cent mille essais ne seraient pas encore assez pour constituer les premiers éléments, tout balbutiants et empiriques, d’une science du « mariage heureux ». Il faut le reconnaître honnêtement : le problème qui nous est posé par la nécessité pratique du mariage apparaît d’autant plus insoluble que l’on tient davantage à le « résoudre » au sens rationnel de ce terme.

Certes, il y a du sophisme dans mon raisonnement : car tout se passe d’ordinaire comme si le bonheur des époux dépendait en réalité d’un nombre fini de facteurs : caractère, physique, fortune, rang social… Mais pour peu que se précisent les exigences individuelles 215, ces données extérieures perdent en importance, et les impondérables deviennent décisifs. Le sophisme est alors du côté du bon sens, qui recommandait un choix mûri et raisonné, selon des critères impersonnels.

Mais enfin ce n’est pas l’erreur logique qui est grave, c’est l’erreur morale qu’elle suppose. Lorsqu’on incite les jeunes fiancés à calculer leurs chances de bonheur, on détourne leur attention du problème proprement éthique. En tentant de réduire ou de dissimuler le caractère de pari que revêt objectivement un choix de cet ordre, on donne à croire que tout se ramène à une sagesse, à un savoir ; et non pas à une décision. Or ce savoir ne pouvant être qu’imparfait, et provisoire, devrait se doubler d’une garantie. Et la seule garantie concevable est dans la force de la décision en vertu de laquelle on s’engage pour toute la vie « advienne que pourra ». Mais justement cette décision comme telle paraît secondaire ou superflue dans la mesure où l’on se persuade qu’il s’agit avant tout de calcul.

D’où je conclus qu’il serait plus conforme à l’essence du mariage, et au réel, d’enseigner aux jeunes gens que leur choix relève toujours d’une sorte d’arbitraire, dont ils s’engagent à assumer les suites, heureuses ou non. Ce n’est pas là un éloge du « coup de tête » : car tant que l’on peut calculer, j’admets qu’il est stupide de s’en priver. Mais je dis que la garantie d’une union raisonnable dans les apparences n’est jamais dans ces apparences. Elle est dans l’événement irrationnel d’une décision prise en dépit de tout, et qui fonde une nouvelle existence, initiant un risque nouveau.

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Écartons tout malentendu : irrationnel ne signifie nullement sentimental.

Choisir une femme pour en faire son épouse, ce n’est pas dire à Mlle Untel : « Vous êtes l’idéal de mes rêves, vous comblez et au-delà tous mes désirs, vous êtes l’Iseut toute belle et désirable – et munie d’une dot adéquate – dont je veux être le Tristan. » Car ce serait là mentir et l’on ne peut rien fonder qui dure sur le mensonge. Il n’y a personne au monde qui puisse me combler : à peine comblé je changerais ! Choisir une femme pour en faire son épouse, c’est dire à Mlle Untel : « Je veux vivre avec vous telle que vous êtes. » Car cela signifie en vérité : c’est vous que je choisis pour partager ma vie, et voilà la seule preuve que je vous aime.

(Vraiment, pour dire : Ce n’est que cela ! – comme le diront beaucoup de jeunes gens qui s’attendent, en vertu du mythe, à je ne sais quels transports divins – il faut n’avoir connu que peu de solitude et peu d’angoisse, très peu de solitaire angoisse.)

Seule une décision de cet ordre, irrationnelle mais non sentimentale, sobre mais sans aucun cynisme, peut servir de point de départ à une fidélité réelle ; et je ne dis pas à une fidélité qui soit une recette de « bonheur », mais bien à une fidélité qui soit possible, n’étant pas compromise en germe par un calcul forcément inexact.

4. Sur la fidélité. §

On fausse l’éthique du mariage en faisant de la promesse de fidélité un problème, alors que le problème ne devrait se poser qu’à partir de cette promesse, considérée comme absolue. La problématique du mariage n’est pas du cur, mais du quomodo. « L’éthique ne commence pas, dit Kierkegaard, dans une ignorance qu’il faudrait muer en savoir, mais dans un savoir qui exige sa réalisation. » Ce n’est pas l’engagement qui est problématique, mais les conséquences qu’il entraîne. (De même on fausse la théologie en partant du « problème de Dieu » – exactement comme si l’on ne croyait pas – alors que le seul vrai problème est de savoir comment Lui obéir.)

Car la fidélité est sans raisons – ou elle n’est pas – comme tout ce qui porte une chance de grandeur. (Comme la passion !)

Les moralistes et certains sociologues ont essayé de prouver que la monogamie est naturelle, et de plus qu’elle est salutaire. Cela se discute à l’infini… Et cela nous sera des plus utiles dès que les hommes se régleront sur la raison et l’intérêt : quand ils n’auront plus de passions, quand ils cesseront de préférer l’erreur comme telle, quand ils cesseront de mériter cet inquiétant nom d’homme, au sens actuel.

Car pour ceux du siècle présent, je pense que la fidélité se définit comme la moins naturelle des vertus, et la plus désavantageuse pour le « Bonheur ». À leurs yeux et dans leur langage, la fidélité conjugale est le succès d’un effort « inhumain ». Leur revendication fondamentale, leur religion de la Vie, s’y oppose diamétralement. Ils considèrent la fidélité comme une discipline imposée (aux humeurs et désirs spontanés) par un absurde et cruel parti pris ; ou comme une abstention prudente… Ou encore ils y voient l’effet d’une impuissance à vivre largement ; d’un goût mesquin pour le confort et le conforme ; d’un défaut d’imagination ; d’une timidité méprisable ; d’un calcul d’intérêt sordide… L’habitude des modernes, leur nature acquise, c’est d’exploiter chaque situation au maximum et pour elle-même, sans plus se référer à rien qui « juge » et qui « mesure » la jouissance qu’on en tire. Seul un respect acquis de l’ordre social soutient encore en fait, l’idée de fidélité. Mais l’obstacle n’est pas sérieux, on le tourne de tous les côtés. Voyez les excuses invoquées par le mari qui trompe sa femme ; il dit tantôt : « Cela n’a pas d’importance, cela ne change rien à nos rapports, c’est une passade, une erreur sans lendemain », et tantôt : « C’est tellement vital pour moi, tellement plus important que toutes vos petites morales et garanties de bonheur bourgeois ! » Du cynisme au tragique romantique, il n’y a pas de contradiction profonde, nous l’avons vu 216. Dans les deux cas, il s’agit de s’évader hors de tout engagement concret, considéré comme une odieuse limitation.

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Pour moi, renonçant d’emblée à toute apologie rationaliste ou hédoniste, je ne parlerai que d’une fidélité observée en vertu de l’absurde, parce qu’on s’y est engagé, simplement, et que c’est un fait absolu, sur quoi se fonde la personne même des époux.

Il faut bien voir que cette fidélité est à contre courant des valeurs aujourd’hui vénérées par presque tous. Elle représente le plus profond non-conformisme. Elle nie la croyance commune en la valeur révélatrice du spontané et de la multiplicité des expériences. Elle nie que l’être aimé doive réunir, pour être ou pour rester aimable, le plus grand nombre de qualités possible. Elle nie que le but de la fidélité soit le bonheur. Elle affirme scandaleusement que c’est avant tout l’obéissance à une Vérité que l’on croit, et en second lieu la volonté de faire une œuvre. Car la fidélité n’est pas du tout une espèce de conservatisme. Elle est plutôt une construction. « Absurde » au moins autant que la passion, elle se distingue de la passion par un refus constant de subir ses rêves, par un besoin constant d’agir pour l’être aimé, par une constante prise sur le réel, qu’elle cherche à dominer, non pas à fuir.

Je dis qu’une telle fidélité fonde la personne. Car la personne se manifeste comme une œuvre, au sens le plus large du terme. Elle s’édifie à la manière d’une œuvre, à la faveur d’une œuvre, et aux mêmes conditions, dont la première est la fidélité à quelque chose qui n’était pas, mais que l’on crée.

Personne, œuvre et fidélité : les trois mots ne sont point séparables ou concevables isolément. Et tous les trois supposent un parti pris 217, une attitude fondamentale de créateur.

Ainsi, dans la plus humble vie, la promesse de fidélité introduit une chance de faire œuvre, et de s’élever au plan de la personne. (À condition bien entendu que cette promesse ne soit pas faite pour des « raisons » que l’on se réserve de répudier un jour, quand elles cesseront de paraître raisonnables ! Si la promesse du mariage est le type même de l’acte sérieux, c’est dans la mesure où elle est faite une fois pour toutes. Seul l’irrévocable est sérieux.) Toute vie, fût-elle la plus déshéritée, détient sa chance immédiate de grandeur, et c’est dans la fidélité « absurde » qu’elle pourra la réaliser : quand il y aurait toutes les raisons du monde de dire oui à cette passion éblouissante, – dire non en vertu de l’absurde, en vertu d’une promesse ancienne, d’une déraison humaine, d’une raison de foi, d’une promesse faite à Dieu, gagée par Dieu… (Et peut-être, plus tard, après coup, l’homme découvre que la folie du sacrifice consenti était la plus grande sagesse ; et que le bonheur qu’il a renoncé lui est rendu, comme Isaac fut rendu à Abraham. Mais alors il n’y songeait pas ! Et il se peut aussi que rien ne compense la perte : nous sommes ici dans un ordre de grandeur où nos mesures et nos équivalences n’ont plus cours).

Mais savons-nous encore imaginer une grandeur qui n’ait rien de romantique ? Et qui soit le contraire d’une ardeur exaltée ? La fidélité dont je parle est une folie, mais la plus sobre et quotidienne. Une folie de sobriété qui mime assez bien la raison – et qui n’est pas un héroïsme, ni un défi, mais une patiente et tendre application.

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Cependant, tout n’est pas encore clair. Tristan lui aussi fut fidèle ! Et toute passion véritable est fidèle. (Pour rien ne dire des successives fidélités de nos « liaisons », et de tous ces Tristans qui ne sont au vrai que des Don Juan au ralenti.) Où est alors la différence ? Et le mari fidèle, ne serait-ce pas simplement celui qui a reconnu dans sa femme une Iseut ?

 

Lorsque l’amant de la légende manichéenne a traversé les grandes épreuves d’initiation, souvenez-vous de la « jeune fille éblouissante » qui l’accueille par ces paroles : « Je suis toi-même ! » Ainsi de la fidélité du mythe, et de Tristan. C’est un narcissisme mystique, mais qui s’ignore, naturellement, et qui croit être un vrai amour pour l’autre. L’analyse des légendes courtoises nous a révélé que Tristan n’aime pas Iseut mais l’amour même, et au-delà de cet amour, la mort, c’est-à-dire la seule délivrance du moi coupable et asservi. Tristan n’est pas fidèle à une promesse, ni à cet être symbolique, ce beau prétexte, qui s’appelle Iseut, mais à sa plus profonde et secrète passion. Le mythe s’empare de l’ « instinct de mort » inséparable de toute vie créée, et il le transfigure en lui donnant un but essentiellement spirituel. Se détruire, mépriser son bonheur, c’est alors une manière de se sauver et d’accéder à une vie supérieure, la « joie suprême » d’Isolde agonisante. Fidélité qui consume la vie, mais qui consume aussi la faute, et divinise un moi purifié, « innocent » !

De ces origines mystiques, la « fidélité passionnée » n’a gardé parmi nous que l’illusion d’accéder à une vie plus ardente. Mais l’empire de cette illusion trahit encore l’obscure survivance de la religion primitive. Religion antérieure à notre « instinct » moderne, et qui détient l’intime secret de la passion, au-delà de ce que les psychologues peuvent y lire.

 

« Notre engagement n’était pas pris pour ce monde », écrivait Novalis songeant à sa fiancée perdue. C’est l’émouvante formule de la fidélité courtoise ; une négation sans retour de la vie. Mais la fidélité dans le mariage est au contraire un engagement pris pour ce monde. Partant d’une déraison « mystique » (si l’on veut), indifférente, sinon hostile au bonheur et à l’instinct vital, elle exige un retour au monde réel, tandis que la fidélité courtoise ne signifiait qu’une évasion. Dans le mariage, c’est à l’autre, en même temps qu’à son vrai moi, que celui qui aime voue sa fidélité. Et tandis que la fidélité de Tristan était un perpétuel refus, une volonté d’exclure et de nier la création dans sa diversité, d’empêcher le monde d’envahir l’âme, la fidélité des époux est l’accueil de la créature, la volonté d’accepter l’autre tel qu’il est, dans son intime singularité. Insistons : la fidélité dans le mariage ne peut pas être cette attitude négative qu’on imagine habituellement ; elle ne peut être qu’une action. Se contenter de ne pas tromper sa femme serait une preuve d’indigence et non d’amour. La fidélité veut bien plus : elle veut le bien de l’être aimé, et lorsqu’elle agit pour ce bien, elle crée devant elle le prochain. Et c’est alors par ce détour, à travers l’autre, que le moi rejoint sa personne – au-delà de son propre bonheur. Ainsi la personne des époux est une mutuelle création, elle est le double aboutissement de « l’amour-action ». Ce qui niait l’individu et son naturel égoïsme, c’est cela qui édifie la personne. À ce terme, on découvrira que la fidélité dans le mariage est la loi d’une vie nouvelle ; et non point de la vie naturelle (ce serait la polygamie) – et non plus de la vie pour la mort (c’était la passion de Tristan).

L’amour de Tristan et d’Iseut c’était l’angoisse d’être deux ; et son aboutissement suprême, c’était la chute dans l’illimité, au sein de la Nuit où s’effacent les formes, les visages, les destins singuliers : « Non plus d’Isolde, plus de Tristan, plus aucun nom qui nous sépare ! » Il faut que l’autre cesse d’être l’autre, donc ne soit plus, pour qu’il cesse de me faire souffrir, et qu’il n’y ait plus que « moi-le-monde » !

Mais l’amour du mariage est la fin de l’angoisse, l’acceptation de l’être limité, aimé parce qu’il m’appelle à le créer, et qu’il se tourne avec moi vers le jour afin d’attester notre alliance.

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Une vie qui m’est alliée – pour toute la vie, voilà le miracle du mariage. Une vie qui veut mon bien autant que le sien, parce qu’il est confondu avec le sien : et si ce n’était pour toute la vie, ce serait encore une menace. (Il y a toujours une telle menace dans l’échange de plaisir d’une « liaison »). Mais combien d’hommes savent-ils la différence entre une obsession que l’on subit et un destin que l’on assume ? Il faut donc la marquer par un exemple simple.

Être amoureux n’est pas nécessairement aimer. Être amoureux est un état ; aimer, un acte. On subit un état, mais on décide un acte. Or, l’engagement que signifie le mariage ne saurait honnêtement s’appliquer à l’avenir d’un état où l’on se trouve aujourd’hui ; mais il peut et il doit impliquer l’avenir d’actes conscients que l’on assume : aimer, rester fidèle, éduquer ses enfants. On voit ici combien sont différents les sens du mot aimer dans le monde de l’Éros et dans le monde de l’Agapè. On le voit mieux encore si l’on constate que le Dieu de l’Écriture nous ordonne d’aimer. Le premier commandement du Décalogue : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée » ne saurait concerner que des actes. Il serait totalement absurde d’exiger de l’homme un état de sentiment. L’impératif : « Aime Dieu et ton prochain comme toi-même » crée des structures de relations actives. L’impératif : « Sois amoureux ! » serait vide de sens ; ou s’il était réalisable, priverait l’homme de sa liberté.

5. Éros sauvé par Agapè. §

Alors l’amour de charité, l’amour chrétien, qui est Agapè, paraît enfin, dans sa pleine stature : il est l’affirmation de l’être en acte. Et c’est Éros, l’amour-passion, l’amour païen, qui a répandu dans notre monde occidental le poison de l’ascèse idéaliste – tout ce qu’un Nietzsche injustement reproche au christianisme. C’est Éros, et non pas Agapè, qui a glorifié notre instinct de mort, et qui a voulu l’ « idéaliser ». Mais Agapè se venge d’Éros en le sauvant. Car Agapè ne sait pas détruire et ne veut même pas détruire ce qui détruit.

« Je ne veux pas la mort du pécheur, mais sa vie. »

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Éros s’asservit à la mort parce qu’il veut exalter la vie au-dessus de notre condition finie et limitée de créatures. Ainsi le même mouvement qui fait que nous adorons la vie nous précipite dans sa négation. C’est la profonde misère, le désespoir d’Éros, sa servitude inexprimable : – en l’exprimant, Agapè l’en délivre. Agapè sait que la vie terrestre et temporelle ne mérite pas d’être adorée, ni même tuée, mais peut être acceptée dans l’obéissance à l’Éternel. Car après tout c’est ici-bas que notre sort se joue. C’est sur la terre qu’il faut aimer. Au delà, il n’y aura pas la Nuit divinisante, mais le Jugement du Créateur.

L’homme naturel ne pouvait pas l’imaginer. Il était condamné à croire Éros, à se confier dans son désir le plus puissant, à lui demander la délivrance. Et l’Éros ne pouvait le conduire qu’à la mort. Mais l’homme qui croit à la révélation de l’Agapè voit soudain le cercle s’ouvrir : il est délivré par la foi de sa religion naturelle. Il peut maintenant espérer autre chose, il sait qu’il est une autre délivrance du péché.

Et voici que l’Éros à son tour se voit relevé de sa fonction mortelle et délivré de son destin. Dès qu’il cesse d’être un dieu, il cesse d’être un démon 218. Et il retrouve sa juste place dans l’économie provisoire de la Création, de l’humain.

Le païen ne pouvait autrement que de faire un dieu de l’Éros : c’était son pouvoir le plus fort, le plus dangereux et le plus mystérieux, le plus profondément lié au fait de vivre. Toutes les religions païennes divinisent le Désir. Toutes cherchent un appui et un salut dans le Désir, qui devient aussitôt, et par là même, le pire ennemi de la vie, la séduction du Rien. Mais dès lors que le Verbe s’est fait chair et qu’il nous a parlé en mots humains, nous avons appris cette nouvelle : ce n’est pas l’homme qui doit se délivrer lui-même, c’est Dieu qui l’a aimé le premier, et qui s’est approché de lui. Le salut n’est plus au-delà, toujours plus haut dans l’ascension interminable du Désir qui consume la vie, mais ici-bas, dans l’obéissance à la Parole.

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Et qu’aurions-nous alors à craindre du désir ? Il perd sa puissance absolue quand nous cessons de le diviniser. Et c’est ce qu’atteste l’expérience de la fidélité dans le mariage. Car cette fidélité se fonde justement sur le refus initial et juré de « cultiver » les illusions de la passion, de leur rendre un culte secret, et d’en attendre un mystérieux surcroît de vie.

J’essaierai de le faire concevoir par l’examen d’un fait connu. Le christianisme a proclamé l’égalité parfaite des sexes, et cela de la manière la plus précise :

« La femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est le mari ; et pareillement le mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est la femme. » (I. Cor., 7).

La femme étant l’égale de l’homme, elle ne peut donc être « le but de l’homme 219 ». En même temps, elle échappe à l’abaissement bestial qui tôt ou tard est la rançon d’une divinisation de la créature. Mais cette égalité ne doit pas être entendue au sens moderne et revendicateur. Elle procède du mystère de l’amour. Elle n’est que le signe et la démonstration du triomphe d’Agapè sur Éros. Car l’amour réellement réciproque exige et crée l’égalité de ceux qui s’aiment. Dieu manifeste son amour pour l’homme en exigeant que l’homme soit saint comme Dieu est saint. Et l’homme témoigne de son amour pour une femme en la traitant comme une personne humaine totale – non comme une fée de la légende, mi-déesse mi-bacchante, rêve et sexe.

Mais remontons de ces prémisses générales à la psychologie la plus concrète de la relation des égaux. L’exercice de la fidélité envers une femme accoutume à considérer les autres femmes d’une manière tout à fait nouvelle, inconnue du monde de l’Éros : comme des personnes, non plus comme des reflets ou des objets. Cet « exercice spirituel » développe des facultés neuves de jugement, de possession de soi et de respect 220. Au contraire de l’homme érotique, l’homme de la fidélité ne cherche plus à voir dans une femme seulement ce corps intéressant ou désirable, seulement ce geste involontaire ou cette expression fascinante, mais il pressent, à peine tenté, le mystère difficile et grave d’une existence autonome, étrangère, d’une vie totale dont il n’a désiré vraiment qu’un illusoire ou fugitif aspect, projeté peut-être par sa seule rêverie. Ainsi la tentation se dissipe, déconcertée, au lieu de se faire obsédante, et la fidélité se garantit par la lucidité qu’elle développe. L’empire du mythe faiblit d’autant ; et s’il reste improbable qu’il s’abolisse jamais sans laisser de traces dans le cœur d’un homme moderne, intoxiqué d’images – du moins perd-il son efficace : ce n’est plus lui qui détermine la personne.

En d’autres termes, on pourrait dire que la fidélité se garantit elle-même contre l’infidélité du simple fait qu’elle habitue à ne plus séparer le désir et l’amour. Car si le désir va vite et n’importe où, l’amour est lent et difficile, il engage vraiment toute une vie, et il n’exige pas moins que cet engagement pour révéler sa vérité. Et c’est pourquoi l’homme qui croit au mariage ne peut plus croire sérieusement au « coup de foudre », et encore moins à la « fatalité » de la passion. Le « coup de foudre » est sans doute une légende accréditée par Don Juan, comme la « fatalité » de la passion est accréditée par Tristan. Excuse et alibi qui ne peuvent tromper que celui qui veut être trompé, parce qu’il y trouve son intérêt ; figures de rhétorique romanesque, et acceptables à ce titre, mais qu’il serait assez absurde de confondre avec des vérités psychologiques.

Notre analyse du mythe nous a fait voir pourquoi l’on aime croire à la fatalité, qui est l’alibi de la culpabilité : « Ce n’est pas moi qui ai commis la faute, je n’y étais pas, c’est cette puissance fatale qui agissait en lieu et place de ma personne. » Pieux mensonge 221 du servant d’Éros. Mais de combien de complaisances secrètes se compose une « fatalité » !

Quant au coup de foudre, il est censé justifier les écarts de Don Juan. Toute la littérature nous engage à y voir la preuve d’une très puissante nature sensuelle. Don Juan, l’homme des coups de foudre et de la vie « orageuse », serait une sorte de surhomme, de surmâle. Mythe d’une puissance indéfinie et qui domine les contingences morales. Mais alors, on peut être certain qu’un pareil mythe est né de rêves compensateurs – soit d’une fidélité contrainte et détestée, soit d’une jalousie masochiste, soit enfin d’un début d’impuissance. Et en effet, la conduite de Don Juan est bien typique d’une certaine déficience sexuelle. C’est dans l’état de fatigue générale, et sexuellement localisée, que le corps se voit porté à ces brusques écarts, comparables aux calembours qui obsèdent un esprit fatigué : on se laisse aller à des « rapprochements » idiots. Par contre, dans un état normal du corps et de l’esprit, le risque de coup de foudre est à peu près éliminé. Il apparaît ainsi que la monogamie, normalisant les rapports sexuels, est la meilleure garantie du plaisir, c’est-à-dire de l’Éros purement charnel, et non du tout divinisé 222.

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On objecte alors que le mariage ne serait plus que le « tombeau de l’amour ». Mais c’est encore le mythe, naturellement, qui nous le fait croire, avec son obsession de l’amour contrarié. Il serait plus vrai de dire après Benedetto Croce que « le mariage est le tombeau de l’amour sauvage 223 » (et plus communément du sentimentalisme).

L’amour sauvage et naturel se manifeste par le viol, preuve d’amour chez tous les barbares. Mais le viol, comme la polygamie, révèle que l’homme n’est pas encore en mesure de concevoir la réalité de la personne chez la femme. C’est autant dire qu’il ne sait pas encore aimer. Le viol et la polygamie privent la femme de sa qualité d’égale – en la réduisant à son sexe. L’amour sauvage dépersonnalise les relations humaines. Par contre, l’homme qui se domine, ce n’est pas faute de « passion » (au sens de tempérament) mais c’est qu’il aime, justement, et qu’en vertu de cet amour, il refuse de s’imposer, il se refuse à une violence qui nie et détruit la personne. Il prouve ainsi qu’il veut d’abord le bien de l’autre. Son égoïsme passe par l’autre. On admettra que c’est une révolution sérieuse.

Et nous pourrons maintenant dépasser la formule toute négative et privative de Croce, et définir enfin le mariage comme cette institution qui contient la passion non plus par la morale, mais par l’amour.

6. Les paradoxes de l’Occident. §

Ces quelques remarques sur la passion et le mariage mettent en lumière l’opposition fondamentale de l’Éros et de l’Agapè, c’est-à-dire des deux religions qui se disputent notre Occident.

La connaissance de ce conflit, de ses origines historiques et psychologiques, de son enjeu spirituel, me paraît devoir entraîner la révision d’un certain nombre de jugements courants, dans le domaine de l’éthique d’abord, mais aussi dans celui de la culture et de sa philosophie. Au terme de cet ouvrage, il suffira sans doute de dégager le principe de correction que nos recherches sur la passion peuvent établir.

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Les Orientaux caractérisent l’Europe par l’importance qu’elle donne aux forces passionnelles. Ils y voient l’héritage du christianisme et le secret de notre dynamisme. Et il est vrai que ces trois termes : christianisme, passion, dynamisme, correspondent aux trois traits dominants de la psyché occidentale. De là vient l’impression d’évidence qu’entraînent de pareils jugements.

Cependant, si les conclusions de notre examen du mythe courtois sont justes, il faudra corriger sensiblement ce schéma de l’Occident chrétien.

Tout d’abord : ce n’est pas le christianisme qui a fait naître la passion, mais c’est une hérésie d’origine orientale. Cette hérésie s’est répandue d’abord dans les contrées les moins christianisées, précisément, là où les religions païennes menaient encore une vie secrète. L’amour-passion n’est pas l’amour chrétien, ni même le « sous-produit du christianisme » ou le « changement d’adresse d’une force que le christianisme a réveillée et orientée vers Dieu 224. » Il est plutôt le sous-produit de la religion manichéenne. Plus exactement, il est né de la complicité de cette religion avec nos plus vieilles croyances, et du conflit de l’hérésie qui en résulta avec l’orthodoxie chrétienne. Première correction d’importance.

Ensuite, il est urgent de rappeler que le fameux « dynamisme occidental » procède de deux sources distinctes.

Si c’est notre délire guerrier que l’on entend désigner par ce terme, nous avons vu qu’il se rattache de la manière la plus précise, historiquement, à la passion. Comme la passion, le goût de la guerre procède d’une conception de la vie ardente qui est un masque du désir de mort. Dynamisme inverti, et autodestructeur.

Mais l’autre aspect du dynamisme occidental, j’entends notre génie technique, ne saurait être un seul instant ramené à la passion. L’attitude humaine qu’il révèle est l’antithèse exacte de la passion : c’est une affirmation de la valeur des choses créées, de la matière, et une application de l’esprit au monde visible. La passion ni la foi hérétique dont elle est née ne sauraient proposer comme but à notre vie la maîtrise de la Nature, puisque c’est là le but et la fonction originelle du Démiurge, et puisque le salut est justement d’échapper à sa loi démoniaque 225.

Faut-il voir à la source de cet aspect le plus réel de l’activisme européen une sorte de tempérament continental ? Ou quelque influence indirecte de l’ambition chrétienne définie par l’Apôtre (Romains, 8), et qui tendrait à restaurer le Cosmos dans sa loi primitive, troublée par le péché ? La volonté chrétienne de transformer le pécheur dans son âme et dans sa conduite a entraîné en Occident l’idée de transformer le milieu humain (d’où le mythe de la révolution), et l’idée de transformer le milieu naturel (d’où la technique). Reste à savoir si le christianisme, accueilli par les Indes ou la Chine, y eût produit les mêmes effets. Mais la réponse n’importe pas ici : il nous suffit de marquer que les éléments occidentaux-chrétiens (c’est-à-dire créateurs) du dynamisme européen, sont orientés par une volonté exactement contraire à celle de la passion.

Ce qui peut induire en erreur, et ce qui a introduit de fait une fatale erreur dans l’activisme moderne, c’est la collusion de la guerre et de notre génie technique. À partir de la Révolution, la guerre devenant « nationale » exige la collaboration de toutes les forces créatrices, et en particulier de la technique. C’est alors la passion (guerrière) qui va devenir le principal moteur de la recherche mécanique : on l’a bien vu depuis 1915. Mais cette union tout à fait monstrueuse des forces de mort et des forces créatrices va dénaturer à la fois la guerre, et le génie technique. La guerre mécanisée évacue la passion, et la technique en devenant mortelle, trahit les ambitions dont elle est née. Il se peut que l’Occident succombe à ce destin qu’il s’est forgé. Mais il est clair que ce n’est pas le christianisme – comme le répètent tant de publicistes – qui est responsable de la catastrophe.

L’esprit catastrophique de l’Occident n’est pas chrétien 226. Il est tout au contraire manichéen. C’est ce qu’ignorent communément ceux qui assimilent le christianisme et l’Occident, comme si tout l’Occident était chrétien. Si donc l’Europe succombe à son mauvais génie, ce sera pour avoir trop longtemps cultivé la religion para ou même antichrétienne de la passion.

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Faut-il conclure que la passion serait la tentation orientale de l’Occident ? S’il est vrai qu’elle ne s’est développée dans notre histoire et nos cultures qu’à partir des douzième et treizième siècles, et par l’impulsion décisive de l’hérésie méridionale, il apparaît que c’est du Proche-Orient et de l’Iran, sources certaines de l’hérésie, que nous sont venues nos « mortelles » croyances. Mais dira-t-on, ces mêmes croyances n’ont pas produit les mêmes effets parmi les peuples de l’Orient ? C’est qu’elles n’y ont pas trouvé les mêmes obstacles.

Ainsi notre chance dramatique est d’avoir résisté à la passion par des moyens prédestinés à l’exalter. Telle fut la tentation permanente d’où jaillirent nos plus belles créations. Mais ce qui produit la vie produit aussi la mort. Il suffit qu’un accent se déplace pour que le dynamisme change de signe.

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C’est en fin de compte dans l’attitude religieuse des Occidentaux, et dans l’institution la plus typique de leur morale : le mariage, qu’il sera désormais possible de repérer avec assez de précision ce déplacement d’accent dont tout dépend.

Il est certain que l’Occidental christianisé se distingue de l’Oriental par son pouvoir d’approfondir l’être créé dans ce qu’il a de particulier. C’est tout le secret de notre fidélité. La sagesse orientale cherche la connaissance dans l’abolition progressive du divers. Nous, nous cherchons la densité de l’être dans la personne distincte, sans cesse approfondie comme telle. « D’autant plus nous connaissons les choses particulières, d’autant plus nous connaissons Dieu », dit Spinoza. Cette attitude, qui définit mon Occident, définit en même temps les conditions profondes de la fidélité, de la personne, du mariage – et du refus de la passion. Elle suppose l’acceptation du différent, et donc de l’incomplet, la prise sur le concret dans ses limitations. Le chrétien prend le monde tel qu’il est, et non point tel qu’il peut le rêver. Son activité « créatrice » consiste alors à retrouver en profondeur toute la diversité du monde créé ; et c’est ainsi que la Renaissance définit l’homme : un microcosme.

Tout ce qui détruit cette volonté centrale, ou en dévie, compromet la fidélité et donne des chances nouvelles à la passion. C’est notre vie et notre mort. Et c’est pourquoi la crise moderne du mariage est le signe le moins trompeur d’une décadence occidentale. Il en est d’autres, certes, dans les domaines les plus divers : le culte du nombre, la poésie de l’évasion, l’envahissement de la culture par les passions nationalistes : tout ce qui tend à ruiner la personne. Mais ce sont là des phénomènes complexes et collectifs, qui échappent souvent aux prises individuelles. Le signe de la crise du mariage nous parle et nous avertit mieux : aucun n’est plus sensible et quotidien, plus intimement vérifiable.

7. Au-delà de la tragédie. §

Cet ouvrage, à bien des égards, peut apparaître comme le bilan d’une décadence : mythe dégradé, mariage en crise, formes et conventions décriées, extension du délire passionnel aux domaines où il peut entraîner la destruction de notre civilisation. Tout cela est, tout cela nous menace, et d’autant plus qu’on voudrait le nier. Cependant, à plusieurs reprises, la connaissance de ces périls nous a fait entrevoir des possibilités de les surmonter. Par exemple, il se peut que l’Europe, après une crise totalitaire (et supposé qu’elle n’y succombe point), retrouve le sens d’une fidélité gagée au moins sur des institutions solides, à la mesure de la personne. Il se peut que les excès même de la passion provoquent des résistances, c’est-à-dire des formes nouvelles, ramenant alors un âge classique…

Mais après tout, n’est-ce pas encore une tentation de la passion que ce souci des lendemains qui obsède aujourd’hui tant de fronts ? Notre vie ne se joue pas dans l’au-delà temporel, mais dans les décisions toujours actuelles qui fondent notre fidélité. Quoi qu’il arrive, heur ou malheur, le sort du monde nous importe bien moins que la connaissance de nos devoirs présents. Car « la figure de ce monde passe », mais notre vocation est toujours hic et nunc, dans l’acte de l’Éternel où notre espoir se fonde.

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Deux thèmes de réflexions, amorcés çà et là dans ces pages, pourront en constituer la conclusion ouverte. J’ai tenté de débrouiller certains problèmes posés en termes d’histoire et de psychologie : mais les constatations tout objectives auxquelles je me suis vu conduit ne sont pas suffisantes en soi. Elles commandent certaines décisions. Elles introduisent à une problématique nouvelle, et qui n’est pas toujours aussi simpliste que le dilemme passion-fidélité peut nous le faire croire. De fait, on ne connaît jamais que les problèmes dont on pressent au moins la solution, le dépassement. Or le moyen de dépasser notre dilemme ne saurait être la pure et simple négation de l’un de ses termes. Je l’ai dit et j’y insiste encore : condamner la passion en principe, ce serait vouloir supprimer l’un des pôles de notre tension créatrice. De fait cela n’est pas possible. Le philistin qui » condamne » de la sorte et a priori toute passion, c’est qu’il n’en a connu aucune, et qu’il est en deçà du conflit. Pour cet homme-là le seul progrès concevable est dans la crise de sa sécurité, c’est-à-dire dans le drame passionnel 227. Mais au-delà de la passion vécue jusqu’à l’impasse mortelle, que pouvons-nous désormais entrevoir ? Les deux thèmes que je vais esquisser indiquent deux voies de dépassement, dans la ligne de cet ouvrage, mais au-delà du schématisme inhérent à tout exposé.

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Le premier thème peut être situé par rapport à un drame personnel dont les données biographiques nous sont suffisamment connues. On sait que l’événement qui devint pour Kierkegaard le point de départ de toute sa réflexion, fut la rupture de ses fiançailles avec Régine. La cause intime de cette rupture nous demeure en partie mystérieuse : c’est « le secret » essentiellement impartageable et indicible, qui s’opposait aux yeux de Kierkegaard à un mariage heureux selon le monde. Ici l’obstacle indispensable à la passion est d’une nature à tel point subjective, singulière et incomparable, qu’on ne saurait en pressentir la gravité sans invoquer la foi de Kierkegaard. Selon lui, l’homme fini et pécheur ne saurait entretenir avec son Dieu – qui est l’Éternel et le Saint – que des relations d’amour mortellement malheureux. « Dieu crée tout ex nihilo » et celui que Dieu élit par son amour, « il commence par le réduire à néant. » Du point de vue du monde et de la vie naturelle, Dieu apparaît alors comme « mon ennemi mortel ». Nous nous heurtons ici à l’extrême limite, à l’origine pure de la passion – mais du même coup nous sommes jetés au cœur même de la foi chrétienne ! Car voici : cet homme mort au monde, tué par l’amour infini, devra marcher maintenant et vivre dans le monde comme s’il n’avait pas d’autre tâche ni plus urgente ni plus haute. Ce « chevalier de la foi », quand on le rencontre, n’a l’air de rien de surhumain : « il ressemble à un percepteur » et se conduit comme n’importe quel honnête bourgeois. Et pourtant « il a tout renoncé dans une infinie résignation, et s’il a tout ressaisi par la suite, c’est en vertu de l’absurde (c’est-à-dire de la foi). Il fait sans cesse le saut dans l’infini, mais avec une telle correction et une telle certitude qu’il retombe sans cesse dans le fini, et qu’on ne remarque en lui rien que de fini 228 »…

Ainsi l’extrême de la passion, la mort d’amour, initie une vie nouvelle, où la passion ne cesse d’être présente, mais sous l’incognito le plus jaloux : car elle est bien plus que royale, elle est divine. Et dans l’analogie de la foi, l’on peut alors concevoir que la passion – quel que soit l’ordre où elle se manifeste – ne trouve son au-delà réel, et son salut, que par cette action d’obéissance qui est la vie de fidélité.

Vivre alors « comme tout le monde », mais « en vertu de l’absurde », c’est une scandaleuse tricherie aux yeux de qui ne croit pas à l’absurde, mais c’est plus qu’une synthèse, et infiniment plus et autre chose qu’une « solution », pour qui croit que Dieu est fidèle, et que l’amour ne trompe jamais l’aimé.

Certes, Kierkegaard ne parvint à « ressaisir » le monde fini que dans la conscience de sa perte, infiniment féconde pour son génie ; il ne recouvra pas Régine, mais ne cessa jamais de l’aimer et de lui dédier toute son œuvre. Et c’est peut-être que cette œuvre était le lieu de sa fidélité la plus réelle. Pourquoi chercher ailleurs que dans la vocation vraiment unique du Solitaire, le secret de son échec humain ? D’autres reçoivent une autre vocation, épousent Régine, et la passion revit dans leur mariage, mais alors « en vertu de l’absurde ». Et ils s’étonnent chaque jour de leur bonheur.

(Ces choses-là sont trop simples et totales pour qu’un discours vienne mettre ses délais entre la question qu’elles nous posent et la réponse de notre vie.)

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Le second thème que j’esquisserai n’est peut-être pas d’une nature essentiellement hétérogène. Peut-être même doit-il être conçu comme un aspect particulier du mouvement de retour de la passion, tel que l’a décrit Kierkegaard.

Au sommet de l’ascension spirituelle qu’il nous raconte dans le langage de la plus ardente passion, saint Jean de la Croix connaît que l’âme atteint un état de présence parfaite à l’objet aimant de l’amour, et c’est ce qu’il nomme le mariage mystique. L’âme se comporte alors à l’endroit de son amour avec une sorte d’indifférence quasi divine. Elle est au-delà du doute et de la distinction ressentie comme un déchirement ; elle ne désire plus rien que son amour ne veuille, elle est une avec lui dans la dualité, qui n’est plus qu’un dialogue de grâce et d’obéissance. Et le désir de la plus haute passion se voit alors comblé sans cesse dans l’acte même d’obéir, en sorte qu’il n’est plus en l’âme de brûlure, ni même de conscience de l’amour, mais seulement la sobriété heureuse de l’agir.

Dans l’analogie de la foi, l’on peut alors concevoir que la passion, née du mortel désir d’union mystique, ne saurait être dépassée et accomplie que par la rencontre d’un autre, par l’admission de sa vie étrangère, de sa personne à tout jamais distincte, mais qui offre une alliance sans fin, initiant un dialogue vrai. Alors l’angoisse comblée par la réponse, la nostalgie comblée par la présence cessent d’appeler un bonheur sensible, cessent de souffrir, acceptent notre jour. Et alors le mariage est possible. Nous sommes deux dans le contentement.

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Une dernière fois pourtant nous reprendrons un parti de sobriété. Les mariés ne sont pas des saints, et le péché n’est pas comme une erreur à laquelle on renoncerait un beau jour pour adopter une vérité meilleure. Nous sommes sans fin ni cesse dans le combat de la nature et de la grâce. Sans fin ni cesse, malheureux puis heureux. Mais l’horizon n’est plus le même. Une fidélité gardée au Nom de ce qui ne change pas comme nous, révèle peu a peu son mystère : c’est qu’au-delà de la tragédie, il y a de nouveau le bonheur. Un bonheur qui ressemble à l’ancien, mais qui n’appartient plus à la forme du monde, car c’est lui qui transforme le monde.

Appendices §

1. – Caractère sacré de la légende. §

Pour éviter tout malentendu, je préciserai ici que mon analyse se borne à la légende écrite de Tristan. C’est d’elle seule que je parle quand je parle du mythe « primitif ». Il serait aisé de se prévaloir du caractère sacré que certains auteurs du siècle dernier ont cru pouvoir attribuer aux personnages de Tristan et d’Iseut (ou Essylt) dans la mythologie celtique. Dès le septième siècle, Tristan aurait été un demi-dieu, le héraut symbolique des mystères, le « gardien des marcassins sacrés », c’est-à-dire des élèves des Druides, rival de son oncle Markh, le roi-cheval, et amant d’Essylt, dont on a pu supposer que le nom signifiait « spectacle mystérieux, objet de contemplation », fée irlandaise, cavale aux crins blancs, ou encore figuration de l’eau de la chaudière de Cerridwen, qui donne l’inspiration aux bardes, guérit et ressuscite, c’est-à-dire élève l’initié à la vie de l’esprit. Tout cela est vraisemblable, et contesté. Dans les Mabinogion, recueil des légendes galloises, on ne trouve que cette seule indication très brève sur la légende originelle : « Drystan, fils de Tallwch, gardien des porcs de Markh, amant d’Essylt. » (C’est dans une énumération des amants fameux de la Bretagne.) On a voulu voir également dans la rivalité de Tristan et de Marc le symbole de la lutte entre les Bretons armoricains et les Gallo-Francs. Il est incontestable que maints éléments de la tradition bardique (orale) sont incorporés dans la légende (Cf. livre II, chap. 11). Mais il est non moins certain que Béroul, Thomas, Eilhart, l’auteur du Roman en prose et celui de la Folie Tristan n’étaient pas initiés à cette tradition. Ils ignoraient le sens primitivement sacré et symbolique des personnages dont ils nous content les amours. Et les traces qui subsistent, dans leur texte, d’anciennes pratiques de magie montrent bien que l’usage de ces dernières est oublié, à l’époque et dans les pays où ils écrivent. Tout cela n’est plus qu’ornements d’art, pittoresque, anecdotes interprétées par la fantaisie individuelle du poète. Les faits que nous décrit l’auteur de la Folie Tristan étaient sans doute à l’origine tout autre chose qu’une suite d’extravagances. Chaque parole et chaque geste du héros devaient correspondre à des symboles déterminés. La maison de verre par exemple, dans laquelle Tristan fou veut emmener Iseut, était dans la mythologie druidique le vaisseau de la mort qui s’en va par-delà les nuages jusqu’au cercle céleste du Gwynfyd. Dans la Folie Tristan, la maison de verre n’est plus qu’une image émouvante née de la fantaisie poétique de l’amoureux. De même, chez Thomas, le départ de Tristan pour la Bretagne n’a plus aucun sens « historique » défini ; etc. C’est pour toutes ces raisons que je ne tiens compte, dans mon analyse, que de la légende rédigée, et réinventée quant au sens, par les poètes du douzième siècle : elle seule agit encore sur nous, en tant que mythe de l’amour-passion.

2. – Chevalerie sacrée. §

« La pensée médiévale en général est saturée de conceptions religieuses. De la même manière, dans une sphère plus restreinte, la pensée de tous ceux qui vivent dans les cercles de la cour et de la noblesse est imprégnée de l’idéal chevaleresque. Cette conception envahit même le domaine de la religion : la prouesse de l’archange saint Michel était « la première milicie et prouesse chevaleureuse qui oncques fut mise en exploict » ; c’est de là que procède la chevalerie qui, en tant que « milicie terrienne et chevalerie humaine », est une imitation des chœurs des anges autour du trône de Dieu. Le poète espagnol Juan Manuel l’appelle une espèce de sacrement, qu’il compare au Baptême et au Mariage. » (J. Huizinga : le Déclin du moyen âge, p. 78).

« La conception chevaleresque constituait pour l’esprit superficiel de ces auteurs [Froissart, Monstrelet, Chastellain, La Marche…] une clef magique à l’aide de laquelle ils s’expliquaient les événements contemporains. En réalité, les guerres, tout comme la politique de leur temps, étaient extrêmement informes, et apparemment incohérentes. La guerre était un état chronique d’escarmouches isolées s’étendant sur un vaste domaine ; la diplomatie, un instrument compliqué et défectueux, dominé d’une part par des idées traditionnelles très générales, et d’autre part, par un ensemble inextricable de questions de droit isolées et mesquines. L’histoire, n’étant pas en mesure de discerner un réel développement social, se servait de la fiction de l’idéal chevaleresque à l’aide de laquelle elle réduisait le monde aux proportions d’une belle image d’honneur princier et de vertu courtoise, et créait l’illusion de l’ordre. » (Ibid., p. 80).

3. – Chansons de geste et romans courtois. §

Les chansons de geste sont nées au onzième siècle, et pas avant comme l’a montré Joseph Bédier. Elles furent composées, pour la plupart, par des clercs, et dans des intentions précises : c’étaient en quelque sorte des poèmes publicitaires, destinés à attirer la gloire et la foule à tel pèlerinage ou abbaye en magnifiant ses reliques miraculeuses et ses héroïques fondateurs. Il est compréhensible que ces chansons de clercs parlent très peu ou point d’amour.

Une seule, la Légende de Girard de Roussillon (composée entre 1150 et 1180 selon Bédier) contient un épisode d’amour courtois. Elle est écrite dans un dialecte intermédiaire entre le français et le provençal. À tous égards, elle marque la transition de l’épopée française au « roman » proprement dit.

L’épisode d’amour nous intéresse d’autant plus qu’il décrit une situation fort analogue – dans sa forme – à celle du Roman de Tristan. Or il est évident que cette situation ne peut être qu’une invention courtoise (elle tranche nettement sur le reste de la légende qui est cléricale et féodale). Cette analogie avec Tristan nous donne un repère pour apprécier la transformation que les Béroul et les Thomas firent subir au vieux mythe celtique. Elle nous permet de mesurer l’influence décisive de l’amour courtois sur les auteurs du cycle breton.

Voici la donnée : le duc Girard de Roussillon a été quérir une fiancée pour Charles le Chauve, son suzerain. Accompagné du pape, il va à Constantinople demander à l’empereur ses deux filles : l’aînée, Berthe, épousera Charles, la cadette, Élissent, sera la femme de Girard. Lorsque Charles voit les deux princesses, il s’éprend d’Élissent, déjà fiancée à Girard. Après un long débat, Girard consent à céder Élissent, à condition qu’il cesse d’être vassal du roi. Il épouse Berthe, tandis qu’Élissent devient reine. Au jour où les deux couples se séparent, Girard prend à part deux témoins, ainsi que Berthe sa femme, et la reine.

« Femme de roi, dit-il, que pensez-vous de l’échange que j’ai fait de vous ? Je sais bien que vous me tenez pour méprisable. — Non, Seigneur, mais pour un homme de valeur et de prix. Vous m’avez faite reine, et ma sœur, vous l’avez épousée pour l’amour de moi. Écoutez-moi, vous, comtes Bertolai et Gervais. Et vous, ma chère sœur, recevez-en la confidence, et vous surtout, Jésus mon rédempteur, je vous prends pour garants et témoins que par cet anneau je donne à jamais mon amour au duc Girard. Je lui donne de mon oscle la fleur, parce que je l’aime plus que mon père et plus que mon mari ; et le voyant partir, je ne puis me défendre de pleurer… » Dès ce moment, ajoute le poète, « dura toujours l’amour de Girard et d’Élissent, pur de tout reproche, sans qu’il y eût entre eux autre chose que bon vouloir et entente cachée. Et pourtant Charles en conçut une telle jalousie que, pour un autre grief dont il chargea le duc, il se montra farouche et irrité. Ils en firent bataille par les plaines herbues… »

L’analogie avec Tristan est très frappante. Il s’agit dans les deux cas :

D’un vassal puissant chargé de la « quête » d’une fiancée lointaine – d’une rivalité entre le vassal et son suzerain ; – d’un conflit entre l’hommage dû au suzerain et l’hommage donné à la femme ; – d’un mariage de consolation du vassal (ici avec la sœur de son amie, là avec son homonyme) – enfin dans les deux légendes, l’amour courtois et sa fidélité triomphent également du mariage et de sa fidélité, en même temps que des liens féodaux.

Mais les différences ne sont pas moins significatives. Dans Tristan, c’est la jalousie d’Iseut aux blanches mains qui provoque la catastrophe, tandis que dans Girard, c’est la jalousie du suzerain. Ainsi dans le premier cas, la situation trouve un dénouement romanesque, tandis que dans le second, il est épique. Là, c’est l’amour qui conduit à la mort ; ici, ce sont les intérêts féodaux qui entraînent à des guerres sans fin.

– Voici deux autres textes « courtois ». Ils nous permettent également de concevoir que Béroul et Thomas n’ont gardé du mythe druidique guère davantage que les noms et le support matériel de l’action.

1. Sur le mariage en général : Jugement de la comtesse de Champagne :

« Par la teneur des présentes, nous disons et soutenons que l’amour ne peut étendre ses droits entre mari et femme. Les amants s’accordent toute chose réciproquement et gratuitement, sans aucune obligation de nécessité, tandis que les époux sont tenus par devoir à toutes les volontés l’un de l’autre. Que ce jugement que nous prononçons avec une extrême maturité, après avoir ouï plusieurs nobles dames, ait à passer pour vérité constante et irréfragable. Donné l’an 1174, le troisième des calendes de mai, indiction VII. »

2. À rapprocher du mariage blanc de Tristan : Jugement de la reine Éléonore :

« Demande. Un amant heureux avait demandé à sa dame la permission d’offrir ses hommages à une autre : il y fut autorisé et cessa de sentir pour sa première amie la tendresse qu’il lui avait portée d’abord. Après un mois, il revient à elle, proteste de ne pas s’être épris ailleurs, et de n’avoir pris aucune liberté avec l’autre dame, mais d’avoir voulu seulement mettre à l’épreuve la constance de sa maîtresse. Celle-ci l’a privé de son amour, disant qu’il s’en est rendu indigne en implorant et en acceptant pareille licence.

Arrêt de la reine Éléonore. Telle est la nature de l’amour : les amants feignent souvent de souhaiter d’autres nœuds, pour s’assurer davantage de la fidélité et de la constance de la personne aimée. C’est léser le droit des amants que de refuser, sous un prétexte semblable, ses embrassements ou sa tendresse, hormis le cas où il y aurait certitude que l’amant eût manqué à ses devoirs et à la foi promise. »

Or on n’a pas oublié que Tristan épouse la seconde Iseut alors qu’il croit que la première le néglige. Ce n’est point tant la constance de son amie que la sienne propre qu’il veut mettre à l’épreuve. À cette variante près – c’est plutôt un « transfert » au sens freudien – la situation juridique est bien du même ordre.

4. – Conceptions orientales de l’amour. §

Il est bien entendu que j’appelle Orient une certaine attitude totale de l’homme qui s’est manifestée principalement chez les peuples et dans les religions de l’Asie. L’Iran, l’islam, l’Arabie et le Judaïsme ne sont pas cet Orient-là, et se rattachent directement (Livre II, chap. II et IX) aux cycles religieux occidentaux. Il en va tout autrement des Indes, de la Chine, du Tibet, du Japon.

Dans un très beau recueil posthume de poèmes et d’essais de Léo Ferrero : Désespoirs, je trouve cette relation d’un entretien qu’a eu l’auteur avec un jeune Chinois :

« Le concept d’amour » n’existe pas en Chine. Le verbe « aimer » est employé seulement pour définir les rapports entre la mère et les fils. Le mari n’aime pas la femme : « il a de l’affection pour elle », plus ou moins. Quant aux rapports entre la femme et l’amant on dit : « It is romance » ; mais Daj n’a pas trouvé le verbe avec lequel ils définissent leurs sentiments.

La philosophie de Motse (taoïste) – la seule un peu chrétienne, qui a pour fondement quelque chose qui se rapproche du mot « amour », est oubliée tout de suite pendant la dynastie Han.

Les Chinois sont mariés très jeunes par leurs parents, et le problème de l’amour ne se pose pas. Ils n’ont pas à poursuivre toute la vie cette ombre : l’amour, ce sentiment aussi vague, incertain, indéfini que tous les autres, et dont nous voulons être sûrs.

L’attitude de l’Européen qui se demande toute sa vie : « Est-ce de l’amour ou non ? Est-ce que j’aime vraiment cette femme, ou est-ce que j’ai de l’affection pour elle ? Est-ce que j’aime Dieu ou est-ce que j’ai seulement envie de l’aimer ? Est-ce que j’aime cet être ou est-ce que j’aime l’amour ? », etc., son désespoir quand il découvre après une analyse acharnée, que non il n’aime pas cette femme ; il a seulement envie de l’aimer – cette attitude pourrait être considérée par un psychiatre chinois comme un symptôme de folie. Nous sommes fous sans nous en rendre compte ; toute notre vie est fondée sur la passion, et nous voulons la paix, la tranquillité ! Je suis moi-même le plus fou de tous les fous, hélas ! Mais au moins maintenant je le sais. »

Et encore :

« La civilisation chinoise est fondée sur la famille, et la famille sur l’absence d’amour. Les traditions chinoises insistent sur ce point. Toute manifestation de tendresse entre mari et femme est jugée inconvenante. »

5. – Mystique et amour courtois. §

Dans un appendice à son beau livre sur la Théologie mystique de saint Bernard (Paris, 1934, pp. 193 à 216), M. Étienne Gilson examine le problème d’une influence possible de la mystique cistercienne sur les troubadours. En effet, « chronologiquement parlant, les deux mouvements sont à peu près contemporains. » On a donc supposé une filiation des cisterciens aux troubadours, M. Gilson réfute cette hypothèse en montrant : 1° que l’objet de l’amour n’est pas le même pour saint Bernard et pour les troubadours, ces derniers exaltant, selon lui, la sensualité naturelle ; 2° que la nature de l’amour est très différente dans les deux cas, malgré d’apparentes analogies d’expression. M. Gilson conclut qu’il ne peut donc s’agir que « de deux produits indépendants de la civilisation du douzième siècle », ayant tout au plus en commun quelques figures de langage. Je souscris sans réserve à ce jugement. Mais je le rejoins par de tout autres voies. Car l’opposition évidente entre la courtoisie et la mystique de saint Bernard n’est pas seulement, comme l’a vu M. Gilson, celle de la « chair » et de l’ « esprit » au sens paulinien de ces termes, mais surtout celle de l’hérésie et de l’orthodoxie.

Cependant certains arguments invoqués par M. Gilson me paraissent appeler une mise au point très opportune dans notre débat.

a) » On ne peut hésiter – écrit notre auteur – sur l’objet et la nature de l’amour mystique tel que le conçoit saint Bernard : c’est un amour spirituel, par opposition à tout amour charnel » (p. 195). L’amour courtois serait au contraire « l’expression poétique de la concupiscence » (p. 200). Certes, une opinion assez répandue prête aux troubadours une attitude idéaliste du même genre que celle de saint Bernard. Pour dissiper cette illusion, M. Gilson – après M. Jeanroy – invoque le langage « d’une crudité intraduisible » d’un Marcabru et même d’un Rudel.

Mais tirer argument de cette crudité en faveur de la thèse sensualiste et contre la symboliste, c’est flatter un « bon sens » des modernes qui n’est sans doute que le résidu de préjugés scientifiques dépassés. Il se pourrait que nous tenions là un bel exemple d’anachronisme. A-t-on seulement remarqué que les siècles passés usaient très couramment d’un langage plus « grossier » que le nôtre – signe d’une sensibilité sexuelle peu énervée – tandis que notre langage décoloré et faussement puritain correspond à une érotisation sans précédent des mœurs ? S’il fallait inférer des métaphores courtoises « grossières » aux mœurs des troubadours, ma déduction serait inverse de celle des savants modernes. Marcabru n’hésite pas à nommer un chat un chat : c’est que cela ne choque personne – et non du tout qu’il est un débauché. Ayant choisi le symbolisme amoureux, il joue le jeu le plus naturel, selon la coutume de son temps. Ou si l’on tient que le langage érotique traduit nécessairement une sensualité déchaînée, que pensera-t-on d’une sainte Thérèse, d’un Ruysbrœk !

b) » On n’a jamais entendu saint Bernard souhaiter d’être débarrassé de l’amour de Dieu. » Or les troubadours gémissent sous le joug de l’Amour. Donc cet amour n’est pas spirituel. – Mais plus tard, d’autres mystiques catholiques, sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, reprendront bel et bien les expressions des troubadours, et souhaiteront d’être libérés des tourments de l’amour divin : c’est là bien entendu, comme chez les troubadours, une manière d’exprimer la violence de leur passion, une sorte d’antiphrase. Mais encore une fois, si l’on veut déduire d’un tel « refus » que l’Amour courtois était purement sensuel, la déduction vaudrait aussi pour sainte Thérèse ; ce dont M. Gilson ne saurait se réjouir.

c) Les troubadours chantent l’amour malheureux. Mais l’amour divin des cisterciens obtient au contraire sa récompense. « On lui est uni (à la Béatitude) du fait même qu’on l’aime. » – Or M. Gilson dit fort bien, deux pages plus loin, que « si Dieu est immanent sans être transcendant, il n’y a pas de problème mystique au sens où les chrétiens l’entendent. Ce qu’ils ont à expérimenter… c’est l’immanence d’un Dieu qui est et reste transcendant. » Mais alors, lorsqu’une créature aime son Dieu, l’obstacle de la transcendance introduit dans l’amour un malheur essentiel (quoi qu’en ait dit tout à l’heure M. Gilson). On retrouve donc la situation du troubadour vis-à-vis de l’amour des êtres. Certes : « la pureté de l’amour courtois sépare les amants, au lieu que celle de l’amour mystique les unit. » Mais il faut voir que les amants courtois ne sont séparés sur la terre qu’en vertu de cet amour mystique qui les unit à la divinité ! Au contraire, l’amour mystique orthodoxe n’unit pas de cette façon, mais fait seulement communier.

d) Pour démontrer que l’amour courtois est sensuel, M. Gilson cite encore une strophe de Thibaut de Champagne :

Douce dame, s’il vos plesoit un soir
M’avriez vos plus de joie doné
C’onques Tristans, qui en fist son pouoir
N’en pust avoir nul jor de son ané.

Et il commente : « À moins de réformer sérieusement notre conception des amours d’Yseult et de Tristan, nous ne pouvons avoir de doutes sur la nature des sentiments dont Thibaut est animé. » Précisément, l’objet de mon ouvrage est, entre autres, de « réformer sérieusement notre conception des amours d’Yseult et de Tristan »…

6. – Dante hérétique ? §

Tout à fait indépendamment des travaux très sérieux d’un Asin Palacios sur une possible influence de la mystique çoufiste dans la Comédie, il peut être intéressant de mentionner la thèse hardie et quelque peu aventureuse de deux auteurs du siècle dernier : Eugène Aroux et, à sa suite, Péladan. Aroux expose le résultat de ses inductions dans un ouvrage aujourd’hui presque introuvable intitulé : Dante, révolutionnaire, hérétique et socialiste (1854). Non seulement Dante faisait partie de l’ordre des Templiers, mais encore cet ordre aurait été lié à l’hérésie cathare – en dépit de certaines apparences – comme le bras séculier à l’autorité spirituelle. Dès lors, toute la Comédie, le Convito, et même le De vulgari eloquentia devraient être interprétés symboliquement. Dans un opuscule postérieur, Aroux précise son interprétation. La brochure porte un titre significatif : Clef de la Comédie anticatholique de Dante Alighieri, pasteur de l’Église albigeoise de la ville de Florence, affilié à l’ordre du Temple – donnant l’explication du langage symbolique des fidèles d’Amour dans les compositions lyriques, romans et épopées chevaleresques des troubadours (1856). – C’est un lexique donnant la traduction d’environ 500 termes, comme par exemple :

« Arbres morts ». – Les catholiques. Les troubadours traitaient les membres du clergé catholique d’arbres automnals morts.

« Albigéisme, Albigeois ». – Mots introuvables dans la Comédie, quand l’idée est partout présente.

« Dames ». – Les initiés du templarisme albigeois, qui par un dédoublement mystique de l’âme et du corps, étaient censés avoir les deux sexes, hommes en tant que corps et forme matérielle, et femmes en tant qu’intelligence et pensée libre des liens de la matière.

« Lancelot ». – … Il faut toute la préoccupation de la lettre, chez les déchiffreurs de vieux manuscrits, pour qu’une littérature entière soit passée sous leurs yeux sans qu’ils y aient vu autre chose que des contes à dormir debout, obtenant une vogue européenne, et des amours d’une pureté angélique à servir de modèles aux races futures ! »

Je ne prends pas à mon compte ces « explications » parfois très pénétrantes, souvent très arbitraires. Mais il reste que l’histoire littéraire et religieuse n’a fait que confirmer, plus tard, l’exactitude de bien des vues d’Aroux. (Gaston Paris établissant vers 1880 la filiation troubadours-trouvères-roman breton ; Asin Palacios reprenant la question de l’hérésie chez Dante, etc.).

7. – « Coup de foudre » et conversion. §

Le premier regard des amants, qui va changer toute leur vie, correspond à la première touche de l’amour divin, à la conversion du chrétien. Gottfried de Strasbourg peignant l’amour de Rivalen pour Blanchefleur (ce sont les parents de Tristan) accumule les expressions religieuses les plus insistantes :

« Alors la vraie Minne
La fougueuse déesse
Le pénétra de ses ardeurs
Et son cœur brûlant
Lui révéla la source
Des peines dont il souffrait.
Alors commença pour lui une autre vie.
Il entra dans une vie nouvelle
Où tout son être fut changé.
Il devint un autre homme.
Tout ce qu’il faisait
Était comme entremêlé de folie
Et frappé d’aveuglement.
Ses sens étaient troublés
Égarés par la Minne
Et comme délivrés
De leur frein naturel.
Sa vie se consumait. »
(Traduction Bossert)

Les trois derniers vers sont une parfaite confirmation de ma définition de la passion opposée à l’amour naturel.

8. – Passion et Ascèse. §

Dans le Tristan de Gottfried de Strasbourg, la grotte où se réfugient les amants (correspondant à la Forêt de Morrois chez Béroul) est décrite en détail, et chaque détail comporte un sens symbolique commenté par l’auteur. La « fossure » a été construite par des géants. C’est une voûte dont la clef est faite de pierres précieuses. Au milieu trône un lit de cristal, etc. Mais voici ce qui nous intéresse :

« Ce n’est pas sans raison
Que la fossure est reléguée
Dans cette contrée sauvage.
Cela veut dire
Que le lieu de l’amour
N’est pas dans les routes battues
Ni autour des habitations humaines.
Il hante les déserts.
Le chemin qui conduit à sa retraite
Est dur et pénible. »
(Traduction Bossert.)

Pour qui conserverait des doutes sur la nature de l’amour en question, précisons que Gottfried confesse qu’il a, lui aussi, erré au désert, mais sans y rencontrer la « récompense » de ses peines. (Il n’est pas devenu Parfait) :

« J’ai connu la fossure
Quand je n’avais que onze ans
Mais je ne suis jamais allé en Cornouailles. »

Comment pourrait-il s’agir physique ? Et le dernier vers indique bien que la « fossure » est purement symbolique, puisqu’elle peut exister ailleurs qu’en Cornouailles. (Temple ou grotte d’hérétiques ?)

9. – Saint François d’Assise et les Cathares. §

Paul Sabatier, dans sa fameuse biographie de saint François, se pose la question d’une influence possible de l’hérésie courtoise sur la mystique franciscaine. Il commence par nier toute communication directe de l’une à l’autre. (L’argument avancé me convainc peu : l’hérésie était de nature dogmatique, et saint François ne s’occupait pas de doctrine… Mais croit-on que tous les Cathares dogmatisaient ? Il y a de plus sérieuses raisons de nier l’hérésie du saint.) Cependant, il décrit fort bien l’ambiance cathare de l’Italie au temps de la jeunesse de François. Les hérétiques, baptisés Gazzari en Italie (Bulgares ou Bougres dans les pays du Nord) s’étaient emparés du gouvernement de plusieurs municipalités. Le podestat d’Assise était un hérétique, avant 1204 ! Dans les cités avoisinantes, il y eut de nombreux soulèvements et émeutes occasionnés par le conflit religieux. D’autre part, on sait bien que saint François avait été le disciple enthousiaste des poètes français (d’où son nom même). Il partageait l’engouement des Italiens du Nord pour les troubadours qui y séjournaient fréquemment (tels Peire Vidal, Peire d’Auvergne, Raimbaut de Vaqueiras, Bernart de Ventadour). Enfin, l’influence de Joachim de Flore sur saint François ne saurait faire de doute. Ce fameux ermite annonçait le règne de l’Esprit, l’approche de la troisième période de l’humanité, le régime de la grâce et de l’Amour. Certains troubadours le connurent. (Richard Cœur de Lion par exemple.) Les deux doctrines ont certains points de ressemblance.

Il reste que saint François, s’il fut influencé par l’atmosphère de la religion d’Amour, en transporta toute la passion dans l’Église et l’orthodoxie, auxquelles il demeura toujours fidèle. Et Sabatier remarque, non sans profondeur, que la charité franciscaine obtint sans faire couler le sang la résorption de l’hérésie en Italie, alors que la brutalité des cléricaux dans le Midi n’y parvint – et en apparence – qu’au prix d’effroyables massacres. Seule Agapè peut triompher d’Éros. Mars déchaîné, même contre Éros, n’est guère qu’un autre aspect du mal qu’il veut détruire, et plus barbare.

10. – Les Béguines : du catharisme à la mystique chrétienne par la poétique courtoise. §

« À la fin du douzième siècle et au début du treizième, nous voyons se multiplier les témoignages qui attestent à la fois le nombre et l’enthousiasme des femmes pieuses, souvent affectées de phénomènes extatiques, vivant hors des cloîtres… mais finissant par constituer de nouvelles communautés religieuses. » Elles sont nombreuses – des centaines de mille, selon le pape Jean XXII, en 1321 – dans tout le nord-ouest de l’Europe, et spécialement en Brabant. Leur mouvement est né « au point de rencontre de deux courants généraux » : le catharisme et les hérésies voisines d’une part, le franciscanisme et la mystique du cœur de saint Bernard de Clairvaux d’autre part. Le nom de « béguine » provient du catharisme : on le dérive tantôt de « béguin », désignant le bonnet de laine que portaient les ascètes errants, tantôt de albigenses. (L’expression « avoir un béguin » signifie en français moderne « être coiffé de quelqu’un », être amoureux). Les béguines, confondues avec les cathares au début, furent souvent persécutées par l’Église. L’une fut même brûlée vive en 1236, et plusieurs furent soumises à l’ordalie. L’époque où apparaissent les béguines « est non pas celle de l’affranchissement de la femme, mais celle où commence le règne de la Dame, qui devait en vérité former l’âme de l’Occident et fixer définitivement les traits de sa culture ». Leur mouvement devait « emprunter ses expressions, dans une curieuse mesure, à la littérature courtoise ». Leurs poèmes d’amour divin sont connus, publiés et traduits aujourd’hui en plusieurs langues. L’inspiration cathare et cistercienne s’y manifeste dans les formes rhétoriques du lyrisme courtois, et cette littérature influencera Maître Eckhardt, puis Ruysbrœck, puis Suso et les autres mystiques flamands et rhénans.

Les poèmes de la béguine Hadewych d’Anvers (milieu du XIIIe siècle) ont été traduits en français, annotés et remarquablement introduits par le Frère J.-B. P…, en 1954. (C’est à cette introduction que j’emprunte toutes les citations de cet Appendice.) « Le recueil de Hadewych est par sa date comme par son style, un témoin privilégié : il fait plus que trahir une influence, il importe les thèmes, les mètres, les expressions de l’amour courtois… Parfois, le premier vers semble traduit d’un poème provençal ou français… À la lisière des Flandres se trouvaient alors en effet des centres importants de rhétorique et de poésie amoureuse : nous sommes à l’époque où la Provence vaincue achevait la conquête esthétique du nord de l’Europe. »

Ajoutons enfin ce trait impressionnant : « On sait que la thèse selon laquelle Jeanne d’Arc aurait été tertiaire franciscaine s’appuie exclusivement sur le fait qu’un document contemporain (Chronique de Morosini, 1429) la déclare expressément béguine. »

Est-il besoin de souligner que la seule existence des poèmes des béguines réduit à néant les raisonnements des historiens qui s’efforçaient de démontrer, contre ma thèse, qu’un « abîme sépare » le catharisme, l’amour courtois, et la mystique européenne ?

11. – Sur le sadisme. §

Je trouve une confirmation de mon analyse du crime sadique dans deux études remarquables de Pierre Klossowski : le Mal et la négation d’autrui dans la philosophie de D. A. F. de Sade et Temps et Agressivité. (Recherches philosophiques, tomes IV et V.)

L’auteur montre que pour Sade, le mal est l’unique élément de la Nature. On lit dans la Nouvelle Justine : « Oui, j’abhorre la Nature : et c’est parce que je la connais trop bien que je la déteste : instruit de ses affreux secrets… j’ai éprouvé une sorte de plaisir à copier ses noirceurs. » (D’où le désir sadique de se libérer des tyrannies sensuelles par l’excès de débauche.)

Autre condamnation vraiment manichéenne de la Création : « Le principe de vie dans tous les êtres n’est autre que celui de la mort ; nous les recevons et les nourrissons dans nous tous deux à la fois. » P. Klossowski oppose cette opinion de Sade à celle de Freud, qui voit une antithèse entre l’instinct de mort et Éros. L’analyse du mythe nous a montré que cette antithèse est purement apparente.

Mais si la vie et la Nature créée ne sont que noirceurs et cruauté, il faut alors pour s’en délivrer renchérir sur cette cruauté et ces noirceurs. Il n’y a qu’une alternative : exercer la cruauté sur soi ou sur le prochain. Sade choisit le prochain : il veut être criminel plutôt que victime. Ainsi la conscience sadique est l’inverse de la conscience romantique. Le romantique (Pétrarque) se châtie pour conserver l’objet aimé, tandis que Sade veut le tuer.

Bibliographie 229 §

I. – Le Mythe de Tristan §

  • BÉDIER (J.). Édition du Tristan de Thomas, 2 vol., 1902-1905. (Le 2e tome contient une table de concordance des divers textes primitifs de la légende.)
  • – Les deux poèmes de la Folie Tristan, 1907.
  • – Le Roman de Tristan et Iseult (transcription moderne, 185e mille).
  • BOSSERT (A.). La Légende chevaleresque de Tristan et Iseult, 1902 (sur le Tristan de Gottfried de Strasbourg).
  • DOTTIN (G.). L’Épopée irlandaise, 1926.
  • HUBERT (H.). Les Celtes, 2 vol., 1932.
  • LOTH (J.). Les Mabinogion (in H. d’Arbois de Jubainville, Cours de littérature celtique, 12 vol.,) 1884.
  • MICHEL (F.). Poèmes français et anglo-normands sur Tristan, 2 vol., Londres, 1835-1839.
  • MURET (E.). Édition du Tristan et Iseut de Béroul, 1903.
  • PARIS (G.). Les Origines celtiques de Tristan (in Revue de Paris, 15 avril 1884).
  • THOMAS. Tristan et Iseult, trad. partielle en français moderne par R. Herbomez et J. Beaurieux, 1935.
  • VINAVER (E.). Édition du Roman en prose, 1911.
  • – Le Roman de Tristan dans l’œuvre de Thomas Malory, 1925.
  • WAGNER (R.). Tristan und Isolde, 1860.
  • WEBER (G.). Gottfried von Strassburg « Tristan » und die Krise des hochmittelalterlischen Weltbildes um 1200, 2 vol. Stuttgart, 1953.

II. – Origines religieuses du mythe §

    Sur le manichéisme et les Cathares : §

    • ALFARIC (P.). L’Évolution intellectuelle de saint Augustin (du manichéisme au néo-platonisme), 1918.
    • ALPHANDERY (P.). Les Idées morales chez les hétérodoxes latins au début du treizième siècle, 1903.
    • ANITCHKOF (E.). Joachim de Flore et les milieux courtois, Rome, 1931.
    • – Les Survivances manichéennes à l’Occident et chez les Slaves. (Revue des études slaves, VIII), 1928.
    • BENVENISTE (E.). Hymnes manichéens (Yggdrasil, 25 août), 1937.
    • BORST (Arno). Die Katharer, Stuttgart, 1953.
    • CLÉDAT. Le Nouveau Testament traduit au treizième siècle en langue provençale, suivi d’un Rituel cathare, 1887.
    • CORBIN (H.). Pour l’hymnologie manichéenne (Yggdrasil), 1937.
    • CUMONT (F.). La Cosmogonie manichéenne, Bruxelles, 1908.
    • – Recherches sur le manichéisme, Bruxelles, 1912.
    • DŒLLINGER. Beitrage zur Sektengeschichte des Mittelalters (gnostiques et manichéens), 1890.
    • DONDAINE (A.-O. P.). Un traité néo-manichéen du treizième siècle, le Liber de duobus principiis, suivi d’un fragment de rituel cathare, Rome, 1939.
    • GUI (B.). Manuel de l’Inquisiteur (trad. et introd. G. Mollat), 2 vol., 1920-1927.
    • MIGNE. Patrologiæ cursus completus (séries latina), tome CCXII (Chronique de P. des Vaux de Cernay sur les Albigeois).
    • MOLINIER (Ch.). L’Endura (Annales de la Faculté des Lettres de BordeauxIII), 1881.
    • NELLI (R.), BRU (Ch.), DE LAGGER (Chan.), ROCHE (D.) et SOMMARIVA. Spiritualité de l’hérésie : le Catharisme, Paris, 1953.
    • NIEL (F.). Montségur, la Montagne inspirée, Paris, 1954.
    • PEYRAT (N.). Histoire des Albigeois, 2 vol., 1880.
    • ROCHE (D.). Études manichéennes et cathares, Arques, 1952.
    • SCHMIDT (Ch.). Histoire et doctrine de la secte des Cathares, 1849.
    • SODERBERG (H.). La Religion des Cathares, Upsala, 1947.
    • VARGA (L.). Le Catharisme (Revue de synthèse), juin 1936.

    Voir aussi : §

    • Cahiers d’Études cathares, publiés à Arques (Aude) dès 1949.
    • Études carmélitaines : Mystique et Continence, Bruges, 1952.
    • Revue de synthèse, numéro spécial sur le Catharisme, tome XXIII, 1948.

    Sur les troubadours : §

    • ANDRÉ LE CHAPELAIN. De arte honeste amandi (début du treizième siècle).
    • ANGLADE (J.). Les Troubadours, 1924.
    • – Anthologie des troubadours, 1927.
    • BARTSCH (K.). Chrestomathie provençale, Marburg, 1904.
    • BERTONI (G.). I trovatori d’Italia. Modène, 1915.
    • BEZZOLA (R.). Guillaume de Poitiers (Romania), avril 1940.
    • CINGRIA (Ch. A.). leu oc tan (Mesures, n° 2), 1937.
    • FAURIEL. Histoire de la poésie provençale, 1846.
    • JEANROY (A.). De nostratibus medii aevi poetis quiprimum lyrica aquitaniae carmina imitati sunt, 1889.
    • – Anthologie des troubadours, 1927.
    • – La Poésie lyrique des troubadours, 2 vol., 1934.
    • LEE (Vernon). Medieval Love (Euphorion), Londres, 1889.
    • LEWIS (C.-S.).The Allegory of Love, Oxford, 1936.
    • PÉLADAN. De Parsifal à Don Quichotte : le Secret des troubadours, 1906.
    • RAHN (O.). La Croisade contre le Graal, trad. Franc., 1934.
    • VARGA (L.). Peire Cardinal était-il hérétique ? (Revue historique des religions, mars-juin), 1938.
    • WECHSSLER (E.). Frauendienst und Vassalitaet (Zeitschrift für franz. Sprache und Literatur, XXIV, 159).
    • – Das Kulturproblem des Minnesangs, 2 vol. Halle, 1909.

    Voir aussi : §

    • Cahiers du Sud, numéro spécial sur le Génie d’Oc, Marseille 1943.

    Sur les mystiques arabes : §

    • Cahiers du Sud : L’Islam et l’Occident, Marseille, 1947.
    • CORBIN (H.). Un traité persan inédit de Suhrawardi d’Alep, suivi d’une traduction du Familier des Amants (Recherches philosophiques, tome II).
    • CORBIN (H.) et KRAUS (P.). Le Bruissement de l’aile de Gabriel, traité philosophique et mystique de Suhrawardi d’Alep, introd., trad., et notes. (Journal asiatique, juillet-septembre 1935.)
    • DERMENGHEM (E.). Mortelle Poésie (Hermès, II), 1933, et plusieurs traductions d’Ibn-al-Fahrid dans Mesures, les Cahiers du Sud, Hermès.
    • MASSIGNON (L.). La Passion de Al-Hallaj, 1921.
    • – Essai sur les origines du lexique technique de la mythique musulmane, 1922.
    • MASSIGNON et KRAUS. Akhbar al-Hallaj, 1936.
    • PÉRÈS (H.). La Poésie andalouse au onzième siècle, Paris, 1937.
    • NYKL (A. R..). Hispano-Arabie poetry and its relations with the old provençal Troubadours, Baltimore, 1946.

    Sur les cycles romanesques du Nord : §

    • ANTTCHKOF (E.). Le Saint-Graal et les rites eucharistiques, (Romania, ILV), 1929.
    • BOULENGER (J.). Les Romans de la Table Ronde, 4 vol., 1923.
    • FARAL (G.). La Légende arthurienne, 3 vol., 1929.
    • HAGGERTY-KRAPPE (A.). La Légende de Tannhäuser (Mercure de France, 1er juin 1938).
    • MARX (J.). La Légende arthurienne et le Graal, Paris, 1953.
    • PARIS (G.). La Littérature française au moyen âge, 1899.
    • SUHTSCHEK (F. VON). La Traduction du Parsiwalnama par Wolfram d’Eschenbach, (Forschungen und Fortschritt, n° 10), Berlin, 1931.
    • WECHSSLER (E.). Die Sage vom heiligen Graal in ihrer Entwicklung bis auf R. Wagners « Parsifal », 1898.
    • WESTON (J. L.). The Grail and the rites of Adonis (Folklore), Londres, 1907.

    Voir aussi : §

    • Les œuvres de Chrétien de Troyes et de Robert de Boron ;
    • La Queste du Saint-Graal éditée par A. Pauphilet, 1921 ;
    • Les traductions de Wolfram d’Eschenbach par E. Tonnelat et par M. Wilmotte ;
    • Le numéro spécial des Cahiers du Sud, Lumière du Graal, 1951.

III. – Le Mythe et la mystique §

  • BARUZI (J.). Saint Jean de la Croix et l’expérience mystique, 2e édition, 1931.
  • – Introduction à des recherches sur le langage mystique (Recherches philosophiques, tome I).
  • BRUNO DE J. M. (P. Fr.). Saint Jean de la Croix (préface de Jacques Maritain, 1929).
  • ECKARDT. Œuvres, éditées par Franz Pfeiffer, 1857 et 1924.
  • ETCHEGOYEN (G.). L’Amour divin, essai sur les sources de sainte Thérèse, 1923.
  • FÉLICE (Ph. DE). Poisons sacrés, ivresses divines, 1936.
  • GILSON (E.). La Théologie mystique de saint Bernard, 1934.
  • JAMES (W.). L’Expérience religieuse (2e éd.), trad. Abauzit, 1931.
  • SAINT JEAN DE LA CROIX. Œuvres, trad. et introd., H. Hoornaert, Bruges, 1928.
  • LABANDE-JEANROY (Th.). Les Mystiques italiens (anth. et introd.), 1929.
  • LAMM (M.). Swendenborg, trad. franc., préface de P. Valéry, 1936.
  • MARÉCHAL (R. P.). Études sur la psychologie des mystiques, 2 vol., 1924 et 1937.
  • MINKOWSKI (Dr E.). Vers une cosmologie, 1936.
  • MONTMORAND (M. DE). Psychologie des mystiques catholiques orthodoxes, 1920.
  • OTTO (R.). Wesiöstliche Mystik, Gotha, 1929. (Trad. fr.1951).
  • P.. (Fr. J. B.). Hadewych d’Anvers, poèmes des Béguines traduits du moyen-néerlandais, 1954.
  • RÉMUSAT (Ch. DE). Abélard, 1845.
  • RUYSBRŒK, Œuvres, 5 vol., trad. des Bénédictins de Saint-Paul de Wisques, Bruxelles, 1921, 1930.
  • SABATIER (P.). Vie de saint François d’Assise, éd. définitive, 1931.
  • SAINTE THERESE D’AVILA. Œuvres, trad. des Carmélites, 1907.

IV. – Le Mythe dans la littérature §

  • Les œuvres littéraires analysées dans le livre IV sont bien connues et facilement accessibles ; il est donc inutile d’en surcharger ce memento. On ne trouvera ci-après que les travaux spéciaux que j’ai utilisés et cités.
  • ASIN PALACIOS (D. M.). La Escatologia musulmana en la Divina comedia, Madrid, 1919.
  • AROUX (E.). Dante hérétique, révolutionnaire et socialiste, 1845.
  • BÉGUIN (A.). L’Âme romantique et le rêve, 2 vol. 1937.
  • COCHIN (H.). Pétrarque (anth. et introd.), 1928.
  • FICHTE. Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, 1794.
  • GONCOURT (E. et J. DE). La Femme au dix-huitième siècle, 1862.
  • KLOSSOWSKI (P.). Sade, mon prochain, Paris, 1947.
  • LABANDE-JEANROY (Th.). La Poésie italienne avant Pétrarque. 1929.
  • ORTEGA Y GASSET (J.). Ueber die Liebe, trad. allemande, Berlin, 1933.
  • PÉLADAN (J.). La Doctrine de Dante, 1907.
  • POURTALÈS (G. DE.). Wagner, 1932.
  • RANK (O.). Don Juan, trad. franc., 1925.
  • SAURAT (D.). Milton et le matérialisme chrétien en Angleterre, 1928.

V. – Amour et guerre §

  • BENOIST-MECHIN (J.). Histoire de l’armée allemande (1918-1938), 2 vol., 1936 et 1938.
  • BOULENGER (J.). Le Grand Siècle, 1915.
  • BOVET (P.). L’Instinct combatif, 2e éd., 1931.
  • BURCKHARDT (J.). Die Kultur der Renaissance in Italien, 1869.
  • CASTIGLIONE (B.). Il Cortigiano, 1549, Milan, 1928.
  • CHASTELLAIN (G.). Œuvres, 8 vol., Bruxelles, 1863-1866.
  • FERRERO (G.). La Fin des aventures, 1931.
  • FOCH (F.). Les Principes de la guerre, 1903 et 1929.
  • FREUD (S.). Œuvres, trad. franc, chez Alcan, Paris.
  • GUICHARDIN. Histoire d’Italie, 3 vol., trad. franc., 1738.
  • HIRSCHFELD (Dr M.). Sittengeschichte des Weltkrieges, 2 vol, Vienne et Leipzig, 1930.
  • HITLER, Mein Kampf, 1924.
  • HUIZINGA (J.). Le Déclin du moyen âge, trad. franc., 1932.
  • – Im Schatten von Morgen, trad. allemande, Leipzig, 1936.
  • JUENGER (E.). La Guerre, notre Mère, trad. franc., 1934.
  • LA MARCHE (O. DE). Mémoires, 4 vol., rééd. 1883-1888.
  • MONGLOND (A.). Le Préromantisme français, 2 vol., Grenoble, 1925.
  • SALOMON (E. VON). Les Réprouvés, trad. franc., 1930.

VI. et VII. – Le Mythe et le mariage §

  • BACHOFEN. Mutterrecht und Urreligion, éd. Kröner, Leipzig, s. D.
  • BRUNNER (E.). Eros und Liebe (Neue Schweizer Rundschau), Zurich, septembre 1953.
  • CROCE (B.). Etica e Politica, Bari, 1931.
  • DIVERS. Numéro special de Foi et vie sur les problèmes du mariage chrétien, novembre-décembre 1936. (Études de E. THURNEYSEN, W.-A. VISSER’T HOOFT, etc).
  • ENGELS (F.). L’Origine de la Famille, de la Propriété et de l’État, trad. franc., 1931.
  • FERRERÒ (Léo). Désespoirs, 1937.
  • FIORENTINO (U.). Essai sur le mariage, 1936.
  • GASPARRI. Tractatus canonicus de matrimonio, 1904.
  • ISWOLSKY (H.). Femmes soviétiques, 1937.
  • JUNG (C. G.) Essais de psychologie analytique, trad. franc., 1931.
  • – Antwort auf Hiob, Zurich, 1953.
  • LAVAUD (R. P.). Le Monde moderne et le mariage chrétien, 1934.
  • – L’Idée divine du mariage (Études carmélitaines), avril 1936.
  • KIERKEGAARD. L’Alternative, Stades sur le chemin de la vie, etc.
  • NYGREN (A.). Éros und Agapè, 2 vol., Gütersloh, 1937.
  • PIE XI. Encyclique Casti Connubi, Bruges, 1931.
  • PURY (R. DE). Éros et Agapè (in Problèmes de la sexualité, 1937).
  • WESTERMARCK (E.). A short history of marriage, Londres, 1926.

VIII. – Appendice §

    Ouvrages en français où sont discutées les thèses de ce livre : §

    • AMENGUAL (B.). Le Mythe de Tristan au cinéma, Alger, 1951.
    • D’ARCY (M. C). La Double nature de l’Amour, Paris, 1948. (Trad. de The Mind and Heart of Love, Londres, 1947.)
    • BELPERRON (P.). La Joie d’Amour, Paris, 1948.
    • ELSEN (Cl.). Homo Eroticus, Paris, 1953.
    • NELLI (R.). L’Amour et les mythes du cœur, Paris, 1952.
    • ROUSSEAUX (A.). Littérature du vingtième siècle, tome II, Paris, 1940.
    • SARTRE (J.-P.). Situations, tome 1, Paris, 1947.
    • SAUVAGE (M.). Le Cas don Juan, Paris, 1953.

FIN