Lettres sur la bombe atomique, Gallimard, Paris, 1946 (notes de fin : variantes de l’édition Brentano’s, New York, 1946)

 

{p. 7}

i. La nouvelle §

Lake George (N. Y.), le 8 août 1945. §

Je vous écris des bords d’un lac où vit encore, au plus secret des bois, l’esprit d’Œil-de-Faucon et du Dernier des Mohicans. L’onde en est bleue comme dans mes souvenirs des lacs de Suisse et du Tyrol. La grande galerie ouverte où je suis installé, à l’ombre d’un rideau de pins qui sépare seul la maison du rivage, domine une jetée de bois, où parfois vient accoster en silence un canoë dont la rameuse est lasse. Vous ne sauriez imaginer lumière plus heureuse, ni plus paisible espace. Il paraît qu’il faisait ce temps-là, l’autre jour, à Hiroshima.

Hier, j’ai ramené le journal du village, et je l’ai lu presque en entier tout en marchant {p. 8}, malgré les petites mouches harcelantes qui volent devant vos yeux par les jours de chaleur. Tout le monde est accouru sur la galerie, à la nouvelle, et j’ai dû raconter l’histoire comme si je revenais d’Hiroshima, comme si j’en étais responsable 1.

À minuit, nous en parlions encore. Le choc nous avait jetés dans l’élucubration, plutôt que dans la terreur ou la méditation. (Cette réaction, je le crains, va se généraliser.) Et chacun s’efforçait de montrer que l’événement ne le prenait pas au dépourvu.

— Rien de neuf en somme, disait le docteur, par pose, du ton qu’il eût diagnostiqué une bronchite simple, rien qu’une invention mécanique permettant d’appliquer pratiquement une série de résultats acquis depuis dix ans. — Je savais ! déclara le capitaine, avec cette simplicité exaspérante qu’affecte Sherlock Holmes devant Watson. Il nous donnait ainsi, d’un mot, la clé de ses mystérieuses disparitions dans le Sud-Ouest. L’une des girls avait lu un article sur l’automobile atomique dans un magazine du genre Look. La marquise s’écria que l’idée que nous mourrons {p. 9} tous dans une grande explosion la hantait depuis son enfance. (Elle est née dans un tremblement de terre.) — C’est sacrilège, ce qu’on vient de faire, ajouta-t-elle. On a touché au secret du monde. On a piqué le mystère en plein plexus solaire… Il va se venger ! Notre peintre surréaliste voulut bien s’interrompre dans un problème d’échecs, pour remarquer que la bombe confirmait son point de vue : la science n’est qu’une mythologie, ses lois et sa matière elle-même sont de purs mythes, et n’ont ni plus ni moins de réalité que les conventions d’un jeu quelconque. — N’empêche que la bombe a éclaté au moment prévu ! remarqua le docteur. — La belle preuve, répliqua le peintre. On avait tout arrangé pour cela ! Quant au jeune poète dont vous avez lu les premiers essais (La Mort lente) il avait disparu dans les bois et nous revint au bout d’une heure pâle et défait, disant que sa vie n’avait plus de sens. Les girls, enfin, parurent émues. C’est le moment que je choisis pour parler d’homéopathie. Vous savez que c’est un de mes dadas.

{p. 10} Ma thèse est simple.

Qu’est-ce que l’homéopathie ? L’action d’un remède matériellement absent. Qu’est-ce que la bombe atomique ? L’action d’un point de matière subitement absent.

Je développai cette théorie aventureuse avec plus d’assurance que jamais, la Bombe autorisant toutes les hardiesses. Les médecins allopathes, disais-je, tout comme les artilleurs et bombardiers, sont de l’avis qu’en augmentant les doses on augmente aussi les effets. Dix pilules feront dormir dix fois plus vite ou dix fois plus profondément, dix tonnes d’explosif feront dix fois plus de dégâts qu’une seule. Ce système matérialiste ne mène pas très loin. À la douzième pilule, le cœur flancherait ; avec douze tonnes, le bombardier ne pourrait plus décoller. L’homéopathe, lui, a renoncé à cette surenchère épuisante. Il ne croit pas à la vertu de la masse, mais bien à celle du retrait. Il prend un gramme de remède et le dilue dans cent litres d’eau ; puis il dilue un gramme de cette solution dans cent autres litres, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’à la énième opération on {p. 11} ne trouve plus trace du remède primitif, pas même une seule molécule. Il n’y a plus que de l’eau pure. Et cependant, cette eau n’est pas semblable à celle qui coule du robinet. Elle est modifiée par l’absence, on dirait presque par le souvenir. Elle a pris des propriétés toutes nouvelles du seul fait qu’on lui a retiré une substance qui d’abord lui avait été intimement mêlée. Vous voyez que l’homéopathie n’est pas un progrès sur la médication classique, mais un renversement total de ses notions. C’est la révélation d’un univers nouveau, où le moins va produire plus, et où l’intensité ne dépendra plus de l’accumulation, mais au contraire de la subtilité poussée jusqu’à l’évanouissement. De même pour la bombe atomique : ce n’est pas une arme perfectionnée, c’est l’intrusion d’une manière toute nouvelle de traiter le monde où nous vivons. J’admire que la plus grande explosion de l’Histoire n’ait pas été provoquée tout bêtement par la plus grande masse d’explosif jamais réunie in the world, mais au contraire par la scission d’un point imperceptible à l’ultra-microscope. Voilà bien {p. 12} l’événement, voilà la nouveauté, et l’une des grandes dates de la terre : ce n’est qu’un rien qui s’est défait.

Le docteur n’avait pas attendu que j’en fusse arrivé à cette formule frappante pour donner tous les signes d’une irritation incompressible. Il a fini par me traiter de littérateur, ce qui dans la bouche d’un savant signifie : prétentieux imbécile. J’ai répliqué que la technique littéraire comporte un procédé nommé comparaison, dont la portée échappe à la science vulgaire. J’ai méchamment ajouté que les médecins n’avaient pas lieu de le prendre de si haut, puisqu’ils sont notoirement incapables d’expliquer le rhume de cerveau, et bien entendu, de le guérir. L’argument ne vaut rien, mais il était minuit, et les rieurs sont allés se coucher chacun de son côté, et sur sa position.

Ce matin, le docteur a voulu se rattraper. Nous prenions le breakfast sur la jetée. Conduit semblait-il à deux rênes par une superbe blonde quasi nue et dressée sur ses skis dans l’écume, un canot moteur fendait l’onde et vint faire une large embardée tout près de {p. 13} nous. « Voilà la bombe anatomique ! » cria le docteur tandis qu’une vague submergeait la jetée, dispersant les assiettes et les œufs sur le plat. — Si vous me payez un nickel à chaque fois que cette plaisanterie sera publiée, lui ai-je dit, je vous parie mille dollars que je les gagne en un an.

Privés de petit déjeuner, nous avons vainement tenté l’analyse étymologique et comparée d’anatomie et d’atome 2.

Ma lettre vous paraîtra frivole, je le crains. Mais l’événement, il faut l’avouer, dépasse les limites de la décence. Il nous laisse comme privés de réflexes, moins inquiets qu’excités, et hilares par nervosité. Quelle que soit d’ailleurs l’attitude qu’on juge bon d’adopter en sa présence, il la ridiculise sans espoir. Puisse la disparition de mon sérieux habituel vous faire sentir, par homéopathie, la gravité de ce qui vient de se passer. Je ne la pressens encore qu’à peine, pour ma part.

{p. 14}

ii.
La guerre est morte §

Lake George (N. Y.), le 12 août 1945. §

On nous parle d’armistice depuis hier. Est-ce encore une de ces fausses nouvelles comme cette guerre en a vu tant, qui ne font qu’anticiper d’un ou deux jours sur la réalité ? La libération de Paris a été fêtée un soir à New York, démentie le lendemain, confirmée quelques jours plus tard. Effet manqué. C’était pourtant, d’une manière symbolique, la date capitale de la guerre. De même la victoire en Europe nous fut annoncée en deux temps, laissant la foule de Times Square perplexe. Cela n’est pas sans conséquences pour le moral de la population. Rien de plus malsain que de couper court à un élan de soulagement collectif, après des années {p. 15} de discipline et de souci. L’explosion vitale et délirante qui devait marquer la fin d’une ère, a fait long feu. On dit que les accidents de ce genre, dans divers ordres, sont souvent l’origine d’une névrose…

Mais cette fois-ci, prématurée ou non, la nouvelle de la fin de la guerre se trouve déclassée par la Bombe. Nous n’aurons pas de Onze Novembre, parce que nous venons d’avoir un Six Août, et que c’est à partir de la Bombe, non de la paix, que l’ère nouvelle sera comptée.

D’ailleurs, il s’agit moins de la naissance d’une paix que de la mort subite de la guerre. Car c’est la guerre en général qui vient d’être atteinte en plein cœur. Voilà qui me frappe bien davantage que l’aspect scientifique de l’invention, ou que l’aspect criminel de son application à trois cent mille Japonais non prévenus 3. La science ira beaucoup plus loin. Les morts seront oubliés dans une génération. Mais quelque chose d’irréparable s’est produit.

La principale victime de la bombe atomique a été la guerre, qui en est morte en trois jours. Sous sa forme militaire — c’était la {p. 16} guerre tout court — elle a moins de chances de renaître et moins d’avenir que les ordres de chevalerie.

Je ne dis pas que les conflits vont cesser ; que les forts vont renoncer à se montrer forts, ou les faibles à s’agglutiner pour les abattre ; que les classes vont se fondre, les frontières s’évanouir, les gangsters de tous ordres modérer leurs ardeurs ; que les microbes vont faire la paix avec les globules blancs, et les tigres devenir végétariens. Mais je dis que les militaires n’ont plus qu’à se consacrer aux sports. Que la guerre n’est plus leur métier. Et que par conséquent il n’y aura plus de guerre au sens classique et multi-millénaire du mot.

« Il y aura toujours des guerres » nous disaient-ils. Sans doute, mais ce ne seront plus les leurs, les « vraies », les héroïques, costumées et casquées, avec mouvements tournants, percées au centre, retraites stratégiques, mordant de l’infanterie, ordres du jour électrisants et grands chefs adulés par des effectifs considérables. Il faut en prendre {p. 17} son parti : l’ère des militaires a pris fin le 6 août à Hiroshima.

L’arithmétique élémentaire qui suffisait à combiner grosso modo des kilomètres, des bataillons, des trajectoires et des vitesses d’avions, fait place aux raffinements ultra-mathématiques de la physique post-einsteinienne. La question de compétence est tranchée sans réplique au détriment définitif des généraux, au bénéfice des « intellectuels à lunettes ». La bravoure, la prestance, la discipline aveugle, les grands coups de gueule, les traditions de corps, le génie du poker et la cravache, n’ont pas d’emploi dans les laboratoires. Les capitaines au grand cœur et les armées en bel arroi qui s’avanceraient avec une mâle vertu au-devant 4 de la bombe atomique, nous reviendraient après quelques minutes sous forme de buée légère. N’insistons pas : l’appareil militaire qu’ont chanté les Déroulède de tous les temps, appartient en principe aux musées, depuis le 6 août. Les Alexandre, les Condé, les Mac Arthur 5 et leurs troupes même motorisées, ne pourront plus servir, à l’occasion, que pour les combats 6 {p. 18} de rues, les petites guerres civiles et autres différends d’intérêt local, voire municipal, au titre de la police et des pompiers.

Il ne faut pas se dissimuler que ce déclassement brusque de la guerre va provoquer dans le monde entier un sentiment de vague et vaste frustration. (L’Europe sera plus touchée que l’Amérique). On ne se guérit pas facilement de l’ablation à chaud d’une coutume ancestrale, du goût des uniformes, du jeu des soldats de plomb, et de l’usage quotidien de métaphores guerrières, intimement lié, depuis Lancelot, à la sexualité occidentale. Quelles fêtes, quels carnavals mondiaux remplaceront désormais, pour nous et nos enfants, les « grandes parades » qui firent le principal de notre Histoire ?

Tel est l’un des problèmes psychologiques que pose au siècle la bipartition d’un seul atome. Il en est d’autres, dont nous avons parlé abondamment ces derniers jours : les maisons à hélicoptères vont rétablir le nomadisme ; les grandes cités deviendront mobiles — leur seule défense imaginable — et la circulation sera dégorgée dans l’invisible {p. 19} stratosphère… Quant aux voyages ? Ils vont mourir aussi, avec la poésie de la durée, de la distance et de la nostalgie. Jusqu’au jour où l’humanité, sur les traces d’un grand philosophe, découvrira ce luxe inouï : la lenteur au sein du silence. C’est la grâce que je vous souhaite.

{p. 20}

iii.
Le point de vue moral §

New-York, fin septembre 1945. §

J’ai quitté les bords de mon lac. J’ai perdu cette lenteur et ce silence aimés. Je doute de les retrouver jamais dans cet « âge atomique » dont tout le monde parle. Est-ce que la paix serait morte en même temps que la guerre ?

Vous me demandez comment a réagi l’opinion publique et privée. Eh bien, vous pourriez le prévoir, puisqu’il s’agit de l’Amérique : les uns ont adopté le point de vue de la morale, les autres celui de l’efficience. Pasteurs, évêques, popes, rabbins et curés ont adressé des lettres à leurs journaux. Leur opinion moyenne est qu’il est criminel non point tant de tuer, que de tuer en masses, et {p. 21} par des procédés nouveaux. Ce clergé parle au nom de beaucoup de non-chrétiens. Car il faut qu’on le sache en Europe : c’est avec une stupeur indignée, voire humiliée, qu’un grand nombre d’Américains ont accueilli la nouvelle de la Bombe. — Nous avons perdu la face, s’écriaient-ils, nous avons moralement perdu la guerre. Nous avons en tout cas terni notre victoire, et le prestige américain ne s’en relèvera pas.

— Pas du tout, disent les autres, nous avons abrégé la guerre, nous l’avons peut-être tuée, et nous avons sauvé un million de vies. Voilà du beau travail américain.

— Êtes-vous sûrs, répliquent les premiers, que c’est la Bombe qui a mis fin à la guerre ? Les Russes disent que c’est l’armée russe, rien qu’en se montrant. Les Japonais le nient, mais il est clair qu’ils ne cherchaient depuis des semaines qu’un prétexte honorable pour capituler. L’État-major dit qu’ils étaient à bout de ressources, et sans défenses sérieuses contre un débarquement. Notre presse s’est gardée d’insister sur les informations de ce genre.

{p. 22} — Mais si la Bombe a fourni le prétexte, c’est donc elle, pratiquement, qui a fait cesser la guerre ?

— Bien au contraire, nous pensons que la guerre allait se terminer de toute façon. La Bombe n’a donc servi que le Mikado, et c’est pour lui en fin de compte, pour sauver son auguste face, qu’on a tué des innocents, femmes et bébés par centaines de milliers.

— Que fallait-il donc faire à votre avis ? Détruire la bombe ? Feindre que les recherches avaient échoué ? Courir le risque de prolonger la guerre de quelques mois ? N’employer que les bons vieux procédés tacitement approuvés jusqu’ici par le clergé de tous les pays, comme les coups de baïonnette dans le bas-ventre et le lance-flamme qui grille son homme tout vif en trois secondes ?

Quelques-uns suggèrent après coup une méthode qui eût sauvé la morale en même temps que l’efficiency : pourquoi, disent-ils, n’avoir pas jeté la bombe sur une région dépeuplée du Japon, en invitant les seigneurs de Tokio à visiter les lieux dans l’heure suivante ? {p. 23} Ils auraient eu leur prétexte honorable, et nous aurions la conscience nette.

Mais certains, qui ne disent rien, ont l’air de dire : — Parlez toujours ! Le fait est que nous l’avons, la Bombe ! Et nous sommes décidés à en garder le secret.

Le Président, après quelques phrases pieuses, semble s’être rangé à cet avis.

Ainsi discutent les moralistes, les réalistes, et les cyniques (variété myope de l’espèce réaliste).

Le fait brutal, c’est que ce débat n’est pas à l’échelle de l’Histoire. Ce qui domine en vérité tous les esprits, ce n’est pas la question de ce qu’il eût fallu faire, mais bien de ce qui va nous arriver. Car personne, sérieusement, n’ose opiner qu’il était préférable de détruire la Bombe et tout le Manhattan Project. C’est peut-être humiliant, mais c’est ainsi : personne ne veut que l’événement soit oublié, supprimé, interdit à jamais. Nous sommes tous dans l’état du spectateur à l’approche du climax d’un bon film policier. Si l’on nous privait de la Bombe, je suis sûr que la déception surpasserait de beaucoup le soulagement. {p. 24} L’Histoire a parlé. Répondons. (Même si elle avait mieux fait de se taire). Bâtard ou non, l’âge atomique est né.

Vous me dites que l’expression est ridicule. Simplement parce qu’elle s’est vulgarisée ? Je la trouve juste, utile et nécessaire. Un âge, oui, c’est bien cela et ce n’est pas trop dire, si l’on songe aux transformations presque inimaginables qui vont se produire. Un âge de folie pure peut-être, mais c’en est fait, nous sommes embarqués. Et toutes nos discussions rétrospectives sont vaines. Il s’agit de faire face à ce qui vient, dans l’incompétence générale.

{p. 25}

iv
Utopies §

New-York, 13 octobre 1945 7. §

Allons-y, et imaginons ! Voici la base scientifique et officielle de quelques idées folles que je conçois.

La bombe d’Hiroshima, transportée par un B-29 volant à 550 km à l’heure, ne pesait pas lourd, comparée aux charges des bombardiers qui réduisirent Berlin. Un avion pourrait donc en porter une dizaine. Le gouvernement américain nous annonce comme « certaine » la fabrication d’appareils volant plus vite que le son ne se propage — vous ne les entendriez donc qu’après leur passage — c’est-à-dire jamais — et « capables d’attaquer n’importe quel point de la planète » en partant des États-Unis. On annonce au {p. 26} surplus que ce mode de transport sera rapidement supplanté par le catapultage stratosphérique. Paris détruit de New-York en deux heures, de Berne, de Bruxelles ou de Londres en cinq minutes, à partir du début de la guerre.

Le progrès, disait Baudelaire, consiste dans la réduction des traces du péché originel. La technique moderne préfère le mesurer à la réduction de la durée d’agonie d’une population. L’idéal de nos contemporains paraît bien être de mourir sans le savoir, et sans avoir le temps de dire ouf. À quoi l’on pourrait opposer le utinam notus moriar 8 du poète latin. Mais trêve de vains regrets. Nous sommes en pleine folie. Et je décide de m’y abandonner le temps de cette lettre.

Ce qui me stupéfie, c’est la paresse et la mollesse de l’imagination dans notre siècle. Une Emily Brontë qui ne savait rien du monde et qui n’avait pu vivre aucune passion {p. 27} véritablement partagée, de celles où l’être se consume et se consomme en s’engageant, nous donne les Hauts de Hurlevent 9. Mais nous qui avons connu par la persécution Hitler, Staline, et l’exil et la guerre, et le cinéma pour notre information si les camps ne nous ont pas eus, nous restons plus stupides qu’une vache au seuil de l’ère des miracles précis. Le xxe siècle est abruti sous trois rapports : le sens, l’esprit et l’imagination. Il s’est réduit à deux spécialités plutôt maniaques : le maniement de ses machines et de son argent. (Encore n’est-il pas trop brillant sur le second chef.)

La seule idée qui soit venue à nos experts en urbanisme, du moins la seule qu’ils aient osé communiquer, c’est de faire rentrer les villes sous terre. (Réflexe de honte, si j’en crois l’expression.) L’un d’entre eux imagine de creuser un grand puits sous le gratte-ciel nommé Empire State qui a quatre cents mètres d’altitude et cent étages. On le mettrait à la cave, pour la durée du raid. Solution aussi chère qu’absurde, car il y a tout à parier que la première bombe serait pour New-York, {p. 28} et mettrait hors d’usage en une seconde le mécanisme du rentrer sous terre. Je m’en tiens à la suggestion qui me venait à l’esprit dans une précédente lettre : la seule défense d’une ville est sa mobilité. J’entends bien : sa mobilité perpétuelle. Ainsi l’ennemi ne saura pas où viser. Nous voici condamnés au nomadisme. Mais après tout, si vous prenez les statistiques des compagnies de transport de ce pays, vous verrez qu’une fraction importante de la population se déplace continuellement. Le système de défense que je propose ne changerait guère cette condition. Simplement les maisons se déplaceraient, au lieu que ce soient leurs habitants. C’est une question de rails ou d’hélices.

Car je ne doute pas que nos constructeurs d’avions, utilisant l’énergie atomique, n’arrivent à transporter des maisons tout entières, verticalement et horizontalement, au-dessus des nuages et des tempêtes. On dispose un filet aux mailles d’acier, on embraye un hélicoptère, et voilà la maison qui s’envole cependant que les domestiques servent {p. 29} le dîner sans perdre l’équilibre et que la radio ne cesse de ronronner. Le lendemain on se pose en Floride, sur un terrain loué d’avance. (Querelle dans l’air de deux maisons qui prétendent se garer au même endroit).

Vous allez me dire : mais c’est affreux, nous n’aurions plus de racines nulle part ! Avez-vous remarqué que toute l’évolution, à partir du xixe siècle, n’est qu’un immense complot mondial pour couper nos racines paysannes ? La machine à vapeur, la concentration urbaine, l’avion, la « défense » contre la Bombe, tout va dans le même sens. On nous a tout d’abord invités ou forcés à quitter nos campagnes pour les villes. Ces villes, dont nous pensions devenir les paysans, seront les premiers objectifs de la bombe. Nous ne les abandonnerons pas pour si peu. Nous les transporterons à la campagne. Il n’y aura plus de campagne ni de centres urbains, mais une circulation perpétuelle sur la Terre et les Morts des autres 10.

Vous voyez que les relations humaines, sentimentales, sociales et politiques vont changer de nature radicalement, si toutefois {p. 30} l’Histoire dure encore (mais pour qu’elle dure, il nous faudra changer de gouvernants).

Si mes arguments, jusqu’ici, n’ont pas suffi à vous convaincre des possibilités illimitées qui s’ouvrent pour l’âge atomique, je copie à votre intention quatre petites nouvelles pittoresques : « Alamogordo (New-Mexico). La population est très excitée par l’annonce que les vaches rouges de la contrée sont devenues blanches à la suite de la première expérience d’explosion atomique au mois de juillet. » — « Carrizozo, (New-Mexico). Un chat noir est devenu à moitié blanc. Un cowboy du village de Brigham accuse l’Atome d’avoir fait grisonner sa barbe. » — « Boston (Mass.) Un savant prévoit qu’en jouant du piano, il pourra faire sauter une ville. » — « Washington D. C. Plus de cinq mille produits et procédés industriels d’usage immédiat ont été inventés au cours des travaux sur la bombe atomique dans l’usine de Oak Ridge, Tennessee. » — « San Francisco (Californie). Parmi les rescapés d’Hiroshima, plusieurs femmes naguère réputées stériles sont aujourd’hui enceintes. Les médecins américains estiment {p. 31} que le fait est dû à la fin des hostilités, plutôt qu’à la Bombe. » — « Alamogordo (New-Mexico). Des poules qui n’avaient pas pondu depuis des mois se sont remises à pondre après l’expérience de juillet. » 11

Mais ce ne sont là que des « faits », comme disent la science et les politiciens cyniques. Les faits sont les déchets de l’imagination. Et ceux que nous voyons aujourd’hui, et que nous étudions et mesurons, sont en réalité déterminés par l’angle obtus sous lequel nous approchons le réel. Changeons d’angle et le monde changera. Nous verrons d’autres « faits », nous trouverons d’autres « lois ».

À ce sujet, je vous envoie une petite parabole que je viens d’écrire pour un livre en préparation.

 

Le Moteur à fées12

Tout cela est très joli ! disait le Docteur, « mais quoi, la science reste la science, la seule méthode honnête, rigoureuse, éprouvée, d’analyse ou de construction. La seule {p. 32} utile, la seule qui réussisse et qui progresse. Vous semblez croire que nous sommes libres désormais de penser n’importe quoi, et que cela changera tout. Pardon ! La science produit des preuves que les superstitions seraient bien en peine de réfuter ou d’égaler. Elle guérit ! Elle invente des machines qui font déjà mille kilomètres à l’heure ! Elle vérifie par des faits éclatants, du genre de la bombe atomique, ses spéculations les plus « folles » ! Libre à vous de prendre pour but l’évocation des fées du Moyen-Âge : jamais une fée n’a fait tourner le moindre moteur. Nous vous laissons à vos enfantillages.

— Bien, dis-je, la preuve que la science n’est pas folle, c’est qu’elle nous permet aujourd’hui d’aller beaucoup plus vite qu’il y a cent ans. Voilà qui est sérieux, me dites-vous. Et voilà qui est utile, au surplus. Personne n’osant le contester autour de moi, je crois prudent de l’accepter. J’admets aussi que l’évocation des fées ne sert à rien et ne mène à rien… pour le moment.

Mais veuillez supposer maintenant que dans quelques siècles, les hommes cessent de {p. 33} trouver amusant d’aller plus vite, et donc commencent à se demander à quoi cela sert. Supposez que leur plaisir nouveau et principal soit d’évoquer quelque chose comme les fées, et qu’ils y arrivent après deux ou trois siècles d’application des bons esprits. Voilà le sérieux nouveau, l’utilité urgente. Ces fées donnent la paix du cœur dans la souffrance, inventent mille tours sentimentaux insoupçonnés de notre barbarie, créent l’immobilité dont le sous-produit nommé lenteur est vénéré par quelques sectes populaires, font de la mort une plaisanterie d’un goût sublime qui perd son sel à être répétée, étouffent d’une seule pensée les explosions cosmiques, etc. Libre à vous de prendre pour but la construction d’un moteur atomique : jamais un moteur atomique n’a évoqué la moindre fée. Nous vous laissons à vos enfantillages.

{p. 34}

v
Ni secret, ni défense §

New York, 16 octobre 1945 13. §

Les hommes d’État, les généraux, et quelques vulgarisateurs en mal d’idées, ont trouvé deux moyens d’esquiver la question posée par la bombe atomique. Ils essaient d’enchaîner le monstre avec des agrafes de dossiers : c’est un secret que nous garderons, c’est un dépôt sacré, disent-ils. Et sans l’avis d’aucun savant autorisé, ils parlent de défenses possibles, si toutefois on leur laisse le commandement.

Je leur oppose le meilleur analyste des choses militaires dans cette guerre, et le corps unanime des savants.

M. Hanson W. Baldwin 14 l’a fort bien expliqué dans le N.-Y. Times 15 : le seul et vrai secret de la Bombe atomique réside dans la {p. 35} puissance industrielle de l’Amérique. C’est assez dire qu’il n’est que temporaire. Quant au secret technique de la détonation, dans quelques mois les Russes l’auront, et les Français, ou les Danois peut-être.

Et je ne connais pas un seul physicien qui n’ait nié, expressément, et en toute occasion publique, devant les journalistes ou le Sénat, l’existence actuelle ou possible de la moindre défense effective contre un raid atomique par surprise.

Voici cependant l’état de l’opinion américaine en cette fin d’année 1945. M. Georges Gallup vient d’établir que 71 pour 100 des citoyens de ce pays « refusent de livrer le contrôle de la Bombe aux Nations Unies », cependant que la même enquête révèle que 65 pour 100 sont persuadés que « le secret ne peut être gardé ». D’où je déduis que la proportion des Américains raisonnables (j’entends capables de rapprocher deux idées et d’en tirer une conclusion logique), est entre 6 et 35 pour 100 16. Est-ce peu ou beaucoup pour un peuple ? Je n’en jugerais qu’après un essai en Europe.

{p. 36} Il est clair que l’opinion publique est égarée par sa foi dans la Science, que les savants sérieux ne partagent point. On parle de radars omniscients, et de rayons qui feraient sauter la Bombe tôt après son départ, chez l’adversaire. Mais quand bien même on inventerait ces procédés, leur mise en œuvre supposerait un état de mobilisation permanente qui, sous prétexte d’éviter la guerre, tuerait la paix. Une partie de la population serait employée à surveiller le ciel, l’autre partie à fabriquer les instruments et à payer les impôts nécessaires. Par crainte de mourir, plus personne ne vivrait.

La situation présente, en vérité, est bien plus folle qu’on ne l’imagine. Car non seulement nous sommes sans défense, mais encore le secret de la Bombe sera demain celui de Polichinelle, et enfin si quelqu’un nous attaque, nous ne saurons pas qui a tiré.

Supposez qu’un petit pays, disons la Suisse, manufacture une douzaine de bombes. Ce n’est pas une question d’argent comme on le croit — les grosses dépenses ont été faites par l’Amérique, pendant les recherches — {p. 37} mais d’ingéniosité et d’équipement technique, et vous savez que la Suisse possède tout cela. En fait, c’est à l’École polytechnique de Zurich que sont nés les travaux d’Einstein.

Supposez maintenant que ce petit pays, pour se tirer d’un mauvais pas, envoie deux ou trois bombes sur New-York. (Je prends l’exemple le plus invraisemblable, pour qu’on n’aille pas y voir je ne sais quelle allusion à des circonstances trop réelles.) L’Amérique ne doute pas un instant que les projectiles ne viennent de Russie. Il est trop tard pour échanger des notes et des coups de chapeau haute-forme. Voilà Moscou et Kiev en ruines dans les trois heures. Les Russes ripostent sur Détroit et Saint-Louis, et détruisent Londres par simple mesure de précaution. Et ainsi de suite dans le langage technique, cela s’appelle chain reaction. En vingt-quatre heures, l’Occident a vécu.

Un éclair tombant du ciel bleu — l’expression est devenue si vraie qu’elle a cessé de nous frapper. Une apathie étrange me semble s’établir dans les masses comme chez ceux qui les mènent. Les Trois Grands sont {p. 38} presque d’accord pour renouveler leurs petites discussions. M. Truman ajuste ses lunettes et veille sur son « dépôt sacré ». Le monde n’a pas de gouvernement. Je ne suis pas sûr que les nations en aient. Et nous restons les bras ballants, pensant aux achats de Noël…

J’ai trouvé quelques paires de nylons. Je sens que vous allez me répondre…

{p. 39}

vi
Le savant et le général §

Princeton (N. J.), le 24 octobre 1945 17. §

À une heure de New-York, à Princeton où je suis en train de m’installer, tout respire une paix claustrale. Les bâtiments de l’Université, en style néo-gothique d’Oxford, dernier confort, s’espacent dans des parcs dont l’automne encore tiède glorifie le luxe songeur. C’est dans ce cadre trop parfait, cette ambiance d’innocence, de sports et d’ombres vertes, que vivent et pensent quelques-uns des esprits qui auront le plus contribué à transformer la condition du siècle. Hier soir, au cinéma, un hello derrière moi, c’était N., l’un des as 18 du très petit groupe de mathématiciens et de physiciens qui a mis au point la bombe atomique. Tout à {p. 40} l’heure, devant ma fenêtre, un homme en sweater bleu et pantalon de flanelle passait les cheveux au vent — deux belles touffes blanches en désordre « génial » — et c’était l’un de mes voisins, Albert Einstein, le patriarche du nouvel âge, le Moïse de la Terre atomique. Il passe ainsi chaque jour, vers onze heures du matin. Quand il fait froid il porte un manteau noir. Sa chevelure m’indique la direction du vent, et son aspect met en fuite ma petite fille. À quoi pense-t-il ? De ce cerveau est sortie l’équation qui est en train de bouleverser le monde. Je me la répète chaque fois que je le vois : E = mc2. L’énergie est égale au produit de la masse par le carré de la vitesse lumineuse. On n’a jamais tant dit en si peu de signes. Mais je ne suis pas un physicien, et n’ai d’autre spécialité que de réfléchir aux conséquences générales des découvertes particulières, et aux liaisons humaines qu’elles affectent.

Comme partout en Amérique — mais dans notre réserve 19 d’intellectuels avec plus de compétence qu’ailleurs — la discussion sur l’avenir de la Bombe bat son plein. Bien {p. 41} entendu, l’opinion des savants domine tout. Leur mauvaise conscience les a rendus prudents et sages. Ils se sentent accusés sourdement d’avoir causé trois cent mille 20 morts et créé une menace planétaire. Aussi défendent-ils tous l’idée que la guerre des bombes serait la fin des hommes, et que le seul moyen de l’empêcher est un gouvernement mondial. Ils partagent mon avis sur l’inutilité des armées et des flottes de l’air ou de la mer, cependant que les généraux, les journalistes et les politiciens continuent de déraisonner comme un seul homme. Le New-York Times de ce matin fournit de nouveaux arguments, très puissants mais contradictoires, aux deux factions. Je dis puissants : les uns par la logique, le bon sens et le réalisme, les autres par l’autorité et les passions qui les soutiennent.

Voici d’abord l’opinion du chef suprême des forces américaines, le général Marshall. La bombe atomique, déclare-t-il, devant une commission parlementaire, loin de rendre l’armée superflue, ne peut qu’augmenter l’importance des troupes de terre. C’est bien {p. 42} l’avis qu’on attendait d’un général. Et il illustre sa pensée. « Supposez, dit-il, deux savants, l’un en Allemagne et l’autre à Washington. Chacun pèse sur un bouton, et une terrifiante explosion se produit dans le territoire de l’autre. Le processus se poursuit, jusqu’au jour où quelqu’un s’empare d’un des boutons : et voilà qui suppose une force armée. » Le général Marshall ajoute : « Les gens qui parlent d’une guerre purement technique oublient le fait qu’une pareille guerre exige des effectifs plus importants que par le passé. Il faut des troupes pour mettre les instruments en position, il faut des troupes pour s’emparer d’une île qui nous servira de base de tir. » Et il conclut que les conditions fondamentales de la guerre n’ont pas changé davantage qu’elles ne le firent lors de l’invention de la poudre. Mais trois colonnes plus loin, sur la même page du New-York Times, je lis ceci : « Le docteur Oppenheimer, chef du service des recherches atomiques à Los Alamos, a été interrogé hier par un comité du Sénat. À la question : « Est-il vraisemblable qu’un seul {p. 43} raid atomique contre les centres populeux des États-Unis puisse tuer 40 millions d’Américains ? », le savant a répondu : « Je crains que oui. »

Or ceci tue cela, me semble-t-il. Si impertinent qu’il paraisse de critiquer l’avis d’un militaire que le président Truman déclarait récemment « plus grand que tous les capitaines connus, y compris Alexandre », je pense que le général Marshall a tort, si le docteur Oppenheimer a raison. Mettons-nous dans la situation. Pour transporter l’infanterie et les chars nécessaires à la conquête d’une île ou des bases ennemies, il faudra plusieurs heures, sinon plusieurs jours. Or au moment où ces troupes partiront, un tiers de la population aura été tué. Pendant le voyage, un autre tiers subira probablement le même sort. Imaginons le moral de ces soldats. Ils sauront qu’ils ont peu de chances de recevoir des renforts et des munitions de leur pays, plus qu’à moitié détruit. Ils verront que la guerre n’a plus de sens humain. D’ailleurs l’île qu’ils iront conquérir {p. 44} sera déjà réduite en fine poussière, si l’ennemi n’est pas stupide.

Supposez encore que la Russie attaque l’Amérique par la stratosphère. Que peut faire l’infanterie américaine ? Attaquer ? Où et quand ? Se défendre ? Contre qui ? On dit : « C’est toujours l’infanterie qui termine une campagne en occupant le terrain. Mais dans le cas d’une guerre atomique, il n’est pas sûr, ni même probable, que l’agresseur juge bien utile de venir disputer à ses victimes des ruines encore radioactives. De même, si la Russie est attaquée par l’Amérique, ou encore si l’une des deux attaque l’Europe. Calculez les distances. Supputez le temps qu’il faut à un corps expéditionnaire pour les franchir, et les conditions dans lesquelles il s’ébranlera. Il a fallu deux ans aux Américains pour débarquer en Europe, et leur pays était resté à l’abri des bombardements. Même s’il leur faut seulement deux heures la prochaine fois, ils arriveront une heure trop tard.

Il se peut que le général Marshall, qui a su tout cela mieux que personne au monde, {p. 45} ait mystérieusement raison ; mais ce n’est certainement pas pour les raisons qu’il donne. Et pourquoi n’en pas donner d’autres, si elles existent ? La guerre n’a plus d’autres secrets que ceux de l’industrie, qui sont ceux de la science, qui n’a d’autre désir que de les publier.

Je maintiens que la guerre est morte, la guerre des militaires, la vraie.

Parce que nous avons passé l’âge des guerres considérées comme jeux réglés. Si l’un des partis en présence disait à l’autre : — Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! » il n’y aurait plus personne pour tirer en second, et retourner le feu, comme on disait naguère. Le général Marshall l’aurait-il oublié, lorsqu’il parle tout tranquillement d’« un processus qui se poursuit » ?

La discussion, comme on dit, reste ouverte. Souhaitons qu’elle le reste longtemps. Car il s’agit d’un problème dont la preuve, si elle était jamais administrée, ne pourrait plus intéresser qu’un auditoire brusquement raréfié.

{p. 46}

vii
Tout est changé, personne ne bouge §

Princeton (N. J.), le 28 octobre 1945. §

Vos objections à ma thèse sur l’armée et la mort de la guerre militaire, m’obligent à vous demander de relire mes lettres. J’avais tout réfuté d’avance. Mais je m’aperçois que votre attitude est plus sentimentale que réaliste, et qu’en vertu de cette disposition, c’est le ton de ma correspondance qui a seul agi sur vous, et non mes arguments.

Vous me reprochez d’exagérer, et de porter « à la légère » des jugements fort graves en vérité. Je crains que nous n’ayons plus la même notion du sérieux et de la gravité. Vous êtes encore pré-atomique. Ce n’est pas seulement un océan, mais toute une ère qui nous sépare… Non, c’en est trop ! Écoutez-moi, {p. 47} venez ici et regardez avec moi.

Quand je vois que tout est changé dans notre monde depuis Hiroshima, et que cependant les responsables du sort commun agissent exactement comme d’habitude, c’est-à-dire peu ou pas du tout ; quand je vois que le ciel bleu ne promet plus que la mort instantanée pour des millions, et que cependant le Sous-Comité judiciaire du Congrès américain discute encore la question de savoir si la guerre a pris fin légalement le 14 août ou le 2 septembre ; quand je vois les savants unanimes déclarer qu’il n’existe pas de défense imaginable contre un raid atomique, et que cependant les généraux réclament au nom de la patrie la conscription obligatoire ; quand je vois les ruines de l’Europe, et que cependant on y fabrique des armes et on y coud des uniformes, au lieu de rebâtir des maisons et de vêtir ceux qui sont nus ; quand je vois la guerre et que chacun s’y prépare ; quand je vois que tout le monde voit cela comme moi, et que personne ne hurle : aux fous ! hommes d’État, généraux, parlementaires, économistes, radoteurs {p. 48} à gages, ils sont tous fous, ne les écoutez plus ! — quand je vois que si je dis tout cela, les gens sourient et trouvent que j’exagère, eh bien, chère amie, je souris. C’est ma manière nouvelle d’être sérieux.

Voulez-vous que je pleure toute la journée, que je rugisse pendant la nuit, et que je dévore les tapis ? Voulez-vous que je prenne des airs ? Ou que j’écrive avec un style pesant de politicien et une logique de militaire des articles mesurés sur la folie du siècle ? Ce n’est pas une folie furieuse, hélas, il s’en faut de beaucoup. C’est une léthargie de l’âme accompagnée de bavardage sentencieux, qui rappellerait l’état de la société française à la veille de la Révolution. Tout le monde voit les abus, le danger imminent et l’incapacité des dirigeants. Mais quand on le dit, on provoque le sourire ou des mines vaguement étonnées. — Qu’avez-vous à mettre à la place ? — D’abord voyons clairement la situation. — C’est tout vu, nous y sommes, quel est votre système ? — Cherchons ensemble… — Oh l’ennuyeux ! Depuis le temps qu’on en parle de cette {p. 49} bombe atomique. Vous n’auriez pas d’autres sujets moins assommants ? — Littéralement, oui, n’importe lequel… 21 — Je vois que vous n’êtes pas trop sérieux.

Notez que je flatte beaucoup, dans ces répliques, mon interlocuteur fictif. En fait, le dialogue tourne court sur une allusion aux experts ou aux complexités de la politique, je n’y entends rien ni vous non plus, et j’ai des rendez-vous urgents.

Mon rendez-vous à moi est pris avec l’époque. Je vois que la mort en masse l’attend d’une heure à l’autre. Si elle s’en moque, que voulez-vous que je fasse ? Je vous écris pour m’amuser. Je pense que si vous êtes encore sérieuse et me reprochez ce ton « badin » — merci — c’est que vous n’avez pas bien saisi la situation, qui est la suivante :

Guerre. Les armées de terre et de mer seront privées de ravitaillement et immobilisées en moins d’une heure. Elles ne serviront donc à rien. Mais on vote des budgets militaires, on discute la couleur des parements, et l’Amérique parle d’établir la conscription obligatoire.

{p. 50} Politique. La victoire sur les totalitaires de nuance fasciste a mis au pouvoir dans le monde entier les totalitaires de nuance démocratique et soviétique. Quelques détails de terminologie les séparant encore, ils ont décidé de se battre, mais chacun pense que l’autre ne s’en doute pas. Ils parlent tous de paix, et se disputent des bases qui ne peuvent servir à rien, si ce n’est à faire la guerre. D’ailleurs, ils déplorent tous la dernière guerre, qui les a tellement affaiblis pour la prochaine.

Progrès. Un hebdomadaire américain a posé récemment la question : « Quel est le but de la science ? Faire sauter le monde ? Si les savants pensent vraiment ce qu’ils nous disent, le progrès scientifique est en vue de son terme. »

Vous trouvez que c’est le moment d’être sérieux ?

{p. 51}

viii
Un salon atomique §

Washington, le 3 novembre 1945 22. §

Cette capitale qui ne fait partie d’aucun des États de l’Union m’a toujours paru peu réelle : c’est comme une ville d’exposition qu’on aurait décidé de ne pas détruire. Je m’y perds régulièrement, cherchant d’un œil anxieux l’Obélisque, qui n’est même pas au centre. Faut-il vous donner toute la mesure du désespoir qui fond sur moi dès que je suis à Washington ? Je vous avouerai que je m’y réfugie dans les salons.

L’Europe avait des salons littéraires. À Washington, ils sont tous politiques. Celui d’où je sors, qui est l’un des mieux courus, est aussi le plus atomique. Parmi les sous-secrétaires {p. 52} d’État, les diplomates et les virtuoses, j’ai trouvé deux ou trois prix Nobel, très entourés.

— Une campagne atomique, disait l’un d’eux, orné d’une paire d’énormes sourcils blancs, laisserait environ 2 pour 100 de la population américaine, grattant la terre entre les ruines, pour y chercher sa subsistance.

— Comme c’est passionnant ! me dit une dame, really, I love him, he is perfectly dreamy !

J’observai que la panique de l’An Mil, dont on pouvait penser que la Bombe allait renouveler l’hystérie, ne paraissait pas dominer l’assemblée.

— C’est qu’on croyait alors, me dit le savant. Nous n’avons devant nous que des faits mesurables. Et cela tue l’imagination.

— Pensez-vous, dit une autre dame, que la Bombe puisse faire sauter la Terre ?

— Cela se discute… Certains de mes collègues ont envisagé l’hypothèse, et sont de l’avis qu’elle n’est pas improbable. D’autres, {p. 53} comme moi, pensent qu’on ne fera sauter que des tranches de l’écorce terrestre, comme si vous peliez une orange.

Les dames étaient ravies, les hommes pensifs. On eût dit qu’ils réfléchissaient. La conversation devint générale. Le savant se montrait plein d’humour. On n’avait jamais été plus plaisant à propos de massacres en masses. Ce que j’aime, dans le monde, c’est qu’on part quand on veut. À peine sorti, je me suis mis à réfléchir, et m’étant égaré comme de coutume, j’ai eu le temps de trouver une ou deux conclusions, avant la maison de mes hôtes, d’où je vous écris.

En fait, nous sommes devant l’An Mil. Tous les problèmes derniers nous sont posés, dans des termes urgents et concrets. Quel est le sens de la vie si elle finit demain ? Qu’est-ce que cette mort de l’homme causée par son génie ? Pourquoi l’intelligence conduit-elle au suicide, alors qu’elle ne croit pas à la survie, tandis que la foi des anciens temps redoutait une fin qui pourtant l’eût jetée dans l’Éternel ?

{p. 54} J’arpentais des avenues interminables, sillonnées de taxis bondés. Je me disais : on discute gentiment dans les salons la possibilité de faire sauter la planète. Les événements qui dépassent l’imagination — et la Bombe m’en paraît le modèle accompli 23 — n’intéressent ou n’inquiètent que superfi­ciellement. À vrai dire, ils amusent plus qu’ils n’angoissent. D’ailleurs l’idée d’un naufrage commun ou d’une explosion unanime nous paraît plutôt rassurante. C’est le danger ou le malheur individuel que l’on redoute, et dont on souffre, surtout par la comparaison avec la meilleure chance d’autrui. Or la Bombe détruirait probablement toute possibilité de comparaison. Les événements mondiaux ne nous saisissent que par les franges de notre vanité, ou par quelques répercussions accidentelles sur nos amours ou notre compte en banque. Rien ne laisse les hommes aussi indifférents que le sort de l’humanité, dont les chefs d’État parlent tant.

J’ai fini par trouver une place dans un taxi. Trois militaires, rentrant du Pacifique, s’y racontaient le détail de leurs campagnes. {p. 55} Aucun d’eux ne donnait l’impression de s’être battu pour l’idéal démocratique. Ils m’ont demandé le résultat du dernier match Armée-Marine. Je ne savais pas. Et j’étais en civil ! Voilà comment l’arrière trahit !

{p. 56}

ix
Paralysie des hommes d’État §

Washington, le 9 novembre 1945 24. §

Notre monde du milieu du xxe siècle est gouverné par ceux qu’on nomme les Trois Grands. Ils se composent d’un loup déguisé en mouton et de deux moutons vêtus de leur vraie peau. C’est donc au nom du Petit Père, et du Brave Garçon, et de l’Esprit bourgeois, que la Bombe doit être administrée. Notez que si elle ne l’est pas, quelqu’un va nous l’administrer. L’alternative est entre ces deux sens du verbe. Et soudain je me demande pourquoi ces trois messieurs paraissent impuissants à décréter les moyens d’une paix pourtant facile à concevoir.

Ne partagez-vous pas cette impression, avec les masses contemporaines : que les {p. 57} chefs responsables de notre sort sont en réalité irresponsables ? Et qu’ils usurpent le nom de gouvernants ?

J’essaye de me mettre à leur place. Staline voudrait la paix, car sa Russie blessée doit d’abord être reconstruite, mais il ne renonce pas aux plans de Pierre le Grand. Attlee voudrait la paix, car l’Empire blessé est en pleine expérience socialiste, mais il ne renonce pas à faire tuer les indigènes qui se révoltent à Java contre un impérialisme démodé. Truman voudrait la paix, car le commerce et l’industrie américains y trouveraient leur espace vital, mais il ne renonce pas aux barrières douanières, à la défense du capital d’abord, et à la peur (elle-même créatrice de conflit) d’un conflit avec la Russie. Sans doute sont-ils tous les trois convaincus qu’ils aiment la paix en général, et pour elle-même, et qu’ils détestent la guerre : pourtant ils s’y préparent. Ce qui domine en fait leur politique, c’est la vision de la guerre, non pas celle de la paix.

Ils agissent donc comme des irresponsables, provoquant ce qu’ils veulent éviter. Et {p. 58} le public a l’air de trouver cela normal — ou ne trouve rien.

J’essaye encore de les comprendre avant de les traiter de criminels, qui est pourtant bien ce qu’ils ont l’air d’être, quand on voit ce qu’ils vont faire ou laisser faire de nos vies.

Irresponsables moins par incapacité — ils suffiraient aux tâches courantes — que par le fait du problème posé, qui les dépasse comme la Bombe dépasse tout. Devant le monde à unifier, ils paraissent frappés d’un vertige. Ils ne voient rien. Cette absence de pensée est plus dangereuse que n’importe quelle pensée fausse. Mais comment pourraient-ils penser ? Simplement, pratiquement, ils n’ont pas le temps. Pourquoi ? J’en vois une raison simple. Parce qu’ils gouvernent leur nation, et que c’est assez ou même trop pour un homme, tandis que le problème est mondial.

La Bombe est un cas international, qui ne peut être résolu qu’à une échelle planétaire : or ces messieurs sont absorbés par la défense d’intérêts locaux dits nationaux, trente visites par jour, des inaugurations, des banquets {p. 59} et des nominations. Il est clair que pour gouverner les nations, la première condition requise est de n’être pas le chef d’une grande nation. Mais qui l’a dit, jusqu’à ce jour ? Chacun sait que l’arbitre d’un match n’est jamais le capitaine d’une des équipes. Qui l’a rappelé au sujet des Trois Grands ? Chacun sait que pour arbitrer la lutte entre les continents il faut d’autres talents et un autre savoir que pour équilibrer les Démocrates du Sud et ceux du Nord en présence des Républicains, tout en gardant un œil sur la gauche naissante, le Sénat, le Congrès, les fonctionnaires et la presse. Mais qui l’a dit au sujet de Truman ? L’Amérique est trop grande pour lui, et le voici chargé du monde en plus ! Ainsi d’Attlee et de Staline, bien que ce dernier me paraisse plus habile dans le grand art de prendre son temps 25. Je les plains. Cependant s’ils s’obstinent, je serai forcé de les traiter d’usurpateurs. L’incompétence des commandants en chef n’est-elle pas jugée criminelle par l’opinion publique de leur patrie, et parfois par les tribunaux ?

{p. 60} Je demande à mes amis américains : imaginez-vous ce pays conduit non par un cabinet fédéral, mais par les gouverneurs des 48 États de l’Union ? — Ce serait absurde, me disent-ils. — Eh quoi, c’est pourtant ce que nous offre, à quelques nuances près, le plan des Nations Unies. Vos États n’ont fait un pays qu’en unissant leurs peuples et non leurs chefs qui se sont effacés, devant un pouvoir nouveau, sorti du peuple…

Mais si l’on touche à l’idée de nation, voilà tous les visages qui se ferment, et les esprits en état de siège. Sommes-nous fous ? Allons-nous continuer ce jeu jusqu’à l’explosion de la Terre ? Allons-nous confier le destin de la planète à trois hommes surchargés, débordés, qui n’ont pas une minute pour réfléchir, et qui représentent les intérêts de leur nation, alors que c’est précisément aux dépens de ces intérêts que l’humanité pourra s’unir ? La fonction même de ces chefs d’État les disqualifie, en principe, pour l’entreprise dont ils se chargent, et les porte à la saboter. Leur métier même les rend inaptes à voir ce que le monde entier attend. Ils ne {p. 61} voient rien, c’est évident, car les visions de l’avenir naissent d’un loisir intense. Or ils ont à recevoir des députés 26.

Seule une cour internationale, formée d’hommes désignés par la voix populaire, et qui n’auraient pas d’autre affaire que de considérer la Planète, puis de traiter de haut avec les chefs d’État…

Mais c’en est trop pour aujourd’hui. Et cette lettre est déjà bien pesante. Avant que vous n’en receviez la suite, puissent les Trois Grands ne pas perdre la boule ! Car le fait est qu’il n’y en a qu’une de Boule, comme disait à peu près le regretté Wilkie 27, et qu’une erreur unique, désormais, pourrait la rendre folle à tout jamais.

{p. 62}

x
La tâche politique du siècle §

Princeton (N. J.), le 15 novembre 1945. §

Comme la paix, chère amie, serait monotone, s’il n’y avait pas les menaces de guerre ! Et que ferions-nous sans la Bombe ?

Depuis des mois, les grandes manchettes sur huit colonnes ont disparu de la première page des journaux américains. Libéré de la pression d’une actualité haletante qui renouvelait chaque matin depuis six ans ses énormes péripéties, l’esprit se sent soudain menacé d’ennui. Mais en même temps, c’est comme s’il s’éveillait d’une longue torpeur stupéfiée. Le temps de réfléchir est revenu. S’il n’y a rien dans le journal, cherchons dans notre tête. Nous y trouverons d’abord une {p. 63} grande question : qu’est-il donc sorti de cette guerre ? Quelles nouveautés ?

Aucune, répondent beaucoup. Rien que du négatif : l’écrasement matériel des Nazis, et des ruines.

Trois grandes nouveautés, répondrai-je au contraire. Le triomphe d’un régime. Une idée. Et une arme.

Ce régime, c’est la démocratie, que plus personne qui compte n’ose attaquer, et dont toutes les puissances dignes du nom se réclament aujourd’hui par les bouches officielles.

Cette idée, c’est l’unité des peuples de la planète, c’est le rêve d’un gouvernement planétaire, c’est la « pensée globale » comme disent les Anglo-Saxons.

Et cette arme, c’est la bombe atomique.

Or remarquez que la démocratie triomphante (en théorie), l’idée planétaire, et l’arme vingt mille fois plus puissante que toutes les autres, jouent dans le même sens, se prêtent appui, et se renforcent mutuellement. Voici comment.

Un gouvernement mondial court deux risques {p. 64} principaux : celui d’être trop faible pour gouverner effectivement, et celui d’être trop fort pour que survivent les libertés nationales ou régionales. Mais si ce gouvernement devient seul détenteur de la bombe atomique, il se voit doté du même coup d’une arme proportionnée à l’ampleur de sa tâche, qui est de faire la police des nations ; et d’une arme qui par nature serait démesurée pour un seul peuple, tandis qu’elle devient effective à l’échelle planétaire, précisément. Voici donc le danger de faiblesse écarté. D’autre part, le triomphe universel du principe démocratique fournit une garantie de contrôle des autorités élues, et diminue le danger d’un coup de force opéré contre le pouvoir international par une des nations constituantes : la guerre ne vient-elle pas d’éliminer les dictatures impérialistes ?

Ces trois nouveautés, ces trois grands résultats de la lutte dont nous sortons, semblent donc converger vers un seul et même but, indiquer une seule et même voie, une solution proche et définitive des conflits internationaux. L’idée, la nécessité et la possibilité {p. 65} pratique d’un gouvernement fédéral de la planète nous sont apparues simultanément. Elles se proposent à l’esprit avec tant de clarté qu’on est tenté d’y voir l’indication d’une fatalité : il n’est pas d’autre voie praticable, la raison nous pousse à la suivre, nous devons donc arriver très vite au but…

Telles sont les perspectives théoriques. L’Histoire n’en a pas connu de plus vastes, ni de plus pacifiantes. Mais l’Histoire nous apprend aussi que l’homme est stupide et mauvais, qu’il a peur de voir grand, et qu’il préfère en général ses vieux litiges locaux, qu’il appelle intérêts, à ses vrais intérêts, qu’il appelle utopies.

La grande tâche politique du siècle, dans ces conditions, paraît claire.

Il faut d’abord dresser devant les peuples une vision simple des possibilités d’union mondiale qui sont ouvertes désormais. Et il faut insister sans relâche sur le fait que cette solution revêt un caractère de destinée : tout nous y mène, et tôt ou tard elle s’imposera, malgré nous si ce n’est par notre action.

Ensuite, il s’agit de combattre les obstacles {p. 66} à cette union. Ils sont dans l’étroitesse de nos esprits, non pas dans la raison, ni dans les faits. Au premier rang, je ne manquerai de vous désigner le nationalisme en plein essor, contre-coup fatal de la guerre, et fièvre spécifique des grandes démocraties physiquement ou moralement déprimées. Je parle surtout pour vous, Européens, que je vois de loin si enclins à confondre la rigueur de l’esprit avec l’avarice de l’imagination, l’honneur d’une culture avec ses décrets d’exclusive, et la conscience de soi avec la méfiance d’autrui, voire l’hostilité et le mépris. Car c’est de toutes ces confusions que se nourrit le virus nationaliste.

Et maintenant, fâchez-vous et répondez.

{p. 67}

xi
Tous démocrates §

Princeton, le 25 novembre 1945 28. §

Vous n’avez pas donné dans le piège. Vous me répondez avec sérénité que l’Europe est prête à faire le bien, mais que des propositions aussi simplistes que la mienne méritent au mieux un sourire indulgent. « L’Amérique vous a contaminé » ajoutez-vous moins poliment. Et je relève dans votre lettre les termes attendus d’« idéalisme », d’« optimisme béat », de « fantaisies utopiques » et même de « ballyhoo » (je vois qu’un gars de New-York vous a donné des leçons de slang !) qui caractérisent l’Amérique aux yeux des réalistes de l’Europe. (Mais pour autant, ils ne se font pas faute de dénoncer l’impérialisme des marchands et des industriels yankees. Ils se tirent de la contradiction en répétant : « hypocrisie anglo-saxonne ». {p. 68} Et les Yankees ripostent : « mauvaise foi latine »).

Puisque mes théories politiques vous assomment, je vais vous raconter une histoire. Elle vous prouvera qu’en Amérique, on trouve parfois des occasions de penser aussi complexes et irritantes qu’en Europe.

Je fus ce soir visiter un ami, qui aime à se dire « un anarchiste catholique ». (Je le crois seul de son parti). Il avait l’air un peu nerveux. Voici notre conversation.

Moi. — Contre qui écrivez-vous aujourd’hui ?

Lui. — Je fais le plan d’une trilogie sur les trois grands régimes politiques de ce siècle. Je vais les caractériser par leurs armes ou méthodes favorites. Le livre s’intitulera donc : Crémation, Liquidation, Évaporation ! (Il prononça ces mots d’un ton rageur, qui me fit éclater de rire).

Moi. — Quel beau programme ! Avouez que nous sortons enfin des petitesses de l’ère bourgeoise, succédant aux ténèbres du Moyen-Âge. Car ces trois armes bien modernes correspondent à trois conceptions grandioses de {p. 69} la vie. La crémation, c’est la purification par le feu ! La liquidation, c’est la vie même, toujours fluente et circulante, le sang, les sèves ! Quant à l’évaporation atomique, eh bien, n’est-ce pas le symbole même de l’idéalisme : tout monte et s’épanouit vers le ciel ! Notez que dans ce système, la démocratie paraît supérieure au soviétisme et à l’hitlérisme.

Lui. — Je vous entends ! J’entends le Diable ! D’ailleurs on n’entend guère que lui dans ce siècle trois fois maudit. Je ne vois plus d’espoir sérieux nulle part. La faillite morale est universelle, chez les individus comme sur le plan international.

Moi. — Pas d’accord ! Je distingue un espoir. Des trois régimes dont vous parliez, l’un est écrasé. Les deux qui restent, et qui se partagent le monde, se déclarent formellement démocrates. Donc, nous voici tous démocrates, dans le monde entier, exception faite de deux pays de langue espagnole, que nous appellerons secondaires. Et voici mon espoir, dans cette situation : c’est qu’au lieu de défendre la Démocratie, en bloc, et comme {p. 70} une étiquette, contre ses adversaires déclarés, nous allons enfin pouvoir, entre nous, discuter le contenu véritable de la démocratie, sans passer aussitôt pour des fascistes.

Lui. — Autant dire que votre mot démocratie a perdu tout son pouvoir ! Une étiquette qui s’applique à tous les partis et à toutes les nations du globe ne signifie plus rien. Ou bien c’est un mensonge et une hypocrisie. Je vais vous en donner un exemple. Les Soviets qui se disent démocrates dénoncent la Suisse, qui est la plus vieille démocratie du monde, et la traitent de « fasciste » parce qu’elle répugne, entre autres, à la nationalisation des banques. Les Suisses peuvent répondre que cette mesure est précisément celle qui fut prise en premier lieu par les États fascistes, aussi bien que par les Soviets et par les socialistes anglais.

Moi. — Voilà le problème embrouillé à souhait, et je vous vois sourire diaboliquement, à votre tour. Mais nous sommes peut-être d’accord, en réalité. Puisque tous sont devenus « démocrates », dans le monde de 1945, nous pouvons parler d’autre chose. {p. 71} Nous pouvons porter notre effort, désormais, non plus sur la défense d’un mot, d’un terme vague que plus personne n’attaque, mais sur la définition d’une réalité que ce terme symbolise et parfois dissimule : Qu’est-ce que la liberté ? Et cela nous amènera bientôt à nous demander : Qu’est-ce que l’homme ? C’est le vrai débat. Si nous le reconnaissons, nous aurons fait un grand progrès, le seul peut-être que la guerre pouvait permettre…

Lui. — Mais avouez qu’aussi longtemps que vos hommes d’État démocratiques n’auront pas abordé ouvertement et sincèrement ces deux questions fondamentales, l’étiquette « démocratie » ne signifiera rien du tout. Ou bien elle servira d’excuse et de prétexte cousu de fil blanc ou de fil rouge aux politiques les plus contradictoires et parfois les plus tyranniques.

Moi. — Je l’avoue.

 

Je suis sorti de là pour vous écrire. La prochaine fois, j’aurai sans doute réfléchi sur la liberté. N’est-ce pas le problème numéro un de notre temps ? Car les problèmes se posent quand les choses s’en vont…

{p. 72}

xii
Les quatre libertés §

30 novembre 1945 29. §

Puisque j’ai pris une espèce d’habitude de vous entretenir des lieux communs qui enchantent notre âge, comme la Bombe, la Guerre et la Paix, la Démocratie et le Gouvernement du Monde, vous ne m’en voudrez pas de revenir aujourd’hui sur le thème des Quatre Libertés. Sans doute vous autres réalistes européens jugerez-vous le sujet bien démodé : vous avez l’esprit si rapide, si vite occupé d’autre chose. Et l’Amérique a la mémoire si courte : cela produit parfois les mêmes effets… Les Quatre Libertés n’en furent pas moins le but de guerre idéal des Nations Unies, comme elles restent l’idéal officiel de la paix. Mais j’ai remarqué qu’assez {p. 73} peu de personnes sont capables de les énumérer. Il semble qu’on se soit battu pour quelque chose qui n’était pas trop clair, ni bien facile à retenir dans l’esprit… Vous rappelez-vous ? C’était Roosevelt qui les avait énoncées le premier au début de 1942 dans son discours sur l’état de l’Union : freedom of speech, freedom of religion, freedom from want, freedom from fear, ce qui se traduit un peu malaisément dans notre langue par liberté de parole et de religion, libération de la misère et de la crainte.

Donc les Nations Unies ayant gagné la guerre, il est temps de nous demander quel est l’état présent des libertés qui faisaient l’enjeu de la lutte.

La deuxième, celle du culte ou de la religion, paraît en bonne voie de s’établir dans les pays récemment libérés, de même qu’en Russie soviétique et au Japon. On brûle encore, à l’occasion, quelques églises protestantes au Mexique, mais, dans l’ensemble, la situation n’est pas mauvaise. J’ignore d’ailleurs si ce progrès doit être attribué à moins de fanatisme de la part des masses religieuses, {p. 74} ou à plus d’indifférence de la part des masses « éclairées », comme disent leurs chefs.

Quant aux trois autres libertés, voici le tableau : la liberté de parole se voit partout mise en échec par des censures officielles ou commerciales, la misère règne, la police règne, et les vainqueurs eux-mêmes vivent dans la peur les uns des autres. Quant à la Bombe, elle a multiplié par vingt mille la liberté de craindre le pire à chaque instant.

Tout cela, nous disent non sans raison les gouvernants, n’est que le résultat déplorable mais fatal de la guerre. (Étrange activité qui « fatalement » prolonge ou aggrave les tyrannies qu’elle avait pour seul but d’écraser. Mais ceci est une autre histoire.) Ma génération est-elle donc condamnée à subir au double ou au triple tout ce qu’elle s’est épuisée à combattre ? Doit-elle accepter de se passer d’au moins trois libertés sur quatre, avec l’espoir que ses enfants les recevront plus tard — données par qui ? Sommes-nous voués à l’esclavage d’État par nécessité matérielle ?

{p. 75} Vous m’en voudrez de poser ces questions, parce qu’elles ne paraissent comporter que des réponses amères et humiliantes, si l’on reste au niveau des faits, des dures nécessités, des ruines. Or le rappel des fameuses quatre libertés nous y rabat impitoyablement, par la comparaison qu’il nous oblige à faire de l’idéal et du présent.

Je propose donc que nous changions ce qui peut être immédiatement changé : notre idéal, en attendant le reste. Je propose que nous remplacions la revendication des quatre libertés pour le moment inaccessibles, par une affirmation unique de Liberté indivisible, qu’il ne dépend que de nous de saisir à l’instant. Il n’y a pas quatre libertés. Il n’y a que la liberté, ou non. Je le prouverai par une parabole.

Je connais certains hommes qui jouissent en fait des quatre libertés susdites. Une : ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent à leurs voisins ; deux : ils reçoivent gratuitement les secours de la religion de leur choix ; trois : ils n’ont plus à se préoccuper de leur subsistance ; quatre : ils sont solidement protégés {p. 76} contre tous les périls extérieurs. Ce sont les détenus des prisons américaines. (On leur donne même des séances de cinéma.)

La liberté ne peut être détaillée ni débitée en tranches : elle est vivante. Elle ne peut pas non plus être donnée. Elle exige d’être affirmée sur le champ, et coûte que coûte, quels que soient les obstacles. Il y aura toujours des obstacles. Ceux qui ont peur d’être libres en feront leurs prétextes, comme l’ont fait les Allemands sous l’hitlérisme.

La liberté fondamentale dont tout dépend, c’est celle de se réaliser personnellement. Or nous ne pourrons jamais la recevoir d’autrui. Sans elle, les autres libertés ne comptent guère. Par elle seule, elles peuvent être conquises. Nous l’affirmons et nous la démontrons par notre lutte contre toutes les « nécessités » qui s’y opposent sans relâche. Et cette lutte est toujours possible. Cette Résistance ne fait que commencer. Mais si nous décidons que les obstacles à l’exercice de notre liberté sont fatals, nécessaires et surhumains, aussitôt nous les rendrons tels, aussitôt nous cesserons d’être libres. Et l’État {p. 77} aura tous les droits, puisque nous lui laisserons tous les devoirs.

Ce qu’il nous faut, ce n’est pas d’abord un monde bien arrangé autour de nous. (Les prisons sont bien arrangées). Ce qu’il nous faut pour être libres, uniquement et tout simplement, c’est du courage.

Car nous sommes libres, si nous sommes prêts à payer le prix de la liberté, qui sera toujours : payer de sa personne. Un homme libre, c’est un homme courageux, non pas un homme qui aurait reçu (de qui ?) trois ou quatre ou trente-six libertés. On entend dire « X est un esprit libre. » De qui tient-il sa liberté ? Ni de l’État, ni de la révolution, ni des soviets, ni de la démocratie, et surtout pas de leurs experts. Il la tient de sa vision seule et de son courage à lutter pour la joindre. Lénine sous le tzarisme était plus libre qu’un membre du parti communiste sous Staline. Et George Washington était plus libre qu’un citoyen américain qui tourne le bouton de sa radio. Ils combattaient.

Et nous ? Nous ne serons libres dans la paix que si nous combattons encore.

{p. 78}

xiii
La pensée planétaire §

7 décembre 1945 30. §

Que je n’ai pris de front presque aucun des problèmes ? (Vous pensiez, je le suppose, à la démocratie.) Et que je m’amuse à jeter des pelures d’orange sous les pas solennels des Lieux Communs ? Oui, chère amie. N’oubliez pas qu’ils risquent de nous écraser. Mais vos critiques ne sont jamais perdues pour moi. Elles reflètent fidèlement les « mouvements divers » que j’observe parfois dans le public d’aujourd’hui : car il se féminise rapidement. La légèreté l’inquiète, ne serait-elle pas cynique ? Le sérieux l’endort vite. Mais il respecte la technique, aveuglément. Et qui saura jamais pourquoi il s’écrie tout d’un coup : « Comme c’est profond ! » Dites-moi {p. 79} si tout cela n’est pas très femme ? Et maintenant je vous parlerai de la planète.

Le xxe siècle est en train de découvrir ce qu’on savait depuis un certain temps mais qu’on n’avait jamais très bien compris, à savoir que la terre est ronde. D’où il résulte, entre autres conséquences, que si vous tirez devant vous avec une arme assez puissante, vous recevrez le projectile dans le dos, au prochain tour. Cette figure signifie quelque chose d’important : c’est que tout le mal que nous faisons à nos voisins nous atteindra bientôt nécessairement, si nos moyens passent à l’échelle planétaire. La flèche servait à la guerre des villages ; le fusil à la guerre des provinces ; le canon à la guerre des nations ; et l’avion à la guerre des continents. Voici la Bombe, à quoi servira-t-elle ? À la guerre planétaire, c’est-à-dire : à une guerre qui nous atteint tous, et que nous ne faisons donc qu’à nous-mêmes. Les dimensions de la communauté normale, pour une époque donnée, me paraissent pouvoir être mesurées à la portée des armes connues dans cette époque. (Vous avez ici les prémices d’une théorie {p. 80} sociologique flambant neuve). À l’arme planétaire correspond donc une communauté universelle, qui relègue les nations au rang de simples provinces.

Laissez-vous entraîner quelques instants dans ce jeu gravitant des symboles : la Terre, le Globe, la Boule, la Tête, la Bombe, et l’Unité considérée partout et de tout temps comme objet rond, pomme, sphère ou sceptre d’or, que ce soit l’Univers, ou l’Empire, ou l’atome. Ici les extrêmes se reflètent. Le microcosme répond au macrocosme. Si notre siècle arrive à digérer et intégrer cette pensée-là, il aura fait une révolution bien plus grande que la Renaissance.

Il semble que la dernière guerre, j’entends celle de 39-45, a beaucoup fait pour éveiller dans les nations le sentiment de leur relativité. La guerre de Chine, cette plaisanterie de chansonniers du temps de Montmartre, intéressa pendant dix ans, directement, la vie courante des habitants des Amériques Nord, Centre, Sud, et de l’Asie, c’est à dire la moitié du genre humain. L’autre moitié en subit les effets moins directs, mais pourtant {p. 81} notables : les Français eussent mieux mangé, en 1944 et 1945, si les cargos alliés n’avaient été trop occupés dans le Pacifique. Les Anglais eussent peut-être voté différemment. La solidarité pratique des différentes parties du globe est un fait durement établi au niveau de notre existence matérielle. Avant qu’elle puisse devenir un fait de droit, il nous faudra probablement passer par une étape intermédiaire, qui est celle du fait psychologique : la formation d’une conscience planétaire.

Nous retardons, il n’y a pas de doute, nous retardons sur nos réalités. Nous poursuivons nos existences provinciales, Londoniens, Madrilènes, Parisiens ou Romains, avec nos clans, nos écoles, nos partis et nos disputes centenaires ou quinquennales, avec nos allusions perfides ou flatteuses qui perdent pointe et sens si l’on se déplace un peu, disons à quelques heures d’avion.

Ce n’est rien de traduire une langue : les problèmes nationaux restent intraduisibles pour qui ne peut y aller voir et sentir. Et notre époque n’est pas celle des voyages, mais {p. 82} seulement celle des « missions » comme on dit. Une mission ne se promène pas, ne voit rien, n’a pas de temps à perdre. C’est un raid. Nous n’apprendrons rien. Cependant qu’un beau jour le paysan normand et le boutiquier de Lyon ne pourront plus boucler leurs comptes parce que les noirs se seront révoltés en Caroline du Sud ou à Harlem ; et les mineurs du pays de Galles n’auront plus de viande pendant des mois, parce que les péons d’Argentine se seront enfin organisés contre les grands estancieros. Vous pourrez toujours essayer d’expliquer aux victimes de la crise que ce n’est pas la faute du député local ni de « l’hypocrisie américaine ».

Que faire ? Tout le monde ne peut pas tout savoir, encore moins tout voir et tout comprendre. Les problèmes les plus angoissants de nos compagnons de planète restent pour nous terres inconnues, et psychologiquement inexplorées. Hic sunt leones inscrivaient les géographes du Moyen-Âge dans les grandes marges de leurs cartes de l’Europe. Et pourtant nous sommes destinés à découvrir un jour que ces lions sont des hommes, qui d’ailleurs {p. 83} nous prenaient nous aussi pour des lions. (Il ne manque pas de Persans pour se demander : Comment peut-on être Français ?)

Je parlais d’une conscience planétaire. C’est sa nécessité qu’il faut d’abord sentir. Et qu’aussitôt la presse et la radio, le cinéma surtout l’éveillent et la propagent, sous de larges rubriques créant un appel d’air. Ce n’est pas une question d’information d’abord, vous m’entendez, mais de sens, de vision, d’ouverture de l’esprit… Forçant à peine, je dirais : c’est d’abord une question de poésie. Est-ce un hasard si, parmi tous nos écrivains, ceux que je vois manifester le sentiment le plus direct et le plus contagieux de la planète sont précisément deux poètes : le Saint John Perse de l’Anabase et de l’Exil, et Paul Claudel, notre grand écrivain « global » ? Dans leur prose et dans leurs longs versets, quel qu’en soit le sujet allégué, nous avons pour la première fois senti, sous le drapé d’un français riche et pur, battre le pouls mesuré de l’Asie, le cœur violent des Amériques.

{p. 84} Et que dire de 31 ce grand joueur de Boule que fut « Saint-Ex ». À Dieu ne plaise que j’oublie jamais celui qui le premier me parla de la Planète comme d’un amour et d’une angoisse intime, sinon qu’il fut lui aussi un poète, dans ses actes et par sa vision ? 32

{p. 85}

xiv
Problème curieux que pose le gouvernement mondial §

10 décembre 1945 33. §

Vous me dites que ce n’est point par mauvaise volonté, mais que vous avez grand peine à vous représenter « pratiquement » un pouvoir mondial, et à vous en former une image convaincante. Voici comment j’explique, pour ma part, cette difficulté que nous éprouvons tous.

Un cabinet privé de ministère des Affaires étrangères nous paraît comme puni et humilié ; et sans ministère de la Guerre, il nous paraît dépourvu de sérieux. Or le gouvernement mondial devrait se passer de ces deux ministères, en vertu de sa définition. De plus, {p. 86} comment imaginer un pouvoir digne de ce nom, s’il ne trouvait personne en face de lui avec qui échanger des notes ? Personne à craindre, personne à menacer ? Personne à qui répondre que l’honneur du pays est en jeu, qu’on ne cédera plus d’une ligne, etc. ? Pour tout dire, pas de voisins, donc personne à qui faire la guerre ? À quoi cela ressemblerait-il ?

Les nations et leurs gouvernements ne se posent qu’en s’opposant. C’est la menace extérieure qui « cimente leur unité », qui « galvanise leur énergie », et qui provoque ces magnifiques mouvements « d’union sacrée » où chacun s’écrie dans sa langue « right or wrong, my country ! »

Mais le gouvernement mondial, où trouvera-t-il cet Autre indispensable à son prestige ? Je parie que vous venez de penser à la planète Mars, et à une guerre possible contre les Martiens ? Ne me dites pas non : votre première idée a été de supposer une guerre. Et cela pour essayer de vous mieux représenter ce qu’un pouvoir planétaire pourrait bien faire de ses dix doigts…

{p. 87} Pas de nations sans guerres avec d’autres nations. Je perdrais mon temps et le vôtre à fonder en logique, et dans l’Histoire, cette relation que le premier venu peut détecter, dans sa conscience, et sans autre instrument qu’un peu de sincérité.

Les nations produisent les guerres, les guerres produisent les nations, et les unes sans les autres ne seraient pas imaginables. Si vous me dites maintenant que c’est mon gouvernement mondial que vous ne voyez pas — car il supposerait une sorte de nation unique, sans voisins, donc sans guerre possible — cela revient à dire que c’est la paix elle-même que vous ne voyez pas. Je dis vous, et je m’en excuse. Vous représentez ici l’humanité. Notre condition malheureuse veut que nous ne sachions imaginer le bien que par contraste avec un mal dont nous souffrons. Autrement, le bien — ou la paix — n’est à nos yeux qu’une fumée, une abstraction, c’est-à-dire, soyons francs, le comble de l’ennui, si ce n’est pas une « utopie dangereuse »…

À propos de cette dernière expression, {p. 88} avez-vous remarqué qu’on l’emploie de préférence pour dénigrer des projets de paix ? Pour qui sont-ils donc si dangereux ? Avez-vous également remarqué que les militaires qui prennent la plume (comme ils disent) ont coutume de dénoncer sous le nom d’« éléments de désordre » les partisans de la paix en général ? Ces gens-là leur paraissent, évidemment, d’une moralité douteuse. Quant aux lance-flammes et aux bombardiers lourds, et quant à ceux qui donneront le signal de les utiliser au service des nations, gouvernants tout d’abord et généraux ensuite, ils représentent les « éléments d’ordre », à n’en pas douter. Il suffit de voir l’état présent de l’Europe.

J’ai cru longtemps que la guerre était le pire désordre imaginable à notre époque ; et que ceux qui la tenaient encore pour une nécessité, voire pour une vertu, étaient les véritables éléments de désordre ; et que l’utopie la plus dangereuse était la théorie de la souveraineté sans limite des nations. C’était trop simple. Un colonel de cavalerie à qui vous fîtes imprudemment lire ma lettre sur la mort {p. 89} de la guerre 34 m’écrit que je suis un primaire. Il m’assure que « à chaque guerre, nous, cavaliers, avons prouvé que nous savions nous battre », ce qui est bien la preuve que j’ai tort, et d’ailleurs de n’importe quoi. Il ajoute que ma lettre, dans sa forme, est « nettement péjorative vis-à-vis de l’armée, de la cavalerie en particulier » et que « les manieurs de cravache et joueurs de poker ont sans exception sauvé l’honneur en 1940 » ; bref que je suis un « élément de désordre ». (Je joins ses lignes aux miennes, pour vous prouver que je n’invente pas).

Ce colonel m’a donné une idée. En reposant sa lettre je me suis écrié : « Vivement la Bombe ! Suprême élément d’ordre ! » Et ne croyez pas que je plaisantais. Car la Bombe seule peut nous débarrasser des armées, des souverainetés nationales, et de l’anarchie qu’elles entretiennent sur la planète. Je dis que la Bombe peut nous en délivrer de deux manières : soit en faisant sauter le tout, soit en nous forçant d’ici peu à fédérer {p. 90} les hommes au-delà des nations. Vous cherchiez l’Autre contre qui s’unir ? Il nous fallait une menace planétaire pour provoquer l’union sacrée du genre humain ? Eh bien, madame, si j’ose le dire : vous êtes servie.

 

{p. 91}

xv
L’État-nation §

18 décembre 1945 35. §

Non, je n’en veux pas un instant à votre ami le colonel. Dites-lui que je respecte la cavalerie : elle a fait ses preuves sous Murat. Je ne parlais du poker qu’au figuré. Enfin, il semble qu’il n’ait rien compris… Mais revenons au xxe siècle.

L’idée que les nations puissent perdre leur souveraineté et leurs armées vous attriste visiblement. Vous avez l’impression que la civilisation et la culture y perdraient quelque chose de précieux. Nous serions tous fondus dans un magma informe de races, de langues, de religions et de coutumes, et toutes les différences qui font le goût de la vie s’évanouiraient sous vos beaux yeux…

{p. 92} Rassurez-vous. Je n’appelle pas le chaos. Je cherche un moyen de l’éviter, ou plutôt d’en sortir un peu, car nous y sommes déjà bien engagés. Ce sont les guerres qui le produisent. Et ce sont les nations qui produisent les guerres… Mais je vois que ce mot de nation a créé entre nous une équivoque. Il a deux sens bien différents. Je n’ai parlé que du mauvais, jusqu’ici, parce que c’est de beaucoup le plus courant. Essayons de les distinguer.

Ce qu’il y a de plus précieux dans les nations, ce qui fait leur véritable originalité, n’est pas défini par leur souveraineté absolue, n’est pas limité par leurs frontières, et ne saurait être défendu par leurs armées. En effet, supprimez ces trois éléments qui composent l’idée moderne de nation, et les nations réelles subsisteront intactes, comme membres du corps de l’humanité, comme foyers de rayonnement, et comme communautés de gens apparentés, soit par leurs traditions, soit par leurs idéaux, c’est-à-dire par destin ou par choix.

Croyez-vous sérieusement que les Français {p. 93} cesseront de parler français, de créer leur culture, et d’habiter paisiblement leur terre si la France renonce un beau jour, en même temps que toutes les autres nations, à son armée, à ses douaniers, et à son ministère des Affaires étrangères ? Et ne pensez-vous pas que si le gouvernement français n’a plus rien d’autre à faire qu’administrer le pays, il sera un meilleur gouvernement ? (Je vous pose ces questions simplistes pour répondre à vos craintes vagues.)

Ce qui détruit aujourd’hui les nations, dans le sens valable et fécond de ce mot, c’est qu’elles tendent à se confondre avec l’État, et c’est la volonté qu’ont les États-Nations ainsi formés, de se rendre autarciques en vue de la guerre, soit qu’ils redoutent ou souhaitent cette éventualité. L’État détruit nécessairement l’originalité d’une nation, lorsqu’il prétend réglementer ses énergies d’après un modèle uniforme, qu’elle soit latine ou anglo-saxonne, socialiste ou capitaliste. Ce modèle est celui de l’État totalitaire, qui est l’État de guerre en permanence.

Ainsi l’ennemi des nations, c’est l’État ; et {p. 94} leur sauvegarde serait le gouvernement mondial. Ceux qui pensent que c’est tout le contraire prennent le mot de patrie dans le sens de nation, le mot nation dans le sens d’état, le mot état dans le sens de souverain, dont ils font finalement un dieu, créant d’horribles confusions d’idées qui se terminent en carnages périodiques.

Autre exemple. Pourquoi n’est-il question que de « nationaliser » tout ce qui peut l’être à l’intérieur des frontières, au lieu de multiplier les échanges internationaux, comme le bon sens et l’économie l’indiqueraient ? C’est parce que certains pays ont préféré payer le prix exorbitant de l’autarcie, plutôt que de se mettre hors d’état de faire la guerre, en se liant à des économies voisines.

Mais remarquez l’hypocrisie du terme « nationaliser ». On n’ose pas dire « étatiser ». On veut encore tirer parti du prestige qui s’attache à l’idée de nation… En fait, on étatise la nation.

Que penser de ces États-Nations, de plus en plus nombreux, qui se referment sur eux-mêmes et sur leur budget militaire, qui se {p. 95} bardent de protections à la frontière, comme autrefois, en attendant que la Bombe vienne volatiliser leurs centres vifs en une seconde, négligeant les armées purement décoratives ?

Vous me direz que la France, par exemple, est entrée dans la voix de l’étatisme parce qu’elle veut la justice sociale, et que cela n’a rien à voir avec la préparation à la guerre. Sans doute, mais je parlais moins des motifs que des effets inéluctables. Le désir de justice sociale est une noble passion, la socialisation de l’industrie est une mesure économique partiellement souhaitable, mais je ne leur vois de commun, a priori, que trois syllabes. Cependant l’on revendique la socialisation parce qu’elle contient ces trois syllabes sacrées, et l’on traite de fasciste celui qui demande à voir. (La prochaine fois que vous oserez me dire que le Social Register de New-York n’est qu’un Bottin mondain, je vous dénonce dans l’Humanité.) Vous sentez que je ne prends parti ni pour ni contre la socialisation. Je note seulement qu’on prend parti sans en savoir plus que moi, et à cause de trois syllabes. Et que l’on {p. 96} confond socialisation et nationalisation pour masquer le fait qu’il s’agit d’une étatisation. Je n’en ai qu’au cadre national.

Introduisez dans cette broyeuse automatique qu’est l’État-Nation de la démocratie ou du marxisme, des idées libérales ou du planisme, ou même une belle passion de la justice sociale, le résultat sera le même à l’autre bout, vous obtiendrez du totalitarisme en bâtons et une grêle de coups. Je suis sérieux. Le socialisme, non pas en soi, mais construit dans le cadre national conduit nécessairement à l’État totalitaire, donc à l’état de guerre larvé ou déclaré, qui est le pire des crimes sociaux.

On ne sortira de ce cercle vicieux qu’en supprimant ce qui permet la guerre, ou la provoque, c’est-à-dire en désintégrant le carcan des États-Nations. Par quel moyen ? En remettant le soin de diriger les affaires internationales à des hommes qui ne représentent pas les nations, mais l’humanité. Car ceux-là seuls seront qualifiés pour arbitrer. Autrement ce n’est qu’un jeu de forces, et le premier qui tire aura gagné, quel que soit {p. 97} le mordant de l’infanterie ou la bravoure de votre colonel. (Il n’y aura pas d’adversaires à combattre à deux mille kilomètres à la ronde, sauf s’il saute à cheval par-dessus toute l’Allemagne ou l’Océan. Mettez-lui bien cela dans la tête.)

{p. 98}

xvi
Le goût de la guerre §

21 décembre 1945. §

Enfin ! Après quinze lettres nous y sommes. Je tiens l’aveu : « Que voulez-vous, j’aime l’armée ! » écrivez-vous.

Je m’en doutais un peu. Et que c’est plus fort que vous. Et que votre amour blessé vous oblige à penser que mes arguments sur les nations, la paix, la Bombe, et le colonel, procèdent d’un esprit subversif, imbu de paradoxes et vaguement diabolique, et, pour tout dire anti-militariste 36.

Vidons en quelques mots cette querelle démodée, mais qui peut nous mener à certaines conclusions plus importantes et actuelles.

J’ai aimé l’armée, moi aussi, comme presque {p. 99} tous les hommes parce qu’ils en sont, et les femmes parce qu’elles n’en sont pas. C’est le jeu par excellence des grandes personnes, avec l’amour qui est du même ordre, et qui lui emprunte d’ailleurs ses métaphores. En perdant les armées, je le sais mieux que vous, les hommes perdront quelques vertus et quelques vices de caractère dont ils ne se montraient pas peu fiers, et que les femmes ont longtemps honorés. Ces vices et ces vertus se trouvent sans emploi depuis que la cavalerie tout d’abord mise à pied, s’est vue motorisée sans réplique, puis tractée, puis parachutée, en attendant d’être catapultée et finalement atomisée, tout cela par les soins de simples mécaniciens, dirigés par des ingénieurs, lesquels ne font qu’appliquer les formules d’intellectuels à lunettes.

Tels sont les faits, ma chère, et peu importe à l’argument que je développe dans ces lettres, de savoir si j’aime ou n’aime pas le métier des armes : il ne sert plus à rien. Pleurons-le brièvement, séchons nos yeux et regardons vite ce qui se passe aujourd’hui. C’est très pressé.

{p. 100} Il se passe que les militaires refusent d’en démordre d’un poil et de rien comprendre à la Bombe. Elle augmente l’importance de l’infanterie, dit un général d’infanterie. Elle rend les armées de terre inutiles, réplique un amiral, mais elle décuple l’importance de la marine. Seule l’aviation demeure indispensable, déclare un maréchal de l’air, car c’est elle qui portera ou abattra la bombe. (Quand chacun sait que la bombe sera catapultée, ou simplement envoyée par la poste). Et tous en chœur proclament, comme votre colonel, qu’il est « inopportun et même prématuré de clamer que les armées ont fait leur temps ».

Or ces messieurs parlent ainsi, dans les mêmes termes, depuis que le monde est monde et qu’ils y sont chargés d’assurer l’ordre. Le fait est que l’invention de la poudre, loin de rendre inutiles leurs services, a permis la Guerre de Trente Ans. Et je vois bien que le système de l’armée populaire, trichant avec les règles du jeu que jouait encore le Maréchal de Saxe, a permis les campagnes de Napoléon. Et il est vrai que {p. 101} les bombardiers lourds ont tué beaucoup plus de civils que de militaires, ce qui a permis la guerre dont on dit que nous sortons. Et je ne nierai pas que, jusqu’à nos jours, toute arme nouvelle ait trouvé sa parade, pour le grand soulagement des stratèges. Et j’avoue qu’à chaque fois les pacifistes ont fait les mêmes déclarations inopportunes, prématurées et utopiques, risquant ainsi de saper le moral des cadres. Voilà pourquoi, si je crie au loup ! le colonel me traite d’élément de désordre, et pense que l’argument suffit.

Pourtant mon raisonnement se tient :

1. Ce sont des savants, non des généraux, qui ont construit la bombe. 2. Ces savants affirment et prouvent qu’il n’y a pas de parade imaginable, cette fois-ci. 3. Or ils seraient seuls capables d’en trouver. 4. Donc les généraux ont tort, même s’ils ont eu cent fois raison dans le passé.

D’où il résulte logiquement tout ce que je vous ai dit dans mes précédentes lettres au sujet des armées, des frontières, des nations souveraines et du pouvoir mondial.

Maintenant, pour quelles raisons d’apparence {p. 102} mystérieuse refuse-t-on de se rendre à de telles évidences ? Et d’en tirer les conclusions urgentes ?

Je sais pourquoi. Tenez-vous bien : c’est parce que la guerre nous plaît, et que nous sommes portés par cette passion à nous rendre sourds et aveugles devant tout ce qui menace de la rendre impossible. Ainsi nous défendons l’idée de nation souveraine parce qu’au secret de notre conscience elle est liée à l’idée de guerre. Des millénaires de guerre nous ont intoxiqués. Et la fureur instantanée que provoque, chez beaucoup, l’idée de désarmement, ne s’explique point par des raisons, qu’ils refusent d’ailleurs de donner, mais par une passion pure et simple, qu’ils n’oseraient pas même s’avouer.

J’insiste sur ces derniers mots. Notre goût de la guerre est si bien refoulé que tous, sans exception, jurent qu’ils n’aiment que la paix. Si c’était vrai, il n’y aurait pas de guerres.

J’écrivais là-dessus, il y a deux ans déjà, une page que je vais vous recopier plutôt que de la paraphraser :

« Viendra la paix…

{p. 103} Et peut-être vient-elle pour des siècles. (Il y aura trop d’avions du même côté). Mais comment l’homme compensera-t-il l’absence de guerre ? Voici la tragédie nouvelle : nous avons tout prévu contre un futur Hitler, rien contre son absence, pourtant certaine. Et c’est la chance du Diable pour demain.

Hitler battu, nous n’aurons plus d’ennemi. Une dimension de la vie nous fera défaut. Imaginons les conséquences de cette déception planétaire.

Le seul type d’héroïsme que l’Occident ait su concevoir (depuis qu’il n’allume plus de bûchers pour les chrétiens et que ceux-ci tolèrent les hérétiques), c’est la mort sous les balles pour la patrie ou le parti. S’il n’y a plus de guerres, qui fera des héros ? Qui réveillera le sens du sacrifice ? Pour qui ? Pour quoi ? Jamais l’humanité ne fut moins préparée pour la paix, car jamais elle ne fut plus dépourvue de respect pour les vertus que l’esprit seul sait porter jusqu’au paroxysme. Et comment vivre s’il n’y a plus de paroxysmes ?

La guerre était pour nous la grande permission, {p. 104} le grand ajournement de nos problèmes, la justification par l’opinion publique de l’irresponsabilité universelle. Nous l’aimions sans le savoir, pour une raison précise : elle était l’état d’exception proclamé sur la terre entière et dans tous les domaines de l’existence publique. Elle figurait pour nous l’équivalent de la Fête chez les peuples anciens, elle en avait les attributs les plus aisément reconnaissables : renversement des lois morales (tu tueras, tu voleras, tu diras de faux témoignages avec honneur) ; suspension du droit ; dépenses sans limites ; sacrifices humains ; déguisements ; cortèges ; déchaînement de passions collectives ; disqualification temporaire des conflits individuels. Je parle d’un état d’exception comme on dirait état de siège ou état de grâce. Telle la Fête chez les primitifs, la guerre était le « Grand Temps » de l’humanité moderne, la seule excuse que notre esprit pût accepter pour suspendre le cours d’une existence de plus en plus conforme aux prévisions des grandes compagnies d’assurances.

{p. 105} Quelle fête immense faudra-t-il à ce siècle pour lui faire oublier son goût de la guerre ? Quels drames nouveaux pour remplacer, sur la scène vide, l’ennemi 37 déchu ? »

Au lieu de la Fête, nous avons eu le Drame. Ou plutôt nous allons l’avoir. Deux grands coups ont été frappés, annonçant le lever du rideau. Encore un, plus qu’un seul, — et puis probablement… mes lettres n’auront plus d’objet.

{p. 106}

xvii
La fin du monde §

24 décembre 1945. §

Voulez-vous une nouvelle toute fraîche ? La fin du monde pourrait bien se produire avant la fin de l’an prochain. Je tiens ma petite information d’un physicien des plus remarquables. Il n’en fait pas de secret, mais ne la publiez pas : le colonel dirait encore que c’est « au moins prématuré ».

Voilà. Le gouvernement américain, ayant fait annoncer par la presse que des essais de bombe atomique allaient être tentés sur l’Océan, notre savant a cru de son devoir d’avertir aussitôt Washington. D’après ses calculs, disait-il, cet essai provoquerait un tel raz-de-marée 38 que le Déluge, en comparaison, n’aurait été qu’un bain de pied. Le {p. 107} gouvernement américain ayant également annoncé son intention de jeter une bombe sur la calotte polaire, pour voir ce que cela donnerait, le même savant lui a écrit aussitôt que, d’après ses calculs, la réponse était simple : cela donnerait une idée fort approchée de la fin du monde.

C’est à quoi nous en sommes, et c’est comique. On avait tout prévu sauf le comique, à propos de la fin du monde.

Car c’est pour protéger la paix et pour faire régner l’ordre universel que nous allons courir le risque d’inonder ou de brûler la terre entière. Personne ne rit. Personne non plus n’ose protester. Car ces essais seront faits « dans un but militaire ». Nous sommes donc dans le domaine du sacré. Glissez mortels, mourez sans insister…

En somme, j’aurais bien tort de ricaner. Tout le monde sait que le monde finira. Et qui ne voudrait finir sa vie en même temps que celle du monde ? Il semble qu’il y ait là quelque consolation. L’amertume de mourir est aussi faite de l’idée qu’on manquera {p. 108} la suite de l’histoire. C’est peut-être pourquoi les tout premiers chrétiens, s’il est vrai qu’ils croyaient le jugement imminent, mouraient avec une grande facilité sous la main des Nazis de l’époque. Saint Paul écrit aux croyants de Corinthe : « Voici, je vous dis un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés, en un instant, en un clin d’œil, à la dernière trompette ». Or savez-vous ce que dit le texte grec, là où le français traduit « en un instant » ? Il dit en atomo — dans un atome !

Et les grandes traditions occultistes, décrivant l’âge matérialiste où nous vivons, l’âge de l’extrême solidification des seules réalités qui nous restent sensibles, prévoient la fin du monde par désintégration, dissolution et réduction en fine poussière. Dies iræ, dies illa, solvet saeclum in favilla. Le Moyen-Âge pensait qu’une pluie de feu suffirait à réduire la surface de la terre et la vermine humaine qui s’y livre à ses vices. La Renaissance croyait plutôt à un nouveau Déluge. Léonard le figure dans une série de dessins, où l’on peut voir un raz-de-marée soulever {p. 109} dans ses volutes vertigineuses des rochers fracassés qui retombent sur les villes. Nous voici ramenés aux calculs du savant dont je vous parlais tout à l’heure : la fin du monde se calcule désormais. Ses données immédiates sont dans tous nos journaux…

Entre nous, qu’est-ce que cela nous ferait ? Ce serait la fin de la douleur du monde.

Certains jours, il me semble que la folie des peuples, des gouvernants, des militaires, et de tous les irresponsables qui nous mènent, obéit secrètement au bon sens. Elle nous mène à la mort, c’est clair. Mais c’est peut-être aussi qu’elle a compris que la somme des souffrances humaines est devenue si grande, avec notre Progrès, qu’il y a bien plus de gens au monde qui souhaitent d’en finir avec la vie, que de gens qui voudraient qu’elle dure encore. Comme si l’humanité, au scrutin très secret, avait voté que l’on arrête les frais : et tous ces fous ne feraient en somme qu’exécuter la volonté commune… « Viens, douce mort ! » ce beau choral de Bach, n’est-ce pas le soupir enfantin que l’on croit parfois distinguer, très {p. 110} bas, très doux, comme une voix du rêve, dans les intervalles effrayants de la cacophonie mondiale ?

Je ne vous en dis pas plus ce soir. Demain, Noël.

{p. 111}

xviii
La paix ou la mort §

Fin décembre 1945 39. §

Notre monde est sans doute perdu, et c’est la raison de Noël. Dans cette nuit la plus longue de l’année, parce qu’il n’y avait plus qu’à désespérer, l’espoir est né. Démonstration d’une puissance indémontrable, et dont la touche ne saurait être enregistrée que par le tout de l’homme qu’elle suscite : voilà pourquoi nos instruments, et nos fonctions mentales ou sensorielles en seront toujours incapables. Ce drôle de petit cri dans la paille m’indique tout autrement que les formules d’Einstein que notre univers est fini, et que les seuls messages d’espoir qui {p. 112} passent encore sont ceux qui vont de personne à personne. Me voici libéré de mes dernières craintes, et tout libre d’imaginer, de choisir et de m’orienter personnellement vers la paix ou la mort. Disposition favorable, je crois, à des réflexions réalistes.

Parmi tous les projets de contrôle de la Bombe que l’on a suggérés depuis six mois, j’en retiens deux :

1. Donner la Bombe aux petits pays pour qu’ils soient protégés contre les grands. Ces derniers fourniraient ainsi la preuve par neuf de leurs bonnes intentions.

2. Donner la Bombe au gouvernement 40 mondial, pour faire la police des nations. Deux chambres universelles seraient élues, l’une formée de délégués des États, l’autre de députés des peuples. (Je prends le modèle courant. Il faudrait l’ajuster). Le cabinet que ces chambres éliraient compterait les ministères suivants : Bombe et Répression des États, Échange des matières premières, Sens général des recherches scientifiques, Défense des droits de la personne, Transports planétaires. (Rien que de raisonnable, comme {p. 113} vous le voyez. On trouverait mieux, en s’appliquant).

Mais il n’y a que les idées pratiques et raisonnables que l’on traite de folies, à l’âge où l’on prépare dans le monde entier, à la demande générale, la prochaine et irrévocablement dernière guerre civile du genre humain.

Que va-t-il se passer ? Ces projets échoueront. On en rira. On n’en rira même pas : on les négligera simplement. On passera aux affaires courantes : équilibrer les budgets de guerre, etc. Ce n’est pas qu’une angoisse diffuse ne soit sensible dans les populations et chez beaucoup de bons esprits, mais une paralysie sans précédent s’est emparée des volontés. Vous-même, je le sens, je ne vous ai pas convaincue. Vous pensez que j’ai exagéré. Vous pensez que j’ai cédé au goût américain de la sensation, du biggest in the world. Et de vrai, c’est dans ce pays que la première Bombe vient d’être construite. Exagérée sans doute et dépassant la mesure de ce que l’on connaissait avant le 6 août, elle est là, parce que l’homme l’a mise là. Et {p. 114} votre sens de la mesure peut se rebeller comme l’esprit devant la mort…

Mais admettons que j’ai exagéré : c’était fatal. Écrire, c’est mettre en forme, donc condenser, donc augmenter la réalité de l’objet ou de la situation. C’est donc toujours « exagérer » les traits ou phénomènes que l’on veut dégager. Admettons que les armées retiennent une bonne partie de leur utilité au service des nations et de leur vertu d’ordre. Admettons qu’elles arrivent encore à se battre. Admettons que la bombe soit moins puissante que les savants autorisés ne l’affirment. Admettons qu’il n’y ait pas de raz de marée, ni d’autres accidents d’ampleur continentale. Admettons que l’on invente une parade à la Bombe, selon l’axiome des militaires, sans oublier que leur expérience démontre qu’on ne pare jamais qu’un certain pourcentage des coups tirés… Pensez-vous que les effets de la prochaine guerre seront très différents de ceux que j’ai {p. 115} prévus ? La souffrance est pire, l’agonie de la terre un peu plus longue, la fin de l’humanité non moins certaine, le triomphe des éléments d’ordre aussi énigmatique, et sans témoins.

Je reconnais volontiers que ce processus peut se poursuivre assez longtemps. Les choses ne se passeront peut-être pas de la manière soudaine et dramatique qu’un certain goût de l’antithèse m’incline parfois à souhaiter. La tragédie n’aura pas de lignes pures, parce que nos choix ne sont pas si francs, et que nos chefs savent à peine ce qu’ils jouent.

Une espèce d’organisation mondiale ouvrira des bureaux confortables d’où sortiront quelques vœux incolores. Il est évident que les nations souveraines s’en moqueront. Il est que l’une d’entre elles, Bombe en main, essayera d’imposer sa paix à toutes les autres (Inutile de la nommer.) Il est évident que les peuples se révolteront contre cette nation et son régime, tôt ou tard. Il est évident que si l’on continue à penser comme on pense aujourd’hui, cela {p. 116} finira dans l’explosion totale. Et il est évident que la grande majorité des hommes se refuse à ces évidences. On nous ressasse à longueur de journée qu’elle « n’est pas prête pour un gouvernement mondial ». Est-ce qu’on lui demande si elle est prête pour la mort ?

L’humanité, ce sont des gens comme vous et moi. Quand vous me dites qu’elle n’est pas prête pour la paix, cela veut dire que vous d’abord, vous refusez de faire le choix de la paix, parce que ses moyens vous déplaisent. Mais en refusant de choisir la paix, vous votez tacitement pour la mort, et vous en rendez responsable. Tout tient à chacun de nous. Et nous en sommes au point où il devient difficile de le cacher. Nos alibis ne trompent plus que nous-mêmes.

Pour moi, je poursuivrai ma lutte, quoi qu’il arrive. C’est ma santé. Dès mon premier écrit sur les choses politiques, j’ai posé le principe du pessimisme actif. Et comment ne m’y tiendrais-je pas, quand je sais que l’enjeu n’est point de ceux que la défaite, {p. 117} mais la désertion seule puisse me faire ?

Je me rappelle cette voix, dans Esaïe, criant de Séir au prophète : « Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? » La sentinelle a répondu : « Le matin vient et la nuit aussi. » Je n’ai pas fini d’aimer ce cri. Les citations de la Bible vous irritent. Et vous me direz : « Que fait Dieu dans tout cela ? » Dangereuse question : imaginez qu’il vous réponde ? S’il permet que nous fassions sauter la Terre, elle sautera et ce sera très bien. Au-delà de ce « clin d’œil », il nous attend.

 

P.-S. — Un dernier mot, et dire que j’allais l’oublier ! La Bombe n’est pas dangereuse du tout. C’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux, c’est l’homme. C’est lui qui a fait la Bombe et qui se prépare à l’employer. Le contrôle de la Bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour la retenir ! C’est comme si tout d’un {p. 118} coup on se jetait sur une chaise pour l’empêcher d’aller casser les vases de Chine. Si on laisse la Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra bien coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas d’histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle de l’homme.

 

{p. 119}

Appendice i 41
Les cochons en uniforme ou le nouveau déluge §

Pendant l’hiver 1945-1946, le gouvernement américain fit annoncer une expérience sensationnelle : au mois de mai ou de juillet, une ou deux bombes seraient jetées sur une flotte de cent bâtiments de guerre réunie dans la baie de Bikini, Pacifique. Parmi tous les détails publiés par la presse sur les préparatifs de l’expérience, j’en retiens deux.

1. Une mission de savants américains formée de quatorze biologistes, botanistes et océanographes, et de deux commerçants en poisson {p. 120} (mieux payés que les savants, dit-on) vient de partir pour l’île de Bikini. L’objet de la mission est d’établir un relevé complet de tous les êtres vivants sur l’île. C’est une mission fort analogue que Noë reçut du Seigneur peu de temps avant le Déluge. Cette fois-ci, les travaux seront filmés.

2. Au jour J, les cent bâtiments de la flotte de guerre réunis dans la baie de Bikini pour subir l’épreuve atomique auront leurs équipages complets. Mais ces équipages seront entièrement composés d’animaux. Deux cents chèvres, deux cents cochons et quatre mille rats seront à leur poste de combat, sur les tourelles, dans les chambres de machines et sur les ponts. Et ceci encore nous ramène, irrésistiblement, à la légende de l’Arche de Noë. Souvenez-vous d’autre part des prédictions de notre physicien touchant la probabilité d’une fin du monde par raz-de-marée.

3. Une précision supplémentaire, donnée à propos des cochons, nous ramène d’autre part à ma lettre deuxième, où j’annonçais la mort de la guerre militaire. Voici. L’on a {p. 121} remarqué que la peau des cochons est fort semblable à celle de l’homme. La sensibilité de l’une peut renseigner sur celle de l’autre. Aussi bien nos marins ou capitaines cochons seront-ils revêtus pour l’occasion d’uniformes réguliers de la marine, enduits ou imprégnés d’une substance capable d’absorber les rayons gamma. Ceux-ci, comme vous le savez, sont réputés mortels. On verra bien comment ces cochons-là se comportent sous le feu, et savent mourir.

Quel que soit le résultat de l’opération, sur lequel nos savants se perdent en conjectures, j’en tire une conclusion définitive quoique préalable. Pour la première fois dans l’Histoire, l’uniforme sera porté par des cochons, au sens le plus scientifique de ce terme. Quand je vous disais que la guerre est morte, « la guerre des militaires, la vraie » ! Quand je vous disais que ses règles sacrées sont toutes violées sans exception par l’usage de la bombe atomique… J’avoue que je n’avais pas pensé à l’uniforme et au {p. 122} respect que nous lui devions naguère. Les savants, eux, ne l’ont pas raté. Ce n’est pas ma faute, c’est fait. Et c’en est fait — même si l’on renonce à l’expérience. Avec la flotte sacrifiée de Bikini, c’est le prestige de l’Uniforme, symboliquement, qui va sombrer.

Il vaut la peine de remarquer enfin que pas une voix ne s’est élevée du côté des fervents de l’Armée, pour protester contre une profanation si littéralement éclatante. Au contraire, toute la résistance est venue, si je puis dire, du côté opposé. C’est la Ligue protectrice des animaux 42 d’un des États de l’Est de l’Amérique qui a pris l’initiative d’un mouvement d’opinion contre les essais projetés. Cette Ligue demande qu’au lieu de sacrifier tant d’innocentes victimes, et dans une posture si ridicule, on place sur les navires les membres du Congrès et du Sénat qui se seront déclarés en faveur de l’expérience de Bikini…

{p. 123}

Appendice ii
Point de vue d’un général §

Le général J.-F.-C. Fuller passe pour l’un des meilleurs critiques militaires de l’époque. Il fut en Angleterre le champion de la guerre mécanique et des engins blindés. Le Figaro du 20 avril 1946 publie les opinions suivantes de cet expert, à rapprocher de ma lettre ii :

 

« La stratégie, le commandement, le courage, la discipline, le ravitaillement des troupes, l’organisation et toutes les qualités morales ou physiques ne comptent plus devant une haute supériorité d’armement. S’il fallait parler chiffres, nous dirions que le facteur armement {p. 124} entre pour 99 pour cent et les autres facteurs pour 1 pour cent dans la victoire.

Mais la conception actuelle de l’armement devient absurde. Dans la bataille « atomique », le nombre des combattants est réduit à un strict minimum. Ce principe deviendra absolu quand la bombe-fusée atomique aura été mise au point. Alors le soldat ne sera plus que le spectateur effrayé d’une guerre menée par des robots. D’autre part, la victoire appartiendra à celui qui disposera du plus grand nombre de bombes.

Quelle place y aura-t-il dans une guerre de laboratoires pour les tanks, l’artillerie, l’infanterie, pour les fortifications, les voies stratégiques de chemin de fer, pour les académies militaires, les écoles d’officiers et pour les généraux de terre et de l’air, les amiraux ? Aucune. Ne voyez là aucune exagération.

Personne ne saura ce qui se passe au-dessus de sa tête. Personne ne saura qui combat, et contre qui (et pourquoi !) La guerre se poursuivra dans une sorte d’exaltation belliqueuse, jusqu’au moment où le dernier laboratoire sautera.

{p. 125} S’il reste encore des vivants sur terre, une conférence sera très certainement organisée pour décider qui est le vainqueur et qui est le vaincu. »

{p. 126}

Appendice iii
La guerre des gaz n’a pas eu lieu §

Mes lettres vont paraître près d’un an après le lancement de la Bombe. J’avoue les avoir publiées sans discrétion dans les pays les plus divers, de l’Argentine à la Norvège en passant par New-York, Paris et la Hollande : et l’objection que partout l’on m’y oppose se résume à peu près dans les termes suivants :

« Il est bien naturel que l’événement d’Hiroshima nous ait jetés pour quelque temps dans un état d’esprit d’Apocalypse. Mais les mois ont passé, et rien ne se passe. Dieu soit loué, nous avons repris nos sens. Et beaucoup d’entre nous pressentent déjà que la {p. 127} Bombe est en train de se dégonfler, pour ainsi dire. Après tout, nous devions le prévoir, car nous avons vécu un précédent : la guerre des gaz. Tout le monde s’y préparait en 1939. Dans toutes les capitales d’Europe, on voyait les civils se promener avec leur masque à gaz en bandoulière. Eh bien, la guerre des gaz n’a pas eu lieu, parce que tout le monde en avait une peur bleue, et que personne, même pas Hitler, n’a eu le courage de commencer. À plus forte raison pour la Bombe… »

Je ne trouve pas l’argument bien fort, en vérité. Hitler n’a pas eu recours aux gaz, c’est entendu. Mais pense-t-on qu’une timidité subite l’ait arrêté, ou quelque amour tardif de notre humanité ? Simplement, il a fait son calcul. Les Alliés pouvaient riposter, et la valeur militaire de cette arme était loin de compenser, même à ses yeux, le risque moral qu’il eût couru à l’employer. Le cas de la Bombe est différent. Je vous répète qu’elle supprimera la possibilité de riposter, c’est-à-dire qu’elle jouera militairement le rôle d’une bataille décisive. Elle supprimera donc les {p. 128} scrupules de l’agresseur éventuel. Car nos scrupules naissent, en général, d’une rapide évaluation des conséquences fâcheuses pour nous-mêmes de nos actes. Si l’emploi de la Bombe est décisif, il n’y a pas de punition à redouter. Il est donc clair qu’on l’emploiera.

{p. 129}

Appendice iv
La vérité n’est plus du côté des canons §

J’ai entendu des philosophes staliniens, c’était en 1939, soutenir que Hegel s’était trompé en croyant que Napoléon allait mettre un terme à l’Histoire, parce qu’il avait les plus gros effectifs. Celui qui accomplirait l’Évolution, c’était Staline, nous disaient-ils, comme disposant du plus grand nombre de mitrailleuses au service de sa vérité.

Les États-Unis d’Amérique ont aujourd’hui 1 500 bombes en magasin, dont certaines, nous affirme-t-on, sont mille fois plus puissantes que celle d’Hiroshima. Il est donc clair pour un enfant que la vérité a changé de camp, et qu’elle siège pour l’heure à Washington. {p. 130} Les Soviets se voient rejetés au stade mental de ces « chercheurs de Dieu » dont il était souvent question au temps de la Russie des tzars.

Mais les États-Unis auront-ils le sang-froid d’utiliser leur avantage ? Je ne le pense pas, ni eux non plus. La « vérité », un jour ou l’autre, repassera donc le détroit de Behring, en direction de Moscou qui sait fort bien qu’il est dangereux de l’avoir et de n’en point faire usage.

Cette « vérité » n’est donc qu’une personne déplacée dans notre siècle, pitoyable caricature de cette tout autre Vérité qui n’a point trouvé de lieu où reposer sa tête, et qui n’en trouvera sans doute point avant la fin des temps et le Siècle des siècles.