L’Europe en jeu. Trois discours suivis de Documents de La Haye, Neuchâtel, La Baconnière, 1948.

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i §

Le premier des discours que l’on rassemble ici décrit la situation de l’Europe au lendemain de sa libération. Le second propose une doctrine pour la reconstruction du continent. Et le troisième s’inscrit dans une action — dont les Documents de La Haye indiquent l’orientation présente. Tel est le progrès de ce petit ouvrage. S’il est rapide, c’est que les événements ont marché vite, depuis deux ans.

Dès mes premiers écrits, vers 1932, je n’ai cessé d’appeler l’union de l’Europe au nom de la doctrine fédéraliste. Je trouvais cette doctrine impliquée dans une philosophie de la personne, que nous étions quelques-uns à construire en pleine marée totalitaire. Je la voyais à l’œuvre en Suisse, pays où la vie politique épouse mieux que nulle part ailleurs les réalités quotidiennes. Je me sentais sur un terrain solide ; mais je n’y rencontrais pas {p. 8} grand monde, à cette époque. Il a fallu la guerre, l’occupation, la réclusion, l’obscurcissement de l’Europe, pour que l’idée de la fédération du continent s’éveille un peu partout, spontanément, comme un réflexe de compensation. Il a fallu la menace d’une nouvelle guerre, la chute du rideau de fer, l’annonce du plan Marshall, pour que deviennent visibles à tous et la nécessité de l’union immédiate et l’incapacité de nos gouvernements à la réaliser en temps utile. Les gouvernants disaient : — Nous voudrions bien, mais l’opinion n’est pas prête à nous suivre. Et les peuples disaient : — L’union ? Bien sûr ! Mais les gouvernements ne se laisseront pas faire.

Ce cercle vicieux n’est pas encore brisé. (Il ne s’en faut peut-être que d’un dernier élan.) Mais l’idée fédérale a pris corps. À la veille du Congrès de Montreux (27 août 1947) c’était encore une utopie. Aujourd’hui toute la presse en parle, chaque jour et dans chacun de nos pays. Ce recueil de discours et d’articles voudrait simplement jalonner les étapes d’une évolution qui s’accélère de mois en mois.

De l’un à l’autre de ces textes, jusqu’aux résolutions du Congrès de l’Europe, les mêmes idées reviennent, et parfois les mêmes phrases. Certaines d’entre elles figurent presque littéralement dans les essais que je publiai de 1932 à 1940. Il m’a semblé {p. 9} que leur répétition, dans des situations différentes, permettrait de mieux mesurer l’acceptation progressive d’une pensée qui, d’autre part, dès l’origine, s’est voulue en puissance d’action.

*

À l’automne 1946, sur l’initiative d’un groupe de professeurs, d’écrivains et d’artistes genevois, les premières « Rencontres internationales » réunirent à Genève des intellectuels venus des quatre coins du continent. Le sujet des débats était l’Europe.

Dans la conférence qu’on va lire, je m’efforçai de confronter ma « politique de la personne » et la doctrine fédéraliste qui en résulte, avec les réalités européennes nées de la guerre et de la résistance.

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Les maladies de l’Europe §

On m’a prié de vous parler ce soir d’une Europe à laquelle je reviens après six ans d’absence, et certains événements. L’émotion de pareils revoirs rend souvent malaisé l’échange de la parole, mais donne aussi parfois, au tout premier regard, une lucidité sans recours.

Vous prenez cette amie dans vos bras, vous ne trouvez à dire que des phrases banales : « Viens ici qu’on se voie un peu. Eh bien tu n’as pas trop changé ! » Mais, d’un coup d’œil, vous avez lu toute son histoire.

Ainsi j’ai retrouvé l’Europe. Sur son visage et dans son expression certains traits accusés et tendus, mais aussi une certaine anxiété, peut-être une lassitude, semblaient dire : « Me voilà, c’est ainsi, tu devais t’y attendre, compte mes rides, et si tu veux m’aimer regarde bien d’abord qui je suis devenue ! »

{p. 12} Ensuite on se promène, on dit : « Où en es-tu ? qui vois-tu ? quels sont tes soucis ? » Et puis, après ce petit tour d’horizon, on s’arrête et l’on demande d’un autre ton : « Et maintenant, quels sont tes projets ? »

Je ne saurais échapper ce soir à l’emprise de ce rituel des retours et de l’amitié, le moins variable et le plus naturel. Je vais donc regarder notre Europe et j’éviterai de faire du sentiment puisque aussi bien tout se passe en public, puis j’essaierai de mesurer sa situation nouvelle dans le monde. Enfin, j’ai hâte de lui demander : « Et maintenant, qu’allons-nous faire ensemble ? »

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L’Europe a mauvaise mine, il faut l’avouer. Avant même que l’on puisse détailler tous ses traits, on en reçoit une impression d’ensemble que je traduirai par ces mots : on dirait, à la voir, qu’elle a perdu la guerre.

Militairement, Hitler et ses séides ont été battus et sont morts, mais dans la lutte ils ont marqué leurs adversaires d’une empreinte qui vaut une victoire. C’était fatal. Imaginez deux hommes qui se disputent : l’un est une brute, et son point de vue, c’est que la brutalité doit {p. 13} toujours triompher ; l’autre est un parfait gentleman qui croit que les bonnes manières viendront à bout de tout. Mais, si la brute se jette soudain sur lui, dans le corps à corps qui s’ensuit, vous ne distinguez plus deux points de vue, mais seulement deux lutteurs étreints par une seule et même rage physique. Maintenant le gagnant se relève : il se trouve que c’est notre gentleman de tout à l’heure, mais le voilà méconnaissable, le visage tuméfié, les vêtements en désordre. Physiquement la brute a perdu, mais la brutalité a triomphé. La brute a donc imposé son point de vue.

Ainsi d’Hitler et de l’Europe démocratique. Ce ne sont pas seulement les ruines et les désordres matériels qui marquent le passage du Führer. La lutte contre les forces qu’il incarnait devant nous a réveillé ces forces parmi nous.

L’Europe a été façonnée par le judéo-christianisme, par la notion grecque d’individu, par le droit romain, par le culte de la vérité objective, et malgré le nationalisme. Hitler représentait exactement, et point par point, le refus et la destruction de tous ces éléments — l’anti-Europe. Qu’était-il en effet pour ceux qui le combattaient ? La rage antichrétienne, la rage antisémite, la rage nationaliste et policière, la négation du {p. 14} droit et des droits de la personne, une conception de l’homme réduit au partisan, une technique du mensonge et de la délation, les élites asservies à la louange du chef, la politisation totale de l’existence. Hitler battu, son corps brûlé dans le pétrole, que reste-t-il ? À peu près tout cela — moins Hitler. Mais tout cela qui était chez les « nazis », chez les méchants, en face de nous, resurgit aujourd’hui chez nous et dans nos mœurs — avec moins de virulence, peut-être, c’est-à-dire d’une manière moins avouée, non moins dangereuse.

La guerre n’a pas arrêté, loin de là, les progrès de la déchristianisation de l’Europe. Commencée parmi les élites, au xviiie siècle, avec l’attaque des rationalistes, poursuivie par les polémiques de Feuerbach, d’Engels puis de Nietzsche, pratiquement appuyée dans le même temps et dans les masses élargies par les effets du capitalisme et par l’esprit bourgeois, que tous ces philosophes cependant combattaient, passée dans notre siècle à l’action politique au lendemain de la révolution russe, puis sous le régime hitlérien, elle se révèle enfin dans toute son étendue réelle, sous nos yeux. On doit considérer comme liquidée, au sens le plus récent de ce terme, l’illusion d’une chrétienté identifiable avec le concept de l’Europe, Die {p. 15} Christenheit oder Europa, selon le titre du fameux essai de Novalis. Les masses comme les élites échappent aux Églises. Elles ne croient plus qu’en l’ici-bas, qu’en cette vie-ci, qu’en un bonheur cinématographique, ou qu’en une justice instaurée par l’inquisition policière, la dictature d’étiquette populaire, les liquidations collectives calculées sur la base de statistiques d’État.

Cependant, à peine libérées des dogmes religieux, ces masses et ces élites n’ont rien de plus pressé que de s’asservir aux dogmes d’un parti. Tout ce qu’a perdu la religion, c’est la politique qui le gagne. Admirable libération ! Insistons fortement sur ce trait : le fanatisme d’aujourd’hui n’est plus religieux, mais politique. L’idée que « la fin justifie les moyens » n’est plus jésuite, mais léniniste, mais fasciste. L’hypocrisie aussi a changé de camp. Tartuffe n’est plus dévot comme jadis, il n’est plus même de droite comme hier, il est de gauche, ou « dans la ligne », il se range au nouveau conformisme.

Dans telles grandes capitales de l’Europe, on voit des écrivains et des savants donner des gages d’apparente loyauté au parti le plus menaçant, comme autrefois Descartes en donnait à l’Église, afin de s’éviter, disent-ils, les pires ennuis. Si ces abus vous font élever la voix, partout l’on {p. 16} vous chuchote un conseil de prudence. Certes, le conformisme en soi n’est pas nouveau, même chez les intellectuels. Ce qui est nouveau, c’est de le voir pratiqué précisément par ceux de l’avant-garde ou qui se donnent pour tels en politique. Ce qui est nouveau, c’est de le voir défendu par ceux-là mêmes dont la fonction serait de l’attaquer, d’où qu’il vienne. Mais ces lâchetés intellectuelles se parent des noms d’amour du peuple, de discipline révolutionnaire, d’anti-fascisme, en sorte qu’à les dénoncer au seul nom de la bonne foi ou de la véracité, on prend l’air d’attaquer la cause des prolétaires, et tout essai de critique libre se voit taxé de réaction. Cette mauvaise foi brutale en service commandé est un nouveau succès de l’esprit totalitaire qui n’a eu qu’à changer d’étiquette pour occuper, sans coup férir, d’importantes sections de nos élites.

D’autres symptômes d’un mal profond, dont l’hitlérisme fut la première crise ou le premier abcès de fixation, se révèlent à l’observateur de l’Europe d’après-guerre. J’en mentionnerai quelques-uns rapidement.

La Résistance européenne, admirable sursaut d’une liberté blessée qui se défendait, mais aussi d’un espoir exigeant qui attaquait, est en train {p. 17} d’avorter sous nos yeux, et pas un résistant ne me contredira. Des habitudes prises dans la lutte clandestine, ce sont les pires qui se perpétuent, non les meilleures : le mensonge et non pas le témoignage au risque de sa vie ; le marché noir et non l’entraide communautaire ; la dénonciation partisane, non pas le régime d’union sacrée. Autant de succès remportés par l’esprit du vaincu sur celui des vainqueurs.

L’antisémitisme fait rage jusque dans les provinces où, depuis le Moyen-Âge, on avait oublié qu’il y eût un problème juif. Tout se passe comme si l’écrasement du foyer même de ce mal infernal n’avait eu pour effet que d’en faire rejaillir de tous côtés les étincelles.

Le nationalisme fait rage, cette maladie romantique de l’Europe. Lui seul, sous le couvert de je ne sais quels prétextes parés du nom de tradition, en réalité villageois et naïvement machiavéliques, entretient parmi nous la méfiance, des rancunes séculaires, d’absurdes vanités locales, maintient encore des barrières de visas, d’exorbitants tarifs douaniers, des censures plus ou moins avouées et de ruineux budgets de défense nationale. Un pays qui ne peut pas vêtir ses déportés trouve encore le moyen de faire des uniformes et discute la couleur des parements, cependant que la {p. 18} bombe atomique, à Bikini, vient de changer en une seconde la couleur même de l’océan.

Et non seulement l’idée d’une guerre prochaine, mais l’idée d’une révolution à main armée se voit acceptée comme fatale, se voit nourrie de nos passivités.

Voilà ce qu’on nous prépare à droite comme à gauche, avec cette minutie sourde et aveugle aux indications du réel qu’apportent à leurs petites occupations les aliénés.

Si l’on se bat en Europe demain, ce sera au nom de la démocratie contre le peuple, au nom du peuple contre les libertés, j’entends au nom de la dictature du prolétariat contre la liberté du capital, c’est-à-dire au nom d’une confusion contre une autre confusion, d’une superstition contre un mythe, de quelques scélérats déclarés infaillibles contre un groupe d’autres scélérats qui se disent de bonne volonté !

Pendant ce temps que font les élites ? J’entends les hommes dont la fonction serait de dénoncer ces maux, d’en rechercher les causes, et d’en inventer les remèdes ? Leur voix ne porte guère, tant qu’elle n’emprunte pas les haut-parleurs contrôlés par l’État ou par le parti au pouvoir, qui sont la radio et la presse. Seuls ces moyens sont à l’échelle des masses. Mais se {p. 19} faire écouter par ces moyens, c’est aussi n’être plus entendu, car il s’agit de s’adapter, de se « mettre au pas » spontanément, au point que rien ne passe plus de ce qu’on avait à dire.

Devant cette impuissance pratique à inscrire leurs pensées dans des actes, beaucoup d’intellectuels s’inscrivent dans un parti et c’est là ce qu’ils appellent s’engager. Mais c’est, en fait, pour la plupart d’entre eux, une démission de la pensée, un alibi. Pour qu’une pensée soit efficace et douée d’une vertu agissante, il ne suffit pas que le penseur s’achète une étiquette ou un insigne. Et cependant, s’il se tient seul dans l’intégrité de l’esprit, il fera figure de déserteur… Ainsi privés de guides spirituels, les jeunes gens qui ne se contentent pas de cultiver le sens de l’absurde cherchent des chefs qui leur commandent d’agir et de réussir n’importe quoi. Le « Führerprinzip » n’est pas mort avec celui qui lui donna son nom. Il se cherche, il se trouve d’autres « chefs bien-aimés »… Et là encore, l’esprit totalitaire marque des points.

Tous ces maux, et tant d’impuissance à y parer, n’ont pas manqué de provoquer dans les élites demeurées libérales une crise de pessimisme et de mauvaise conscience. Il semble que l’idée de décadence, acclimatée avant la guerre par des {p. 20} penseurs aussi divers que Spengler, Valéry et Huizinga, se soit généralement substituée dans nos esprits à l’idée de progrès automatique. Née d’analyses et de pressentiments de nos défaillances internes, elle se voit confirmée et comme objectivée par la rapide élévation de deux empires extra-européens. Ce sont eux qui ont gagné la guerre, et non pas nous. Ce sont eux qui ont repris en charge le progrès et la foi au progrès. Et nous restons avec l’héritage d’une défaite, notre conscience inquiète et fatiguée, notre scepticisme lucide…

*

Il se peut que le portrait de l’Europe que je viens d’esquisser devant vous pèche par excès de pessimisme, et que plusieurs des rides que j’ai cru distinguer sur le visage spirituel du continent — je ne dis rien de son visage physique — ne trahissent qu’une fatigue temporaire. Je n’ignore pas que l’auto-dénigrement, chez nous autres Européens, se confond trop souvent avec le sens critique. Je n’ignore pas que l’indignation morale est un genre littéraire, dont la rhétorique fort ancienne peut entraîner à l’injustice. Et qu’enfin, vis-à-vis des êtres que l’on aime, il arrive qu’on manque d’indulgence… Faisons la part de ces {p. 21} travers ou de ces exagérations. Il reste cependant un fait qui ne dépend à aucun degré de nos estimations ou jugements subjectifs : c’est que la situation de l’Europe dans le monde s’est modifiée, qu’elle s’est même totalement renversée depuis l’automne de 1939.

Avant cette guerre, le nom d’Europe évoquait un foyer intense dont le rayonnement s’élargissait sur tous les autres continents. L’Europe nous semblait donc plus grande qu’elle n’était. D’où l’effet de choc que produisit dans nos esprits, au lendemain de l’autre guerre, la phrase fameuse de Valéry sur l’Europe « petit cap de l’Asie ». Aujourd’hui l’Europe, vue d’Amérique, et j’imagine aussi, vue de Russie, paraît plus petite que nature : physiquement resserrée entre deux grands empires dont les ombres immenses s’affrontent au-dessus d’elle, rongée et ruinée sur ses bords, moralement refermée sur elle-même. Il y a plus. Nous voyons l’Europe comme vidée, au profit de ces deux empires, de certaines ambitions, de certains rêves et de certaines croyances apparus sur son sol, et qui semblaient parfois définir son génie. Notre rêve du progrès par exemple — j’y faisais allusion tout à l’heure — semble avoir évacué l’Europe pour émigrer vers l’Amérique et la Russie. C’est une notion qui s’étiole chez nous {p. 22} d’autant plus vite qu’elle grandit mieux ailleurs, chez les voisins où elle s’est transplantée. Et tout se passe comme si l’excès où ils la portent et l’abus qu’ils nous semblent en faire nous dégoûtaient de son usage normal.

Ainsi de bien d’autres notions ou de bien d’autres mythes engendrés par nos œuvres.

Ainsi de nos techniques industrielles, de nos machines, et de nos armes. Pendant des siècles d’expansion irrésistible, impérialiste ou généreuse, l’Europe a diffusé sur la planète, sans distinction, ses découvertes et ses utopies, les secrets mêmes de sa puissance, et les germes de ses maladies. Et tout cela, sur des terres plus fertiles, ou peut-être moins surveillées, a grandi hors de toutes proportions et nous apparaît aujourd’hui étrange, inhumain, menaçant. Ces notions et ces mythes qui nous reviennent d’outre-Atlantique ou d’outre-Oder, nous refusons d’y reconnaître nos enfants. Leur exil en a fait des monstres à nos yeux.

Pourtant le capitalisme industriel et le libéralisme politique, qui ont fait fortune en Amérique, venaient d’Europe ; comme en venaient le matérialisme dialectique, la technique révolutionnaire, et l’idée d’une justice sociale établie par la force aux dépens de la coutume, qui triomphent dans {p. 23} l’empire des Soviets. Comme aussi le respect de la science appliquée qui régit dans ces deux pays l’éducation de l’enfant et l’eugénique, l’alimentation, le logement, et jusqu’à la morale, autrefois religieuse. Tout vient d’Europe, tout cela fut nôtre à l’origine.

Mais alors, comment et pourquoi ces créations européennes n’ont-elles pas connu en Europe leur plein succès ? Et comment et pourquoi, hors d’Europe, ont-elles subi cette croissance gigantesque ? Pourquoi n’ont-elles produit chez nous ni tout leur bien, ni tout leur mal ?

C’est qu’en Europe, elles se trouvaient toujours en état de composition, tandis qu’ailleurs, pour le bien et le mal, elles se sont déployées sans frein ni contrepoids.

Le capitalisme, chez nous, n’a jamais pu donner son plein, parce qu’il était sans cesse bridé et contrarié par le nationalisme, par les guerres, et par tous les barrages de douanes ou de coutumes que l’Amérique ne connaît pas. Et de même le progrès social s’est vu bridé et contrarié par la tyrannie de l’argent, dont la Russie nouvelle s’est libérée. Mais, en même temps, le capitalisme et l’étatisme n’ont pas atteint chez nous leurs pires excès, parce qu’ils se trouvaient constamment retenus par des forces adverses, {p. 24} critiqués et remis en question soit au nom d’un passé encore vivant, soit au nom d’utopies plus virulentes. Cet état de complexité, d’intrications et de contradictions, définit l’équilibre humain qu’on nomme Europe. Il conditionne aussi notre culture. Et nous allons voir qu’il traduit, et parfois aussi qu’il trahit, la conception européenne de l’homme.

Toute la question est de savoir si nous saurons maintenir cet équilibre malgré l’attraction formidable qu’exercent sur nous, par leur masse, le colosse russe et le colosse américain, et malgré toutes les tentations que représentent leurs succès littéralement démesurés. Essayons d’évaluer nos chances, dans l’état de résistance morale diminuée où vient de nous laisser la guerre d’Hitler.

Ces chances paraissent très faibles en vérité. L’Europe a dominé le monde pendant des siècles par sa culture d’abord, dès le Moyen-Âge, par sa curiosité et son commerce à l’époque des grandes découvertes, par ses armes et son art de la guerre mis au service tantôt de la rapacité de telle nation ou de tel prince, tantôt d’idéaux contagieux ; enfin par ses machines et par ses capitaux.

Mais voici que l’Amérique et la Russie viennent de lui ravir coup sur coup les machines et les capitaux, les idéaux contagieux et les armes, {p. 25} le grand commerce et jusqu’à la curiosité de la planète ! Tout cela dans l’espace de trente ans, et sans retour possible, à vues humaines. Que nous reste-t-il donc en propre ? Un monopole unique : celui de la culture au sens le plus large du terme, c’est-à-dire : une mesure de l’homme, un principe de critique permanente, un certain équilibre humain résultant de tensions innombrables. Cela on nous le laisse encore, et, à vrai dire, c’est le plus difficile à prendre ! Mais c’est aussi le plus difficile à maintenir en état d’efficacité.

Or, il s’en faut de beaucoup que les Européens soient unanimes à tenir activement le parti de cette Europe, de ses complexités vitales, de sa culture. Une analyse sociologique assez grossière suffit à révéler dans tout le continent une sorte de clivage et un double tropisme. Les masses industrielles, dans leur partie active, regardent vers la Russie, et les grands hommes d’affaires regardent vers l’Amérique. À tort ou à raison — je n’en juge pas ici — ils s’imaginent que ces pays réalisent mieux que leur nation ce qu’ils attendent eux-mêmes de la vie. Ainsi, ce ne sont pas seulement les idéaux de progrès collectiviste ou de progrès capitaliste qui ont quitté notre continent, mais, à leur suite, les espoirs et les rêves des plus actifs d’entre nous ont émigré. La bourgeoisie, {p. 26} dans son ensemble, se contente d’un double refus de la Russie et de l’Amérique, se résigne à la décadence, ou la déplore mais sans faire mieux. Je ne vois plus, pour tenir vitalement aux conceptions et aux coutumes européennes, que deux classes par ailleurs tout opposées : les intellectuels non embrigadés d’une part, les provinciaux et campagnards de l’autre. C’est-à-dire les esprits les plus libérés, et les plus attachés aux préjugés locaux : les subversifs et les conservateurs par profession ou position.

Telle est, en gros, notre situation. Une Europe démoralisée par sa victoire douteuse sur Hitler, rétrécie et coincée entre deux grands empires, dépossédée par eux de presque tous ses monopoles et moyens de puissance, vidée de rêves et divisée non seulement par l’esprit de faction, mais parce que beaucoup de ses habitants espèrent ailleurs, et dans deux directions opposées.

Je le répète, nos chances paraissent très faibles dans l’ensemble, malgré les illusions de santé et de durée que peuvent encore entretenir dans nos vies certains îlots d’inconscience routinière, et l’image rassurante de deux ou trois pays, petits pays épargnés par la guerre.

Voici le moment de nous demander très sérieusement si, dans cette conjoncture plus que défavorable, {p. 27} il est bien légitime de s’obstiner, de parler d’une défense de l’Europe, de nous cramponner à ses restes, et même d’appeler à son secours des forces jeunes. Posons-nous donc sans nul cynisme, mais avec sang-froid, cette question : notre tristesse et notre angoisse devant un héritage si compromis sont-elles valables et sont-elles justifiables ? Ou bien ne sont-elles rien de mieux que les sentiments égoïstes d’un vieux propriétaire dépossédé qui pleure et rage sur la perte d’un domaine, alors que ce domaine menace ruine par sa faute, et que les nouveaux acquéreurs vont en tirer un bien meilleur parti, pour l’avantage du plus grand nombre ?

Que valent nos craintes ? Qu’avons-nous peur de perdre, en vérité ?

Cette même question, je sais plusieurs Européens qui se la posent en termes tout à fait urgents et familiers, quand ils se demandent si c’est l’Europe ou l’Amérique qu’il leur faut souhaiter pour leurs enfants. Car nous pensons à notre Europe comme à un « Vaterland », pays des pères, mais l’Amérique, ou la Russie, ne serait-ce pas ce « Kinderland » qu’appelait Nietzsche de ses vœux ? Ce n’est pas assez de donner des ancêtres à ses enfants ; ils ont besoin d’un avenir aussi. Et de quel droit sacrifierais-je leurs espoirs à mes souvenirs ?

{p. 28} En défendant l’Europe, il s’agit donc de savoir si nous défendons plus et mieux que de belles ruines, des préjugés sociaux, et des habitudes de culture périmées, ou peut-être perverses, comme le pensent et le disent nos voisins.

Je songe à ces enfants, et j’essaie de mêler à la vision de leur avenir la vision d’une Europe réduite à l’état de musée plus ou moins bien tenu, ou au contraire la vision d’une Europe qui aurait cédé aux tentations d’un bonheur étranger à son génie, une Europe américanisée — ce serait par goût — soviétisée — ce serait par contrainte — dans les deux cas colonisée. Un musée ou une colonie… autant dire : une Europe absente… Imaginons le monde heureux, prospère, et puissamment organisé autour de cette absence insensible au grand nombre. Qu’y perdrait le monde ? Qu’y perdraient nos enfants ?

Alors paraît comme dénudée par ces questions une réponse évidente et simple. Elle tient dans un très petit mot, vague et poignant : c’est le mot « âme ». L’Europe absente, démissionnaire, colonisée, c’est un certain sens de la vie, une certaine conscience de l’humain, oui, l’âme d’une civilisation qui serait perdue, perdue pour tous et non seulement pour nous ! Ce n’est donc pas au nom de je ne sais quel nationalisme européen qu’il {p. 29} nous faut défendre l’Europe, mais au seul nom de l’humanité la plus consciente et la plus créatrice de l’homme.

On contestait l’autre jour, ici même, l’existence d’un esprit européen, et c’était un appel, nous l’avons tous compris. C’est un point de vue qui se définit comme une position polémique à l’intérieur du champ que l’on observe. Mais si maintenant nous regardons l’Europe dans le monde, ce changement de point de vue va nous faire voir une très solide réalité spirituelle.

S’il est vrai que l’Europe, jusqu’à ce siècle, ne s’est guère sentie et conçue comme un tout, comme un corps organisé, c’est surtout parce qu’elle n’avait pas l’occasion de se comparer, de s’opposer et de se définir ; elle était seule et reine de la planète. Mais en 1946, elle se voit affrontée à deux empires. Du même coup elle ressent son unité et la définit par contraste comme celle d’une conception de l’homme.

Esquissons cette comparaison entre l’Europe et les nouveaux empires qui se désignent typiquement par des lettres et presque les mêmes : US d’une part, URSS de l’autre. Nous distinguerons d’abord deux conceptions divergentes et peut-être antagonistes de la nature ou de la condition de l’homme. À l’origine de la religion, {p. 30} de la culture et de la morale européenne, il y a l’idée de la contradiction, du déchirement fécond, du conflit créateur. Il y a ce signe de contradiction par excellence qui est la croix. Au contraire, à l’origine des deux empires nouveaux, il y a l’idée de l’unification de l’homme lui-même, de l’élimination des antithèses, et du triomphe de l’organisation bien huilée, sans histoire, et sans drame. Il s’ensuit que le héros européen sera l’homme qui atteint, dramatiquement, le plus haut point de conscience et de signification : le saint, le mystique, le martyr. Tandis que le héros américain ou russe sera l’homme le plus conforme au standard du bonheur, celui qui réussit, celui qui ne souffre plus parce qu’il est parfaitement adapté. L’homme exemplaire, pour nous, c’est l’homme exceptionnel, c’est le grand homme ; pour eux, c’est au contraire l’homme moyen, le common man, base ou produit des statistiques. Pour nous, l’homme exemplaire, c’est le plus haut exemple ; pour eux, c’est l’exemplaire de série. Ces deux sens du mot « exemplaire » nous livrent le secret de l’opposition que je voudrais vous faire sentir.

Pour eux la vie se résume en deux opérations : production et consommation. Tout leur effort est donc de les équilibrer, de les faire jouer sans {p. 31} à-coup ; et le produit de cet équilibre sera le bonheur inévitable, obligatoire. Pour nous, la vie résulte d’un conflit permanent, et son but n’est pas le bonheur, mais la conscience plus aiguë, la découverte d’un sens, d’une signification, fût-ce dans le malheur de la passion, fût-ce dans l’échec. Ils visent à l’inconscience heureuse, et nous à la conscience à n’importe quel prix. Ils veulent la vie, nous des raisons de vivre, même mortelles.

Voilà pourquoi l’Européen typique sera tantôt un révolutionnaire ou un apôtre, un amant passionné ou un mystique, un polémiste ou un guerrier, un maniaque ou un inventeur. Son bien et son mal sont liés, inextricablement et vitalement. L’Européen connaît donc la valeur essentielle des antagonismes, de l’opposition créatrice, tandis que l’Américain et le Russe soviétique considèrent l’existence de l’opposition comme l’indice d’un mauvais fonctionnement, qu’il faut éliminer doucement ou brutalement pour arriver à l’unanimité, à l’homogène. Et les uns l’obtiendront par la publicité, le cinéma, la production de série, et les autres par des moyens un peu moins souples, comme on sait, mais les résultats se ressemblent et se ressembleront de plus en plus.

Pour illustrer le contraste que je viens d’esquisser d’une manière un peu trop schématique {p. 32} et abstraite entre l’Européen, d’une part, l’Américain et le Soviétique, de l’autre, je n’ai pas à chercher bien loin. Je prendrai simplement l’exemple de l’entreprise qui nous rassemble ici. En Amérique, je pense que ces rencontres seraient un four, ou un flop, comme ils disent. La diversité de nos points de vue inquiéterait l’auditeur plus qu’elle ne l’intéresserait. L’Américain moyen demande une solution qu’il puisse appliquer en sortant, là où nous cherchons avant tout un approfondissement de la conscience. En Russie, je ne crois pas être injuste en affirmant que ces rencontres seraient simplement interdites, ou conduiraient leurs malheureux initiateurs sur le banc des aveux spontanés. Et je ne dis pas que l’Américain et le Russe n’aient quelques bonnes raisons de se comporter ainsi, je dis seulement que leurs raisons ne sont pas celles de la culture ; que la culture suppose la libre discussion, en vue d’un engagement plus authentique au service d’une plus large vérité ; que telle est bien la vocation de l’Europe, et que l’Europe existe au plus haut point, comme entité spirituelle, dans les diversités qui s’expriment ici, à Genève, dans notre rencontre.

Ainsi donc, la confrontation de l’Europe et de ces deux filles parfois ingrates du plus grand {p. 33} Occident nous suggère une formule de l’homme typiquement européen : c’est l’homme de la contradiction, l’homme dialectique par excellence. Nous le voyons, dans ses plus purs modèles, crucifié entre ces contraires qu’il a d’ailleurs lui-même définis : l’immanence et la transcendance, le collectif et l’individuel, le service du groupe et l’anarchie libératrice, la sécurité et le risque, les règles du jeu qui sont pour tous et la vocation qui est pour un seul. Crucifié, dis-je, car l’homme européen, en tant que tel, n’accepte pas d’être réduit à l’un ou à l’autre de ces termes. Mais il entend les assumer et consister dans leur tension, en équilibre toujours menacé, en agonie perpétuelle. Cette agonie, littéralement : cette lutte, consomme des énergies immenses. Et c’est pour cette raison qu’elle prévient parmi nous les entreprises et les plans gigantesques que nous voyons proliférer ailleurs. D’autre part, elle a pour effet de concentrer sur l’homme lui-même, créateur ou victime de ces tensions, l’effort principal de l’esprit. Européenne sera donc, typiquement, la volonté de rapporter à l’homme, de mesurer à l’homme toutes les institutions. Cet homme de la contradiction (s’il la domine en création) c’est celui que j’appelle la personne. Et ces institutions à sa mesure, à hauteur d’homme, traduisant dans la {p. 34} vie de la culture, comme dans les structures politiques, les mêmes tensions fondamentales, je les nommerai : fédéralistes.

Ici, mesdames et messieurs, s’ouvre béante devant moi, la tentation de me lancer dans une série de définitions philosophiques de ces deux termes : la personne et le fédéralisme. Cette manière d’apparence rigoureuse s’autoriserait trop facilement d’une certaine tradition européenne, non la meilleure. Je préfère emprunter, pour un moment, à nos voisins américains leurs méthodes pragmatiques, et à nos voisins soviétiques leur sens aigu des implications politiques de toute pensée, même gratuite d’apparence. Demandons-nous ce que nous avons à faire pour maintenir et pour illustrer les valeurs propres de l’Europe. Ce sera peut-être un bon moyen de les définir dans l’actuel. Sauver l’Europe — c’est simple à dire vraiment — sauver l’Europe, c’est pratiquement, et aujourd’hui, empêcher à tout prix la guerre. Et c’est aussi rendre inutiles les mitraillettes de la révolution et les fusillades massives. (Je ne dis pas — notez-le bien — empêcher les révolutions que l’on constate nécessaires, mais au contraire les faire d’une manière non sanglante, car l’Europe ne peut pas s’offrir des destructions supplémentaires.) Et je sais trop bien ce que certains {p. 35} vont me dire : que je fais là le jeu de la réaction, selon l’expression consacrée — mais c’est faux ! C’est au contraire cette mauvaise foi en service commandé, dont j’ai déjà parlé, qui fait le jeu de la réaction en écœurant par sa tactique ceux qui se dévouent à la cause de la justice économique.

Empêcher les guerres à tout prix… Or, les guerres et les révolutions, contrairement à ce que pensent beaucoup de bourgeois, sont initiées et déclenchées par les élites, ou par quelques meneurs et malmeneurs qui usurpent la charge des élites lorsque celles-ci négligent de l’exercer. Les guerres ni les révolutions ne sont jamais initiées ni déclenchées par les masses, car les masses comme telles n’ont cerveau ni main, ni par suite faculté de décision. C’est donc sur les élites qu’il importe d’agir. Ce sont elles que l’on peut utilement éveiller à la claire conscience des causes des guerres civiles et nationales, et des moyens d’y remédier.

Or ces causes, nous allons les retrouver, précisément, dans cette même agonie permanente dont on vient de voir qu’elle est la condition de l’homme européen, la source vive de sa grandeur et de sa spiritualité. Voilà le drame.

La personne, en effet, c’est en chacun de nous le conflit permanent entre la liberté et la vocation {p. 36} d’une part, et, d’autre part, l’engagement dans les réalités sociales. C’est un combat. Mais voici le paradoxe : dès que ce combat se relâche à l’intérieur de la personne, nous avons la guerre au dehors. Je m’explique.

Quand l’homme se considère seulement sous l’aspect de ses libertés, ou de ses droits individuels, comme le firent les requins capitalistes du siècle dernier, il crée dans la cité une anarchie. Cette anarchie ne tarde pas à provoquer une réaction collectiviste. À l’excès de liberté chez les individus, répond mécaniquement un excès d’étatisme. Qui veut faire l’ange, ou le démon, fait la bête et voici qu’on l’enferme aujourd’hui dans la cage du Parti ou de l’État. À vrai dire, il ne l’a pas volé !

Le bon moyen d’éviter des excès d’engagement dans le Parti, d’oppression par l’État, ce n’est pas du tout de prêcher ce qu’on appelle un « individualisme ». C’est, au contraire, au nom de la personne, de prêcher l’engagement personnel, libre, efficace et constamment critique. Et je ne dis pas cela dans l’abstrait ; j’ai en vue des exemples précis.

Appelons totalitaire, ou soviétique, la déviation collectiviste. Ce que je lui oppose ici, ce n’est nullement l’excès inverse de l’anarchie et {p. 37} du capitalisme libéral, mais bien cette morale civique, cet équilibre, sans cesse rajusté, entre la liberté et l’engagement, dont s’honorent en Europe les pays dominés par l’influence protestante. Si nous nous demandons, en effet, quels sont les pays de l’Europe qui « marchent le mieux », nous constatons que ce sont sans contredit : la fédération suisse, et les royaumes démocratiques et socialistes du Nord, Scandinavie, Hollande et Grande-Bretagne.

Parce qu’ils ont su devenir, en toute liberté, les plus sociaux, ils sont aussi les moins touchés, les moins tentés par le collectivisme autoritaire.

Sur le plan de la personne, et du civisme donc, la déviation vers l’anarchie d’une part, la déviation vers l’étatisme d’autre part, conduisent identiquement et fatalement aux réactions sanglantes des guerres civiles, et, par suite, quel que soit le vainqueur, aux dictatures.

Or il n’en va pas autrement sur le plan de la communauté et de la politique des nations. Ici, l’équilibre vivant doit s’établir entre les groupes divers et la nation unie, puis entre les nations diverses et l’Europe ; puis entre l’Europe et le monde. À tous les degrés, nous retrouvons les mêmes tentations opposées, et par suite les mêmes causes de guerre, dès que l’un des éléments {p. 38} en équilibre faiblit, ou se voit écrasé et absorbé par l’autre. La volonté d’unification nationale à la manière d’un Louis XIV, plus tard à la manière des Jacobins, provoque inévitablement le raidissement, puis la révolte des groupes locaux dont on exige le suicide. C’est la volonté d’unifier qui provoque leur refus de s’unir, c’est elle qui excite en eux la volonté morbide de s’enfermer dans leur différence essentielle. Cet impérialisme intérieur ne manque jamais de s’exalter à son tour en impérialisme tout court. Un gouvernement totalitaire sera toujours impérialiste, c’est une loi que je signale en passant. La volonté qui possède Bonaparte d’unifier l’Europe au mépris des diversités nationales provoquera, sous Napoléon, la naissance des nationalismes. Telle est la cause de presque toutes nos guerres. J’ai dit, et je ne le répéterai jamais assez, qu’il faut voir dans le nationalisme la maladie européenne, l’anti-Europe par excellence. Je compare le nationalisme à une espèce de court-circuit dans la tension normale qu’il s’agit de maintenir entre le particulier et le général. D’une part, en effet, le nationalisme écrase les diversités vivantes, sous prétexte d’unification, et alors on ne saurait plus parler d’union, puisqu’il n’y a plus rien à unir. D’autre part, il déclare souveraine la nation {p. 39} unifiée de la sorte, qui se conduit alors vis-à-vis de l’Europe comme un groupe absolutisé, comme un vulgaire individu dont la prétendue liberté ne connaît plus aucun scrupule. De même, on vit Hitler, on voit Staline, écraser les partis à l’intérieur, puis se comporter vis-à-vis de l’Occident, en tant que nation, comme le parti le plus irréductible.

Le fédéralisme, au contraire, veut unir et non pas unifier. Et justement parce qu’il respecte à l’intérieur d’une nation la riche diversité des groupes, il est prêt à s’ouvrir à des unions plus vastes. Il les appelle, il les espère, il fait tout pour les amorcer, par la vertu de l’exemple vécu.

Telle est la santé de l’Europe, et telles sont ses deux maladies, contradictoires en apparence, mais également provocatrices de guerre. Cette santé et ces maladies se définissent respectivement comme les états d’équilibre ou de relâchement d’une seule et même tension fondamentale, d’une condition profondément et vitalement contradictoire de l’homme. Et c’est pourquoi la vocation de l’Europe et des élites qui portent la conscience de cette Europe, m’apparaît dans un double office de vigilance et d’invention.

Le trésor de l’Europe, c’est son idée de l’homme. Mais c’est un trésor explosif, d’où la {p. 40} nécessité d’une vigilance ardente autour de cette notion centrale de la personne, car ses déviations perpétuelles vers l’individu sans devoirs ou vers le militant sans droits sont les vraies causes de nos malheurs sociaux. Et notre second office est l’invention de structures politiques du type fédéraliste, seules créatrices de paix et seules capables de sauvegarder la liberté dans l’ordre.

Après tout, c’est l’Europe qui a sécrété ce contagieux nationalisme, c’est à elle d’inventer son antidote. Elle est seule en mesure de le faire à cause de ses diversités ; et de le faire non seulement pour son salut, mais pour celui de la paix du monde entier.

*

Mesdames et messieurs, si les descriptions pessimistes de l’Europe auxquelles je me suis livré en débutant sont exactes, il peut paraître assez étrange de parler après cela d’une vocation de l’Europe. Pour exercer une vocation, il faut d’abord être vivant, il faut survivre. Or l’Europe démoralisée, coincée entre deux grands empires, minée par son propre génie et par l’abus de ses vertus bien plus encore que par ses vices, l’Europe a-t-elle des chances de vivre encore assez pour {p. 41} qu’il ne soit pas utopique d’envisager sa fonction dans le monde, son avenir et le nôtre en elle ?

Pour ma part, j’entretiens une croyance toute mystique au sujet de la vocation. Je crois qu’un être est maintenu en vie par la vie même de sa vocation, et qu’il tombe bientôt lorsqu’elle est accomplie. Or, notre vocation européenne me paraît encore loin d’être accomplie… Mais cette raison irrationnelle de croire à nos chances de durée, ne peut ni ne doit nous suffire. J’en indiquerai rapidement quelques autres, et ce sera ma conclusion.

Une raison toute physique, géographique d’abord : l’Europe, cette Grèce agrandie, est un continent cloisonné, et par nature diversifié, impropre donc et même rebelle aux planifications sur table rase que l’Amérique, et surtout la Russie — ces deux grandes plaines d’un seul tenant — peuvent se permettre d’expérimenter.

Ma deuxième raison est d’ordre psychologique. Malgré tout, je veux dire malgré la contagion des mystiques totalitaires, qui affecte une certaine part de nos esprits, l’Europe garde encore l’apanage du scepticisme et de l’esprit critique. Les Églises, autrefois, les redoutaient ; je pense qu’elles {p. 42} doivent aujourd’hui les nourrir, si cet esprit critique, ce scepticisme, s’appliquent aux mystiques de l’État et du Parti divinisé, aux idéaux purement profanes et séculiers que nous proposent l’URSS et les USA.

Vis-à-vis de ces mystiques et de ces idéaux, c’est notre sens d’un absolu qui dépasse l’homme et son bonheur, c’est notre sens du transcendant, précisément, c’est notre foi, qui doit faire de nous des douteurs et des objecteurs de conscience. Cependant que notre sens de l’équilibre humain nous invite à remettre à leur place ces prétentions divinisées, et à les taxer sobrement, non sans humour à l’occasion. J’ai souvent proposé cette petite parabole à mes amis américains « Vous croyez, leur disais-je, que le plus grand est nécessairement le meilleur. Et que l’on peut impunément multiplier n’importe quoi par dix ou cent. Vous oubliez la mesure de l’homme. Si, par exemple, vous multipliez par dix toutes les dimensions d’une maison, vous ne pourrez plus gravir les escaliers ni vous asseoir dans les fauteuils… »

Ma troisième raison d’espérer, ce sont les crises qu’il faut prévoir dans les deux empires du succès. Leurs plans, en effet, sont fondés sur une méconnaissance voulue, systématique, de la complexité de l’homme total. Ils ne sont que des expériences, {p. 43} et le propre d’une expérience est de rater neuf fois sur dix.

Je pense aux crises économiques qui menacent constamment l’Amérique. Celle de 1930 eut pour effet de la réveiller, de l’humaniser, et par là même de la rapprocher de l’Europe.

Je pense surtout à l’avenir de l’URSS. Que l’on soit sympathique ou non à l’expérience de dictature si brillamment conduite jusqu’ici par les hiérarques soviétiques, il faut bien constater qu’ils ont contre eux beaucoup de réalités humaines, qui gênent l’exécution de leurs plans rationnels. Il faut bien constater que presque tout les gêne : l’esprit critique les gêne, les différences individuelles les gênent, l’opinion libre et la presse les gênent, et les partis — surtout de gauche, et l’imprévu de l’invention dans les arts ou de la découverte dans les sciences, et l’insouciance et l’inquiétude, et l’humour et l’esprit de révolte, et le scepticisme rationnel autant que la foi religieuse — et c’est à tel point qu’on se demande si ce qui les gêne le plus n’est pas simplement l’homme, dans son humanité rebelle aux chiffres, l’homme en soi — l’éternel Résistant !

Or, l’Europe, et c’est là sa grandeur, a justement vécu de toutes ces choses gênantes, elle {p. 44} s’arrange à merveille de leur complexité ; elle y voit même la saveur de la vie !

Tout cela va compter — à la longue. Un beau jour, il n’est pas impossible, il est même probable, et c’est là mon espoir, que les Russes, comme les Américains, viendront s’enquérir auprès de nous des secrets de notre désordre et de nos ordres — sinon eux du moins leurs enfants.

Un dernier trait : l’Europe, surtout si on la compare aux deux empires séparés d’elle, et que je nomme les deux empires sans précédent — l’Europe est la patrie de la mémoire. Elle est même, pratiquement, la mémoire du monde, le lieu du monde où l’on conserve et reproduit les plus vieux documents des races humaines, et non seulement dans les musées et bibliothèques mais dans les mœurs et les coutumes aussi, dans les habitudes du langage et dans l’intimité des relations humaines. Voilà pourquoi l’Europe a toutes les chances de rester la patrie de l’invention — alors que les empires sans précédent, sans tradition, s’épuiseront à redécouvrir ce que nous savons depuis des siècles, ce qui nous permet donc d’aller plus loin. Ainsi l’Europe construit des églises modernes, en verre et en ciment armé, tandis que l’Amérique en est encore à bâtir des églises en gothique neuf.

{p. 45} C’est parce que l’Europe est la mémoire du monde qu’elle ne cessera pas d’inventer. Elle restera le point de virulence extrême de la création spirituelle, ce coin du monde où l’homme a su tirer de lui-même les utopies les plus transformatrices et les plus riches d’avenir, pour tous les autres hommes de la planète.

Mais, riches d’avenir… oui, s’il est un avenir, non seulement pour l’Europe, mais pour le monde.

Dans une certaine mesure, qui est celle du réalisme politique, et il fallait tout de même que ce fût dit ici, la question de l’avenir du monde se résume dans ce simple dilemme : la Planète unie ou la Bombe.

Et je veux dire :

Si les États-Unis et la Russie ne s’entendent pas, si la guerre atomique éclate, il n’y a plus de problème de l’Europe, et d’une façon plus générale, il n’y a peut-être plus de problème de l’ici-bas, mais seulement du jugement dernier — et je n’en dirai rien, n’y pouvant rien.

Mais dans une large mesure aussi, l’avenir du monde dépend de l’attitude de l’Europe, et de son pouvoir d’invention. Ici, point de malentendu !

Ne demandons pas l’instauration d’une Fédération européenne pour que se crée un troisième bloc, un bloc-tampon, ou un bloc opposé aux {p. 46} deux autres. Ce ne serait rien résoudre, et, au contraire, ce serait exalter le nationalisme aux dimensions continentales. Ce qu’il nous faut demander, et obtenir, nous tous, c’est que les nations européennes s’ouvrent d’abord les unes aux autres, suppriment sur tous les plans frontières et visas, renoncent au dogme meurtrier de la souveraineté absolue, créant ainsi une attitude nouvelle, une confiance — ouvrant l’Europe au monde, du même coup. Ce qu’il nous faut demander et obtenir — obtenir de nous-mêmes tout d’abord — c’est que le génie de l’Europe découvre, et qu’il propage, les antitoxines des virus dont il a infesté le monde entier.

Il n’y a de Fédération européenne imaginable qu’en vue d’une fédération mondiale. Il n’y a de paix et donc d’avenir imaginable que dans l’effort pour instaurer un vrai gouvernement mondial. Et le monde, pour ce faire, a besoin de l’Europe, j’entends de son esprit critique autant que de son sens inventif.

La pensée du monde, c’est l’Europe. Et s’il s’agit vraiment de penser, que penser d’autre pour la paix, je vous le demande, qu’un idéal fédératif mondial ?

C’est pourquoi, sans reculer devant l’apparence d’un calembour, mais qui formule non sans {p. 47} bonheur, je crois, l’attitude d’engagement et de solidarité qui doit ici nous inspirer, je dirai, songeant à l’Europe et à sa vocation mondiale, et je vous invite à le dire avec moi :

Je pense, donc j’en suis !

{p. 49} Les Rencontres internationales de Genève marquèrent un premier réveil de la conscience européenne, au lendemain d’une victoire humiliée.

L’Europe passait alors — 1946 — par une crise de découragement sans précédent dans son histoire. Littéralement, elle ne se sentait plus, entre les deux empires grondant l’un contre l’autre. Les intellectuels réunis à Genève se frappaient la poitrine en son nom. Karl Jaspers, applaudi par tous ceux qui m’avaient à l’envi reproché je ne sais quel orgueil occidental, prônait une Europe neutre et cherchant son salut — mais quel salut ? — « dans son impuissance même »… 1

Tant de discours d’un ton presque posthume sur la « crise de l’esprit européen » produisirent néanmoins cet effet principal de mettre en évidence, {p. 50} non sans éclat, l’existence d’un esprit européen, seule base sérieuse de la Fédération dont quelques-uns se risquaient à parler.

C’est ainsi que s’institua, au cours des mois qui suivirent les Rencontres, un débat général sur l’Europe et sa situation, jugée désespérée. Cette époque de prise de conscience fut aussi celle du « double refus ». Il semblait que l’Europe ne pût se concevoir qu’en s’opposant à ce qu’elle redoutait. Et, tandis que les défaitistes cédaient aux tentations d’une fausse symétrie entre l’URSS et les USA, et s’enfermaient dans un nationalisme purement verbal et négatif, d’autres tentaient de transformer la double négation en une affirmation. D’où le bref article qui suit.

{p. 51}

Choisir l’Europe §

Les uns nous disent que le choix est fatal entre l’URSS et les USA, et les autres refusent le choix, parce qu’il mènerait fatalement à la guerre. Pour les premiers, l’Europe n’est plus rien par elle-même et devrait s’attacher au plus vite soit au bloc russe soit au dollar américain. Mais les seconds proclament qu’ils ne choisiront pas entre la peste et le choléra, et qu’ils tiennent la balance égale entre le refus du stalinisme et le refus de « l’américanisme », cette fausse fenêtre pour la symétrie. Tel est le dialogue qui se poursuit depuis des mois : choisir ou non entre les Blocs. Tout cela repose sur l’idée simple que nous sommes pris entre deux grands empires également impérialistes, également avides de nous coloniser, donc également dangereux pour nous.

Avons-nous bien regardé les faits ? Existe-t-il vraiment deux blocs ?

{p. 52} Une première différence saute aux yeux, quand on compare le rôle de l’URSS et celui des États-Unis dans notre monde : c’est que nous avons chez nous un parti stalinien, qui prend ses ordres à Moscou, mais aucun parti trumanien qui voterait selon des directives envoyées par la Maison Blanche. Autrement dit, l’URSS est présente dans toute l’Europe aux élections et dans les parlements, elle a ses troupes disciplinées, elle fait sa politique jusque dans nos communes ; tandis que les USA n’ont que des sympathies, point de propagande organisée, aucun moyen de donner des ordres à nos masses ou à leurs députés. L’URSS possède une doctrine très précise dont elle se sert comme d’un instrument de conquête et qui dicte une tactique scientifique : le marxisme ; tandis que les USA n’ont pas de doctrine, et n’ont rien d’autre à proposer qu’un genre de vie, leur way of life, qui n’est nullement une arme de combat.

Par rapport à l’Europe, les intentions des deux empires ne sont pas davantage comparables. On l’a bien vu lors de la Conférence des Seize. L’URSS s’oppose à toute tentative d’unir les nations de l’Europe : c’est qu’elle veut diviser pour régner. Les États-Unis, au contraire, poussent à la collaboration européenne, et surtout sur {p. 53} le plan économique : ils nous veulent forts, donc autonomes. Les communistes dans chaque pays sabotent notre reconstruction, les Américains la financent. Où faut-il donc chercher l’impérialisme ? Avouons qu’il n’est pas le même des deux côtés.

Et si l’on regarde ce qui se passe en réalité à l’intérieur des deux empires, le contraste est encore plus frappant. En Russie, on liquide l’opposition, en Amérique elle est entièrement libre, et, mieux que cela : on en tient compte. En Russie on promet la lune aux ouvriers, mais en fait on leur ôte le droit de grève, et le droit de se plaindre d’une inégalité de salaires sans précédent dans les pays capitalistes. En Amérique, les ouvriers se mettent en grève et gagnent à peu près à chaque fois les améliorations qu’ils revendiquent, sur un niveau de vie d’ailleurs bien plus élevé que celui des ouvriers russes. Il faut vraiment se boucher les yeux pour ne pas voir de quel côté les promesses faites aux masses sont tenues : aux USA, non pas en URSS.

Enfin, l’on me dira qu’il y a dans les deux camps des opprimés, de la misère et des scandales. Certes, mais là s’arrête la ressemblance. Car en Russie l’État justifie ces scandales au nom de la dialectique marxiste : c’est ainsi que Staline a justifié la liquidation des koulaks et le pacte {p. 54} germano-soviétique. Tout au contraire en Amérique on dénonce l’injustice commise ou établie — par exemple le sort des Noirs — on lutte ouvertement contre elle, l’opinion et l’État s’unissent pour la réduire, et cela au nom d’un idéal qui ne change pas tous les six mois, car il est la morale commune, et non pas une simple tactique.

Et ainsi de suite. Toutes les comparaisons précises et objectives que l’on peut établir entre les deux puissances nous conduisent à la même conclusion : il n’y a pas de commune mesure entre le danger soviétique pour l’Europe et le prétendu danger yankee. La Russie qui vise à l’autarcie totalitaire sous la férule d’un parti unique, redoute les curieux, épure les opposants, annexe ses voisins ou les transforme en satellites, enfin tire devant le tout un rideau de fer ; la Russie est un bloc dans tous les sens du terme. Mais l’Amérique n’en est pas un, elle qui vise aux libres échanges, tolère les pires indiscrétions, multiplie les moyens de communication, s’ouvre enfin plus qu’aucun pays à toutes les influences du monde, et sait très bien que sa propre santé dépend de celle des autres, et non de leur misère.

Que devient alors ce choix que certains nous proposent, ou que d’autres déclarent noblement décliner ? Il est parfaitement illusoire. Car la {p. 55} Russie, en refusant de collaborer, en essayant de saboter le plan Marshall, en devenant bloc, précisément a choisi contre nous, malgré nous. Si nous n’acceptons pas d’être ses satellites elle nous déclare et nous croit ses ennemis, et les esclaves de l’Amérique. Et tout le verbiage des communistes contre un prétendu « bloc américain » n’a d’autre but que de masquer ce fait brutal : la Russie ne veut pas d’une Europe forte, c’est-à-dire d’une Europe unie et autonome ; elle ne veut qu’une Europe livrée à sa merci par les rivalités nationalistes et la misère.

À ce défi, nous ne pouvons pas répondre en nous jetant simplement dans les bras de l’Amérique. Non seulement nous ne le devons pas, mais c’est pratiquement impossible. Car l’Amérique n’a nullement l’intention de nous entretenir à grands frais comme des malades de luxe, ingrats et susceptibles. Elle cherche à nous aider pour que nous ne tombions pas dans le piège grossier que nous tendent les Russes : c’est là son intérêt le mieux compris, d’un point de vue stratégique autant que culturel. Mais elle ne pourra nous aider que si nous existons d’abord. Le seul choix qui nous reste ouvert, c’est donc celui de l’Europe elle-même. La seule manière possible de défendre l’Europe, c’est de la faire, donc de nous fédérer.

{p. 57}

ii §

Une seconde étape de la prise de conscience qui forme le sujet de ce recueil fut marquée à Montreux, un an après les Rencontres internationales, par le congrès de l’Union européenne des Fédéralistes. Les délégués d’une cinquantaine d’associations diverses, venus de seize nations de l’Europe, y témoignèrent de leur commune volonté de promouvoir l’union du continent, sur la base des principes fédéralistes illustrés par le pays même dans lequel ils se rassemblaient.

La conférence qui suit fut prononcée en guise d’introduction aux travaux du Congrès. On y a joint deux articles destinés à réfuter les objections les plus courantes du scepticisme ou des routines politiciennes.

{p. 59}

L’attitude fédéraliste §

Les organisateurs de ce congrès ont voulu qu’il s’ouvrît par une étude des fondements spirituels du fédéralisme. Le danger que présente un tel sujet, c’est qu’il risque d’entraîner à des généralisations théoriques ; or, rien n’est plus contraire à l’essence même du fédéralisme que l’esprit théorique et les généralisations. Et cette phrase résume assez bien le principal de ce que j’aurai à dire ce soir.

J’ai toujours éprouvé de la répugnance à séparer les valeurs spirituelles de leur incarnation dans les réalités humaines. J’essaierai donc de définir l’esprit fédéraliste d’une manière indirecte, par implication, et je m’en tiendrai le plus possible à ses manifestations concrètes, telles que nous pouvons les observer et les contrôler de très près dans une expérience bien connue : celle de la Confédération helvétique.

{p. 60} Toutefois, je ne puis éviter de poser au départ quelques définitions. Je pense qu’il est vain de parler des problèmes politiques si l’on ne s’est pas entendu d’abord sur une certaine idée de l’homme. Car toute politique implique une certaine idée de l’homme, et contribue à promouvoir un certain type d’humanité, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non. Quelle est donc la définition de l’homme sur laquelle nous pouvons tomber d’accord, ou pour mieux dire, sur laquelle nous sommes d’accord, tacitement, puisqu’en fait nous voici réunis pour parler du fédéralisme ?

Nous ne serions pas ici si nous pensions que le type d’homme le plus souhaitable est l’individu isolé, dégagé de toute responsabilité vis-à-vis de la communauté. Car, dans ce cas, nous serions restés chez nous. Mais nous ne serions pas ici non plus si nous pensions avec Hitler que l’homme n’est qu’un soldat politique, totalement absorbé par le service de la communauté. Car alors nous serions de l’autre côté du rideau de fer, en esprit tout au moins. Si nous sommes ici, c’est que nous savons que l’homme est un être doublement responsable : vis-à-vis de sa vocation propre et unique, d’une part, et, d’autre part, vis-à-vis de la communauté au sein de laquelle sa vocation s’exerce. Aux individualistes nous rappelons donc {p. 61} que l’homme ne peut se réaliser intégralement sans se trouver engagé du même coup dans le complexe social. Et aux collectivistes, nous rappelons que les conquêtes sociales ne sont rien si elles n’aboutissent pas à rendre chaque individu plus libre dans l’exercice de sa vocation. L’homme est donc à la fois libre et engagé, à la fois autonome et solidaire. Il vit dans la tension entre ces deux pôles : le particulier et le général ; entre ces deux responsabilités : sa vocation et la cité ; entre ces deux amours : celui qu’il se doit à lui-même et celui qu’il doit à son prochain — indissolubles.

Cet homme qui vit dans la tension, le débat créateur, le dialogue permanent, c’est la personne.

Voilà donc définis trois types humains, qui favorisent trois types différents de régimes politiques, et sont en retour favorisés par eux.

À l’homme considéré comme pur individu, libre mais non engagé, correspond un régime démocratique tendant vers l’anarchie, et débouchant dans le désordre, lequel prépare toujours la tyrannie.

À l’homme considéré comme soldat politique, totalement engagé mais non libre, correspond le régime totalitaire.

Enfin, à l’homme considéré comme personne, à la fois libre et engagé, et vivant dans la tension {p. 62} entre l’autonomie et la solidarité, correspond le régime fédéraliste.

J’ajouterai une remarque encore, pour compléter ce schéma trop rapide mais qui me paraît indispensable. Il ne faut pas penser que la personne soit un moyen terme ou un juste milieu entre l’individu sans responsabilité et le soldat politique sans liberté. Car la personne, c’est l’homme réel, et les deux autres ne sont que des déviations morbides, des démissions de l’humanité complète. La personne n’est pas à mi-chemin entre la peste et le choléra, mais elle représente la santé civique. Un homme qui boit de l’eau et qui se lave n’est pas à mi-chemin entre celui qui meurt de soif et celui qui se noie.

Et, de même, le fédéralisme ne naîtra jamais d’un habile dosage d’anarchie et de dictature, de particularisme borné et de centralisation oppressive. Le fédéralisme est sur un autre plan que ces deux erreurs complémentaires. Chacun sait que l’individualisme outré fait le lit du collectivisme : ces deux extrêmes, eux, sont dans le même plan, se conditionnent et s’appellent l’un l’autre. C’est avec la poussière des individus civiquement irresponsables que les dictateurs font leur ciment. Et nous avons pu voir, pendant la dernière guerre, que les résistances que rencontrent {p. 63} les dictateurs sont au contraire le fait des groupes de citoyens responsables, c’est-à-dire des personnes fédérées.

Ayant ainsi esquissé à grands traits la conception de l’homme sur laquelle nos travaux doivent se fonder et qu’ils ont pour but ultime de promouvoir, nous pouvons passer maintenant à une description plus concrète de l’attitude et des méthodes fédéralistes.

*

L’an dernier, aux Rencontres internationales de Genève, le philosophe allemand Karl Jaspers déclarait que l’Europe n’a plus de choix qu’entre la balkanisation et l’helvétisation.

Je suppose que Jaspers entendait par balkanisation la désintégration de l’Europe en nationalismes rivaux, et par helvétisation, au contraire, l’intégration fédérale des nations, renonçant au dogme de leur souveraineté absolue, et acceptant, sous une forme ou sous une autre, une constitution commune.

Dans cette vue, la Suisse moderne serait une sorte de « bon exemple » à suivre.

Rien de plus banal que cette référence à la Suisse, dès qu’il est question d’États-Unis d’Europe {p. 64} ou d’un gouvernement mondial. Rien de plus banal, si ce n’est les objections qui surgissent aussitôt : « Tout cela, dit-on, est bel et bon pour un petit pays, mais n’est pas applicable aux grands. De plus, il a fallu des siècles aux Suisses pour se fédérer, et nous avons besoin de solutions rapides. »

À la deuxième objection, je répondrai que les cantons suisses n’ont adopté une constitution commune qu’en 1848, au terme d’une crise d’assez courte durée, et en dépit d’une opposition très importante dans la population, doublée d’un scepticisme assez général chez les gens au pouvoir. Ce qui étonne tous les historiens de notre Confédération, c’est justement l’extrême rapidité avec laquelle la Constitution de 1848 fut proposée, écrite, adoptée et mise en pratique. En 1846, elle était encore une utopie. Trois ans plus tard, elle fonctionnait si bien que l’on eût dit qu’elle allait de soi.

Quant à ce que l’on répète sur la petitesse de la Suisse, et sur l’impossibilité de transposer ses institutions à l’échelle continentale, je répondrai que l’objection est valable si l’on ne s’attache qu’aux détails de la mise en pratique du fédéralisme en Suisse, mais non pas si l’on cherche à dégager de cette expérience l’idée fédéraliste qu’elle {p. 65} illustre. Une expérience de laboratoire est nécessairement plus réduite de dimensions que ses applications, mais pourtant celles-ci n’existeraient pas sans celle-là.

C’est pourquoi, dans notre tentative de définir l’idée fédéraliste en soi, nous ferons bien de ne pas perdre de vue cette expérience-témoin, concrète, typique, et particulièrement concluante.

*

Comme toutes les grandes idées, l’idée fédéraliste est très simple, mais non pas simple à définir en quelques mots, en une formule. C’est qu’elle est d’un type organique plutôt que rationnel, et dialectique plutôt que simplement logique. Elle échappe aux catégories géométriques du rationalisme vulgaire, mais correspond assez bien aux formes de pensée introduites par la science relativiste. À mon sens, le mouvement intime de la pensée fédéraliste ne saurait être mieux comparé qu’à un rythme, à une respiration, à l’alternance perpétuelle de la diastole et de la systole. La pensée fédéraliste ne projette pas devant elle une utopie européenne qu’il s’agirait simplement de rejoindre, ou des plans statiques qu’il faudrait réaliser en quatre ou cinq ans, {p. 66} par la réduction impitoyable des réalités vivantes qui gênent le plan. Elle cherche au contraire le secret d’un équilibre souple et constamment mouvant entre les groupes qu’il s’agit de composer en les respectant, et non point de soumettre les uns aux autres, ou d’écraser l’un après l’autre.

On ne saurait trop insister sur ce double mouvement qui caractérise la pensée fédéraliste, sur cette interaction, cette dialectique, cette bi-polarité, comme on voudra, qui est le battement même du cœur de tout régime fédéraliste. L’oublier serait se condamner à retomber sans cesse dans un malentendu fondamental, que l’exemple de notre vie politique suisse illustre très clairement.

En effet, les mots Fédération et Fédéralisme sont compris de deux manières très différentes par les Suisses alémaniques et par les Suisses romands. En allemand, Confédération se dit Bund, qui signifie union, et qui évoque avant tout l’idée de mise en commun. En Suisse romande, au contraire, ceux qui se proclament fédéralistes sont en réalité les défenseurs jaloux de l’autonomie des cantons contre la centralisation. Pour les uns, fédérer veut dire simplement : s’unir. Pour les autres, être fédéraliste veut dire simplement : rester libre chez soi. Or les uns et les autres ont {p. 67} tort, parce qu’ils n’ont qu’à moitié raison. Le véritable fédéralisme ne consiste ni dans la seule union des cantons, ni dans leur seule autonomie. Il consiste dans l’équilibre continuellement rajusté entre l’autonomie des régions et leur union. Il consiste dans la composition perpétuelle de ces deux forces de sens contraire, en vue de leur renforcement mutuel. Ce dernier point est parfaitement exprimé par la devise de la Suisse, devise paradoxale ou « dialectique » dans sa forme : « Un pour tous, tous pour un. » En effet, « un pour tous » signifie l’élan des personnes et des régions vers l’union, tandis que « tous pour un » signifie l’aide que l’union doit apporter à chaque région et à chaque personne.

Il est infiniment probable que, sur le plan européen, nous allons voir se dessiner deux tendances toutes semblables à celles que je viens de signaler pour la Suisse. Nous aurons des fédéralistes qui ne penseront qu’à faire l’union et à la renforcer, et nous aurons des fédéralistes préoccupés avant tout de sauvegarder les droits de chaque nation contre les empiétements du pouvoir central. Et nous devrons constamment rappeler aux deux partis que le fédéralisme véritable n’est ni dans l’une ni dans l’autre de ces tendances, mais bien dans leur co-existence {p. 68} acceptée, dans leur dialogue, dans leur tension féconde.

Lorsqu’on lit les anciens historiens suisses, j’entends ceux d’avant 1848, on est frappé de constater qu’ils n’emploient jamais le terme de fédéralisme, qu’ils l’ignorent, et qu’ils ne touchent que très rarement, et très vaguement, à l’idée fédéraliste en soi. C’est peut-être parce que cette idée, comme je le disais tout à l’heure, est à la fois simple à sentir et très délicate à formuler. Mais c’est peut-être aussi, et plus probablement, parce qu’un sûr instinct les prévenait de rationaliser les principes de leur vie politique. Il est incontestable, en effet, que l’idée fédéraliste n’a pas cessé d’inspirer et de guider les démarches des meilleurs hommes d’État suisses, pendant des siècles. Mais il est non moins certain que cette idée est demeurée informulée, et même soigneusement informulée, jusqu’à ce que la crise d’une guerre civile, en 1847, l’ait forcée à prendre forme et force de loi. Et ce n’est guère qu’au xxe siècle que nos penseurs et sociologues se sont mis à la commenter et à philosopher à son sujet. Jusqu’en 1848, elle allait sans dire, comme la vie même ; elle était la vie du civisme et de la pratique politique des Suisses. C’est le défi que représente l’esprit totalitaire, qui les force à faire aujourd’hui {p. 69} la théorie de cette pratique, et qui la transforme en une sorte de programme, ou de manifeste vivant.

Par la force des choses, l’union paisible de deux religions, de quatre langues, de vingt-deux républiques, et de je ne sais combien de « races » en un État qui les respecte, cette union prend l’allure à la fois d’un antiracisme déclaré et d’un anti-nationalisme.

L’instinct contrecarré devient conscience ; la coutume attaquée devient programme ; la pratique remise en question par une propagande agressive se voit contrainte de développer pour sa défense une théorie.

Nous vivons ce moment de l’histoire où le fédéralisme suisse, s’il veut durer, doit devenir à son tour missionnaire.

Telle est la crise : ou se nier, ou triompher, mais sur le plan de l’Europe entière.

Le grand danger de l’heure présente, pour la Suisse, je le vois dans ce fait qu’elle doit se formuler. Elle doit dire ce qui allait sans dire et qui alors n’en allait que mieux. Elle s’expose à son risque maximum : celui de décoller de ses bases concrètes, perdant ainsi en force originelle ce qu’elle pourrait gagner en conscience de ses fins.

{p. 70} De même pour le fédéralisme européen. Un sentiment commun se formait peu à peu, depuis la guerre de 1914-1918. La SDN fut l’un de ses symptômes, bien faible encore. L’idée d’un réseau de pactes bi-latéraux en fut un autre. Dans les deux cas, le sentiment fédéraliste fut promptement détourné au profit de politiques d’hégémonie. Toutefois ce sentiment ne cessait pas de croître et de se renforcer dans la plupart des peuples. La guerre dont nous sortons à peine est venue le fouetter. Brusquement, la question se pose de fédérer l’Europe dès la paix rétablie. Mais parce qu’elle se pose brusquement, elle risque d’être mal posée. J’entends qu’elle risque de ne susciter que des plans rationnels et des systèmes.

C’est pour éviter ce piège autant que possible que je vais me borner à dégager ici, après coup, quelques-uns des principes directeurs qui, d’une manière tout empirique, ont formé notre Fédération. Et je vais les choisir parmi ceux qui me paraissent applicables, immédiatement, dans l’état présent de l’Europe.

 

premier principe. — La fédération ne peut naître que du renoncement à toute idée d’hégémonie organisatrice, exercée par l’une des nations composantes.

{p. 71} Toute l’histoire suisse illustre ce principe. Chaque fois qu’un des cantons, comme Zurich, ou un groupe de cantons citadins, plus riche ou plus peuplé que les autres, a cru pouvoir imposer sa primauté, les autres se sont ligués contre lui, l’ont obligé à rentrer dans le rang, et l’union fédérale a marqué un progrès. Lors de la dernière crise grave, la guerre civile de 1847 opposant catholiques et protestants, les vainqueurs n’ont eu rien de plus pressé que de rendre aux vaincus leur pleine égalité de droit. Et de cet acte de renoncement à l’hégémonie conquise, est résulté la constitution de 1848, véritable base de l’état fédératif moderne. C’est pourquoi la Suisse ne verra jamais sans une certaine méfiance certains « Grands » s’arroger l’initiative d’une fédération continentale ou mondiale. L’échec de Napoléon, puis celui d’Hitler, dans leurs tentatives pour faire l’unité de l’Europe, sont des avertissements utiles. Ils nous confirment dans l’idée qu’on ne peut pas atteindre la fin, qui est l’union, par des moyens impérialistes. Ceux-ci ne peuvent conduire qu’à l’unification forcée, caricature de l’union véritable.

 

deuxième principe. — Le fédéralisme ne peut naître que du renoncement à tout esprit de {p. 72} système. Ce que je viens de dire au sujet de l’impérialisme ou de l’hégémonie d’une nation vaut également pour l’impérialisme d’une idéologie. On pourrait définir l’attitude fédéraliste comme un refus constant et instinctif de recourir aux solutions systématiques, aux plans simples de lignes, clairs et satisfaisants pour la logique, mais par là même infidèles au réel, vexants pour les minorités, destructeurs des diversités qui sont la condition de toute vie organique. Rappelons-nous toujours que fédérer, ce n’est pas mettre en ordre d’après un plan géométrique à partir d’un centre ou d’un axe ; fédérer, c’est tout simplement arranger ensemble, composer tant bien que mal ces réalités concrètes et hétéroclites que sont les nations, les régions économiques, les traditions politiques, et c’est les arranger selon leurs caractères particuliers, qu’il s’agit à la fois de respecter, et d’articuler dans un tout.

 

troisieme principe.Le fédéralisme ne connaît pas de problème des minorités.

On objectera que le totalitarisme, lui aussi, supprime ce problème : mais c’est en supprimant les minorités qui le posaient.

Il y a totalitarisme (au moins en germe) dans tout système quantitatif ; il y a fédéralisme partout {p. 73} où c’est la qualité qui prime. Par exemple : le totalitaire voit une injustice ou une erreur dans le fait qu’une minorité ait les mêmes droits qu’une majorité. C’est qu’à ses yeux la minorité ne représente qu’un chiffre, et le plus petit. Pour le fédéraliste, il va de soi qu’une minorité puisse compter pour autant, voire plus qu’une majorité dans certains cas, parce qu’à ses yeux elle représente une qualité irremplaçable. (On pourrait aussi dire une fonction.)

En Suisse, ce respect des qualités ne se traduit pas seulement dans le mode d’élection du Conseil des États, mais surtout, et d’une manière beaucoup plus efficace, dans les coutumes de la vie politique et culturelle, où l’on voit la Suisse romande, et la Suisse italienne jouer un rôle sans proportion avec le chiffre de leurs habitants ou de leurs kilomètres carrés.

 

quatrième principe. — La fédération n’a pas pour but d’effacer les diversités et de fondre toutes les nations en un seul bloc, mais, au contraire, de sauvegarder leurs qualités propres. La richesse de la Suisse, par exemple, réside dans ses diversités jalousement défendues et maintenues. De même, la richesse de l’Europe et l’essence même de sa culture seraient perdues si {p. 74} l’on tentait d’unifier le continent, de tout y mélanger, et d’obtenir une sorte de nation européenne où latins et germains, slaves et anglo-saxons, scandinaves et grecs, se verraient soumis aux mêmes lois et coutumes, qui ne pourraient satisfaire aucun de ces groupes, et qui les brimeraient tous. Si l’Europe doit se fédérer, c’est pour que chacun de ses membres bénéficie de l’aide de tous les autres, et réussisse ainsi à conserver ses particularités et son autonomie, qu’il serait hors d’état de défendre seul contre la pression des grands empires qui le menacent.

Chacune des nations qui composent l’Europe y représente une fonction propre, irremplaçable, comme celle d’un organe dans un corps. Or, la vie normale du corps dépend de la vitalité de chacun de ses organes, de même que la vie d’un organe dépend de son harmonie avec tous les autres.

Si les nations de l’Europe arrivaient à se concevoir dans ce rôle d’organes divers d’un même corps, elles comprendraient que leur harmonie est une nécessité vitale, et non pas une concession qu’on leur demande, ou une diminution de leur valeur propre. Elles comprendraient aussi que dans une fédération elles n’auraient pas à se mélanger, mais au contraire à fonctionner de concert, chacune selon sa vocation. Ce ne serait {p. 75} pas même une question de tolérance, vertu purement négative et qui naît le plus souvent du scepticisme. Chaque nation serait mise au défi de donner le meilleur d’elle-même, à sa manière et selon son génie. Après tout, le poumon n’a pas à « tolérer » le cœur. Tout ce qu’on lui demande, c’est d’être un vrai poumon, d’être aussi poumon que possible, et, dans cette mesure même, il aidera le cœur à être un bon cœur.

 

cinquième principe. — Le fédéralisme repose sur l’amour de la complexité, par contraste avec le simplisme brutal qui caractérise l’esprit totalitaire.

Je dis bien l’amour et non pas le respect ou la tolérance. L’amour des complexités culturelles, psychologiques, et même économiques, telle est la santé du régime fédéraliste. Et ses pires ennemis sont ceux dont le grand Jacob Burckhardt annonçait la venue dès 1880, dans une lettre prophétique, ceux qu’il appelait les « terribles simplificateurs ».

Lorsque les étrangers s’étonnent de l’extrême complication des institutions suisses, de cette espèce de mouvement d’horlogerie fine que composent nos rouages communaux, cantonaux, fédéraux, si diversement engrenés, il convient de {p. 76} leur montrer que cette complexité est la condition même de nos libertés. C’est grâce à elle que nos fonctionnaires sont constamment rappelés au concret, et que nos législateurs sont obligés de garder un contact attentif avec les réalités humaines et naturelles du pays. La Suisse est formée d’une multitude de groupes et d’organismes politiques, administratifs, culturels, linguistiques, religieux, qui n’ont pas les mêmes frontières, et qui se recoupent de cent manières différentes. Il est clair que des lois ou des institutions conçues dans un esprit unitaire, jacobin, ou totalitaire, brimeraient nécessairement un ou plusieurs de ces groupes, tendraient à réduire leur variété, et mutileraient ainsi dans plusieurs de ses dimensions la personne même de ceux qui s’y rattachent.

Certes, il est plus facile de décréter sur table rase, de simplifier les réalités d’un trait de plume, de tirer des plans à la règle, dans un bureau, et de forcer ensuite leur exécution en écrasant tout ce qui résiste, ou simplement tout ce qui dépasse. Mais ce qu’on écrase ainsi, c’est la vitalité civique d’un peuple. Une politique fédéraliste soucieuse de se mouler sur la réalité, toujours complexe, suppose infiniment plus de soins, d’ingéniosité technique, et de compréhension des peuples qu’elle gouverne. Elle exige beaucoup plus de vrai sens {p. 77} politique. Finalement, si l’on y réfléchit, on s’aperçoit que la politique fédéraliste n’est rien d’autre que la politique tout court, la politique par excellence, c’est-à-dire l’art d’organiser la cité au bénéfice des citoyens. Tandis que les méthodes totalitaires sont anti-politiques par définition, puisqu’elles consistent simplement à supprimer les diversités, par incapacité de les composer en un tout organique et vivant.

 

sixième principe. — Une fédération se forme de proche en proche, par le moyen des personnes et des groupes, et non point à partir d’un centre ou par le moyen des gouvernements.

Je vois la fédération européenne se composer lentement, un peu partout, et de toutes sortes de manières. Ici, c’est une entente économique, là c’est une parenté culturelle qui s’affirme. Ici, ce sont deux églises de confessions voisines qui s’ouvrent l’une à l’autre, et là c’est un groupe de petits pays qui forment une union douanière. Et surtout, ce sont des personnes qui créent peu à peu des réseaux variés d’échanges européens. Rien de tout cela n’est inutile. Et tout cela, qui paraît si dispersé, si peu efficace souvent, forme peu à peu des structures complexes, dessine les linéaments d’une ossature et le système des {p. 78} vaisseaux sanguins de ce qui deviendra un jour le corps des États-Unis d’Europe. Au-dessous et au-dessus des gouvernements, l’Europe est beaucoup plus près de s’organiser qu’il ne le semble. Elle est déjà beaucoup plus unie, en réalité, qu’elle ne le croit. C’est sur le plan de l’action gouvernementale que les oppositions et les rivalités éclatent, et là seulement elles sont irréductibles.

Je ne pense pas que les gouvernements puissent jamais réaliser une union viable. Leurs dirigeants ne sont pas qualifiés pour arbitrer le jeu des nations. Chacun sait qu’il serait déraisonnable de choisir comme arbitres d’un match les capitaines des équipes en présence. C’est pourtant bien ce qu’avait tenté de faire la SDN, qui en est morte, et ce que tente à nouveau l’ONU, que cela empêche de vivre. La fédération européenne ne sera pas l’œuvre des gouvernants chargés de défendre les intérêts de leur nation contre le reste du monde. La fédération sera l’œuvre de groupes et de personnes qui prendront l’initiative de se fédérer en dehors des gouvernements nationaux. Et ce sont ces groupes et ces personnes qui formeront le gouvernement de l’Europe. Il n’y a pas d’autre voie possible et praticable. Les USA ne sont pas dirigés par {p. 79} une assemblée des gouverneurs des quarante-huit États, ni la Suisse par les délégués des vingt-deux cantons. Ce serait impraticable. Ces deux fédérations sont gouvernées, au-dessus de leurs États, et en dehors d’eux, par un exécutif et un législatif issus des peuples.

Le jour où les peuples d’Europe auront compris qu’ils sont en réalité beaucoup plus solidaires et plus unis que leurs gouvernements ne pourront jamais l’être, ils s’apercevront que la fédération est non seulement possible, mais facile à réaliser, et rapidement, comme le fut celle des cantons suisses en 1848. La nécessité en est évidente, la maturation historique en est fort avancée, les structures en sont déjà esquissées. Il n’y manque plus qu’une charte fédérale, des organes représentatifs, et un dernier élan, une poussée populaire, forçant la main aux gouvernements. Souhaitons que cet élan soit spontané et non pas provoqué avant terme par une nouvelle menace extérieure. C’est dire qu’il nous faut aller vite.

*

Je voudrais maintenant, pour clore ces quelques remarques, exprimer clairement devant vous la conviction qui les inspire.

{p. 80} Il n’y a, dans le monde du vingtième siècle, que deux camps, deux politiques, deux attitudes humaines possibles. Ce ne sont pas la gauche et la droite, devenues presque indiscernables dans leurs manifestations. Ce ne sont pas le socialisme et le capitalisme, l’un tendant à se faire national et l’autre étatique. Ce ne sont pas la Tradition et le Progrès, qui prétendent également défendre la liberté. Et ce ne sont pas non plus la Justice et la Liberté, qu’il est aussi impossible d’opposer en réalité qu’en principe. Aujourd’hui — repoussant tous ces anciens débats à l’arrière-plan — il y a le totalitarisme, et il y a le fédéralisme. Une menace et une espérance.

Cette antithèse domine le siècle. Elle est son véritable drame. Toutes les autres pâlissent devant elle, sont secondaires ou illusoires, ou dans le meilleur des cas, lui sont subordonnées.

Les principes du fédéralisme, tels que je viens de les rappeler, s’opposent diamétralement et point par point, avec une étonnante précision, aux dogmes des totalitaires.

Tous les systèmes totalitaires, en effet, sont fondés sur l’hégémonie d’un parti ou d’une nation, sur l’esprit de système, sur l’écrasement des minorités et des oppositions, sur l’unification forcée des diversités, sur la haine des complexités {p. 81} vivantes, sur la destruction des groupes, et sur le mépris des vocations, remplacées par une fiche de mobilisation professionnelle, politique, et finalement militaire.

Le totalitarisme est simple et rigide, comme la guerre, comme la mort. Le fédéralisme est complexe et souple, comme la paix, comme la vie. Et parce qu’il est simple et rigide, le totalitarisme est une tentation permanente pour notre fatigue, notre inquiétude, nos doutes et nos vertiges de démission spirituelle. L’esprit totalitaire n’est pas dangereux seulement parce qu’il triomphe aujourd’hui dans une dizaine de pays et progresse plus ou moins rapidement dans tous les autres ; mais surtout parce qu’il nous guette tous, à l’intérieur de nos pensées, au moindre fléchissement de notre vitalité, de notre courage, du sens de notre vocation. Nous n’arriverons à rien de bon, dans ce congrès et dans tous ceux qui doivent le suivre, si nous ne restons pas en garde vigilante contre les réflexes totalitaires qui peuvent affecter nos esprits, même et surtout quand nous parlons de fédéralisme. Si, au contraire, à la faveur de ces débats, nous parvenons à développer des réflexes de pensée fédéraliste, si nous devenons nous-mêmes intégralement fédéralistes — fédéralistes comme on {p. 82} respire — la partie sera déjà plus qu’à moitié gagnée.

Messieurs les délégués, si l’Europe doit durer, c’est aux fédéralistes qu’elle le devra, et à eux seuls. Sur qui d’autre peut-elle compter, je vous le demande ?

Elle ne doit pas compter sur les gens au pouvoir. J’en connais peu qui aient l’intention de le laisser limiter, et c’est pourtant ce que nous leur demandons. Tous les gouvernements ont un penchant marqué à persévérer dans leur être, et même à lui survivre aussi longtemps que possible avec l’appui de la police. Or l’être des gouvernements, dans le monde actuel, c’est la souveraineté absolue. Tous les États-nations qui se sont arrogé ces droits absolus sans devoirs, ont un penchant irrésistible à devenir totalitaires. Et ce n’est point que leurs hommes d’État soient particulièrement bêtes ou méchants, mais leur fonction leur interdit de céder un pouce ; et dans l’état présent de l’opinion et des rivalités des partis, ils courraient le risque d’être accusés de trahison s’ils transigeaient un seul instant avec le dogme de la souveraineté absolue. L’union, la paix, que la plupart d’entre eux désirent, ne peut pas être leur affaire, pour des raisons absurdes mais techniques. Il faut donc les pousser dans le dos, {p. 83} voilà qui est clair, pour qu’ils acceptent un jour de renoncer non pas à la souveraineté même de leur nation, mais à son caractère absolu.

Et c’est l’agitation fédéraliste dans toute l’Europe qui les poussera.

De cette agitation, que je voudrais baptiser la nouvelle Résistance européenne, nous nous déclarons responsables, par le seul fait que nous sommes ici pour fédérer tous les fédéralistes, dans la conviction sobre et ferme que, cette fois-ci, on ne nous laissera plus le temps de rater.

{p. 85}

Clichés mortels §

Après le congrès de Montreux, plusieurs personnes me dirent en souriant assez gentiment : « Vous avez donc pris part à ces parlotes ? Encore un congrès d’utopistes, de généreux assembleurs de nuées ! L’Europe unie, bien sûr, d’accord, mais c’est un plan prématuré. »

Or, je venais d’assister aux débats les moins verbeux et les plus réalistes qu’il soit permis d’imaginer de nos jours, et ils portaient sur la question qui est sans nul doute la plus urgente de l’heure. Je le dis à ces personnes, de toute ma conviction, mais je vis bien qu’elles demeuraient sceptiques, et qu’elles se disposaient à répéter partout les mêmes clichés désabusés. Aucune d’entre elles n’eût avoué qu’elle préférait la guerre à la fédération (puisque telle est l’alternative), mais toutes étaient victimes d’une manière de penser bien plus tenace qu’une opinion : {p. 86} j’entends une habitude de langage. Voici ce que je leur fis observer.

Dès que des hommes s’efforcent, de nos jours, de rassembler les nations et les peuples à des fins pacifiques, non partisanes, on les nomme assembleurs de nuées. On veut dire qu’ils s’occupent d’autre chose que d’assembler des électeurs, et de les acheter à coups de promesses en l’air, dont chacun sait qu’elles sont purement tactiques, mensongères, et vouées à l’oubli ; l’irréalité même, au bout du compte, mais c’est électoral et cela passe pour pratique. (Personne ne sait pourquoi, et bien peu se le demandent. Le jeu électoral vit de nos oublis, et dure à la faveur de notre étourderie.)

De même, l’adjectif utopiste est exclusivement réservé à ceux qui luttent pour la paix et l’union. On ne traite jamais d’utopiste un homme qui préconise la guerre, la juge prochaine, et veut tout disposer, dès maintenant, dans cette vue de l’avenir.

Un long hurlement démagogique au service d’un parti s’appelle un discours ; plusieurs discours de ce genre en une soirée s’appellent un émouvant meeting. Mais une série d’exposés raisonnables, documentés et pleins d’idées pratiques sur les moyens de créer la paix, c’est une parlote.

{p. 87} Enfin un plan d’union douanière, de trêve politique, ou de fédération, sera toujours qualifié de prématuré. Mais pour peu qu’il s’agisse de réarmer et de se préparer à la guerre entre nations ou entre partis, le temps presse, le moment est venu, peut-être même est-il trop tard ! Dans tous les cas, l’urgence est telle que discuter serait faire le jeu de l’ennemi, et que demander à voir serait trahir…

Ces habitudes ou manies de langage sont le fait de trois mentalités, de trois espèces de gens fort différentes.

Il y a d’abord ceux qui prétendent bien sincèrement vouloir la paix, l’union et la prospérité, mais qui ont beaucoup plus peur d’être dupes d’un projet difficile à réaliser, qu’envie de travailler à son succès. Ce sont les déprimés, les anxieux, les déçus, ceux qui se moquent de l’amour par dépit amoureux, et de la paix parce qu’ils ont eu la guerre.

Mais il y a ceux aussi qui ne veulent pas la paix, ni l’union, ni la prospérité, parce qu’elles démentiraient leurs prédictions, ruineraient leurs théories, déjoueraient leur tactique. Ce furent avant la guerre les maurrassiens, créateurs des clichés que j’examine, et ce sont aujourd’hui les saboteurs de la fédération européenne, staliniens {p. 88} et nationalistes, fascistes de tous les déguisements.

Et puis il y a tous ceux qui ne réfléchissent à rien, craignent d’être obligés de réfléchir, et trouvent commode de répéter les slogans ironiques des saboteurs — moutons criant avec les loups, nigauds et paresseux dont l’inertie écrase la paix, prépare la guerre.

Je n’écris pas ceci pour le stérile plaisir de dénoncer les malfaiteurs conscients ou non. Ce ne serait pas le moyen de les faire changer de conduite. Mais il peut être utile d’attirer l’attention sur des tics de langage qu’on croit inoffensifs, et qui dépriment en fait tant de bonnes volontés, quand il faut qu’elles deviennent des volontés.

Je propose donc qu’on accuse d’utopie ceux qui approuvent et préparent une guerre comme si une victoire réelle était encore possible, étant donné nos moyens de destruction. Qu’on nomme parlotes les meetings des partis, spécialement en période électorale. Qu’on qualifie de prématurés, sans examen, tous les plans basés sur l’idée que la guerre est prochaine ou fatale. Et qu’on traite d’assembleurs de nuées ceux qui rêvent d’assembler de puissantes armées promises, par la Bombe, à l’évaporation.

{p. 89}

L’Europe nécessaire §

On me dit encore : « Vous y croyez, à cette fédération de l’Europe ? » Je réponds qu’il s’agit plutôt de la vouloir.

« Mais pourquoi, me dit-on, faudrait-il la vouloir ? » Je réponds qu’il n’y a qu’à regarder l’Europe, qu’à dresser son bilan de misères, qu’à voir la place qu’elle tient encore ou ne tient déjà plus dans le monde actuel. Et je propose quelques observations très simples, qu’il suffit de grouper pour qu’elles parlent clairement, et d’ordonner pour qu’un mot d’ordre s’en dégage.

Quelques faits §

La fédération de l’Europe est inscrite dans les faits les plus neufs de ce siècle, les uns techniques, les autres politiques. Si tout le monde ne le voit pas d’un coup d’œil, c’est que « l’homme {p. 90} moderne est démodé » comme l’a dit un Américain : sa conscience est en retard sur le milieu nouveau, sur les périls certains et les bienfaits possibles instaurés par sa propre science. L’homme moderne pense encore dans le cadre des nations, quand le jeu des forces réelles est international et opère à l’échelle des continents. Il pense encore en kilomètres, séparant des points immobiles, quand la mesure pratique est l’heure de vol. Il médite sur la carte des frontières, dont les réseaux de l’air ne tiennent pas compte. S’il posait son atlas pour faire tourner un globe, il verrait que le plus court chemin de l’Amérique à la Russie ne passe plus par l’Europe, mais par le pôle. La radio, l’aviation, l’économie, redistribuent nos voisinages en même temps qu’elles les rendent plus étroits. L’Europe est plus petite que nous ne pensions, le monde plus grand. Nos descendants s’étonneront bien que Valéry ait pu nous étonner en notant que l’Europe n’est qu’un cap de l’Asie.

À ces faits matériels vient s’ajouter le grand fait politique des deux Empires, qui ont un air de vouloir se partager le monde. En 1939, il y avait en présence l’Allemagne et les démocraties : tout se passait entre nous Européens, nous sentions donc surtout nos divisions. Aujourd’hui, les Deux {p. 91} Grands ont paru dans leur force : tout se passe en dehors de nous, tout nous menace ensemble, et nous pousse à l’union.

Notre vocation §

Deux mondes sont en présence, que nous n’approuvons pas, pour des raisons d’ailleurs très inégales. L’un est collectiviste, l’autre individualiste. Dans notre immense majorité, nous refusons le premier, nous nous méfions du second. Notre idée de l’homme n’est pas celle du Kremlin, ni celle du businessman américain. Nous ne voulons pas d’un régime de terreur, de parole asservie, d’épuration à froid, de discipline d’acier (c’est le nom de Staline) et de diplomatie à coups de marteau (c’est le nom choisi par Molotov). Nous ne voulons pas de la dictature d’un seul parti, qui ne représente qu’un quart du corps électoral dans les pays où il est le plus fort, et qui ne peut faire notre unité que sur nos ruines, par l’occupation russe, et dans les camps. Vis-à-vis de l’Amérique, notre attitude doit être, évidemment, bien différente. Nous avons besoin d’elle matériellement, mais elle a besoin de nous spirituellement. Et si son aide économique nous trouvait complaisants ou serviles dans le domaine des mœurs {p. 92} et de la culture, elle y perdrait autant que nous. L’Europe a dépassé le stade de l’individualisme économique. Son rôle est d’inventer un régime neuf, plus souple et plus humain que la dictature russe, mais guéri de l’obsession de l’argent qui dénature les libertés américaines ; un régime qui traduise en politique, dans l’économie et les mœurs, l’idée de l’homme commune aux peuples de l’Europe : ni l’individu sans devoirs, ni le soldat politique sans droits, mais la personne à la fois libre et engagée, l’homme qui sait ce qu’il se doit et ce qu’il doit aux autres.

Voilà ce que cherchent dans tous nos pays les meilleures têtes, j’entends les moins sectaires et les plus réalistes : cet équilibre souple et sans cesse réajusté entre deux exigences contradictoires mais également essentielles à la vie, qui s’appellent l’unité et la diversité, la sécurité et le risque, la vie privée et le service public, la centralisation et la libre entreprise, l’un pour tous et le tous pour un. Voilà la vocation de l’Europe.

Or il est clair qu’aucune de nos nations n’est en mesure de la réaliser pour son seul compte et sans échanges. Aucune n’est assez riche et assez forte pour réussir sans ses voisins, ou pour résister seule aux pressions impériales. Et l’idée de coopération qui serait au cœur de ce régime social, et {p. 93} qui inspire partout sa recherche, ne saurait s’arrêter aux frontières d’un pays. Voilà donc le fédéralisme.

L’opposition §

Il semble à première vue qu’un tel programme soit si clairement inscrit dans les données du siècle, et si lisible aux meilleures volontés, qu’il ne puisse provoquer d’opposition foncière. Qui oserait dire : « Je veux une Europe désunie ! Je veux que nos rivalités se perpétuent ! Je veux que nos pays s’effondrent un à un, en toute souveraineté nationale, qu’ils se cantonnent dans le double refus de l’Amérique et de la Russie, qu’ils y ajoutent un troisième refus, celui de l’Europe, jusqu’à ce qu’ils soient dûment colonisés ! »

Personne n’ose dire cela, ou comme cela. Mais certains le pensent, et finissent par le dire, d’une manière un peu différente : « Vous y croyez, à cette fédération de l’Europe ?… »

Derrière ce scepticisme en quête d’un sourire complice ou gêné (tant de gens ont une peur bleue de passer pour utopistes et d’avoir l’air de croire un peu à quelque chose) se cachent en réalité trois formes de sabotage : nationalisme, défaitisme, et stalinisme. Le nationalisme n’est, en fait, qu’une crispation de névrose féodale, un {p. 94} complexe de repli devant les réalités qui dominent aujourd’hui la planète. Le défaitisme consiste à déclarer que la guerre des deux blocs est fatale : inutile de rien faire en l’attendant, et surtout pas quelque chose qui l’empêche ! Enfin le stalinisme a décrété que l’union de l’Europe est anti-russe, ce qui est la manière stalinienne de dire que la Russie ne veut pas la paix de l’Europe.

Il n’y a donc plus qu’à faire l’Europe sans l’URSS. Les sceptiques rejoindront un jour, les défaitistes auront perdu comme il se doit, et les nationalistes feront l’opposition, indispensable à tout régime démocratique.

Un grand but commun §

Le refus sur deux fronts n’est pas une politique. Quand il est autre chose que l’effet naturel d’une grande affirmation centrale, il n’est même pas un vrai refus : il ne peut mener qu’à accepter par force ce qu’on a combattu dans la faiblesse, au nom de rien.

Mais où est la grande affirmation centrale, le grand but de cette drôle de paix ? À quel plan nous vouer ? À quelle doctrine nouvelle consacrer ce besoin d’engagement que les totalitaires ne demandent qu’à tromper ? Ils donnent des mitraillettes {p. 95} à ceux qui veulent du pain, une discipline aveugle à ceux qui cherchent un ordre, et le camp de concentration à ceux qui rêvent encore de restaurer le sens communautaire. En dehors d’eux, rien n’a paru depuis la guerre, qu’ils avaient eux-mêmes déclenchée. Et nous savons pourtant que nous sommes plus libres qu’eux, et plus sages que les Américains. Mais nous restons les bras ballants, regardant à droite et à gauche comme s’il n’y avait rien devant nous. Quand le monde attend de nous l’invention pacifiante et la formule d’un ordre neuf… Où irons-nous ?

Seul, le fédéralisme ouvre des voies nouvelles. Seul il peut surmonter — voyez la Suisse — les vieux conflits de races, de langues et de religions sclérosés dans le nationalisme, et le problème des minorités. Et surtout, il peut dépasser l’opposition chaque jour moins convaincante d’une gauche qui défend la contrainte et d’une droite qui revendique les libertés : le but, l’essence de la pensée fédéraliste étant précisément de trouver les moyens d’articuler, d’arranger sans les tuer, les diversités de tous ordres (politiques aussi bien qu’économiques) dans un corps, non dans un carcan. Ce qui est la politique par excellence, n’en déplaise aux sectaires de tous bords.

{p. 96} L’heure est venue d’appeler pour ce nouveau destin tous les peuples du continent, et de dresser devant eux l’image pacifiante vers laquelle dès maintenant nous déclarons marcher : une Europe solidement fédérée, au service de la liberté et des droits de l’homme universels. Sur cette union, l’Europe joue son destin, et chacun de nous, et le monde avec elle.

Menacée, déchirée, déjà diminuée, l’Europe finit demain, si elle n’entend pas l’appel, ou ne sait y répondre assez tôt.

Mais rassemblée, rendue à sa vraie vocation, dans le monde des empires affrontés, l’Europe commence demain, et la paix avec elle.

{p. 97}

iii §

Le Congrès de Montreux n’était pas terminé que l’idée naissait, chez les Fédéralistes, d’en élargir l’action et le retentissement en convoquant, pour le printemps de l’année suivante, des États généraux de l’Europe. Les observateurs envoyés par le United Europe Committee déclarèrent que le président de ce mouvement, Winston Churchill, avait également l’intention de provoquer la réunion d’un congrès pour l’Europe unie. Il ne s’agissait pas, dans son esprit, d’une entreprise « fédéraliste » au sens précis du terme qu’on vient de définir, mais plutôt d’une action de propagande destinée à faciliter « l’union » des États de l’Europe, que Churchill avait réclamée dans son grand discours de Zurich.

C’est de ces deux initiatives indépendantes, et de leur rencontre à Montreux, que devait naître le Congrès de La Haye.

{p. 98} Dès le mois de décembre 1947, un Comité de coordination des mouvements pour l’Unité européenne dressait les plans de travail pour La Haye 2. Trois commissions furent constituées (politique, économique, culturelle) ainsi que des comités nationaux chargés de désigner les délégués, en tenant compte de toutes les « forces vives » prêtes à collaborer dans chaque pays : parlements, partis politiques, organisations syndicales et professionnelles, églises, ligues féminines, universités, etc.

C’est à la période de préparation du Congrès de La Haye qu’appartient la conférence sur l’Aventure de l’Europe prononcée à la Sorbonne le 22 avril 1948. Elle reflète la lutte entre les tendances « unioniste » et « fédéraliste » qui devait animer les débats de La Haye, et qui se révéla souvent féconde au cours de nos travaux préparatoires.

{p. 99}

L’aventure du xxe siècle §

Je ne suis pas ici, ce soir, pour vous parler d’une utopie, mais au contraire pour vous parler d’une aventure où nous sommes, dès maintenant, bel et bien engagés : la fédération de l’Europe.

Il y a l’utopie de l’Europe, et il y a l’aventure de l’Europe. Cette distinction fondamentale, vous allez le voir, correspond à deux attitudes entre lesquelles nous aurons à choisir dans un délai que la situation du monde rend très court.

La faiblesse générale des utopies, c’est qu’elles sont en réalité moins riches d’avenir que le présent. Je dirai même, sans trop de paradoxe, que l’utopie peut se définir en général comme un système sans avenir.

Le plus grand historien de notre temps, Arnold Toynbee, fait observer que les utopies classiques sont, en réalité, et je le cite : « des {p. 100} programmes d’action déguisés en descriptions sociologiques imaginaires ». Mais l’action qu’elles proposent n’est rien d’autre que l’arrêt artificiel, à un certain niveau, d’une société en décadence. On isole de cette société les éléments que l’on considère comme bons, et l’on en compose un système qui serait en équilibre permanent, à l’abri des menaces grossières comme des créations de l’esprit, insensible aux défis toujours renouvelés de la réalité toujours changeante, bref : hors du courant de l’Histoire.

Le slogan de la peur : « Défense de l’Europe », définit aujourd’hui l’utopie.

Telle qu’elle est, pessimiste et divisée, encombrée de frontières qui l’empêchent de respirer, menacée à chaque instant d’une sorte d’hémiplégie, soit que la gauche réussisse à paralyser la droite, ou l’inverse, l’Europe est pratiquement indéfendable. Je m’explique.

Tenter d’unir en une alliance défensive nos États-nations tels qu’ils sont, tenter de coaliser leurs souverainetés pour lutter contre les Empires, ce serait vouloir coaliser précisément les facteurs principaux de notre décadence. Une sainte alliance de nos microbes ne me paraît pas le moyen de sauver notre santé. Une sainte alliance des souverainetés dont nous mourons, ne nous rendrait {p. 101} pas davantage la vie. Nos frontières, nos cordons douaniers, suffisent à empêcher nos biens de circuler, mais n’arrêteront pas les armées. Je dis donc que vouloir l’union de l’Europe sans rien changer dans sa structure économique et politique, c’est pratiquement ne rien vouloir, c’est l’utopie.

Au contraire, transformer l’Europe conformément à son génie, qui est celui de la liberté, et dans les conditions du xxe siècle, qui sont celles de l’organisation ; rappeler à cette Europe qui se sent diminuée qu’elle compte encore près de trois cents millions d’habitants, les plus travailleurs et les plus inventifs de toute la terre, c’est-à-dire, du seul point de vue de la quantité, plus que la Russie et deux fois plus que l’Amérique ; l’organiser au-delà des États en une grande unité politique et en un vaste espace économique ; — la fédérer dans sa diversité, en vue de maintenir et d’illustrer une certaine notion de l’homme et des risques humains dont, malgré toutes ses infidélités, elle reste aux yeux du monde entier le grand témoin — c’est la tâche dans laquelle nous nous sommes engagés, c’est l’aventure du xxe siècle, et c’est la vocation de cette génération.

*

{p. 102} Vous n’avez pas été sans remarquer que depuis quelques semaines, ou quelques mois, l’idée de l’union européenne a fait des progrès étonnants, sinon dans la réalité, du moins dans les déclarations des gouvernants, et dans la presse. Certains d’entre vous, j’imagine, pensent que l’union est en bonne voie, et que notre agitation fédéraliste est par conséquent superflue.

Je persiste à penser, pour ma part, que nos gouvernements travaillent encore dans le sens de l’utopie que je viens de décrire, et que le sort de l’aventure réelle n’est pas ailleurs que dans nos mains.

Je disais à Montreux, en septembre dernier, lors du Congrès de l’Union européenne des Fédéralistes :

« Si l’Europe doit durer, c’est aux fédéralistes qu’elle le devra, et à eux seuls. Sur qui d’autre peut-elle compter ?

Elle ne doit pas compter sur les gens au pouvoir. L’union, la paix, que la plupart d’entre eux désirent, ne peuvent pas être leur affaire, pour des raisons absurdes, mais techniques. Il faut donc les pousser dans le dos, voilà qui est clair. »

Quelques mois plus tard, parlant au nom des gouvernants, et décrivant leur situation embarrassée, le premier ministre belge, M. Spaak, {p. 103} s’écriait dans un discours fameux : « Bousculez-nous ! »

Nous sommes d’accord.

La parole est maintenant aux peuples, à l’opinion qui se réveille, aux citoyens du continent. Ils vont la prendre dans quinze jours, aux États généraux de l’Europe, convoqués à La Haye pour le 7 mai.

Je ne puis anticiper sur les résolutions auxquelles aboutira ce congrès de l’Europe. Le 19 juin de 1789, personne ne prévoyait le serment du Jeu de Paume, qui marqua le lendemain un tournant de l’Histoire. Ce que je sais, c’est notre volonté, et c’est le but précis que nous visons tous, à plus ou moins brève échéance.

Nous avons aujourd’hui une Europe divisée et cloisonnée dans l’anarchie. Nous voulons une Europe organisée. Une Europe sans barrières ni visas, rendue dans toute son étendue à la libre circulation des hommes, des idées, et des biens. Pour assurer ces libertés organisées, certaines institutions seront nécessaires. Nous voulons, au-dessus des États, de toute urgence, un Conseil politique de l’Europe. Nous voulons que ce Conseil soit contrôlé par un Parlement de l’Europe. Nous voulons qu’un Conseil économique entreprenne la mise en commun de nos ressources {p. 104} naturelles. Et nous voulons qu’un Centre de la Culture donne une voix et une autorité à la conscience européenne.

Par-dessus tout, dominant ces Conseils qui domineraient eux-mêmes les États, nous voulons instituer une Cour suprême, qui soit la gardienne de la Charte des droits et des devoirs de la personne, et à laquelle puissent en appeler directement, contre l’État ou le parti qui s’en empare, les citoyens, les groupes, et les minorités. Ainsi sera garanti le droit d’opposition, faute duquel il est dérisoire de parler de démocratie.

Finalement, nous voulons l’Europe, parce que sans elle le monde glisse à la guerre, et que l’alternative n’est plus, pour nous, que d’empêcher cette guerre ou de périr en elle. Séparé, isolé, aucun de nos pays n’empêchera rien : nous serons colonisés l’un après l’autre en toute souveraineté nationale, et vous voyez peut-être à quoi je pense. Fédérés, au contraire, nous remonterons au niveau de puissance des deux Grands. Ils baisseront le ton, et l’on pourra parler.

Telle est la vision directrice de l’aventure que nous courons. Et il est clair que son enjeu n’est pas d’abord notre sécurité, n’est pas d’abord notre prospérité, bien que l’une et l’autre en dépendent, mais qu’il est avant tout l’enjeu de {p. 105} la personne, la chance de l’homme au xxe siècle. Et c’est pourquoi la hiérarchie des Conseils que nous proposons aboutit à la Cour suprême, c’est-à-dire à une institution dont la fin n’est pas la puissance, ni le maintien par la police d’une certaine idéologie, mais au contraire le règne de la loi, par où j’entends la garantie des droits élémentaires de l’homme, antérieurs à l’État, supérieurs à l’État, et sans lesquels, pour nous Européens, le bonheur même paraît inacceptable.

Mesdames et messieurs, vous le sentez, il s’agit dans notre aventure de quelque chose qui dépasse largement les institutions nécessaires et les discussions juridiques qu’on peut entretenir à leur sujet.

Quel que soit le parti dont nous sommes membres, et quelle que soit notre patrie, nous sentons tous que les menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’Europe mettent en cause quelque chose de plus profond que nos systèmes économiques ou que nos passions politiques. Elles mettent en cause un certain mode de vie, un idéal et un climat de liberté, que symbolise depuis des siècles le nom d’Europe. En les perdant, nous serions assurés de perdre du même coup ce qui fait à nos yeux la valeur et le sens de la vie. Le monde entier en serait appauvri.

{p. 106} C’est donc une notion de l’homme et de la liberté qui est en définitive notre vrai bien commun. C’est en elle que nous possédons notre unité profonde. Et c’est en la définissant d’une manière actuelle et concrète que nous définirons valablement les bases et les structures de la Fédération qui a pour but de la sauvegarder.

Je sais bien ce que certains vont me dire.

On me dira que je me perds dans l’abstraction, et que j’idéalise les motifs terre à terre qui militent en faveur d’une union de l’Europe. On me dira que ces motifs immédiats sont d’ordre économique et politique, que cela seul compte, et que l’homme de la rue se fiche un peu de ma notion européenne de l’homme et de la liberté.

Ce point de vue passe aux yeux de certains pour réaliste. Je le qualifie pour ma part d’utopiste. Je dis qu’il équivaut à nier l’Europe telle qu’elle a tout de même existé.

Si l’on prétend que la seule chose sérieuse, c’est l’organisation économique et politique du continent, je répondrai dans ce cas, soyez sérieux, devenez une colonie américaine, ou bien demandez aux Russes d’établir parmi nous l’ordre qui règne à Varsovie. Vous aurez la guerre par surcroît, vous serez sauvés des abstractions… Mais si des résistances se manifestent, croyez-m’en, elles {p. 107} prouveront que l’Européen tient, plus qu’à l’ordre, et plus qu’à la richesse, et plus qu’au pain qu’il mange à une notion de l’homme, qu’il ne sait pas toujours formuler, mais pour laquelle il sait mourir, parce qu’il en vit. Il l’a montré pendant la Résistance.

Je rappellerai ensuite que si l’Europe, petit cap de l’Asie comme on sait, a été tout de même pendant plus de deux mille ans, la plus grande source d’énergie, et d’invention, et de puissance réelle de la planète, c’est parce qu’elle a compensé par l’esprit, en abstractions et en spéculations, suivies de créations aventureuses, les réalités terre à terre et si médiocres par leurs dimensions, auxquelles on voudrait la réduire.

L’Europe est une culture, ou elle n’est pas grand-chose.

J’emploie ici le mot culture au sens le plus large et humain, celui qu’illustre justement, aux yeux du monde entier, notre existence.

Pour nous, Européens, la culture véritable naît d’une prise de conscience de la vie. Se cultiver, bénéficier de la culture, prendre une part à sa création, cela signifie d’abord pour chacun de nous : élargir et approfondir notre notion de l’homme et de sa liberté. Cela signifie ensuite : aménager, et transformer en conséquence le {p. 108} cadre de la vie et les institutions. Cela signifie enfin, et pour tout résumer : se demander sans cesse, et presque sans scrupule, ce que les choses et ce que la vie veulent dire.

Il est typique de l’Europe d’aujourd’hui que la culture y soit encore un but, une fin en soi et non pas un moyen. Ailleurs, comme vous le savez, elle est mise au service du développement de l’industrie, et de certaines visées politiques. Ce sont les chefs du parti au pouvoir, les dirigeants du Plan économique, qui lui dictent un programme précis, et qui prescrivent son rôle, subordonné. Pour nous Européens, tout au contraire, c’est la culture qui exprime le sens humain de la vie politique et de l’économie ; c’est elle qui vise à les influencer, et qui permet de les critiquer — d’évaluer leurs résultats. La primauté de la culture appartient donc à la définition de l’Europe.

En second lieu, il n’est pas moins typique de l’Europe, que son unité culturelle ou, pour mieux dire, son unité d’attitude vis-à-vis de la culture, se nourrisse de diversités.

En effet, élargir et approfondir la conception de l’homme et de sa liberté n’a jamais été, en Europe, l’apanage d’une doctrine unique, d’une nation ou d’une caste choisie, mais au contraire {p. 109} ce fut toujours, et ce sera, tant qu’il y aura l’Europe, l’effet d’un dialogue permanent, bien souvent dramatique, parfois tragique, entre plusieurs doctrines ou plusieurs confessions, une vingtaine de nations, et une infinité d’écoles et de génies individuels : tous, ils ont contribué à faire l’Europe et à modeler l’idée européenne de l’homme.

Cette idée-là n’est donc pas simple, mais dialectique ; elle n’est pas achevée, mais ouverte ; elle est à chaque instant la résultante de couples d’éléments antagonistes, dont le débat se perpétue en chacun de nous et se renouvelle à chaque génération : antiquité gréco-romaine et christianisme, Église et État, catholicisme et protestantisme, attachements régionaux et sens de l’universel, mémoire et invention, respect de la tradition et passion du progrès, science et sagesse, germanisme et latinité, individualisme et collectivisme, droits et devoirs, liberté et justice…

Dans cet équilibre tendu, et sans cesse menacé de rupture au profit de l’un ou l’autre de ses éléments, réside le risque original de l’homme européen, son aventure.

Dans ce débat auquel chacun de nous participe plus ou moins consciemment, réside le secret du dynamisme occidental, et de l’inquiétude {p. 110} créatrice qui pousse l’Européen à remettre en question, de siècle en siècle, ses rapports avec Dieu, avec le monde, avec l’État et la communauté.

Dans les combinaisons, variées à l’infini, qu’il lui est possible d’opérer entre les éléments contradictoires constituant son patrimoine, réside la chance, pour tout Européen, d’individualiser de plus en plus ses jugements et son mode de vie.

Et enfin, dans ce choix permanent, dans la conscience qu’il a d’en être responsable, l’Européen conçoit la liberté.

Toute notre histoire illustre ce débat, qui se livre en chacun de nous. Elle est l’histoire des risques de la liberté, progressant entre les écueils du désordre et de l’ordre absolu. Les lois de ce progrès sont assez simples. Pour peu que l’individu, abusant de ses droits et de sa liberté, devenue facile, cède à la tentation de l’anarchie ou à celle de l’impérialisme, une réaction collectiviste se déclenche, au nom de la justice ou de l’ordre social. Elle donne naissance à des régimes unitaires (qu’on appelle aujourd’hui totalitaires) contre lesquels ne tarde pas à se dresser, avec une passion renouvelée, le génie de la diversité, c’est-à-dire de la liberté.

Si nous cherchons maintenant dans quelle notion commune de l’homme et de sa destinée se {p. 111} fonde notre refus simultané de l’individualisme et du collectivisme, nous voyons se définir un certain idéal, qui n’a trouvé son nom qu’au xxe siècle, mais qui a toujours été l’axe de notre histoire, la vision directrice de nos révolutions : c’est l’idéal de la personne humaine.

Cette notion d’origine chrétienne, acceptée et reprise par l’humanisme, est celle de l’homme doublement responsable envers sa vocation et envers la cité, à la fois autonome et solidaire ; à la fois libre et engagé, et non pas seulement libre comme l’individualiste, ou seulement engagé comme le totalitaire ; lieu d’une synthèse vivante mais aussi d’un conflit entre des exigences également valables, mais de fait ou de droit, antagonistes.

Cet homme est fidèle à lui-même quand il accepte le dialogue, assume le drame, et les dépasse en créations : un acte, une œuvre, ou une institution.

Il devient infidèle à lui-même et au génie formateur de l’Europe, lorsqu’il cède à la tentation de supprimer l’un des termes du conflit, soit qu’il essaie d’enfermer dans sa particularité, nation, parti, ou idéologie ; soit qu’il prétende l’imposer à tous d’une manière uniforme donc tyrannique.

{p. 112} Avec ces derniers mots, nous avons désigné les principaux obstacles au progrès immédiat vers la Fédération européenne.

Ce sont, pour parler très clairement : l’opposition de la Russie soviétique ; les préjugés nationalistes, et les prétentions des partis.

*

Même s’il y avait de bonnes raisons historiques d’inclure les Russes — la Sainte Russie ou les Soviets — dans une fédération européenne, la question, aujourd’hui, ne se pose pas. Que nous le voulions ou non, Dostoïevski ou non, il nous faut faire l’Europe sans la Russie, sans cette Byzance électrifiée, standardisée, gouvernée par les Asiatiques, sous le couvert d’une doctrine née en Europe dans le cerveau puissant d’un Allemand, qui la destinait aux Anglais. Est-ce à dire que nous ferons l’Europe contre les Russes ? C’est malheureusement leur point de vue.

Tout essai de sauvetage de l’Europe, c’est-à-dire pratiquement d’union de l’Europe, prend à leurs yeux, et sans autre examen, l’allure d’une manœuvre anti-russe.

Ils ont raison, dans le sens qu’unir l’Europe c’est la mettre à l’abri de la misère et de l’anarchie {p. 113} nationaliste, et donc secondairement mais très effectivement, à l’abri de l’expansion soviétique. Ils ont tort, s’ils croient un instant que l’un des buts de la Fédération soit de faire la guerre à la Russie. Mais le croient-ils ?

Il y a un an, en Amérique, je parlais de ces choses avec un homme qu’il serait difficile de soupçonner d’anti-communisme hystérique : Albert Einstein, et il me dit : « Le fond de l’affaire, c’est que les Soviets, dans le jeu mondial, se sentent le partenaire le plus faible. Tout leur effort consiste donc, et c’est normal, à contrer chacun de nos mouvements, même amical en réalité. Rien au monde ne pourra les persuader que nos intentions ne leur sont pas hostiles. Le seul moyen de sortir de cette impasse, c’est d’organiser le monde sans eux, et vous verrez que, sans eux, ce sera facile. Et cela fait, comme ils ne sont pas fous, ils comprendront que leur intérêt ne consiste plus à rester à l’écart. »

Je serais tenté de partager cet optimisme, mais il est à longue échéance. Pour l’instant, si l’on regarde les faits, la situation est la suivante : pendant que les Soviets nous accusent de préparer un bloc occidental — et les blocs, nous disent-ils, ne servent qu’à la guerre — ils ont fait leur bloc oriental, mais nous n’avons {p. 114} pas fait notre Fédération. Même attitude lorsqu’il s’agit du plan Marshall, ou de quelque congrès d’intellectuels. Invités en bonne et due forme, les Russes répondent en tirant le rideau de fer à grand fracas, s’enferment et crient qu’on les empêche d’entrer, qu’on les exclut, qu’on fait un bloc contre eux…

Il doit y avoir quelque malentendu. Il y a généralement malentendu entre des gens qui ont peur les uns des autres. Et la peur suscite des fantômes qui, à leur tour, font beaucoup plus peur que des êtres en chair et en os. C’est pourquoi la seule cure possible de la grande peur qu’inspire aux Russes un bloc occidental fantomatique, c’est de créer très vite, et solidement, notre Fédération occidentale. Car la question sérieuse n’est pas pour nous de réfuter l’accusation de bellicisme, mais d’empêcher la guerre en fait.

Le plus beau témoignage de l’anarchie de langage qui caractérise notre temps restera sans doute, aux yeux de l’historien, l’emploi simultané de certaines expressions telles que démocratie, droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, volonté populaire, anti-fascisme, presse libre, opinion unanime, etc., par les totalitaires de nuances diverses comme par les libéraux de l’Occident. C’est le cas de redire le mot de Bernard Shaw à {p. 115} propos de l’Angleterre et de l’Amérique : « Nous sommes séparés par un langage commun. »

Et la question n’est pas non plus d’affirmer que nous sommes démocrates, mais d’établir, en fait, certaines institutions qui garantissent les libertés réelles. Peu nous importent les questions d’étiquette, et tant pis pour le mot Démocratie : quand nous voyons que les staliniens l’ont à la bouche, tremblons pour lui, car ils ont la dent dure ! Laissons-leur le mot s’ils y tiennent. Tant qu’ils nous laissent la chose, nous serons contents.

Il n’en reste pas moins que l’opposition des Russes ne se réduit pas à détourner le sens des mots qu’ils nous ont pris, et à nous accabler d’injures homériques. Elle se traduit par un fait grave : au Congrès de La Haye, la place de nos amis fédéralistes de toute l’Europe de l’Est restera vide.

Et cela n’a pas manqué de donner prétexte à des arguments défaitistes. On nous dit : — Vaut-il la peine de faire l’Europe sans eux ? Réponse : l’absence de ceux de l’Est nous force à faire l’Europe beaucoup plus vite, et beaucoup plus résolument que s’ils étaient là.

Tout d’abord il convient d’observer que les satellites de la Russie n’ont pas choisi de quitter notre camp. Ces peuples ne sont pas plus soviétiques que nous. Ils le sont moins, si l’on s’en {p. 116} tient au pourcentage de leurs électeurs communistes. Là encore, l’adjectif « populaire » dont on a décoré leurs républiques est une captieuse figure de langage. Entendons bien que ces régimes sont populaires comme les lois juives de Vichy étaient juives, comme les bagnes d’enfants sont enfantins. « Populaires », oui, pour ceux qui appellent un chat l’absence d’un chat, et Staline un vrai démocrate.

Mais on va me dire encore : comment se fait-il que, démocrates dans leur majorité, tous ces peuples aient cédé l’un après l’autre à la loi d’une minorité ? Je réponds qu’en réalité, ils ont cédé à l’attraction d’une grande puissance.

L’autre jour, M. Pekkala, premier ministre finlandais, expliquait en ces termes candides les raisons du traité qu’il venait de signer avec les Russes :

« L’évolution de la technique moderne, disait-il, ne permet pas aux petites nations d’organiser seules leurs moyens de défense… Elles doivent s’assurer l’aide de telle grande puissance dont c’est l’intérêt de l’accorder. »

Or cette puissance, les républiques dites « populaires », pas plus que la Finlande, ne pouvaient la trouver, jusqu’ici, ailleurs qu’à l’Est. À l’Ouest, qu’avions-nous à offrir ? Nos divisions ; {p. 117} nos expériences économiques mal engagées et mal soutenues, étriquées dans leurs cadres nationaux ; un scepticisme général quant aux valeurs démocratiques ; l’absence de toute doctrine, de tout élan nouveau, de tout principe d’union, d’espoir ou d’aventure…

J’affirme donc que faire l’Europe sans l’Est, loin d’être une solution de résignation, c’est le seul moyen que nous ayons, aujourd’hui, de ne pas abandonner ces peuples à leur destin, de créer le pôle d’attraction nécessaire à leur équilibre, et de restaurer cette puissance dont notre désunion, dont nos carences, ont frustré leurs secrets espoirs.

Pour eux, au moins autant que pour nous, il est vital que le Congrès de La Haye allume un phare visible au loin.

Vous venez de le voir : les vrais obstacles à la fédération de l’Europe ne sont pas d’abord à l’Est, mais d’abord parmi nous.

Tout nous ramène à nos problèmes internes. Et, en particulier, aux deux problèmes brûlants que je mentionnais tout à l’heure : celui que nous posent les préjugés nationalistes, et celui, parallèle, de l’esprit partisan.

À ce sujet, il me paraît urgent de préciser une distinction fondamentale pour tout le vocabulaire fédéraliste, et par suite décisive pour toute l’action {p. 118} européenne. Dans le cas des nations comme dans le cas des partis, il est urgent que nous apprenions à distinguer entre diversité et division ; il est urgent que nous apprenions à voir et à sentir que l’opposition véritable n’est pas entre l’union et la diversité, bien au contraire ; mais que nos divisions signifient pratiquement la mort prochaine de nos diversités.

Voyons d’abord le cas de la nation :

La diversité des nations, correspondant au cloisonnement géographique du continent, a fait pendant des siècles l’originalité de l’Europe et la fécondité de sa culture. Et l’un des buts de la Fédération, c’est de la sauver.

Mais par suite de la collusion de la nation et de l’État, fixant les mêmes frontières rigides à des réalités culturelles, linguistiques, économiques et administratives, qui n’ont aucune raison de se recouvrir en fait, cette diversité naturelle est devenue division arbitraire. Elle appauvrit nos échanges culturels. Elle laisse chacune de nos patries incapable de sauvegarder son autonomie politique, ou d’assurer son existence économique. Cet individualisme national, qui tend nécessairement à l’autarcie, constitue aujourd’hui le pire danger pour la vie réelle des nations. Dans l’état de faiblesse où il les met, il les livrera {p. 119} fatalement à l’unification forcée, soit par l’intervention d’un empire du dehors, soit par l’usurpation d’un parti du dedans.

C’est pourquoi l’union fédérale, l’union des peuples au-delà des États, nous apparaît comme la seule garantie des autonomies nationales. Ce n’est qu’en surmontant nos divisions que nous sauverons notre diversité.

Cette règle vaut aussi pour nos doctrines, partis et idéologies.

Aussi indispensables que les nations à la vie de la culture et à la liberté, ces diversités à leur tour tendent à devenir des divisions mortelles. Tandis que les frontières étatiques cloisonnent l’Europe verticalement, les idéologies et les partis la cloisonnent horizontalement. Ils penchent vers l’autarcie intellectuelle, comme les nations vers l’autarcie économique. Leurs prétentions larvées à un droit exclusif dans l’organisation du continent n’est pas moins dangereuse, n’est pas moins utopique, que ne serait l’impérialisme d’une seule nation.

Il est bien clair que ni la droite, ni la gauche, ni le centre, aujourd’hui, ne sont capables de créer l’union.

Aucun de ces partis n’est capable, à lui seul, de sauver l’Europe, ni par suite son propre {p. 120} avenir. De même que les nations n’ont de chance de survivre que si elles renoncent à temps au dogme tyrannique de leur souveraineté absolue, les partis n’ont de chance de poursuivre leur lutte que s’ils en limitent l’ambition, renoncent à toute visée totalitaire, même inconsciente, et subordonnent leur tactique à la stratégie générale d’une action de salut public européen.

À ce propos, et sans sortir, je crois, du cadre de cette conférence, je voudrais saisir l’occasion d’une mise au point qui se révèle nécessaire.

On a dit et écrit, en Europe, que le parti travailliste anglais boycottait le Congrès de La Haye. Et certains socialistes continentaux, suivis de certains hommes en dehors des partis, ont déclaré que l’absence des travaillistes donnerait à ce congrès une couleur politique, qui leur interdirait d’y prendre part. Je suis heureux de pouvoir vous dire qu’il n’en est rien, que les travaillistes viendront.

Certes, le congrès des partis socialistes s’est prononcé à Londres, dernièrement, contre la participation « officielle » de ses membres aux États généraux de La Haye. Mais le fait est que les organisateurs de La Haye n’ont jamais demandé, à aucun parti, une délégation officielle. Et le fait est que malgré le refus des socialistes {p. 121} de donner ce que personne ne leur avait demandé, ils viendront à La Haye à titre personnel, par conséquent sur le même pied que tous les autres. C’est ainsi que la Chambre des Communes nous enverra plus de cinquante députés, dont une trentaine de travaillistes, parmi lesquels les chefs des deux fractions de la gauche et de la droite du parti.

Hier encore, M. Léon Blum écrivait dans Le Populaire : « On ne fera donc pas les États-Unis d’Europe sans nous. Mais, en revanche, nous ne nourrissons pas la présomption “absurde et déplorable” 3 de les faire aujourd’hui à nous tous seuls. »

Voilà qui est clair.

Mais il faut ajouter ceci : ce n’est pas sur un compromis que les partis doivent s’unir pour faire l’Europe. C’est sur la volonté de réaliser chacun leur vocation particulière. Et il en va de même pour les nations.

Prenez les socialistes, que veulent-ils ? Élever le niveau de vie des masses, organiser à cet effet la production, créer ainsi les conditions d’une justice sociale plus réelle. Eh bien tout cela suppose, implique, exige, la fédération de l’Europe. {p. 122} Un socialiste qui, en tant que tel, n’est pas pour la Fédération, peut être un homme sincère et respectable, mais il serait difficile de le considérer comme particulièrement logique et réaliste.

Qu’en est-il des conservateurs ? Conserver ce qui mérite de l’être dans toutes nos traditions européennes suppose, implique, commande l’union de l’Europe. Un conservateur qui, par esprit nationaliste, refuserait à sa nation le droit de se fédérer, c’est-à-dire de sauver son autonomie réelle au prix de l’abandon d’une souveraineté qui, dans le fait, n’existe plus, celui-là ferait mentir le nom de conservateur.

Et quant aux libéraux, s’il est certain qu’ils ne représentent plus en Europe un parti politique important, il n’en reste pas moins que leur ambition maîtresse est en réalité celle de l’immense majorité des citoyens européens, s’il est vrai que le mot libéral veut dire ami de la liberté, non pas seulement du laisser-faire, et qu’à ce titre, j’en suis bien certain, il retrouvera demain tout son prestige.

Les trois motifs principaux de nous unir : sécurité, prospérité, et liberté, se conditionnent réciproquement. Ils conditionnent d’une manière positive l’action conjointe des trois partis qui les revendiquent principalement.

{p. 123} Chacun peut donc y aller au nom de ses principes, à la seule condition de les prendre au sérieux.

Plus tard, une fois le but atteint et la Fédération consolidée, rien ne les empêchera plus de se livrer à leur distraction favorite, qui est de se battre entre eux au moins autant qu’en faveur de leur idéal. Ce qui est bien clair, c’est que s’ils échouent à fonder la Fédération, ils perdront fatalement, demain, l’un des droits qui leur est le plus cher : la liberté de se disputer, le droit de querelle…

*

Mesdames et Messieurs, si l’Europe, mère des nations et des partis, n’invente pas les moyens de surmonter le nationalisme et l’esprit partisan, je ne vois personne au monde qui puisse le faire avec quelque chance de succès. Nous avons développé des virus dont nous sommes seuls à pouvoir fabriquer les anti-toxines efficaces.

Entre un libéralo-capitalisme et un étatisme absolu, tous deux nés en Europe pour émigrer plus tard sur des terres vierges où leurs excès sont manifestes et menaçants, car leur conflit se déclare sans issue, l’Europe se doit et doit au monde d’inaugurer la troisième voie, la voie des libertés organisées.

{p. 124} Nous vivons aujourd’hui la « drôle de paix ». Il dépend de nous qu’elle se termine demain en paix-éclair, et c’est l’effet que pourra seule produire la proclamation solennelle de la Fédération européenne.

Il se passe quelque chose à l’Est. Il est temps qu’il se passe quelque chose en Europe ! Il est temps de réveiller l’espoir d’une moitié séparée du continent. Il est temps de donner aussi à nos amis Américains la certitude que nous ne sommes pas ce qu’ils ont parfois presque raison de croire que nous sommes : des démissionnaires de l’Histoire.

La véritable troisième force, au plan mondial, ce n’est pas je ne sais quel groupement de doubles-négations et de demi-mesures, c’est l’Europe rejoignant le xxe siècle, pour en prendre la tête et inventer l’avenir. C’est le fédéralisme, qui veut que la Terre promise ne soit pour nous ni l’Amérique ni la Russie, mais cette vieille terre à rajeunir, à libérer de ses cloisons, notre Europe à reconquérir — pour tous ses peuples, pour tous ses partis, et, comme le veut son vrai génie, pour tous les hommes.

{p. 125}

Le Congrès de La Haye ou la voix de l’Europe §

Cette architecture de grandes poutres, chevrons et traverses sculptés, soutenant un toit immense, tout là-haut, j’ai rêvé un instant qu’à douze ans, avec mes petits camarades, nous sautions d’une poutre à l’autre, sans regarder l’abîme sous nos pas… Vertige rapide. J’abaisse mes regards le long des parois blanches et nues, jusqu’à cette rangée d’écussons aux lions couchés trois par trois. Plus bas, des tapis suspendus. Au-dessus de ma tête, un large dais carré, tout tendu de soie rouge et or. J’appuie ma tête contre les plis d’un lourd rideau de velours pourpre. Qui sont ces gens autour de moi, dont les visages s’illuminent dans le faisceau des projecteurs de cinéma ? Je suis assis derrière deux rangs de dos et de nuques fascinantes qui dépassent le dossier des fauteuils. Cette nuque très large et rouge, c’est Ramadier ; cette nuque placide et blonde, {p. 126} c’est van Zeeland ; et cette absence de nuque, c’est Paul Reynaud. Une tête noire aux cheveux bien plaqués se penche vers un chapeau de femme — oui, c’est bien la princesse Juliana. Une nuque blanche et gonflée au-dessus d’un frac noir, Winston Churchill. À ma gauche, à ma droite, quelques profils d’amis, ce jeune ancien ministre socialiste hollandais, ce jeune ancien ministre conservateur anglais, les yeux bridés de Coudenhove, le sourire voltairien de Lord Layton, un homme en noir qui porte une longue chaîne en sautoir… Où suis-je ? À quelle époque ? Dans un rêve ? Que se passe-t-il ?

Quelqu’un parle devant un micro, et la voix me revient de la salle : « The task before us, at this congress, is not only to raise the voice of Europe as a united home… We must here and now resolve that a European Assembly shall be constituted… »

Oui, c’est un rêve, un rêve devenu réalité, et que je faisais depuis vingt ans.

Devant nous, tout autour de nous, dans cette grande Salle des Chevaliers, qui est celle d’un très vieux Parlement, mille personnes, mille Européens. Je reconnais dans la foule quelques têtes, la moustache d’Anthony Eden, la face concave de Daladier, le profil du chapelier fou d’Alice in Wonderland (ce ne peut être que Bertrand {p. 127} Russell), le crâne poli de Prieto, les boucles blanches de William Rappard, un Anglais plus Anglais que nature : Charles Morgan, un archevêque qui représente le Vatican, un Lord Bishop qui représente Canterbury, des députés socialistes anglais, un joyeux anarchiste italien, des ministres allemands aux lunettes sans bord… Mais pourquoi cet immense applaudissement ? « L’Europe, vient de dire quelqu’un dans le micro, c’est la civilisation des non-conformistes ! » Je regarde le texte qu’on m’a remis. « L’Europe, c’est la terre des hommes continuellement en lutte avec eux-mêmes, c’est le lieu où aucune certitude n’est acceptée comme vérité si elle n’est continuellement découverte. D’autres continents se vantent de leur efficacité, mais c’est le climat européen seul qui rend la vie dangereuse, aventureuse, magnifique et tragique — et, par là, digne d’être vécue. » (C’est mon ami Brugmans, travailliste hollandais, qui parle ainsi devant douze anciens présidents du Conseil, soixante ministres et anciens ministres, deux cents députés aux Parlements européens, et six cents autres délégués de vingt-cinq pays…) Mais je me dis qu’en effet, malgré tout, notre congrès est doublement non conformiste, puisqu’il a su rallier pour une œuvre commune les conformistes et les non-conformistes… 4

{p. 128} Tout à l’heure, nous avons traversé la salle en procession, Churchill et sa femme conduisant. Il y avait des fleurs partout, et des fanfares dans la cour du palais. — On dirait un mariage ! m’a soufflé mon voisin.

Mariage de qui ? Peut-être de Churchill et de la gauche continentale ? Ou des vieux hommes d’État et des générations formées pendant la Résistance ? Ou encore des vainqueurs et des vaincus d’hier ? (Nous avons des délégations allemandes, autrichiennes et italiennes.) Ou bien le mariage de l’Ouest et de l’Est ? Non, pas cela : les quelque trente Roumains, Polonais, Tchèques, Hongrois et Yougoslaves ici présents, ne sont encore, hélas, que des « observateurs ».

Attendons : le Congrès commence à peine. L’Histoire seule dira le vrai sens de cette cérémonie sans précédent.

*

J’écris maintenant dans la paix de ma campagne franco-suisse. (La frontière est à douze cents mètres. À chaque passage, je renouvelle in petto l’engagement final du Congrès : « Nous voulons une Europe unie, rendue dans toute son étendue à la libre circulation des hommes, des idées, et des biens. ») Depuis deux semaines, j’ai {p. 129} parcouru quelques centaines d’articles sur La Haye. J’ai relu mes discours, en vue de ce recueil. J’essaye de comparer et de conclure, provisoirement, avant de repartir.

Ces applaudissements enthousiastes saluant la phrase de Brugmans sur le « non-conformisme » européen, m’ont étonné plus que toute autre chose survenue au cours du Congrès. (La presse y fait peu d’allusions.) Et ce n’était pas un accident, puisqu’au cours de la même séance inaugurale, M. Paul Ramadier ayant cru devoir dire : « Nous ne sommes pas ici pour faire une révolution fédéraliste ! » — un froid silence fut seul à lui répondre. Après cela, l’on fut moins surpris de voir quelques-unes des thèses fédéralistes acceptées par une assemblée unanime, alors que la majorité des délégués, pris un à un, se fussent sans doute avoués fort étrangers à la doctrine qui les dictait. Ces votes finaux ne sauraient s’expliquer par une conversion collective. Ils traduisent un mouvement de ralliement mi-inconscient, mi-raisonné, à la seule position cohérente fournissant une base d’offensive : la position fédéraliste, qui se trouve être en fait « non-conformiste », dans l’état présent de l’Europe.

Certes, il existe — et je crois la connaître — une doctrine orthodoxe du fédéralisme. Et parfois ses tenants s’inquiètent de voir les conclusions {p. 130} pratiques qu’ils en déduisent adoptées par des hommes politiques qui pensent encore en termes de nations, d’unification rationnelle, ou seulement de défense contre l’un des « Deux Grands ». Un chrétien convaincu, s’il voyait son église se remplir subitement d’une foule d’incroyants répétant avec lui les mêmes paroles, se sentirait fort mal à l’aise : il se demanderait quelle peur les pousse, quelle grande calamité publique est annoncée… Gardons-nous cependant de confondre les ordres. Si le fédéralisme veut être une politique, non pas une secte ou une théologie (quoiqu’il ait, dans plus d’un esprit, de fortes attaches religieuses), il faut bien qu’il travaille avec ceux qui l’acceptent pour des raisons qui ne sont pas les siennes. Dans l’ordre de la politique, c’est le compromis difficile qui représente presque toujours le vrai succès. La victoire totale d’une doctrine — fût-elle la bonne, ou disons : la meilleure — ou bien reste sans lendemain, ou bien prépare un lendemain totalitaire.

Quels seront les lendemains de La Haye ? Quels résultats tangibles avons-nous obtenus ? J’en vois deux, qui dépassent en importance les résolutions adoptées.

1. Le Congrès de l’Europe voulait produire un choc, voulait alerter l’opinion. Il l’a fait dans {p. 131} une large mesure, sinon dans toute la mesure qu’il méritait. Réveiller la conscience de l’Europe, c’était son seul moyen d’action. Pour autant qu’il y soit parvenu, il établit l’union européenne sur des bases qui manquent à l’ONU : la volonté consciente des groupes sociaux et l’enthousiasme des individus. Si nous sommes en démocratie, c’est cela qui compte, et le reste suivra.

2. Le Congrès de l’Europe a permis de mettre en pleine lumière les vraies difficultés, et c’est là le seul moyen de réduire les objections courantes que peuvent élever contre une Fédération européenne les sceptiques, les réactionnaires, les sectaires de la gauche ou du grand capital, les nationalistes honteux ou les imprudents utopistes. Le seul fait qu’un accord unanime — au lieu de la rupture trois fois risquée — ait couronné ces débats passionnés, est un résultat décisif. Il se peut que la bataille la plus dure pour l’unité européenne ait été gagnée à La Haye, même si les conclusions les plus spectaculaires n’en doivent être tirées que plus tard et ailleurs.

*
La presse continentale dans son ensemble a parlé du Congrès de l’Europe comme d’un congrès {p. 132} « fédéraliste ». En réalité, les groupes fédéralistes s’y trouvaient en minorité à tous égards. Tant par le nombre que par le prestige des hommes d’État qui la représentaient, la tendance « unioniste » dominait largement. Elle tenait la plupart des postes de commande. Que voulait-elle ? Il est bien difficile de le dire clairement sans la trahir. Elle voulait — selon les termes de l’invitation adressée par ses soins aux congressistes — « une plus grande unité entre les pays de l’Europe ». Formule vague et peu convaincante. Unité de quel ordre ? Et plus grande que quoi ? C’était trop dire, ou pas assez. Ce n’était pas une base de travail ou d’accord. Qui donc oserait se déclarer contre un peu plus d’union en général ? Les fédéralistes, au contraire, réclamaient des mesures précises, et surtout des institutions, calculées de manière à nous conduire au-delà des souverainetés nationales absolues, mais en deçà d’une « unité » totale, aussi dangereuse que toutes nos divisions. On pouvait donc prévoir, avant le congrès, que l’inconsistance « unioniste » ne jouerait à La Haye que le rôle d’un frein, par rapport au fédéralisme cohérent et sûr de ses fins. C’est en effet ce qui se produisit. La plupart des thèses défendues par la tendance fédéraliste — et qu’on trouve déjà formulées dans le rapport du Congrès de Montreux — {p. 133} furent acceptées à l’unanimité. Quant à l’action de la tendance unioniste, elle consista surtout à rappeler sans relâche la prudence nécessaire, les obstacles probables. Elle parvint à noyer les termes trop précis — comme celui de Fédération — dans des vœux généraux et qui n’engagent à rien, mais qui du moins laissent les portes ouvertes. À la faveur de ces hésitations, confusions et manœuvres souterraines, on vit le Congrès rallier progressivement quelque chose dont il refusait le nom ou l’étiquette avec obstination, mais qui n’en est pas moins le programme fédéraliste. Les grandes institutions que proposait Montreux ont été adoptées en principe à La Haye : la Cour suprême, chargée de sanctionner une Charte des droits de la Personne ; l’Assemblée de l’Europe, représentant les forces vives des nations, non pas seulement leurs parlements ; un organisme économique commun ; un Centre européen de la Culture 5. Et la plupart des principes généraux posés au Congrès de Montreux ont été repris, presque littéralement, dans les résolutions de La Haye : non seulement le transfert partiel des souverainetés nationales à des organismes communs (qui reste le point capital), {p. 134} mais aussi l’insertion de l’Europe fédérée dans une Fédération mondiale, l’urgence de « réaliser une synthèse entre les aspirations personnalistes et les nécessités économiques nouvelles »6, enfin l’association des syndicats au développement de cette économie.
*

Le succès des fédéralistes, à La Haye, n’est pas celui d’un parti sur un autre. Car l’unionisme n’est pas une doctrine, mais plutôt une étape normale dans l’évolution des esprits vers un fédéralisme efficace. Très peu parmi les délégués se déclarèrent adversaires de nos thèses. Certains ne redoutaient à vrai dire qu’« un fédéralisme intégral » partant de la commune et de l’entreprise, qu’il n’était pas question de proposer à La Haye. Parmi les délégués continentaux, l’opposition n’était ainsi que du moins au plus, de la prudence au dynamisme innovateur, d’un certain scepticisme persistant à la volonté de « bousculer » l’opinion et les gouvernements. Un désir évident d’aboutir, né du sentiment général de la gravité de l’enjeu, eût sans nul doute mené le Congrès beaucoup plus loin — s’il n’y avait eu les Britanniques.

{p. 135} Beaucoup pensaient, avant La Haye, que le conflit principal mettrait aux prises le Labour et les Conservateurs. C’était bien mal connaître les Anglais.

Derrière les divergences souvent verbales entre unionistes et fédéralistes, le seul conflit profond qui divisa le Congrès fut celui qui opposa sourdement le front commun des Insulaires aux initiatives dispersées (tactiquement) des Continentaux.

L’opposition peut être résumée en deux répliques, que j’ai notées lors des débats de la commission politique :

The Rt. Hon. Harold Macmillan : Souvenez-vous de votre proverbe français : Hâte-toi lentement.

M. Paul Reynaud : Curieux slogan à proposer à quelqu’un qui est en train de se noyer !

Sur un plan théorique et général, les deux points de vue sont défendables à l’infini. Même en pratique, ils ne sont pas nécessairement contradictoires. Mais dans le cas précis de l’union européenne, la position des Britanniques est équivoque. Et, dans l’état d’urgence où se trouve l’Europe, l’équivoque peut devenir fatale.

Mais le fait est que cet état d’urgence n’est pas senti par la majorité des Insulaires. (Les délégués anglais répétaient à La Haye : Si nous votons {p. 136} ceci ou cela, que nous croyons juste, nous ne serons pas suivis at home, on ne voit pas les choses de cette manière chez nous…) Les grandes vertus politiques de ce peuple ont toujours été la lenteur, la méfiance à l’égard des solutions de principe, et la confiance dans une certaine imprécision des formules et des prises de position, favorable aux ententes pratiques. Mais il n’est pas certain que cette méthode reste valable au plan européen. Et dans ce plan, il faut avouer que les Insulaires sont assez neufs. Leur politique traditionnelle fut d’empêcher l’Europe de s’unifier sous l’égide d’une nation menaçante. Le principe était juste, mais le réflexe qu’ils en conservent ne joue pas dans le sens de l’action créatrice à laquelle le Congrès devait donner l’impulsion. Pour que l’Europe se fasse, il faut que les Anglais acceptent de penser dans le cadre de l’Europe, et non plus en face d’elle et par-dessus la Manche, détail géographique insignifiant dans la réalité du xxe siècle.

J’entendais répéter partout, au lendemain du Congrès de La Haye :

— Pour nous, Continentaux, c’est l’Europe qui est en jeu. Pour les Anglais, c’est tout d’abord l’Empire, et l’union de l’Europe pourrait sauver l’Empire, à condition de n’être pas trop ceci ou {p. 137} trop cela, de n’être pas trop précise, pas trop continentale…

Cette description paraîtra dure ou même injuste à beaucoup de mes amis britanniques. Je n’y puis rien : elle résume l’opinion de la presse continentale au lendemain du Congrès de La Haye. Aux Anglais de la corriger, si elle les choque.

Ah ! Messieurs les Anglais ! J’admire votre génie : vous ne tirez jamais les premiers 7.

Mais à La Haye, c’était justement cela que les peuples attendaient de nous tous.

*

Je viens de citer Paul Reynaud. On sait qu’il provoqua, lors du Congrès, ce qu’on appelle une « sensation », en proposant que soit élue dans les six mois, par le suffrage universel, et à raison d’un député par million d’habitants, une Assemblée constituante de l’Europe. La motion recueillit neuf voix.

Il y a beaucoup à dire sur cet échec.

Parmi ceux qui votèrent contre le projet Reynaud, certains avaient de bonnes raisons, {p. 138} d’autres des craintes tenant lieu de raisons, d’autres enfin de très mauvaises raisons.

Mauvaises raisons : « C’est de l’utopie, ou c’est de la démagogie. En tout cas c’est trop tôt. La grande masse n’y est pas prête. » Or rien n’est plus urgent qu’un Parlement de l’Europe. Et la grande masse ne se lèvera pour l’Europe qu’au jour des élections européennes. Et faire appel aux masses n’est pas démagogique, si c’est pour les sauver et non pour les duper. Quant à l’argument de l’utopie, il ne vaut pas qu’on le discute. Que venaient faire à La Haye ceux qui l’ont employé ?

Craintes tenant lieu de raisons : « Si le projet se réalise, c’en sera fait pour de bon de la sacro-sainte souveraineté de l’État-nation. Nous voulons bien la limiter, mais pas à ce point… Nous serons jetés dans l’inconnu, dans l’aventure… Les peuples ne nous suivront pas… Les gouvernements nous rassurent, et ce projet va les choquer… Enfin, comment éclairer l’opinion (c’est-à-dire fabriquer les élections) dans le bref délai qu’on nous propose ? »

Bonnes raisons : « Ce projet, purement quantitatif, défavorise les petites nations ; ne tient pas compte des obstacles existant dans la constitution de plusieurs pays ; enfin créerait une Europe unitaire, et non pas une fédération. »

{p. 139} Et c’est ainsi que l’on vit toutes les tendances s’accorder sur un refus commun. J’aurais souhaité un refus de justesse, non point cette débandade vers la prudence, surtout de la part de mes amis fédéralistes. Car il est clair qu’un appel de ce genre était précisément ce qu’on attendait de La Haye, tout au moins sur le Continent. Le plan Reynaud n’était pas excellent. Il eût fallu le remplacer par un meilleur, au lieu de l’écarter comme une inconvenance.

Les Britanniques firent front contre l’idée, le reste du Congrès contre le projet précis. C’est que les Britanniques n’aiment guère qu’on « bouscule » les gouvernements. Dans les trois commissions, bien avant le Congrès, ils insistaient pour que l’on « rende hommage » aux efforts des Cinq, ou des Seize, ou de l’UNESCO, ou même de l’ONU. C’est qu’ils sont satisfaits de leur gouvernement. La plupart des continentaux — petits pays à part — ont d’autres expériences…

Le projet Reynaud triomphera, si l’Europe doit se faire demain 8 : car tout le monde est d’accord sur le principe d’une Assemblée européenne. Mais il est fort étrange que personne n’ait songé à le compléter au lieu de l’éliminer. {p. 140} Comment corriger le défaut (à mon avis décisif) qu’il comporte, et qui est celui d’un numérisme aveugle ? En transposant au plan européen le système de la Suisse et des États-Unis : qu’à la Chambre nommée par les peuples, réponde une Chambre nommée par les États, sauvegardant le principe fédéraliste des qualités contre la quantité. (Car chaque pays, grand ou petit, y nommerait le même nombre de députés.)

*

J’ai souligné les divergences, les hésitations, les conflits : non point dans l’intention de les durcir, mais au contraire pour contribuer, si peu que ce soit, à dégager les perspectives de notre action. Le combat pour l’Europe prouve la vie de l’Europe : mes adversaires y sont donc mes amis, car le principe pour lequel je me bats est celui de l’union dans la diversité.

Dans la Quête où nous sommes quelques-uns à nous être engagés à tout risque, il nous arrivera plus d’une fois de rompre une lance contre l’écu d’un compagnon : ainsi le veut la passion de l’Europe. Mais nous servons un idéal commun.

Nous ne voulons l’Europe ni de droite ni de gauche, ni du centre, ni surtout sans partis : {p. 141} mais au contraire fédéraliste. Nous ne voulons pas l’Europe française ou britannique, mais au contraire l’Europe « helvétisée », c’est-à-dire non point sans nations mais sans hégémonie d’aucune nation.

L’Europe est un dialogue, un débat perpétuel. À ceux-là seuls qui prétendraient y parler seuls la liberté de parole et de propagande peut être absolument déniée, comme on retire ses jetons au tricheur, ou son rasoir au névrosé. Il faut que l’Europe reste le lieu du monde où les pouvoirs composent avec leurs opposants : c’est tout le problème de la vraie politique, supprimé par des dictatures incapables de lui faire face.

Où seraient, sinon, les risques de la liberté — sans lesquels il n’est point de liberté ?

{p. 143}

iv §

Pour un Centre européen de la Culture (documents de La Haye) §

Lors de la séance plénière du Congrès de l’Europe consacrée aux problèmes de la culture, je terminai mon rôle de rapporteur de la Commission culturelle par les quelques remarques suivantes :

Il me semble que ce congrès, tel qu’il s’est déroulé jusqu’ici, se distingue par une double originalité.

Premièrement, il est né d’initiatives privées, en toute indépendance de nos gouvernements. Il parle au nom des peuples de l’Europe — on n’avait jamais rien vu de pareil dans notre histoire — et il entend proposer en leur nom bien autre chose que des vœux : quelque chose qui, pour nous, Européens, héritiers de la Rome antique, revêt un sens presque majestueux, je veux dire des institutions.

{p. 144} En second lieu, ce congrès se distingue de toutes les autres entreprises internationales par ce trait : il a placé sur le même plan que les commissions habituelles (politique et économique) une commission de la culture. Et cela aussi ne s’était jamais vu.

Ce simple fait, qu’établit à vos yeux notre séance plénière de ce matin, me paraît mériter qu’on le souligne avec une insistance particulière.

Il signifie que les initiateurs de ce congrès ont senti la nécessité de considérer la culture comme autre chose qu’un ornement, qu’un masque plus ou moins élégant, ou qu’un prétexte à quelques phrases polies ou pieuses, hommage que le cynisme prétendu réaliste rend à l’esprit prétendu pas sérieux.

Ceux qui vous ont invités à ce congrès ont donc senti l’urgence de dégager le sens de la grande espérance qu’ils éveillaient en lançant leur appel à l’union. S’unir pour quoi ? Et sur quelles bases ? Et pour quel bien que tous les hommes vraiment désirent ? C’est à l’esprit, à la culture, ont-ils pensé, qu’il incombe de répondre d’abord. Et c’est pour essayer de répondre à ces grandes questions écrasantes que tant d’hommes les plus éminents dans la vie culturelle de l’Europe ont accepté de nous donner, depuis des {p. 145} mois, aux dépens de leur œuvre personnelle, leur collaboration, leur temps, aujourd’hui leur présence active.

S’ils l’ont fait, c’est qu’ils se sont dit quelque chose qui ressemble à ceci : — Nous sommes tous surchargés, c’est entendu. Nous avons tous notre œuvre à continuer. Mais pourrons-nous la continuer longtemps si l’Europe n’arrive pas à s’unir ? Pourra-t-on créer cette union autrement que toutes affaires cessantes ? Et n’avons-nous pas, à La Haye, une chance unique de faire valoir les droits de l’esprit et d’assumer en toute humilité ses lourds devoirs, pour la défense de l’homme et de ses libertés ?

Permettez-moi de vous citer, entre cent, deux réponses qui ont été provoquées par ma lettre invitant les intellectuels d’une douzaine de pays de l’Europe à faire partie de notre commission. La première, de T.S. Eliot : « I feel that at the present time one ought to do what one can to support a movement of this kind, however desperate the attempt. » Et la seconde, de celui qui préside aujourd’hui notre commission, Salvador de Madariaga : « Je vous consacrerai volontiers un temps qui, à dire vrai, me manque. »

Eh bien, le miracle de l’esprit n’est-il pas justement de créer par quelque opération magique {p. 146} le temps qui manque, le sens qui manque, l’espoir et la vision qui, sans lui, manquent au monde ?

Mesdames et messieurs, je le sais bien, certains pensent que, pour l’homme de la rue, les seules raisons sérieuses que nous ayons de vouloir une union de l’Europe sont d’un ordre plus terre à terre, sont des questions de politique courante, ou des questions économiques, considérées (à tort) comme purement matérielles. Et certains pensent que la défense d’une notion proprement européenne de l’homme, de sa culture, de son sens de la vie, c’est quelque chose de secondaire et qu’on peut renvoyer à plus tard.

Si, avec ce matérialisme-là, aussi naïf qu’il est courant, l’on prétend que la seule chose sérieuse, c’est l’organisation économique du continent, je répondrai : dans ce cas, soyons sérieux, et laissons-nous coloniser le plus vite possible. Un homme dont il me plaît d’invoquer l’ombre tutélaire sur ce Congrès, Paul Valéry, prévoyait le jour où le désir secret de l’Europe serait de se laisser gouverner par une commission d’experts américains…

Et, d’autre part, si l’on prétend que la seule chose sérieuse, c’est l’ordre politique, nous savons bien que certain parti totalitaire ne demande qu’à l’établir à sa façon…

{p. 147} Je résumais ensuite certains passages du rapport de la commission, sur la primauté de la culture dans le complexe européen. « Si notre commission — disais-je en conclusion — par le seul fait de son existence et de son statut dans ce Congrès, a pu servir d’illustration vivante à cette hiérarchie spirituelle, quelle que soit la valeur des résultats acquis par elle sur le papier, elle aura marqué une étape dans le réveil de la conscience européenne. »

*

La commission culturelle pour La Haye fut constituée au mois de mars 1948. Elle avait pour mission (dans un délai de deux mois) de rédiger et de faire accepter par tous les organismes invitants un rapport général, un projet de résolution, enfin le Message final du Congrès.

De nombreuses réunions préparatoires eurent lieu à Paris, à Genève, à l’abbaye de Royaumont, et à la Chambre des Communes. Des mémoires, suggestions et critiques nous furent envoyés de toutes parts. Et des contacts étroits furent établis avec les autres commissions — politique et économique — aux fins d’harmoniser les terminologies et l’orientation générale des rapports préparés pour le Congrès.

{p. 148} On trouvera ci-après les documents qui résultèrent de ce travail. Le Rapport culturel et le Message aux Européens ont été rédigés en plein accord avec le Comité de coordination du Congrès. Quant à la Résolution, elle fut mise au point, au terme des débats de La Haye, par un comité de six membres comprenant, outre le rapporteur : Mme Saumier, conseiller de la République et présidente de la Commission de l’Éducation nationale ; M. Paul Bret, directeur de l’Agence France-Presse ; Mr Kenneth Lindsay M. P. ; Sir David Maxwell-Fyfe M. P., ancien ministre, procureur général aux procès de Nuremberg ; et le Dr Ernst von Schenk.

{p. 149}

Rapport culturel soumis au Congrès de La Haye (7-11 mai 1948) par le Comité international de coordination des mouvements pour l’unité européenne §

Préambule §

1. L’union de l’Europe apparaît nécessaire pour la sécurité de chacun de nos pays, mais aussi pour sa prospérité. Cependant, cette union resterait une utopie s’il n’existait, en deçà et au-delà de nos divisions actuelles, linguistiques, religieuses, et politiques, une entité européenne bien vivante, un sentiment commun auquel il soit possible de faire appel dès maintenant.

Notre première contribution à l’union que nous voulons former doit être d’éveiller et d’exprimer la conscience de cette unité.

2. Quel que soit le parti dont nous sommes membres, et quelle que soit notre patrie, nous sentons que la crise présente de l’Europe met en cause quelque chose de plus profond que nos systèmes économiques et politiques : une notion {p. 150} de l’homme et de la liberté, qui est en définitive notre vrai bien commun. C’est sur elle seule que nous pourrons fonder solidement l’union nécessaire.

3. Toutefois, dans une époque où la démagogie est en train de ruiner le langage à force d’abus impunis, rendant tout dialogue incertain et tout pacte sujet à caution, il est vain d’essayer de s’unir si l’on n’a pas d’abord rendu leur sens commun aux mots-clés du débat historique qui met en jeu notre vie même.

Pour rendre leur plein sens et leur force d’appel aux termes de liberté, d’homme et de droits de l’homme, nous ne pouvons pas nous contenter de les redéfinir sur le papier. Cet effort nécessaire ne sera pas suffisant. Il doit être doublé immédiatement d’un effort pour prendre au sérieux, pratiquement, nos définitions.

Notre deuxième objectif sera donc de proposer l’établissement d’institutions propres à garantir l’exercice effectif des droits et des devoirs de la personne humaine, tels que les comprend l’Occident.

La conception européenne de l’homme §

4. S’il est vrai que les motifs immédiats de notre union sont d’ordre économique et politique, {p. 151} il n’est pas moins certain que l’unité de l’Europe est essentiellement culturelle, si l’on prend le mot dans son sens le plus large.

La culture véritable n’est pas un ornement, un simple luxe, ni un ensemble de spécialités qui ne concernent pas l’homme de la rue. Elle naît d’une prise de conscience de la vie, d’un besoin perpétuel d’approfondir la signification de l’existence, et d’augmenter le pouvoir de l’homme sur les choses. Elle a fait la grandeur de l’Europe.

Car, du point de vue de la géographie, le continent européen n’est qu’une péninsule de l’Asie. Si ce petit coin de terre n’en est pas moins, depuis plus de deux mille ans, le foyer d’une puissance d’invention sans égale et qui rayonne sur toute la planète, c’est à l’esprit de ses habitants, c’est à sa culture qu’il le doit.

5. La création, la transmission et l’élaboration de la culture n’ont jamais été, en Europe, l’apanage d’une doctrine unique, d’une nation ou d’une caste choisie. Elles résultent au contraire d’un dialogue permanent (bien souvent dramatique, parfois tragique) entre un grand nombre de réalités et de tendances antagonistes qui, toutes, ont contribué à faire l’Europe et à modeler l’idée européenne de l’homme : antiquité et christianisme, Église et État, catholicisme et protestantisme, {p. 152} attachements régionaux et sens de l’universel, mémoire et invention, respect de la tradition et passion du progrès, science et sagesse, germanisme et latinité, individualisme et collectivisme, droits et devoirs, liberté et justice…

Dans ce débat auquel chacun de nous participe plus ou moins consciemment, réside le secret du dynamisme occidental et de l’inquiétude créatrice qui pousse l’Européen à remettre en question, de siècle en siècle, ses rapports avec Dieu, avec le monde, avec l’État et la communauté.

Toute notre histoire illustre ce débat, qui se livre en chacun de nous. Elle est l’histoire des risques de la liberté, progressant entre les écueils du désordre et de la tyrannie.

Pour peu que l’individu, abusant de ses droits et de sa liberté devenue facile, cède à la tentation de l’anarchie, une réaction collectiviste se déclenche, au nom de la justice ou de l’ordre social. Elle donne naissance à des régimes unitaires (qu’on appelle aujourd’hui totalitaires) contre lesquels ne tarde pas à se dresser, avec une passion renouvelée, le génie de la diversité, c’est-à-dire de la liberté.

Si nous cherchons maintenant dans quelle notion commune de l’homme et de sa destinée se fonde cette critique alternée de l’individualisme et du collectivisme, renaissant à toutes les {p. 153} époques, nous voyons se définir un certain idéal, qui n’a trouvé son nom qu’au xxe siècle, mais qui a toujours été l’axe de notre histoire, la vision directrice de nos révolutions : c’est l’idéal de la personne humaine.

Cette notion d’origine chrétienne, acceptée et reprise par l’humanisme, est celle de l’homme doublement responsable envers sa vocation et envers la cité : à la fois autonome et solidaire à la fois libre et engagé — et non pas seulement libre ou seulement engagé ; lieu d’une synthèse vivante, mais aussi d’un conflit, entre des exigences également valables mais pratiquement antagonistes. Cet homme est fidèle à lui-même tant qu’il accepte le dialogue et le dépasse en créations nouvelles. Il devient infidèle à lui-même et au génie créateur de l’Europe, lorsqu’il cède à la tentation de supprimer l’un des termes du conflit, soit qu’il essaye de s’enfermer dans sa particularité (nation, parti ou idéologie), soit qu’il prétende l’imposer à tous d’une manière uniforme, donc tyrannique.

Diversité et division des nations et des idéologies §

6. Cette description succincte de l’homme européen nous met en mesure de clarifier maintenant {p. 154} quelques-uns des problèmes brûlants que pose l’union européenne. Tout d’abord, celui des nations.

La diversité des nations, correspondant au cloisonnement géographique du continent, a fait pendant des siècles l’originalité de l’Europe et la fécondité de sa culture. Mais par suite de la collusion de la nation et de l’État, fixant les mêmes frontières rigides à des réalités culturelles, linguistiques, économiques et administratives, qui n’ont aucune raison de se recouvrir en fait, cette diversité naturelle est devenue division arbitraire. Elle appauvrit nos échanges culturels. Elle laisse chacune de nos patries incapable de sauvegarder son autonomie politique, ou d’assurer son existence économique. Cet individualisme national, qui tend nécessairement à l’autarcie, constitue aujourd’hui le pire danger pour la vie réelle des nations. Dans l’état de faiblesse où il les met, il les livrera fatalement à l’unification forcée, soit par l’intervention d’un empire du dehors, soit par l’usurpation d’un parti du dedans.

C’est pourquoi l’union de l’Europe est devenue la seule garantie des autonomies nationales. Ce n’est qu’en surmontant nos divisions que nous sauverons notre diversité.

{p. 155} 7. Cette règle vaut aussi pour nos doctrines, partis et idéologies. Aussi indispensables que les nations à la vie de la culture et à la liberté, ces diversités à leur tour tendent à devenir des divisions mortelles. Tandis que les frontières étatiques cloisonnent l’Europe verticalement, les idéologies et les partis la cloisonnent horizontalement. Leurs prétentions à un droit exclusif dans l’organisation du continent n’est pas moins dangereuse et utopique, que ne serait « l’impérialisme » d’une seule nation.

Il est bien clair que ni la droite, ni la gauche, ni le centre, aujourd’hui, ne sont capables de créer l’union. Aucun de ces partis n’est donc capable, à lui seul, de sauver l’Europe, ni par suite son propre avenir. De même que les nations n’ont de chance de survivre que si elles renoncent à temps au dogme tyrannique de leur souveraineté absolue, les partis n’ont de chance de poursuivre leur lutte que s’ils en limitent l’ambition, renoncent à toute visée totalitaire, et subordonnent leur tactique à la stratégie générale d’une action de salut public européen.

La liberté et les droits de l’homme §

8. Certains voudraient que cette action fût proclamée au nom de la démocratie.

{p. 156} Mais il n’est pas de terme dont notre époque ait fait de plus flagrants abus. Les tyrans eux-mêmes s’en réclament. À tel point que l’adjectif « démocratique » se voit revendiqué par ceux-là mêmes qui ont fait de la dictature un article de foi.

Ce serait d’ailleurs porter atteinte aux tempéraments nationaux que de prétendre imposer à l’Europe une conception définitive et uniforme de la pratique démocratique. Toutefois, ici encore, une unité foncière transparaît dans nos diversités.

Au-delà de toutes les controverses de doctrines, qu’il nous suffise de reconnaître ici que, dans l’Europe contemporaine, pour l’écrasante majorité des citoyens, le mot démocratie est lié à tout régime (monarchique ou républicain) qui garantit les droits fondamentaux de la personne, qui respecte l’opposition, et qui entretient un climat tolérable de libertés publiques et privées.

Ce sont ces libertés, et non des étiquettes que les peuples d’Europe entendent sauvegarder.

9. Pour nous, Européens, la liberté consiste dans l’exercice des droits fondamentaux que possède tout homme en tant qu’homme.

L’État ne peut ni donner, ni retirer ces droits, qui lui sont antérieurs et supérieurs ; mais il doit les servir et les aménager.

{p. 157} Quel que soit le nom du régime que se donne librement tel peuple de l’Europe, il trouvera sa place dans l’Union s’il respecte les droits humains qui appartiennent à la personne, comme l’habeas corpus, le droit de circuler, le droit de professer la religion de son choix.

10. Tout État de l’Union devra reconnaître aux citoyens et groupes de citoyens le droit d’opposition légale.

Dans la crise actuelle, ce droit nous apparaît comme la seule garantie pratique des libertés d’association, de réunion, d’expression et de propagande. Il implique la condamnation du régime du parti unique, de la terreur, et en général de toute pression exercée par le gouvernement sur l’opinion et la vie politique.

Cour suprême §

11. Enfin, la protection des droits de la personne, qui doit rester le but principal de l’Union exige l’institution d’une Cour suprême, instance supérieure aux États, et à laquelle puissent en appeler les citoyens, les groupes variés et les minorités.

Il lui appartiendra de veiller en général, dans toute l’étendue de l’Union, à l’application d’une {p. 158} Charte des droits et des devoirs de la personne, doublée d’une Charte des droits et des devoirs de la nation, toutes les deux étant reconnues par une convention solennelle entre les membres de l’Union.

Centre européen de la culture §

12. Les organes juridiques, économiques et politiques que devra se donner l’Union, ne sauraient fonctionner au bénéfice des personnes, groupes et nations, que s’ils sont approuvés et soutenus par l’opinion européenne.

Celle-ci doit être désormais dotée de moyens d’expression réguliers. Elle doit être informée. Elle doit être éduquée dans les nouvelles générations. Elle doit être rendue de plus en plus consciente de l’unité profonde de l’Europe et de la richesse de ses diversités.

13. Pour développer parmi nos diverses nations le sens de leur commune appartenance à l’Europe et de leur commun attachement à la liberté de pensée, l’Union européenne, dans le cadre de laquelle nous voulons travailler, a besoin d’organismes qui donnent une voix à la conscience de l’Europe et des peuples qui lui sont associés. Mais pour cette fin précise les instituts de culture {p. 159} mondiaux couvrent un terrain trop vaste, tandis que les instituts nationaux se limitent à un domaine trop étroit.

Un Centre européen de la Culture devra donc être institué. Il aura pour mission générale d’assurer la mise en œuvre des principes et des idéaux que nous venons de définir.

Constitué en toute indépendance des contrôles gouvernementaux, cet organisme aura pour tâches immédiates d’étudier et de proposer toute mesure propre à promouvoir le sentiment de l’unité européenne ; d’agir dans ce sens sur l’opinion, la presse, le film et la radio, par voie d’informations et de recommandations ; de coordonner les efforts pour créer une union des Universités et des membres des corps enseignants ; et enfin d’exercer un contrôle vigilant pour restaurer le propre usage des mots-clés sans lesquels aucun pacte n’est possible.

De plus, le Centre européen offrirait un lieu de rencontre aux porteurs et aux créateurs de la culture occidentale, afin qu’ils puissent examiner ensemble les grandes questions qui affectent la vie de l’Europe, et s’exprimer à leur sujet par des appels à l’opinion publique.

{p. 160}

Conclusion : l’universalisme européen §

14. Une fois rendue plus consciente d’elle-même, de ses ressources infiniment variées et de son idéal commun, l’Europe pourra revenir avec une confiance neuve à sa vocation millénaire, qui est une vocation d’universalité, de rayonnement mais en même temps d’accueil aux apports de toutes les cultures.

C’est donc dans l’intérêt de l’humanité entière qu’au milieu de la crise actuelle, l’Europe garde la mission de témoigner pour l’homme, d’inventer la synthèse, que prépare son histoire, entre la liberté et la justice, et de créer les lois et les institutions qu’implique son idéal de la personne.

L’heure est venue de rallier pour ce nouveau destin tous les peuples du continent représentés ici ou non — en une Fédération qui sera le premier pas vers la Fédération mondiale.

{p. 161}

Résolution proposée au Congrès de l’Europe, le 9 mai 1948, par la commission culturelle §

Considérant que l’union européenne a cessé d’être une utopie pour devenir une nécessité, mais qu’elle ne peut être fondée durablement que dans une unité déjà vivante ;

Considérant que cette unité profonde, au sein même de nos diversités nationales, doctrinales et religieuses, est celle d’un commun héritage de civilisation chrétienne, de valeurs spirituelles et culturelles, et d’un commun attachement aux droits fondamentaux de l’homme, notamment à la liberté de pensée et d’expression ;

Considérant que les efforts pour nous unir doivent être soutenus et vivifiés par un réveil de la conscience européenne, que celle-ci doit être informée, stimulée, et dotée de moyens d’expression ;

Considérant que, pour cette fin précise, les organisations de culture mondiales, comme l’UNESCO, couvrent un champ trop vaste, tandis que les instituts nationaux se limitent à un domaine trop étroit, de telle sorte qu’il {p. 162} n’existe pratiquement aucune institution européenne capable d’accomplir les tâches ci-dessus définies ;

Considérant que l’article II du Traité de Bruxelles engage les gouvernements intéressés à promouvoir les échanges culturels par des conventions réciproques ou par tous autres moyens ;

Le Congrès de l’Europe propose :

La création d’un organisme permanent qui aurait notamment pour tâche d’étudier la constitution et les attributions d’un Centre européen de la Culture.

Constitué en toute indépendance des contrôles gouvernementaux, cet organisme aurait pour mission générale de donner une voix à la conscience européenne.

Le Centre européen de la Culture aurait pour tâches immédiates :

1. D’entretenir le sentiment de la communauté européenne par le moyen d’informations et d’initiatives, dans le domaine de la presse, du livre, du film et de la radio, mais aussi dans les établissements d’enseignement scolaires, universitaires et populaires ;

2. D’offrir un lieu de rencontre aux représentants de la culture, afin qu’ils puissent exprimer un point de vue proprement européen sur les grandes questions intéressant la vie du continent, par voie d’appels à l’opinion et aux gouvernements ;

3. D’exercer une action de vigilance critique pour assurer ou restaurer la juste valeur des mots sans lesquels aucun pacte n’est possible ;

{p. 163} Et de proclamer :

a) le droit qu’a tout citoyen de connaître les faits bruts de l’actualité, indépendamment des interprétations et des commentaires ;

b) le devoir qui incombe aux gouvernements de laisser chaque communauté donner satisfaction à ce droit, indépendamment de toute pression, de quelque nature qu’elle soit ;

4. De favoriser la libre circulation des idées, des publications et des œuvres d’art d’un pays à l’autre ;

5. De faciliter la coordination des recherches sur la condition de l’homme européen au xxe siècle, en particulier dans les domaines de la pédagogie, de la psychologie, de la philosophie, de la sociologie et du droit ;

6. D’appuyer tous les efforts tendant à la fédération des universités européennes, et à la garantie de leur indépendance par rapport aux États et aux pressions politiques ; et de favoriser la collaboration étroite des corps enseignants, en vue notamment de procéder à une révision des manuels d’histoire, telle qu’elle a déjà été accomplie dans les pays scandinaves ;

En outre, le Congrès de l’Europe :

Considérant que l’avenir de l’Europe repose sur sa Jeunesse ;

Considérant que la formation physique, intellectuelle et morale de cette Jeunesse dépend surtout des mères et des éducateurs ;

{p. 164} Souhaite :

A) que les femmes et les éducateurs soient appelés à participer largement à tous les travaux de toutes les assemblées et centres de culture ;

B) que soit créé un Centre européen de l’Enfance et de la Jeunesse

1) pour coordonner les efforts communs et étudier les mesures propres à résoudre, sur le plan européen, les problèmes actuels (alimentation des enfants — formation morale — rééducation de la jeunesse délinquante — réadaptation et adoption des victimes de la guerre, orphelins, enfants abandonnés, enfants apatrides).

2) pour favoriser les échanges entre jeunes Européens de toutes conditions sociales, par des facilités de change et d’accueil (études — apprentissage — voyages d’information).

Enfin,

Considérant que la défense des droits de l’homme est l’axe même de nos efforts vers une Europe unie ;

Considérant qu’une Déclaration des Droits est insuffisante et qu’il faut lui conférer un caractère juridiquement obligatoire, en l’appuyant sur une Convention conclue entre les États membres de l’Union européenne ;

Considérant que l’établissement d’une institution supranationale telle qu’une Cour suprême, comme organe de contrôle judiciaire, est indispensable à la garantie des droits ;

{p. 165} Le Congrès de l’Europe estime :

Que la Fédération européenne implique l’existence d’une Cour suprême, instance supérieure aux États, à laquelle puissent en appeler les personnes et les collectivités, et destinée à assurer la mise en œuvre de la Déclaration des Droits.

{p. 167}

Message aux Européens §

L’Europe est menacée, l’Europe est divisée, et la plus grave menace vient de ses divisions.

Appauvrie, encombrée de barrières qui empêchent ses biens de circuler, mais qui ne sauraient plus la protéger, notre Europe désunie marche à sa fin. Aucun de nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse de son indépendance. Aucun de nos pays ne peut résoudre, seul, les problèmes que lui pose l’économie moderne. À défaut d’une union librement consentie, notre anarchie présente nous exposera demain à l’unification forcée, soit par l’intervention d’un empire du dehors, soit par l’usurpation d’un parti du dedans.

L’heure est venue d’entreprendre une action qui soit à la mesure du danger.

Tous ensemble, demain, nous pouvons édifier avec les peuples d’outre-mer associés à nos destinées, {p. 168} la plus grande formation politique et le plus vaste ensemble économique de notre temps. Jamais l’histoire du monde n’aura connu un si puissant rassemblement d’hommes libres. Jamais la guerre, la peur, et la misère n’auront été mises en échec par un plus formidable adversaire.

Entre ce grand péril et cette grande espérance la vocation de l’Europe se définit clairement.

Elle est d’unir ses peuples selon leur vrai génie, qui est celui de la diversité, et dans les conditions du vingtième siècle, qui sont celles de la communauté, afin d’ouvrir au monde la voie qu’il cherche, la voie des libertés organisées. Elle est de ranimer ses pouvoirs d’invention pour la défense et pour l’illustration des droits et des devoirs de la personne humaine, dont, malgré toutes ses infidélités, l’Europe demeure aux yeux du monde le grand témoin.

La conquête suprême de l’Europe s’appelle la dignité de l’homme, et sa vraie force est dans la liberté. Tel est l’enjeu final de notre lutte. C’est pour sauver nos libertés acquises, mais aussi pour en élargir le bénéfice à tous les hommes, que nous voulons l’union de notre continent.

Sur cette union l’Europe joue son destin et celui de la paix du monde.

Soit donc notoire à tous que nous, Européens, rassemblés pour donner une voix à tous les {p. 169} peuples de ce continent, déclarons solennellement notre commune volonté dans les cinq articles suivants, qui résument les résolutions adoptées par notre Congrès :

1) Nous voulons une Europe unie, rendue dans toute son étendue à la libre circulation des hommes, des idées et des biens.

2) Nous voulons une Charte des droits de l’homme, garantissant les libertés de pensée, de réunion et d’expression, ainsi que le libre exercice d’une opposition politique.

3) Nous voulons une Cour de justice capable d’appliquer les sanctions nécessaires pour que soit respectée la Charte.

4) Nous voulons une Assemblée européenne, où soient représentées les forces vives de toutes nos nations.

5) Et nous prenons de bonne foi l’engagement d’appuyer de tous nos efforts, dans nos foyers et en public, dans nos partis, dans nos églises, dans nos milieux professionnels et syndicaux, les hommes et les gouvernements qui travaillent à cette œuvre de salut public, suprême chance de la paix et gage d’un grand avenir, pour cette génération et celles qui la suivront.

{p. 170}

Quelques chiffres §

Je disais plus haut que l’Europe d’aujourd’hui, entre les deux empires, « nous paraît plus petite que nature ». En effet, si l’on se borne aux seules données physiques, l’Europe ne représente que 4 % de la superficie mondiale. Mais voici d’autres chiffres notables.

Population de l’Europe


occidentaleorientaleTotal
290 250 000105 200 000395 450 000
(17 % de la population mondiale)

 

Population des « deux Grands »


USAURSSTotal
140 000 000200 000 000 (?)340 000 000
(soit 14,5 % de la population mondiale)

 

La Fédération européenne (sans les États de l’Est, provisoirement) comprendrait donc deux fois plus d’habitants que les USA et presque autant que l’URSS et ses satellites réunis.

De plus, l’Europe occidentale à elle seule produit 26 % du charbon et 32,5 % de l’électricité actuellement disponibles dans le monde.