« De gauche à droite », Preuves, Paris, n° 49, mars 1955, p. 92-93.

Sorbonne Université, Labex OBVIL, license cc.
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{p. 92} « Parce que nous sommes soucieux de la logique de notre action, il convient de nous demander ce qui a été ainsi (par le rejet de la CED) gagné ou perdu, et comment nous situer maintenant. Examiner si nous avons eu tort ou raison de contribuer à l’échec de la CED ? Nous ne le ferons pas ; quoi qu’il arrive maintenant […] un premier bénéfice nous est acquis pour l’histoire : soumis à une formidable pression politique, morale, financière, venant des États-Unis […] la majorité de l’opinion française […] a préféré aux facilités de la capitulation son raisonnement et son instinct. »

Qui parle ainsi ? Au nom de quelle puissante « action » qui a « contribué à l’échec de la CED » et qui marque son point « pour l’histoire ? » Ce n’est qu’Esprit, revue française, autrefois « internationale ». Esprit ayant écarté le danger de la CED se félicite de constater que « le ciel du Pentagone » ne lui est pas tombé sur la tête. « Tout ce qu’avaient raconté à l’opinion française les gens du MRP et de la droite était donc faux : leur menace d’un retrait des crédits américains, leur fameux dilemme “CED ou Wehrmacht”, leur chantage au contrecoup nationaliste allemand. »

Tout cela serait faux ? Rien de tout cela ne se serait produit ? Il se trouve que la suite de l’article contredit point par point les trois contradictions dont Esprit tire son sentiment d’allègre impunité. Citons.

Sur la menace du retrait des crédits américains : « Les autorités américaines annulèrent leurs commandes off shore au lendemain du vote du refus de la CED… » (Esprit, p. 665). Les gens du MRP, etc., avaient donc raison.

Sur le fameux dilemme CED ou Wehrmacht : « Les accords de Londres donnent encore moins de garanties que la CED… Le même état-major {p. 93} allemand pourra se constituer… L’Allemagne aura le droit de fabriquer des armes… On a donc des raisons au moins égales de redouter que la corporation militaire allemande fasse sentir à une démocratie incertaine le poids de sa force nouvelle… » (p. 667). Ceci demande une correction : la CED excluait un état-major allemand. Les accords de Londres l’autorisent. Les « raisons de redouter » ne sont pas « au moins égales ». Le rejet de la CED a bel et bien entraîné la recréation d’une Wehrmacht, comme le disaient les gens du MRP, etc.

Sur le chantage au contrecoup nationaliste allemand : « Le climat est lourd en Allemagne occidentale. (Fuite d’Otto John.) Nous avons reçu d’autres témoignages d’anciens résistants à l’hitlérisme qui cherchent à émigrer ou qui, eux aussi, préfèrent le climat, pourtant contraint, de la République démocratique à la précaire liberté de la République fédérale, où la restauration continue de gagner », etc. (p. 668). Ou encore : « Ce geste libérateur (refus de la CED) a renforcé immédiatement les socialistes allemands » (p. 665). On sait que les socialistes allemands sont nationalistes, ne fût-ce que du seul fait qu’Adenauer ne l’est pas. D’ailleurs : les extrémistes de droite aussi sont renforcés. Trois fois sur trois, les gens du MRP, etc., avaient vu juste.

Il ne reste à Esprit qu’à répéter la leçon connue : le réarmement allemand, autorisé par les accords de Londres, aura pour « corollaire fatal, qu’on passe d’ordinaire sous silence » ( ?), « la création d’une force équivalente à l’Est ».

Le schéma logique de cet article révèle une rigueur proprement masochiste : Esprit ayant contribué par son action au rejet de la CED ; ce rejet ayant entraîné les accords de Londres ; ceux-ci rétablissant une Wehrmacht, et la Wehrmacht (de demain) étant destinée à provoquer la « création » d’une armée russe (que l’on croyait depuis longtemps glorieuse) — si cela mène à la guerre, ce sera la faute d’Esprit.

Esprit fut jadis la revue du personnalisme. Depuis quelques années, ses nombreux rédacteurs ont tenté de rejoindre la ligne communiste. S’ils ne sont jamais arrivés à la trouver, c’est qu’ils la cherchaient vers la gauche. Aujourd’hui, leur politique se précise. Ils s’opposèrent finalement à Mendès-France dans la mesure exacte où celui-ci s’éloignait des thèses gaullistes sur la Russie. Encore un peu de persévérance, ils vont trouver ce qu’ils cherchaient depuis le début : c’était à droite. (Et même un peu plus loin.)