**** *book_ *id_body-1 I On se trompe en croyant qu'un voyageur à longueur de chemin perd sa patrie : c'est souvent elle qu'il découvre le mieux quand il parcourt le globe et vit chez l'étranger. Non qu'il y pense toujours, mais les hommes qu'il fréquente la voient en lui d'abord, l'en tiennent pour responsable, et par l'erreur la plus commune, l'en nomment si bien le représentant qu'il lui faut à la fin se la représenter comme il n'eût jamais fait en y restant. Dans sa cité, il était d'une famille, et pour sa famille un prénom ; à l'étranger, il devient toute une race. Serait-ce vrai ? se dit-il. Le voient-ils mieux que moi ? Mais que voient-ils, dont je n'ai pas conscience et que je croyais bien quitté ? Il se retourne et le voilà tout étonné… Désormais, nul n'est plus curieux des apparences et des secrets de son pays. Il songe : c'est là-bas que le mystère m'attend, et que ne vais-je pas y découvrir, à mon retour, que jamais je n'ai su regarder ? On lui dit : — Vous êtes Suisse ? Vous en avez de la chance ! Mais vous avez si peu l'air suisse. — C'est qu'il n'y a pas d'air suisse, ou qu'il y en a vingt-deux. — De quelle région de la Suisse êtes-vous ? De Neuchâtel ? Attendez, Neuchâtel, rappelez-moi… Ainsi je me demandais parfois ce qu'on sait de Neuchâtel dans le vaste monde. Je trouvais à peu près ceci : la Bible d'Ostervald, le chocolat Suchard, les montres, et le séjour de Rousseau. Certains ont entendu parler du juriste Emer de Vattel, ou des travaux de Jean Piaget sur la psychologie de l'enfant. Le seul vin suisse qui se vende à New-York, mais à quel prix ! c'est le Neuchâtel blanc. (On voit sur l'étiquette le Trou de Bourgogne et la descente des vignes vers le lac. Je pouvais dire à mes amis : là, dans ces arbres, au pied de cette colline, j'ai passé mon adolescence.) Voilà donc ce qui atteint chez nous à la « classe internationale » comme on dit dans le monde des sports. Ces quelques traits épars ne font pas un portrait. Dès qu'on essaye de définir l'originalité de notre canton, tout devient si complexe et souvent si bizarre aux yeux de la plupart des étrangers, qu'on en reste soi-même étonné. Principauté prussienne et canton suisse français ; traditions aristocratiques à peine éteintes (moins de cent ans) dans la plus vieille démocratie du monde ; tant de culture et peu de littérature ; tant de bon sens professé et de fous à soigner ; tout un petit monde de contrastes intenses, entre l'austérité des montagnes au nord et les rives latines au midi, la France à l'ouest, l'Alémanie à l'est ; — tout un petit monde si bien cerné, si conscient de lui-même, et si distinct… Je me disais qu'un jour je voudrais en écrire, mais qu'il fallait d'abord rentrer. Je suis rentré, c'est la coutume des Suisses ; reparti, revenu, et ce n'est pas fini. Comment un peuple aussi jaloux des moindres traditions locales, aussi sensuellement lié à sa nature, peut-il produire tant de nomades ? C'est le secret du « Service étranger ». Ceux qui ont envie de se battre avec la vie s'en vont ailleurs brasser leur sang, plutôt que de troubler la pax helvetica, merveille inaperçue du monde moderne. Le voyage, quand j'étais enfant, c'était quitter Couvet pour Neuchâtel, le « Vallon » pour le « Bas », l'école pour les vacances. C'était fuir et trahir en son cœur le cirque proche des crêtes dentées de sapins noirs, fermer les yeux pendant les treize tunnels, dans le long courant d'air des gorges, sentir qu'on descendait vers la lumière, vers le grand lac doublant soudain le ciel au sortir du treizième tunnel, vers des parcs somptueux et secrets, vers tout un monde intimidant, peuplé d'angoisses et de facilités, vers le bonheur. Aujourd'hui, ce trajet d'aventure, sur lequel je repasse en express, n'est plus que les quinze dernières minutes, la dernière cigarette d'une nuit mal dormie, le moment de refermer les valises entre deux coups d'œil par la fenêtre. Tout va trop vite pour le souvenir. Voici les toits, le clocher de Couvet, la petite gare qu'on traverse en trois secondes — disparus sans laisser de traces, sans rejoindre en moi leur image. Un jour, il faudra s'arrêter, passer une nuit, se réveiller dans ce village où je suis né ; mesurer mon âge et le Temps. Mais la vie, mais ce train m'emportent. La parole est encore à ce qui vient. Et voici les brumes sur le lac, les murs de vignes séculaires, et ce toit qui demande aux voyageurs, en grandes lettres de tuiles blanches : Êtes-vous sauvÉs du pÉchÉ ? Tout de suite les questions personnelles, et ce besoin de réformer le prochain… Est-ce que ceux qui vivent sous ce toit sont tellement sûrs de leur affaire ? **** *book_ *id_body-2 II L'irruption du souvenir est aussi mystérieuse que celle de l'invention, dans notre esprit. Peu s'en faut, si j'y pense, que je ne les distingue plus. Tout se passe comme si la mémoire inventait soudain quelque forme que vient emplir le flot de l'émotion, mais n'est-ce pas le même piège que posera l'invention, en le tournant dans l'autre sens, comme pour se souvenir de ce qui vient ? D'où remontent ces rythmes de mots, cette épithète, ce nœud d'idées, où je ne reconnais rien de déjà lu ? Et de quel ciel me tombent ces visions surprenantes, où je reconnais bientôt ce que j'ai déjà vécu ? Certes, dans les deux cas, c'est moi que je découvre, puisqu'il s'agit d'un souvenir, d'une invention, sans autre précédent que moi. Mais la volonté n'y peut rien. Pourquoi maintenant, à cet instant précis, et non pas hier ni même une seule seconde plus tôt ? Quel mouvement ai-je donc fait par mégarde, qui m'accorde à la longueur d'ondes d'un passé, d'un avenir toujours présents ? Proust a surpris le mécanisme du souvenir conditionné. Il nous livre à l'accidentel, et ses accidents sont petits : une madeleine trempée dans du thé, un pavé qui bascule sous la semelle. Mais les grands accidents de la vie raniment de tout autres mystères. Ils nous font découvrir plus que nous-même. Je l'ignorais encore quand on m'a proposé d'écrire ces pages sur mon pays natal. On insistait amicalement : je venais de rentrer, c'était le moment propice… Un bouquet pour le Centenaire, quelques paysages du souvenir… J'hésitais, j'allais me récuser. Des souvenirs ? me disais-je, mais je n'en suis pas là. (Ainsi l'on croit savoir où l'on se tient, quel âge on a, et vers quoi l'on chemine. Mais au carrefour d'autres destins croisés, soudain le rythme change en nous aussi, rompant la prévision, cette inertie.) Dix jours plus tard mourait mon père. Et tout en moi se tourne vers ses origines, au delà de ma propre mémoire. Ces mouvements les plus profonds de l'être nous semblent déclenchés par un destin absurde, et nous les subissons d'abord comme une force tout étrangère. Pourtant, ils nous rapportent à quelque chose en nous qui n'est pas moins intime que la conscience, mais qui lui est antérieur et qui lui survivra ; quelque chose que l'on peut désigner d'un mot simple, et qui figure dans l'ordre naturel comme un reflet de la communion des saints : notre histoire, le passé qui passe en chacun de nous ; qui par nous, maintenant, se passe, lié à toute l'histoire des autres hommes ; et sans lequel il n'y aurait jamais de plénitude du présent. Dans le silence d'une vaste pièce où j'étais seul devant l'admirable visage, debout au pied du lit, prolongeant le gisant, j'ai su que j'étais d'une lignée. **** *book_ *id_body-3 III C'est l'un des traits les moins connus de notre pays que la continuité de ses familles, ailleurs rompue par des révolutions ou de fréquents changements de condition sociale. Nos archives sont intactes, minutieusement tenues par les communes les plus modestes, et tenues depuis plusieurs siècles pour une beaucoup plus grande proportion d'habitants que dans d'autres nations de l'Europe. La plupart des citoyens suisses, qu'ils soient bourgeois, ouvriers ou paysans, pourraient sans peine reconstituer leur ascendance jusqu'à des époques où n'atteignent, chez nos voisins, que les familles de la noblesse. La Suisse n'est pas démocratique pour avoir tardivement aboli ce que l'on nomme les privilèges, mais pour les avoir étendus, dès l'origine, au plus grand nombre. Le « Rôle des Bourgeois » de Neuchâtel illustre cette continuité jusqu'au xvie, et pour beaucoup jusqu'au milieu du xve siècle. Au delà tout devient fort étrange. Voyez plutôt ces noms relevés au hasard dans le rôle de 1353 : Malifer, Conoz Bazin, Rollin d'Orouse, Perrod Tornarre, Jeannin Estorcy, Williermo Sacrement, Perrod Budivilie, Conier Civylin, Rolin Wavra, Cassiour, Boncrossare, Chocrus, Malsain, Viczo, Ellurdy, Escoferat, Moschauz, Cristin de Pomer, Quiquyrily, Quicu… On dirait des injures en patois ! De tous ces noms si proches du latin populaire, un seul subsistera cent ans plus tard, tandis que la grande majorité des patronymes de consonance moderne et francisée, qui figurent sur le rôle de 1580, ont subsisté jusqu'à nos jours. Beaucoup d'autres s'y sont ajoutés dans le cours du xixe siècle. Sur les trois cent soixante familles nouvellement agrégées à notre bourgeoisie dans les douze ans précédant 1900, deux tiers portent des noms allemands. Elles nous ont apporté un dynamisme neuf, et un accent qui défie la pudeur… Le gouvernement et la structure sociale de la Principauté de Neuchâtel, du xve siècle jusqu'aux débuts du xixe, ne manquent pas d'évoquer un mouvement d'horlogerie, par leur extrême complication dans un espace aussi réduit que possible. William Coxe, voyageur anglais, auteur de Lettres sur l'état politique, civil et naturel de la Suisse, écrit en 1776 : « La constitution de Neuchâtel est une monarchie limitée, dont la machine est mise en mouvement par des ressorts si déliés, et des rouages si compliqués, qu'il est difficile de distinguer avec quelque exactitude les prérogatives du Souverain des franchises du Peuple. » Voici ce qu'il a cru démêler, en une vingtaine de pages où perce l'étonnement. « Le Prince se fait représenter en son absence car en fait il vit à Berlin par un Gouverneur qui jouit d'une très-grande considération, et d'une très-petite autorité… Les Trois États de Neuchâtel sont le tribunal suprême du pays. Il est composé de douze Juges partagés en trois divisions… Les quatre Conseillers d'État les plus anciens forment la première division ; ces Conseillers sont Nobles. La seconde comprend les quatre Châtelains de Landeron Boudry, Valtravers et Thielle… Enfin la troisième division est composée de quatre Conseillers de la ville de Neuchâtel. Ce Tribunal n'est, à parler régulièrement, qu'une Cour suprême de Justice… » Le Conseil d'État saisi de l'administration ordinaire du gouvernement, a l'exercice de la Puissance exécutrice. Ses membres sont à la nomination du Prince… » Nulle ordonnance émanée de ce Conseil ne peut acquérir force de loi, avant d'avoir été soumise à l'examen d'un Comité composé du Conseil de Ville et des Députés de Vallengin… » La ville de Neuchâtel jouit de privilèges très considérables. Elle a la police de son territoire, et n'est gouvernée que par ses propres magistrats, divisés en un Grand et un Petit Conseil. Je ne vous occuperai point du détail des diverses subdivisions de ces deux Tribunaux, mais je ne puis m'empêcher de faire mention du corps des Ministraux qui forme le Tiers État toutes les fois qu'il s'agit d'établir quelque loi nouvelle, ou de faire des changemens aux anciennes. Ce corps est une sorte de Comité chargé de l'administration de la police, et dont les membres sont choisis dans le Conseil de Ville. Il est composé de deux Présidens de ce conseil, de quatre Maîtres-Bourgeois fournis par le petit Sénat, et du Banneret ou Gardien des libertés du Peuple… Ce dernier est élu par l'assemblée générale des Citoyens, et demeure six ans en office. » « La Puissance législative est divisée et répartie d'une manière si compliquée qu'il serait très-difficile de dire précisément où elle réside. Le détail suivant… servira peut-être à débrouiller ce chaos. » Passons le détail, qui tient deux pages. Coxe en conclut, non sans hésitation, que l'autorité législative semble résider « à la fois dans le Prince, le Conseil d'État, et la ville de Neuchâtel, conjointement considérés  ; que le Vallengin a une sorte de voix négative ; et enfin, que c'est aux Trois États qu'il appartient de proposer et de promulguer une loi ». Quant à l'esprit des lois pénales, Coxe l'estime « d'une extrême douceur », et les peines sont appliquées aux différents délits avec une telle précision « qu'il ne reste rien à la détermination des Juges… En un mot, et pour m'exprimer sur l'esprit de cette législation dans les termes qui l'honorent le plus, je vous dirai que la liberté des individus est protégée par les loix de ce pays avec autant de sollicitude et d'efficacité que par celles de notre inestimable constitution. » Qu'attendre de plus d'un Anglais ? N'oublions pas que les Trois États, le Conseil d'État, le Grand Conseil, le Petit Conseil, les Quatre-Ministraux, les Maîtres-Bourgeois, le Banneret, le Chancelier, le Procureur Général et le Gouverneur, «conjointement considérés » avec les Trois États et les députés de Valangin, les vingt et une Cours de justice locales, les Châtelains et les Maires de districts, et cent autres emplois ou dignités, exerçaient leurs pouvoirs, infiniment enchevêtrés mais jalousement distincts, dans une capitale de trois mille habitants, un pays de quarante mille bons et fidèles sujets… « En 1818 déjà — écrit M. Arthur Piaget dans sa remarquable Histoire de la Révolution Neuchâteloise — le Procureur général de Rougemont… considérait la monarchie comme fatalement condamnée » (II. 242). « Il jugeait ridicule et dangereux l'esprit de caste et de famille qui régnait à Neuchâtel. Dieu nous préserve, écrivait-il, des parvenus par droit de naissance et de fortune qui clabaudent contre ceux qui parviennent par droits de talents et de vertus. Il estimait ces prétentions déplacées dans un pays où la plus ancienne noblesse n'est pas chapitrale, où les trois quarts de la noblesse trouvent des paysans aux quatrième et cinquième échelons en remontant » (II. 63). Et il avait été, en 1814, l'un des principaux artisans du « cantonnement » de Neuchâtel, c'est-à-dire de son inclusion, mais sans changer de régime, dans le Corps helvétique. Dès la chute de Napoléon, et malgré la Restauration, l'on s'aperçut que ce beau mouvement d'horlogerie fine retardait sans espoir sur l'heure du siècle, avancée pour le reste de l'Europe par la Révolution, puis par l'Empire, dans le sens des droits individuels et de la tyrannie collective. La population s'accroissait, le commerce prospérait, l'industrie naissait, les radicaux triomphaient partout. Il était temps d'adopter l'heure de Berne. Et ce fut 1848. **** *book_ *id_body-4 IV …Une lignée. Une famille parmi d'autres, et qui n'a guère cherché d'illustration en dehors des limites de la communauté qu'elle a servie pendant cinq siècles. Dans l'ascendance directe de mon père, je trouve d'abord, dès la Réforme, deux « Ministres du Saint Évangile » et deux juges. À partir du xviie siècle, les généalogies que j'ai pu consulter ne mentionnent plus que des charges publiques : lieutenant des Assises, membres du Petit Conseil, conseillers d'État, enfin Procureur général de la Principauté. Puis survient la révolution dont nous allons célébrer le centenaire, et le dessaisissement du patriciat ; de là cette notice symbolique : Denis-François-Henry, rentier. (Un rentier n'est qu'un chômeur riche.) Suivent mon grand-père, professeur de théologie, et mon père, pasteur. Cela fait, au début et à la fin, pas mal de robes et de rabats, soit de justice, soit d'église ; et entre temps plus de deux siècles de participation continuelle au gouvernement du pays. Au xixe siècle, Neuchâtel ayant cessé d'être ce qu'il conviendrait de nommer une aristocratie républicaine au Prince lointain, cette dynastie de conseillers d'État se tourne vers la vie intellectuelle. D'où septante-six ouvrages publiés par des Rougemont en Suisse, en France et en Allemagne, entre 1830 et 1900. Et cela va d'un essai sur Socrate et Jésus-Christ jusqu'à des Observations sur l'organe détonant du Brachinus crepitans, en passant par un Précis de géographie comparée et Quelques mots sur les nombres rythmiques de la prophétie… « L'ennui que j'aime à trouver au fond de l'histoire n'est pas du goût de chacun » notait Chateaubriand dans ses Mémoires. Mais c'est par le détail qu'on connaît une famille, par une famille l'histoire d'un pays, et surtout d'un petit pays. Ainsi l'on répète volontiers que la Suisse est le « carrefour de l'Europe ». Pour vérifier ce lieu commun, examinons deux prises microscopiques prélevées dans les archives de ma famille. Sur les trente-deux ancêtres de mon père à la cinquième génération, je compte quatorze Neuchâtelois, un Hollandais, deux Allemands, et quinze Français. (Du côté de ma mère, du sang prussien, et de nouveau du sang français.) Mon arrière-grand-père épouse une Française, puis une Anglaise ; son frère, une Française, puis une Allemande. Et des trois autres branches de leur famille, au début du xixe siècle, deux sont en train de devenir françaises et une anglaise. Voilà peut-être un résumé assez fidèle des influences sociales, culturelles et religieuses, qui s'exercèrent sur notre Suisse romande aux derniers siècles. Je note pourtant que l'un des traits qu'ont en commun presque toutes les anciennes familles de ce pays manque à la mienne : point de militaires parmi les ascendants directs du nom de mon père. Par les femmes, on en trouve quelques-uns, mais là encore les traditions intellectuelles et politiques restent les plus marquées. François-Antoine III, mon quadrisaïeul, épouse Henriette de Montmollin : elle était la petite-fille du « grand Ostervald », traducteur de la Bible admiré par Fénelon, auteur de vingt traités sur la morale, la liturgie et la théologie qui furent traduits dans toute l'Europe, et qui le firent appeler par Newton « le plus chrétien de tous les hommes », vir omnium christianissimus. Mon trisaïeul, le Procureur général, épouse Charlotte d'Ostervald, arrière-petite-fille de l'illustre pasteur. Le fils du Procureur épouse Marie-Philippine du Buat-Nançay, dans l'ascendance de laquelle je trouve deux mathématiciens et ingénieurs, un diplomate et historien, une alliance avec la fille de Corneille, et plus haut, dès le xiie siècle, de fréquents donateurs à l'Abbaye de la Trappe. « N'oublie jamais », me disait un de mes oncles, « que plus l'ancêtre dont on se réclame est éloigné, moins on a de chances de tenir de lui. » Et que valent en effet ces noms, ces souvenirs, ces ascendances ? Rien, dit l'époque, non sans irritation. Une science assez récente, mais déjà démodée, pensa réduire l'orgueil humain en plaçant aux racines des arbres les plus nobles, au lieu d'un demi-dieu, d'un héros ou d'un saint, un singe au naturel, en guise d'armes parlantes du beau mythe de l'Égalité… Et pourtant si le « grand Ostervald », si Corneille, si la Trappe sont bien loin — et ils le sont — que dire du Singe ? Je me répète la phrase de mon oncle. En revanche, comment ne pas croire à l'influence des professions héréditaires, du rôle social tenu pendant des siècles ? Si mon père incarnait à mes yeux, jusque dans ses fonctions ecclésiastiques, l'idée du serviteur de la Cité, c'est qu'en lui durait toute une race consacrée à la chose publique, préférant la charge à l'honneur, l'autorité réelle au bénéfice, et le respect des principes aux intérêts. Si jamais la noblesse a valu quelque chose, c'est quand elle a dédaigné toutes les « preuves » qui n'étaient pas celle de l'obligation. Je crois que toute autre considération sur ce sujet semblait aux yeux de mon père indigne d'une pensée. Et certes, il n'en parlait jamais. Le peu que j'en dis l'eût gêné. Mais ce sens naturel du service, il lui fut donné de l'exercer dans d'autres dimensions humaines que celles du petit État de ses aïeux, aussi riche en coutumes fort sages qu'en préjugés invétérés. Il trouvait dans son héritage des vertus de prudence, d'ordre et d'autorité, un goût marqué pour l'argumentation et la dialectique légaliste, qui l'eussent conduit, en d'autres temps, vers une carrière d'homme politique ou d'homme de loi, dans un style dignified à l'anglaise. Le ministère pastoral le conduisit vers de plus humbles tâches, en Dieu plus grandes, et vers la liberté de l'esprit. Sa première allégeance était l'Église, et par là même l'universel, c'est-à-dire le prochain quel qu'il soit, être souvent bizarre et mystérieux qu'il faut comprendre avant de l'aider, qu'il faut aimer si l'on veut le comprendre. Sa tradition, cependant, était d'autorité, de justes proportions et de raison gardée. Contradiction secrète de sa vie et source de sa vraie richesse. De là sa modestie frappante, sa tolérance acquise non sans luttes, mais sa fermeté dans le conseil ; son accueil aux idées nouvelles, mais ses convictions militantes ; son libéralisme foncier, mais ses brusques indignations. Il avait le goût classique de la claire ordonnance, mais non moins de la justice sociale, et quand il le fallait, de la protestation, sobre, efficace et désintéressée. Toujours saisi d'un mouvement de retrait devant une charge honorifique, jamais devant les risques et les déboires d'un témoignage vigilant ; père, citoyen, pasteur de ses troupeaux, et vibrant défenseur de l'honneur protestant, il était au plein sens du mot l'homme engagé, celui qui ne revendique rien pour soi, tout pour « la Cause », comme il aimait à dire. Quand il m'arrive de louer dans mes ouvrages le civisme des protestants, c'est à l'exemple de mon père que j'ai pensé ; et ce mot d'engagement, dont on abuse, d'où l'aurais-je pris si ce n'est de sa vie — l'une des très rares vies d'homme que j'ai connues de près, qui commandât mon absolu respect. Au delà de l'exemple vivant, du destin vécu de mon père, qu'irais-je encore chercher dans le passé ? Si j'y suis remonté, c'était pour mieux saisir l'enseignement d'une vie où s'est fondée ma vie. Sur le fond d'une tradition qui la reliait à notre histoire et à l'ancienne communauté, j'ai mieux distingué, par contraste, son humanité singulière. Et maintenant, la fidélité même à cet exemple m'inciterait à ne point m'attarder. (J'entends encore comme il disait jour après jour : « Aller de l'avant ! ») L'honneur à rendre au père, selon le Décalogue, n'est pas un culte des ancêtres. Et pourtant, quelle est cette promesse mystérieusement liée au Cinquième Commandement : « …afin que tes jours soient prolongés dans le pays que Dieu te donne » ? Il me semble aujourd'hui que pour la première fois, ces mots s'animent en moi vers un sens émouvant. Jours prolongés, non pas multipliés. (Ce n'est pas une recette pour mourir centenaire !) Prolongés vers cet au-delà de la mémoire individuelle, le passé qui se passe en nous, et sans lequel il n'y aurait jamais de plénitude du présent. Jours prolongés comme un accord qui réveille au loin l'harmonique et qui fait vibrer tous les temps, créant notre avenir aussi, parce qu'il ouvre l'attente ardente de sa résolution — de son pardon. Jours de nos vies, comptés de toute éternité, mais prolongés par l'acte de piété à la durée des siècles écoulés et futurs de ce « pays que Dieu nous donne ». **** *book_ *id_body-5 V J'ai refermé les livres, les mémoires. L'année finit. J'écris sans hâte. Quel silence ! Et je m'attarde à suivre encore ces harmoniques, comme à l'écoute clandestine, l'oreille au son d'un passé qui faiblit mais qui n'a pas terminé son message. Il me parle ce soir de plus loin, d'au delà de mon petit pays, dans l'espace et le temps d'une plus vaste patrie. Les perspectives changent à vue, vertige et grisaille du temps. Une lignée, une famille parmi d'autres… Je la voyais dans son canton ; mais dans la Suisse ; mais dans l'Europe, que devient ce fil rouge que je croyais tenir ? Où vont se perdre les sentiers de la mémoire, ces voies ouvertes à l'imagination ? Il y a la petite patrie, la terre du père, celle qu'on peut parcourir en une journée et chaque jour de la vie sans se lasser, celle qu'un regard embrasse et détaille à loisir. Au delà de ses paysages et de sa proche histoire, il n'y a que l'imaginaire. Les nations, les plus vastes patries n'ont jamais été vues par personne : c'est l'esprit qui les croit comme il croit au passé, à la tradition, à l'avenir. Plus tard, dans les archives et les voyages, dans l'aventure et dans l'action, il ira vérifier ce qu'il rêvait. Mais c'est en lui qu'est la réalité sans laquelle il n'eût pas bougé. Ce qu'on touche — et ce qu'on imagine, le pays qui nous tient par les pieds, par le cœur, et le rassemblement des nations invisibles, on nous dit que tout les oppose, qu'il faut choisir l'un contre l'autre, et qu'entre ces amours il n'est que de la haine. Comment un Suisse le croirait-il ? Si je me sens presque partout chez moi dans l'Europe franco-germanique, c'est que d'abord je l'ai trouvée dans ma famille, où tant de traditions se croisent et se marient. Pour moi comme pour tant d'autres Suisses, passer de la petite patrie à la plus vaste, ce n'est pas infidélité à ma race, à mon clos natal. C'est aimer plus loin dans le même sens. Ainsi, pour me sentir Européen, nul besoin de quitter ce salon campagnard où je suis revenu m'asseoir : il me suffit de méditer sur ses images, de remonter par elles à des sources lointaines. Grands portraits un peu craquelés, du xviie et du xviiie siècle, gravures piquées et daguerréotypes. Que sais-je d'eux, qui me regardent ? Cette aïeule au visage émacié, coiffé de longues boucles noires, j'ai lu ses lettres. Dernière d'une lignée très catholique, elle cachait ses messages au fiancé suisse dans l'écorce d'un arbre, au fond du parc, et devenait protestante en secret. J'ai lu ces pages de confidences pudiques, pleines d'idéal et de mélancolie, mais sans y retrouver la trace des larmes dont elle écrit souvent qu'elles furent baignées. L'on était vers 1830. Portrait de son grand-père, un chevalier de Malte, membre correspondant de l'Institut. L'un de ses fils fut décapité au lendemain de l'affaire de Quiberon, sous la Terreur, deux ans après que sa petite cousine Charlotte ait cloué dans son bain Marat, né à Boudry, tout près d'ici. Que sais-je encore de cette famille éteinte ? Du fond des âges et de la forêt normande, il m'en revient un nom de Table Ronde : Lucrèce d'Aubray, Dame de l'Aigle et du Lac… Cette autre aïeule qui me sourit dans sa mantille, retenue d'une main sur la gorge opulente, vint de Béziers au temps des dragonnades. Parmi ses ancêtres : Mirman, défenseur de la foi huguenote ; et plus haut des seigneurs dont certains furent cathares, Miramont, Cabrol et Vestric… Portrait d'un général de la Garde prussienne. Souvenirs des tantes de Dresde et de Bavière… On se trompe en croyant qu'un voyageur, à longueur de chemin, perd ses ancêtres : c'est eux parfois qu'il s'en va visiter, quand il parcourt le globe et vit chez l'étranger. Pourtant il s'interroge : comment l'eussent-ils reçu, gens de leur terre, lui le nomade ? Qu'y a-t-il encore entre eux et lui ? Peu de chose, ou rien si l'on veut. Rien d'autre qu'un pouvoir sans doute fictif, et que peut-être ils négligèrent, celui de se sentir chez soi dans leurs légendes. Les forêts enchantées où chevauchait Lancelot, sous les ciels méditants de l'ouest celtique ; le midi sec et enfiévré des troubadours ; et de l'autre côté de l'Europe, aux marches slaves, ces Burgs secrets de la Prusse orientale, — tant de générations aux fortunes diverses ne m'en séparent-elles pas autant qu'elles ne m'y lient ? Nous ne savons presque rien de l'hérédité. Mais quand on m'aura démontré que le sentiment d'obscure reconnaissance qui m'a toujours saisi dans ces provinces ne doit rien aux mystères du sang, une idée chimérique ne cessera de me plaire : sur ces lieux où jadis des hommes dont je descends exercèrent leurs droits de seigneurs, je garde encore un droit de rêve, d'imaginaire intimité. Voilà un privilège qui ne peut gêner personne ! Pourquoi ceux qui vivent pour l'avenir et dans les voies de l'ambition jalouseraient-ils ceux qui parfois se plaisent à remonter dans leur passé pour l'agrandir ? Leurs imaginations se valent. **** *book_ *id_body-6 VI Ces retours sur l'histoire d'un pays, où je cherchais à mieux situer les miens, m'ont proposé chemin faisant quelques énigmes, et permis d'entrevoir quelques réponses. Voici pourtant un fait que je m'explique très mal, et qui touche à ma profession : Neuchâtel, pour tant de culture, pour tant de livres lus, relus, et de bon choix, accumulés depuis des siècles dans les maisons publiques et privées ; pour tant de livres publiés, aussi, n'a rien produit qui marque dans la langue, à part la Bible d'Ostervald. Les ouvrages distingués ne manquent pas. Mais les seuls qui aient franchi nos limites sont ceux de nos théologiens, Ostervald encore, puis Godet ; et le Droit des gens de Vattel. Nous avons eu d'excellents historiens : l'auteur de la Chronique des Chanoines (apocryphe), Chambrier pour l'ancien régime, Arthur Piaget pour la Révolution, Philippe Godet pour Madame de Charrière. Un moraliste au style subtil et naturel, Félix Bovet. Mais la littérature au sens étroit du terme — le roman, le poème, l'essai, le jeu d'idées — est restée chez nous pauvre ou nulle. Nous n'avons rien tiré de grand ou d'émouvant d'une culture solide et variée, d'une nature contrastée de charme et de tristesse, ni même de la tension des contraintes morales, dont vécut le roman victorien. Faut-il penser que cette culture fut trop mêlée, cette nature trop vantée pour nous troubler ? Que ces contraintes furent ou bien trop pesantes, ou au contraire trop aisément tournées ? Je ne sais. Et tout cela, sauf la nature, est en train de changer rapidement. L'accent se gâte, la rhétorique n'est plus enseignée ni connue. L'histoire et la théologie fuient le discours, ignorent le style. Entendrons-nous un jour quelqu'un qui chante, ou crie, après des siècles où nul n'a prononcé un mot plus haut que l'autre, ou plus bas, de plus près ? J'ai vu percer quelques poètes à nos vitrines de libraires… Les Vaudois ont produit ou toléré Constant, Alexandre Vinet, Ramuz ; les Genevois Calvin, de Bèze, Rousseau, Madame de Staël, Töpffer, Amiel… Je ne parle pas des vivants ; et je ne cite que ceux dont un homme cultivé, dans toute l'Europe, connaît au moins le nom. Nous n'avons rien de ce rang-là. Les visiteurs de Lausanne, de Coppet, des coteaux de Cologny ou de Montreux, furent éclatants et parfois scandaleux. Mais la « petite histoire » littéraire se borne à mentionner chez nous des rendez-vous de voyageurs discrets, inaperçus et bientôt disparus. Un seul s'est fait remarquer, ce fut le premier en date, et les gamins de Môtiers lui jetèrent des cailloux. Avertis par ce précédent, dont le bruit s'élargit à l'Europe, les successeurs de l'Arménien ne sont venus chez nous qu'à pas feutrés. Certains d'ailleurs avaient de bonnes raisons de ne point publier leur séjour. Benjamin Constant s'enfermait dans le manoir de Madame de Charrière, pour échapper aux cousines de Lausanne et à son mariage en Allemagne. Chateaubriand, qui se souvenait sans doute d'avoir été jadis, pour la police française, un dénommé « Lassagne, Neuchâtelois », vint s'enfermer au lendemain de sa chute « dans une cabane au bord du lac ». Brève retraite, dont une phrase des Mémoires d'Outre-Tombe lui suffit pour décrire l'ennui : « Un maigre chat noir, demi-sauvage, qui pêchait de petits poissons en plongeant sa patte dans un grand seau rempli de l'eau du lac, était toute ma distraction. » Au même endroit de la ville, neuf ans plus tard, Balzac rencontrera cette inconnue qui vient du fond des steppes vers son génie. Et l'on dit qu'Andersen écrivit quelques-uns de ses plus beaux contes pendant le séjour qu'il fit au Locle, dans la neige… Neuchâtel semble se prêter à ces parenthèses du sort, à ces conjonctions clandestines, à l'incognito de la gloire. Je voudrais qu'on y élève un monument dédié à l'Illustre Inconnu. Il serait en forme de banc. Qui sait quel Balzac de l'avenir, quelle Étrangère venue du bout du monde, ne seraient point tentés de s'y asseoir un jour, pour quelques heures, en face du lac ? Et certes, j'ai pensé à Gide, le plus fidèle de tous nos hôtes, en écrivant ces phrases sur le banc. Je viens de reprendre son Journal, pour vérifier s'il y parlait de Neuchâtel. Et je tombe sur ce court passage, à la date de 1913 : « Combien j'aime ce lac tranquille aux rives basses, peuplé de mouettes, où mon regard ni ma pensée ne se heurte à rien d'accidentel ou d'étranger. Comment, moi si frileux, n'éprouvai-je ce matin que bien-être, assis sur ce banc par cinq degrés à peine au-dessus du gel, n'ayant devant moi que de l'eau et de la brume ? J'habiterais ici volontiers. » Il a fallu le prix Nobel pour qu'on s'aperçût un beau jour qu'il était parmi nous, caché dans sa pèlerine. Une semaine plus tôt, chez les Heyd, nous avions joué au jeu des questions et réponses. L'un écrit trois questions, et l'autre en même temps trois réponses. Puis on lit à haute voix les deux papiers. Jeu de hasard, ou de télépathie. J'avais écrit, dernière question : — Qu'est-ce que le style ? Catherine, la fille de Gide, lut sa dernière réponse : — L'originalité de mon père. Gide s'éclaircit la voix pour observer que le jeu devenait bien personnel, et proposa des bouts rimés. **** *book_ *id_body-7 VII « Combien j'aimai ce lac aux rives glauques ! sans rien d'alpestre, et dont les eaux, comme celles d'un marécage, longtemps se mêlent à la terre, et filtrent entre les roseaux. » (L'Immoraliste.) Près de ces eaux, ma vie sentimentale est née. Et depuis lors elle est restée lacustre. « Odeur de l'eau — pour toute la vie » écrivait un Paysan du Danube, et vingt ans ne l'ont pas démenti. Je dénombre mes lacs et ne puis retrouver que du bonheur à ces souvenirs. Non qu'ils me parlent tous de jours heureux, mais la mémoire des plus amers ou des plus seuls a gardé le charme des eaux. Faut-il penser que la souffrance au bord d'un lac n'est jamais sans quelque douceur ? Cherchant d'où vient cet agrément, et pourquoi dans le monde lacustre on ressent la vie mieux qu'ailleurs, plus savoureuse et plus présente, je me dis : c'est qu'un vrai lac est un univers clos, si grands soient les miroirs qu'il offre aux ciels changeants, et si profonds ses lointains de lumière. La pente derrière moi, l'horizon des collines, sont le cadre qui donne au tableau sa signification privilégiée. Ici le cœur et l'âme ont leur théâtre pur, où tout est sens, écho, dialogue à l'infini. Ici la joie trouve un espace où se déployer sans se perdre, la méditation des ciels bas, la passion des orages complets, et la peine une baie secrète, où les cris des oiseaux dans la brume s'occupent d'une vie bien différente… Enfin la variété des objets, des lumières, des premiers plans et des éloignements qu'un peu de vent déplace, illumine ou éteint, voilà qui satisfait comme nul autre paysage ce goût profond de composer, de contraster, de voiler puis de découvrir, de plonger à l'abandonnée, de s'écarter, de revenir, de boire des yeux, de comparer, de contempler sans fin, où l'on a reconnu l'amour, comme il aime à s'y retrouver. Je nage à Baveno dans l'eau tiède et dorée, c'est la fin de l'après-midi, devant la proue de l'Isola Bella, vaisseau de rêve aux nombreux ponts chargés de dieux, passagers immobiles, un bras levé… J'habite au Lac de Garde un palais délabré, au-dessus de jardins en terrasses pleins de lucioles à la nuit, quand les violoneux du village viennent donner la sérénade. Et nous montons à ce balcon sur l'eau, accroché aux très hautes murailles qui sans raison, grandiloquentes, bordent la rive. (Elles furent élevées, dit-on, par un ministre fou.) Cyprès au pied des Alpes, tendresse des collines et brusque sauvagerie des hautes pentes, échevelées de châtaigniers. Contre les flancs du noir Monte Baldo coiffé de neige, sur l'autre rive, un orage s'illumine par moments, et dans l'échappée vers la plaine, où l'eau rejoint presque le ciel, le petit phare de la baie de Sirmione… Sur les lacs sinueux de la Prusse orientale, nous allions ramer vers minuit, heure où le crépuscule enfin se meurt dans l'aube, à l'horizon des landes et de la mer… Tyrol, et ce lac sombre au fond de la vallée, où tournoyaient des voiles inclinées… Balaton, lac de plaine aux eaux fades, environné de collines pointues et de valses aux jardins publics — là j'étais seul… Rade de Genève par un beau temps cruel, qui faisait fête à des adieux… Petits déjeuners suisses sur un balcon d'hôtel à Vevey, à Montreux, patries du roman russe. Et le bleu de l'air matinal, l'argent transparent des montagnes, le scintillement des eaux sous la brume légère, tout était si pur et si frais qu'il semblait que le monde venait de s'éveiller, luisant et neuf, de la première nuit… Et ces deux grands étés américains, dans les demeures trop vastes du Lake George, nommé jadis Lac du Saint-Sacrement « pour la pureté lustrale de ses eaux »… Il me rappelait un peu de tous mes autres lacs, mais il était surtout celui d'Oeil de Faucon et du Dernier des Mohicans de mon enfance. Je le trouvais bien beau. Pourquoi l'ai-je quitté ? … Et nous n'irons jamais au lac d'Amatitlán, au pied du fabuleux volcan de Sant'Anna, mais je l'emporte avec les autres sans remords, s'il est vrai que d'aucun je n'ai su tant d'histoires et qu'il détient certains de mes secrets. Je dénombre mes lacs, et la mémoire encore investit du charme des eaux l'adolescence même, aux chagrins taciturnes. Souffrir auprès d'un lac n'est jamais sans douceur. Je suis sur la jetée, près du hangar des trams, et l'eau n'est pas plus noire que mon cœur humilié. Dans ce « local » empuanti de tabac de pipes et de bière renversée, je viens de subir l'épreuve d'initiation d'une société de collégiens. J'ai refusé de raconter devant tous, debout sur un tonneau comme le veut la coutume, l'histoire de mes Premières Amours. On m'a conspué. J'ai seize ans. C'est horrible. Mon seul amour doit rester mon secret. Je la guette à midi, quand elle descend dans le cortège des jeunes filles sortant de l'école des Terreaux. Nous les garçons tenons notre « colloque » sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Nous parlons entre nous d'un air grave, d'un air de ne pas regarder les filles qui passent, mais je la vois venir de loin. Elle porte un grand chapeau flottant d'un rose sombre. Tout la distingue infiniment du troupeau bavardant de ses compagnes. Si je rencontrais ses yeux, que deviendrais-je, et si elle devinait mon sentiment ? Pourtant la semaine prochaine, l'épreuve recommencera. Odeur de l'eau qui dort, pénétrante, amicale. Un poisson saute et ride un moment le miroir… Non, je ne vais pas me suicider. Je mentirai ! Je suis assis sur un banc près du port, la promenade est déserte et mon cœur assoiffé. Personne ne passe jamais, voilà la vie ! Mais si ce soir une femme venait à moi comme le miracle que j'attends, je lui dirais : c'est un malentendu. Je suis dépareillé, passons, passez Madame… J'ai dix-neuf ans. Je n'aime encore que la nature, et ma solitude avec elle. Et vraiment, à cet âge, elle me l'a bien rendu. (Quand on revient la voir à deux, plus tard, aux mêmes lieux, elle se réserve… Elle ne sera plus jamais tout à fait comme avant.) Ce soir, elle est encore d'une présence envoûtante. Le soleil s'est caché derrière le Trou de Bourgogne. La grande rougeur du lac s'est retirée, de vague en vague vers l'autre rive. Elle caresse en passant l'épaule des collines, elle monte, elle embrase longtemps d'une sereine incandescence les Alpes déployées au fond du ciel. Sommets d'où l'on voit l'Italie… Et le rêve s'éteint, guirlande morte, un peu de temps diaphane à l'horizon. Paysage emphatique et sombre, tout cerné de prodiges sévères, et l'œil ne s'en évade au bas du ciel — vers l'ouest — que par cet or lointain que l'eau n'a point doublé, déjà prise de nuit, rêvant jusqu'à mes pieds. Par une chaude soirée du mois d'août 192., un jeune homme, simplement vêtu d'un pantalon de flanelle grise et d'un chandail au col roulé, pédale à longues pesées sur le chemin de la plaine, luttant contre un vent impétueux. L'orage est imminent. Notre héros, qui paraît âgé d'une vingtaine d'années, se dirige vers le lac qu'on aperçoit entre les peupliers, et dont les longues vagues limoneuses accablent sans relâche les roseaux de la baie. Des nuées menaçantes courent très bas, tirant des pluies au large, et le cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine, exalté par l'effort et la vitesse. Mais soudain la tempête a fait silence autour de lui, et seul reste distinct le bruit profond des vagues. Il roule maintenant dans l'ombre tiède et abritée d'un bois de pins. Que vient-il donc chercher sur ces rivages désertés par le crépuscule ? Quelle est cette hâte inconnue, qu'il se flattait de n'éprouver jamais, bien au contraire, avant un rendez-vous ? Cette envie de crier : « J'accours ! Attends !… » Ah ! mais qu'est-ce qu'il m'arrive ? se dit-il. Il faut en avoir le cœur net. (Tout son orgueil réside en la maîtrise de soi, idéal de sportif plus que de puritain.) Il ralentit, pose un pied sur le sol, et s'appuie de la main au tronc d'un pin. Ce qui lui arrive est solennel, comme l'attente du pays sous le ciel orageux. Oui, c'est bien cela qu'il sent, il ne peut s'y tromper : la brûlure douce au cœur, le sang plus vite, le soulèvement plus ample de la respiration. Tout ce que disent les poètes qu'il dédaigne, tous leurs clichés, c'était donc vrai ? Il ne sait quelle ardeur le pénètre… Mais il sent qu'il va dire les grands mots impossibles, dans un fol abandon, et ce sera vrai. Comme tout est facile et violent quand les portes du cœur ont cédé ! Le lac était d'un bleu très sombre, le ciel bas, des éclairs de chaleur palpitaient dans la nue, et le jeune homme savait en repartant sur le sentier obscur, vers les roseaux, qu'avant le rendez-vous ce qui l'avait rejoint, c'était cette chose absurde et magnifique, entre haut-mal et bien-suprême, qu'on nomme si légèrement l'amour. **** *book_ *id_body-8 VIII On peut écrire aussi contre les lacs, ces endormeurs, et porter sa louange à des lieux plus sévères. Mais plutôt il convient d'alterner ces agréments et ces vertus. Qui nous parlera des forêts ? Pour ma part, j'ai trop peu vécu sous les sapins, dans les vallées du Jura. J'y suis né, certes, mais les vraies patries sont celles où l'on naît à l'amour. Un portrait de notre pays, peint de là-haut, ne ressemblerait guère à mes esquisses. Au lieu de la lumière souvent voilée du lac, on y verrait un éclairage cru, des ombres longues et givrées, des couchants d'incendie sur les menées moroses des hauts plateaux boisés de noir. Ils vont jusqu'au Thibet, me disait un jour Ramuz (dont la géographie se passait bien d'atlas). C'est la même civilisation, les mêmes fumées sur les tourbières, les mêmes chants tristes, la même vie intérieure… Il me disait aussi que les paysans huguenots des Cévennes et du Languedoc sont en réalité des musulmans, qu'il suffit de les voir, tout noirs dans leurs cuisines, fatalistes et irréductibles… J'aime tous ceux qui prolongent ou qui ouvrent des voies. Je garde ma méfiance pour l'espèce de mensonge qui rend la vie plus petite que nature, sous prétexte d'exactitude. Pays des horlogers à domicile, des longues veillées, des inventions pratiques, et de beaucoup de dignité cordiale dans le commerce quotidien, c'est le nord du canton qui a gagné et nous a faits républicains, voilà cent ans. Il nous donne aujourd'hui nos meilleurs socialistes. C'est un pays qui est « avancé » par tradition. Dans ma vallée natale, où se réfugia Jean-Jacques, Bakounine présida, me dit-on, les réunions secrètes d'où devait sortir la Première Internationale, aussitôt confisquée par Marx. De cette enfance il me reste un cauchemar, l'école primaire, dont j'ai parlé ailleurs ; l'idée que mon village ne ressemble à aucun autre ; une connaissance intime de la neige ; le désir des pays chauds ; et un petit lièvre. Je me souviens de ce retour du Creux-du-Van, à travers les grands pâturages parsemés de sapins majestueux et coupés çà et là de murs bas faits de grosses pierres entassées avec art. Nous passions les clédars (beau mot celtique, l'un des rares qui subsistent chez nous) et les refermions avec soin, pour que les vaches n'aillent point changer de propriétaire. Nous marchions à grandes enjambées, joyeux de sentir nos gros talons cloutés mordre dans le sol élastique. Soudain je suspendis mon pas : au bout de mon pied, dans un creux d'herbe, un petit lièvre frémissait, immobile et terrorisé. Nous nous sommes regardés un moment, de tout près. Un seul geste rapide eût suffi pour l'attraper par les oreilles. J'imaginai en une seconde la gloire que me vaudrait cette aventure, ma rentrée triomphale à la maison. (Faut-il avouer que je la regrette encore ?) Mais je restais là sans mouvement, fasciné par l'aubaine et plus encore ému par ce petit être tremblant. C'était trop beau… Le lièvre détala. Combien d'occasions merveilleuses ai-je laissé détaler depuis ! Ce sont peut-être celles qui m'ont le plus appris. Ma gloire ou mon plaisir en ont pâti, mais j'en tire une satisfaction plus secrète et qui les vaut bien. Chaque fois qu'une chance offerte un instant fuit d'un bond parce qu'un scrupule ou un respect, ou quelque obscure sagesse ont retenu ma main, je me dis : c'est encore un petit lièvre ! et poursuis mon chemin plus léger. Si je l'avais attrapé, m'en souviendrais-je encore ? Je n'en parlerais pas ici. Des Montagnes au lac, cependant, malgré tous les contrastes qu'on a vus, c'est bien le même peuple et c'est le même accent. J'entends les mêmes allures, le même accent de l'âme, du cœur et de la poignée de main ; mais hélas ! aussi du langage. Et à ce propos… L'opinion publique, de nos jours, veut que si l'on parle de son pays et de son peuple on les loue sans aucune retenue, et cette vanité collective s'appelle, on ne sait pourquoi, patriotisme ; mais que si l'on parle de soi, on confesse uniquement ses faiblesses, et cela s'appelle sincérité. (Quand il s'agit de la famille, ce moyen terme entre l'individu et la patrie, on ne sait plus sur quel pied danser.) Pour moi, j'ai pris le parti de laisser les étrangers vanter nos vertus bien connues et découvrir celles que nous ignorons. Je me borne à l'autocritique. Et par exemple, il est de mon devoir de citoyen conscient et responsable d'élever une solennelle protestation contre l'accent de mes compatriotes, celui qu'ils ont pris de nos jours et que leurs pères n'ont pas connu, l'accent le plus navrant de tout le domaine français, de Québec à Menton, de Bruxelles à Port-Bou. Je ne vais pas m'occuper de nos fautes de français, elles sont moins graves, et je ne crois pas que nous en commettions beaucoup plus que les Parisiens : simplement à d'autres endroits. (Exercice pour enfants des écoles du canton. Corrigez le verbe suivant : J'ai l'ennui, tu t'encoubles, il aurait meilleur temps, on veut d'jà bien ça faire, vous voyez pas jour, ils n'en peuvent rien ; dans lequel s'encoubler est plaisant, meilleur temps utile, le reste mauvais ou atroce.) Mais l'accent, c'est bien autre chose. C'est à quoi l'étranger juge un peuple au passage, et l'estime sympathique ou non. Tout le monde aime les Vaudois, les Marseillais, s'amuse des Canadiens, tolère les Belges, et se moque à l'occasion des Auvergnats, mais grimace de douleur à nous entendre. Écoutez les jeunes gens dans la rue (« sur la rue » ou « en rue » diraient-ils). Ce n'est plus dire, ce n'est plus s'exprimer, mais patauger dans une bouillasse verbale, où l'on se traîne avec de lourdes brusqueries, pour s'enliser régulièrement avant d'avoir atteint la fin d'une phrase. Je sais bien que l'influence du suisse allemand y est pour beaucoup, et qu'on ne peut pas déplacer le canton de Berne. Mais je me souviens aussi de l'état d'esprit qui entretient cet état de choses et qui ne cesse de l'aggraver : c'est celui de l'école primaire et de la caserne, où l'on se moque sans pitié des garçons qui « raffinent », c'est-à-dire parlent avec un peu d'aisance. Cette émulation par le bas pourrait être arrêtée par les instituteurs. Il suffirait de renverser la mode, et de statuer qu'à partir d'aujourd'hui l'on va se moquer doucement de ceux qui parlent mal, au lieu de tourner en ridicule ceux qui essayent de bien dire, d'articuler nettement, de maîtriser leurs moyens d'expression. Le vers fameux de Valéry : « Honneur des Hommes, Saint Langage !» serait la devise de cette croisade, dont le succès embellirait notre existence mieux qu'une « plage » ou qu'un monument. Je me pardonnerai ces remarques un peu vives si elles attirent l'attention de nos éducateurs sur une disgrâce que l'habitude risque de rendre insensible à certains. Dans ce domaine, faire attention suffirait presque à prévenir et à guérir. Il convenait qu'au terme de ces pages j'apporte aussi ma petite contribution au Centenaire que l'on va célébrer. Voilà qui est fait selon mes moyens, qui sont ceux d'un monteur et ajusteur de mots, par métier soucieux de langage. Cadeau modeste mais peut-être utile, si l'on songe que ce Centenaire est celui d'une libération, et qu'un peuple n'est vraiment libre que s'il possède et maîtrise d'abord, dans la force et la grâce du terme, la liberté de l'expression.