**** *book_ *id_body-1 Préface Il arrive que la simple conjonction de certains éléments change leur nature. Et par exemple, ce n'est pas seulement parce que du neuf s'ajoute ici à de l'ancien, naguère connu, et à des textes restés confidentiels, qu'il s'agit d'autre chose que d'une réédition : le rapprochement en un volume de journaux espacés sur une vingtaine d'années modifie la couleur, la résonance et le sens même de chacun d'eux, et fait de l'ensemble une œuvre différente. Ainsi, la masse critique atteinte, s'allume à feu couvert un rayonnement nouveau.⁎ Ou bien l'on intériorise l'événement, ou bien l'on se projette en lui sous le masque d'une relation toujours prête à fournir ses preuves d'objectivité. Ou écrire ou décrire, en somme : tels sont les termes antinomiques, exclusifs l'un de l'autre à la limite, et tel est le principe d'indétermination du genre littéraire dont on suivra les essais de mise au point dans ces pages. Le journal non intime me paraît se situer à une distance égale, aussi grande que possible, de la chronique impersonnelle et de la confidence non sans vue de publier. Les exemples extrêmes de ces deux formes étant fournis par les Diarii de Marin Sanudo, secrétaire de la Sérénissime, qui rapporte en 40 000 pages occupant 58 volumes les faits et gestes publics des Vénitiens de 1496 à 1533 ; et par Henri-Frédéric Amiel, dont les 16 000 pages de journal on ne peut guère plus intime finiront bien par être publiées intégralement. Récit de voyage à travers une époque dont on ne cherche pas à relever la topographie générale mais seulement quelques accidents, de ceux qui incitent à écrire, le journal non intime est une composition, très libre en vérité mais sans plus d'arbitraire que de système. S'il est vrai que jamais l'on ne s'y laisse mentir pour l'innocent plaisir du conte, et qu'on n'y masque pas de vraies fenêtres pour la dissymétrie en vogue, en revanche on y omet sans scrupules tout ce que l'on n'a pas vu soi-même, ni souffert ou ressenti au plus intime ; tout ce qui n'appartient pas au drame entre l'époque et la personne qui vit en elle et qui en écrit — je ne dis pas qui la décrit.⁎ Car on ne peut décrire une époque : ce n'est pas une réalité. Le temps n'est pas une succession d'époques, puisqu'il englobe avec indifférence toutes celles que peuvent imaginer les historiens soucieux de découper en siècles, périodiser et styliser une infinie continuité. Nulle époque n'est en soi, délimitée dans le temps comme un domaine dans l'espace. Toutes se mêlent, se chevauchent, courent ensemble, s'absorbent mutuellement comme des serpents et coexistent en nombre incalculable. Celle dont j'écris le journal existe bel et bien, mais en moi et dans cette mesure où je serais sans elle différent ou tout autre : si elle m'a fait, je le lui ai bien rendu. Ainsi l'époque de mon titre est la figure que je vois ou que je donne, la conscience que je prends ou que je forme d'une certaine évolution entre toutes celles qui se déroulaient dans le même temps. Au sens actif et littéral du verbe, j'écris l'époque dont je suis convaincu et voudrais bien faire croire que je la décris.⁎ Mais ainsi l'on peint un portrait. Style-information, structure-énergie, mythe-événement, forme-matière… ces couples dialectiques traduisent dans l'œuvre unique où ils se rendent indivisibles — et c'est créer — le drame entre le peintre et son modèle, ici l'auteur et son époque. Entre le Sujet qui fabrique un objet et l'Objet qui en fournit le sujet, l'échange s'atteste en un tableau où l'on peut voir soit l'affrontement équilibré d'une action et d'une résistance, soit la prépondérance de l'auteur (la manière) ou au contraire celle du modèle (la ressemblance). Les journaux non intimes qu'on va lire souffrent sans doute de pareilles alternances. Le ton ou la chanson, l'écriture ou le sens, le rythme ou la direction de la marche seront perçus en insistance ou en absence — comme dans ces mosaïques faites de petits losanges où des cubes apparaissent en relief ou en creux — selon que c'est l'envie de dire ou le besoin de dire telle chose précise, l'envie de lire ou l'intérêt de l'histoire qui prévaut. (Et qui pourrait prétendre se tenir longtemps au point d'équilibre doré où ces mouvements deviennent indiscernables, comme un vol qui s'immobilise à l'extrême de la vibration ?)⁎ Or ce dosage de monde et de moi en tension peu souvent relâchée, cette interaction perpétuelle du témoignage et de l'écriture, il se trouve que cela correspond à une philosophie, à une morale, à une doctrine du civisme qui résultent de mes croyances les plus intimes, ou pour mieux dire, qui les révèlent : car on ne sait finalement ce qu'on croit pour de vrai qu'en voyant ce qu'on fait pour de bon. Aussi loin de l'infinie loquacité de l'individu qui implore ses droits que du collectivisme sentencieux qui tôt ou tard viendra lui fermer le bec au nom de ses devoirs d'état, convaincu que la Cité a pour but la personne, paradoxe d'une vocation qui distingue un homme de la masse et du même coup l'engage dans la communauté, j'étais fait pour écrire des journaux de cette espèce, chronique des moments de présence à moi-même et au monde conjointement.⁎ Ni l'art pour dire en soi, qui est un dire de rien, dont mainte école de rhétorique renouvelle de siècle en siècle l'exigence austère ou baroque ; ni cette espèce de dire sans art dont un chacun s'est cru capable, de tout temps, sous prétexte qu'il a vécu, ne m'intéressent. S'il fallait à tout prix choisir, je le ferais probablement — mû par quelque inconscient besoin de surcompenser — à l'avantage du récit.⁎ Donc de l'Histoire. J'écris le temps que j'ai vécu de 1926 à 1946, c'est-à-dire des premiers tressaillements annonciateurs de l'avènement d'Hitler (je les surprends à vingt ans dans un château prussien) jusqu'aux lendemains de sa mort dans l'incendie de Berlin. C'est une « époque », en somme, des mieux délimitées. Je retiens qu'entre les mêmes dates, l'école de pensée politique la plus radicalement hostile à toutes les formes totalitaires d'État-nation ou de Parti qu'on voyait triompher bruyamment dans ce temps, se constitue et se manifeste par le moyen de publications discrètes, de recherches difficiles et de petits groupes d'action, ou qui se voudraient tels. De cette école personnaliste, apparue publiquement en 1932, vont s'inspirer certains des responsables de la Résistance, dans les pays de l'Axe autant que dans notre camp. Et de là sortiront les chefs de file des futurs mouvements fédéralistes, ces hommes venus de neuf pays en guerre qui, au printemps de 1944, se réunissent clandestinement à Genève, pour rédiger un plan européen. Au lendemain de la catastrophe hitléro-fasciste, le personnalisme a cessé d'exister en tant que mouvement organisé. Il s'est perdu, mais comme un peu de levain, dans les groupements beaucoup plus vastes qui vont déclencher l'aventure de la fédération de l'Europe, entreprise capitale de ce temps. Ici s'ouvre une « époque » nouvelle, où les doctrines élaborées sans bruit pendant la précédente décennie catalysent des forces neuves et entrent en jeu dans l'histoire qui se fait, mais à l'insu de ses acteurs les plus voyants. Époque européenne qui dure encore et que je compte raconter, vue et vécue de l'intérieur, dans une suite à ce recueil, jusqu'à rejoindre l'étape où je me suis arrêté le temps d'écrire ces quelques pages. à Ferney, le 5 mai 1967. D. de R. **** *book_ *id_body-2 Le paysan du Danube I Le sentiment de l'Europe centrale Un accord sans résolution Il arrive qu'au sortir de Paris le train de banlieue qui emmène son chargement de somnambules énervés de fumée et qui se cachent dans les journaux du soir, soit lentement doublé par le rapide de Bretagne. Ce long passage lumineux des vacances, traînée d'espoirs délivrés qui nous frôle, éveille chez ceux qui restent un sentiment confus d'exil et de plaisir dont souvent j'ai cru distinguer la contagion dans le regard de mes voisins. Ainsi d'autres fois j'ai vibré au passage des rapides de l'Europe centrale ; non pas de cette jubilation nostalgique, mais d'une fièvre brève qui révélait la trouble densité de l'atmosphère. La rumeur de l'express Mitropa dans la vallée d'Innsbrück figure dans mes songeries le passage du « Sturm und Drang » à cent kilomètres à l'heure.⁎ L'Europe centrale est une de ces réalités qu'on reconnaît d'abord par leur frisson particulier. Mais il n'en faut pas plus pour ébranler le souvenir. Naissent alors des images champêtres, les toits pointus d'un bourg au sein d'une vallée de verdure et de vergers — c'est la Souabe, la Thuringe, la vie bourgeoise sans avarice ; — puis le contraste d'un massif central de sapins et de lacs secrets, cœur noir et tourmenté du continent — cette région escarpée entre Munich, Salzbourg et Prague, qui forme le décor voluptueux et lugubre de tant de drames nourris de solitude ; et puis des plaines qui se perdent en steppes — démesure et nostalgie. Des villes naissent lentement dans ces campagnes qui ne sont nulle part la « province ». Elles condensent la vie de leur contrée, en donnent la visible formule, petites capitales enracinées. Il advint pourtant que certaines, selon l'égarement du temps, tentèrent de vivre par elles-mêmes. Elles retirent les parcs qui les alliaient à la campagne, se ceinturent d'usines, et prennent aussitôt cette fièvre caractéristique des organismes humains isolés de la vie végétale. C'est ainsi que Berlin réglemente la circulation de ses ferments de tristesses intellectuelles, sur une petite superficie minérale où la vie se décompose avec virulence. Mais Stuttgart, plus moderne, plante des arbres, espace des villas sur ses collines, s'aère et redevient une ville à la campagne ; du même coup, un centre spirituel. Diversités naissant, vivant les unes des autres, contrastes qui jamais ne s'équilibrent, violence et mélancolie, paysages — états d'âme imposant tour à tour le cynisme ou la bonhomie, tout cela baigne dans une inguérissable nostalgie, celle d'un grand accord complexe qui chercherait en vain sa résolution. Le titanisme et la métamorphose « Métamorphose » et « paradoxe », tels sont peut-être les mots clefs de l'Europe sentimentale. Pourquoi faut-il que notre langue les traduise, en vertu d'une convention qu'il serait temps de réviser, par « démesure » et « confusion » ? Car il est trop certain que le mot démesure désigne dans l'esprit d'un bourgeois cartésien quelque chose dont il convient de se gausser sans examen. Mais une exacte traduction ne servirait au fond qu'à déplacer le prétexte d'un malentendu plus tenace. Lorsqu'on parle de paradoxe, Tartempion se souvient du café du Commerce, tandis que le premier des Doktor phil. venu évoque le concept d'ironie selon Jean-Paul, la dialectique selon Hegel, et peut-être la passion de Kierkegaard. Mais alors M. Truc parle des « brumes nordiques » ! Parmi les traits tout quotidiens de la mentalité germanique, les plus frappants apparaissent déterminés par la morale du titanisme. Or elle implique la réalité de la métamorphose. Les autres traits relèvent d'un sentimentalisme particulier, synthèse « paradoxale » et jamais suffisante, du rêve et du réel. Ignorer, méconnaître ces faits spirituels, c'est se condamner à ignorer, à méconnaître une vision du monde qui demain peut se traduire en arguments sanglants. Et s'il est des domaines où de nos jours, l'on peut réclamer à bon droit l'économie de nuances vaines et la décision, même brutale, l'on ne saurait ici serrer de trop près les origines secrètes d'un phénomène qui produit ses effets sur tous les plans, celui de la guerre y compris. Mais il est bon de préciser, fût-ce à l'aide d'un seul exemple. L'Allemand, dit-on, est brutal ; le Français malin. Deux traits de caractère dont les manifestations quotidiennes, dans le domaine du sentiment et des rapports sociaux, sont agaçants à l'extrême pour l'autre. Agacement que l'on traduit en s'accusant réciproquement de mensonge chronique. Et de fait, la brutalité parait fausse, parce qu'elle impose un ordre arbitraire au prix d'un désordre. Mais à l'Allemand, cette sorte-là de mensonge n'est guère sensible : la vérité pour lui étant ce qui s'impose, il la confond assez naturellement avec ce qu'il impose. Confusion liée au mouvement le plus profond de l'âme allemande, qui la porte à la création volontaire, titanique, du réel. Son mensonge devient vérité dès qu'elle le veut assez puissamment. Mais en revanche, l'habileté paraît fausse, parce qu'elle se sert du mensonge comme d'une arme normale. La brutalité du moins est loyale jusque dans ses excès. L'habileté, elle, masque et renie ses mensonges. Mais pour le Français, cela ne saurait présenter que des inconvénients tout pratiques, strictement limités à la victime. Car il reste sous-entendu et bien entendu, qu'en soi, la vérité est immuable, qu'elle n'est nullement atteinte par un mensonge occasionnel ; que ce mensonge, en définitive, ne change rien. En d'autres termes, le mensonge français n'est pas mythique. Il ne crée ni ne fausse rien d'essentiel à la réalité. Le système D n'est pas un système philosophique. Ainsi se dessineraient, si nous étendions l'analyse, deux « natures » fondamentalement divergentes, dont il serait facile de suivre les manifestations dans les domaines les plus variés de l'être. Qu'on ne voie pas ici quelque facile généralisation, mais bien plutôt un essai de spécification. Je pense, comme vous, qu'il existe quantité d'Allemands et de Français pour lesquels la distinction que l'on vient d'établir ne vaut rien : il est même probable qu'ils forment la majorité, car peu de gens sont typiques de quoi que ce soit. Il reste que certains tours de pensée ne sont véritablement réalisables qu'au sein d'un ensemble organique de mœurs, de climat et d'ambitions collectives, ensemble que, tout indépendamment des réalités économiques et politiques, l'on peut nommer ici Allemagne, et là, France. Il reste qu'un Empédocle, qu'un Zarathoustra, génies titaniques, sont devenus des mythes germains par excellence, — et que c'est un Français qui, le premier, conçut, pour s'en vanter, l'idée qu'il était né malin. Paradoxe du sentiment Une rumeur lointaine et continue, nous l'entendons seulement lorsqu'elle cesse, ou bien lorsqu'elle grandit soudain. Ainsi de la rumeur en nous du sang qui court ; ainsi de la respiration. Il n'y a sensation que du discontinu. Il n'y a sentiment que de ce qui nous quitte, ou nous surprend, ou bien encore au fond de l'être nous déchire et nous ressuscite. À la naissance du sentiment, nous trouvons invariablement une contradiction interne, une séparation, quelque chose qui fait défaut et quelque chose qui vient combler ce vide. Une angoisse qui est un appel, et qui crée sa réponse — en vain. Le sentiment mesure une défaillance de l'être. Mais ici, deux interprétations deviennent possibles. Selon l'une, cette déficience est inhérente à toute réalité humaine ; elle est la marque même de sa validité, la preuve d'humanité pourrait-on dire. (On appelle inhumain l'être qui ne sent rien.) Selon l'autre, elle indique seulement un défaut qu'il convient de guérir par des moyens appropriés, par une politique ou par une morale. D'une part l'on tient la déficience pour essentielle ; de l'autre elle apparaît un accident fâcheux. Telles, peut-être, se délimitent la notion chrétienne et la notion antique de l'homme ; telles, dans une certaine mesure, la notion germanique et la notion latine. Le paradoxe humain revêt aux yeux du philosophe moderne une valeur métaphysique alors qu'il garde pour le moraliste latin la signification d'un accident social réductible à l'ordre imposé. Passant à la limite du sentiment, là où il prend une valeur d'acte ou de jugement, l'on peut symboliser l'opposition des deux visions du monde dans celle, plus précise, de deux notions du tragique. Le monde latin connaît un tragique aux arêtes de pierre taillée : conflits d'actes, de faits ou de droits ; l'Europe centrale, de ces choses déchirantes et sans nom qui font dans l'âme un bruit de vent mortel et caressant ; une qualité métaphysique et passionnée de l'« impossible », — qui dans ce sens, vraiment, n'est pas un mot français. En ceci, le monde de l'Europe centrale est plus chrétien que le monde latin — si l'on considère ses manières de sentir et de penser — qu'il est essentiellement antithétique, déchiré (« déchirant ») et fondé sur cette vision de la réalité humaine : la vie est manque et compensation de ce manque ; contradictions et dépassement de ces contradictions . Le monde latin, en tant que latin, étant un monde de l'unité (en vérité de l'unification à tout prix) est un monde « sécularisé » jusque dans ses modes les plus intimes de souffrir. Car il n'accepte pas la souffrance comme une condition de la conscience du réel, mais la repousse comme le signe d'un manque à la loi. Il y a une contrepartie. Celui que hante le sens du péché — c'est-à-dire de la réalité humaine — celui-là résiste rarement à la tentation de cultiver le péché. Car de la sorte, il s'imagine que sa réalité spirituelle sera plus vive, son âme plus fortement engagée dans le tragique essentiel. Calcul faux, comme tous les calculs de l'âme : le péché n'est réel que pour celui qui veut s'en arracher. Toute délectation détruit son objet, et bientôt détruit jusqu'aux sens sur lesquels elle régnait. Le sentimentalisme, dès qu'il devient délectation des sentiments, donne naissance à une lâcheté singulière devant la vie. Né d'un retard dans l'actualisation, il peut tourner alors en un refus chronique. Et c'est en quoi le monde latin, monde de la spontanéité, est à son tour plus audacieux, et pour tout dire, plus chrétien que le monde de l'Europe centrale. L'intelligence sentimentale Le sentiment : un retard, un regret. Mais c'est aussi un retour amoureux, un regard qui s'appuie sur soi-même : et voici naître la conscience, c'est-à-dire, un état d'intensité mortelle de la vie. Car la conscience de vivre implique une réflexion concrète qui exalte la vie ; et dans le même temps, un jugement abstrait, qui la tue. Le sentimentalisme n'est pas du tout le contraire du rationalisme (mais nous vivons sur des distinctions de manuels). Il est même étonnant de constater combien exactement ces deux attitudes de l'esprit sont parallèles. Toutes deux ont leur origine dans un perpétuel et anxieux besoin de dire les choses, comme pour s'en assurer à la fois et s'en délecter . À cette disposition l'on pourrait opposer, plutôt que la taciturne réflexion romaine, la tournure d'esprit sentencieuse et synthétique de l'esprit hindou. Et cela n'est point trop théorique. Que l'on considère en effet le devenir dialectique de la pensée allemande depuis Gœthe : c'est à l'Orient, d'instinct, que cette pensée va demander non point seulement sa revanche, mais sa mort et son devenir. Ne pourrait-on pas voir une autre preuve de cette identité formelle dans l'observation suivante : au sortir de l'adolescence, l'homme devient à la fois moins abstrait et moins sentimental ; cela se marque par un trait unique : il devient plus concret dans ses pensées. Il demeure lié au réel, dans ce qu'il imagine ; aussi, dans ce qu'il veut. Il se sent moins porté à généraliser, et borne son désir à l'immédiat. — À la limite de la puissance, c'est la réaction gœthéenne. Gœthe en ce sens est bien l'anti-allemand, ou encore comme le disait Curtius, le premier classique allemand. Bien plus que Nietzsche, type du déchiré, qui glorifie l'instinct perdu, en véritable sentimental. L'instinct mène au plaisir par l'acte ; le sentiment à la mélancolie, par le refus de l'acte. Il en résulte que la sensualité germanique est plus consciente (c'est-à-dire à la fois plus morose et plus débauchée) que la latine. Elle tourne en sentiments dans la mesure où elle refuse de s'accomplir pleinement. L'Italien fait l'amour et n'épilogue pas. L'Allemand ne fait pas l'amour et en tire une métaphysique. Je n'entends point par là que la métaphysique allemande est fille de la timidité sexuelle : il est clair que, s'il y avait une filiation à établir de l'une à l'autre, j'opterais pour l'inverse. En réalité, les deux phénomènes relèvent, encore une fois, d'un même état d'âme. Le nommer serait nommer l'une des raisons d'être profondes du monde germanique. Mais la crainte me prend qu'on aille chercher en ces remarques je ne sais quelle défense d'un Occident latin dont justement nous récusons l'idéal d'orgueilleuse et stérilisante perfection. L'intelligence latine aurait tout à gagner à se laisser berner et houspiller au jeu des sentiments. Elle perd son mordant à n'ordonner que des idées, trop soumises par leur nature et dépourvues de coquetteries. À force de se craindre dupe, elle a perdu le goût de se risquer, de découvrir. Et l'impuissance qui déjà la frappe n'est pas même compensée par une réelle prise de conscience. Car voici bien le triomphe du sentiment : c'est qu'en définitive il détient plus de réalité que la sensation. Le désir et le regret sont plus certains que le plaisir. Seuls ils supportent dans leur sein la réflexion. Bien plus, ils la provoquent, l'animent et la rendent rayonnante, au lieu que le plaisir ou la fuit, ou la tue. La sensualité adore la bêtise. Mais l'intelligence véritable est toujours sentimentale. ⁎ Europe du sentiment, patrie de la lenteur, — encore un paradis perdu ! C'était bien notre dernier luxe, notre dernière gravité. C'était encore vivre sa vie. Mais ils s'achètent des voitures de course pour brûler les étapes d'un destin qu'ils pressentent absurde. Rien désormais ne pourra plus nous rendre le silence et la lenteur des choses. Derniers refuges, vastes auberges de la Souabe où l'on chantait des chœurs de Schubert après boire — et les hommes parlaient lentement, parlaient peu, — c'est le secret de votre bienveillance que je voudrais rechercher maintenant. Contribution à l'archéologie des états d'âme. L'Europe du sentiment, c'est notre Europe des adieux. Elle ne vit plus qu'en nous déjà, nous la portons encore comme le souvenir d'un soir d'adolescence sur la prairie où des filles s'éloignent en chantant. Voici la nuit du souvenir, brève nuit d'août et souvenirs de nos enfances. Ce soir des Signes où des renards sortirent à la lisière de la forêt, des renards qu'on n'avait jamais vus, l'orage s'amassait. Ma mère me dit : « Il va y avoir une averse. Cours à la rencontre de ton père et donne-lui cette pèlerine. » Et quand je le rejoignis dans l'obscurité tombante, il m'embrassa. Les premières gouttes tombaient et le tonnerre roulait au loin mais je n'avais plus peur. Pourtant je vis des larmes dans ses yeux, c'était la guerre. Brève nuit d'août, le temps d'un peu se souvenir. Et bientôt paraîtra l'aube dure. Alors nous entrerons dans cette joie sauvage du Grand Jour, où nous irons avec ce qu'il restera de bonté dans notre cœur, plus inutile que jamais, dominatrice et bafouée. Chevreuse, 1932. II Châteaux en prusse Au loin passaient des voiles claires parmi les blés violents. Des bois de pins s'approchaient, s'écartaient, livrant passage à la chaussée impériale dont brillaient les grandes portées blanches sur les ondulations sablonneuses de la plaine. Des prairies doucement soulevées s'arrêtaient au bord du ciel, devant la lumière maritime ; puis cédaient de l'épaule et l'on voyait le golfe violacé écumer sous la masse du soleil. Une lisière qui nous accompagnait vira largement, nous fit front, et il n'y eut plus qu'une piste de terre entre les sapins noirs, la rumeur du rivage et du soleil derrière nous décroissant, tumulte d'un matin d'été. Maintenant une odeur fine de benzine traverse les odeurs de la forêt, et le moteur halète au ralenti, dans la fraîcheur sobre. L'on s'éveille enfin du long voyage nocturne, les yeux cessent de cligner, le corps se détend. Là devant, un chauffeur immobile guette les ornières profondes où les roues s'enfoncent parfois avec un cahot mou. Le silence grandit ; cris de pics, vibration basse des cylindres. On voit paraître de plus hauts arbres et bientôt un vaste portail, aux piles couronnées de grands cerfs de bronze. La piste se fait plane, la forêt s'ordonne. Échappée sur des étangs couverts de mousse jaune. (Tout à fait réveillé et attentif, maintenant.) Jardin anglais. Soudain, des pelouses filent à gauche et à droite entre des hêtres rouges, piquées au loin de massifs éclatants, le gravier d'une allée fait son bruit luxueux, tout s'éclaire : cent fenêtres dans une façade de grès Louis XV. Nous la longeons, nous montons une rampe pavée qui s'engage sous un porche couvert aux colonnes enguirlandées de roses. Toute une famille de géants, debout sur un seuil solennel, me regarde piquer du nez à l'arrêt brusque. Ici règne le plus ancien mais le dernier « burgrave et comte » de la Prusse-Orientale. Journées À huit heures, tout le monde se réunit en silence dans la grande salle du château. Une douzaine de domestiques, hommes et femmes, pénètrent par le fond, s'alignent debout. Les enfants sur un long canapé ; les hôtes dans leurs fauteuils ; la comtesse est à l'harmonium ; le comte en face d'elle lit l'Écriture. Puis on chante et ce sont parfois des strophes de Novalis, des mélodies de Bach. Après le Notre Père, chacun s'en va, sérieux, de son côté. Le reste de la matinée se passe à cheval au bord de la mer. Jeux du rivage : sur les montures à poil on s'élance au galop dans les flots. Un formidable soleil fait resplendir les dunes éblouissantes, autour du « Haff  » coloré de traînées d'algues pourpres. Les chevaux ruisselants s'échappent de nos bras, et nous les poursuivons, le long des grèves, dans les blés. Midi. Au haut de l'escalier monumental, — une armature de fer forgé supportant des marches de marbre, — un cortège se forme. La porte de la salle à manger s'ouvre à deux battants et le comte entre le premier, à grands pas, suivi par toute la famille et par les hôtes qui se précipitent pour atteindre leur place en même temps que le maître la sienne : car à peine arrivé il crie le nom d'un des enfants et celui-ci récite une courte prière, durant laquelle il n'est plus question de bouger. La table immense est chargée des produits du domaine. On boit un peu de bière, mais surtout du lait froid dans de grands verres : il n'est pas de boisson plus rafraîchissante, ni qui se marie mieux avec le goût du chevreuil, dont on mange presque chaque jour. L'après-midi est consacré à l'inspection des terres. Chaque jour nous partons en break à deux chevaux, pour l'un des onze villages du burgraviat. Par des chemins à peine tracés au ras de la plaine sablonneuse, — et parfois hors des pistes, à travers la forêt — nous gagnons la maison de l'inspecteur. On la distingue de loin, seule bâtisse de pierre parmi les fermes de brique au toit de chaume. Un appel : l'inspecteur paraît sur son seuil au garde-à-vous, et débite son rapport en deux minutes. Puis on entre fumer un cigare. Une cordialité militaire unit le maître et les subordonnés. Le travail aux champs se fait par équipes très nombreuses, à grand renfort de chevaux de trait, car la nature marécageuse du sol rend les transports malaisés. Souvent, après dîner, l'on repart en voiture ouverte à travers les prairies ou le long des lisières surprendre les chevreuils et repérer un « Bock » mal encorné. Le fusil déposé sur nos genoux, par habitude, ce sera pour tirer un chat qui rôde autour de la faisanderie. Les couchers de soleil à cette saison se prolongent jusque vers onze heures, en des jeux infinis sur les vastes ondulations des terres. À l'horizon, des ailes de moulin tournent, ou scintille une mer dorée. Tout impose un silence heureux. Les plus proches voisins habitent à 40 km., plus loin vers la Russie, dans un pays de lacs, de forêts maigres et de pâturages, à perte de vue. Nous sommes, pour trois jours, les hôtes d'une immense demeure en briques roses et jaunes, entourée de prairies aux bosquets vaporeux. Des parterres de fleurs descendent jusqu'à la rivière immobile, élargie en un lac sinueux. Paysage peint à l'aquarelle. Le château, salmigondis de styles, résume l'enquête que poursuivit son constructeur parmi les demeures seigneuriales d'Europe, aux fins de réunir les éléments les plus comfortable des diverses architectures. Un château construit sur la seule notion du confort : voilà sans doute la figuration la plus concrète de l'égarement des esprits au siècle dernier. Qui dit style d'abord dit sacrifice à une vue de l'esprit. Qui dit confort d'abord dit refus de tout style. Cette maison, qui offre les commodités du plus luxueux home anglais, est monstrueuse. Apparemment, l'on est ici plus à la page que chez mes burgraves. Les maîtres du lieu sourient un peu de « ceux de Waldburg qui ne boivent que du lait ». Et nous servent du thé bouillant où nagent des morceaux de glace. À ces détails près, le même train de vie bottée. Les écuries résonnent sous les coups de pied des étalons de course, géants aux longs fessiers noirs luisants. Sur la plaine éblouissante, des troupeaux de chevaux pâturent en liberté. Le meuglement des bœufs ne s'apaise pas sous le soleil et nous entoure d'une rumeur animale tenace comme toutes ces odeurs de la terre, des herbes et des bêtes. Parfois souffle le vent marin ; et des cigognes filent sur nos têtes, tirant leurs pattes roses. À l'horizon toujours passent des voiles, mais on ne voit pas la mer. Dans la bibliothèque de Waldburg, qui sent encore le cuir, la chasse, j'ai trouvé tous les classiques français, et l'Encyclopédie. Même, un petit Voltaire dépareillé, « ex-libris de la Malmaison ». (Une négligence sans doute, on l'aura retrouvé dans les poches d'un uniforme au retour de la campagne de France.) Les Mémoires, en français, d'un des burgraves zu Dohna qui fut gouverneur d'Orange, et eut pour précepteur Pierre Bayle en personne, dont il se moque un peu, comme il convient. Ensuite, tout Schleiermacher, un protégé de la famille. À partir de cette date, il n'y a plus que les Gothas. Les modernes sont fous et ridicules. Ils ont mis un sellier à la tête du Reich, et seuls les insensés voudraient lire ce qu'ils publient. Éducation L'obéissance militaire aux parents, que l'on exige des jeunes Prussiens, ferait hurler nos pédagogues. Mais elle s'unit à un régime de responsabilités concrètes qui sauvegarde l'initiative personnelle plus réellement que ne le fait l'éducation libérale et bourgeoise. Ici le risque et la violence physiques jouent dans la vie de chaque jour leur rôle naturel et tonique. On lâche les garçons à cheval dès six ans ; plus tard on leur confie des poulains à dresser. Ou bien ce sont des tâches précises, dans l'organisation des domaines ou des chasses ; des commandements, des décisions pratiques, tout l'apprentissage de la conduite des hommes, des animaux et des éléments naturels. Pour nous, nous développons un sens plutôt fictif de la responsabilité. Nous développons au vrai un hamlétisme. Notre préparation à l'autonomie de l'individu demeure théorique, et son application est indéfiniment retardée, contrecarrée, découragée sournoisement. Nous créons par nos préceptes, et par toute notre ambiance éducatrice, un organe de l'autonomie qui ne trouve nulle part où s'exercer : d'où les conflits purement « moraux » qui nous empêtrent, jusqu'au-delà de nos adolescences. Jeux des enfants prussiens : s'asseoir à six ou sept sur un bœuf jusqu'à ce que ses genoux plient. Dresser des étalons en liberté, et les monter à cru. Jouer à football avec les hérissons du parc. Capturer des canards sauvages et leur faire subir diverses tortures fantaisistes, dont on se vantera longuement à table. — Cruauté franche est signe de santé, dirait Nietzsche. Ebo, l'aîné des fils, dix-neuf ans, joue de l'accordéon dans sa chambre à côté de la mienne. Tout à l'heure, une étrange mélodie, lente et pesante, est revenue avec insistance : il la joue chaque soir, plusieurs fois. Je suis allé lui demander ce que c'était. « L'hymne d'un mouvement clandestin, dont le chef est en prison depuis quelques années. Il veut la renaissance du Reich allemand. Ça s'appelle le Horst Wessel Lied. Surtout ne dis rien à mes parents ! » Ebo a un autre secret : il sait que l'un des frères de sa mère complote avec l'ex-kronprinz pour une restauration de l'Empire. Voilà qui serait presque aussi mal vu de l'excellent burgrave, lequel me disait en me montrant les armoiries des Hohenzollern-Hechingen, couplées avec celles de sa grand-mère Waldburg au plafond à caissons du grand salon : « Une mésalliance ! » Il est vrai que les princes, burgraves et comtes zu Dohna-Schlobitten auf Waldburg touchaient encore en 1914 un droit de péage sur le grand pont de Dresde que leurs ancêtres avaient fait construire vers l'an 950, cependant que les Hohenzollern, prétend-il, datent à peine du xive siècle, — ces parvenus. Tacite prétend que l'élan est un animal aux jambes dépourvues d'articulations, en sorte qu'il ne peut se coucher et doit dormir appuyé aux arbres. Pour le capturer, les indigènes scient à moitié les troncs, et lorsque l'élan s'appuie, l'arbre cède et la bête se trouve sans défense. Tacite n'a jamais vu d'élan. Ces animaux d'allure fantastique déambulent à la tombée de la nuit dans les clairières, comme des arbres qui se mettraient en marche, et sont tellement articulés qu'on craint à chaque pas que leurs membres ne se déboîtent. On a vu des élans gagner de vitesse les automobiles le long de la chaussée de Königsberg. Combien j'aime ces randonnées interminables dans les forêts de chasse, l'arme en ballant, durant des heures sans dire un mot, — car il ne faudrait pas effrayer le gibier sensible au moindre son de voix humaine. (Tout cela pour préparer quelque battue prochaine.) Visiblement, ils trouvent leur plaisir dans ces longs mutismes de guetteurs, dont on ressort ivre et comme possédé par les génies du monde végétal. Il y a une sorte de violence aussi dans ces bains de silence forestier. Qui peut en calculer le bienfait d'énergie ? Les journées, même de vacances, baignent ici dans une atmosphère gœthéenne d'utilité, — au sens élevé et civilisateur du terme. La notion moderne de superflu, qui donne aux plaisirs mondains l'aspect absurde que nous leur connaissons, cette superstition ne leur est nullement nécessaire. Leurs plaisirs ne contredisent pas leurs travaux et n'en figurent ni la revanche ni l'évasion : mais ils s'ordonnent tranquillement dans une activité qui tire son unité foncière de la nature même des choses. Le rythme perpétuellement syncopé du travail et du loisir, créé par l'économie citadine, ici s'apaise et laisse percevoir les rythmes naturels, l'ample respiration élémentaire. Je ne défendrai pas les junkers… J'entends les gens de villes : « Ça ne doit pas être bien drôle à la longue ! » Avec cela que vos plaisirs vous amusent tant ! La neurasthénie n'est-elle pas une de vos inventions ? Et toute votre littérature est occupée à décrire vos satiétés, quand elle ne se met pas au service d'un régime de surenchère désespérée des sensations de luxe, dont elle constitue la publicité. Mais il s'agit bien de plaisirs ! Il s'agirait plutôt du seul plaisir de vivre. Que demander à un milieu social ? Qu'il vous laisse la franchise du cœur. Ici, l'on vous aime plus naïvement qu'ailleurs. On ne vous cache pas, pour de ténébreuses habiletés salonnardes, l'intérêt et la sympathie qu'on a pour vous, ou qu'on n'a pas. Nulle gêne d'aucune sorte. Le confort véritable de vivre, comment le concevoir ailleurs qu'au sein d'une nature qui, sans cesse, exige de l'homme la maîtrise et le déploiement de ses instincts ? Ici, pas d'autres empêchements que ceux-là justement qui donnent sa raison d'être au labeur des journées. Nous voici délivrés de la grande bourgeoisie, de ces gens qui croient devoir, ou se devoir. De ces gens grossièrement distingués qui ne vous ont pas vu, qui détournent la tête avec une expression méprisable de gêne et de morgue. Et dire que ce sont ces gens-là — cette tourbe — qui se permettent de juger la noblesse terrienne. Dire que ce sont ces bourgeois-là, bassement incapables de brutalité ou d'orgueil physiques, en revanche hérissés de vanités morales et de provocantes civilités, qui viennent vous dire, entre deux bridges, que les « terreux » sont démodés. Bien joli quand ils ne leur reprochent pas d'ignorer Proust. Mais quoi, je ne défendrai pas les junkers, — dont le nom seul est une injure dans tant de bouches, — une injure dans le vide, d'ailleurs, car ceux qui l'utilisent ignorent ce qu'elle désigne . Un tel milieu ne sollicite guère de l'étranger je ne sais quelle admiration sentimentale ou esthétique. Que feraient-ils de mes éloges, même sincères ? Ils n'ont jamais mis en question la nécessité de leur genre de vie, et verraient une sorte d'inconvenance dans l'approbation que je pourrais leur en témoigner. Bon pour les gens des villes, toujours inquiets, toujours doutant de leurs raisons d'être et de leur actualité, de quêter chez autrui des confirmations, des flatteries, toutes choses qui impliquent la possibilité d'un doute. Il n'y a d'aristocratie qu'inévitable. C'est ce que veut dire : de droit divin. Aristocratie de l'être et de la fonction, non de la considération. Et tout le reste de l'Europe mondaine fait nouveau riche, en regard de cette seule classe qui ne doit rien à l'opinion. Non, je ne peux rien voir dans cette « féodalité » qui soit plus répugnant pour notre humanité que tant de systèmes prônés par les partisans du progrès, — le taylorisme par exemple. J'y trouve, au contraire, des avantages « humains » peu contestables : des rapports personnels de maître à serviteur, des rapports personnels de l'homme à la nature sous toutes ses formes, animales, végétales, domestiquées ou catastrophiques. Je suis scandalisé quand je vois se croiser dans la rue sans se connaître un patron d'usine et l'un de ses mécanos. Ou encore, quand le patron salue avec ce mélange de hauteur, de méfiance et de gêne auquel répond chez l'inférieur un mélange de crainte, de colère et de gêne guère moins ignoble. Mais je ne suis pas scandalisé quand le burgrave salue cordialement et franchement des paysans qui s'inclinent sans contrainte. Est-ce là dire que le « retour » à tel état soit souhaitable ? La question me paraît, au concret, dépourvue de sens. Mais au nom de la dignité humaine je demande que les journalistes cessent de déverser sur une classe qu'ils ne peuvent connaître une haine conventionnelle et bassement démagogique. C'est ainsi que les frères Tharaud dénonçaient récemment encore, dans un grand quotidien de Paris, ces junkers qui, d'après eux, constituent la fraction d'humanité la plus dangereuse pour la paix du monde. Quoi ! cette centaine de familles écartées du pouvoir dans leur propre patrie depuis la chute de Bismarck, coupées de tous liens politiques avec une Europe bourgeoise, résignées à « laisser ce monde aux Juifs », puisque tout est perdu, mais héroïquement attachées à leur terre, à leur grandeur, — cette race désarmée qui ne subsiste que par la force d'une vertu sans égale, sans espoir, — péril pour le monde ! Fable énorme et qui étonne de la part d'écrivains d'ordinaire consciencieux. Les canons de Shanghaï, qui rapportèrent tant d'argent aux propriétaires de la presse qui publie ces articles, me paraissaient en ce temps-là plus inquiétants que le fusil de chasse de mes hôtes prussiens. Quant à savoir si cette classe justifie sa fonction dans le monde actuel, je répondrai que cela dépend après tout des possibilités qu'on lui en laisse. On, c'est le pouvoir. Or, le pouvoir se fait de plus en plus l'instrument des folies citadines. C'est dans les villes qu'on parle des temps nouveaux. Et l'on voit bien pourquoi les intellectuels, les ouvriers, les exploités ont besoin de tels mythes. Mais au regard de la nature, cela n'a point de sens. Ou bien alors : cela désigne une nouvelle répartition des terres. Question que la nature du sol résoudra seule durablement. Les landes de la Prusse-Orientale sont très irrégulièrement fertiles ; seules les grandes entreprises « tiennent le coup » lors d'une inondation ou d'une sécheresse partielle. J'ai vu sur les terres de Waldburg un village que le burgrave a de son propre chef « libéré ». C'est de tous le plus misérable. Le morcellement des terres, le stade démocratique, est ici plus visiblement qu'ailleurs une utopie. Impossible de passer du latifundium au pavillon de banlieue. Au « majorat » succédera sans doute un organisme du type des kolkhozes soviétiques. Dépersonnalisation du pouvoir. Faut-il le déplorer ? Tout jugement affectif s'évapore devant une évolution nécessaire. Cette noblesse terrienne, dans son ensemble, reste étrangère au capital. Comme les autres ils ont été ruinés par la guerre, c'est-à-dire qu'ils n'ont plus de monnaie : cela n'a rien changé à l'organisme de leur vie sociale. Ils vivent en paysans, de leurs produits. Ils consomment fort peu d'idéologies importées. Les cadets de famille, ceux qu'on envoyait à l'armée, font parfois de la politique : le mouvement national-socialiste les flatte mais ne vainc pas souvent leurs méfiances. Certains se sont faits communistes, par goût de l'énergie peut-être. J'ai vu des membres d'un parti national-marxiste dont le rêve est de restaurer la Prusse du grand Frédéric par les méthodes de Lénine… Race de colonisateurs, dominant sur ces marches de l'Europe depuis des siècles, mais séculairement menacés par l'Asie : ils lui résistent par leur pauvreté. Les magnats de Hongrie sont déjà des pachas, et l'Occident ne peut rien en attendre, qu'un corps de janissaires tout au plus. Mais ces hommes durs, silencieux, servants des terres conquises par les chevaliers teutoniques, qui sait s'ils n'auront pas demain leur commandement dans cet Ordre du Sacrifice auquel rêve l'Europe germanique, qu'elle redoute encore, mais qui forge sa loi au secret de son désespoir… Bastions de l'Occident ? — Duquel ? Ou bien race liée au seul goût de sa puissance ? Il y a plus qu'un passé d'héroïsme dans ces châteaux perdus, dans ce Waldburg gardien de quels secrets longuement, lentement fortifiés… La nuit, les moustiques tissent une rumeur dans l'obscurité profonde. Des cris de chouettes se poursuivent, s'éloignent, reprennent tout proches. Les élans dorment agenouillés, aussi hauts que les jeunes arbres de la lande. Et la mer respire fort contre les grèves, soulagée de la pesante lumière. Mais dans cette chambre élevée du château, l'air demeure étouffant et parfois l'odeur des étangs vient se mêler à celle des vieilles boiseries. Enveloppé de gaze je sors sur mon balcon, je me penche sur le parc incertain. Palpitation lointaine et animale du silence. Le long de la crête des forêts, une rougissante lueur se déplace de l'Occident vers l'Orient. 1926. En 1945, tous les chateaux de la Prusse-Orientale out été rasés par les Russes, sous prétexte de communisme. Personne n'a dénoncé le crime, personne n'en ayant profité. (Note de 1967.) III Une « tasse de the » au palais c… Il fait fausse route, celui qui considère la chose mondaine autrement que comme symbolique. Un aquarium de lumière rose où nagent des phoques à ventre blanc qui sont des ministres, des sirènes en lamé qui sont presque des dames, et aussi de vrais messieurs et de vraies dames : ils montent et descendent de toutes parts, du haut des grands escaliers que décorent trois opulents Tiepolo, du fond d'un hall périlleux, pressés, poliment bousculés de salon en salon ; et, plus loin que la rumeur des voix, orchestre du grand monde qui accorde, s'égarent parfois dans un silence qui s'approfondit au long de corridors capitonnés d'amarante, du côté des collections de vieux Venise, jusqu'au petit salon où il y a deux Bellini. Et que dire des portraits, des valets immobiles, des portes dissimulées derrière des cardinaux du xviiie, — de cet air mystérieux qu'on prend ici à rester seul. Il faudrait se cacher dans les plis de ces hauts rideaux dorés, pour écouter Mozart et attendre, qui sait ? qu'une femme s'appuie… Il faudrait aller au bar installé dans une petite salle où trépigne un orchestre russe, et y boire des liqueurs transfigurantes, — il faudrait un miracle d'amour qui fasse pousser un grand cri à un homme qu'on verrait alors s'agenouiller dans un silence impressionnant et rester longtemps, les yeux agrandis, aux pieds d'une femme qui ne le regarderait pas, qui aurait l'air seulement d'écouter autre chose… En vérité le monde propose à l'imagination de bien étranges spectacles ; pourquoi veut-il qu'on les ignore ou qu'on le feigne ? D'un balcon, entre deux hautes colonnes, je vois des jardins florentins doucement lumineux, une vasque et des buis éclairés par-dedans. Côté jardin, côté « cour »… Mais de quoi s'agit-il dans cette intrigue monotone et serrée, et dont se perd à chaque instant le fil conducteur ? Ils improvisent tous un rôle, mais le ton seul est convenu ; et l'on en reste indéfiniment à la présentation des acteurs. Ah ! jeter tout cela dans quelque vaudeville dont une poésie insolente et ivre tirerait les ficelles ! Quelle figuration pour une satire à grand spectacle de notre civilisation finissante ! (Vous souriez ? Vous mourrez avec elle.) Cependant, que de belles personnes — en vain ! Et quelle tenue. Ici, plus qu'ailleurs, l'originalité est signe de sang mêlé. Ici comme ailleurs, il faut être conforme, au moins en apparence. Mais ce n'est pas à une routine que l'on sacrifie, à une morale, à je ne sais quel profit : c'est à une parade incontestablement vaine. Il y a peu de mensonge dans le grand monde : plutôt des règles du jeu, et personne n'a l'idée d'y croire. Le pire mensonge est dans la vie réputée pratique, parce qu'il n'y est pas avoué. — Ce que je me dis là, c'est un truisme. Truisme a l'air d'être le nom d'une de ces sirènes un peu volumineuses qui déambulent en souriant de fauteuil en divan, portant de petits animaux au museau pointu sur leurs épaules naguère divines. Je pars à l'aventure. Bientôt je parviens à un immense salon où beaucoup de gens debout, silencieux, regardent quelque chose qui se passe au centre de la pièce. Il y a là dans un espace vide un piano à l'aile levée, et devant le piano, assis sur un tabouret bas — le pan de l'habit repose sur le parquet quelqu'un qui ressemble à Richard Strauss, et qui est Richard Strauss. Il touche quelques accords, l'acteur Moïssi tourne les pages et secoue ses mèches, Elizabeth Schumann, adossée au piano, chante un lied du maitre, sourit à son plaisir… C'est bouleversant et presque ridicule. Le corps diplomatique, debout en cercle, écoute dans un recueillement stupide, applaudit, poliment enivré. Mais le miracle se poursuit. C'est maintenant Hugo von Hofmannsthal qui apparaît comme ses œuvres naissent : au carrefour de la célébrité, de l'élégance et d'une musique de Strauss. Il lit des vers sur le vent de printemps : la poésie est dans toutes les anthologies, l'habit classique, l'accent profond et nasillard d'origine juive ; une main pend sur l'ébène, succombant à ses bagues. On voudrait que cela dure longtemps, on voudrait comprendre ce qui se passe… Mais le poète referme son livre, plie ses lunettes, baise la main de la maîtresse de maison qui lui offre son bras et l'entraîne dans le bal. Vit-on jamais plus courtoise dérision du génie. Spectacle en vérité terriblement intéressant ! Le xxe siècle européen offre ici de lui-même l'image la plus flattée : l'un de ses plus grands musiciens, des écrivains célèbres, des cantatrices et des acteurs, des princes et des femmes à mourir. Et c'est là que paraît son étrange impuissance : tous ces accords de gloire et de génie ne font qu'une rumeur informe, insignifiante. Tout se dégrade en amabilités. N'oublions pas que l'on a réuni tant de richesses de tous les ordres — pour rien. Exactement. Ni plaisir ni profits. Voilà bien à quels jeux aboutissent tant d'ambition et le sérieux dans les affaires : une civilisation qui se donne à elle-même un défilé de mannequins. Comme tout ce qui n'a pas de raison, voilà qui est plein de significations troublantes. Cela donne à penser, prête à rire, mais je réserve pour demain les conclusions du philosophe, on m'entraîne par le bras vers les jardins. Des ballerines de l'opéra dansent autour d'une vasque, dans un théâtre de grands buis taillés à l'italienne. Un projecteur balaie les gazons, les terrasses, des amateurs de baisers dans l'ombre et des fumeurs isolés qui ont fait le tour de bien des choses, Hofmannsthal enfin, serré dans un petit manteau, visiblement aux prises une fois de plus, avec le dilemme hamlétique, — celui pourtant, depuis trente ans, qu'il résout par l'acte d'écrire… Moi je suis dans les buis, près des basses du petit orchestre, avec des écharpes et du sentiment. (Vu de près, le sourire éperdu des ballerines est émouvant, masque plus vrai que leurs visages.) On éteint. Et c'est alors, d'un balcon qui domine les groupes, une voix qui descend avec un tremblement d'étoile. Richard Strauss a levé la tête, il reçoit sur son bon visage où cette rosée divine fait perler une larme, la bénédiction de sa musique. Les petites baronnes ont froid, veulent rentrer, car elles sont sages. Dans les salons désertés du rez-de-chaussée, elles me désignent un des rêves de mon adolescence sur un canapé d'angle, drapée dans une robe longue, grise et argent, Henny Porten immobile présente de profil son visage un peu plus grand que nature. À dix-sept ans, du fond d'un cinéma, l'ai-je aimée ? Je lui sais gré de rester là muette, assez absente encore pour ressembler vraiment à son image. Je m'éloigne, je suis seul, comme ceux qui se souviennent. Tout est lumière dans cet espace, jeu silencieux de lustres, de glaces et d'acajous polis. On entend le rythme assourdi, mais non la mélodie d'une danse, au-dessus, et des voix qui passent. Allées et venues dans la fête invisible qui m'environne, ah ! que n'êtes-vous celles des désirs de l'amour ! La traîne d'une robe tournoie, éclair de roses sur un seuil. C'était la voix de la comtesse Adélaïde, — je la connais à cet écho de joie dans mes pensées. Mais quelle approche me saisit ? Parfois, au cœur des grandes fêtes, une sphère de silence descend, s'arrête quelques secondes, et ceux qu'elle baigne d'une grâce furtive sont pris du désir d'adorer. Du sein de tant de contraintes polies et dans la pose la plus naturellement élégante, j'ai vu des yeux lever vers moi un regard d'ardente confiance qui était tout ce qu'on ne pouvait dire, — qui était, dans un suprême délice de libération, une prière pour que l'amour soit bien-aimé… Oh ! qu'il y ait eu cette joie par un regard de jeune fille ! Tout peut encore être sauvé… Un accord brusque de rumeurs à travers une porte qui s'ouvre ramène le bal dans mes déserts. (Elle est partie. — Des rires en cape de velours s'enfuient vers les jardins.) Qu'il y ait eu ce regard, et que personne ne l'ait vu ! Ils ne savent plus que l'amour seul eût mérité ces fastes ; l'usage de leurs politesses imite dérisoirement la gravité sacrée et l'ascèse adorable que seule invente la passion. Ils reviennent. Tombé de mon silence parmi les bavardages, où irai-je avec peut-être un air de dégoût, par mégarde… On se presse au bar assourdissant et les visages se prennent à vivre, dangereusement. Ô fête d'une époque où tout ce qui vaut qu'on l'aime oscille entre l'ivresse et la neurasthénie, avec parfois des cris admirables ou des caresses déchirantes, mais ici l'on aime que tout soit exprimé en symboles gantés de blanc. Presque tous les truismes se sont évanouis ; restent les paradoxes : peut-être vont-ils se mettre à rêver à voix haute ? Ébranle un peu ces lambris d'or, tu vois bien que tout cède aux regards de l'ivresse. Un coude nu s'appuie à mon épaule, je brise des pailles sur une perle verte, l'orchestre russe emmêle des arabesques de danseurs et déjà quelques-uns de ces hôtes diaphanes du petit jour. J'en ai vu deux, chaussés d'escarpins fins courant comme des reflets sur le parquet, venir par une salle vide où pénètre le ciel pâli. Transparents sous les lumières qui déjà retirent leurs plus longs rayons, ils ont encore des lèvres pour me dire une phrase à l'oreille, de leur voix trop naturelle, voix de jour. Paroles aussitôt oubliées, mais je sais que la nuit va s'éteindre. L'un m'a soufflé quelque chose dans la tête par la paille que je suçais : me voici sourd à la musique mais des sonorités glacées naissent en moi. Cependant que l'autre, trop vite pour que j'aie pu bouger, a baisé sur les lèvres une femme qui devient pâle et s'adosse à une colonne, — me regarde avec un reproche… Moi aussi, j'ai perdu pied. Ils sont toujours plus ivres. Rosette Anday levant sa coupe de champagne rit et déchaîne des opéras. — « Comme elle est laide, mais une voix à faire mal de bonheur, mais laide !… ah ! magnifique ! » dit quelqu'un près de moi. Ma tête cède, vient contre la colonne, paupières fermées, et c'est soudain une déchirure assourdissante du monde : je vois une lumière vraie, chaude et triomphante, et des vaisseaux qui ramènent Iseut dans le silence d'un midi d'été nordique, à l'heure de mourir dans une légèreté éperdue… Mais une main de femme au bord du sommeil saisie me ramène aux regards. Que sont tous ces gestes rythmés ? Anday chante. Ils me voient dans la nudité du rêve, oh ! je les hais de me voir ! Je tiens la main d'une femme qui tremble… Comtesse Adélaïde en soie d'aurore, voici l'heure que nous attendions. Les escaliers s'abaissent dans le silence nouveau, nous entendons nos pas jusqu'aux jardins tendus en tapisserie entre les arcades d'un péristyle sombre. Le bleu glacé du petit jour noie les buis qui s'éteignent par degrés. Un peu de nuage flotte sur le bassin, grand œil vide où paraît le vertige. Voici que cèdent les amarres des pelouses, tout le jardin monte sans fin dans le frisson désespéré de l'aube, — et nous, au bord du péristyle arrêtés, au bord de la nuit qui nous possède encore, nous assistons au miracle hostile. Elle se tait. Alors je me tourne vers ce visage très blanc où les yeux d'un bleu nocturne se refusent… Quelle tendresse, auprès de cet être secret, inaccessible et pourtant complice d'une angoisse plus bouleversante que l'amour, à la minute où l'on voit de très près, entre la nuit qui s'évapore et l'aube encore vacillante, le vide absurde où s'en vont nos plaisirs et d'où remonte notre peine. Ah ! surprendre sur un visage décontenancé, et jusque dans le rythme d'une respiration, l'envahissement de cette dure connaissance ! Elle se tait, plus seule que moi. Le jour qui déjà me saisit va-t-il ainsi nous séparer ? Ce corps de femme défend encore sa nuit, si nu pourtant dans la soie et le velours, dans la lumière froide et la fatigue qui le fléchit un peu. Toucher, — guérir de l'écœurement de revivre — toucher un corps livré à la violence immobile de son âme… Mais les jeunes filles sont parfois trop émouvantes pour qu'on ose les embrasser. Je tenais sa main, — ho ! qui l'a retirée des miennes ? … Sans se retourner, avec cette décision qu'elles ont. J'allume encore une cigarette entre mes lèvres sèches. Le hall s'éclaire d'un jour de balayage, il reste deux chapeaux melons au vestiaire, et quelques valets gris. Une corde de violon saute dans sa boîte. Je crois que dans ma tête aussi, des choses obscures se détendent par à-coups. Marcher au long des trottoirs que le soleil lave à grande eau. Le commerce du monde mène plus loin qu'il n'y paraît, mène parfois bien près de la réalité — et d'un mouvement non dépourvu d'élégance, j'entends par une certaine qualité de déception, qu'il nous propose. La joie du jour, hélas, la plus forte… Vienne, 1928. IV Voyage en Hongrie à Albert Gyergyai. Le dormeur au fil de l'eau Où s'asseoir ? Le pont est encombré de jambes de dormeuses ; il faudrait réveiller tant de beautés redoutables pour atteindre la dernière chaise libre. En bas, il y a juste autant de vieilles dames et de ministres en retraite que de fauteuils. Et on me regarde. J'ai beau feindre l'intérêt le plus singulier pour ce château sur la rive, ils en ont tant vu ! Ils aiment mieux me faire honte de mon visage gris ; leurs yeux stupides me demandent où je n'ai pas dormi. Le seul refuge est à l'avant, parmi des cordages, des chaînes, sur un banc humide, — juste de quoi s'étendre, et regarder jaillir sans fin contre soi l'eau de ce beau Danube jaune qui est le plus inodore des fleuves. Dormir. Sans avoir pu retrouver cette mélodie descendue d'un balcon, sans avoir pu retrouver le nom de qui l'on a reconduit à sa villa, vers cinq heures à travers ces quartiers si clairs, arbres et jets d'eau ; sans avoir pu retrouver, des conversations de ce bal, autre chose que la phrase, l'unique phrase que Richard Strauss m'aura jamais adressée en cette vie : « Bonsoir, Monsieur, je suis fatigué, je vais au lit… » C'était au vestiaire, il enfilait une manche de pardessus, me donnait l'autre à serrer, la main n'étant pas encore sortie… Dormir au fil de l'eau, entre l'étrange nuit d'un autre bal et cette perspective de voyage au hasard et commencé dans l'insomnie — vrai voyage à dormir debout… …………………………………………………………………………………………………………… Le monde renaît dans des accords. Une mélodie hongroise éveille un vagabond angoissé, bienheureux : il se lève, il reconnaît son rêve. Huit heures aux clochers de la capitale qui s'avance dans la lumière fauve d'un soir chaud sur la plaine, avec ses dômes et ses façades exubérantes de reflets, — et déjà nous passons sous de hauts ponts sonores, au long d'un quai tout fleuri de terrasses ; on nous déverse dans cette foule et ces musiques, deux visages amis me sourient. Ô liberté aérienne des arrivées, premiers regards aux rues croisées qui font des signes pour demain, présentations de mes Espoirs aux jeunes Promesses nationales (on n'a pas bien compris les noms, on échange, à la dérobée, des coups d'œil, dans le léger étourdissement de l'amitié prochaine). Et la générosité des lumières d'avant le soir, — et cette espèce de tendresse pour tous les possibles, qu'on appelle, je crois bien, jeunesse… Je me suis endormi dans une grande maison calme aux voûtes sombres, qui est un Collège célèbre. La recherche de l'objet inconnu Personne n'a mon adresse, je n'attends rien d'ailleurs ; tout à ma chance hongroise en ce premier réveil — délivré. Chez moi je suis la proie de l'angoisse du courrier. J'attends la lettre, j'attends je ne sais quoi de très important… Trois déceptions par jour ne peuvent qu'énerver le désir. Parfois j'imagine que le facteur va m'apporter ce Paquet inouï, cadeau annonciateur d'une miraculeuse et royale Venue. Dans le silence de l'adoration comblée, j'en sortirais de ces objets sans nom, inutilisables, bouleversants de perfection, gages d'un monde que les poètes essayent de décrire sans l'avoir jamais vu, et dont nous savons seulement que tout y a son écho le plus pur. Le voyage trompe un temps cette angoisse. J'irai chercher moi-même, me suis-je dit, je ferai toutes les avances, les plus exténuantes, et qui sait si tant d'erreurs ne composeront pas un jour une sorte d'incantation capable d'incliner le Hasard ? Ô décevantes chasses dans les bazars, aux étalages des fêtes populaires, au fond des boutiques de vieux en province, dans les combles d'un château prussien où tissaient d'incroyables araignées, partout où le désordre naturel des choses pouvait offrir asile à l'objet inconnu que je chercherai sans doute jusqu'à la fin des fins… Mais voici mes amis. Et la question terrible, tout de suite : « Mais qui, mais qu'êtes-vous venu chercher jusque chez nous ? » On me demandera donc toujours des passeports ? Dussé-je les inventer… Ah ! l'embarras de voyager n'est rien auprès de celui d'expliquer pourquoi l'on est parti. Cependant, mes regards errant sur une bibliothèque, je crois y trouver mon salut : « Peter Schlemihl, et vous, A. O. Barnabooth, vous êtes, m'écrié-je, mes frères ! Nous traînons tous notre sabot, qui, loin de s'user, ne tarde pas à devenir notre raison de vivre. Mais combien votre sort, ô grands empêtrés ! me paraît enviable : vous au moins connaissiez ce qui causait votre malheur ; moi, non. Barnabooth savait bien ce qu'il ne pouvait perdre, et c'était sa fortune, Peter Schlemihl savait ce qu'il avait perdu, c'était son ombre. Mais moi qui cherche un Objet inconnu ! — Ô Destin sans repos et qui me voue à toutes les magies ! Les désirs les plus incompréhensibles s'emparent de moi comme des superstitions. Tout mon avoir se fond dans une loterie qui peut-être n'a pas de gros lot, et jamais, je crains bien, jamais je ne parviendrai à le regretter… » L'ironie indulgente et cette pitié à peine jalouse que l'on réserve aux égarements d'une jeunesse démodée se peignirent sur les traits de mes auditeurs. — Vous êtes, me dit-on, un amateur de troubles distingués. Peu de sens du réel. Mais nous vous montrerons notre Hongrie, ou tout au moins ce qu'il en reste. Sur quoi l'on m'entraîna dans un musée sans sièges. Le Musée de Budapest enferme quelques paysages romantiques aux ciels pleins de démesure. Et, de Giorgione, ce « Portrait d'un homme » devant lequel il faut se taire pour écouter ce qu'il entend. Au tombeau de Gül-Baba Dans Bude il y a des ruelles qui sentent encore le Turc. Tandis que nous y rôdions, un soir étouffant, vous m'avez montré en passant des murs brunis qui rougeoyaient au sommet du Rozsadomb — la Colline des Roses. Une ancienne mosquée, disiez-vous, le tombeau du prophète Gül-Baba. Puis, comme le soleil se couchait, nous avons repassé un grand pont vibrant et nous sommes rentrés en Europe. Mais dès le lendemain, m'échappant du programme, il a bien fallu que je recherche le chemin du Rozsadomb. « Vous n'y verrez, m'avait-on dit, qu'une paire de babouches dans une mosquée vide que personne n'a plus l'idée de visiter. » Mais comment ne pas voir qu'un lieu qui porte un nom pareil est par là même extraordinaire. Celui qui ne croit pas à la vertu des noms reste prisonnier de ses sens ; mais celui-là est véritablement voyageur qui n'a pas renoncé à convaincre le réel de mystère. Montant au Rozsadomb par ce matin brûlant, je savais bien que j'obéissais à ce que nos psychologues appellent une conduite magique. Or il est délicieux de réaliser une idée fixe injustifiable : c'est le plaisir même de l'enfance. Je portais donc ma vision d'Orient et je grimpais gravement comme je ferai, je pense, au jour de mon pèlerinage au Temple de l'Objet inconnu. On passe une barrière, une cour vide ; on prend le sentier qui monte en zigzag à travers des jardins dont les arbustes sèchent, vers une espèce de grande villa baroque assez décrépite, décor en pierre brune peu solide, rongé de petites roses cramoisies. On longe une galerie couverte, on tourne dans un escalier compliqué : c'est plein de colonnettes et de statues dégradées et charmantes. (Vue sur des maisons pauvres un peu plus bas, avec du linge dans des courettes poussiéreuses.) On aboutit à une plate-forme dallée, surchauffée, entre des murs assez hauts dont l'un est peut-être la façade d'une chapelle ; mais la porte est fermée. Par une ouverture étroite on passe ensuite à une seconde terrasse plus vaste, où il y a quelques arbres devant une sorte de tour peu élevée, à demi recouverte de rosiers, et qu'il paraît impossible de situer dans l'ensemble des constructions. C'est là qu'on entre. Murs nus. Un catafalque de bois, au milieu, recouvert d'un très beau tapis mince, ou bannière, avec des caractères turcs brodés en or. L'histoire de Gül-Baba est racontée sur un papier jauni encadré et fixé au mur. Gul-Baba est le dernier héros musulman qui ait fait parler de lui en Hongrie. Il s'appelait en vérité Kehi-Baba, ce qui signifie le Prophète Chauve. Les Hongrois, par erreur, en ont fait Gül-Baba, ce qui signifie le Père des Roses. Moyennant cette naturalisation il continue de protéger la ville (en collaboration avec saint Gellert, dont la statue colossale, sur un rocher, les bras levés, dirige la circulation de Pest. Gül-Baba est moins théâtral). D'ailleurs le tombeau est vide. Et les babouches ? Pas de babouches. Je sais bien que ce n'est pas l'heure de visiter : le Père des Roses est peut-être allé se promener. Dehors, les roses crimson sentent le soufre. Trente degrés à l'ombre. Ce sanctuaire indigent est plutôt inexplicable que mystérieux. Aussi, la confusion des noms ne comporte aucun symbole à développer noblement. Une chute dans le quotidien. Car, en somme, le Prophète Chauve est devenu le jardinier du Rozsadomb… Mais qu'eussé-je pu contempler de plus « objectivement » étrange que ce lieu — inquiétant à la façon de certains regards lucides qu'il arrive qu'on porte sur la vie, tout d'un coup, à trois heures de l'après-midi par exemple, — non sans angoisse. Café amer En Hongrie l'on est assailli par le pittoresque, mais il s'agit de le déjouer au moyen de toutes sortes de ruses et de scepticismes, dont le plus simple consiste à traduire ce que l'on voit. Cette banque à la façade violette, or et bleue, aux grandes lignes verticales peinturlurées —elle n'a rien d'étrange, si l'on songe que nous sommes en Hongrie. Et ce n'est pas que je trouve ce raisonnement fin, encore que juste, mais si je me défends du pittoresque, ce n'est qu'amour jaloux du merveilleux, avec quoi l'on est trop souvent tenté de confondre le bizarre. C'est le faux merveilleux qui a discrédité le vrai, lequel est quotidien, circonspect, souvent microscopique, moralement microscopique. (Il a tellement l'air de rien que nous sommes presque excusables de ne le point apercevoir.) Je vais cependant dire quelque chose d'une scène pittoresque. Mais c'est une autre fois que je l'ai vue, à Pest, lors d'un autre séjour, dans la semaine qui suit Noël, — la plus sombre de l'année par les rues vides sous la pluie étrangère. Une porte basse s'ouvre sur un long corridor hanté d'ombres drapées, qui ne sont pas des nonnes, bien que les voûtes soient celles d'un ancien couvent. Nous pénétrons dans une grande salle vivement éclairée. Murs chaulés, et de nouveau de hautes voûtes. Une banquette longe trois des parois, la quatrième est occupée en partie par le comptoir (un écriteau porte simplement ce tarif : 5 pengö), en partie par un poêle immense, à plusieurs étages et marches. Deux ou trois tables avec des verres et des bouteilles sont placées au hasard dans l'espace vide où tourne la fumée des cigares. Assis sur la banquette, quelques bougres isolés produisent en silence cette fumée, les yeux à terre, dans l'attente. Nous sommes assis autour d'une table et nous voyons, au milieu de la salle, un arbre de Noël aux amples branches rayonnantes, dans une gloire de dorures, — et massées tout autour, frileuses dans leurs dessous roses, les filles qui chantent une chanson populaire et regardent tristement les lumières. Il y en a aussi qui se réchauffent sur les degrés du poêle, celles-là ne chantant pas. Parmi elles, des tziganes, dont l'une affreusement belle dans un peignoir noir et blanc… Je ne puis avaler mon verre de ce café trop amer qui pince la gorge. Dehors, nous ne parlons pas : le froid paralyse la mâchoire. Les magnats en taxis La place Saint-Georges, à Bude, est une place vraiment royale. Vide, elle prend toute sa hauteur. Silencieuse, solennelle de nudité, entre le Palais du Régent et celui d'un des archiducs, quel décor à rêver le cortège d'un sacre ! J'y ai vu défiler la Chambre des Magnats, le jour de l'élection d'un des quatre Gardiens de la Couronne de saint Étienne. Auprès du porche du Palais, ils n'étaient guère qu'une centaine de curieux, et quelques gardes. Traversant dans sa longueur toute l'immense place, les automobiles passèrent lentement, l'une après l'autre, durant une demi-heure, saluées à l'entrée du Palais par les gardes présentant les armes. À ce salut, les quelques députés bourgeois en redingote ne répondent que du bout des doigts, crainte, sans doute, de troubler l'équilibre toujours instable des huit reflets de leur dignité. Mais je n'oublierai pas le sourire de ce vieux prince : un vrai sourire, adressé personnellement à l'homme, — et le mot « affable » reprend ici sa noblesse. Mon voisin qui a la tête de François-Joseph, dont il fut peut-être valet, nomme à leur passage les Karolyi, les Festetics, les Esterhazy, et ces comtes Szechenyi qui construisirent le premier pont sur le Danube, auteurs ainsi du trait d'union de Buda-Pest. Il y a trois semaines, à Freudenau, lors du Derby viennois, je les ai vus portant cylindre gris à la terrasse du Jockey-Club. Maintenant dans leurs limousines armoriées — couronnes princières sur le bouchon du radiateur — les voici, pères et fils, revêtus des couleurs familiales. Ils se tiennent très droits, appuyés sur leurs sabres d'or recourbés dont les poignées entre leurs doigts gantés étincellent. Parfois un collier de la Toison d'Or, sur la fourrure du dolman rouge ou jaune, laisse pendre son petit mouton. Aiguillettes, brandebourgs, aigrettes des bonnets à poils, richesse lourde, significative, séculaire. Mais, ô pathétique dissonance, tangible absurdité de notre époque, beaucoup ont dû louer des taxis démodés, au tarif inférieur. Des chauffeurs vautrés, la casquette de travers sur leurs idées sociales, pareils aux chauffeurs de toutes les villes, conduisent dans la cour d'honneur ces reliques incroyables et les encensent à la benzine industrielle. Mais quelle gravité parmi les spectateurs. Reliques ? Elles conservent du moins toute leur efficace. Voici le Prince Primat, les doigts levés. On se signe. Et voici venir à pied de son palais proche, tout seul, un archiduc. On salue profondément, en silence (cliquetis des rangées de décorations sur l'uniforme kaki, et du sabre balancé). Une auto encore, en retard le Président du Conseil, maigre, jaune et rigide dans son costume noir et or. Si le comte Bethlen venait à la SDN en tenue de magnat, beaucoup de gens comprendraient mieux sa politique. Les coussins Rothermere Le nationalisme de la plupart des États de l'Europe se formule en revendications d'hommes d'affaires. Ce qu'on prétend défendre, c'est son droit, ses intérêts. Mais, en Hongrie, le nationalisme est une passion toute nue, qui exprime l'être profond de la race. On ne discute pas cet amour, on ne réfute pas cette haine. Ici, la sympathie est un devoir de politesse. Comment la mesurer sans mauvaise grâce à qui vous a reçu comme un cadeau de Dieu. (« C'est Dieu qui vous envoie » dit la formule traditionnelle.) La liqueur de pêche rend démonstratif, dont on vide trois verres d'un trait en guise de salut. C'est alors que se déplient les cartes de « la Hongrie mutilée ». — « Savez-vous qu'on nous a volé les deux tiers de notre patrie ? » Ah ! ce n'est pas vous, maintenant, qui allez demander raison à vos hôtes de la façon dont ils traitaient, au temps de leur puissance, les allogènes infiltrés dans certaines régions jusqu'à y former la majorité. Pourtant, vous les obligeriez à vous répondre que les nombres ont tort au regard de l'antiquité d'une civilisation ; qu'il s'agit ici de valeurs ; que si les populations des régions perdues étaient parfois en majorité roumaines ou slovaques, la minorité hongroise y comptait cependant pour plus ; elle était seule active et créatrice. Le reste : des porteurs d'eau… Dans l'inextricable confusion d'injustices à quoi devait mener le wilsonisme schématique qui traça les frontières actuelles, dans ce renversement des rôles, l'oppresseur devenant l'opprimé sans y perdre le sentiment de sa supériorité de race — sa véritable légitimité — on comprend que le Hongrois n'ait point conservé une extrême sensibilité aux arguments de « droit » qui autorisèrent ce chaos. Il lui reste sa foi en la grandeur éternelle de la Hongrie — intemporelle, n'ayant cure des statistiques — et sa douleur aussi, douleur d'orgueil blessé, mais qui emporte la sympathie car l'orgueil hongrois n'est point de ce que l'on gagne sur autrui, mais de ce que l'on est ; non point d'un parvenu, mais d'un aristocrate. Tous dangers égaux d'ailleurs, préférons cet impérialisme de l'âme à celui de la surproduction des machines et des enfants. C'est parce que les Hongrois n'ont pas perdu le sentiment qu'ils sont en scandale au monde moderne. Voilà ce qu'on ne dit pas dans les dépêches d'agence : les journalistes, une fois de plus, passent à côté de l'essentiel. Rien n'est grave, que le sentiment, — en politique comme ailleurs. Songez à ce qui forme l'opinion, cet ensemble de mythes sentimentaux qui gouverne les arguments. Ici je rentre dans mes chasses et rembouche mon cor. Macrocosme et microcosme : la politique des peuples ressemble à celle des individus, pour ce qui est du moins, de mentir à soi-même. Mais les Hongrois ne renient pas leur romantisme. Quelle revanche prendrait la Hongrie, sur une Carte du Tendre d'après le Traité de Trianon ! Ces choses, je les ai rêvées sur un divan, à cause d'un coussin où s'étalait le sourire optimiste de Lord Rothermere, en soie blanche sur fond noir. Quelques articles favorables à la Hongrie, au moment où l'Europe semblait abandonner à son malheur ce peuple turbulent et déchu, suffirent à faire d'un affairiste anglais l'idole du nationalisme magyar. Son portrait affiché dans tous les cafés, dans les halls universitaires, brodé aux devantures des magasins de mode, et son nom en lettres géantes sur une montagne chauve, voisine de Budapest, témoignent des espérances démesurées qu'il sut entretenir autour d'une action certes méritoire, mais plus symbolique qu'efficace. Et sans lendemain. Ce mélange, en toutes choses, d'enfantillage et de grandeur, d'imaginations absurdes et de souffrances vraies, n'est-ce point le climat de la passion ? — C'est celui de la Hongrie. Une lettre de Matthias Corvin « Matthias, par la grâce de Dieu roi de Hongrie. Bonjour, citoyens ! Si vous ne venez pas tous vous présenter au roi, vous perdrez la tête. Donné à Bude. Le roi. » Visite à Babits La littérature hongroise n'est guère connue à l'étranger que par quelques pièces légères de MoLnar, qui n'ont de hongrois que l'auteur, d'ailleurs israélite. Il y a, bien entendu, une littérature officielle destinée à remplir les revues bien-pensantes. Elle traite de sujets « bien hongrois » dans un style académique qui me paraît être le contraire du style hongrois. II y a aussi une extrême-gauche, et sa revue Documentum (une sorte d'Esprit nouveau troublé de surréalisme), groupée autour de Louis Kassak, nettement internationaliste de doctrine, au lyrisme neuf et parfois sauvage, social ou futuriste, et dont la « furia » serait assez hongroise… Mais l'expression la plus libre et la plus vivante du génie littéraire de cette race me paraît bien avoir été donnée par le groupe important du Nyugât (l'Occident), revue fondée par deux grands poètes : André Ady et Michel Babits. Ady, le sombre et pathétique, est mort à trente-cinq ans, mais sa ferveur anime encore ces écrivains profondément magyars de sensibilité, bien que souvent européens de goûts et de curiosités, et dont Michel Babits est aujourd'hui le chef de file. Des amis m'emmènent le voir à Esztergom, où il passe ses étés. Esztergom est la plus vieille capitale de la Hongrie. Attila, me dit-on, y régna. Aujourd'hui c'est la résidence du Prince Primat. Au-dessus du palais de l'archevêché, sur une colline que le Danube contourne, la basilique élève une coupole d'ocre éclatante, immense et froide, dominant cette plaine onduleuse dont les vagues se perdent dans une poussière violacée à l'horizon — chez les Tchèques déjà. Nous allons aux bains, car c'est dans la piscine que nous devons rencontrer le poète. Cheveux noirs d'aigle collés sur son large front, belle carrure ruisselante, il nous sourit, dans l'eau jusqu'à mi-corps, mythologique. Nous sortons ensemble de la petite ville aux rues de terre brûlante, aux maisons jaunes basses, ville sans ombre, sans arbres, et nous montons vers la maison du poète, sur un coteau. Trois chambres boisées entourées d'une large galerie d'où l'on voit le Danube gris-jaune, brillant, sans rides, la petite ville juste au-dessous de soi, et la basilique sur son rocher. Fraîches, sentant bon, avec des livres sur des divans aux riches couleurs, des boissons préparées, l'ombre bourdonnante, — trois petites chambres et un pan de toit par-dessus, une baraque à peine visible dans es vignes, à peine détachée du flanc de la colline, pour que les vents ne l'emportent pas. L'après-midi est immense. Nous buvons des vins dorés et doux que nous verse Ilonka Babits (elle est aussi poète, et très belle), nous inscrivons nos noms au charbon sur le mur chaulé, Gachot prend des photos, Gyergyai fouille la plaine à la longuevue et rêve qu'il y est, je grimpe au cerisier sauvage, derrière la maison, un peintre tout en blanc arrive par les vignes, ah ! qu'il fait beau temps, l'horizon est aussi lointain qu'on l'imagine, tout a de belles couleurs, le poète sourit en lui-même, il y a une enfance dans l'air… Le retour d'Esztergom Il faut se pencher aux portières et laisser l'air furieux emmêler les cheveux, glacer le masque et appuyer au front comme une caresse indéfinie de la puissance. Soir de voyage, tout enfiévré d'orgueil errant, de conquêtes vagues… Tout ce qui est de la terre renonce à s'affirmer en détails précis, se masse dans une confusion de violet sombre, et par la seule ligne dure de l'horizon s'oppose au ciel qui retire ses lueurs. Ciel blanc, où très peu d'or rose s'évanouit… Le train serpente dans un de ces paysages de nulle part qui sont les plus émouvants, entre des collines basses grattées par les vents, aux arbres rares, mais aux replis si doucement intimes qu'à cette heure on sent bien que poursuivre est une sorte d'enivrant péché. — Nous aurions une maison dans ce désert aux formes tendres et déjà familières, et le passage des trains chaque soir nous redirait un adieu bref, — chaque soir plus infime, à cause de l'éloignement en nous-mêmes. À l'entrée d'un tunnel tu vois que la veilleuse brûle toujours — et moi, parmi les reflets fuyants de toutes sortes de faces et de paysages soudainement invisibles, je distingue le doux feu bleu de mon obsession. L'objet inconnu, — quand je pense à ce qu'en imagineraient les autres, si je leur en parlais… Il leur suffirait de l'image d'un bibelot d'une sorte bizarre. Alors que c'est plutôt un certain arrangement des choses qui rende un certain son spirituel… Un objet de musique et de couleurs, mais aussi une forme symbolique de tout… Enfin, tellement inconnu et tellement fascinant à la fois, qu'il me préserve de tout amour pour quelque bien particulier où je serais tenté de me complaire. Oh ! je sais ! — Je ne sais plus. — Le train s'attarde dans sa fumée, on respire une lourde obscurité qui sent l'enfer. Je ne pense plus qu' « au souffle »… Mais alors tout s'allume et voici la nuit des faubourgs de Pest, au-dessous de nous. Un bal, ou de l'ivresse considérée comme un des beaux-arts Ils n'ont plus de noms, ils ne sont qu'une ivresse aux cent visages, lorsque j'entre dans l'atelier du peintre. Je ne tarde pas à oublier ce qui est lent ou fixe ou pas à pas. Tout s'épanouit dans un monde rythmé, fusant, tournoyant, sans frontières. Eux : leurs petites moustaches militaires, leurs joues rouges, leurs yeux hilares ou bassement mélancoliques. Souvent laids — sauf les demi-juifs — mais laids comme des paysans, beaux hommes aux traits lourds. Dans l'ivresse, leurs yeux s'agrandissent. Dans la danse, ils incarnent l'allégresse rythmique. Je les vois frapper le sol du talon en levant un bras, la main à la nuque ; frapper le sol de l'autre talon en changeant de main ; saisir la danseuse sous les bras (elle pose alors ses mains sur les épaules du cavalier) et la faire pirouetter un quart de tour à droite, un quart de tour à gauche ; pirouetter seuls sur place ; de nouveau frapper le sol des talons, alternativement ; saisir la danseuse, tourbillonner, pousser de grands cris ; tourbillonner en sens inverse ; frapper des talons toujours plus vite, mains à la nuque, mains à la hanche, mains à la danseuse ; partir en martelant le parquet jusqu'à produire un roulement continu, marteler encore plus vite en tourbillonnant, choir enfin dans une vaste culbute sur les divans où l'ivresse les lâche, affalés, tandis que les danseuses secouent leurs cheveux et tendent les bras en riant pour qu'on les relève. Elles : des Vénitiennes aux yeux de plaine, comme les autres ont des yeux de mer. Des grâces d'amazones avec un coup de talon qui les secoue jusqu'à la chevelure. Graves entre leurs éclats de rire tournoyants mais non pas désordonnés, et des gestes tendres des bras en balançant vivement la tête. Quand elles parlent, la voix un peu rauque, voluptueuse ; quand elles chantent, les moires et l'ondulation des rubans de vents chauds sur la plaine, avec des éloignements et des retours, des enroulements et déroulements rapides, des vibrations tendues, horizontales, soutenues par un long souffle vif. J'observe que les paroles autant que les gestes sont gouvernées par la seule logique d'un rythme constamment imprévu. Il s'agit moins de comprendre que de s'abandonner d'une certaine manière. En France, chacun parle pour son compte, paraphe son épigramme, jette son petit caillou. Ici, le sens des mots et des choses est celui d'un courant musical qui domine l'ensemble et le compose selon les lois d'une plastique exubérante. Quand je dis que j'observe, je n'observe rien. Il y a des femmes si belles qu'on en ferme les yeux. Quel style dans la liberté ! Il n'y a plus qu'ici qu'on aime l'ivresse comme un art. Et qu'on soigne sa mise en scène, qu'on sauvegarde sa qualité. Ailleurs, on la laisse traîner dans la sciure ou dans le gâtisme. On trouve que ça n'est pas distingué, et en effet, que serait un lyrisme distingué ? Il faut choisir entre les bonnes manières et les belles manières. Et quant à ceux qui n'ont pas le pouvoir de s'enivrer, ils auront toujours raison, mais n'auront que cela, car c'est l'ivresse  seulement qui permet à l'esprit de passer d'une forme dans d'autres, — et c'est même en ce passage qu'elle consiste — ô Danses ! avènement de l'âme aux gestes ! Vous voici, longs coups d'ailes en silence au-dessus du gouffre. Je vole sur place, mais tout se met à fuir, alors il faut voler plus vite pour rattraper ces apparences adorables… Si je « lâchais » un instant, toutes choses disparaîtraient… Le vertige (la peur et l'amour du vertige). Qu'est-ce qu'il y aurait de l'autre côté ? Se laisser choir dans le Gris ? Rejoindre ?… Derrière mes paupières, dans ce désordre lumineux, le verrai-je naître à mon désir ? Rejoindre ! Mais vous, derrière ma tête, Sans Noms, ça ne sera pas encore pour cette fois. Chansons hongroises Les Suisses chantent immobiles, les yeux fixes, le visage impassible. Mais rien dans la chanson hongroise ne rappelle la nostalgie traînante des lieder de l'Oberland : ici la mélancolie même est passionnée. Elles chantent avec le corps entier — non pas avec les bras, comme on chante du Verdi, — elles ont des mouvements vifs du buste, et des mains pleines de drôleries ou de supplication. Je ne sais ce que disent les paroles. Je vois des chevauchées sous le soleil, des campements nocturnes où le souvenir des pays désertés enfièvre encore un désir de perdition illimitée… Les Hongrois se sont arrêtés dans cette plaine. Mais c'est le soir au camp, perpétuel. Une lassitude de steppe brûlante, des ondulations longues… Mais un cheval se cabre ; et c'est la danse qui se lève, et des tambours et des cris modulés, et toute la frénésie d'un grand souffle qui se serait mis à tourbillonner sur place. L'amour en Hongrie (généralités) Les Allemands aiment les femmes comme ils aiment les saucisses ou les catastrophes, selon qu'ils sont techniciens ou intellectuels. Les Français aiment par goût d'en bien parler. Les Suisses aiment avec une bonne ou une mauvaise conscience. À Vienne on voit des couples qui savent être à la fois cocasses et fades. En Italie… Mais l'amour hongrois t'emportera dans une inénarrable confusion de sentimentalisme et de passion, et c'est là son miracle. Si tu n'as pas le sens de la musique, conserve quelque espoir de t'en tirer. Sinon… je t'envierais presque. Celui qui part pour la Hongrie sans talisman, s'il a du cœur, n'en revient plus. La plaine et la musique L'ouverture de Stravinsky exécutée par l'express de Transylvanie au sortir de la gare de Budapest, devient avec la plaine une Symphonie-Dichtung borodinesque, mais l'erreur n'est imputable qu'à mon instabilité rythmique. (Trop souvent ce que je vois traverse ce que j'entends.) La plaine hongroise n'est pas monotone, parce qu'elle est d'un seul tenant. Rien qui fasse répétition. C'est ici le premier pays que je n'ai pas envie d'élaguer ; dont je ne me compose pas de morceaux choisis . Il y a une grande ville, un grand lac, une plaine et une seule vigne de véritable Tokay. Et point de ces endroits déprimants, à plusieurs milliers d'exemplaires, tels que banlieue française, village suisse, gare allemande grouillante de questions sociales. La Puszta est une terre vierge, je veux dire que la bourgeoisie ne s'y est pas encore répandue. Il y a peu de bourgeois en Hongrie. Il y a de petits nobles déclassés, des juifs, des paysans, des communistes, de grands nobles, et des tziganes. D'ailleurs, le bourgeois supporterait difficilement l'ampleur qu'ont ici toutes choses, cette atmosphère de nomadisme, et ces vents vastes ; et cette passion de vivre au-dessus de ses moyens — c'est-à-dire au-dessus du Moyen — qui est caractéristique du Hongrois. — « Comment peux-tu vivre si largement ? » demande certaine hargne à cet artiste de la prodigalité. — « Ah ! répond-il, j'aimerais bien pouvoir vivre comme je vis ! » Voici les cigognes, dont Andersen assure qu'elles parlent en égyptien, « car c'est la langue qu'elles apprennent de leurs mères ». Combien j'aime ces sœurs des Tziganes ! Les Tziganes vinrent en Europe conduits par le noir Duc d'Égypte ; aussi les nomma-t-on gypsies. Pour leur nom allemand, c'est : Zigeuner ; hongrois : cigàny ; mien : cigognes. D'ailleurs ces Égyptiens venaient des Indes, qui nous apportèrent le tarot et la roulotte, dont descendent le bridge et la bohème, c'est-à-dire un symbole de la servitude et un symbole de la liberté. Si la Hongrie tout de même a quelque chose de « moderne », dans un sens vaste et mystique, elle le doit au charme égyptien du peuple errant qui lui donna sa musique nationale . Les signes parlent, et certains sages : nous entrons dans une ère égyptienne. Mais que dire des pouvoirs de la plaine qui s'agrandit pendant des heures ? — Ce qu'en raconte la musique — tu vas l'entendre à toutes les terrasses de Debrecen. Debrecen est une sorte de ville indescriptible, à demi mêlée aux sables de la plaine du Hortobagy, aux longues maisons jaunes immensément alignées, autour d'une place rectangulaire qui ressemble à un jardin public, flanquée d'un temple blanc à deux clochers baroques, d'hôtels modernes, de statues, de pylônes plantés dans un grand désordre de piétons et de chars à bœufs parmi les trams. Les habitants de Debrecen se plaignent de n'avoir pas ce faux confort que nous n'avons qu'au prix de tout ce qu'à Debrecen je viens admirer. On aime les Hongrois comme on aime l'enfance : or le rêve de l'enfant, c'est de devenir une grande personne. On me l'a dit, c'est vrai : cette ville historique est aussi l'autre « Rome protestante ». Mais d'avoir vu ses profondes bibliothèques et son quartier universitaire tout rajeuni dans des jardins luisants ne m'empêchera pas de m'y sentir au bout d'un monde, au bord extrême de l'Europe. Le hasard a voulu que j'y entende, un soir, une présentation de musiques hongroises, turques et chinoises, commentées et comparées par un folkloriste aux yeux ardents et au visage mongol. Il jouait des phrases simples, tragiques, à peine modulées, qui donnent le vertige, et dont soudain se cabre le rythme, avant la chute stridente et basse, prolongée. Peut-être ce soir-là, ai-je compris la Grande Plaine, et que par sa musique j'étais aux marches de l'Asie. En sortant du concert, j'ai erré aux terrasses des hôtels, dans le grandiose bavardage des Tziganes. Qu'est-ce qu'ils regardent en jouant ? Qu'est-ce qu'ils écoutent au-delà de leur musique — car aussitôt donnée la phrase, voici qu'une autre vient d'ailleurs, entraînée par je ne sais quel vent sonore qui l'étire et l'égare, et l'enroule et d'un coup la subtilise, ne laissant plus qu'un long silence soutenu, comme un appel à la rafale dont l'approche déjà fait grésiller les notes basses du cymbalum, — et maintenant ferme les yeux sous la vague toujours un peu plus haute que profonde ne fut l'attente, et lâche tout. C'est l'âme qui joue aux montagnes russes, mais voici que le petit train en rumeur depuis un moment ne redescend plus : il gouverne avec une vertigineuse docilité dans les voies d'un amour ineffable et se perd avec lui vers le désert et ses mirages. On ne sait d'où tu viens, tu ne sais où tu vas, peuple de perdition, Peuple inconnu, — mais c'est toi, c'est toi qui l'as caché dans une roulotte sous des chiffons bariolés et des secrets qui feraient peur aux femmes, cet objet dont parfois, au comble de la turbulence de tes jeux, un violon décrit vite quelque chose, d'une ligne nette, insaisissable, déjà perdue (comme le rêve pendant que bat la paupière lourde de celui qui succombe à l'excès du sommeil) — et me voici plus seul, avec une nostalgie qui ne veut pas de la romance à mon oreille d'un violoneux qui me croit triste. Ils l'ont amené du fond d'une Inde. Ils l'ont égaré, comme ils égarent tout d'un monde où si peu vaut qu'on le conserve, au long d'un chemin effacé par le vent sur la plaine… Ils l'ont perdu comme un rêve au matin s'élude, — et leur musique seule s'en souvient. Trésor si pur qu'on ne doit même pas savoir qu'on le possède… Tout près d'ici, peut-être, mais invisible. Lève-toi, pars, et sans vider ton verre, — il n'y a pure ivresse que de l'abandon — car voici qu'à son tour il s'égare au bras d'une erreur inconnue, ton fantôme éternel, ton « Désir désiré ». Les eaux fades du Balaton Deux jours après, dégrisé, je nageais dans les eaux fades du Balaton. Ces eaux, je crois, s'en vont à la mer Noire, et je n'en connais pas les fées, c'est pourquoi je nageais à brasses prudentes avec, aux jambes, l'imperceptible angoisse de rencontrer une onde trop légère. Mais pour connaître un lac, il faut d'abord s'y plonger ; et ensuite, s'il vous a paru beau, en faire le tour, mais voilà qui est affaire de pur caprice, tandis que s'y baigner est une règle de savoir-vivre avec la Nature. Lac doré, horizon de collines pointues, rives basses, verdoyantes, toutes fraîches de musiquettes et de baigneuses ; quais de Balaton-Füred aux élégances bourgeoises et militaires, idylles de jardins publics à l'écart d'un concert du samedi soir, petits professeurs entourés de leur famille, et toutes ces Magda, toutes ces Maritza rieuses et déjà presque belles dans leurs petits sweaters, — vais-je pour vous m'arrêter quelques jours ? — On ferait connaissance à table d'hôte, on irait ensemble à Tihany, — elle a l'air d'être en Italie sur sa presqu'île, — par cet instable bateau-mouche qui naguère emportait l'infortuné roi Charles. Non, non, plutôt emmener ce désir, comme un tendre souvenir de voyage, et partir en croyant qu'ici la vie a parfois moins de hargne… Déjà je suis repris par le malaise que m'infligent les lieux faciles. Ô tristesse des crèmeries et des jardins ! C'est devant une glace panachée qu'il m'arrive de douter de la vie, comme d'autres aux approches du mal de mer. À la nuit, j'ai rôdé dans la campagne aux collines basses, d'apparence rocheuse — ce sont des restes de volcans — blanches sous la lune et toutes lustrées de rêches végétations. J'ai traversé l'angoisse lunaire des villages vides aux portes aveugles (j'avais peur du bruit de mes pas). Au hasard, j'ai suivi des sentiers dans les champs de maïs, épiant la venue d'une joie inconnue. Joie d'être n'importe où… évadé ? Mais soudain, c'est au silence que je me heurte, comme réveillé dans l'absurdité d'être n'importe où. Une panique balaye la nuit déserte jusqu'à l'horizon. Où vas-tu, les mains vides, faiblement ? Ah ! toutes les actions précises et courageuses, tout ce qui t'appelle là-bas, maintenant, maintenant, où tu n'es pas — et tant d'amour perdu… Un train dormait devant la gare campagnarde. Je me suis étendu dans un compartiment obscur, stores baissés, à l'abri de la lune. Le contrôleur a dû jouer un rôle dans mes cauchemars. L'aube m'éveille dans les faubourgs de Budapest, cheveux en désordre, pantalon plissé, et cet abruti de contrôleur qui rit et me dit je ne sais quoi, — alors que justement j'allais rattraper, comme un pan de la nuit fuyante, un songe où j'ai dû voir l'objet pour la première fois — ou bien était-ce un être ? Insomnie J'éteignais la lampe et la veilleuse me rendait compagnon d'une momie bleuâtre, mais peut-on se reposer vraiment à cent à l'heure. Par-dessous le store, je voyais la lune faire des bonds courts sur la plaine inondée de nuit. J'essayais de penser par-dessous le rythme obstiné de cette hurlante bousculade sur place qu'est un voyage en express. Mais je ne trouvais pas la pente de mon esprit, et tout en le parcourant avec une soif qui annonçait le désert, je traçais des plans d'œuvres sablonneuses. Je composais un traité des voyages : les titres en étaient de Sénèque ou de Swift, et je voyais très bien ce qu'en eussent tiré Sterne ou Gœthe, mais, semblable à Gérard de Nerval, je sentais qu'il s'agissait d'autre chose. — Il s'agit toujours d'autre chose que de ce qu'on dit. (L'imprudence de penser dans l'insomnie ! Cela tourne tout de suite à la débauche. Notre liberté de penser est absurde au regard des contraintes que subissent nos gestes. Imaginer ce qui se produirait, si par quelque Décret l'on élevait la Morale du domaine des actions à celui de la pensée, de l'Apparence à l'Essence. D'un coup, tous les refoulés qui explosent, le chômage dans la gendarmerie et les fakirs débordés. L'hypocrisie s'en tire avec une volte-face.) Quelle heure est-il ? La lune se tient assez bien depuis un moment, c'est que la ligne est droite. Je ne sais plus dans quel sens je roule. J'aime ces heures désorientées ; le sentiment du « non-sens » de la vie n'est-il pas comparable à ce que les mystiques appellent leur désert, — cette zone vide qu'il faut traverser avant de parvenir à la Réalité. Entre « déjà plus » et « pas encore »… Bon point de vue pour déconsidérer nos raisons de vivre. La maladie aussi. Rien ne ressemble au voyage comme la maladie. C'est la même angoisse au départ, le même dépaysement au retour. « Il revient de loin » signifie qu'il vient d'être très malade. Si dans ta chambre, en plein jour, tu t'endors, et que, vers le soir, tu t'éveilles dans une lueur jaune, ne sachant plus en quel endroit du temps tu vis, — c'en est fait, toutes choses ont revêtu cet air inaccoutumé qui signale que tu es parti. Voyager — serait-ce brouiller les horaires ? Le voyage est un état d'âme et non pas une question de transport. Un vrai voyage, on ne sait jamais où cela mène, c'est une aventure qui relève de la métaphysique plus que de la psychologie. — Une vaste licence poétique… (Voici bien la fatigue avec son jeu des définitions)… pas de but. — C'est vous qui le dites ! — Vous, naturellement… (Encore un qui se réveille dans ma tête.) — On ne voyage jamais que dans son propre sens ! — Mais il faut voyager pour découvrir ce sens ! — Qu'as-tu vu que tu n'étais prêt à voir ? — Mais il fallait aller le voir ! La vie est presque partout la même… — Mais en voyage on la regarde mieux. — La vie… (une sorte de cauchemar de la pensée, qui ne peut plus s'arrêter de penser). Se peut-il qu'on cherche le sens de la vie ! Je sais seulement que ma vie a un but. M'approcher de mon être véritable. Seul au milieu des miens, j'oubliais ma race, j'avais l'illusion de n'être rien que… moi-même. Identique à mon centre. Ici, comparé à tant d'autres, je perds mes préjugés sur mon apparence, je me découvre localisé dans un type humain. Immobile, j'étais presque infiniment variable, indéterminé. Et c'est le voyage qui me fixe. Je rayonnais, on me dessine. Mais en même temps, j'ai découvert mes puissances d'évasion intérieure. Et souvent je pressens qu'il existe une clef : délivré de moi-même j'entrerais en plein Moi… Une clef ? Plutôt « cela » qui me permettrait de combler l'écart entre moi et Moi qui est la seule réalité absolument tragique… Une chose ? Un être ? L'Objet ? — Est-ce que je dors dans mes pensées ? La veilleuse fleurit soudain d'un éclat bleu douloureux, le train ralentit. Hegyeshalom, petite gare frontière arrêtée au milieu de la plaine à l'heure A, — l'heure des arrivées et des adieux… Il y a dans tous les réveils une détresse et une délivrance étrangement mêlées. Les clefs perdues Il faudrait sortir à l'air frais, mais chaque porte est obstruée par un douanier, tant qu'à la fin on me refoule dans mon compartiment. Est-ce encore un rêve ? Je comprends bien qu'il faudrait ouvrir ces valises, mais j'ai perdu mes clefs. L'œil du douanier conseille des aveux complets. J'ai le feu à la tête, mais je suis innocent puisque enfin il n'est pas dans ma valise, ce n'est que trop certain. Cependant, « rien à déclarer » après des semaines de voyage ? Cela va paraître improbable. On a dû voir sur moi que je le cherche, c'est pourquoi l'œil est implacable… Pas de clefs dans mes onze poches. Seulement ce papier timbré d'un ministère… mais déjà l'œil s'éteint, le corps se plie, fait demi-tour et puis s'en va. Rien, rien à déclarer, quelle tristesse. Mais qu'a-t-on jamais pu « déclarer » d'important ? Je ne sais plus parler en vers et la prose n'indique que les choses les plus évidentes. C'est bien pourquoi l'Objet n'a pas de nom. Parfois je me suis demandé s'il n'était pas une sorte de Pierre philosophale. Peut-être ces deux mots suffiraient-ils à l'indiquer quand je m'en parle ? Tout en donnant le change à celles de mes pensées qui exigent des apparences positives. Ainsi donc, j'ai cherché la Pierre des philosophes. D'autres aussi, peut-être, la cherchent. Et qui sait si vraiment elle n'existe plus, l'Hermétique Société de ceux qui ne désespèrent pas encore du Grand Œuvre  ? Cela seul est certain qu'il existe des signes. Peut-être faut-il d'abord les découvrir tous par soi-même. Et c'est alors seulement qu'aux yeux de ceux qui surent désirer de la voir, apparaît la « Loge invisible ». J'attends, j'appelle quelqu'un qui vienne me prendre par la main. Ainsi je quitte la Hongrie. Serait-ce là tout ce qu'elle m'a donné ? Cette notion plus vive d'un univers où la présence de l'Objet deviendrait plus probable ? Ou bien n'ai-je su voir autre chose que la Hongrie de mes rêves, ma Hongrie intérieure ? Il est vrai que l'on connaît depuis toujours ce qu'une fois l'on aimera. Et les uns disent qu'il faut connaître pour aimer ; les autres, aimer pour connaître, alors qu'au point de perfection, aimer et connaître sont un seul et même acte. Peut-être l'ai-je aimée d'un amour égoïste, comme un être dont on a besoin et en qui l'on chérit surtout ce dont on manque : touchantes annexions, pieux mensonges du cœur qui traduisent, à tout prendre, une vérité particulière plus importante que cette vérité générale dont tout le monde se réclame et dont personne ne vit. Et certes un tel amour est un amour mineur. Mais qui saura jamais la vérité sur aucun être ? Et s'il fallait attendre pour aimer ! Je me souviens de ces terrains de sable noir, piqués de petits arbres et d'un désordre de maisons basses, les dernières de la ville de Debrecen, au bord de la Grande Plaine encore rougeâtre de soleil couchant. J'y suis venu par hasard, en flânant ; je me suis sans doute perdu et pourtant je n'éprouve qu'une étrange sécurité. Présence, présence réelle… Comme j'ai peine à m'imaginer que jamais plus je ne la reverrai, cette lumière en ce lieu, secrète et familière. Songeant à cette minute et à d'autres semblables, en voyage, je me dis que c'est de là que j'ai tiré le sentiment d'absurdité foncière qu'il m'arrive d'éprouver en face d'une action purement raisonnable. Ah ! quelle raison t'attirait donc ici, sinon l'espoir bien fou d'y retrouver l'émotion d'un miracle imminent. Ou moins encore : l'image, née en rêve, d'une plaine, d'un couchant plus grandiose au ciel et sur la terre plus secret que dans ton pays. Tu attendais une révélation, non point de cet endroit, ni même par lui, — mais à cet endroit, en ce temps. Qui sait si tu ne l'as pas reçue ? Une qualité, une tendresse, quelque similitude… Oh ! bien peu ! Mais qu'est-ce que ce voyage, si tu songes à tous les espaces à parcourir encore dans ce monde et dans d'autres, dans cette vie et dans d'autres vies, pour approcher de tous côtés un But dont tu ne sais rien d'autre que sa fuite : n'est-il pas cet objet qui n'ait rien de commun avec ce que tu sais de toi-même en cette vie ? Mais le voir, ce serait mourir dans la totalité du monde, effacer ta dernière différence, — car on ne voit que ce qui est de soi-même, et conscient. C'est à cause d'un pari peut-être fou, et qui porte sur des sentiments indéfinis, à cause de ce pari dont tu n'as vu l'enjeu qu'un seul instant — nos rêves sont instantanés — que tu es parti ; et maintenant tu joues ce rôle, tu t'intéresses, tu serres des mains, — tu perds les clefs de tes valises… (Cela encore : m'arrêter à Vienne à cause des serrures. Peut-être y passer une nuit — rôder à la recherche de Gérard par les rues noires aux palais vides mais hantés, et dans les grands cafés du centre. Quelle autre rencontre espérer — maintenant ?) « Tous ceux qui quittent ce monde vont à la lune — lit-on dans les Upanishads. — Or si un homme n'est pas satisfait dans la lune, celle-ci le libère (le laisse aller chez Brahma) ; mais si un homme y est satisfait, la lune le renvoie sur terre en forme de pluie. » Si je trouvais un jour l'Objet, il ne me resterait qu'à le détruire. (Aussitôt je commence à comprendre ce qu'il est : cela qui me rendrait acceptable ce monde.) Malheur à celui qui ne cherche pas. Malheur à celui qui ne trouve pas. Malheur à celui qui se complaît dans ce qu'il trouve. 1929. V Le balcon sur l'eau Tu es appuyée debout contre moi, et nous regardons à nos pieds l'eau vivante. La brume est proche. Une haute muraille derrière nous ferme le monde. Tu ne trembles pas, tu t'appuies. Nos reflets ondulent très peu, gris sur le blanc doucement luisant de la surface ; mais le silence a des vagues profondes. L'eau clapote avec tendresse, et se retient… Et l'air chargé d'attente. Nos têtes immobiles sont près de se toucher, nos regards s'en vont à la rencontre de ce qui est voilé. Retiens ton souffle, retiens ton envie de fermer les yeux contre une épaule, attends encore un peu plus fort, écoute encore plus purement… Solennité autour de nous : il y a une grande lenteur. C'est l'avenir ou l'éternité qui ouvre la bouche pour dire quelque chose, écoute, attends… Peut-être que déjà la parole fut dite et reçue quelque part en nous-mêmes, dans la brume où nous sommes perdus avec ce clapotis d'une eau étrangement vivante et qui rêve ; et rien que nos yeux qui brillent dans l'étendue où nos deux formes confondent leur ombre et leur songe… Odeur de l'eau, — pour toute la vie. Bogliaco, lac de Garde, 1928. VI La tour de Hölderlin « Je lui ai raconté qu'il habite une chaumière au bord d'un ruisseau, qu'il dort les portes ouvertes, et pendant des heures récite des odes grecques au murmure de l'eau ; la princesse de Homburg lui a fait cadeau d'un piano dont il a coupé les cordes, mais pas toutes, en sorte que plusieurs touches sonnent encore, et c'est là-dessus qu'il improvise, oh ! j'aimerais tant aller là-bas, cette folie m'apparaît comme une chose si douce et si grande…  » Et Bettina terminant sa lettre sur Hölderlin : « Ce piano dont il a cassé les cordes, c'est vraiment l'image de son âme ; j'ai voulu attirer là-dessus l'attention du médecin, mais il est plus difficile de se faire comprendre par un sot que par un fou. » L'hiver dernier, m'occupant assez longuement d'un des poètes auxquels notre temps doit vouer l'attention la plus grave — car il vécut dans ces marches de l'esprit humain qui confinent peut-être à l'Esprit et dont certains des plus purs d'entre nous ont voulu tenter le climat, — j'avais rêvé sur ce passage de l'émouvante Bettina, rêvé sans doute assez profondément pour qu'aujourd'hui le hasard qui m'amène à Tubingue ne soit pas seulement un hasard… Hier, c'était la Pentecôte. La fête de la plus haute poésie. Mais dans ce siècle, où tant de voix l'appellent, combien sont dignes de s'attendre au don du langage sacré ? Cette langue de feu qui s'est posée sur Hölderlin et qui l'a consumé… Digne ? — Un adolescent au visage de jeune fille qui rimait sagement des odes à la liberté… Et voici dans sa vie cette double venue de l'amour et du chant prophétique, confondant leurs flammes. Dix années dans le Grand Jeu. Dix années où le génie tourmente cet être faible, humilié par le monde. L'amour s'éloigne le premier, quand Hölderlin doit quitter la maison de Mme Gontard , déchirement à peine sensible dans son œuvre. Car ce poète n'est peut-être que le lieu de sa poésie, — d'une poésie, l'on dirait, qui ne connaît pas son auteur. Qui parle par sa bouche ? Il règne dans ses Hymnes une sérénité presque effrayante. Vient le temps où le sens de son monologue entre terre et ciel lui échappe. Il jette encore quelques cris brisés : Ô vieux Démon ! — je te rappelle — Ou bien envoie — un héros — Ou bien — la sagesse. Mais le feu s'éteint — l'esprit souffle où il veut. Juin 1802 : au moment où meurt Diotima, Hölderlin errant loin d'elle (dans la région de Bordeaux, croit-on) est frappé d'insolation ; sa folie d'un coup l'envahit. C'est une sorte de vieillard qui reparaît en Allemagne. Et durant trente années, ce pauvre corps abandonné vivra dans la petite tour de Tubingue, chez un charpentier — vivra très doucement, inexplicablement, une vie monotone de vieux maniaque. Le buisson ardent quitté par le feu se dessèche. Ce qui fut Holderlin signe maintenant Scardanelli des quatrains qu'il donne aux visiteurs venus pour contempler la victime d'un miracle. C'était l'époque des amateurs de ruines. Je suis descendu au bord de l'eau, un peu au-dessous de la maison, en attendant l'heure d'ouverture. Il y a là une station de canots de louage où j'ai vite découvert un « Friedrich Hölderlin » à côté d'un « Hyperion ». En cherchant, je trouverais bien aussi un « Nietzsche » à fond plat. Des saules se penchent vers l'eau lente. Sur l'autre rive qui est celle d'une longue île, des étudiants au crâne rasé se promènent un roman jaune à la main. L'un après l'autre, dans cette paresse de jour férié, les clochers de la ville sonnent deux heures. Allons. Un de ces corridors de vieille maison souabe, hauts et sombres, qui paraîtraient immenses s'ils n'étaient à demi encombrés d'armoires. Un couloir, la chambre. L'homme qui me conduit est le propriétaire actuel. « Monsieur connaît Hölderlin ? questionne-t-il, méfiant — bon, bon, parce qu'il y en a qui viennent, n'est-ce pas, ils ne savent pas trop qui c'était… Alors vous devez connaître ces portraits ? — (et comme je considère un ravissant médaillon de marbre) — Ça, c'est Diotima. » On rougirait à moins. — « Je ne puis pas parler de lui, ici à Francfort, écrivait Bettina, car aussitôt l'on se met à raconter les choses les plus affreuses sur son compte, simplement parce qu'il a aimé une femme, pour écrire Hyperion, et pour les gens d'ici, aimer, c'est seulement vouloir se marier… » — Et puis plus tard on encadre les lettres des amants, on propose le couple à l'admiration des écoliers en promenade, et le guide désigne familièrement l'image d'une femme par le nom qu'elle portait au mystère de l'amour. Trois petites fenêtres ornées de cactus miséreux, une pipe qui traîne sur l'appui ; le jardinet avec son banc et ses lilas fleuris qui trempent. Tout est familier, paisible au soleil. Il passait des heures devant cette fenêtre, à marmotter. Trente-sept ans dans cette chambre, avec le bruit de l'eau et cette complainte de malade épuisé après un grand accès de fièvre… L'agrément de ce monde, je l'ai vécu. Les joies de la jeunesse, voilà si longtemps, si longtemps qu'elles ont fui. Avril et mai et juillet sont lointains, Je ne suis plus rien, je n'aime plus vivre. Il y avait encore plus de paix que maintenant. La grande allée sur l'île n'existait pas, en face, ni les maisons. Il voyait des prairies et des collines basses, de l'autre côté de l'eau jaune et verte… Quel est donc ce sommeil « dans la nuit de la vie » — et cet aveu mystérieux : « … la perfection n'a pas de plainte »… Vivait-il encore ? Ce lieu soudain m'angoisse. Mais le gardien : il y est comme chez lui. — Dormez-vous dans ce lit ? — Oh ! répond-il, je pourrais aussi bien habiter la chambre. Il ne vient pas tant de visiteurs, et seulement de deux à quatre. Une rue étouffée entre des maisons pointues et les contreforts de l'Église du Chapitre : je vois s'y engager chaque jour le fou au profil de vieille femme qui promène doucement dans cette calme Tubingue le secret d'une épouvantable mélancolie. Les étudiants le rencontrent, qui montent au Séminaire protestant : il leur fait de profondes révérences… La rumeur et le cliquetis d'une grande terrasse de café au bord du Neckar, sous les marronniers. À quatre heures, l'orchestre s'est mis à jouer des mélodies charmantes, jazz et clarinette, chansons de mai. Les bateaux qui dérivent dans le voisinage se rapprochent, tournoient lentement dans la musique. Je n'aime pas les jeunes doktors à lunettes, en costume de bain, qui pagayent vigoureusement, les dents serrées. « Weg zur Kraft und Schönheit ! » J'aime les bateaux plats et incertains, avec des Daphnés dedans, qui ne savent pas bien ramer et qui lisent des magazines au fil de l'onde, au comble des vacances. À la table voisine, des adolescents balafrés font des signes énergiques à une compagnie de cavaliers qui passe sur le pont devant la statue d'Eberhard-en-Barbe. Des bourgeois échangent de gros rires à bout portant par-dessus leurs chopes. « Gemütlichkeit. » Évidemment : la vie normale. Il y a pourtant cette petite chambre… Est-ce que tout cela existe dans le même monde ? (Il est bon de poser parfois de ces grandes questions naïves.) Lui aussi a vécu dans cette ville, tout semblable à ces théologiens aux yeux voilés, aux pantalons trop courts, qui se promènent tout seuls… Et puis, il lui est arrivé quelque chose de terrible, où il a perdu son âme. Et puis il n'est revenu qu'un vieux corps radotant. Ceux du bon sens hochent la tête et citent la phrase la plus malencontreuse de Pascal : le « Qui veut faire l'ange… » a autorisé des générations de bourgeois cultivés à faire la bête dès qu'il s'agit de l'âme. Dans la bouche de certains, cela prend l'air de je ne sais quelle revanche du médiocre dont ils se sentent bénéficiaires. Ah ! vraiment les malins ! qui ont préféré faire tout de suite la bête comme cela on est mieux pour donner le coup de pied de l'âne… Écoutons plutôt Bettina — la vérité est plus humaine, est plus divine, quand c'est une telle femme qui la confesse : « Celui qui entre en commerce trop étroit avec le ciel, les dieux le vouent au malheur. » Oh cette chambre, où pénètre la facilité atroce de la fin d'un après-midi, ces musiquettes et ces parfums de fleurs et d'eau… elle est tellement d'ailleurs… Faut-il donc que l'un des deux soit absurde, de ces mondes à mes yeux soudain simultanés ?… Le tragique de la facilité, c'est qu'elle n'est qu'un oubli. Et pourtant, comme elle paraît ici bien établie, triomphante, à beau fixe. Pourquoi troubler le miroir innocent de ces eaux, ces âmes indulgentes à leur banalité ? Est-ce qu'ils ne soupçonnent jamais rien ? Ou bien, peut-être, seulement, quand l'amour leur donne une petite fièvre, — cette semaine de leur jeunesse où ils ont cru pressentir de grandes choses généreuses autour d'eux… Cela s'oublie. Et l'amour, tout justement, nous fait comprendre, dans le temps même qu'il nous entrouvre le ciel, qu'il est bon qu'il y ait la terre… Mais que cette musique vulgaire, par quel hasard, donne l'accord qui m'ouvre un vrai silence : déjà je leur échappe — je t'échappe, ô douceur de vivre ! Tout redevient autour de moi insuffisant, transitoire, allusif. Tout se remet à signifier l'absence. 1929. VII Petit journal de Souabe On se pénètre de la lenteur des choses. C'est le domaine de l'homme qui n'a pas d'empressement. À la tombée d'une nuit froide, en avril, le voyageur descend dans un vieux bourg de Souabe, — quelques lumières au milieu d'une étroite vallée où le train longtemps côtoya une rivière, des forêts. Les rues sont vides jusqu'au cœur de la ville, où l'attend une ample demeure. Et maintenant le chien s'est tu ; des pas s'éloignent. Un trait de lumière sous la porte disparaît. Il aime sentir autour de lui vivre la grande maisonnée, cet espace cloisonné de murailles respectables, plein de présences et d'absences, — la chambre principale où une lampe arrose la pesante nappe aux dessins brodés, des verres, des coudes et des pipes de méditation, — des pièces vides où la lune avance comme un chat sur le lit conjugal, un salon glacé dont le parquet craque sans que nul pied jamais ne s'y pose, et tous ces corridors si hauts où l'on devine à tâtons des armoires monumentales. Dans une chambre froide il s'est couché en grelottant. Mais à travers l'ombre il distingue les masses confortables de meubles volumineux, le poêle blanc à chapiteau rococo et ce lit énorme aux édredons rebondis où l'on s'enfouit comme s'il était le sommeil même. Le bruit de la rivière et de l'écluse proche, — ce sera sa première habitude. 22 avril 1929. Mes fenêtres donnent sur la rivière. En m'y penchant je puis me voir dans l'eau plate, élargie en cet endroit, avant l'écluse qui la prend de biais sur la droite. Un nageur passe à travers les reflets jaunes, roses, verts, des maisons à façades triangulaires. Couleurs d'un crépuscule de pluie. Plus près, des reflets d'arbres ; plus près encore, des nuages troués de petits poissons. À gauche je domine un pesant pont de pierre rougeâtre, trois arches dont les piles s'avancent en éperons. Encastrée dans le parapet, une petite chapelle bossue, nourrie de poussière depuis le moyen âge, propose humblement son anachronisme de plain-pied avec les passants, les voitures. (Ils l'aiment bien, — ne la voient plus.) La vie du pont m'occupe, comme les remous dans l'eau. Un char traverse lentement. Une belle auto derrière s'impatiente, tandis que les collégiens vont flairer sa marque, méprisant les occupants à lunettes. Viennent deux filles sans chapeau qui se promènent pour montrer leurs robes. Le nageur les intéresse, elles s'accoudent au parapet, tout près d'ici. Vont-elles sentir que je les regarde ? Vraiment la plus petite est jolie, très brune, avec un gros collier de verre bleu… Elle lève les yeux tout droit vers moi, une seconde, parle vite à sa compagne, rougit. Elles rient et s'en vont, et avant de disparaître au coin d'une maison jaune, se retournent. Ce petit monde enclos par le pont et l'écluse, je m'en contenterai doucement. Comme si j'avais presque oublié. — « Seul et séparé », ces deux mots que rythmait le train, est-ce qu'ils font encore vraiment mal ? 24 avril 1929. Les habitants de la maison me paraissent peu nombreux, mais sait-on bien d'où il peut en sortir encore — sans compter les fantômes, probables. Le père Reinecke, un barberousse aux yeux perçants, ex-nouveau riche ruiné par l'inflation, partage sa vie entre la vente des articles de sport et les joies de l'esprit. Quand le négoce installé au rez-de-chaussée de sa demeure patricienne souffre par le fait des menées impérialistes de la France, il cherche une revanche sournoise et désintéressée dans l'activité d'un jugement qui domine la médiocrité du monde. Le père Reinecke est un esprit « caustique » — il aime à me le répéter en français, — et je le verrai bien, assure-t-il, le jour où il me confiera quelques fragments du « livre de sa vie », dont il compose chaque matin deux pages à la machine. Il y juge du monde en général, de la religion, des mœurs, de l'histoire, et de ses voisins en particulier. La « Gnädige » fait avec bonne humeur la meilleure cuisine possible au Wurtemberg, et de ces gâteaux compliqués qu'elle orne d'un quatrain de bienvenue. Elle me confie qu'il lui arrive de rêver en vers. Chacun son petit talent dans la famille. Le gros Fritz est un blond géant de vingt-cinq ans, qui rit avec bonté et se distingue dans les concours de gymnastes. La domestique a cet air de victime attristée que prennent souvent les servantes de la bourgeoisie. Quant au chien, de l'espèce dite « Schnautzer », il montre un poil de couleur neutre, et quelque bienveillance lorsqu'il a compris. Est-ce tout ? Il y a encore l'absence de la fille, élément considérable dans l'atmosphère et dans l'économie du lieu. On l'a mise en pension en Bavière, et les galants qui passent sans avoir l'air de rien sur le pont Saint-Nikolaus sont bien capots de voir à sa fenêtre la silhouette de l'Étranger. On a laissé sa photo dans ma chambre, « pour que vous ayez une compagnie ! », dit sa mère, avec un clin d'œil. C'est une jolie fille potelée, qui rit, — et qui doit savoir se défendre à l'occasion, mais comme elles font, pas trop tôt. 28 avril 1929. Ils ont de la peine à comprendre pourquoi je suis venu vivre dans ce bourg, chez eux justement… Comment leur confesser que je cherchais un lieu quelconque et paisiblement habité ? Cette ville est pour eux la moins quelconque du monde. Je prétexte des écritures — qui se réduisent d'ailleurs à ce journal — pour avoir la paix dans ma chambre ; aussi, une ancienne fatigue à guérir pour qu'on me laisse errer dans la campagne. La petite ville au crépuscule, couchée en rond entre les collines, secrète sous un voile de brume bleue, dans une grande paix. Vue de la hauteur, sous un ciel pâle avec des nuages blancs qui s'en vont. Un vent froid, mais quelques douceurs aux abris, près d'une de ces maisons isolées où je ne t'amènerai jamais, à cette heure qui serait celle de rentrer chez nous s'asseoir auprès d'un feu… — Mais non. 7 mai 1929. « J'ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi », remarque Pascal, asservi au seul climat de l'âme. Pour moi, c'est ma jeunesse et ma vieillesse que je porte ainsi tour à tour. Entre l'âge de mes humeurs et le chiffre de mes années, « peu de liaison ». C'est à l'intimité de mon regard avec les choses que je mesure ma jeunesse dans ces campagnes solitaires, je promène un adolescent. Tout l'après-midi j'ai rôdé, marchant, m'arrêtant pour écouter et respirer longuement, choisissant parfois pour y sommeiller une lisière d'où l'on voit de lointains horizons, puis de nouveau m'enfonçant au hasard dans la forêt. Vers le soir, j'étais bien perdu. La lumière montait vers la cime des arbres, aux lisières d'une forêt de Parsifal, et les plus hauts feuillages exultaient de clarté devant le ciel pâli. Tout vivait autour de moi dans une sorte d'ivresse lente et majestueuse, et bientôt je me pris à composer des phrases, tout en allant comme en rêve sur l'herbe où s'étouffait tout bruit. « Ô crépuscule adolescent, disais-je, chasseur au cœur battant, que poursuis-tu dans le mystère des orées d'ombre ? » Et l'on me répondait : « Ici, la jeune fille Aurore a surpris la licorne pure… » (Je croyais voir un éclair blanc sous la futaie.) J'avançais à travers une nature de divagation. Les lisières sont des lieux de l'esprit où circulent des bêtes nées du rêve. Et l'Archer vierge y court en vain sur la trace des figures de son désir. (« Oh ! qu'il garde ses flèches, il ne tuerait qu'un songe. ») La nuit fraîche m'a réveillé. Mais tandis qu'ici j'écris, je me sens tout baigné encore de cette fièvre amoureuse ; et tout est mythe de nouveau. Mythes de l'ombre et des frontières, sortis de la forêt occidentale : je retrouve en eux mon enfance entourée de présences obscures, mon enfance, cette foi anxieuse en je ne sais quelle liberté du monde. Un peu plus tard, il y eut un instant merveilleux que je veux noter ici. Le ciel est encore plus blanc, et la prairie s'embrume. Soudain, à dix pas devant moi, une biche dresse la tête au ras des herbes, se lève, saute sur place, — n'est plus là. — J'ai poursuivi longtemps le reflet rouge de ses yeux parmi les troncs qui luisaient, faiblement, vers le cœur profond du bois. Et je croyais m'enfoncer et me perdre dans le silence d'une mémoire bienheureuse. 17 mai 1929. Rentré hier de Tubingue. (La tour de Hölderlin.) Dès demain, discipline de travail. Lire Gœthe. 21 mai 1929. Matinées végétales, depuis trois jours. Je me lève à 7 heures, rassemble quelques papiers, un tome de Meister, un paquet de tabac, le tout dans une couverture sous mon bras. La ville s'éveille et s'aère. Je me mets à grimper la colline parmi le bourdonnement des buissons qui surplombent un sentier rapide. Il faut enjamber le portail rouillé, redescendre quelques marches enfouies sous les branches folles : le jardin est abandonné depuis des années, sur ses terrasses étroites, déjà brûlantes au matin, dominant la ville, ses bruits de chars, ses cris d'enfants. Je traverse l'odeur des groseilliers, écarte des ronces, et voici sous une voûte de feuillage, la table de pierre et son banc en demi-cercle. L'air est encore humide dans cette grotte d'ombre. Sur le banc froid j'étaie ma couverture, et mes papiers sur la table où s'aventurent des cloportes. Je bourre une pipe. Et alors je ris, je ris du plaisir de la matinée vide devant moi. Merveille de penser au fil du désordre lent de la vie d'un jardin, dans l'odeur des feuilles vivantes, de la terre noire, des mousses. Des fils d'araignées luisent et des brindilles tombent sur mes mains, écorces, chenilles. Une bouffée de pipe enveloppe une guêpe qui rôde autour de ma tête. La volupté de telles heures consiste à n'écrire que quatre ou cinq phrases mais en tenant compte de tout ce qui bouge. Il importe de s'arrêter longuement sous tous les prétextes, de secouer sa pipe quand les dernières bouffées deviennent écœurantes, de s'étirer alors et de considérer les flaques de soleil sur la table. Je somnole dans une méditation à la fois distraite et nourrie par tout ce qui flotte dans l'air, rampe, gratte le sol, pique, bruisse exquisement au vent. Ainsi se créent peu à peu dans l'esprit ces formes végétales, ces cheminements brisés et délicats d'insectes rampants ou volants, ces formes et ces voies qui sont celles mêmes par où la pensée entre en contact avec tout le mobile et l'ineffable du monde. Cure de sommeil, de rêves et de feuillages, — (et trois heures de tennis chaque après-midi) — cure vraiment : il s'agit de dissoudre ces angles droits, ces symétries minérales qu'on instruisit dans nos esprits et qui nous laissent comme perclus au milieu des métamorphoses. Il s'agit que l'esprit et l'espace vivant, de nouveau se répondent, se conviennent et soient signes l'un de l'autre. Dans le bonheur de cette matinée, la pensée s'abandonne à la séduction des ramures, et voici qu'elle apprend à distinguer dans leur dessin des formes particulières de son activité. En même temps elle se peuple d'arbres, de germes lents, de passages ailés. Le vent qui glisse à travers ce jardin éveille en elle une allégresse semblable au frémissement des hautes branches. L'architecture, dit Gœthe, est une musique glacée. Mais l'arborescence est une musique vivante, une musique infiniment lente. Elle fraie des pistes délicates dans l'esprit de qui sait l'entendre, et celui-là peut-être, si plus tard il remonte jusqu'à la vision, distinguera des choses nouvelles dans l'espace. (Au poète de les nommer.) 22 mai 1929. (Après avoir relu ce que j'écrivais hier.) Il s'agirait, au fond, d'amener la pensée à la plus insistante vénération du réel. Tel serait le fondement d'une morale des idées par-delà le logique et l'absurde. Ah bien ! je connais quelques êtres entièrement en substance grise qui n'eussent pas mieux dit cela, — mauvais signe. J'ai pourtant dans la tête et dans la peau toute cette matinée d'air, l'odeur de l'ombre sous les feuilles, et cette autre odeur de hautes tiges croissantes et de fourmis rouges. Dès 9 heures j'ai pu travailler en costume de bain. Buffon préférait les manchettes et le jabot. C'est bien l'un des auteurs les plus constamment provocants de son siècle, — il faudra s'y remettre. Mais ici je m'adonne aux seuls crus germaniques. J'ai trouvé Swedenborg et Paracelse dans l'armoire sculptée du père Reinecke. (Il y a Gœthe, Schiller, Lessing reliés en vert bavarois, avec des médaillons en relief sur la couverture ; aussi Angelus Silesius ; un petit recueil des Upanishad ; quelques romans modernes.) Le pasteur suédois et le mage d'Einsiedeln représentent assez bien à eux deux, par un hasard qui ne m'étonne guère, ce double mouvement de matérialisation du spirituel et d'intellectualisation du physique qui justement m'apparaît comme le thème de mes songeries souabes. Mettons un peu cela au net. Paracelse s'occupait d'extraire l'ens des corps, tandis que Swedenborg se complaît à décrire le vêtement des anges. L'un découvre l'univers dans chaque organe de la machine humaine. L'autre enseigne que chacun des anges est un miroir du ciel entier. C'est parce qu'ils savent les correspondances que ce médecin parle avec mystère des objets que nous touchons, — ce mystique avec naturel de ce qui nous est invisible. Tous deux orientent la réflexion vers le sens et vers le symbole concret. N'est-ce point ce genre de démarche que notre « culture » le plus méprisé ? N'est-ce point à cause de ce mépris qu'elle a perdu le secret de l'humain ? Car voici bien le monde qu'on nous a fait. Tout encombré d'idées sans corps, de corps stupides, — de nihilistes et de boxeurs, si vous voulez — tout encombré de larves et de systèmes qui ne correspondent à rien ni dans le ciel ni sur la terre. Car enfin, qu'est-ce que l'homme ? qu'est-ce donc que ce paradoxal mélange de chair et d'âme ? — Paracelse et Swedenborg s'accorderaient, je le crois, pour répondre. L'homme est un point de vue central et médiateur entre les corps et les esprits. C'est en cela seulement que réside son originalité dans l'univers, son irremplaçable et divine originalité. Les anges eux-mêmes la lui envient, dit Swedenborg, puisque leur tentation, leur nostalgie, c'est de revêtir un corps humain. Or, pour l'être situé en un tel lieu, — le lieu humain par excellence, — il devient aussitôt patent que toute réalité spirituelle a sa correspondance dans la matière, ou bien n'est qu'une duperie. Correspondances à vrai dire tellement invisibles et duperies tellement respectables pour la plupart des êtres qui peuplent ces villes, là-bas, que le nom d'homme ne saurait plus les désigner sans fraude. Un bel assortiment de monstres ! (J'ai lu le journal après dîner.) Et tous les accessoires de leurs démences, depuis les petites ailes dans le dos jusqu'au groin antigaz ! Ah ! Diogène, Diogène ! cesse de chercher un homme. Tâche plutôt d'en devenir un. Parmi ces gens d'ici, qui prennent leur temps. Parmi ces arbres. 26 mai 1929. Curieux comme ces lectures que les modernes ont fait passer pour abstraites ont au contraire le pouvoir de rendre à nos sens leur efficacité et leur étonnement. Je regarde les feuilles de ma salade d'un autre œil, depuis que je lis Paracelse, méditant avec appétit sur ce qui va contribuer à bâtir mon microcosme… Et j'ai copié dans Swedenborg des passages sur l'amour des anges et des humains, — l'amour, qui est le lieu des correspondances, qui est le degré suprême de la signification. (L'état de l'âme et du corps où tout nous apparaît en relations concrètes.) 31 mai 1929. Personne n'a fabriqué autant de mots abstraits que les professeurs allemands, et cependant, par une apparente contradiction, la mentalité du bourgeois de ce pays est puissamment réaliste. J'en trouve des marques bien curieuses dans les « considérations sur ma vie » du père Reinecke. Il y est beaucoup question de la vie éternelle, et d'expériences vécues avec l'Ange gardien, mais c'est toujours en relations pratiques avec le commerce quotidien. J'en traduis cette page Sur la mort. « Mes funérailles devront se dérouler dans le cadre de Jésus-Sirach, 38, versets 16-24. Qu'on mange et qu'on boive ferme après ma mort, tant que je serai encore dans la maison, et qu'on ne lésine pas. Il restera toujours assez, à l'époque de ma mort, pour supporter ces frais ; à tout le moins, les mille marks que paie la Caisse de décès y suffiront. II faut que chacun des participants s'en retourne avec cette conviction : “Ce fut un ‘bel enterrement !' » Et de même, ceux qui auront pris soin de moi au moment de ma mort et tôt après devront être largement dédommagés. Nul ne sait si je ne flotterai pas encore au-dessus de vous, et si je n'éprouverai pas de l'amertume à voir que mes derniers désirs même ne sont pas accomplis. Tant que je serai étendu dans la maison, je veux que la lumière brille dans ma chambre et dans les corridors, pendant toute la nuit, et qu'on n'y regarde pas à quelques kilowatts. Je veux être mis en bière dans mes habits de tous les jours, et peu importe si les coudes ou le fond de mon pantalon brillent. En aucun cas je ne veux être emballé dans une serviette de papier. Je renonce aux couronnes mortuaires et à toute autre marque extérieure de deuil ; par contre je voudrais que l'on joue sur ma tombe : Schon die Abendglocken klangen et ensuite : Heil'ge Nacht, oh giesse du ! » 10 juin 1929. Tennis avec la jolie fille au collier de perles bleues. Après la partie, où l'on s'est renvoyé autant de regards que de balles : — « Je vous ai bien vu, un jour à la fenêtre de mon amie, vous étiez si melancholisch ! » — « À ma fenêtre ? Je ne m'en souviens pas », dis-je, mentant. Une grosse averse d'orage nous a fait fuir sous la tonnelle du vestiaire. « N'est-ce pas, les Français sont terribles avec les filles ? » (Je pense : comme elles sont tout de suite en fuite, de tout leur maintien, quand elles ne sont pas provocantes.) Elle baisse les yeux, rougit, respire. Elle a l'air de se moquer de moi et d'avoir subi une sorte d'affront, en même temps. « Ne regardez donc pas mes mains, je dois faire le ménage ces jours, la peau devient toute sèche et je n'ai même pas pu me faire les ongles… » Elle voudrait ressembler aux girls de son magazine, et me voit comme au cinéma. Moi, je crois entendre Gretchen (dans la scène du jardin, du premier Faust. Presque les mêmes mots !). Doux malentendu qui nous rapproche sous la forme d'une carte postale et d'une réminiscence littéraire. Ses deux sœurs sont venues la chercher, et nous sommes rentrés sous le même parapluie, jusqu'à leur petite maison couverte de roses grimpantes. Le père est un colonel en retraite qui déteste les Franzosen. On ne me permet pas d'entrer. 11 juin 1929. Au rebours des classiques français, livrés à l'Enseignement, Gœthe est profondément « populaire ». Non seulement l'aubergiste d'en face cite ses vers en guise de proverbes à propos du temps ou des affaires locales ; mais les bourgeois de Meister parlent exactement comme mes hôtes, avec les mêmes tours familiers et sentencieux, qu'il s'agisse des choses du ciel ou de l'ordonnance du ménage. Une fois de plus, je m'émerveille du réalisme de ce peuple de rêveurs. Dans Les Affinités électives, au moment le plus dramatique, celui de la noyade pendant le feu d'artifice, souvenez-vous de la comtesse. Va-t-elle apostropher le destin ou pousser de beaux cris raciniens ? Elle envoie le capitaine au château puis songe qu'il a oublié la clef de l'armoire aux confitures. (Je crois qu'il y a dans cette armoire un cordial tout indiqué en l'occurrence.) Ainsi vivait l'Allemagne d'hier — celle de cette province encore — dans l'intimité vivante de ses classiques. De là peut-être cette dignité conférée à la vie bourgeoise, qui fait un peu sourire, et qui est si réconfortante. 12 juin 1929. Paracelse et Swedenborg : Gœthe m'y ramène, dont je lis qu'il les prisait fort, ainsi que Boehme, dans sa jeunesse. Il m'y ramène par un tour moins imprudent de la réflexion, avec ce même « réalisme » exemplaire, que tout, ici, conspire à m'inculquer. Que Gœthe ait été « initié », ne saurait laisser aucun doute, fussions-nous même privés de certains témoignages oraux ou de quelques textes irréfutables. Cependant il possède à un si haut degré le sens de l'enrobement des vérités occultes, de leur symbolisme concret, de leur incarnation, qu'il est possible de lire les Affinités « sans y rien voir », comme on dit . Mais lorsqu'on « voit » soudain — quelle prise ! Et combien j'aime le paysage de cette œuvre, son climat, jusqu'aux détails de l'intendance des domaines. Là, toute démarche de la pensée s'accorde à des pentes variées et réelles, aux collines thuringiennes sous un très grand ciel doux. Une atmosphère de réflexion confiante et substantielle… Qu'irais-je demander d'autre à cette « Germanie aimée  ». Ah ! les livres nous avaient bien trompés. Pas trace ici de « merveilleux ». Tout ce qui, sous d'autres climats, fait effervescence et fuse en l'air, ici fermente en pleine pâte. Ainsi voudrais-je un jour décrire ma Souabe : comme un état de l'âme patiente. Une pensée sensuelle et lente, et qui jouit parfois de son objet… 13 juin 1929. Werther. J'ai mis des feuilles de buvard entre les pages, à cause de toutes ces larmes qu'il verse. Maintenant, parlez-moi du modernisme éternel de cette plainte. — Des Werthers aux yeux secs, voilà ce que nous sommes. 14 juin 1929. Je suis assis en face du magazine que lit le père Reinecke. Ses grosses pattes et sa barbe rousse dépassent, et parfois un œil égrillard. Impossible de lire Meister ce soir. Je ne sais pas ce qu'il y a, sinon que je dois retenir violemment une espèce de joie qui attrape la fièvre dans mon corps. Toute cette journée baignée de l'air des collines, il semble que mon sang ce soir la comprenne et lui réponde sourdement. La nuit s'ouvre comme un jardin aux allées aventureuses. Je sortirai dans les rues vides, je monterai jusqu'au Signal, voir le pays sous la lune, je choisirai une maison isolée, la plus secrète dans les arbres de son verger… pour… ? Le sais-je même ? La fille au collier bleu… Tout d'un coup le sommeil me vide les jambes. La nuit se ferme à l'imagination, cette nuit qu'il eût fallu vivre tout entière et qui n'est plus bonne qu'à dormir… Alors j'ai eu ce regard étrangement oblique, glissé comme entre ce que je vois et ce que je pense, tournant les choses, les vidant, allant pincer le nerf Réalité avec un sourd gémissement de la pensée. J'ai vu la vie, c'est fini, je rentre en moi ; n'ai pas bougé. Le père Reinecke ferme son magazine d'un coup, ôte ses lunettes, me regarde avec des yeux écarquillés. « Maintenant, dit-il (et l'on sent qu'il pense : maintenant que nous avons clos cette journée par une récréation bien méritée), nous voulons aller dormir. Ainsi, dormez bien, faites de doux rêves, — il cligne vers son magazine — pas trop doux, hein !… » Tout cela est très juste ; la vie doit être ainsi parfaitement compréhensible et d'une vulgarité toute naturelle. Il faut aller dormir. Rose de Tannenbourg. L'esplanade du Brühl, un soir de fête, en juin. Il y a dans les marronniers noirs des lampions et des touffes de gamins qui regardent avec la bouche ce qui se passe à l'intérieur d'une enceinte de toiles tendues au devant d'un petit théâtre. La rampe a des feux stellaires, couleur d'Aldébaran. On joue Rose de Tannenbourg, drame en 15 tableaux, un prologue et une conclusion. Le carton des armures sonne sourdement sous les coups d'un Kühnrich à la basse rugissante, plus traître que nature avec sa large face mangée par une barbe en crin de cheval du diable. L'héroïne est belle comme une ballade de Bürger, tandis qu'elle arrose de ses larmes le seuil de la prison paternelle, tout en coulant un clin d'œil assassin vers le parterre agité de passions contradictoires. Durant les entractes, une fanfare de paysans bleu de roi joue sur un rythme impeccable, avec toujours les mêmes notes fêlées et l'accompagnement dans les feuillages de voix fausses mais aériennes, des chansons du Grand Duché de Bade qui sont ce que je connais de plus indiciblement nostalgique. Und solltest du im Leben Em Mädchen frei'n, Dann, muss sie am Rheine Geboren sein… (Il faudrait la mélodie.) La fanfare s'éloigne. La nuit est chaude sur les collines. Un grand verre de bière à l'auberge déserte, ma pipe et mon chien qui bougonne. La petite maison du colonel en retraite a des fenêtres basses, mais défendues par des rosiers sauvages. Laquelle des trois filles est donc la plus jolie ? Sans doute celle qui dort dans la mansarde, et qui n'a pas peur… Mais c'est l'aînée que je préfère, et qui m'attend peut-être, derrière ses volets mal clos… 20 juin 1929. Hier, au moment de me quitter après une promenade en forêt, elle a rapidement noué son collier à mon poignet : « pour que je rêve d'elle ». Son sérieux enfantin devant la vie. « Es ist doch Schicksal, es ist alles Schicksal ! » Avec un soupir c'est irrésistible, et cela signifie d'ailleurs qu'il n'y a pas lieu de résister. 22 juin 1929. Rencontre avec la jeune fille tzigane. Le dirai-je ici comme un rêve ? ou comme quelque chose de bien vrai et qui s'est passé cette nuit ? Plusieurs choses sont douces au désir de celui qui marche dans une campagne nocturne. Mais plus douce que toutes choses est la rencontre sous un arbre noir d'une femme abandonnée dans sa tristesse. Par moments il y a la lune et le visage blanc de la femme debout contre le tronc. (Pour moi je demeure dans l'ombre.) Quand la lune s'en va, il y a ce haut corps obscur qui vit tout près de moi dans son véritable silence, les yeux clos. L'arbre, en sa nuit vivante, rêve de nous. Plus tard, nous nous sommes regardés sans fin. (Ah ! comment dire ! Vraiment ce fut cette nuit.) Un vent léger écartait une branche et la lune éclairait à longs traits nos visages. Je reconnus la jeune fille tzigane, ma Rose noire de Tannenbourg. La lumière délirait doucement, au sein du silence et du regard. Et nous sommes demeurés des heures au-delà de ce que l'on ignore d'un être, dans le domaine sans frontières où l'on connaît profondément. Par les yeux d'une femme étrangère, mes yeux possédaient sans mesure tout ce que l'anxiété de la vie nous dérobe : la nudité, la plénitude et la violence infiniment comblée. Oui, je sus que l'échange de deux regards est infini, est indéfiniment grandiose et musical. Ainsi coula cette nuit sans partage, et nos mains ne s'étaient pas touchées, lorsque au point du jour je vis pâlir la jeune femme. Elle comprit que j'allais parler, et mit un doigt contre mes lèvres. Alors j'abaissai mes regards sur ses vêtements misérables et je l'accueillis dans mes bras. Elle rêvait, ses mains étaient très douces, et lorsque mes paupières cédaient au sommeil, je croyais qu'elle était un arbre, ou bien une prairie. (Je suis rentré sans éveiller le chien. Un chaud soleil pénétrait dans la grande maison fraîche. Maintenant la journée commence, avec les pas de la servante au corridor.) 30 juin 1929. Hier soir sur la route des collines, pendant une promenade d'après dîner avec mes hôtes, nous parlions de prémonitions, et je venais de raconter comment parfois j'ai su qui m'attendait à la lisière de cette forêt tel soir d'été, quel sujet d'examen venait de m'être réservé, ou quelles lettres j'allais recevoir le lendemain. Le soir montait autour de nous, des fenêtres s'allumaient à nos pieds dans le bourg, et le père Reinecke refusait de croire à mes histoires. Soudain j'ai dit : « Voilà que ça me prend, tout justement ! Attendez que je vous dise… Sur mon assiette de petit déjeuner, demain matin, il y a une grande enveloppe jaune, une enveloppe bleu clair, et une plus petite enveloppe blanche bordée de noir. » (Sentiment de certitude tranquille, ces objets vus dans une lumière sobre et mate.) Telle a donc été ma « vision » : formats et couleurs très nettement perçus, mais rien de plus, donc rien d'utilisable éventuellement. Ce matin, en trouvant les trois lettres sur mon assiette, j'ai dit : « C'est bien cela », sans plus d'étonnement que les autres fois. Le père Reinecke, survenu peu après, n'est pas encore convaincu. Il prétend que je savais qui allait m'écrire, et que j'avais d'assez bonnes chances de deviner juste. Mais je n'ai rien deviné du tout, puisque j'ai vu ! C'est là tout l'intérêt de l'affaire : cette perception soudaine, ce regard par mégarde sur un petit fait indifférent en soi, et qui n'est pas encore « arrivé » dans le temps. Les trois lettres sont timbrées d'hier, deux à Genève dans la matinée, une à Neuchâtel à sept heures du soir. Celle qui est bordée de noir est d'un ami aîné qui mentionne en passant la mort de sa belle-mère, survenue il y a quelques jours. La lettre bleue est de Pierre Girard, personnage imprévisible s'il en fut, et je n'avais aucune raison d'attendre qu'il m'écrive. Quant à l'enveloppe jaune, elle contenait un journal où l'on revient sur mon pamphlet de l'hiver dernier . Lorsque j'ai vu ces enveloppes hier soir, un peu après neuf heures, sans rien deviner de leur contenu que je ne pouvais voir à travers l'enveloppe, ni de leur expéditeur (je n'ai pas vu l'écriture des adresses), elles roulaient donc déjà vers Calw, mais dans différents sacs postaux. Les voir par anticipation ne pouvait exercer le moindre effet ni sur leur rédaction, ni sur le moment de leur arrivée, ni sur ma conduite : la vision n'a « servi » exactement à rien. (Était-ce là sa condition de possibilité ?) Mais elle m'est signe d'un certain état d'accueil aux choses, d'une rupture des enchaînements utiles, d'une distraction des évidences rationnelles, à la faveur de quoi c'est la « vraie vie » qui se laissera peut-être approcher. Début de juillet 1929. « Écrivez donc une nouvelle allemande pleine de myosotis, de Gérard de Nerval, de victoria égarée dans la forêt, de chasseurs à la redingote verte, de jeunes filles qui jouent du violon dans les champs de myrtilles et d'impératrices qui prient dans des chapelles envahies par les sapins. » C'est dans la lettre de l'auteur de la Rose de Thuringe. J'ai répondu : « Je ne sais si vous avez connu ce contentement large de tout l'être devant un verre de vin allemand que l'on boit à petites gorgées, entre des bouffées de pipe, à l'auberge. Le charme se compose de voluptés du goût et de l'odorat, de lenteur et d'une certaine puissance de l'esprit qui se concentre dans un désir ou dans un rêve. Le vin de Souabe grise insensiblement, c'est plutôt qu'une fièvre une jubilation bonhomique qui commence par le cœur et se contente de ralentir doucement les idées. C'est un attendrissement plein de force et de dignité. Alors si l'on est quelques-uns, on se met à chanter des choses déchirantes qui peuvent seules exprimer cette euphorie. Quelques larmes font briller les yeux souriants et généreux. On se sent très près de ce qu'il y a de plus pur dans la nature et toutes sortes de sensualités et de gourmandises qui s'éveillent en sont comme sanctifiées. Mais c'est le moment d'entamer le jambon et les cornichons que dépose sur la table une servante respectueuse des plaisirs des hommes, et peut-être aussi de leurs familiarités. » J'étais attablé ce soir-là dans l'Auberge du Cerf, au premier, les pieds contre mon schnautzer enfin calmé (il avait harcelé la servante avec cette démesure qu'apportent dans leurs démonstrations les chiens de tous les pays). Au bout d'un certain temps, et sans doute à cause de ce que je venais d'écrire, la faim me prit et je demandai une paire de saucisses croquantes et de la moutarde douce. Le journal local m'avait apporté cette ration de bouleversements, locaux aussi à leur manière, et très éloignés, qui composent notre imagerie quotidienne du vaste monde. J'étais seul et tranquille, à manger et à soupeser des idées qui venaient se poser devant moi. La servante à l'autre coin de la pièce brodait, baillait, se sentait seule aussi. Ah ! pensai-je — et ce ah ! que j'écris ici, c'était alors une soudaine virulence de ma pensée, un élan contenu de certitude et de tendre lucidité, — je sais pourquoi je puis rester dans cette Souabe à ne rien faire : c'est que depuis quelques jours, je crois, oui je crois bien que je sens la vie tout le temps… 15 juillet 1929. Le père Reinecke me félicite de ma bonne mine, résultat selon lui de l'excellente cuisine que nous sert la Gnädige. Je n'aurais plus l'air citadin. Allons bon, félicitons l'hôtesse. Au reste il s'agit bel et bien d'une question de nourriture, — la question fondamentale, et non point seulement pour le corps. J'ai pensé aux gens des villes, au décor de leur « vie ». J'ai vu clairement qu'ils sont en péril d'inanition spirituelle. Ils ne dorment plus assez pour se rendre compte de la décadence de leurs rêves et des possessions en rêve, — ce signal d'alarme, — et l'amour qu'ils essayent encore le samedi soir n'est plus cet infini repos dans la puissance et l'être, mais seulement une usure des nerfs. Lampe vide, la mèche se consume. Bois du lait, perds du temps, bats les lisières du sommeil. Ou bien descends les bras collés au corps dans l'onde apaisée du souvenir. Sois riche d'avoir ce que tu es, comme ils sont pauvres de n'avoir que ce qu'ils ont. 19 juillet 1929. Ces mois de Souabe m'apparaissent de plus en plus comme une retraite sensuelle. N'est-ce point de cela que l'homme des villes a besoin de nos jours ? On parle toujours de son appétit du plaisir. C'est un cliché d'un autre âge, et trompeur. Car l'argent n'est pas le plaisir et ne s'obtient pas dans le plaisir. Les affaires modernes vulgarisent en fait une ascèse inhumaine et sans but divin. C'est pourquoi l'usage d'une sensualité consciente redevient une conquête de la sagesse. Fin juillet 1929. Promenades sous la pluie, à la tombée du jour. L'esprit patient et fort trouve son repos dans les figures qu'il engendre. Il arrive aussi qu'il les aime et qu'il ressente à leur égard les désirs qu'auparavant il dédiait à quelque amie de haut parage spirituel. Le corps même y trouve sa part, car l'invention favorise la circulation du sang, amplifie le rythme des marées qui baignent nos membres. J'ai connu peu de joies plus hautes que celle-ci : se promener dans les campagnes amies en conversant avec les pensées et les êtres nés de la marche et du bonheur de respirer. Combien j'aime ces ciels bas et traînants. Le beau temps n'est pas toujours le bon, si l'expression veut qu'il figure le contraire du « mauvais ». Les jours de pluie dans les campagnes ont un charme consolant et secret qui favorise la vie intérieure. Longues randonnées sur les plateaux de la Souabe, vous resterez pour moi comme une introduction à la vie lente — celle que mène l'esprit humain parmi les formes désirables du monde, lorsqu'il veut les connaître et les posséder dans sa force. Car la lenteur est chose souveraine, — elle seule domine l'amour. Les plus grands spectacles naturels sont des spectacles de lenteur ou d'immobilité dans le mouvement. Et c'est par là qu'ils parlent à notre âme et la retiennent, la captivent. Fin juillet 1929. Vraiment la rapidité ne saurait être le fait d'un esprit incarné, mais seulement de son imagination pervertie. Les effets de vitesse sont du domaine de la matière abandonnée à sa manie de tomber. Dès que l'esprit entre dans le jeu, il provoque des lenteurs et des retards d'où naissent le désir et la conscience. De là des pertes de temps ; mais de là aussi les inventions destinées d'abord à les combler et qui toujours dépassent le but. Et de la sorte, une ère de vitesse est une ère où la matière l'emporte. Provisoirement ; car il se produit ceci d'étrange que la matière à certaines très grandes vitesses commence de se spiritualiser. À la vitesse suprême, elle s'évanouit en lumière. C'est ainsi que dans le monde spirituel, l'ère de la vitesse préparerait l'ère des Illuminés… L'extrême tension de l'esprit peut aboutir à des matérialisations, cependant que l'extrême tension de la matière explose en subtilité. Double mouvement dont l'axe se nomme : l'humain. 10 août 1929. Le retour en troisième classe. Cinquième arrêt ! Il y en aura une douzaine encore jusqu'à Stuttgart, où l'on doit arriver vers huit heures. J'ai d'abord essayé de me confiner dans cette petite édition cartonnée d'Andersen, mais sans cesse des hommes entrent, cherchent une place, ouvrent la fenêtre, ou bien c'est un contrôleur, ou bien c'est encore une gare en géraniums, et il faut bien la regarder, la vivre un moment. Ce train paraît destiné à la réquisition de l'élément minable des populations qu'il traverse. À chaque station nous débarquons un peu moins de paysans et de paniers ventrus, embarquons un peu plus d'ouvriers, casquettes et bouts de cigares. Des ouvrières aussi, au regard irrité. Deux d'entre elles ont fait mine de s'asseoir, en face et à côté de moi, mais je n'ai pas retiré ma valise et ne me suis pas serré contre la fenêtre. Elles ont senti cette sourde résistance et se sont assises plus loin en maugréant. La misère de tous ces regards me paralyse. Comment répondre à leur hostilité, comment accueillir avec un cœur viril et bon le spectacle de ces corps amaigris, énervés ? Un cœur viril et bon comme celui d'Andersen, un tel cœur ne se fermerait pas devant la haine qui sourd de tant d'anxiétés. J'aimerais échanger mon costume clair de voyage contre leurs vêtements et leur casquette, me prouver que vraiment je n'aurais pas d'envie… Nouvel arrêt. Mais cette fois c'est une fée qui monte, une grande jeune fille nette aux yeux bleu-vert, au teint de princesse d'Andersen. Oh ! qu'elle vienne s'asseoir ici ! Mais je n'ose plus lui faire place. Je sens que les deux ouvrières me regardent. Elle, sans doute, ne veut pas trop choisir, ni surtout me choisir, — va s'asseoir de l'autre côté du couloir, tout au bord d'une banquette. Mais je la vois encore en regardant devant moi. J'ai honte. Comme nous sommes peu capables de nous libérer de barrières sociales ou de pudeurs qu'en pensée nous tenions pour nulles. Si j'étais vraiment libre, j'aurais fait place aux deux ouvrières laides, sans méfiance, — ou bien à la jeune fille, sans fausse honte. Si j'étais vraiment libre, je lui parlerais très doucement… La fumée des cigares lui fait peut-être mal au cœur, et aussi la curiosité sournoise des hommes, et des deux femmes qui examinent ses vêtements. Elle a quitté le château endormi pour aller faire des courses en ville, probablement ; elle a dû prendre le train des ouvriers, — et c'est à elle que va ma sympathie ?… Les hommes parlent une langue brusque et de mauvaise humeur, les yeux mornes ou trop brillants ; ou lisent des feuilles communistes. Le « Bummelzug », interminablement, crache sa fumée dans des gares de banlieue qui ne sont plus fleuries. Il règne dans ce wagon un malaise âcre et oppressant ; et cette fumée et cette fatigue mal lavée, et cette robe verte seule pure, — et oh ! la pauvre interrogation des visages devant l'atrocité de notre vie sociale ! Je baisse les yeux sur mon livre. « Et la foule menaçante se pressait autour du char de la princesse qu'on menait au bûcher. Alors vinrent d'un seul vol onze grands cygnes blancs. Ils se posèrent autour d'elle et battirent de leurs grandes ailes. Et le peuple effrayé recula. » Mais la princesse jette sur eux les cottes d'orties qu'elle tissait de ses mains, et voici onze princes qui se tiennent autour d'elle. « Elle est innocente ! » s'écrient-ils, et le peuple s'agenouille comme devant une sainte. « Et pendant que l'aîné des frères racontait tout ce qui était arrivé, un parfum de millions de roses se répandit dans les airs, tandis qu'au sommet du bûcher paraissait une blanche et lumineuse fleur qui resplendissait comme une étoile. » Mais pourquoi détourner la tête vers la vitre sale, retenir des larmes ? Un soudain excès de l'amour s'est libéré dans tout mon être et s'élance vers ces vies proches. Oh ! s'ils savaient, s'ils pouvaient seulement savoir ! Partager la consolation miraculeuse ! En cet instant du moins je les ai tous aimés. Et j'ai compris que la grandeur du cœur humain, c'est de donner sans mesure un amour dont cette vie, peut-être, n'a que faire.⁎ Le reste de la vie, c'est toujours entre deux voyages d'Allemagne. On peut s'éprendre d'une telle absence, qui vient au lieu d'un temps étrange et plus pesant que nulle part. Me voici tout environné de ville. Où trouver ici la lenteur des choses ? Où le désir peut-il errer, se retournant souvent vers son passé, méditant sur l'oubli jusqu'à ce qu'un souvenir bouge et s'émeuve… Où se perdre ? Où porter un regard amoureux du mystère, dans la puissante circonspection de l'attente ? Ô journées souabes, répandues dans la fraîcheur et l'âcreté des arbres désirables, que ne vous ai-je donné ma vie ! Encore un peu, qu'on me laisse au regret de vos paysages, de vos filles, qu'on me laisse au remords de vous avoir quittées pour cette ville à présent sans relâche, où les orages n'ont pas d'odeur, terrains morts où l'on n'a plus peur d'un arbre immense, ni des femmes, mais de soi-même sourdement, dans l'insomnie du petit jour populeux… Calw en Wurtemberg, avril-août 1929. **** *book_ *id_body-3 Sur l'automne 1932 ou la naissance du personnalisme Déclics irréguliers de la machine à poinçonner les fiches d'entrée, derrière la porte en verre bosselé qui bat pendant une dizaine de minutes, vers sept heures du matin, sans aucun rythme, à quelques mètres de mon rez-de-chaussée d'HBM, route de Clamart, Issy-les-Moulineaux. Je ne vois rien d'autre que cette porte qui bat en haut de quatre marches de ciment, et le flot des ouvriers pressés, précipités par la crainte d'être en retard. Déclics irréguliers de la perforation et de l'impression de l'heure et de la minute sur un ticket glissé dans une fente exacte : peu de chose pour l'oreille, mais moralement l'un des bruits les plus humiliants que l'homme ait inventés. Le fait même d'exister souffre ici. Tout ce que l'œil enregistre est laid, sol cimenté, mur gris, coin de ciel sombre, et quelques toits de pavillons minables au-dessus d'une enceinte de briques. Les couleurs du monde sont éteintes, courant coupé, musique interrompue. Je ne vois cela que les jours où je suis malade, angine ou grippe, et la gentille redoutable concierge fait irruption dans mon deux-pièces portant un bol énorme, et glapissant : « Un lait au miel avec du rhum ! Buvez-le pendant qu'il est chaud ! » Il faut que j'y passe. C'est trop chaud et c'est écœurant. Et ça recommence chaque matin. (Guérir aussi vite que possible.) Normalement, je suis à sept heures dans le bureau du directeur de l'imprimerie. Puis je prends ma place à une table dans un coin de l'atelier des correcteurs. Je suis chargé d'un service d'éditions que j'ai dû d'abord mettre sur pied. Je sais maintenant ce que signifient une « remise aux libraires » « un treize douze », une « justification ». J'ai appris ces rudiments en allant questionner mine de rien des aînés qui sont de la partie, dans le triangle Montparnasse, Sorbonne, Saint-Germain-des-Prés. J'y vais en train, vingt-cinq minutes de Clamart à la gare Montparnasse, plus huit minutes à pied de la voûte d'entrée de notre bloc à la gare locale, à travers des terrains vagues : journées asservies à l'horaire, minutage des travaux, rendez-vous aussi difficiles à tenir qu'à obtenir. Ce qui m'avait amené là ? J'étais de toute passion et d'unique ambition un écrivain : je ne me voulais rien d'autre. Je plaçais Pascal et Rimbaud mais aussi Hölderlin et Novalis à l'ascendant de mon horoscope idéal, le réel étant gœthéen non seulement par le signe natal de la Vierge mais par l'influence du Lion. Pourtant, de mes études assez poussées — Neuchâtel, Vienne, Genève en huit semestres, lettres latines, allemandes et françaises, fortement étoffées de philosophie, de psychologie et d'histoire — j'avais retenu précisément ce qui n'était pas littéraire : les cours de Max Niedermann sur la linguistique de Saussure et de Meillet, et les séminaires de Jean Piaget sur l'épistémologie génétique et la représentation du monde chez l'enfant. (Il nous initiait aussi à la psychanalyse et nous introduisait dans des maisons de santé pour y interroger paranoïaques et schizophrènes, en guise de « travaux pratiques ».) À vrai dire, la littérature représentait déjà pour moi une manière de saisir des phénomènes vécus aussi peu « littéraires » que possible — du moins voulais-je m'en persuader — et d'y participer tout en les informant. Et le produit de cette interaction devait être d'une part l'œuvre écrite, un style d'abord, seul instrument qui pût capter un éventuel « message » pour notre époque ; d'autre part la métamorphose d'un individu empirique, d'un moi contingent et fortuit, mal formé, mal écrit en quelque sorte, mais en quête de sa secrète identité, et d'abord de son style de vie ; l'inventant par la quête elle-même… J'avais refusé un poste de professeur en Chine, au lendemain de mes derniers examens. Je voulais aller vivre, agir, écrire, au lieu où se déroulait l'Aventure de l'esprit : ce ne pouvait être alors, et pour moi, que Paris. Mais il fallait trouver le moyen d'y subsister et je n'en connaissais aucun. Mes études ne m'avaient préparé que pour l'enseignement, en somme, exclu sans discussion de mon programme de vie. Quant à une carrière littéraire : je ne pensais pas qu'un écrivain, du moins tel que je voulais être, pût « vivre de sa plume » ni que ce fût acceptable. Quelques semaines après mes examens finals, un téléphone de Paris m'offrait un job dans une société d'imprimerie et de publications protestantes en formation. J'aurais à diriger et d'abord à créer le département de l'édition. J'ignorais tout de ce métier. Et puis enfin… il y avait loin de l'emportement surréaliste de mes vingt ans au secrétariat peut-être obscurément utile des Éditions « Je sers » (car tel serait leur nom…). Mais j'acceptai immédiatement : j'avais changé.⁎ Des châteaux de la Prusse-Orientale aux HBM d'Issy-les-Moulineaux, il y avait eu dérive, crise et rupture. Mais aussi quelque chose s'était produit, d'assez proche de ce qu'on nomme une conversion — terme qui m'a toujours paru inacceptable et offusquant, s'agissant de moi. Dans un jour mat, près du bruit des machines, j'achevais de me réveiller, dégrisé. À travers mes errances danubiennes, et tant de nuits en train, de Vienne par Leoben noire et sonore, Udine au petit matin, Venise au loin sur sa lagune (souvenirs aigus du Danieli), Vicence, Vérone en fin d'après-midi au pied des longues collines piquées de villas claires et d'éclats du couchant sur une fenêtre, jusqu'aux jardins abandonnés d'un palais fou au bord du lac de Garde ; puis plus tard, seul et séparé, mes promenades aux lisières des forêts souabes, — les voies que j'avais suivies sans savoir où j'allais ne m'avaient pas conduit seulement du rêve romantique et passionnel à la « réalité rugueuse à étreindre », mais aussi d'un mysticisme orientalisant aux certitudes quelque peu provocantes d'un néophyte de la théologie dialectique, connue en France par de rares initiés. (De l'un d'eux, Pierre Maury, m'était venu l'appel. Il me suivait de près depuis deux ans, et me savait littéralement par cœur.) Après un hiver et un printemps dans un hôtel minable, près de l'Odéon — d'où parfois je sortais la nuit en habit et chapeau claque pour aller à quelque « bal blanc » danser devant une rangée de faces-à-main avec les plus beaux noms de France —, j'avais plongé dans mon nouveau métier en m'installant dans ce deux-pièces-cuisine de banlieue neuve.⁎ Au moment où le sort veut que je corrige les épreuves du Paysan du Danube (qui paraît à Lausanne, à tirage limité), tout en moi s'est tourné vers d'autres horizons que ceux d'un romantisme influencé par l'occultisme et le surréalisme. J'ai fait demi-tour : tout reste là, mais changé de signe… L'essai que j'écris sur Gœthe, fin février 1932, pour le centenaire de sa mort, décrit ce passage de l'ambition magique à l'action, la première devenant potentielle, la seconde actuelle. Je rentre de Francfort où nous avons tenu un congrès des jeunesses européennes. J'y suis allé avec des camarades de petits groupes politiques en formation. J'ai dormi dans le filet à bagages d'un wagon de troisième classe. À Francfort, nous étions logés dans une auberge de jeunesse. Philippe Lamour présidait, mèche romantique, bras en écharpe ; il dirigeait alors la revue Plans et son groupe avait pris l'initiative de la rencontre. J'ai connu là l'un des premiers ennemis intimes d'Hitler, Otto Strasser en uniforme de chef du Front noir, et plus près de nos idées, Harro Schulze-Boysen, chef du groupe « Gegner » (les Adversaires), futur héros de la Résistance allemande, intransigeant et beau, et qui mourra martyr dix ans plus tard. Le Carnaval animait les ruelles voisines de la place du Römer, palais de l'élection des souverains du Saint Empire romain de nation germanique . J'avais conscience de la précarité de l'époque « tardive » et « décadente » où nous vivions. J'écrivais sur ma table improvisée (un rayon de placard sur deux valises) ces lignes : …les temps nous pressent de toutes parts au choix, jusque dans nos admirations, nous pressent d'affecter toute chose, même spirituelle, d'une sorte de coefficient d'utilité. En ce jour de février 1932, dans ce Francfort en proie au Carnaval et à l'angoisse, ce n'est pas moi qui pose la question : elle m'assiège… Un immense glissement de la réalité hors des cadres d'une logique statique et cartésienne nous porte en des régions nouvelles de l'esprit où l'action redevient notre seul critère de cohérence… C'est dire que nous demandons aux œuvres que nous aimons de témoigner d'une certaine force de révolte. Notre premier mouvement nous porte pers Rimbaud, nous détourne de Gœthe. Mais prenons garde de tomber dans un conformisme à rebours, victimes de valeurs sentimentales héritées des temps révolus. Prenons garde de nous laisser convaincre par les seuls éclats d'un fanatisme à vrai dire splendide. Plus que jamais, il faudra s'appliquer à distinguer dans ce vertige la réelle puissance d'une voix volontairement assourdie. Le silence de Gœthe n'est pas moins dangereux, pour qui sait l'entendre, que l'imprécation de Rimbaud ; et tous deux nous contraignent aux tâches immédiates, c'est-à-dire : à l'actualisation de notre réalité. « Il faut être absolument moderne. » Dès mes premiers pas dans Paris, j'avais compris que les milieux dits littéraires l'étaient autant que les spectateurs d'un match sont sportifs. Seul, le petit bureau où Jean Paulhan dirigeait et faisait la nrf constituait un lieu propice aux surprises, un piège à l'insolite intellectuel, quelque peu comparable à ce qu'on nommera plus tard en physique atomique une chambre à bulles. Mais chez Charles Du Bos à Versailles, j'avais rencontré un personnage d'aspect massif, courtois et souriant, dont l'accent russe amenuisait les mots, encore qu'il parlât volontiers de « rigueur doctrinale et révolutionnaire ». Il me remit un manifeste de deux pages dont cette phrase me frappa, tapée en majuscule : « ni individualistes ni collectivistes, nous sommes personnalistes ! » À quinze ans, militant socialiste-révolutionnaire à Moscou, il avait échappé de justesse au poteau, pendant les journées d'Octobre. (Pris dans une rafle, des tracts plein les poches, on le pousse dans une file de prisonniers vers le lieu de l'exécution. Un officier de police inspecte la colonne : « Quel âge as-tu, toi ? — Quinze ans. » L'officier le considère avec curiosité et tout d'un coup : « Tu as de la chance, c'est l'âge de mon fils ! Tiens, voilà tout ce que tu mérites un grand coup de pied et fiche-moi le camp ! ») Sa famille avait fui en Allemagne. À Fribourg-en-Brisgau, il avait suivi les cours de Heidegger. Né juif, il devenait catholique, et signait Alexandre Mare des articles d'un ton violent qui paraissaient dans la revue Plans, où il m'introduisit bientôt. C'est par lui que j'ai connu — ou reconnu — le nom même du personnalisme et les rudiments d'une doctrine que ma récente découverte de la théologie barthienne me préparait à accueillir comme une expression adéquate de mes certitudes naissantes. Et c'est aussi par l'entremise de Marc, je pense, que je rencontre peu de temps après Emmanuel Mounier qui préparait Esprit, et Arnaud Dandieu qui allait inspirer le groupe de L'Ordre nouveau. Une pléïade de petits foyers se met à scintiller sur le tableau de bord d'une génération qui démarre. En juin 1932, je publie dans la revue Présence que Gilbert Trolliet dirige à Genève un article dont voici quelques extraits : « Présence » et « réalisation », ces deux thèmes de ton enquête sur l'Humanisme, je les nouerai dans le seul mot d'actualisation. C'est le mot de passe d'une génération révolutionnaire. Et en même temps la définition de notre humanisme, s'il est bien cette volonté de vivre « humainement » que dans le monde entier nous voyons se dresser contre la stérilisante convention capitaliste, contre le malthusianisme des virtuoses de la pensée sans douleur, contre une bourgeoisie que la jouissance du téléphone et de l'ascenseur console de sa déchéance morale, déchéance jalousée d'ailleurs par un prolétariat tout abruti de travail et de cinéma. L'humanisme d'un homme de 1932 et qui veut vivre, au lieu d'amèrement languir, c'est la Révolution, mais quelle ? Défense de l'homme total contre tout ce qui tend à le mécaniser, à le disqualifier, à le châtrer de toute violence spirituelle et créatrice. Le seul climat qui permette et suscite l'aventure spirituelle. Le seul aussi qui donne un sens à la douceur de vivre, à la tendresse. Et comment se défendre, sinon par l'attaque ? Sinon par l'affirmation de l'identité nécessaire de la pensée et de l'action ; sinon par l'effort d'instaurer une économie générale de la vie impliquant cette identité et fondant sur elle ses valeurs les plus hautes et les plus quotidiennes à la fois. Car s'il faut une morale simple, nous ne saurions admettre que celle qui dirait : « Faites ce que vous pensez, pensez ce que vous faites. » Alors que la formule d'une éthique bourgeoise est au contraire : « Faites comme tout-le-monde, et pensez ce que vous n'oserez jamais faire. » Faut-il, pour d'autres, préciser que le manque d'originalité de telles remarques constitue précisément à nos yeux leur intérêt humain ? Dans leur simplicité, elles suffiront longtemps encore à provoquer l'indignation révélatrice de tous les amateurs d'inextricable ; d'autre part, elles définissent suffisamment la cause commune de la jeunesse européenne. Le congrès de Francfort, organisé par Plans, a révélé cette unité fondamentale que créent en nous non pas des maîtres ni des noms, mais la consternante misère d'une époque où tout ce qu'un homme peut aimer et vouloir se trouve coupé de son origine vivante, flétri, dénaturé, inverti, saboté. La Révolution pour nous n'est pas la haine ; et ce n'est pas détruire. C'est le salut de l'homme en tant qu'homme et qui sent. « Une Actualité inséparable d'une Réalisation », disais-tu. Formule qui, je le sais, éveille un même « accord » profond, appelle une même « résolution » concrète chez les meilleurs esprits de notre génération, ceux de L'Ordre nouveau (Arnaud Dandieu, Robert Aron), ceux du groupe naissant qui s'intitule Esprit (Georges Izard, Emmanuel Mounier), ceux encore qui, venant de ces groupes, collaborent à Plans avec Philippe Lamour (Alexandre Marc, René Dupuis). Et tant d'autres ici, qui chaque jour se découvrent et sont découverts. À l'extrême droite, le groupe de Réaction (Thierry Maulnier) ; chez les jeunes protestants, le groupe barthien de Hic et Nunc ; chez les poètes philosophes, certains éléments subsistants de Philosophies, ou naissants, de Réalité. (Et je ne parle ici à peu près que d'amis, parisiens au surplus). Jamais, peut-être, une génération n'avait trouvé spontanément pareille communauté d'attitude essentielle. C'est qu'aucune jamais n'eut à dévisager une menace aussi pressante et planétaire. Rien ne peut plus nous détourner de la solidarité du péril. Et les problèmes exquis où s'attardent encore ceux que je décrirai comme les Prêtres de l'Insoluble, nous n'avons plus le droit d'y prêter une libérale complaisance. Laisse donc tous ces noms dont se meublent les notes de ton enquête, comme de guéridons démodés supportant des bouquins d'ornement : la cause des intellectuels n'est plus celle de l'esprit . Laisse-les donc chercher, jusqu'à la fin de leurs loisirs fiévreux, s'il faut faire quelque chose, et comment et pourquoi. Ce que nous devons faire est toujours assez simple, est toujours évident dès que nous possédons le courage de le voir et de l'assumer. Un acte de présence à la misère du siècle, une présence enfin qui soit un acte : car pour nous désormais la Révolution vit, si nous vivons. Autour de nous tout craque et nous appelle. Sur les tenants d'un ordre délabré, le Souci tend son aile mortifère, — la Frau Sorge de notre Gœthe. De tout cela nous ne sommes plus, n'appartenant plus à la mort, mais au combat de ce qui meurt et de ce qui renaît par cette mort. La neurasthénie broie les villes, où nous sommes peut-être seuls à connaître la force et la présence. Nous connaissons la vérité. Qu'elle soit tombée du ciel ou qu'elle éclate dans les choses, on nous demande seulement l'acte de la saisir dans son impérieuse évidence et dans sa violence éternelle. Privilège à vrai dire sans mesure ; oserai-je écrire : sans espoir ? Tâchons d'être joyeux et humbles. À la fin de l'été, rentrant d'une décade sur Gœthe à Pontigny, je trouve une assez longue lettre de Jean Paulhan : Croyez-vous qu'il soit prudent, ingénieux ou sage de se mettre à dix-huit pour découvrir la vérité ? J'espère bien que non. (Mais c'est pourtant un peu le sentiment que je garde de votre Cause commune.) Mais pour se plaindre de ne pas l'avoir découverte ? Soit. Mais pour dresser un cahier de revendications ? Peut-être. Mais pour préciser les conditions auxquelles la vérité devrait d'être acceptable ? Sans doute ; mais n'allez pas beaucoup plus loin. Et déjà il me semble que vous entendez par « révolution » trop de choses, ou trop peu. Quant à « humanisme »… vous m'accorderez bien que c'est surtout ce qui dépasse l'homme qui vous intéresse. Alors pourquoi reprendre des mots qui ont tant (et si mal) servi ? Pourtant… Ne serait-il pas intéressant de réunir, pour un numéro spécial de la nrf toutes les sortes de revendications dont il s'agit de Th. Maulnier à Dandieu ? Accepteriez-vous de vous en charger, de présenter les témoignages, de conclure ? Cela pourrait être assez intéressant, je crois, peut-être assez grave. Oui, mais je vis en plein chantier. Je commence à meubler (marché aux puces de Saint-Ouen) l'appartement que je vais partager rue Saint-Placide avec mon cousin Daniel Bovet, chimiste à l'Institut Pasteur . Nos éditions viennent de se transporter rue du Four, où elles ont ouvert une très spacieuse et très moderne librairie. Le comité directeur de L'Ordre nouveau y tient souvent des séances nocturnes, présidées par Arnaud Dandieu. Nous discutons thèses doctrinales et tactique, et préparons des manifestations publiques (dont l'une sur le « cancer américain » se tiendra Salle des Sociétés de Géographie dans une atmosphère houleuse à souhait). Dans le même quartier, rue des Saints-Pères, Mounier et Izard animent la revue Esprit (dont le premier numéro paraît au début d'octobre) et un mouvement de militants, la « Troisième Force ». Alexandre Marc assure avec moi la liaison entre les deux groupes personnalistes, si différents par leurs styles de pensée, leurs tabous et leurs allergies, parfois réciproques. Au surplus, je suis à la veille de publier une petite revue intitulée Hic et Nunc, dont j'assume l'entière responsabilité matérielle : finances à trouver je ne sais où, administration, qui se fera chez moi rue Saint-Placide, mise en pages, corrections, etc. Sur un tout autre plan qu'Esprit, péguyste et catholique de gauche, et que L'Ordre nouveau, qui prend ses références dans Proudhon, Marx et Nietzsche , les « cahiers périodiques » que je prépare avec un groupe d'écrivains, de philosophes et de théologiens protestants — Roger Breuil, Henry Corbin, Roland de Pury, Albert-Marie Schmidt — seront consacrés à la défense et à l'illustration d'une théologie dialectique et d'une philosophie existentielle dans la lignée de Kierkegaard, Dostoïevski, Karl Barth et Martin Heidegger, non sans références à Calvin pour la doctrine politique, que je définirai dès le premier numéro comme une « politique de pessimisme actif ». Quant à l'attitude que veut signifier notre titre et qui nous est commune à tous les cinq, rien ne la définit mieux que ces lignes de l'article d'Henry Corbin : Que signifie être-là ? (…) Par existence, nous ne pouvons essentiellement entendre que décision concrète, décision devant un possible parmi tous les possibles, qui dans cette décision vérifie pour nous sa réalité et sa réalisation. Elle n'est pas une hypostase ni une fixation théorique, elle a lieu chaque fois dans l'instant, hic et nunc.⁎ Seul à faire partie des trois groupes et à collaborer dès le premier numéro aux trois revues où ils s'exprimaient, je ne retrouve dans mes souvenirs nulle trace d'en avoir jamais conçu gêne ou malaise, bien au contraire. Cette triple allégeance m'assurait à la fois la liberté et plusieurs possibilités complémentaires de participer, de m'engager, voire d'assurer ces tâches pratiques dont j'ai toujours eu le goût et le besoin. Elle m'obligeait à vérifier ou rétablir sans cesse la cohérence de mes options théologiques, philosophiques et politiques. Et elle me permettait surtout de ne pas me laisser emprisonner dans les « disciplines de vote » qui tendent très vite à s'instaurer dans de tels groupes. Du même coup, j'échappais à la tendance inverse, le scissionnisme. Dandieu reprochait à Esprit un certain vertuisme de catholiques de gauche. Mounier reprochait à L'Ordre nouveau un ton tranchant, un certain sectarisme. Je leur donnais parfois raison. À Hic et Nunc j'étais avec des frères, mais seul préoccupé de tirer de nos recherches et de nos certitudes nouvelles des conséquences politiques et sociales, et ceci me ramenait vers les deux autres groupes. Ma position, que l'on eût pu croire « à mi-chemin » entre Esprit et L'Ordre nouveau, était en réalité de coïncidence partielle, mais alors sans réserve, d'une part avec l'essentiel de la doctrine ON (analyse dichotomique des fonctions créatrices et du domaine colonisé par la raison et la technique, fédéralisme de bas en haut, agressivité scientifico-technique mise au service de la personne), d'autre part avec l'ambition communautaire de Mounier. Mais c'était bien au nom d'une ombrageuse orthodoxie barthienne que j'acceptais tout cela — et demandais davantage . J'ai dit depuis que la liberté, c'est le droit d'appartenir à plus d'un club.⁎ Jean Paulhan de retour le 6 octobre, et les textes devant être remis le 1er novembre en principe, j'eus trois semaines pour solliciter et suggérer, obtenir, organiser et présenter une douzaine de textes, puis pour les faire accepter ou du moins tolérer par Paulhan ; le tout dans un concert quelque peu discordant d'exigences, d'exclusives, de démissions de l'ON, de lettres recommandées et de pressions diverses, individuelles ou collectives. Le 1er décembre 1932, le Cahier des Revendications parut eu tête de la nrf, réunissant les signatures des treize porte-parole de groupes qui se disaient et se voulaient « révolutionnaires  ». Dans cette cacophonie de refus de la société où nous vivions (l'hitlérisme montant et la guerre jetaient déjà leurs ombres), on pouvait distinguer deux thèmes, ou deux orientations maîtresses que je tentai d'analyser dans les Conclusions que voici : Nous sommes une génération comblée. Comblée de chances de grandeur, et comblée de risques mortels. Pour la jeunesse de 1932, le conflit de vivre, le paradoxe fondamental de toute « existence » se concrétise dans une « nécessité » révolutionnaire dont l'ampleur est sans précédent. Ce n'est plus seulement de conflits d'idées qu'il s'agit, ni même de conflits d'intérêts. Mais pour nous, entrés dans la vie sous le coup d'une menace de faillite planétaire, il ne peut s'agir de rien d'autre que de ceci : s'entendre sur le meilleur ou sur le seul moyen d'en réchapper, — l'imposer. Ce n'est plus pour quelque idéal que nous avons à lutter maintenant, mais pour que les hommes vivent et demeurent des hommes. Il y a deux camps : ceux qui veulent en sortir, — et ceux qui voudraient bien continuer, ayant certains intérêts dans l'affaire. Entre eux, la masse des braves gens persuadés qu'après tout ça va se remettre, ça va durer, puisque ça dure depuis si longtemps. Masse de sourds, de muets et d'aveugles, mais pas si sourds qu'ils ne s'irritent de nos cris. Il est vrai que certains, au lendemain de la guerre, ont trop souvent crié au loup, par goût des atmosphères tragiques. Littérature et mauvais caractère. Il y avait de quoi vous lâcher, braves gens, vous n'aviez après tout rien de mieux à faire. Et vous pensiez que la révolution, c'était une bande de méchants garçons. Puis vous avez pensé que c'étaient des gens dangereux et avides. Et maintenant, c'est vous qui glissez dans l'angoisse. Vous et vos maîtres. Bientôt vous chercherez des équipes de sauvetage. Ici paraît le communisme, comme une constatation de la faillite, une liquidation à un taux sous-humain. Voici le Plan, prêt à reprendre l'entreprise sur des bases plus rationnelles. Mais si c'était cette « raison » déjà qui se trouvait à l'origine de tout le mal ? Telles sont les composantes de notre situation. Nous sommes là : n'y pouvant plus tenir longtemps ; ne pouvant accepter de nous battre pour un « ordre » et des « idéaux » criminels. Il y a la guerre proche. La ferons-nous ? pour qui ? Il y a la misère présente : pour quoi la supporterons-nous ? La révolution, ce n'est plus un état d'esprit, ni un refus des tâches d'homme. La révolution est une nécessité au sens le plus banal du terme, et aussi à son sens de misère qui appelle. Nous ne sommes pas des « bourgeois-dégoûtés » ou des « prolétaires-avides-des-richesses-d'autrui », mais des hommes menacés, qui dévisagent la menace et contre-attaquent. Et alors, toute une jeunesse va se dresser ? Va prendre parti, et agir ?… — Paralysie. — Le salut qu'on lui offre il faudrait qu'elle le paie du prix de l'âme même. On nous donne à choisir entre un régime bourgeois odieux, raté, dont beaucoup meurent — et d'autre part une espérance, une utopie, qu'il nous est impossible d'accepter de « bon cœur », parce que nous n'y voyons qu'une réalisation épurée, tyrannique et privée de toute résistance interne, de cela justement que, dans le désordre régnant, nous détestons de toute la force de notre être : la primauté du matériel. Comment penser — si penser est inséparable d'une action — entre une bourgeoisie déchue et un marxisme faux ? Ni à gauche, ni à droite, il n'y a rien pour nous. Nous nous plaçons à l'origine de quelque chose d'autre, dont la réalité échappe encore à ceux qui récitent Marx : une utopie sans doute, — du moins vraie celle-là. Les témoignages qu'on a pu lire dans ce Cahier définissent deux positions révolutionnaires malaisément comparables : l'une matérialiste, l'autre personnaliste ; la première en voie de réalisation en URSS, la seconde encore mal dégagée de sa période de gestation doctrinale. Tout le monde sait ce que signifie politiquement le vieil appel à la lutte des classes, ce pragmatisme, cet acte de foi optimiste dans le cours « dialectique » de l'Histoire, qui caractérisent la position marxiste. Par contre, les bases doctrinales exposées ici par des membres d'Esprit ou de L'Ordre nouveau, pour n'être pas entièrement originales, ne peuvent manquer de déconcerter tous ceux qui n'imaginent de choix possible qu'entre un capitalisme plus ou moins fascistisé, et un communisme plus ou moins taylorisé. Les marxistes détiennent l'avantage certain de tabler sur une utopie partiellement traduite en faits. C'est même, à voir les choses de près, leur meilleur argument contre les révolutionnaires non marxistes. Mais comment nous laisser convaincre par une réussite matérielle, temporaire, et d'ailleurs discutable ? C'est l'homme qui se révolte en nous contre le marxiste. Vous n'y ferez rien. Et nous ne trahirons pas l'homme tel qu'il est, sous prétexte qu'il faut se hâter, et qu'en Russie c'est en train de marcher. Nous jouerons tout sur une révolution vraie. Les catastrophes sont proches. Nous ne sommes plus les seuls à le dire. Beaucoup de capitalistes l'ont si bien compris qu'on peut les voir déjà préparer en sous-main des terrains d'entente avec l'URSS. Nous ne pensons pas que la guerre soit, comme l'écrit Henri Lefebvre, la seule « chance » des capitalistes. Il en est une moins coûteuse à risquer et qui consisterait à se laisser convaincre… Tout les y pousse, et l'on se demande en vain quelle idéologie les empêcherait encore de répondre aux invites de ces parents naguère inavouables, mais qui soudain font mine de « réussir ». N'est-ce donc plus qu'un conflit d'intérêts ? Et d'intérêts qui ne sont pas les nôtres, qui ne sont pas les intérêts réels d'un être aux prises avec la condition humaine ? Ni pour le mensonge d'hier, ni pour celui de demain nous ne verserons notre sang. Il y a une vérité qui domine et condamne tout cela. Entre le communisme et la révolution personnaliste, l'opposition doctrinale peut se définir simplement. Les uns croient, avec Marx, à la réalité d'une dialectique ternaire ; ils placent leur espoir dans l'avènement de synthèses successives, acheminant l'espèce vers un équilibre final, triste réplique du millénium chrétien. Les autres, avec Proudhon, refusent toute synthèse, toute solution mécanique du conflit nécessaire et vital. Il n'y a pas de « troisième terme », — ou c'est la mort . Mais la co-efficience de deux termes vrais, et assumés comme tels, c'est la personne. L'opposition de Proudhon et de Marx, sur le terrain économique, traduit exactement l'opposition de Kierkegaard et de Hegel dans le domaine religieux. Elle traduira demain l'opposition des nations collectivistes et des patries personnalistes. Mais où sont les motifs de notre choix ? J'en indiquerai trois : 1° La seule révolution qui nous importe concerne l'homme, exprime ses données élémentaires : elle n'est qu'une projection du conflit de la personne. Les marxistes nous accusent de mêler des notions « morales » — ainsi désignent-ils la notion de personne ! — aux forces politiques et historiques qui, selon eux, déterminent entièrement le devenir révolutionnaire. Mais c'est de la mythomanie : les Forces économiques, dont ils parlent avec tremblement, n'existent pas. Elles font partie de ces créations pseudomystiques qui pullulent dans un monde athée. Quelle que soit d'ailleurs la conception historique que l'on ait, il faut pourtant reconnaître que la personne est un facteur décisif, sinon suffisant, du processus révolutionnaire, et que nier cette valeur décisive de la personne, c'est désarmer la révolution. Mais il y a plus. Si la personne est véritablement l'élément décisif de la réalité humaine, toute révolution est vaine qui se fonde sur des faits mortels pour la personne, même si « ces faits sont les faits » comme on voudrait nous le faire croire. Une révolution n'agit pas dans le vide, mais contre quelque chose : elle se fera contre ces faits. Elle sera « acte ». 2° Le matérialisme décrit un monde tel qu'on ne voit pas où l'acte peut s'y insérer. Comment croire que l'esprit puisse agir sur les faits autrement que par une suite de coups de force, d'actes créateurs, — révolutionnant le déterminisme rigoureux de la matière abandonnée à elle-même ? La dialectique historique à trois temps est une arbitraire projection dans les choses d'un mécanisme de « l'intelligence-outil ». Théorie dont le fatalisme interne reparaît sans cesse dans les propos des marxistes les plus émancipés, les moins « mécanistes », théorie qui ôte à l'acte toute efficacité créatrice et par là même doit être dénoncée comme antirévolutionnaire. Le matérialisme, c'est l'opium de la révolution. 3° La conception personnaliste est seule capable d'édifier un monde culturel, économique et social qu'anime un risque permanent, essentiel. L'État marxiste idéal ne laisse subsister que les risques accidentels ; il réduit l'aventure humaine à un déroulement indéfini de changements, justiciables tout au plus de la statistique. Mais les marxistes répugnent à nous suivre sur ce terrain. Suivons-les donc sur le leur. Ils opposent à nos « rêveries » l'action. Qu'appellent-ils l'action ? Est-ce un opportunisme purement tactique, d'allure électorale ? « Toutes les tentatives qui ne se fondent pas sur la classe révolutionnaire ne comportent pas de points d'application », écrit Nizan. Voilà bien la suprême « évasion » de nos intellectuels, même marxistes. Abdication de la pensée entre les mains du prolétaire qui, justement, avait besoin d'être conduit par la pensée de quelques-uns  ! Mais ce sont les « rêveries » des « penseurs » qui ont fait toutes les révolutions ! Lénine réussit une révolution d'intellectuels dans un pays qui compte à cette époque moins de 3 millions d'ouvriers sur une population de 160 millions, et où la bourgeoisie existe à peine en tant que classe, d'ailleurs brimée. En février 1917, les bolchevistes sont 200. En octobre, ils s'emparent du pouvoir sur toutes les Russies. En 1932, le parti ne compte encore que deux millions de membres, sévèrement contrôlées. « Mais, nous dit-on, les constructions d'un Lénine n'étaient pas songes, elles s'appuyaient sur le mouvement de l'histoire. » Nous avons affaire ici à un veritable mysticisme de la réussite, à un fatalisme, à un pragmatisme historique dont le fondement matérialiste n'exige rien de moins qu'un acte de foi. Un tel mysticisme a-t-il en France la moindre chance de succès ? Où est sa tradition vivante en ce pays ? La violence des communistes français reste le plus souvent verbale, électorale ; elle n'est pas dans leur doctrine constructive. Elle se fonde sur des apparences, voire sur des faits actuels, mais insuffisamment analysés. Les faits, demain, parleront pour nous. L'Ordre nouveau, Esprit, travaillent dans la ligne des forces révolutionnaires profondes de la France. Cette révolte de la personne, c'est la révolte de 89 dans ce qu'elle garde de valable et de dynamique ; c'est dès à présent le ressort de la nouvelle Révolution française. La volonté, la possibilité de rupture, affirmée par les politiciens marxistes, mais niée en sous-main par leur doctrine, est de leur part une duperie manifeste. Je les entends menacer le bourgeois mais je ne vois pas en quoi la tyrannie du matériel qu'ils prônent est meilleure pour les hommes que le présent désordre. Je ne vois pas qu'ils connaissent l'homme mieux que nous. Je ne les vois pas plus forts. Je vois bien l'accumulation de leurs griefs, — dont beaucoup sont les nôtres, mais nous en avons davantage. Ils jouent sur une révolte des hommes contre le capitalisme ; mais cette révolte va se tourner contre eux. On va voir qu'ils font la même chose, c'est-à-dire qu'ils font pire que ceux qu'ils attaquent . Cela commence à se savoir. Ils promettent du pain, et croient ainsi triompher à la fois des bourgeois, et de la vérité humaine de nos doctrines antibourgeoises. Mais ils ne donnent pas de pain. Ceux qui ne promettent que du pain, finalement, n'en donnent jamais. Nous avons en commun avec eux certains mots d'ordre immédiats : lutte contre le capitalisme, le fascisme, leurs mystiques et leurs créations politiques, condamnation de l'individu, de la « pensée » bourgeoise (la pensée sans douleur !), des méthodes policières grâce auxquelles se maintient le désordre établi. Mais nous allons plus loin dans la critique de ce désordre jusqu'à ce point où le marxisme, révélant sa vraie nature, apparaît comme un cas privilégié de la folie capitaliste-matérialiste. Non, ce n'est pas une classe que nous devons sauver, c'est l'homme menacé dans son intégrité. Sauver l'homme, ce n'est pas sauver des consommateurs. Ce n'est pas sauver des entreprises, des nations, les intérêts (?) du monde. On nous demande : que signifie « sauver le monde » ? Rien. Au sens fort du mot, le salut n'est pas à débattre sur le plan de l'humanité, mais entre l'homme, entre tel homme et la Réalité qui seule peut garantir son être. — Encore faut-il que les conditions matérielles permettent à ce suprême et quotidien débat d'avoir un sens, un point d'application : la personne. Tel est, en dernière analyse, le fondement, l'enjeu de la révolution nouvelle. Ici, je ne dirai plus nous, mais je. À la question « Prenez-vous au sérieux vos idées, y croyez-vous ? » les hommes de ce temps n'aiment pas répondre, car c'est une question personnelle, une mise en question réelle. Je la cherche. Ce qu'il faut pour légitimer un système d'idées en elles-mêmes justes et opportunes, c'est une violence spirituelle qui existe déjà au-delà des bouleversements nécessaires ; une substance, une exigence impossible et qui est la seule chose que les hommes éprouvent dans le fond de leur être. Il faut derrière ces idées une masse volontaire, une pesante contrainte de foi, une pureté terrible et humble. Loin de moi la pensée que par des arguments nous pourrons triompher d'autre chose que d'arguments. À l'effort admirable du peuple russe retrouvant la grandeur des luttes élémentaires, n'aurions-nous à répondre qu'un dogmatique « Tu te trompes » ? Les hommes n'entendront de nous que notre volonté de sacrifice, de pauvreté. C'est dangereux, c'est grave de penser juste. La vérité ne peut exister parmi nous que sous la forme d'une accusation personnelle. Il faut savoir entendre ce mutisme formidable. Je crois que seule la foi peut en donner jusqu'au bout le courage. Je parle de la foi chrétienne où je veux être, de ce suprême « choix » qui ne vient pas de moi, mais qui soudain me choisit, me saisit. Je parle de cette seule chose au monde qui n'ait pas besoin d'arguments pour juger les idoles du monde ; de cette seule chose pour laquelle j'accepterais la mort, parce que ce ne serait pas crever bassement dans la haine, mais ce serait un acte enfin dans lequel je posséderais toute ma vie, d'un seul coup, en la donnant. Je n'ai pas à sauver quoi que ce soit de la terre, mais seulement à recevoir le pardon. Or il n'est de pardon que pour celui qui agit. On me dira sans doute que je me perds dans ma mystique ? Allez, vous ne vous retrouvez que trop bien dans les vôtres ! Déjà les hommes le pressentent : il n'y a rien d'autre à attendre que cette force surhumaine d'entrer dans l'Ordre de la Pauvreté, qui vaincra toutes les révolutions — après les avoir faites.⁎ Je retrouve une page datée de février 1933, où je notais les réactions à ce Cahier d'une vingtaine de mes aînés. Chose curieuse, il s'agit uniquement d'écrivains : je ne connaissais apparemment aucun homme politique notable. Voici quelques exemples : Paul Desjardins : grand intérêt, émotion, conférence à l'Union pour la Vérité. Benda : id. article ? Renéville : préfère les deux marxistes, les autres : « contre-révolutionnaires ». Antonin Artaud : voudrait du sang, proteste contre l'humanitarisme des marxistes. Drieu La Rochelle : « bouleversé, la jeunesse est fasciste ! » Eugène Dabit : aurait aimé en être avec son groupe prolétarien. Gide : « troublé ». Léon-Paul Fargue : « La Révolution, je l'emmerde ! » Daniel Halévy : mécontent, c'est vague. Gabriel Marcel : enchanté, d'accord avec l'ON. Pierre Maury : beaucoup de littérature. Robert Garric : « On n'envoie un tel SOS au monde que si tout semble actuellement déshonoré et perdu. » Et il y eut la diatribe exaspérée de Paul Nizan dans la revue Europe. Quand j'avais demandé un texte à l'auteur des Chiens de garde, il était venu tout de suite sonner chez moi pour savoir qui devait être de l'affaire. Il y eut pendant sa visite une panne d'électricité, et il dut profiter de la lueur des réverbères de la rue Saint-Placide pour écrire près de la fenêtre, dans son petit carnet, les noms et qualités des treize participants. Il était myope et maigre, dur et frêle à la fois, méchant par sentimentalisme refoulé, pensais-je. J'admirai la rigueur de l'interrogatoire qu'il avait préparé avec un soin visible, et auquel je répondis très complètement. Le 8 novembre, il m'écrivait qu'il avait remis son papier à Paulhan, et allait m'envoyer « des propositions de lutte commune sur des objectifs précis ». Mais soudain, dans un pamphlet intitulé : « Sur un certain Front unique » (Europe du 15 janvier 1933), il nous traite de « sergents recruteurs » et de « fascistes », et dénonce « une manœuvre trop claire… qui vise à établir une confusion propice, etc. » Bref, je l'aurais trompé sur la composition et sur les objectifs du Cahier. (J'eus la naïveté de m'indigner de ce mensonge en service commandé. Je devais en voir d'autres par la suite, n'émanant pas souvent d'aussi pures convictions.) Nizan s'imaginait vraiment « qu'il n'est pas question de faire quelque chose pour les ouvriers. Mais avec eux. Mais à leur service. D'être une voix parmi leurs voix. Et non la voix de l'Esprit. Il est question d'être utile. Et non de faire l'apôtre ». En fait, il n'avait d'autre utilité que de « faire l'apôtre » dans les revues bourgeoises au profit de l'Appareil qui allait signer un pacte avec Hitler. C'était cela que les intellectuels de gauche jugeaient alors réaliste, efficace, pur et dur, révolutionnaire, et traduisant l'aspiration des masses. Plus sérieuses, ces lignes que m'adressait Paulhan le 9 décembre : Il se dégage des nouvelles lettres que je reçois à peu près la réaction suivante : « Ce que dit D. de R… est très bien mais cela pourrait sembler dans un an tout à fait ridicule. Qu'est-il disposé à faire dès maintenant ? » Je ne sais ce que je lui répondis alors, et l'on va lire où je me trouvais un an plus tard, mais après un bon tiers de siècle, je vois ceci : pendant ces mois de l'automne de 1932, à Paris, le destin d'une génération intellectuelle s'est noué. Dès maintenant nos choix publiés engagent ce que nous allons « faire » de toute nécessité intime et déclarée, le temps venu. Nos destins individuels sont signés, eux aussi, dans ce Cahier — qui put apparaître à beaucoup comme une espèce de Kriegspiel révolutionnaire joué par de jeunes intellectuels sans expérience politique. On peut y lire que Nizan sera durement écœuré quelques années plus tard, car c'est une passion vraie (quoique égarée) qui le faisait alors nous traiter de fascistes, et pas seulement la discipline aveugle d'un parti dont le chef allait signer le pacte scélérat (aussitôt acclamé par Aragon). Et de même, la vraie générosité qui anime le texte d'Henri Lefebvre laisse pressentir qu'un jour ou l'autre, il sera contraint de rompre avec ce même parti. Mais surtout, l'on peut voir se dessiner les lignes de force de la future Résistance à l'hitlérisme, tracées par les personnalistes et par eux seuls. Certes, les communistes les rejoindront plus tard dans les maquis et les réseaux, après qu'Hitler aura échoué devant Moscou. Mais quant aux révolutionnaires qui ont souci de l'homme, croient à l'Esprit, et que les porte-parole du stalinisme insultent en 1932 en annonçant que « leur rumination ira se perdre demain dans le fascisme français » (Nizan), il est clair que dès ce moment ils sont totalement engagés, voués à la lutte concrète, la lutte à mort, contre ce nazisme justement dont le communisme se fera dans peu d'années le compère et le complice, jetant toute l'Europe au désastre. On lit dans ce Cahier les principes assurés et contraignants d'une prochaine Résistance qui sera européenne. Si la lutte pour l'union de l'Europe n'est pas encore déclarée, elle est inscrite dans les termes du programme de L'Ordre nouveau comme dans le ton et l'esprit d'Esprit . Ce n'est pas un hasard si l'on retrouve dans les mouvements fédéralistes européens à partir de 1946, ceux des auteurs du Cahier qui sont restés politiquement actifs, Robert Aron, Alexandre Marc, Thierry Maulnier et moi-même, Mounier se tenant un peu en retrait — et il va subitement nous manquer pour toujours. Mais plus encore que nos personnes et les anciens jeunes militants de nos groupes devenus députés ou ministres, ce sont toutes nos idées maîtresses qui vont dominer l'aile marchante du Mouvement européen. Avec le recul du temps et connaissant la suite, on voit bien aujourd'hui que deux mouvements d'idées, deux prises de conscience de l'époque ont marqué ce qu'on appelait l'entre-deux-guerres : le surréalisme dans les années 20, le personnalisme dans les années 30. Le premier a formé la sensibilité de plusieurs générations, dont la mienne. Le second a préparé la Résistance, qui engendrera le fédéralisme européen. En somme, ceux qui ont le moins « fait » pendant ce temps-là, ce sont ceux qui affectaient de mépriser l'inefficacité de nos doctrines « utopiques », ceux qui n'avaient pas assez de sarcasmes pour l'âme et les « belles âmes » qu'ils nous attribuaient, ceux qui enfin se voulaient (et sans doute se croyaient) seuls disposés « dans le sens de l'Histoire », quand nous tentions de l'orienter. Qu'ont-ils donc obtenu pour ce Prolétariat qu'ils faisaient profession de vénérer ? Quant à leurs dévouements incontestables, ils n'auront servi qu'un parti : celui que Nizan maudit à la veille de sa mort.⁎ Lorsque l'Union pour la Vérité, de Paul Desjardins, organisa en février 1933, rue Visconti un entretien sur « une attitude révolutionnaire non marxiste », à propos du Cahier de Revendications, il devint clair qu'une génération venait d'accéder à la conscience de son destin mais aussi de sa vocation. Un jour, beaucoup plus tard, après la guerre, Silone m'a dit : « Comment se fait-il ? Vous n'avez jamais été communiste ni fasciste, vous n'avez jamais eu à surmonter ces choses en vous-même et vous pensez pourtant si près de nous, vous luttez avec nous… » Il se peut que mon évocation rapide des circonstances de l'automne 1932 réponde à la question de Silone. Ce qui nous réunit, c'est une angoisse commune devant l'aliénation croissante de l'homme du xxe siècle, non seulement dans le monde capitaliste, mais plus encore en Russie stalinienne et dans tous les pays occupés ou menacés par les formes fascistes du totalitarisme. Le jeune Marx — dont on parle beaucoup dans nos groupes — avait repris de Hegel ce terme d'aliénation, que j'interprète dans le sens d'une spoliation de l'identité profonde d'un homme, appelant une réponse personnaliste précisément, et non collectiviste ni étatiste — ces autres formes du même mal. Au cours des mois suivants, le débat philosophique se noua autour de la notion de personne. Arnaud Dandieu et moi nous étions partagé la rédaction d'un long essai sur L'Acte comme point de départ et nous le défendîmes devant le groupe de Koyré, Gurvitch, J. Wahl, etc., qui publiait alors les Recherches philosophiques, où notre texte parut. Ma « Définition de la Personne », écrite à cette époque et publiée un peu plus tard dans Esprit, devait faire l'objet de deux débats d'un autre groupe de philosophes réunis autour de Berdiaeff et de Gabriel Marcel. Distinguer la personne de l'individu des libéraux, mais aussi du « soldat politique » des totalitaires devint bientôt le pont aux ânes des discussions politico-philosophiques dans les jeunes revues. Au début de l'été je me mariai, et au retour d'un bref voyage qui nous avait conduits à Port-Cros chez les Paulhan, je reçus coup sur coup un télégramme m'annonçant la mort de Dandieu à la suite d'une minime opération ; une lettre de Leo Ferrero me félicitant pour mon mariage, et j'avais lu la veille l'annonce de sa mort accidentelle à Santa-Fe, Nouveau-Mexique ; enfin un téléphone qui m'apprit que mon job était supprimé. La société qui m'employait depuis près de quatre ans déposa son bilan à la fin de l'été 1933. Une petite compagnie d'éditions devait lui survivre pour exploiter le fonds précieux des auteurs qu'elle avait traduits et introduits en France : Luther, Kierkegaard, Berdiaeff, Karl Barth et ses premiers disciples, à quoi s'ajoutaient plusieurs tomes de rapports importants du Conseil œcuménique des Églises, origine d'un autre mouvement de fédération, qui lui aussi va s'épanouir après la guerre, et qui sera l'une des motivations de Vatican II. Chercher d'autres moyens de vivre à Paris ? Je ne l'essayai pas bien fort, à vrai dire. Je saisis l'occasion de plonger dans ma liberté, dans ses risques. **** *book_ *id_body-4 Journal d'un intellectuel en chômage Préambule Une vague vient se jeter sur la bâche qui couvre l'avant du bateau, et de l'eau gicle sur nos visages glacés. « Tire le gramophone entre tes jambes, là, sous ton imperméable, que le cuir ne soit pas mouillé. (C'est qu'on nous l'a prêté, il faut le soigner…) Nous sortons du port, et tout de suite la mer est forte. Un éclair sur l'eau verte, un gros coup de vent : voilà nos compagnons de voyage, le médecin de l'île et trois représentants de commerce, qui se précipitent dans la cabine de la cale par une espèce de trappe. Nous restons seuls sur le pont, ma femme et moi, à entasser nos valises tant bien que mal à l'abri. Un autre éclair siffle et claque tout près. La tempête est venue brusquement avec l'aube. Depuis une heure nous battions la semelle sur les quais déserts de ce port fantomatique, sans ville derrière lui, vaguement américain et militaire, sous un ciel bas couleur d'acier où rien ne bougeait, et voilà tout d'un coup cet orage de novembre qui crible et bat les flots durant la courte traversée, puis s'apaise non moins subitement à l'instant où nous touchons l'île. La colère du détroit nous a salués ! J'accepte cet augure à double sens, certifiant la présence d'un destin. Voici l'île : une plage basse, quelques pins, deux ou trois baraques. Nous traînons nos valises le long d'un appontement interminable jusqu'à l'autocar où notre petit groupe de voyageurs transis s'installe rapidement. Après quoi l'on attend pendant une bonne demi-heure : le chauffeur et les gars de la buvette ont bien des choses à se raconter. Dès le démarrage, la voiture craque et crisse de partout. Un incroyable cliquetis de vitres va nous accompagner pendant deux heures et demie, — car l'horaire n'en prévoit pas moins pour parcourir les trente-huit kilomètres de l'île dans sa longueur. Nous traversons de longs villages blancs et bleus aux maisons basses, des champs pauvres, des landes où le soleil qui reparaît fait briller des pyramides de sel. Au loin, parmi les lagunes et les marais, pointent de grands clochers peints de blanc jusqu'à mi-hauteur, et de noir au-dessus, repères pour les navigateurs. L'autocar sent la marée fraîche. Des paysannes en coiffe, assises au fond, jacassent dans leur patois rapide et monotone. Je crois que je me suis endormi un moment. Nous approchons du dernier village. L'île devient très étroite. Par endroits, ce n'est plus qu'une bande de terre aride, portant la route, un mur qui fait digue, une haie de tamaris. À gauche, l'océan invisible derrière le mur ; à droite, des marais salants avec leurs cloisons délicates contre lesquelles s'amasse l'écume rousse. Une grande lumière humide baigne ce paysage horizontal. Des voiles ocrées passent au ras des dunes basses qui ondulent à peine, en demi-cercle devant nous, marquant la fin des terres vers l'ouest. Sur la dernière lande, la dernière maison luit doucement. Nous voyons de loin sa façade blanchie, où les volets d'un bleu pâle semblent peints à l'aquarelle. C'est une maison simplette, telle qu'en dessinent les enfants, joli rectangle clair posé sur l'horizon, un peu au-delà des limites européennes, dans une espèce de terrain vague de la civilisation d'Occident, pays dénué et purifié, ramené à la nudité des quatre éléments primordiaux : la terre, la mer, le ciel, et le feu de la lumière. Nous vivrons bien !⁎ Je revois, je revis si bien cette traversée, cette tempête courte, brusquement dramatique, cette étrange coupure qu'elle a faite dans ma vie, entre les derniers jours passés à Paris non sans fièvre et cette arrivée au soleil dans une liberté naïve et nue, pauvre et joyeuse… Mais je sens bien qu'il me faut expliquer pourquoi nous venions dans cette île à la saison où il convient plutôt de la quitter quand on le peut. Si, par cette aube de novembre, sur les grands quais de ce port atlantique, j'en étais à considérer d'un œil brûlé par l'insomnie les flots de l'océan maussade et les pauvres rivages du détroit, c'est fort apparemment que je n'avais rien de mieux à faire. J'étais chômeur depuis trois mois. On m'offrait un abri quelque part, une maison vide pendant l'hiver, une occasion de solitude désirée en secret dès longtemps. Je poudrais bien n'avoir pas l'air trop romantique : mes dernières années de Paris m'avaient appris que cette ville, au moins pour la jeunesse sans argent, est la ville des gérants ignobles et des concierges, des Lieux-sombres-et-populeux où il faut pénétrer l'âme basse et la petite enveloppe à la main. Tant d'autres disent : Allons-nous-en, et restent faute d'imagination. Et pourtant il suffit de bien peu pour partir : la France a des milliers de maisons vides. Dites autour de vous que vous en cherchez une, et vous en trouverez, pour rien, ou pas grand-chose. Encore faut-il savoir comment on y peut « vivre ». C'est à cette question judicieuse que j'ai voulu répondre par ce livre. Peut-être mon récit n'a-t-il pas d'autre but que de décrire un précédent, d'affirmer que cela peut se faire, que cela s'est fait, qu'il y a là un bonheur… Première partie N'habitez pas les villes ! Début de novembre 1933. Je commencerai par l'inventaire de mon domaine. Je ne suis pas propriétaire, c'est entendu. Je ne possède légalement que des valises, de quoi me vêtir, et quelques livres. Mais aussi, je ne puis vivre nulle part sans me créer des possessions, appelant ainsi toute chose que je sais mettre en œuvre à ma façon, et peu capable de comprendre que l'on veuille « avoir » autrement. Posséder, ce n'est pas avoir. Ce n'est pas même avoir l'usage éventuel de quelque chose. Mais c'est user en fait de cette chose-là. C'est donc un acte, et pas du tout un droit. Et ce n'est pas une sécurité, ni rien qui dure au-delà du temps qu'on en jouit. Cette maisonnette, ce jardin et cette île, seront miens selon la puissance avec laquelle j'en saurai faire usage, pour une fin qui leur est étrangère et qui me commandera de les quitter le jour qu'ils y mettront obstacle. (Pour les bourgeois, l'idée de propriété est liée à l'idée d'héritage. Par quelle folie pensent-ils pouvoir « hériter » des biens de leurs pères ? Il faut tout ignorer de la vraie possession ! Une chose n'est mienne que pour un temps, et si je change, elle me devient impropre. Je n'hérite pas même de moi ! Ou alors, l'héritage est cela dont on ne peut pas se délivrer à temps, et devrait être défini franchement comme ce qui est incommode ou impropre, et dont il faut tâcher de se délivrer coûte que coûte.) Mon domaine, c'est ce que j'ai sous la main. Voici d'abord la table que je me suis fabriquée : j'ai trouvé dans le chai deux tréteaux et deux planches bien rabotées ; j'ai dressé cela devant la fenêtre ouverte sur les verdures encore vivaces du jardin. Quand je lève le nez, je vois la cour de terre battue à l'ombre de ses deux tilleuls, la margelle du puits à gauche, où repose une vieille chatte, le chai à droite. Au-delà de la cour, les planches incultes du potager, de chaque côté d'une allée bordée de rosiers. L'allée aboutit à une porte de bois à deux battants, à demi cachée par des lauriers épais. De hauts murs blancs enclosent de tous côtés ce jardin de curé qui a juste la largeur de la maison. On ne voit rien que le ciel au-delà, un ciel lavé, tissé d'oiseaux, et parfois traversé par un nuage rapide. En me retournant à droite, je vois par une autre fenêtre un coin de lande, et des petites dunes broussailleuses qui ferment l'horizon bas. Peu de terre et beaucoup de ciel, et partout cette humide lumière blanche qui met des ombres si légères, vertes et bleues, sur les murailles rosées. La maison compte deux chambres au rez-de-chaussée, séparées de la cuisine par un couloir dallé. À l'étage, où l'on parvient par un petit escalier qui prend au fond de la cuisine, deux autres chambres assez vastes et presque vides, auxquelles le toit sert de plafond. Très peu de meubles, comme j'aime. Des murs blanchis ou teintés de bleu clair, des planchers rudes. Décor candide et gai, oui vraiment plus gai qu'ascétique. Dans le chai, à la porte un peu trop basse, règne une pénétrante odeur de laurier. On distingue dans l'ombre des amas de branchages, des outils et des treilles pour la pêche aux crevettes. Je me suis procuré un petit tonneau de vin blanc de l'île. C'est un clairet assez acide, qui laisse peut-être un léger goût iodé, au moins l'on est tenté de l'imaginer : la vigne croît ici au ras d'un sol sablonneux que l'on fume avec du varech. De l'île, du village, de la mer, je ne veux rien dire encore : je laisse tout cela se mêler à ma vie, dans l'heureux étourdissement de la lumière maritime. Pour mes pensées, je les occupe en attendant à de petits exercices formels, sans nul rapport avec ce beau vertige de liberté. Depuis six jours que nous sommes arrivés, je n'ai lu que les Règles de Descartes, comme on ferait un mot croisé, pour tuer le temps avant un rendez-vous. 10 novembre 1933. Ce journal n'aura rien d'intime. J'ai à gagner ma vie, non pas à la regarder. Toutefois, noter les faits précis qui me paraîtront frappants ici ou là, c'est une sorte de contrôle amusant et utile — pour plus tard — et c'est une bonne discipline de l'esprit que la description objective. Me voici engagé dans une expérience forcée de vie pauvre, libre et solitaire — trois grands mots ! et pourtant c'est bien cela — tout au bout d'un pays dénué de ressources, pratiquement analogue, j'imagine, à un poste colonial aux limites du désert. Curiosité, comme au début d'un film. La situation est d'ailleurs excellente pour l'instant. Il nous reste encore de quoi vivre pendant six semaines environ, si du moins nos calculs sont justes : 900 francs, un bon toit, et le temps de voir venir. Ceci posé, il s'agit de vérifier et de noter ici au jour le jour : 1. (Problème matériel : ) Si l'on peut vivre loin des villes sans emploi ni gain assuré, et se procurer tout de même le strict nécessaire par des articles, traductions, etc. (qu'il me reste d'ailleurs à trouver) — et combien coûte ce strict nécessaire. 2. (Problème psychologique : ) Si ce régime est favorable ou non à la maturation d'une œuvre ; — s'il est moins démoralisant que le régime parisien ; — s'il endort ou s'il excite l'esprit ; — enfin s'il rend neurasthénique, ou furieux, ou content, etc. 3. (Problème social : ) Si les contacts inévitables et quotidiens entre un « intellectuel » de ma sorte et les habitants du pays, se révèlent bons, mauvais, ou simplement indifférents (je veux dire féconds, irritants, ou stériles) pour mes voisins aussi bien que pour moi. Du 10 au 17 novembre 1933. Pour parer au plus pressé, écrit et envoyé six articles à des revues, hebdomadaires et journaux. Grande facilité de travail dans ce silence à peu près absolu. Mais aussi j'ai l'impression nette d'utiliser la fin de l'élan intellectuel qui me soutenait à Paris. Ces deux derniers jours déjà, j'arrivais mal à prendre au sérieux l'actualité de ce que j'écrivais. Il faut avouer qu'il s'agissait, dans ces articles, de ce que les gens croient être actuel, ou sont censés croire actuel, dans la littérature ou les idées. C'est cela qui paye, et qui m'ennuie. J'ai gardé pour la fin — ce sera demain — la rédaction de deux articles destinés à des revues de jeunes (non payantes bien entendu), et que je vais sans doute écrire d'un trait, parce que j'y parlerai de notre affaire, avec nos mots, dans notre liberté. Après quoi, je pourrai travailler. Aujourd'hui c'est le jour du repos. J'ai trouvé au fond d'une armoire, derrière une pile d'assiettes, deux volumes sur l'histoire de l'île, ses coutumes et son dialecte. L'un est l'œuvre d'un archiviste du continent. Il affecte une douce ironie sorbonnarde pour les petits événements qui se déroulèrent dans ce coin de pays, et surtout pour les légendes locales, qui ont fortement exagéré et embelli tout cela… La science réclame de petits faits vrais. Elle tend aussi, il faut l'avouer, à ne tenir pour vrai que ce qui est petit. Laissons donc de côté ce petit travail qui a dû valoir les palmes à son auteur. Le second bouquin, c'est l'œuvre d'un vieux médecin tout plein de verve et de gaillarde érudition, comme il s'en trouve un peu partout pour sauver l'esprit d'un pays. J'ai passé tout l'après-midi dessus. Cela commence par une chronique historique, dont l'essentiel est naturellement l'énumération des débarquements qui ont honoré l'île, des premières galères romaines jusqu'au bateau à vapeur de Sadi Carnot — monument au point où il toucha terre en 1892 — en passant par les drakkars norvégiens, les flottes anglaises des guerres de religion et les expéditions de saumoniers. Une période héroïque sous Richelieu. Depuis lors, semble-t-il, les villages se dépeuplent, les traditions se perdent et les champs tombent en friche. La Révolution seule a ranimé l'ardeur des habitants, pour la plupart jacobins. Plusieurs des discours de leurs chefs ont été consignés par miracle : ils ne le cèdent en rien, pour l'ampleur de leurs vues sur le monde, à l'éloquence des Conventionnels… On trouve encore dans ce livre des anecdotes paysannes assez libres, rédigées dans un patois un peu trop exemplaire. D'intéressantes précisions budgétaires sur les institutions de bienfaisance fondées par le docteur lui-même, ou tout au moins à son instigation. Enfin, et cela nous sera des plus utiles, une minutieuse description de la faune et de la flore de l'île, du régime des marées, des courants et des vents. Merveilleux livre en vérité ! Et la merveilleuse bibliothèque que celle qui rassemblerait tous les ouvrages analogues que, dans chaque sous-préfecture, un vieux docteur au fichu caractère a composés de sa longue expérience, de ses rancunes, de son amour caché, et de sa science hétéroclite de praticien et de collectionneur. L'esprit fort et l'esprit de clocher se font une guerre acharnée dans ces pages, et ils l'emportent tour à tour, jusqu'à la synthèse finale d'une envolée tout à la fois patriotique, républicaine, et tolérante. La droite, la gauche, et une certaine espèce d'intelligence, ou d'ironie… Pour de tels hommes, certes il n'y a pas deux France ! Ou plutôt elles se mêlent dans un combat indivisible et nécessaire au cœur de chacun d'eux. Voilà l'espèce d'hommes français que je voudrais croire la plus authentique, et la plus digne d'incarner le concept de Français moyen. « Français moyen » aux yeux des journalistes, c'est un petit-bourgeois terne et plat que j'appelle un Français aplati, un parfait lecteur de journaux, un minimum de Français, et non pas du tout une moyenne. Que ne réserve-t-on l'expression pour les hommes qui résument en eux les tendances contradictoires dont le concours fait l'esprit national ? C'est qu'on préfère sans doute appeler moyen ce qui est très bas — pour se sentir un peu au-dessus… 19 novembre 1933. Premiers contacts avec les gens. — Le village se termine au bout de notre jardin. Passé la porte, on enfile une petite rue toute blanche qui contourne la panse de l'église, et aboutit à la place principale. Au milieu de cette place, qui est un vaste rectangle de terre jaune, les habitants plantèrent à la Révolution un arbre de la Liberté. Cet orme est devenu gigantesque, majestueux, exemplaire dans sa symétrie architecturale. Il domine toutes les maisons et le clocher. Il est seul au-dessus du pays. Je voudrais le dessiner dans le style romantique, avec tous ses détails et toute son opulence, frisé comme une perruque du grand siècle. De trois côtés de la place généralement vide, les maisons s'alignent en ordre modeste, peintes en tons clairs et simples, blanc, jaune ou vert. La couleur des volets s'harmonise avec chaque façade d'une manière subtile et précise qui en dit long sur l'âme de ce peuple discret. C'est l'impression que je veux retenir pour le moment des gens d'ici. Elle corrige la mauvaise humeur que m'a donnée notre épicière. Car il faut bien, hélas, commencer par l'épicière, quand on aborde le village où l'on va vivre. Celle-ci est énorme et goutteuse. Elle a des douleurs dans les jambes, et m'en parle d'abord, pour me mettre en confiance. Je sens bien qu'elle veut me faire causer avant de fixer le prix du chou-fleur, des enveloppes jaunes, du peloton de ficelle et du kilo de riz. Mes vêtements, citadins mais râpés, ne la renseignent pas clairement. Et que penser d'un « Parisien » qui manifeste l'intention de rester ici tout l'hiver ? C'est plutôt en été qu'on vient chez nous, me fait-elle prudemment observer. – Je le sais bien, madame Aujard, mais je ne viens pas pour mes vacances ! J'ai du travail chez moi, des tas de choses à écrire… Elle n'ose pas m'en demander davantage. Et moi, je recule devant l'entreprise de lui expliquer la nature de mon travail. « Écrire », qu'est-ce que cela signifie ? Écrire pour les journaux, sans doute, mais il n'y en a pas tant à raconter sur ce pays… Je l'ai laissée en plein mystère. Elle a dû en parler longuement avec les clients qui attendaient en silence, le nez sur leurs sabots, que je sois sorti. La mère Aujard n'a pas toujours ce qu'on voudrait. En hiver elle fait peu de réserves de produits alimentaires, les habitants n'achetant guère autre chose que de la mercerie, des lainages et des épices. Alors il faut aller de l'autre côté de la place, chez Mélie. Ce n'est pas simple d'éviter d'être vu par l'une, entrant chez l'autre. Mais c'est prudent, on me l'a dit. Car elles ne baisseront pas leurs prix pour garder un client, elles les augmenteront bien plutôt pour le punir d'avoir été en face. Sans compter qu'on n'aime pas être accueilli par la réprobation sournoise d'une épicière. Ennui de traverser le village, quand on se sent observé derrière les fenêtres. Ô liberté des villes ! Mais ne point oublier qu'à Paris, c'est chez soi, dans les petits deux-pièces, que l'on souffre de l'inquisition des voisins. Ici, dans la rue seulement. 20 novembre 1933. C'est chez le voisin de la mère Aujard dite Ugénie que j'ai acheté mon tonneau de vin. Ce voisin s'appelle Renaud, comme la majorité des habitants, Renaud-Mellouin. Il loge au fond d'une de ces courettes charmantes qui sont la secrète beauté des habitations de l'île : toutes claires et propres, tapissées de glycines et de roses trémières, et parfois recouvertes de treilles à l'italienne. Comme on voudrait y vivre ! y passer des soirées attablé devant un verre de petit vin, à regarder le carré de ciel pâlir et les murs qui deviennent roses. 21 novembre 1933. Le bureau de poste. — Trois mètres sur trois, et une grille épaisse au milieu. Derrière la grille, le long visage de Pédenaud. J'ai l'impression que je lui gâte la vie. Trois fois la semaine au moins, il me voit venir avec une grande enveloppe contenant un manuscrit. « Est-ce une lettre ? — Non. — Est-ce un imprimé ? Non. C'est tapé à la machine. — Est-ce qu'il n'y a rien d'écrit à la main ? — Si, il y a des corrections écrites à la main. » Pédenaud relit pour la énième fois son tarif, fait son calcul sur un bout de papier, et conclut que j'ai à payer 72 francs, pour un envoi, ce jour-là, d'une centaine de feuillets. Il en paraît lui-même consterné. J'affirme avec vivacité que ça ne peut pas aller. Il faut tout recommencer. Finalement l'on décide d'envoyer le manuscrit comme échantillon sans valeur. Port : 4 fr. 75. Dans l'après-midi, tandis que j'écris à ma table, j'entends grincer la porte du jardin. C'est la femme de Pédenaud qui brandit un papier. J'accours : elle me tend une formule de télégramme, mais ce n'est pas un télégramme, c'est une notification officielle d'avoir à verser sans délai la somme de 67 fr. 25 restant due sur l'envoi de ce matin. En effet, Pédenaud, qui a voulu en avoir le cœur net, a pris des instructions par téléphone au chef-lieu. Son supérieur lui a confirmé qu'un manuscrit s'affranchit comme une lettre. Il faut donc que je m'exécute, sinon c'est lui qui sera forcé « d'y aller de sa poche ». Me voilà courant à l'autobus pour arrêter le courrier. L'autobus vient de partir. Il faut téléphoner au chef-lieu, faire rouvrir au passage le sac postal, discuter passionnément, trouver une formule d'apaisement qui ménage toutes les susceptibilités, et finalement ne rien payer de plus. Je note ceci parce que c'est un petit signe assez typique du malentendu qui apparaît entre les gens d'ici et moi dès qu'il s'agit de mon travail et de ses conditions pratiques. Petits ennuis sans gravité, bien sûr. Mais quel drame dans la vie d'un buraliste de recette auxiliaire ! Depuis lors, il rougit et transpire rien qu'à me voir entrer. Je cause un peu, pour me faire pardonner. Pédenaud est mutilé de guerre. Il boite. On lui a donné cette recette auxiliaire à titre de dédommagement. Salaire : 280 francs par mois « en comptant tout ». Sa femme fait des lessives. En été ils pêchent des palourdes et les vendent aux baigneurs. Bien entendu, je n'arrive pas à savoir combien ce petit commerce lui rapporte, « ça dépend des années ». Pédenaud me considère comme riche (sinon dépenserais-je tant à son guichet ?) mais s'il savait que j'ai dépensé près de 600 francs depuis trois semaines, il estimerait que j'exagère, même pour un riche. Je me sens rejeté dans la catégorie bourgeoise. Ma bonne conscience de pauvre n'aura pas duré bien longtemps. 26 novembre 1933. Aucune réponse de Paris à mes envois. Si mes articles ne paraissent qu'en décembre, je serai payé au plus tôt en janvier. Et il me reste juste assez pour deux semaines, si toutefois je restreins mes dépenses de tabac. Difficulté de travailler sans fumer. Le meilleur moyen, c'est d'aller réfléchir le long des plages. Quand nous sortons de notre enclos, nous avons trois promenades au choix : elles conduisent toutes les trois, en dix minutes, à une plage. Notre village est en effet situé sur une pointe avancée de l'île, et la quatrième direction possible est celle des marais, à peu près impraticable en cette saison. Nous suivons des sentiers bordés de tamaris jusqu'aux dunes. Elles ne sont pas bien hautes, ces dunes, dix mètres au plus, mais c'est assez pour embrasser du regard une bonne partie de l'île, notre village, les marais et deux ou trois clochers lointains, noirs et blancs. La lumière n'a plus cette intensité blanche et bleue qui nous avait comme étourdis à l'arrivée. Des faisceaux de rayons divisés par les nuages lourds et rapides rasent les terres brunies, font luire là-bas une dernière prairie verte, étinceler un tas de sel, puis se perdent parmi les vapeurs des marais. Le ciel change avec une incroyable rapidité, il arrive qu'il se couvre et se nettoie tout entier dans l'espace d'une demi-heure. Les côtes, elles aussi, se transforment. Une nuit de vent bouleverse leur dessin et leurs couleurs, apporte un banc de varech pourpré ou dénude des roches noires, la veille encore recouvertes de sable. Peu d'hommes aux champs, petits hommes noirs courbés. Et le village vu des dunes tantôt ressemble à un dessin d'enfant, ou à l'esquisse d'un peintre cubiste, tantôt sous une averse mêlée de rayons, à quelque illustration du xviiie allemand. 28 novembre 1933. L'océan met un grand sous-entendu solennel à toutes les pensées. Il donne de la force aux plus fortes, leur prêtant un cadre et un fond, et rejette l'écume des autres. Toutefois je ne le contemple pas sans une espèce de méfiance profonde : il est surtout une tentation de se dissoudre dans on ne sait quelle sublimité stérile. Plutôt que de poser un regard vague et passionné sur l'infini néant des eaux, je considère à mes pieds les dessins du sable qui s'écoule à chaque retrait des vagues, et l'usure de mes souliers dont l'eau salée durcit et fendille le cuir… 1er décembre 1933. Dépenses du premier mois dans l'île : Ménage, manger et boire, 480 francs ; (en général tout est plus cher qu'à Paris). Un stère de bois, 50 francs ; (il y a très peu d'arbres sur l'île, on fait venir le bois de chauffage du continent). Éclairage au pétrole, 30 francs. Bons de la « Société Coopérative de Panification », 40 francs. Réparation de la pompe du puits, 25 francs ; (elle ne marche pas mieux depuis, il faut tirer l'eau avec un seau, au bout d'une corde). Timbres, papier, enveloppes, 45 francs. Faiblesse humaine, 70 francs (cigarettes). Inexplicable, 30 francs. Total : 770 francs. Recettes : 80 francs pour quelques notes publiées dans une revue. Reste : environ 200 francs. Le sentiment de dépendre entièrement de bonnes ou de mauvaises volontés lointaines, et du hasard, éveille par résonance un sentiment de liberté, de gratuité aventureuse. Mon sort ne dépend plus de ce que je puis faire ou imaginer : libération. Il faut qu'il arrive quelque chose. Et s'il n'arrive rien ? « On ne meurt pas de faim dans nos pays », dit-on, et je crois bien que je l'ai dit quelquefois. Mais il y a aussi des exceptions, des cas sans précédent, et des raisons toutes personnelles de ne pas appeler au secours. Pourtant je suis bien tranquille, je ne l'ai même jamais été aussi absolument. C'est peut-être à cause du bonheur de notre vie. Trouver son rythme naturel, et les moyens de s'y réduire, voilà le but de toute morale : car le « bien-penser » en dépend. 2 décembre 1933. Questions. — Est-ce donc si « naturel » de vivre sur une île ? Est-ce que l'insularité (géographique et morale) n'est pas une espèce de vice ? Est-ce que ce n'est pas la racine de tout l'idéalisme dont les modernes doivent se guérir, s'ils veulent enfin devenir « actuels » ? Est-ce que ce n'est pas aussi la racine de cet esprit d'abstraction égoïste dont nous souffrons tous ? Enfin, n'est-il point trop facile de trouver son rythme de vie dans les conditions somme toute artificielles où mon chômage m'a placé, m'obligeant à me poser ici, dans un milieu qui m'est fort étranger, et cela pour des raisons aussi superficielles, par rapport à mon œuvre concrète, que les raisons économiques ? Pourquoi les hommes vivent-ils sur des îles ? Quand nous sortons pour une promenade et que nous mesurons toute l'étroitesse de notre domaine, la mer partout à dix minutes et ces marécages hostiles, nous souffrons de ne pouvoir prolonger en pensée notre marche jusqu'au pays voisin. Cette liberté insulaire est une liberté négative. Elle nous met à l'abri du monde et nous ramène tout physiquement à nos limites. Mais l'homme est ainsi fait qu'il désire sans cesse se risquer au-delà de ce qu'il peut, et franchir au moins en pensée les bornes de ses possessions pour aller se mêler aux « autres », à l'étranger… Tout ici me ramène à moi seul. J'ai beau faire, je ne parviens pas à partager avec les hommes de ce village ce qui est essentiel et solide dans ma vie. Le simple fait que je ne puis pas les persuader que je travaille vraiment en écrivant, cela met entre nous une barrière sentimentale, une gêne constamment sensible. Et je n'ai nulle envie d'en prendre mon parti. Dans ce qu'ils ont pu entrevoir de mon activité, une seule chose les a frappés : ma machine à écrire. La mère Renaud (Renaud-de-la-Cure), qui est une vieille amie des propriétaires de notre maison, est venue plusieurs fois nous voir. Hier, elle m'a demandé avec toutes sortes de précautions oratoires embrouillées si son fils pourrait venir aussi voir la machine. Je crois bien que sans cette machine, je n'arriverais jamais à leur prouver que je fais réellement quelque chose. Quand je vais chez les Renaud, c'est tout le contraire. Ils m'expliquent en détail ce qu'ils font, et je puis le comprendre et l'admirer. Ils ont ainsi sur moi une sorte de supériorité concrète dont je ne souffre pas dans ma vanité, c'est entendu, mais bien dans mon désir de sympathie humaine, d'échange direct sur pied d'égalité. Le père Renaud est un ancien marin, barbu, jovial, déjà touché par le gâtisme, mais agréablement, si je puis dire. Cela met un peu de fantaisie dans ses souvenirs, trop souvent racontés. (« Quand nous étions devant Tamatave, en 1886… ») Il s'occupe maintenant à fabriquer un filet de quatre-vingt-dix mètres, bel ouvrage dont le détail m'intéresse. Le fils compose des cartes postales illustrées avec des bouts de timbres-poste découpés. Je m'attarde à causer dans leur cuisine, qui est leur habitation ordinaire. On ne peut rien désirer de plus plaisant que cet intérieur. Des chaises au siège de bois poli, une lourde table au centre, une autre plus petite vers la fenêtre, sur laquelle travaille le père Renaud. Le sol est de la terre battue recouverte d'une fine couche de sable. Sur les murs blanchis, quelques petites gravures anciennes, encadrées de noir, et joliment disposées, une photo de bateau, et un vieil arbre généalogique aux couleurs pâlies. Cet ordre gai, cette propreté rigoureuse qui règnent ici avec tant d'aisance, ai-je le droit de les considérer comme les symboles visibles de l'univers intérieur de ces gens ? Je me dis parfois : Le monde moderne n'a rien en eux. Ils sont indemnes de nos fièvres. Ils ne connaîtront pas nos douloureuses confusions, nos inadaptations, nos désirs discordants. Ils se sont fait un entourage à la mesure de leur être habituel, et s'en contentent. Pourquoi voudrais-je qu'ils désirent autre chose ? Et quand la mère Renaud me dit qu'elle n'est jamais sortie de l'île, depuis soixante ans qu'elle y est née, pourquoi ne puis-je m'empêcher d'éprouver un sentiment de regret pour elle, de resserrement ? 4 décembre 1933. Ma gêne quand l'épicière voulait savoir ce que je fais, et dans vingt occasions pareilles : voilà qui me pose tout le problème de la culture. Cela paraîtrait absurde à la plupart des intellectuels que je connais. Pourtant si l'on refuse de poser ce problème dans le détail concret des relations humaines quelconques, il se peut que l'on refuse aussi le vrai sérieux, la vraie difficulté de la question. Le bénéfice le plus certain de mon état, c'est que je me vois contraint de toucher tous les jours les limites du domaine culturel : et là seulement paraissent les absurdités sur lesquelles nous vivons depuis des siècles, dans un accord peut-être excessivement tacite. Je voudrais exprimer un maximum d'humanité lorsque j'écris, et c'est précisément parce que j'écris que je me vois séparé de beaucoup d'hommes, du plus grand nombre. Et d'abord de ceux qui m'entourent, et qui sont aujourd'hui mes prochains. Ils me parlent de ce qui les intéresse, et je m'y intéresse avec eux. Mais je ne puis ou ne sais pas encore leur parler de ce qui, moi, m'intéresse : je sens trop bien qu'ils n'en sont pas curieux. De quoi donc me parlent-ils ? Du temps, et j'aime cela comme tout le monde ; de leur travail aux champs ou à la côte, et je les écoute avec toute l'attention d'un apprenti ; de leurs souvenirs, parfois touchants, parfois comiques, toujours révélateurs pour moi d'un monde non pas absolument nouveau, mais nouvellement intéressant. Et quand nous sommes en confiance, si j'essaye d'amener l'entretien sur leurs lectures, les journaux qu'ils achètent, la politique, ou la religion qu'ils suivent, ils se taisent bien vite, ou se remettent à raconter des anecdotes subitement sans intérêt. Je ne sens pas qu'ils se méfient de moi. Simplement, ils n'ont jamais formé de phrases, dans leur tête, à propos de ces choses-là. Non seulement je ne sens pas qu'ils se méfient de moi en tant qu'intellectuel ou « spécialiste », mais encore je devine qu'ils n'estiment pas que je puisse avoir une opinion plus avertie que la leur sur les sujets que je viens de nommer. Ils ne se doutent pas que c'est de cela précisément qu'un écrivain peut faire sa « spécialité ». Et rien ne les étonnerait davantage que d'apprendre un beau jour que je m'intéresse à leurs « idées », à leur situation, à leurs problèmes, — et que j'en fais parfois la matière même de mon travail… J'ai quelque peine à exprimer ceci, — qui n'est précisément qu'un sentiment de gêne en moi. Sentiment qu'il y a là quelque absurdité, et si énorme que personne ne pense à la dire… Peut-être, dans un siècle ou deux, se demandera-t-on comment nous avons pu rester si parfaitement aveugles ? Ou bien est-ce ma gêne qui est absurde ? Essayer de confronter la culture et la réalité, c'est peut-être prouver qu'on ignore l'une et l'autre ? Ou témoigner d'une naïveté impardonnable ? — Pourtant, je ne suis pas prêt à me donner tort, c'est-à-dire à donner raison au bon sens de l'époque présente. Il a trop souvent fait ses preuves. 5 décembre 1933. Une de nos joies, c'est de pouvoir enfin mettre au gramophone, et avec l'aiguille forte, des chœurs à grand fracas ou simplement de la musique moderne, — sans voisins pour taper à la paroi ou pour nous faire des scènes, conventionnelles mais épuisantes, sur le palier. Nous n'avons qu'une dizaine de disques : Bach, Mozart, Stravinsky, Honegger. De Milhaud, l'ouverture et la conclusion des Euménides, emportée de Paris sans avoir pu la jouer ailleurs que chez le marchand. C'est l'événement de notre solitude. Et certainement c'était ici, dans ce désert, qu'il convenait d'entendre une telle musique et de la laisser se déployer. Indescriptible majesté de ce lent paroxysme vocal, rythmé comme par l'avance d'une foule en marche, catastrophe ou triomphe solennel d'on ne sait quelle révolution future… Dictateur, prophète des masses, je ferais chanter cet hymne par les troupes déferlantes, et ce serait le chant du destin d'un siècle aveugle en sa révolte… Étrange accord de cette musique de foule et de la lande désolée autour de nous ! Proximité de l'océan. Clameur des masses contre le ciel fatal, et l'homme se tait là-bas, « ne s'entend plus », dans la multitude en tumulte, tandis qu'ici, dans le silence, se prolonge une rumeur de foule invisible. 6 décembre 1933. Il fait très froid depuis quelques jours. Nous n'avons pour chauffer la grande chambre du rez-de-chaussée qu'un petit Mirus installé devant la cheminée. Le vent continuel le fait ronfler furieusement, mais les fenêtres ferment très mal, — comme partout — et nous sentons l'air froid qui souffle jusqu'au milieu de la chambre. Chaque matin, au saut du lit, je vais scier et fendre une grande bûche dans le chai, c'est encore cela qui me réchauffe le mieux. Une des plaques de mica du Mirus est crevée, et toute la chambre est imprégnée d'une odeur de laurier et de fumée. Ce matin déjà il a fallu casser une couche de glace sur l'eau du puits. J'ai les doigts engourdis par le contact de la corde gelée, et tremblants d'avoir scié et cassé des branches. Cela m'oblige à écrire lentement ; il se peut que mon style s'en ressente, soit un peu engourdi lui aussi. 10 décembre 1933. Un discours de l'instituteur. — Hier soir, séance de Pathé-Baby organisée par l'instituteur dans la salle de l'école des garçons. Il me tardait de voir une fois les habitants du village réunis, leur façon d'être ensemble, et surtout la jeunesse, d'ordinaire invisible, au point que je doutais même qu'elle existât. Elle était là. Elle occupait les longs bancs rangés en chevrons derrière le petit appareil de projection placé à trois ou quatre mètres de l'écran. (Un drap de lit sur le tableau noir.) Une quarantaine de filles et de gars peu bruyants, presque tous laids de visage et très épais de corps. Nous étions assis derrière eux. Au fond, sur deux armoires basses, siégeaient une dizaine d'hommes. Deux ou trois coiffes de paysannes seulement. Et des enfants autour du trépied de l'appareil, empressés à tendre les bobines de film à l'instituteur. Il fallut un certain temps pour mettre au point la projection. Les jeunes gens étouffaient des rires, chatouillaient les filles. Devant moi une grosse luronne s'agitait sur son banc. Je voyais une puce circuler sur sa nuque grasse. Un des garçons s'en aperçoit, attrape la puce en pinçant la fille, et les rires redoublent. L'instituteur réclame le silence, et la projection commence. C'est un film d'avant-guerre, La Course au Flambeau, tiré de la pièce de Paul Hervieu. Entre chaque épisode reparaissent les mêmes éphèbes grecs, porteurs de torches qu'ils se passent avec des gestes lents, hallucinants, à grands sauts ralentis — le courant électrique n'étant sans doute pas assez fort pour faire tourner l'appareil au rythme normal. Tout le monde a l'air très content, bien que le film m'apparaisse à peu près incompréhensible. La Course au Flambeau terminée, on rallume. L'instituteur monte à sa chaire et annonce qu'il va prononcer, comme chaque semaine désormais, un petit discours. « Je serai bref ! » C'est un jeune homme d'allure énergique et de visage intelligent, la chevelure noire en bataille qu'il saisit à pleines mains dans les moments pathétiques. Il annonce le sujet de ce soir : Qu'est-ce qu'être laïque ? — « Messieurs, chers amis ! Je vous rappellerai tout d'abord les circonstances qui m'ont fait choisir ce sujet. Il y a… tout près d'ici… quelqu'un — je ne veux pas le nommer, je n'attaquerai personne, moi ! — il y a, dis-je, quelqu'un qui a osé prétendre que je suis un empoisonneur des consciences ! » Récit détaillé des calomnies que le curé répand sur son compte, dans les foyers et jusque dans la presse  ! « Je n'ai pas cherché la guerre, moi ! Eh bien ! je saurai me défendre ! Et malgré les persécutions de ceux qui ont intérêt à étouffer la vérité, etc. » La chevelure s'agite, les bras s'agitent, la voix s'enfle. « J'étais au dernier Congrès des instituteurs qui s'est tenu à Paris, et bien ! citoyens ! lors de ce Congrès, il a été stipulé qu'à l'avenir… » La fin de la phrase étant particulièrement sonore, des applaudissements éclatent au fond de la salle. Le jeune orateur électrisé se lance dans une définition vibrante de la laïcité. « Être laïque, c'est vouloir la Justice et l'Égalité pour tous ! Être laïque, c'est vouloir l'instruction libre et gratuite pour tous, sans distinction de fortune ou de religion ! Être laïque… » Ah ! surtout être laïque, ce n'est pas combattre les religions, comme le prétend le voisin, « car je les respecte toutes, les religions, sauf quand elles viennent m'attaquer dans mon activité professionnelle, que je considère comme sacrée ! » En somme, être laïque, c'est être religieux au vrai sens du mot, selon les paroles de Gambetta, d'Ernest Lavisse et de quelques autres. Être laïque, c'est finalement « aimer son prochain » ! Je n'ai pas plus tôt soufflé à l'oreille de ma femme « C'est un sermon ! » que l'orateur, au comble de son éloquence, s'écrie : « Et, mes frères ! si l'on vient encore vous dire que je suis un empoisonneur des consciences, vous saurez maintenant me défendre ! etc. » C'est fini. L'instituteur s'éponge. Les hommes du fond ont applaudi brièvement. Mellouin a même crié : Très bien ! Les jeunes trouvent qu'« il cause bien ». Pour terminer la soirée, on passe un dessin animé, Le Petit Poucet, qui remporte un gros succès. En sortant, nous passons devant la salle du curé, qui donne aussi ce soir une séance de cinéma. On entend rire des enfants. J'ai rencontré le curé ce matin, suivi comme d'habitude d'une bande de petits garçons. Il n'a pas répondu à mon salut. 11 décembre 1933. À la cuisine. — Les jours où il n'est plus possible de se chauffer dans la grande pièce, je vais travailler à la cuisine, pendant que ma femme prépare les repas. On est très bien, dans les cuisines, pour travailler. Je ne conçois, en somme, que trois types de pièces habitables, pour un homme qui attache de l'importance à ce qui l'entoure : appartements et grandes salles de châteaux ; chambre encombrée de livres et de papiers ; cuisines paysannes, confortables et richement odorantes. Le confort de celle-ci est plus moral que matériel, d'ailleurs. Ma femme ne dispose que d'un vieux fourneau difficile à allumer et à entretenir, et d'un réchaud à gaz de pétrole sujet à des pannes mystérieuses, qui nous menace sans cesse d'explosion. (Deux petites pompes, à droite et à gauche de l'appareil, assurent en principe la pression du gaz. On risque toujours de pomper un peu trop fort et de tout faire sauter.) Pas d'évier, ni d'eau courante, bien entendu. Il faut aller au puits ; filtrer l'eau tant bien que mal ; se geler les doigts déjà gercés… 12 décembre 1933. Tout à l'heure, en déchirant le journal de l'île pour allumer le feu, j'ai vu l'annonce d'une conférence contradictoire à A… : « La Bible et les travailleurs. » C'est sans doute une réponse à la conférence donnée au même endroit, il y a quinze jours, sous les auspices d'une ligue « antifasciste », et qui avait pour sujet : « L'Église contre les travailleurs. » Je comptais me rendre à la première conférence. Mais le village d'A… est à 8 kilomètres et la tempête m'avait empêché d'y aller à bicyclette. J'essaierai d'aller demain soir entendre la réponse. La mère Renaud vient de m'apprendre que l'orateur est le pasteur du chef-lieu. Il paraît qu'il cause très bien — lui aussi — mais elle ne l'a jamais entendu. Elle est catholique, en effet, comme d'ailleurs tout le monde au village, à part la petite minorité de mauvaises têtes qui suit les prêches laïques de l'instituteur. Le seul protestant est mort l'été dernier, âgé de 93 ans. Il s'était converti à 70 ans « et il avait toujours tenu ! » Catholique, antifasciste, laïque, protestant, — tous ces mots prennent ici quelque chose de joliment absurde. Les paysans du village ne sont pas même tous capables de lire le journal, et j'ai remarqué qu'ils achètent absolument au hasard ceux qu'ils trouvent en dépôt chez la mère Renaud : L'Ami du Peuple ou La France de Bordeaux, la feuille locale des curés ou celle des républicains. Il est à peu près impossible de savoir s'ils font une distinction quelconque entre les opinions, pourtant bien tranchées, que ces journaux leur servent. Je crois qu'ils n'y pensent même pas. Peut-être que la discussion annoncée après la conférence d'A… me fera modifier ce jugement. J'en suis bien curieux. 13 décembre 1933. Un ami auquel j'avais prêté quelques centaines de francs il y a un an, m'en renvoie 100 par le courrier de ce matin. « Vous devez être bien content, me dit la factrice pendant que je signe le mandat, c'est l'argent que vous attendiez ? » — Celui-là ou un autre… Je ne lui dis pas qu'il me restait en tout et pour tout 2 fr. 50 : on ne me ferait plus de crédit chez les épicières, et j'en aurai sans doute besoin un de ces jours… 15 décembre 1933. Je relève les notes prises l'autre soir sur la conférence à A… – Grande salle de la Mairie, voûtée, peinte en bleu clair. Une table et trois chaises sur la scène surélevée. Environ une centaine d'auditeurs : paysans et pêcheurs, cela se voit. Au premier rang, deux « dames », l'une très vieille. Ce sont les seules femmes. Mauvais éclairage. L'orateur se hisse sur la scène : c'est un homme jeune encore, un peu lent d'allure, à la physionomie ouverte et sérieuse. « Eh bien, Messieurs et chers amis, nous allons procéder, selon votre coutume, à l'élection du bureau, puisque, comme vous le savez, la conférence est contradictoire. Je vous demanderai donc de bien vouloir proposer des noms. » Silence. Chuchotements. « Vas-y ! — Non ! moi ? penses-tu ! — Vas-y, Charles, comme l'autre fois ! » Poussés par leurs voisins, trois hommes se lèvent en haussant les épaules pour s'excuser de se mettre en avant. Ils gravissent la scène, enlèvent leur casquette à visière cirée, et s'installent sur les trois chaises, un tout à droite, un tout à gauche, le troisième, qui est le président, derrière la table. Embarrassés de leurs mains, de leurs pieds, de leur casquette. Coups d'œil malicieux aux copains de la salle. Le président se lève : « Messieurs et dames, vous m'excuserez de ne pas vous présenter l'orateur qui va vous faire un intéressant discours sur le sujet… Je ne connais pas beaucoup M. Palut, n'est-ce pas, c'est la première fois qu'il vient à A… mais certainement qu'il va nous intéresser, et je lui donne la parole. » M. Palut sourit cordialement, et parle : « On a dit ici même que l'Église est contre les travailleurs. Est-ce vrai ? Il y a plusieurs Églises, et malheureusement elles ne s'entendent pas toujours. La primitive Église était constituée par des esclaves et des gens pauvres. Depuis lors il y a eu des Églises de riches. Elles ont trahi l'Évangile. “Un philosophe français, M. Julien Benda, a dit que les clercs ont trahi. Les clercs, n'est-ce pas, ce sont les intellectuels, les écrivains, les professeurs, des hommes distingués et très instruits. Eh bien, il y a aussi des prêtres et des pasteurs qui ont trahi.” Capitalisme, bourgeoisie égoïste, guerre. Mais le vrai chrétien est avec les petits. Résumé de ce que la Bible dit des travailleurs : Jérémie exigeait que le roi payât les ouvriers. L'Ancien Testament nous montre que le système de propriété chez les Juifs est presque communiste ! Jésus est l'ami des pauvres, des péagers. Malheureusement il y a le cléricalisme. C'est lui qui est mauvais, non pas la Bible. Être chrétien, c'est aimer son prochain comme Jésus nous aime. Si tous les hommes étaient chrétiens, il n'y aurait plus d'exploitation ni de guerre !… » La péroraison a été éloquente, un peu trop à mon goût. On applaudit. Le président demande s'il y a des questions à poser. Long silence embarrassé. Enfin un type se lève au fond de la salle et demande « s'il n'y a pas des contradictions dans la Bible ». Suit une petite discussion tout à fait confuse et sans aucun rapport avec le sujet. Il n'y a pas d'autre question. Le président fait alors un bref remerciement à l'orateur. Il s'excuse encore de ne pas s'y connaître assez en religion, mais assure qu'il a été bien intéressé. On se lève, et les langues se délient. « Il a bien parlé, hein ? » me dit mon voisin pendant que je lui donne du feu. C'est un petit maigre en casquette, environ 35 ans, l'air intelligent. Je l'approuve et m'étonne que la discussion n'ait pas été plus longue : il y avait pourtant bien des auditeurs qui ne devaient pas être d'accord ? « Ben quoi, fait-il convaincu, c'est la vérité ce qu'il a dit ! » Comment donc ? Ai-je affaire à un chrétien ou même à un protestant ? J'essaie de le faire parler. Je lui dis : « Oui, c'est la vérité pour les chrétiens, mais tout le monde ne pense pas comme ça ici ? » Il me regarde un peu étonné à son tour : « Qu'est-ce que vous voulez, il n'y a rien à répondre, c'est juste, ce qu'il a dit ! Il connaît bien son affaire. C'est bien comme ça que c'est écrit dans la Bible, il n'a pas dit de mensonges, quoi ! Mais ici ils ne savent pas discuter. Si vous alliez à F… , alors ! c'est autre chose. Là ça barde, après les réunions ! Mais ici, qu'est-ce que vous voulez. Ils sont comme ça… » Je vais me présenter au conférencier et nous sortons ensemble. Dans la rue noire, un homme nous rejoint : c'est celui qui a présidé la réunion. Il veut encore remercier M. Palut. Enfin il veut lui demander « si ce serait possible de se procurer une Bible pour étudier un peu tout ça. On sent bien que c'est important de s'y connaître dans ces questions ». Il s'exprime avec tant de prudence qu'on a peine à comprendre ses intentions. Il a un oncle qui est curé, mais je ne saisis pas bien si ce curé lui a interdit la lecture de la Bible, ou si au contraire il pourrait lui en prêter une. Quoi qu'il en soit, le pasteur note le nom du « président » et promet de lui envoyer un Nouveau Testament. Nous faisons les cent pas sur la place. M. Palut sait que je suis écrivain, il a lu un de mes articles. Je le sens inquiet de mon opinion « d'intellectuel » sur son discours. « C'était sûrement beaucoup trop simple pour vous, ce que je leur ai dit ce soir, j'ai dû vous ennuyer, hein ? » Je le rassure vivement. Ce n'est pas moi qui lui reprocherai jamais d'être trop simple. On ne l'est jamais assez ! — « Oh, vous savez, dit-il, je n'y mets pas d'amour-propre, vous pouvez me dire franchement ce que vous pensez de cette soirée… » Je le regarde. C'est un homme simple et solide, on peut lui parler en camarade. « Eh bien, si vous voulez mon opinion, ou si elle peut vous être utile… je crois que vous êtes encore trop compliqué pour ce public. Il me semble qu'on pourrait leur parler plus directement, les interpeller, enfin quoi, les secouer un peu ! Ils sont là à vous écouter sans bouger, comme ils ont écouté les autres qui disaient le contraire, et pas moyen de savoir avec qui ils sont d'accord. Il ne faut pas oublier que nous vivons à une époque de propagande forcenée, et je vous assure qu'un communiste, par exemple, les aurait attaqués plus brutalement, sans aucune précaution oratoire. Pourquoi ne pas saisir cette occasion de leur prêcher l'Évangile, là, tout droit, dans leur langage de tous les jours, comme le faisaient les Réformateurs, — les forcer à prendre parti, je ne sais pas, moi, les engueuler ! Je vous dis ma première impression, puisque vous me la demandez. Je sais bien que vous les connaissez beaucoup mieux que moi… » — Le pasteur sourit : « Vous me faites plaisir, tenez ! Bien sûr, vous avez raison, mon cher monsieur. Mais c'est plus difficile que vous ne croyez. Il faut que je vous dise que c'est la première fois que je parle ici, c'est déjà un énorme succès. Pensez donc, il y a plus de six ans que je suis dans l'île, et je n'avais jamais pu parler à A… à cause du curé qui s'y opposait par tous les moyens. Ils sont difficiles à prendre, ici. Surtout il ne faut pas les brusquer ! Ce soir, il s'agissait de gagner leur confiance, et ensuite on verra si on peut aller plus loin. — Mais ne croyez-vous pas qu'on pourrait gagner leur confiance en leur parlant plus familièrement, sans faire d'éloquence ? Cela trancherait au moins sur la propagande électorale. — Oui, oui, mais… je les connais. Ils aiment qu'on leur fasse un beau discours. Ah ! c'est terrible, je vous assure. Bien sûr, il faudrait parler autrement. Mais qu'est-ce qu'ils comprennent ? allez le savoir, avec eux. On prêche pendant six ans la même chose, ils vous remercient, on croit qu'ils ont compris, et puis un beau jour on s'aperçoit que… rien, rien et rien ! Et pourtant il faut bien continuer, même si on a envie de tout plaquer, certains jours… » Il faudra reparler de tout cela. M. Palut n'a jamais l'occasion de discuter, il se sent terriblement isolé au milieu de cette population bigote ou indifférente. Nous prenons rendez-vous pour un dimanche prochain, au chef-lieu, après son culte. Je suis rentré à bicyclette, sans lumière, distinguant à peine la route asphaltée. Je roulais comme en rêve, le long des dunes qui me cachaient la mer bruyante, à ma gauche. Un brouillard vague flottait sur les marais. « Le Peuple », me disais-je en pédalant, ce qu'ils appellent le Peuple !… je revoyais cette centaine d'hommes dans la salle nue. Leur méfiance ou leur timidité, ou aussi leur fatigue après une longue journée de travail. Mais beaucoup ne font plus rien en hiver ? Ils sont venus pour tuer le temps, au lieu d'aller au café. Cette inertie, dès qu'il ne s'agit plus d'argent. À moins que ce ne soit le langage, la difficulté de s'exprimer ? Tout est mystère en eux, et pour eux-mêmes sans doute. Et on dit le Peuple, la volonté du Peuple, — comme si on ne les avait jamais vus ! ou jamais aimés. Là-dessus, quantité de pensées et de conclusions qui m'ont paru évidentes et importantes. On se sent réfléchir avec une énergie particulière en pédalant contre le vent dans l'obscurité. Mais le lendemain il n'en reste rien qu'un peu de courbature dans les jambes. 16 décembre 1933. Derrière la même pile d'assiettes où je crois avoir déjà dit que j'avais trouvé deux ouvrages traitant de mon île, j'ai déniché ce matin une édition populaire de La Naissance du Jour, de Colette. Je n'avais pas encore lu ce livre. Il est exactement de l'espèce que j'aime, et l'un des plus charmants dans cette espèce, mais ce n'est pas pour cela que j'en parle ici. C'est pour une raison très précise et qui n'a rien à voir avec la critique littéraire. À la page 43 de l'édition que j'ai sous les yeux, je lis ceci : « …ils déménagent… comme les puces d'un hérisson mort ». Cette phrase a fait dans mon esprit ce qu'on appelle un trait de lumière. Lundi dernier, au petit matin, nous nous sommes réveillés couverts de puces. J'exagère à peine : pour mon compte, j'en ai pris sept sur mon pyjama dans l'espace de deux minutes, ce qui doit constituer une sorte de record. D'autres sautaient sur le couvre-pied. D'autres sur le plancher. Je n'en menais pas large. Comme la mère Renaud était venue nous voir la veille, nous ne cherchâmes pas plus loin la cause du phénomène. Il est vrai qu'on a beau porter un nombre excessif de jupons, cela ne devrait pas suffire à rendre vraisemblable une hypothèse à ce point injurieuse. Pourtant nous n'en trouvions pas d'autre. Or, peu de jours auparavant, un petit hérisson était venu se mettre en boule dans la plate-bande qui borde la maison, sous ma fenêtre. Il soufflait très vite, il avait l'air malade. Le lendemain nous le trouvions mort. Et je l'avais oublié là, sans sépulture, caché sous des feuillages brunis. Si j'ajoute que la porte d'entrée joint mal le seuil, tout s'explique sans peine désormais, grâce à la phrase de Colette. Je rapporte cette anecdote parce qu'elle comporte une conclusion qui la dépasse d'ailleurs notablement et qui me paraît assez frappante. Voici pour la première fois depuis je ne sais combien d'années, je viens de trouver dans un ouvrage littéraire la solution d'une question précise. Grâce à Colette, je sais maintenant pourquoi notre chambre était pleine de puces. Cela n'a l'air de rien, mais je vois là comme un symbole. Les livres devraient être utiles. On devrait y trouver des renseignements concrets, des recettes exactes, des explications vérifiables, des modes d'emploi, des descriptions objectives et utilisables ; et ceci à tous les degrés de la réalité, dans les grandes choses comme dans les choses de rien. Au lieu de cela, les modernes nous servent des états d'âme improbables ou excessifs, des inquiétudes dont ils n'ont même pas l'air d'être vraiment inquiets, des indiscrétions gênantes et dont on ne sait trop que faire, ou des doctrines dont ils négligent de nous dire s'ils les ont essayées sur le vif, dans le détail de la vie quotidienne. Ils nous donnent très rarement des réponses, ou alors par malchance ce sont justement des réponses à des questions qu'on n'avait pas l'idée de se poser ; et c'est là qu'ils croient voir leur astuce. Astuces, petites secousses, grandes secousses, indiscrétions, toute cette littérature est sans doute pleine de talent, elle est même littéralement sensationnelle, mais que veulent-ils qu'on en fasse ? – Nous avons tout à apprendre de Gœthe. Non seulement des révélations du second Faust, mais aussi de ces pages du Journal de voyage en Italie où, par exemple, il rapporte à Mme de Stein comment les habitants de Ferrare utilisent les vieilles tuiles concassées pour recouvrir les routes et les allées de leurs jardins. Et il ajoute : « Dès mon retour à la maison, j'essaierai cela. La Toscane me paraît bien gouvernée, tout y présente un aspect complet, tout y a son fini, tout sert et semble destiné à un noble usage… » — Commentons : la noblesse est dans l'usage. Pas de noblesse sans usage, sans application précise aux choses, etc. Ne montons plus au ciel du second Faust que par ces allées de Ferrare ! 18 décembre 1933. Je ne cesse de repenser à la conférence d'avant-hier, à A… Il me semble qu'elle m'apprend sur « le peuple » davantage que toutes mes expériences précédentes. Il me semble même qu'elle m'a fait voir « le peuple » pour la première fois de ma vie. Première constatation : l'apathie générale, aussi bien à A… qu'à la séance de cinéma. Il n'y aurait là rien d'étonnant si l'on ne nous rebattait les oreilles de phrases sur la volonté et la mission du peuple. On a beau se méfier des phrases, il faut se trouver placé soudain devant les êtres en chair et en os dont elles parlent, pour comprendre à quel point elles mentent. Mais alors on comprend aussi pour quoi elles mentent, et quel immense désir de réveiller le peuple elles traduisent chez certains qui les prononcent de bonne foi. Elles le trahissent d'ailleurs, ce désir, en essayant de le faire passer d'ores et déjà pour une réalité. Deuxième constatation : il est très difficile d'aimer des hommes qui ne nous sont rien, qui ne nous demandent rien, qui peut-être ne voudraient pas même de notre aide, — (nous égale les intellectuels bourgeois). Il est très difficile d'aimer ces hommes, et cependant ils sont la réalité vivante et présente du « peuple ». Par contre, il est très facile de haïr et de condamner un certain ordre de choses qui nous vexe et dont nous souffrons. Et il est très tentant d'appeler cette haine amour du peuple… Troisième constatation : la plupart des discours que l'on tient au peuple lui sont incompréhensibles ; mais ceux qui les écoutent ont l'air de trouver cela tout naturel. Je fus certainement le seul ici à m'étonner que l'instituteur citât Ernest Lavisse ; ou le pasteur, M. Benda. Il est généralement admis en France qu'un orateur dit un tas de choses qu'on ne comprend pas, et cite des noms qu'on ne connaît pas. Cela fait partie de l'éloquence. Et l'éloquence est le but du discours, dont le sujet n'est que le prétexte. Je constate. Je conclus que les intellectuels sont en mauvaise posture pour agir sur le peuple. Qu'ils disent des vérités ou des mensonges, on n'applaudira guère que le son de leur voix, ou le parti qui les délègue. Il resterait à expliquer cet état de choses, qui voue les « clercs » à s'agiter dans le vide — ce qui est malsain — et le peuple à ne pouvoir se libérer des charlataneries politiques autrement que par des violences maladroites, dont il ne sera pas le dernier à pâtir. Impuissance de l'« esprit », bêtise de l'action : ces deux misères n'auraient-elles pas une origine commune ? Il m'a semblé que j'entrevoyais cette origine dans les propos de mon voisin au sortir de la conférence. Cet homme trouvait qu'il n'y avait rien à « discuter » dans les paroles de l'orateur, parce que c'était « la vérité ». Autrement dit, parce que c'était correct, parce que ça se tenait en soi, et qu'au surplus c'était bien dit. Il ne lui est pas venu à l'esprit que la vérité est quelque chose qui peut être réalisé. Et qu'il s'agit de prendre position effectivement. S'il s'était senti interpellé personnellement, invité à choisir, sommé d'approuver ou de refuser en fait ce que venait de dire le conférencier, alors ! alors il y aurait eu à discuter ! Mais je n'ai pas remarqué qu'aucun des auditeurs ait pris la chose de cette manière. Je sais bien qu'il y a la difficulté de s'exprimer, la timidité, la fatigue, et que tout cela peut bien suffire à expliquer le silence de ces cultivateurs. Mais le type qui m'a parlé avait la langue bien pendue. Mais surtout je m'avise que la majorité des « intellectuels » d'aujourd'hui ne pense pas très différemment. Peuple ou « clercs », ils estiment également que la « vérité » n'engage à rien. Ils bornent le rôle de l'esprit à la constatation de l'exactitude objective et formelle des faits ou des raisonnements que l'on allègue. « Il a raison » ne signifie pas pour eux : « Donc je dois régler ma conduite sur ce qu'il dit », mais simplement : « étant donné ses prémisses ou ses préjugés, sa déduction est correcte ». Ainsi l'intelligence devient irresponsable. Les clercs s'y résignent et même s'en vantent : c'est plus commode ainsi. Quant au peuple il y a belle lurette qu'il sait ce qu'on doit penser des gens instruits. La plupart sont des égoïstes, des orgueilleux, des espèces d'aristos qui ne vont qu'avec les riches. Il y en a certes qui font progresser la Science, et cela c'est bien. On va les écouter avec plaisir quand ils viennent faire une conférence instructive avec projections lumineuses. Mais les philosophes , par exemple, à quoi cela sert-il ? D'ailleurs on n'en a jamais vu. Quant à la politique, c'est tout à fait autre chose. C'est un certain nombre de phrases qu'on lit dans les journaux et qu'on entend dans les assemblées, et grâce auxquelles on reconnaît tout de suite si un type est avec les petits ou avec les gros. D'autre part, c'est une question de travail, de salaires, de prix de la vie, et là les intellectuels ne servent à rien. Enfin, les questions de personnes jouent un rôle : on aime avoir un député instruit. Mais ce n'est pas pour qu'il dise des choses intelligentes, ou nouvelles. C'est surtout parce qu'un homme instruit jouit d'une certaine considération sociale, sait se débrouiller à Paris et peut faire de beaux discours. Dans ces conditions, qu'un intellectuel aille parler au peuple, on l'écoutera bien patiemment, s'il a su se rendre sympathique et surtout s'il a l'air « sincère », mais on n'aura jamais l'idée de mettre en pratique ce qu'il dit. Il reste dans son rôle en s'agitant sur l'estrade et en lançant des appels éloquents, et moi je reste dans mon rôle en me dirigeant d'après mes intérêts. Cela va de soi. Il est probable qu'aucun homme du peuple ne s'est jamais dit cela comme je le dis ici. Mais il me paraît clair que la plupart font comme s'ils le pensaient. D'autre part, il est trop certain que les intellectuels professent depuis longtemps en toute conscience une doctrine analogue. Il est normal que les hommes sans culture se trompent sur la nature et sur le rôle de la culture. Mais il est inquiétant que les hommes cultivés, au lieu de s'efforcer, comme ils devraient, de combattre activement cette erreur, en tirent au contraire leur confort. Au lieu de faire respecter la vérité, en montrant par l'exemple qu'elle implique des actes, ils la disqualifient et ils s'en moquent agréablement, ils la réduisent à un ensemble de phrases correctes, quelquefois ingénieuses, et par définition inefficaces. L'opinion de mon voisin après la conférence, j'ai pu croire que c'était l'opinion d'un nigaud ; mais non, c'est celle d'un clerc parfait. Je n'ai pas fini de m'étonner de cette rencontre. 20 décembre 1933. « Si l'on veut réellement conduire un homme à un but défini, il faut avant tout se préoccuper de le prendre là où il est, et commencer là. Voilà le secret de tout secours… Pour aider réellement un homme, il faut que j'en sache davantage que lui, mais il faut avant tout que je sache ce qu'il sait. Sinon mon savoir supérieur ne lui servira de rien. Si je persiste cependant à faire valoir ma science, ce n'est plus alors que par vanité ou par orgueil, de sorte qu'au fond, au lieu d'aider l'homme, je cherche à me faire admirer de lui. » Cette remarque de Kierkegaard me frappe aujourd'hui comme si elle avait été écrite exprès pour moi, dans ma situation actuelle. Elle contient un double avertissement. D'une part elle m'invite à regarder plus objectivement ceux qui m'entourent, ce « peuple » qu'il s'agit d'aider, et que je vois encore si mal. (Ce qui ne m'a pas empêché jusqu'ici de m'occuper de politique par exemple… Mais déjà je me sens moins assuré dans ma bonne conscience de « doctrinaire », à cet égard.) D'autre part, elle m'aide à distinguer l'un des motifs au moins de ma gêne, quand je constate qu'ils ne comprennent pas de quoi je m'occupe. C'est peut-être un secret désir, un inconscient désir que j'ai d'être reconnu par eux à ma juste valeur. Exactement ce que Kierkegaard appelle vanité. Cependant, s'il est des plus probables que j'ai, comme un chacun, mon amour-propre, je ne puis m'empêcher de le juger assez justifié dans l'occurrence. On n'aime pas être tenu pour un feignant ou un rentier, quand on est dans ma situation. — À ce propos : j'arrive au bout de mon petit rouleau, matériellement, et je ne prévois aucune « rentrée » avant la fin de janvier. J'attends encore le courrier de demain matin pour prendre une décision. …………………………………………………………………………………………………………… 23 décembre 1933. J'écris ceci sur une table de café. À travers la vitrine, je vois le vieux port de cette vieille ville, la plus proche de notre île, et où nous devons encore passer deux heures en attendant le départ de l'autobus pour Royan. Nous sommes attablés ici depuis un bon moment déjà, tout contents de revoir le va-et-vient d'un lieu public, de lire des journaux de Paris et de fumer des cigarettes américaines au goût de miel, introuvables dans l'île. Pendant que ma femme lit des hebdomadaires, je vais renouer le fil de ce journal. Tout d'abord, j'ai à constater l'échec de notre première tentative d'autonomie. Je ne suis pas arrivé à gagner assez vite ce qu'il nous fallait pour subsister après l'épuisement de notre réserve. J'ai travaillé beaucoup, mais je ne serai pas payé avant un mois. Or, un mois, ou même une semaine, cela compte quand on n'a plus rien. Pour celui qui vit au jour le jour, il s'agit essentiellement d'éviter les lacunes de cette sorte. (Ce que l'on nomme « difficultés de trésorerie » dans les affaires, devient ici, évidemment, un obstacle absolu.) Assuré au moins de quelque argent à venir, j'ai accepté l'invitation d'un ami qui nous offre de passer trois semaines chez lui. Il habite à une petite journée de voyage de notre île. La leçon pratique de cette première expérience de deux mois, c'est que la liberté ne s'improvise pas. Qu'il faut la conquérir avec méthode, et organiser d'avance un plan d'attaque, prévoyant à un jour près la date d'arrivée des renforts. Je ne suis pas trop fier de ma retraite stratégique, mais tout de même bien décidé à renouveler ma tentative, dans un mois. Nous sommes partis ce matin à 5 heures, par l'autobus, ou « hustubuse » comme l'appellent les vieux du village. Il faisait nuit noire, et un de ces mauvais froids humides. Rien de plus lugubre que l'île avant l'aube. On n'a pas l'impression qu'elle dort, mais qu'elle est morte. L'autobus brinquebalant, où nous étions seuls au départ, rappelait les plus inconfortables légendes où allait nous conduire ce personnage muet, enfermé dans la cabine du petit tracteur qui nous remorquait ? Non, le voyage des contes et des rêves où l'on passe toutes les gares sans s'arrêter, dans une course angoissante et agréablement diabolique, ce n'était pas encore pour aujourd'hui. L'hustubuse ne tarda guère à stopper pour embarquer deux paysannes encombrées de paniers, puis d'autres paysannes, puis des gars endimanchés qui allaient s'amuser au chef-lieu, si bien que d'arrêt en arrêt, il fallut près de deux heures pour arriver audit chef-lieu. — Déjeuné, après le culte, chez M. Palut. Il n'est pas pasteur en titre, mais seulement « évangéliste » au service d'une œuvre missionnaire. Les évangélistes étant moins bien payés que les pasteurs (dont le traitement de base est de 10 000 francs), Mme Palut est obligée de faire, quand cela se trouve, des remplacements d'institutrices. Ils ont déjà deux garçons, et ils ont trouvé le moyen de recueillir encore une vieille Bretonne sans ressources, qui aide un peu à la cuisine et casse beaucoup d'assiettes. Dans cette île, qui fut presque entièrement protestante au xvie siècle, M. Palut n'a plus aujourd'hui qu'une centaine de paroissiens disséminés. Il en vient une dizaine au culte. Les autres habitent trop loin, ou sont indifférents. Il me raconte les efforts qu'il a faits, pendant six ans, pour entrer en contact avec la population. Conférences, visites, colportage de bibles de porte en porte. On ne peut pas dire que tout ce travail épuisant dans l'inertie soit resté absolument vain : il y a eu quelques conversions. Mais c'est tout juste si elles ont compensé les abandons ou les départs. (Les protestants qui sont souvent l'élément le plus actif de la population s'expatrient volontiers, ou vont habiter les villes.) En été, la petite ville se remplit de baigneurs, et l'auditoire du temple est décuplé : cela suffit pour qu'on maintienne le poste… J'essaie de me représenter l'existence quotidienne de cet homme aux prises avec la solitude la plus désespérante, celle que lui crée l'indifférence tranquille et obstinée de ceux auprès desquels il devrait exercer sa mission. Ils ne veulent pas même l'écouter, et toute sa raison d'être est cependant de leur parler. Il n'a rien d'autre à faire, et il ne peut pas le faire. Et de plus, il est seul à croire qu'il doit le faire. J'imagine qu'il doit apparaître, aux yeux des habitants de cette petite ville comme une espèce de fou, d'ailleurs inoffensif. Ou peut-être encore, ce qui est pis, comme un hypocrite qui a trouvé le moyen de vivre sans travailler. Il m'a décrit son existence sans amertume. Il ne se plaint que de son isolement intellectuel. Il trouve normal de vivre une vie humainement absurde. Non qu'il n'en distingue pas l'absurdité, mais simplement il sait pourquoi il la subit. Fils d'un petit hôtelier breton d'origine catholique, il s'est converti à vingt ans, et depuis lors il n'a jamais songé qu'il pût faire autre chose qu'annoncer l'Évangile. Qu'importe qu'il n'y ait « à vues humaines » aucun espoir de se faire entendre, si le seul espoir vrai réside dans la foi, qui ordonne de parler quand même ? On ne persécute plus le christianisme en France c'est sans doute un signe de surdité spirituelle totale. Seule la politique est encore capable de pousser les hommes à des violences. L'héroïsme vrai aujourd'hui n'est plus spectaculaire, il ne fait plus de grands gestes symboliques et passionnés. Il ne tranche pas sur la platitude générale. Il est à peu près idéalement méconnu. Peut-être alors y en a-t-il plus qu'on ne croit… Je viens de regarder pendant un bon moment les consommateurs attablés autour de moi. Que les hommes sont laids ! Chacun d'eux me frappe par une difformité particulière, pitoyable ou irritante. Il me semble que je découvre cette laideur pour la première fois. Depuis deux mois j'ai vu tous les jours les mêmes têtes de paysans et de pêcheurs, ni belles ni laides comme les têtes que l'on connaît bien et qui vous parlent. J'ai sans doute perdu l'habitude citadine de ne pas voir ceux qui m'entourent. Je pose un regard trop précis, qui me donne une image du monde peu supportable, peu « vraisemblable » même ; car enfin il n'y a pas de raison pour que les habitants de cette ville soient sensiblement plus laids que ceux du reste de la France. Peut-on aimer les hommes qu'on voit ? — Ou bien, au contraire, cette laideur disparaîtrait-elle si je pouvais les connaître mieux, un à un ? – Il sera bientôt temps de se diriger vers cet autobus rouge qui vient d'apparaître sur le quai. Je me réjouis de ce petit voyage. Il me semble que je vais découvrir un pays cent fois traversé que je n'avais jamais su voir : la province et la vie quotidienne, une foule de réalités sociales passionnantes avec lesquelles j'ai hâte de confronter les hypothèses que je déduis, depuis deux mois, de mes petites observations sur l'île. La solitude rajeunit. Me voici dans l'humeur de mes vingt ans, curieux des moindres aventures, et tout mon lyrisme aux aguets des surprises du vagabondage. Janvier 1934. (En séjour chez un ami près de Royan.) J'ai interrompu mes notes depuis quinze jours. Pour la raison très simple que le souci du lendemain provisoirement écarté, je serais tombé dans le journal intime, la culture des impressions ou le pittoresque. Ce séjour, par ailleurs plein d'agrément, ne m'a permis de faire jusqu'ici qu'une seule expérience précise et utile relativement au dessein de ce journal : celle du loisir. Je m'aperçois que je ne savais plus, ou ne pouvais plus, « perdre » une soirée, depuis six mois que je n'ai plus de travail fixe. Quand je m'arrêtais d'écrire, par fatigue, je ne me sentais pas la bonne conscience de l'employé qui a fait sa journée et qui pense maintenant à autre chose. Une sorte d'impatience me tarabustait encore, me ramenait sans cesse aux mêmes préoccupations. Ce n'était pas cette vacance où les idées et sentiments changent de climat. Le loisir n'est pas simplement la cessation du travail pour un repos nécessaire. Il se définit psychologiquement non par rapport au travail, mais par rapport à la sécurité matérielle qu'assurent soit le travail, soit la fortune, soit, dans mon cas particulier, l'amitié. Un chômeur intellectuel peut encore travailler, — et c'est cela qui le différencie profondément d'un chômeur industriel, par exemple — mais il ne connaît plus de vrais loisirs.⁎ Je saisis l'occasion de ce répit pour essayer de démêler un peu la signification complexe du chômage intellectuel. Nos conversations de ces jours derniers avec nos amis, et les précisions que j'ai dû fournir à des personnes curieuses de mon état, m'ont amené à me poser un certain nombre de questions et m'ont rendu attentif à quelques faits que je veux consigner brièvement, pour mémoire, quitte à les analyser plus concrètement dans la suite. 1. Le chômage est devenu aujourd'hui un état d'âme, une « condition », un mode particulier d'existence. Il n'est plus seulement un accident, une privation provisoire de travail rémunérateur. Il ne relève plus seulement de la statistique économique, mais de la psychologie. 2. Ce fait « existentiel » absolument nouveau dans l'histoire n'a pas encore été étudié, ni de l'intérieur, ni de l'extérieur, en tant que fait psychologique. 3. Cependant, il est difficile, à la longue, — car cela dure, croît et embellit depuis vingt ans, — de se refuser systématiquement à envisager le sort d'environ 30 millions de contemporains. D'autant plus que des partis politiques « dangereux » prennent soin de vous le rappeler avec une insistance impitoyable. Alors on se rabat sur des discussions politiques, ou sur la philanthropie. On parle du péril social créé par le chômage, dont on admet généralement qu'il est démoralisant. (Pour beaucoup de bourgeois, le chômeur est un être mystérieux et un peu effrayant, il joue le rôle d'un croquemitaine pour grandes personnes.) On discute avec passion des mesures à prendre pour occuper les sans-travail, ou tout au moins pour leur donner de la soupe ; on fait des hypothèses sociologiques, etc. Tout cela reste forcément extérieur à la réalité humaine et présente du chômage. 4. Qui donc pourrait étudier la réalité humaine et présente du chômage ? Les chômeurs eux-mêmes ? On n'étudie pas la misère, quand il ne s'agit plus de rien que de trouver le pain du lendemain, et c'est le cas du très grand nombre. D'autre part, ceux qui « jouissent » d'un mode d'existence assuré se soucient peu de connaître la mentalité du chômeur, soit que, bourgeois, ils refusent de croire à la nécessité organique et permanente de sa condition dans l'ordre capitaliste, soit que, socialistes, ils se bornent à utiliser l'argument politique du chômage, soit enfin qu'une gêne assez compréhensible les retienne de se mêler du malheur d'autrui, d'un malheur en l'espèce dont ils se sentent peut-être, obscurément, responsables de par leur prospérité même. (Double « censure » opérée par les passions politiques et par les croyances morales.) Voici donc le dilemme : ou bien l'on est dans le chômage, et l'on n'a pas les moyens de s'analyser, de s'exprimer. Ou bien l'on est hors du chômage, et l'on a toutes les raisons de ne pas trop s'en approcher. 5. Reste le cas tout à fait particulier de l'intellectuel chômeur. Il semble que cet homme-là soit à peu près le seul qui ait à la fois le droit et les moyens d'étudier de l'intérieur le « fait du chômage ». Mais cela n'est pas si simple en réalité. J'ai observé par exemple à plusieurs reprises un petit fait amusant. Les bourgeois de gauche ou de droite parlent volontiers de la nécessité de « sauver les élites », et de secourir les chômeurs intellectuels dont on dirait parfois qu'ils paraissent plus spécialement touchants… Mais quand un de ces excellents bourgeois vient à me rencontrer, et que je me donne pour ce que je suis, c'est-à-dire un intellectuel chômeur, je devine chez mon homme un certain scepticisme : « Chômeur ? Allons donc, cela s'appelait bohème de mon temps ! Et puis vous êtes un bourgeois, et même un “noble”, un bourgeois ne peut pas faire un “vrai” chômeur, il y a là quelque chose qui ne va pas. Enfin, au fait et au prendre, qu'est-ce que cela signifie d'être chômeur quand on a pour métier de penser ? Peut-on s'arrêter de penser ? Ha ha ! Un intellectuel en chômage, ce serait en somme un monsieur un peu fatigué et qui se donnerait quelques vacances cérébrales ? Jolie expression, après tout, pour désigner un type un peu gâteux. Mais je crois plutôt que vous vous payez ma tête. » Ce qui renforce cette impression chez quelques-uns de ceux auxquels j'ai eu affaire, c'est que j'ai l'air assez satisfait de mon état, le plaisir de vivre à ma guise dans une simplicité très favorable à mon travail, surpassant finalement mes ennuis matériels. De là à croire que je ne suis qu'un amateur, ou que je pose au prolétaire, il n'y a qu'un cheveu.⁎ Paradoxes. — Un intellectuel chômeur n'est pas un homme démoralisé par la privation de travail. Au contraire, il peut travailler davantage. Il ne se distingue donc d'un intellectuel rentier que par le manque de revenu assuré. Mais le seul fait que la « matérielle » est déficiente change sa conscience d'intellectuel, et l'oblige à se poser des questions toutes nouvelles. Un intellectuel chômeur n'est généralement pas « inscrit au chômage » et ne bénéficie pas du minimum de sécurité financière accordé par l'État au chômeur industriel. Autre désavantage : il ne peut pas accepter n'importe quelle occupation manuelle provisoire sans renoncer en même temps à sa raison d'être, — ce qui n'est pas le cas de l'ouvrier, surtout non qualifié. Il se pourrait que l'intellectuel puisse connaître une forme très particulière de chômage pur : certaines circonstances extérieures sont capables de tuer en certains hommes jusqu'à l'activité de la pensée : mon état d'esprit, quand je suis dans une ville étrangère, où rien ne m'appelle ni ne me parle, où je me sens perdre jusqu'à mes attaches avec moi-même, à force d'inaction, de gratuité. On dit souvent qu'il faut à l'homme un minimum d'aisance matérielle pour pouvoir réfléchir, se poser des problèmes et créer. D'où résulterait qu'un certain degré de pauvreté ou de misère physique condamnerait même un « intellectuel » à l'arrêt de la pensée créatrice, c'est-à-dire au chômage absolu. Mais quel est ce degré ? À quel niveau placer cette limite inférieure ? Prenons deux hommes qui furent tous deux de prodigieux producteurs d'idées ; deux hommes qui ont écrit chacun deux douzaines de volumes en l'espace de dix ans : Kierkegaard et Nietzsche. Le premier était riche et dépensait sans compter . Le second était si pauvre, au moment où il écrivit ses plus grandes œuvres, qu'il ne lui restait plus même une chemise entière : les morceaux du bras ayant servi à rapiécer les épaules et le plastron. Le peu d'argent de sa retraite de professeur servait à payer ses logeuses successives, et des remèdes contre ses effroyables maux de tête. Et il était à demi aveugle… Confort et culture. — À ceux qui n'ont rien, il faut donner du confort, afin qu'ils puissent concevoir d'autres buts à leur existence que la recherche d'un gain précaire. Mais à ceux qui ont quelque chose, il faut rappeler que la recherche du confort est ce qui s'oppose le plus radicalement à toute culture véritable.⁎ Plus j'essaie de préciser ma condition, plus elle m'apparaît paradoxale, tantôt meilleure, tantôt pire que celle du chômeur normal — si j'ose dire — jamais tout à fait pareille, et pourtant voisine. À défaut de conclusion nette, essayons de résumer les faits : 1. L'intellectuel chômeur est celui qui ne peut plus vivre de son travail, soit qu'il ait perdu l'emploi régulier qui assurait son budget, soit que la nature même de ses travaux l'empêche d'en tirer de quoi vivre. (Combien y a-t-il en France d'écrivains qui vivent de leurs écrits ? Peut-être deux sur cent — et ces deux-là auront probablement de 40 à 70 ans…) 2. Le chômage tel qu'il est vécu aujourd'hui par une trentaine de millions d'hommes ne peut pas être vécu de la même façon par l'intellectuel. Il atteint les travailleurs manuels, les employés, ingénieurs, médecins, etc., qui ne peuvent plus exercer leur profession quand les instruments ou le champ d'action nécessaires leur font défaut. Mais l'intellectuel n'a besoin, la plupart du temps, que de papier et d'encre. Il ne sera donc jamais un chômeur absolu, pensant toujours, ce qui est son métier. Mais peut-être, du fait même qu'il réfléchit plus que d'autres, par vocation, souffrira-t-il davantage de son état, tout au moins le comprendra-t-il plus profondément, plus insupportablement.⁎ Un point à étudier : le chômage déclasse l'intellectuel. Il le met sur un pied d'égalité paradoxal avec les hommes qui l'entourent. Il le dépouille des signes extérieurs de son état, de cet habitus bourgeois qui, hélas, est encore chez nous la marque de l'intellectuel. Par là même, l'intellectuel chômeur risque d'apparaître non pas comme un égal mais comme un inférieur aux yeux des gens de métier parmi lesquels il vit. « C'est une entreprise hardie que d'aller dire aux hommes qu'ils sont peu de chose », s'écrie Bossuet. (Sermon sur la mort, 22 mars 1662.) Que dire alors du sort fait à celui qui doit se montrer aux hommes tel qu'il est ? S'entendre répéter que l'homme en général est peu de chose, n'est pas trop humiliant pour qui se flatte d'une image de soi composée dans la solitude : tant qu'on ne s'est pas avoué devant autrui, on peut toujours s'estimer singulier, c'est-à-dire supérieur à la masse. Et ce n'est pas encore franchement s'avouer que de se comparer aux seuls humains que le métier ou notre rang social nous met en mesure d'approcher. L'épreuve décisive est celle que l'on subit du contact de voisins que rien en nous, que rien dans notre vie n'attendait et ne prévoyait. Ce n'est qu'au prix d'un désordre social — selon les conventions du régime établi — que ces rencontres deviennent possibles et aussitôt, se multiplient. Se « déclasser », c'est à la fois se reconnaître en vérité et rejoindre l'humanité. Pour le moment, ce qui domine en moi, c'est le plaisir du dépaysement en profondeur — et non plus en surface — social et non plus géographique… 21 janvier 1934 (dans l'île). Nous sommes rentrés hier soir dans cette maison glaciale et humide. Il n'y avait plus de pétrole, et il était trop tard pour aller en acheter. Silence, froid, solitude, et ce vent qui ne cesse pas de siffler autour de la maison. Nous avons trouvé des noix et bu un verre de vin, à la lueur d'une bougie. Heureux de nous retrouver chez nous, dans notre campement au bout du monde. Confort profond dans cet inconfort matériel. Je viens de relire mes notes de Royan. Il me semble déjà que l'ambiance où j'étais en les écrivant m'a fait exagérer l'importance de l'élément d'insécurité dans ma vie actuelle. Certes, j'ai toujours les mêmes raisons matérielles de m'inquiéter. Mais je ne les sens pas si obsédantes. Et même, en y réfléchissant, je m'étonne soudain du calme particulier avec lequel j'accepte en fait mon existence présente, si absurde qu'elle puisse m'apparaître au regard de certaines ambitions. Cela me rappelle d'autres moments pareils : à l'annonce d'accidents imprévus qui donnaient brusquement à ma vie un cours nouveau, à deux reprises au moins, je me souviens parfaitement d'avoir prononcé à mi-voix : « Ainsi, c'est cela » — avec ce même calme massif. Comme si je ne faisais que reconnaître et vérifier quelque chose de déjà entendu, au double sens du mot. Comme si j'étais moi-même mon destin, à ce moment, et que par suite, aucune question, aucun doute et aucune angoisse ne trouvaient place où se glisser entre mon jugement et ma vie. (Fausse reconnaissance, diraient les psychologues. Mais une étiquette n'est pas une explication.) Pourquoi ce calme, quand j'aurais toutes les raisons de m'inquiéter, de réclamer, de calculer plus ou moins fiévreusement d'autres projets… D'où vient cette persuasion que tout est bien, si profonde que je me l'avoue pour la première fois aujourd'hui, et que je n'arrive à la préciser que par l'effort d'écrire ici des mots qui la traduisent et la trahissent ? D'où vient cette espèce d'optimisme que rien ne parait motiver aux yeux d'autrui ou aux yeux de ma raison ? Et si je n'avais pas une croyance secrète et puissante en l'ordre significatif du monde (quoi qu'il m'advienne), ne serais-je pas désespéré, fou de possibles manqués et de grandeurs inatteintes ? Serait-ce donc que je crois réellement à la Providence ? Beaucoup de philosophes contemporains disent que la Providence est un opium ; que l'homme s'endort à imaginer un ordre du monde où sa place serait réservée, alors qu'il s'agirait au contraire de créer cet ordre dans l'arbitraire insensé du monde, et parmi des déterminations qui ne tiennent aucun compte de moi : voilà la croyance des hommes forts, disent-ils. Savoir quelle angoisse d'infériorité se cache sous cette volonté de puissance ! La force est calme. Et il me plaît de croire qu'elle s'ignore. Je distingue clairement ceci : il y a une immense libération intérieure dans la certitude que la seule force qui compte est celle de la Providence (ou du destin). C'est cela seul qui dispense l'homme de jouer la comédie de la force pour s'imposer aux autres, ou s'en imposer à soi-même. Ceux qui font des mentons d'imperator, ceux qui frappent du poing sur la table, ceux qui s'égosillent, ceux qui publient à son de trompe leurs défis ou leurs succès — prouvent qu'ils n'y croient pas totalement. Ils demandent « confirmation » — au sens étymologique. — On comprend qu'ils s'acharnent à répéter que rien de grand ne se fait que par la collectivité : s'ils étaient seuls, ils auraient peur de n'être rien. 23 janvier 1934 (écrit sur la dune). Il ne faut pas se mettre en colère au mois de janvier. C'est une saison abstraite, on n'atteint presque rien. Le soleil froid à travers une brume lointaine agrandit les regards sans nourrir la vision. Pas de mouches dans la lumière au ras des landes. Lucidité stérile du bel hiver. La colère y jaillit sans rencontrer personne. J'ai à craindre qu'elle ne m'attaque par désir famélique de créer du nouveau. Car c'est une consolation aussi que d'avoir à faire face à quelque catastrophe intime. Certains jours on donnerait beaucoup pour une bonne raison de désespérer, pour une bonne et impérieuse raison d'abandonner cette partie mal engagée, ma vie, et de se retrouver neuf, enfantin, ou tout simplement jeune devant un présent ouvert de tous côtés… Une seule vertu peut alors nous sauver de cette tentation du désespoir et c'est l'humilité. Si je ne suis pas important, le monde s'agrandit. Je puis encore aimer des paysages qui ne sont pas mon « état d'âme », mais une parole à déchiffrer. L'humilité m'apporte des nouvelles du monde. Ainsi je me renouvelle lentement. C'est un moyen de sortir de l'impasse : non pas en changeant ses données, mais soi-même. Fin de janvier 1934. Je lis dans le Journal de Kierkegaard : « La lande doit favoriser le développement de pensées puissantes. Ici tout est sans voile, dans sa nudité devant Dieu. Ici plus de dérangements domestiques, plus aucun de ces subterfuges grâce auxquels la conscience peut se dissimuler, et qui l'empêchent d'atteindre rien de sérieux dans le désordre. “Où fuirai-je devant ta face ?” Cette parole peut être dite en vérité, ici, sur la lande. » Oui, c'est cela, mais Kierkegaard ne faisait que se promener sur la lande danoise, loin de tout « dérangement domestique ». Il avait un très bel appartement à Copenhague. Deux mots me frappent dans l'édition allemande où je poursuis la lecture de ce journal : Einsamkeit (solitude), et Gottgemeinsamkeit (communion avec Dieu). Leur rapprochement exprime le sens profond de la lande, son sens ésotérique si l'on veut. Il est curieux de noter qu'en français communion contient et évoque union, alors qu'en allemand le même mot, pour moi, évoque solitude. Je ne pense pas qu'il y ait là contradiction : les deux couples de mots désignent deux aspects d'un même mouvement de l'être. Celui qui « se tient devant Dieu » est seul. Il se trouve placé dans un rapport strictement personnel, par définition. Mais aussitôt qu'il communie avec son Dieu, il se voit uni à ses semblables par un lien de responsabilité. Séparé du monde et remis au monde d'une manière toute nouvelle, non plus pour le subir mais pour collaborer à sa transformation. Ainsi de mon île : c'est d'abord un désert, et ensuite il m'apparaît que ce désert est habité par des hommes dont la présence m'est plus concrète qu'ailleurs. Ou par une analogie moins profonde : d'abord la lande est une exaltation, un dépaysement romantique, et ensuite il m'apparaît qu'elle est une terre réelle, travaillée par des hommes réels, leur imposant des conditions de vie précises et qu'il s'agit de regarder d'un œil actif. Février 1934. Les gens. — Du haut des dunes, je vois les terres divisées en parcelles minuscules. Sur ces parcelles des hommes et des femmes travaillent, le buste parallèle au sol. Ces deux observations physiques très simples méritent chacune un commentaire. Elles résument en deux images exactes les conditions morales et économiques des habitants de l'île. 1. Division des terres. — J'ai pu vérifier à plusieurs reprises l'extraordinaire complication du cadastre en lisant affichées sur les murs de l'église les annonces de ventes immobilières. Les propriétés se composent généralement d'une vingtaine ou d'une trentaine de parcelles, dont beaucoup n'ont que quelques centiares, les plus grandes un à deux ares. Je connais déjà la géographie locale assez pour me rendre compte de la dispersion ridicule des parcelles tout autour du village : l'homme qui travaille ces bouts de champ grands comme ma chambre doit passer une partie de la journée à marcher de l'un à l'autre. Disposition encore plus gênante au moment de la récolte. Et bien entendu, cela exclut l'usage des machines agricoles. Pourquoi ne s'entendent-ils pas entre eux pour grouper leurs lopins ? Je me suis renseigné. Il paraît bien qu'un maire avait proposé la réforme, avant la guerre. Mais cela n'a pas marché. La tradition de l'île veut que chaque champ soit partagé à la mort du propriétaire en autant de parcelles qu'il y a d'héritiers. Ceci pour éviter que l'un hérite d'un champ un peu meilleur que les autres. Égalité contre solidarité. Le résultat évident de cette tradition sacro-sainte, c'est que les paysans travaillent beaucoup plus qu'il ne serait nécessaire à leur subsistance si la répartition des terres était conçue non point selon les principes égalitaires, mais selon le bon sens pratique. Comment espérer un développement « culturel » de cette population abrutie de fatigue ? Il faudrait d'abord réformer leurs conditions matérielles. Mais précisément ce qui s'y oppose, c'est l'idéologie rudimentaire qu'on leur a inculquée, et qui n'a que trop bien convenu à leur penchant naturel. Il faudrait donc d'abord réformer leur mentalité pour rendre possible une réforme matérielle, qui à son tour permettrait d'autres progrès. Un seul homme ici pourrait influencer leur mentalité, c'est l'instituteur. S'il leur donnait une éducation non plus égalitaire, mais communautaire, beaucoup de choses pourraient être changées. Mais si personne ne fait rien par le moyen normal de l'éducation, il n'y a plus d'autre solution que la contrainte. La dictature est un moyen grossier, souvent barbare et toujours déshonorant pour ceux qui la subissent, mais c'est le seul moyen de transformer et d'animer un peuple auquel on n'a pas su donner le sens civique, le sens de la communauté. Qui est-ce qui se préoccupe en France de donner au peuple une éducation solidariste ? On cherche à enrôler ces cultivateurs dans des ligues toujours anti-quelque chose, qui n'empêcheront rien, c'est l'évidence, parce qu'elles n'exigent rien de positif, ne construisent rien, n'animent rien, s'épuisent en excitations verbales. Dictature ou éducation, voilà le dilemme. 2. Mauvais outils. — Revenons au sens précis, limité et terre à terre des usages de l'île. Dès la quarantaine déjà, les hommes et les femmes ont tous le corps plus ou moins déjeté. Cela provient évidemment de leur position quand ils travaillent aux champs. Et cette position provient de la forme de leurs outils. Ils n'utilisent guère que des « bouelles » au manche très court, recourbé à l'extrémité, de telle sorte que la lame fait avec le manche un angle d'environ 45º. Cet instrument, d'une part, les oblige à baisser le buste au maximum, jambes écartées, pour gratter la terre sablonneuse, d'autre part, les empêche de labourer cette terre à plus de dix ou quinze centimètres de profondeur. Trente centimètres de rallonge au manche, un angle plus grand avec la lame, cela suffirait à redresser leur corps et augmenterait le rendement de leurs champs. Intrigué dès les premiers jours par l'allure et les façons de travailler si spéciales des gens d'ici, j'ai hésité longtemps à croire que la raison en était réellement aussi simple. Je connais tout de même assez la terre pour savoir que les mêmes outils ne sont pas bons en tous pays, et je cherchais quelle particularité locale motivait l'usage exclusif de cette bouelle. Je les ai questionnés ils ont eu l'air plutôt surpris. « On a toujours fait comme ça. » Un jour, le père Renaud étant venu retourner une planche d'oignons, je lui ai offert les outils à long manche qui sont dans le chai, et il a refusé. « On n'a pas l'habitude. » Contre-épreuve : un petit propriétaire venu du continent il y a trois ans et qui utilise des outils ordinaires, me dit qu'il a tout de suite obtenu des résultats supérieurs à ceux de ses voisins, et à moindre fatigue. Il y a peut-être d'innombrables petits faits de ce genre en France. Il y aurait peut-être d'innombrables réformes aussi simples à opérer. Je n'en sais rien . Je me borne à constater qu'ici les paysans travaillent trop, se plaignent du mauvais rendement de la terre, et refusent cependant de rien changer à des habitudes dont les défauts sautent aux yeux du premier venu. 13 février 1934. La presse. — Je note à l'usage d'un futur historien des mœurs que la presse « de droite » reflète assez exactement la mentalité et les conversations de la bourgeoisie conservatrice, alors que la presse de gauche ne reflète nullement la mentalité ni les conversations populaires. C'est que les journaux socialistes et communistes sont rédigés par des bourgeois, ou par des candidats à la bourgeoisie, en tout cas par des gens qui recherchent la « considération du peuple ». D'où le ton haineux, typiquement petit-bourgeois, de certaines de ces feuilles. Je n'ai jamais retrouvé ce ton dans le peuple. S'il en paraît parfois, par accident, quelques traces ici ou là, c'est que le peuple de France lit trop de journaux, ne lit que cela, et finit par se croire « le Peuple » tel que l'imaginent les bourgeois et leurs journalistes. Ce n'est pas dans notre île, d'ailleurs, que j'ai pu constater cette contagion ! Les deux journaux locaux gardent un ton à la fois naïf et grandiloquent, avec des maladresses et de grosses astuces, qui n'est pas exactement celui des « discussions » qu'on peut entendre dans les cafés du port, au chef-lieu, mais qui correspond bien à ce que les pêcheurs ou les paysans aiment à se faire dire, me semble-t-il. D'ailleurs, il y a peu de nouvelles du monde dans leurs colonnes. Les correspondances villageoises (accidents de bicyclette, arrivée d'un bateau, prix du sel, causeries du curé ou de l'instituteur, mariages, décès et naissances) tiennent presque toute la place. Abîme entre la politique des amis du peuple, et la réalité du peuple : rien ne le rend plus sensible que cette différence de ton entre tel organe socialiste ou communiste de Paris, et l'un de ces petits journaux de campagne. 15 février 1934. Les gens. — Si j'avais une âme de philanthrope, je chercherais à répandre mes idées dans la population : je convoquerais par exemple un meeting pour exposer mes critiques ci-dessus consignées, et mettre en discussion mes projets de réforme. Je sais bien ce qui m'arrêterait dès les premiers pas. Ces hommes n'ont pas ou n'ont plus coutume de se réunir, d'être ensemble pour causer. Le dimanche, ils « font la partie » chez l'un ou l'autre, à quatre ou cinq. On boit et on tape le carton sans beaucoup de paroles. C'est à cela que se réduit la vie commune. Quelques-uns le déplorent parmi les vieux. Mais personne n'a l'idée de rien entreprendre. Le village comptait autrefois, paraît-il, cinq ou six sociétés de caractère utilitaire ou récréatif. La plus fameuse était la Clique des retraités de la Marine, qui animait de ses concerts de nombreuses fêtes villageoises. Tout cela s'est dissous quand les hommes sont partis pour la guerre, et rien ne s'est refait depuis. Quand on veut danser on fait venir l'orchestre-jazz du chef-lieu : il arrive dans un somptueux car d'excursion capitonné de velours violet horriblement moderne. Cependant deux associations se survivent encore. L'une, c'est La Mutuelle, dont l'activité principale se manifeste lors des enterrements : elle assure à chacun de ses membres une nombreuse suite pour leur « dernier voyage ». L'autre, c'est la Société coopérative de panification, réunissant dans une sorte de corporation boulanger, minotier et consommateurs. Le pain, la tombe. Deux réalités fondamentales. Voilà qui est bien dans l'harmonie de cette lande où l'homme et ses maisons mettent les seules verticales. Existence ramenée à ses deux dimensions premières. Pour la vie, l'homme debout et actif, il faut le pain. Pour la mort, l'homme qui se recouche, il faut la tombe. Il y a toujours quelque grandeur dans les choses simples, rudimentaires. Mais quand je vois ces hommes et ces femmes accrochés à cette terre pauvre qu'ils grattent lentement pour en tirer tout juste de quoi vivre, j'hésite à reconnaître dans leur existence le beau mythe du peuple primitif aux prises avec les éléments hostiles. En vérité, ils vivent à peine. Ils subsistent. À la fois aux limites du continent et aux limites de l'humanité. Ils n'attaquent plus, ils se cramponnent. Ce ne sont pas des colons, des défricheurs, mais de petits propriétaires qui se défendent avec la seule obstination de l'instinct, au niveau le plus bas où l'homme puisse vivre sans misère, sans ambitions, sans rêves, sans tristesse. Chacun pour soi sur sa parcelle de terre ingrate, ou dans sa courette pleine de fleurs. Qu'ils n'aient pas de vie communautaire, cela ne signifie pas nécessairement qu'ils aient perdu le sentiment de leur commune condition. Ils sont peut-être trop pareils pour éprouver le besoin de s'unir. Ils n'ont pas à faire face à des menaces extérieures. Et surtout ils n'ont nulle envie d'entreprendre une conquête quelconque, matérielle ou spirituelle. Or c'est cela seul, menace ou entreprise commune, qui rassemble les peuples et les pousse à créer des signes visibles de leur union : assemblées, fêtes, cortèges, uniformes, ou chefs, — kolkhoses, corporations ou camps de travail. Mais ici, que feraient-ils de tout cela ? Ils ont la liberté, et cela leur suffit, depuis cent cinquante ans. Ils ne songent pas à en tirer le moindre profit positif. Ils se nourrissent mal (légumes, soupes, fruits de mer, seiches et poisson, je crois que c'est à peu près tout), mais pourquoi vivraient-ils autrement ? Bien entendu, certains d'entre eux sont morts ou vont mourir couchés sur une fortune de 100 000 ou de 200 000 francs, que leurs fils iront perdre à la ville : je crois cependant que la proportion des fous est moindre ici que sur le continent. Et l'on meurt vieux , et les médecins ne font pas fortune. Quelle conclusion tirer de tout cela ? Quand on voit les choses et les êtres de trop près, on perd le peu de foi que l'on pouvait accorder aux idéologies et aux politiciens. Il faut vivre à Paris pour y croire. Réveillez ce peuple, il sera peut-être capable de grandes choses — c'est son mystère — mais ne dites pas que vous le faites pour son bonheur, car il est plus « heureux » que vous. Il faudrait croire fanatiquement à une vérité absolue, qui vaille mieux que la paix et le bonheur, pour oser bouleverser la petite vie de notre île. À noter et à souligner : Seules les guerres de religion ont tiré de l'héroïsme de ce peuple. Mais combien se feraient tuer aujourd'hui pour sauver leurs pratiques ? On en vient à penser que le régime qui convient le mieux à cette vie obscure, j'entends celui qui la contente le mieux, à défaut de la développer, c'est encore la Troisième République : un État faible, dont le centre est lointain, qui ne croit à rien, et qui par suite ne peut rien exiger de sérieux… — Mais il y a d'autres aspects de la question. Le sel ne se vend plus depuis un an, et c'était la ressource principale des villages. Le chef-lieu est en train de devenir la proie des politiciens de Paris. Un dimanche ce sont les enfants communistes de la colonie de vacances qui défilent en maillots rouges et l'on pousse des « cris séditieux » ; le dimanche suivant, ce sont les enfants de la fondation « de droite » et on les applaudit : la fondation fait vivre beaucoup de personnes de l'île. La moitié des maisons sont vides, et quelques-unes déjà tombent en ruines. Et surtout ce régime d'inertie laisse trop de forces grandir contre lui : et alors, qui va venir un beau jour, de Paris, faire la loi dans notre village ? 19 février 1934. Les gens : récit d'une journée paysanne. — En revenant de la côte, je me suis arrêté au Moulin de la Purée, pour jouer avec les chatons qui pullulent dans la cour. La mère Renaud-de-la-Purée sort de sa porte, appuyée sur un court bâton. C'est donc la jambe qui ne va plus. D'où cela vient-il ? « C'est depuis qu'ils m'ont pris la chèvre. Ça m'a fait comme une gifle, et maintenant, ça ne va plus. » Il faut qu'elle me raconte cela. Elle vient donc s'appuyer contre la barrière de la cour, cale son bâton, et commence d'une voix posée, monotone et basse : « C'était le 26 de juillet, l'anniversaire de ma défunte mère. Le matin, je me dis : Qu'est-ce qu'on va manger ce jour ? Je n'avais pas grand-chose. Le père et les deux fils disent : On est plus jeunes que toi, on va aller au travail, et toi tu iras à la pêche. Ils partent pour le marais, vont tirer le sel, font ce qu'ils avaient à faire. Moi je vais à l'écluse, je ramasse des anguilles, quelques crabes, deux ou trois jambes. Bon. C'est ce qu'il faut pour manger. Ils rentrent d'avoir tiré le sel et mangent la pêche. J'avais ajouté deux ou trois jambes, donc, mais moi je n'en mange pas. Tantôt, ils s'en vont à leur ouvrage, moi je reste ici. Ils rentrent vers six heures, les jeunes d'abord, parce qu'ils ont des bicyclettes, ils vont plus vite ; le père rentre un peu plus tard. Le plus vieux dit : J'ai bien faim. Le plus jeune, il a toujours faim, alors c'est pareil. Je dis : Oh ! vous avez faim, je vais vous faire une soupe aux pommes de terre, — j'avais des pommes de terre, — une belle soupe aux pommes de terre ! Oh ! dit le plus vieux, s'il y a une soupe aux pommes de terre, je vais en manger une grande assiettée ; ça arrange, ça délasse, et avec ça on peut aller se coucher ! Ils mangent et on va se coucher. C'est le lendemain matin que j'ai vu qu'ils avaient pris la chèvre. Des hommes mariés de trente et trente-cinq ans, voyez comme ils sont aujourd'hui ! Ils sont venus pendant la nuit, on a su qui c'était par la suite. Ils ont pris la chèvre, l'ont passée par-dessus le mur, et voilà ! Et pourquoi ? Pour plaisanter ! Quand j'ai été nourrir ma chèvre, je ne l'ai pas vue. J'entre : je ne vois rien. Je me dis : Elle est peut-être dans le coin derrière. J'y vais, je regarde : rien. Ils l'avaient volée. Ça m'a fait comme une gifle ! J'en ai été malade comme un chien. Et après, eh bien, les malheurs sont venus de partout. » On a retrouvé la chèvre. Mais elle est toute changée. « Je l'ai fait couvrir deux fois : c'était comme si l'on n'avait rien fait. Mais je n'en veux pas d'autre. Je suis sûre qu'avec une autre bête, même une bête chevaline, ce serait pareil, maintenant… » Fin février 1934. Sur la pauvreté. — Elle n'est un problème social si grave que parce qu'elle est d'abord un problème moral non résolu. Pour la majorité des modernes, la menace de pauvreté ne signifie pas d'abord : faim et fatigue, comme pour les paysans, mais d'abord humiliation. « Devenir pauvre », « être ruiné », c'est selon les cas perdre vingt millions sur quarante, ou sur vingt et un ; ou cent mille francs sur deux cent mille, ou perdre une place de quatre-vingt mille pour en retrouver une de vingt-quatre mille ; ou perdre intégralement le peu que l'on avait. Dans tous ces cas, le problème que pose la pauvreté est avant tout moral : ce qu'on craint le plus, et en premier lieu, sentimentalement, c'est de perdre son rang et la considération qui s'y attache, c'est de ne plus pouvoir « représenter », séduire, voyager, rouler auto, aller au théâtre, garder un appartement, etc. Toutes choses que l'on aime surtout parce qu'on croit qu'il faut les aimer, ou parce qu'on n'a pas d'autres goûts que ceux qu'inspire la publicité. En somme, tout cela n'est effrayant que parce que l'on n'a pas l'esprit de pauvreté qu'on aime entendre louer à l'église ou dans les livres. On croit que pauvreté est vice, et c'est même justement parce qu'on le croit qu'on répète le proverbe qui dit le contraire. Je pense que la vraie solution, la solution pratique de la psychose de crise qui énerve la bourgeoisie n'est pas ailleurs que dans l'« esprit de pauvreté ». Et j'ajoute aussitôt que la solution pratique de la misère réelle, celle qui est vécue depuis longtemps ou depuis toujours par une partie du peuple, est au contraire dans la révolution matérielle. Mais cette révolution ne sera durable et vraiment novatrice que si elle s'accompagne d'une révolution morale chez les bourgeois : car on ne peut pas anéantir physiquement toute la bourgeoisie (nous ne sommes pas en Russie). Et tant qu'il y aura des bourgeois, il y aura des gens qui craindront avant tout de descendre d'un échelon, c'est-à-dire de devenir pauvres. À moins qu'ils ne comprennent un peu mieux ce qu'est l'esprit de pauvreté. Mais qui le comprend aujourd'hui ? Pour peu qu'on se vante de l'avoir, on ne l'a plus. Et quand on l'a vraiment, il est probable qu'on l'ignore. (Ne disons rien des hypocrites et des naïfs qui croient que louer « l'esprit de pauvreté » dispense de supprimer les facteurs matériels de la misère, capitalisme, centres urbains, etc.) Sans doute l'esprit de pauvreté n'est-il donné qu'à ceux qui croient à autre chose qu'à leur vie, à autre chose qu'à leur succès, ou à leurs aises, ou à leur rang, etc., ou même à leur valeur spirituelle. Ils sont très peu. Ou plutôt, disons qu'on en connaît très peu : quelques grands chefs, quelques fanatiques d'une cause, quelques saints. Mais peut-être aussi un grand nombre d'obscurs croyants. Ceux par qui l'humanité vaut quelque chose, sans le savoir. 28 février 1934. Gens. — Il est très impressionnant de se demander en face de ces hommes, à quelques mètres d'eux, quand ils travaillent sur leur parcelle, ce que signifient les méthodes productivistes et la démesure collective d'un Plan quinquennal. Le silence de la lande et des marais, la rumeur de la côte, les petits chocs irréguliers des pioches et des bouelles, tout ce qu'il y a de paisible, de grand, de mesquin, de millénaire dans cette faible activité humaine au ras du sol, sous ce grand ciel… Au nom de quelle « vérité » brutaliser et bouleverser à grand fracas de moteurs et de règlements de fer les rythmes de cette île et de ces vies ? 1er mars 1934. Minimum vital. — Il ne faut être ni riche ni pauvre, selon les mesures sociales qui ne valent jamais que pour « les autres ». Il faut simplement être libre selon la mesure de sa vocation. C'est par rapport à sa seule vocation qu'un homme peut arriver à savoir avec certitude de quoi et de combien il a besoin pour vivre. S'il a plus ou s'il a moins, s'il est « riche » ou s'il est « pauvre » (ce qui ne saurait être déterminé que par rapport au train « normal » que lui impose sa vocation), il court un risque qui n'est pas son vrai risque. Il se voit entraîné hors de sa ligne dans des conflits où sa personne n'est pas totalement engagée, parce qu'elle ne les a pas créés. Le but concret de la révolution économique que je crois moralement nécessaire, et d'ailleurs techniquement possible, c'est d'accorder à tout homme, quel qu'il soit, le « minimum vital » qui lui permette d'obéir à sa vocation. Toute la difficulté repose évidemment sur le fait que ce minimum ne saurait être fixé au plus juste qu'en fonction de chaque « personne ». C'est l'État qui devrait donner à chacun de ses membres le minimum qu'il mérite. Mais comment exiger de l'État qu'il tienne compte des vocations particulières ? Elles sont souvent d'une lecture très douteuse pour ceux mêmes qui devraient les exercer ! Il faudrait donc, dans la pratique, se contenter d'approximations toujours très contestables. Le problème se ramènerait à trouver des signes extérieurs aisément vérifiables qui permettraient de répartir les hommes grosso modo, selon leur vocation. Et le minimum qui leur serait accordé varierait d'une catégorie à l'autre. (Cela touche à l'absurde, on le voit — mais justement parce qu'on le voit, et que c'est tout de même ce que l'on peut imaginer de moins déraisonnable, cela peut nous donner une bonne idée du maximum d'absurdité que représente l'anarchie actuelle.) Si l'on me chargeait de redistribuer toutes les richesses, selon mon expérience et mes petites observations, j'aurais mon plan tout prêt dans ses grandes lignes : je donnerais le plus possible à ceux qui demandent beaucoup, et qui se rangent ainsi dans une catégorie spirituellement inférieure (sauf exception) ; je donnerais très peu aux intellectuels et aux artistes ; et je donnerais aux autres selon leur profession : d'autant plus qu'elle serait plus monotone par exemple, ou qu'elle supposerait moins d'énergie créatrice… Et pour ma part — s'il faut un exemple précis, c'est le seul que j'ose donner — je m'accorderais chaque année onze fois la somme dont j'ai besoin pour vivre ici pendant un mois ; le nom du mois où je ne recevrai rien restant indéterminé, et dépendant du seul caprice d'un employé que je ne connaîtrais pas. …………………………………………………………………………………………………………… 15 mars 1934. Je rentre de Vendée. On m'avait demandé d'y aller faire quelques causeries. J'en rapporte deux séries d'observations nouvelles sur la Province, et je crois d'autant plus utile de les consigner qu'elles modifient sensiblement certains jugements auxquels m'avait amené la considération de mon île. Il faut parler d'abord des autocars. Je ne sais si l'on se doute à Paris de l'importance des autocars et des transformations qu'ils sont en train de causer dans la vie provinciale. Je n'ai pas compté le nombre de lignes actuellement exploitées. Mais j'ai pu constater dans plusieurs départements de l'Ouest qu'il n'est plus guère de « pays » qui ne soit desservi par une ou deux ou même trois compagnies de transports locaux. Depuis que j'ai quitté Paris, j'ai bien utilisé une vingtaine de ces lignes. Je commence à connaître leurs coutumes : rien ne pouvait modifier plus rapidement et plus profondément la coutume de la France rurale. Mais ce n'est pas encore assez dire : l'autocar modifie complètement le mode de contact entre le voyageur et la province. Naguère, encore, quand on n'avait que les chemins de fer, tout convergeait vers Paris, non seulement du fait d'une organisation ferroviaire centralisée, mais encore sentimentalement. Le confort relatif des grandes lignes indiquait qu'on allait à Paris ou qu'on en venait. Tout le reste n'était que tortillards cahotants, jamais à l'heure, où l'on se sentait relégué à l'écart de la « vraie » circulation. Et l'on ne voyait guère que des gares, ce qu'il y a de plus attristant dans chaque village. Aujourd'hui, les stations d'autocars sont sur la place principale. C'est de là qu'on part au milieu d'une grande affluence de badauds, c'est là qu'on arrive à grand son de trompe, c'est enfin ce que l'on voit le mieux de chaque pays. La voie ferrée était une sorte d'insulte à la vie locale : elle la traversait abstraitement, sans la voir, sans tenir compte de ses circonstances. Sur ses bords ne vivait qu'une population nomade, qui portait l'uniforme de l'État, partout la même. Vous pouviez parcourir vingt fois la France de part en part sans remarquer que les gens qui l'habitent ne sont pas tous de la même sorte, et que d'une province à une autre, ce n'est pas seulement le paysage qui change. N'était-ce pas là l'une des raisons qui faisait si facilement nier la subsistance des « petites patries » dans la nation abstraitement unifiée ? La ligne d'autocar fait partie du pays. Elle en épouse la géographie physique mais aussi humaine. Elle quitte à tout propos la route nationale pour des chemins secondaires ou des ruelles à peine plus larges que la voiture. Mais aussi elle tient compte des rythmes de la vie locale, du calendrier des marées, de l'heure matinale des foires, dans les districts ruraux, et ailleurs de l'entrée et de la sortie des usines ou des écoles. La simple intention d'utiliser ce moyen de transport vous met en contact avec toutes sortes d'habitudes locales. D'abord il faut aller dans deux ou trois cafés pour obtenir un minimum de précisions concernant l'heure du prochain départ et la destination des diverses voitures qui stationnent sur la place. C'est que chaque ligne a sa tête de ligne chez un bistrot différent, et il est rare qu'on puisse trouver l'horaire ailleurs. Parfois le bistrot vend aussi les billets ; et c'est chez lui qu'on attend le départ. Pour peu que l'on manifeste la moindre curiosité on ne tarde pas à y apprendre pas mal d'histoires, dont j'indiquerai ici l'enchaînement à peu près immuable. Cela commence par quelques anecdotes sur l'installation de la ligne et sur la concurrence qui a fait baisser les prix. Car il est de règle qu'au début deux Compagnies se disputent le parcours, jusqu'à ce que l'une des deux fasse faillite, ou réussisse à vendre « honnêtement » sa renonciation, quitte à recommencer aussitôt le petit jeu un peu plus loin, sur un autre parcours. De là à des potins sur les personnalités de l'endroit, sur le rôle qu'ont joué dans l'affaire le sous-préfet, ou le député, ou divers margoulins, topazes, etc. Si l'on a le temps, il n'est pas impossible de pousser la « discussion » sur un plan supérieur, d'aborder par exemple la question du capitalisme en général et des moyens d'arrêter ses méfaits . Bref, lorsque vous montez dans l'autocar, vous êtes renseigné, vaille que vaille, sur les facteurs économiques du pays, sur les noms des notables et sur le jeu des partis politiques. Et que dire maintenant du voyage lui-même ? C'est une résurrection de ce que Vigny pleurait, la poésie des diligences, mais aérée. C'est fait d'une foule d'incidents entrevus, que tout dispose à romancer ; de conversations absurdes et rapidement intimes, avec ce personnage enfoui à côté de vous dans un luxueux fauteuil de cuir rouge ou bleu vif, et qui change de tête plusieurs fois pendant le trajet, de coups de main aux voyageurs chargés de paquets ou d'un jeune veau, ou d'un enfant hurlant et admiré, d'arrêts et de détours imprévus car les chauffeurs acceptent volontiers toutes sortes de petites commissions que de vieilles dames leur confient au départ avec force recommandations ; et ils sont rares, ceux qui n'ont pas deux mots à dire par la portière entrouverte un instant à la fille de l'auberge écartée qui attend le passage du car, les cheveux au vent sur le bord de la route. Rien n'est plus sympathique qu'un conducteur de car. Cela tient évidemment à son métier. Ce sont en général de jeunes gaillards solides et gais, et qui ont toutes les raisons d'aimer le travail et de le faire bien : c'est moderne, c'est sportif, cela vous pose dans l'esprit des populations, on se sent maître à bord de sa puissante machine, et l'on bénéficie de ces petites faveurs que les femmes ont toujours accordées à ceux qui commandent et disposent, ne fût-ce que pour une heure, de leur vie. Oui, voilà bien les hommes avec lesquels je rêverais d'entreprendre une belle révolution, qui rajeunisse la France : ils ont la bonne humeur, le dynamisme, le sens pratique et la rapidité d'esprit que les bourgeois, qui en sont dépourvus, attribuent par erreur au « peuple » en général. Sans compter les moyens techniques dont ils disposent et qui seraient décisifs lors d'une action rapide. Mais loin de moi ces ambitions : ceux qui les ont n'en parlent pas, dit-on. Et je ne suis qu'un écrivain. Ceci me rappelle un bout de conversation que j'aurais dû noter plus tôt. Le monsieur rencontré dans l'autocar de Royan voulait savoir quel était mon métier. Et quand j'eus dit que je n'en avais aucun, et que je n'étais qu'un écrivain, et chômeur par-dessus le marché, il s'écria : « Ah ! cher Monsieur, je vous envie ! Vous avez un rôle magnifique à jouer dans la société. Vous avez le temps de réfléchir et de nous faire part de vos lumières, et sans vous, où irions-nous donc, nous qui ne croyons plus aux curés ! – Comptez, Monsieur, lui dis-je, qu'un écrivain a bien deux fois plus de peine à vivre qu'un homme normal, mettons qu'un fonctionnaire, — (c'était pour le flatter) — et cela tient aux circonstances mêmes qui l'ont mis dans le cas d'écrire. Car ou bien l'on écrit ce que l'on ne peut pas faire, et c'est l'aveu d'une faiblesse ou d'une ambition excessive, deux choses qui compliquent fort la vie, je crois ; ou bien l'on écrit des choses intelligentes, et c'est encore l'aveu d'une inadaptation cruelle aux mœurs et coutumes de ce temps ; ou bien l'on écrit simplement pour gagner sa chienne de vie, et c'est le bon moyen de traîner la misère la plus honteuse qui se puisse imaginer, dans les antres rédactionnels. Je dis les antres. De toutes façons, un écrivain est par nature un empêtré. Et voilà le paradoxe et l'injustice : c'est qu'on attend, qu'on exige même de ces gens-là des vertus au-dessus du commun, la révélation de secrets qui suffiraient à rendre heureux les plus indignes, et ingénieux les plus balourds, enfin je ne sais quelle supériorité humaine, quel luxe d'énergie ou d'invention qui, s'ils les possédaient vraiment, feraient de leurs détenteurs non point des écrivains mais des Don Juan, des dictateurs, des milliardaires ou des saints. Croyez-moi, ce que nous vous donnons, c'est justement ce qui nous manque, et quand vous aurez compris cela, vous cesserez, je le crains, d'envier ma condition… » 16 mars 1934. D'un autre « peuple ». — Il faut encore que je revienne sur mon séjour vendéen. J'avais à donner trois « causeries » devant des auditoires de jeunes cultivateurs. Eux-mêmes avaient fixé la liste des sujets qu'ils désiraient étudier au cours de l'hiver avec l'aide de plusieurs orateurs bénévoles, pasteurs, instituteurs ou autres « personnes instruites » de la région. On m'avait prié de parler des révolutions russes de 1905 et de 1917, et de l'état actuel de l'URSS. Ils étaient venus par groupes, à bicyclette ou en charrettes, de tous les villages voisins. Du haut de la colline où nous étions tous réunis pour déjeuner, on dominait tout un canton de marécages mélancoliques ; et parfois l'on voyait scintiller dans un lointain nuageux et sous une trouée d'or, la mer. La petite salle des cours ruraux peut contenir une centaine d'auditeurs. L'orateur doit se tenir debout au milieu d'eux, de manière à pouvoir, tout en parlant, passer des clichés dans la lanterne à projection. Pour assurer le fameux « contact avec le public », rien ne vaut cette proximité physique. Je leur parlai pendant deux heures d'un pays d'énormes plaines, sans barrières ni haies, sans chemins creux et sans secrets, où les hommes vivent sans calcul ni prudence, dans la misère et dans la communion, superstitieux, poètes, bons et fous. Je décrivis les révoltes obscures de ces masses opprimées et naïves, conduites par des équipes d'hommes durs, intellectuels bannis ou petits nobles déclassés ; le triomphe implacable de Lénine ; l'enthousiasme du plan de cinq ans. Et je m'étonnais tout en parlant de raconter une épopée contemporaine : tout cela se dégageait ici de la mesquinerie hargneuse des polémiques et des partis pris, devenait légendaire et généreux, prenait le rythme et les couleurs grandioses et irréelles de la page d'histoire. Mensonge de la distance et de la simplification ; vérité de la fable qui donne une forme grande à nos obscurs et grands désirs informulés. En finissant je craignis un moment de les avoir trompés, de les avoir rendus jaloux d'une espèce d'imagerie d'Épinal, malgré moi trop pareille aux innocentes peintures de paradis modernisé que vulgarise la propagande communiste. Mais leurs questions ne tardèrent pas à me rassurer. Plusieurs voulurent savoir si cela marchait vraiment là-bas aussi bien que j'avais pu le laisser croire ; si ce n'était pas encore un de ces régimes de dictature ; si les paysans avaient plus de liberté qu'auparavant, etc. Mais ce qui me surprit davantage, ce fut la question franche d'un garçon de vingt ans, costaud, l'air intelligent et ouvert : « Pensez-vous qu'on pourrait faire la même chose ici ? » Pour sa part, il était sceptique. Il pensait qu'en Vendée les choses ne seraient pas si simples, que la situation matérielle était meilleure et demandait un développement tout différent ; qu'on voulait surtout, par ici, garder sa liberté et se gouverner comme on l'entendait. Et je me disais, en l'écoutant : en voilà un que l'on pourrait sans honte présenter aux jeunes Russes, aux jeunes Allemands, comme un type de jeune Français. Je retiens de cette journée deux impressions (je n'ose pas en dire davantage : tout cela est encore moins clair dans la réalité que dans ce résumé). Quand j'ai projeté sur la paroi blanche de la salle la photo de Kalinine, président de l'URSS debout dans un champ en costume de moujik, il y a eu un profond silence au lieu des rires que je craignais. (On peut donc gouverner sans être un monsieur en haut-de-forme ? Il a l'air d'un brave type comme nous autres. Rêverie des jeunes cultivateurs.) Et quand j'ai terminé ma causerie, évitant de prononcer mon jugement sur les faits que je venais d'exposer, afin de voir si mes auditeurs étaient de la même espèce que ceux de l'île : cette série de questions précises, et ce désir de rapporter ce que j'avais dit à leur situation concrète. Esprit critique, méfiance intelligente des paysans, conscience de leur autonomie… Je ne bifferai pas les conclusions que j'avais tirées de la conférence à A. Elles sont également vraies. Ce qui est faux, c'est de parler du peuple en général. « On le savait depuis longtemps. » — On sait tant de choses que l'on n'a jamais pris la peine de connaître, chez les « intellectuels ». 17 mars 1934. L'instituteur vendéen. — Nous étions assis dans sa cuisine avec sa femme et ses deux enfants. C'est un homme de quarante ans, aux traits réguliers et sérieux, un peu lent de geste et de parole ; prudent. Il se plaint de son isolement. « On nous laisse seuls, sans direction. Nous ne savons pas que lire. Le travail est dur, ici. Il faut lutter contre les parents, contre la concurrence de l'école libre qui nous a pris les deux tiers de nos élèves. On aurait besoin de nourriture intellectuelle pour se soutenir. Quelquefois on vous envoie des journaux ou des revues à l'essai mais c'est toujours de la politique. Quand j'étais jeune, j'ai beaucoup lu Anatole France, c'est à cause de lui que j'ai perdu la foi. J'aimais beaucoup Romain Rolland. Est-ce qu'il est mort ? Vous ne pourriez pas me dire ce qu'il y aurait d'intéressant à lire ? — Vous ne lisez pas de journaux politiques ? — Ce n'est pas ce qu'on cherche. Il faudrait en lire deux au moins pour corriger les mensonges. Ce qu'ils peuvent tous mentir ! On ne peut plus avoir confiance dans les partis. C'est aussi à cause de cette centralisation : qu'est-ce qu'ils savent de notre situation, à Paris ? Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de faire un mouvement politique en dehors des partis et de voir une fois ce qu'il y aurait à changer pratiquement dans chaque province ? Qu'on arrive enfin à se gouverner sur place, dans chaque commune ? On sent bien ce qu'il faudrait. Mais qu'est-ce qu'on peut, tout seul dans ce coin ?… » J'ai essayé de faire une liste de livres à lire pour l'instituteur de M. Je ne trouve à lui recommander que des traductions. La littérature moderne en France n'a guère à donner à ceux qui ont faim de nourriture solide, élémentaire. Elle manque de naïveté, de force et de conviction. Tout son effort est de s'écarter le plus possible de ce qui est simplement vrai. Elle est bizarre, affectée et maigrelette, toute guindée de petites astuces, d'airs entendus dès qu'il s'agit de passions. Trop difficile quand elle est belle (Claudel ne peut pas devenir populaire). Tristement bourgeoise et fausse, quand elle est facile. Et les ouvrages « d'avant-garde » donnent dans l'ensemble une impression de crampe, de minutie maniaque, de méchanceté d'impuissants qui se torturent à plaisir pour provoquer un petit grincement nouveau de la sensibilité. Je comprends très bien qu'un certain nombre d'écrivains français aient passé au communisme : il leur fallait cela sans doute pour oser parler de nouveau une langue large, utile et humaine… Auparavant, ils croyaient comme les autres que c'était plutôt ridicule. Mais il paraît que ça va se porter de plus en plus. Telle est la pauvre chance des écrivains français : il a fallu un nouveau conformisme pour les libérer de l'ancien ; et l'alibi d'une action politique à laquelle ils n'entendent goutte. Je ne sais plus quel poète a écrit : « L'art est une question de virgules. » Voilà qui donne exactement la mesure de leurs ambitions. Même si cette innocente remarque est juste du strict point de vue d'un artisan précieux de la langue française telle qu'on l'écrit à Paris de nos jours (car c'est faux sous tout autre rapport, pour tout autre pays, pour toute autre époque de nos lettres) je pense que ce n'est pas par hasard que tous les grands artistes ont jugé bon de parler d'autre chose, et de s'attacher plutôt à ce qu'il y a entre les virgules. Fin mars 1934. Le vent souffle en tempête de la mer vers le continent, depuis sept jours déjà, sans une seule heure d'interruption. Et cela doit durer deux jours encore, puisqu'une nouvelle période de trois jours est entamée. Toute la germination est comme crispée dans son essor depuis le début de la tempête ; elle s'est mise sur la défensive. Et moi aussi, je ne parviens plus à avancer dans mon travail. Obsession du sifflement furieusement modulé dans les cheminées et à travers le toit fragile, jour et nuit. Quand nous sortons pour aller voir la côte bouleversée, il nous faut marcher pliés en avant, et nous rentrons étourdis. Depuis plusieurs jours, le bateau n'a pas pu aborder l'île. Plus de courrier. On parle d'accidents. Pourvu que le manuscrit d'une traduction « alimentaire » que j'ai expédié il y a quatre jours, ne revienne pas, feuille à feuille, déshonorer les rivages de l'île ! S'il fallait encore le revoir ! (C'est sur le prix de ce travail, payé d'avance, que nous avons vécu depuis janvier, je crois que j'avais omis de le noter jusqu'ici.) 2 avril 1934. Voilà l'île purifiée et rajeunie, des fleurs partout, la grande lumière sur nos murs blanchis. J'ai travaillé au jardin, tous ces jours. Labouré et dessiné des planches, arraché de vieilles souches, dégagé les plates-bandes couvertes de feuilles mortes. Il me semble souvent que plus je travaille de mes mains, plus il me vient d'idées fermes et utilisables. Est-ce que les vraies idées viendraient du seul contact des choses, par les mains ? On le croirait à voir l'amaigrissement de la pensée des clercs aux mains débiles qui ratiocinent dans les revues sur ce que d'autres ont créé. 3 avril 1934. La solitude est une jeunesse. Elle nous apprend cette chose nouvelle que nous savions déjà, c'est vrai, quand nous étions adolescents, chose nouvelle au goût de souvenir, que trop de téléphones, à la ville, de tout à l'heure, d'heures de bureau, d'impitoyables rendez-vous d'indifférence avaient repoussée dans nos lombes ; cette chose toujours neuve et nouvelle qu'est l'attente d'on ne sait quoi. Condition véritable de l'homme : il est celui qui agit dans l'attente. Il attend des révélations. C'est évident ! Ses actions les plus pures sont des appels et des incantations : leur sens est toujours au-delà. Elles ne sont que symboles, invites angoissées ou séductions tentées dans l'inconnu. Autrement, comment supporter leur petitesse ? Si je gratte pendant des heures ce coin réduit de terre caillouteuse, c'est pour un printemps qui viendra. C'est pour gagner ma vie, dit une raison borgne ; c'est aussi pour gagner ma mort, je le sais bien. Toute notre attente imagine l'avenir, et l'imagine nécessairement sur fond de mort. (La jeunesse qui est l'âge de l'attente la plus ardente de la vie est aussi l'âge le plus familier avec la mort.) Ainsi nos gestes se prolongent : leur grandeur est dans l'attente qu'ils trahissent. Si le travail moderne est dégradant, c'est qu'on a limité ses gestes à l'immédiat, et borné son attente au salaire. Or toute vie est absurde et violemment inacceptable, qui ne s'ouvre pas sur l'attente d'une révélation à venir, et d'une « consolation » finale. (Consolation signifiant selon l'étymologie : unification, harmonisation, c'est-à-dire résolution des dissonances en un accord qui comble toute attente…) 7 avril 1934. Recette pour vivre de peu. La première condition c'est de gagner peu. …………………………………………………………………………………………………………… (J'ai écrit cela, je me le rappelle, peu de temps après notre arrivée, en haut d'une page que je retrouve dans une pile de notes. La page est restée blanche. Et, toute réflexion faite, c'est bien ainsi, et très complet.) 10 avril 1934. Inconcevable lacune dans ces notes : je n'ai pas encore parlé de la poule, la triste et digne poule noire qui habite seule au bout du jardin. Elle y est pourtant depuis notre arrivée, héritée du propriétaire. Nous l'avons nourrie sans espoir pendant des mois, la croyant trop vieille pour être mangée, sinon pour faire encore quelques œufs. Elle paraissait inguérissablement neurasthénique. Et voilà qu'hier, elle a pondu. Et ce matin de nouveau. De très gros œufs, me semble-t-il. (Où va se loger la vanité !) — Le père Renaud était là tout à l'heure pour me donner un coup de main au jardin (je rapprends avec plaisir les petits trucs de plantage que je savais dans mon enfance campagnarde). Comme je lui offrais une cigarette il s'est redressé d'un air de défi « Non, non. J'ai cessé de fumer depuis longtemps ! — Ça vous faisait mal à la gorge ? — Non, j'ai cessé d'acheter des cigarettes, je fumais des jaunes comme celles-là, le jour où l'État les a augmentées de deux sous parce qu'il avait pris le monopole. Ça n'est pas les deux sous, mais il faut se défendre ! » 15 avril 1934. La culture et les gens. — Souvent, quand je me tire du livre que j'écris — sur la crise de la culture — pour causer avec la laitière ou la factrice, ou le postier, ou un Renaud, j'éprouve une brève angoisse : quel rapport entre cet homme à qui je parle, et le mot « homme » dans ce que j'écris ? Non seulement ceux d'ici ne comprendraient rien à ce que je fais, et ce serait assez normal, il y a l'obstacle du vocabulaire, d'une certaine technique des idées, etc., mais encore ils ne comprendraient pas même de quoi il s'agit quand je parle d'eux, précisément, et des problèmes qui intéressent leur existence. J'aurais beau leur expliquer chaque terme. Ils n'y reconnaîtraient rien de ce qui les « soucie », amuse, occupe, ou intéresse. Vraiment non, ce chapitre sur « l'origine rationaliste de la scission entre la culture et le peuple » cela ne peut accrocher à rien dans cet être que j'ai devant moi, avec ses rides, sa barbe et sa casquette, et qui continue à me parler de la pêche, de son filet qui a été emporté hier, etc. Quel sens concret cela peut-il avoir de parler de la « scission » entre cet homme et la culture ? N'y a-t-il pas là deux mondes qui n'ont jamais eu de contact, ni jamais de commune mesure ? Mais je suis homme aussi bien qu'eux. Et ce que j'écris m'intéresse tout entier, en tant qu'homme. Donc j'ai bien le droit de parler aussi de leurs problèmes. Mais encore je le fais d'une manière qui leur paraîtra sans doute beaucoup plus absurde que les simagrées d'un sorcier à un nègre. J'essaie de résoudre un problème que je dis les concerner, et dont aucun d'entre eux n'a jamais eu la moindre idée. Si je remplaçais le mot « peuple » dans mon livre, par une série de noms propres d'hommes du peuple que j'ai connus, est-ce que mes raisonnements ne paraîtraient pas loufoques ? Je reviens à mes pages, bien décidé à les refaire de fond en comble, à simplifier, à concrétiser, à essayer de les rendre telles qu'elles puissent, je ne dis pas : être comprises, mais au moins, en pensée, confrontées sans un ridicule angoissant avec la réalité des choses et des êtres dont elles utilisent le concept… Eh bien, voilà le résultat : après une demi-heure de relecture attentive, j'ai rajouté quelques virgules, précisé quelques termes trop vagues, barré cinq lignes et mis une note au bas de la page. Il me semble vraiment que cela se tient. Il me semble aussi que c'est concret. Je me dis que cette impression-là et l'inquiétude de tout à l'heure s'excluent en fait. Mais je n'arrive plus du tout à retrouver ce sentiment d'absurdité que provoquait en moi précisément, la présence physique d'un homme, confrontée avec les idées que j'avais en tête. Il y a probablement une fatalité interne dans notre culture : elle s'enchante, se critique, se légitime elle-même. Elle a ses lois, qui se suffisent. Les concepts alors se combinent selon des affinités ou des répulsions que les faits ou les êtres qu'ils sont censés représenter n'ont pas dans la réalité. À la fin on obtient l'absurdité que j'éprouvais, mais aussi l'impossibilité de la « sentir » avec quelque vivacité, sauf par éclairs, dans la rue par exemple. Déjà je ne puis en retrouver le souvenir autrement que par un effort de réflexion qui me laisse assez froid. La culture m'a repris. Je suis dans le faux et tout y est correct : je dis que la thèse que je défends est vraie !… Il y aurait de quoi s'arrêter de penser, si l'on pouvait. C'est pourquoi Descartes ne voyait rien ni personne quand il se promenait. « Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d'un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées ; et je n'y considère pas autrement les hommes que j'y vois que j'y ferais des arbres qui se rencontrent dans vos forêts ou les animaux qui y paissent » (Lettre à Guez de Balzac, 13 mai 1631). Ce n'est pas Descartes qui eût écrit ce Journal ! Mais nous, nous chercherons le salut de la pensée ailleurs que dans la fuite devant ce qui la met en question. Programme : Ne plus rien écrire sans tenir compte de l'existence du père Renaud, de l'épicière, de M. Palut, de l'instituteur de Vendée, etc. Au moins autant que de celle de Kant, de Guillaume Apollinaire, de Marx, ou de l'inimitable Lawrence Sterne. Le principe de toute culture véritable n'est-il pas cette commune mesure, sinon de raisons formulables, du moins… d'angoisse, ou de vision finale, qu'il s'agit de maintenir par un constant effort entre nos belles séries de pensées et la diversité désordonnée des êtres et des choses, où nous vivons ? « Je pense, donc j'en suis. » Et je ne suis guère, si je n'en suis pas. Et je ne pense bien, valablement, en vérité, que si je me sens et me connais participant de ce monde « mal compassé ». (Je puis le connaître par le moyen de ma révolte, sans pour autant cesser d'y être pris). Descartes prétendait le fuir par ce biais de ne le point regarder. La vue d'un homme de chair et d'os eût porté la déroute en son système. Mais nous, serons-nous assez forts pour penser les yeux bien ouverts ? 16 avril 1934. J'ai retrouvé dans Montaigne ce passage dont je croyais bien me souvenir qu'il allait à peu près dans le sens de ce que j'ai noté hier ici. « Les sciences traictent les choses trop finement, d'une mode artificielle, et différente à la commune et naturelle. Mon page faict l'amour, et l'entend : lisez-lui Léon Hebreu et Ficin ; on parle de luy, de ses pensées et de ses actions, et si n'y entend rien. Ie ne recognoy pas chez Aristote la plupart de mes mouvements ordinaires, on les a couverts et revestus d'une aultre robe, pour l'usage de l'eschole : Dieu leur doint bien faire ! Si i'estoy du mestier, ie naturalizeroy l'art, autant comme ils artializent la nature. » Mais le malheur du jour d'aujourd'hui, c'est que le peuple qui lit les journaux a l'esprit plus « artializé » encore que les écrivains. Et quand ceux-ci « naturalizent », on les accuse d'artifice. Pourquoi s'obstineraient-ils à parler peuple à un peuple habitué dès l'école à ne plus se reconnaître dans l'écrit ? 17 avril 1934. La poule noire couve depuis hier ses treize œufs « garantis fécondés », m'a dit la mère Renaud. J'ai semé des salades, planté des choux, enfoncé une à une des graines de haricots dans un sillon tiré à la ficelle. Plaisir d'avoir les doigts et les ongles terreux ; toujours ce goût d'enfance… Je ne me sens plus « éloigné de Paris », mais au centre de mon domaine, et c'est Paris qui est loin maintenant, peu vraisemblable ; et non plus moi. Premières roses au soleil, le long des murs du chai. Nous déjeunons sous les tilleuls. Il y a un grand bonheur dans la lumière qui baigne le jardin fleuri, éclate sur la façade de la maison plus claire que le ciel vide, et illumine la goutte rose d'une fourmi ailée qui danse au-dessus de mon verre de vin blanc. 1er mai 1934. La mer est d'un vert bleu crayeux, très froide encore. On ne peut guère que se tremper quelques secondes, et se coucher ensuite sur la dune, au vent doux. Villages blancs au-delà des lagunes transfigurés en mirages de Venise. Une odeur forte de varech séché vient des champs et des vignes sablonneuses. 2 au 4 mai 1934. Idée d'une littérature à venir. — Je lis le Gœthe de Gundolf avec une sorte de passion jalouse pour l'homme, avec ce même « intérêt personnel » que j'ai senti entrer en cause au moment où je découvrais Les Affinités électives. Gœthe apparaît au seuil de l'ère moderne comme le seul homme qui ait su être utile avec grandeur, dans toutes ses pensées. Mais utile à soi-même, avant tout, ou par un paradoxe assez étrange, utile en soi , le « beau travail » du vivre gœthéen n'ayant de fin que dans l'individu le plus parfait de son espèce, dont le sépare enfin cette perfection… Telle est la formule à la fois de la mission et des limites de Gœthe. Et c'est là qu'il nous faut reprendre, avec une patience obstinée malgré tant de grossières menaces, l'éducation de ce petit coin de conscience humaine qui nous est accessible en Occident. Le romantisme s'évapore de nos vies. L'esprit pur a cessé de nous séduire : nous posons nos regards à hauteur d'homme. Et nous voyons un monde neuf où la pensée avait perdu, depuis un siècle, la coutume de chercher ses résistances. Or ce monde nous apparaît démesurément agrandi, hors de nos prises intellectuelles. Nous ne savons plus comment parler à nos voisins, nos échanges sont lourds et naïfs, incertains et souvent absurdes, les matériaux informes et bruts pour nos mains déshabituées. Notre langage n'émeut plus ces objets, qui n'en renvoient pas même l'écho. Nous sommes là, petits individus, devant ce qu'on nomme les « masses », exprimant par cette métaphore notre impuissance à former ce réel. Notre complication, notre perfectionnement nous ont si bien séparés de cela qu'il nous semble parfois qu'il n'est plus qu'une alternative de manœuvre : nous laisser prendre par la foule, dont le torrent arrondira nos angles, nous simplifier dans le cadre grossier des disciplines partisanes, ou bien fuir à l'écart, essayer de prolonger encore les anciens jeux, de subtiliser un peu plus, de raffiner cet examen que la pensée « libre » fait d'elle-même, cette connaissance de l'homme qui ne « connaît » pas en acte, qui se souvient seulement d'avoir connu… Dans les deux cas, il ne s'agit au fond que de refuges, de facilité. C'est refuser le conflit, non le résoudre. Car la question, la permanente et vraie question est celle des relations nécessaires entre l'esprit individuel, et l'espèce, maîtresse du corps. L'alternative que je viens d'indiquer — engagement dans la masse, ou refuge dans l'esprit pur — ne joue qu'entre deux abandons, entre deux fuites : devant soi-même ou devant le monde. Il serait temps d'envisager maintenant comment l'homme peut être présent au monde et à soi-même conjointement. Problème du siècle, ou des siècles qui viennent. C'est Gœthe encore qui l'a vu le premier. Et c'est pourquoi je pense qu'il nous est bon de reprendre aujourd'hui son problème, là où il l'a porté, et dans ses termes.⁎ La pensée doit conduire l'action ; mais sans agir, elle n'est pas vraie pensée. L'individu ne saurait s'accomplir qu'en relation avec l'espèce, mais l'espèce ne peut avancer que sur la trace des grands individus. La définition même de l'homme, ce qu'il a proprement d'humain, c'est cette tension entre les autres et lui, et le problème est de trouver, tout en marchant, un équilibre entre ces forces antagonistes, de telle façon que loin de se nier ou de s'exclure, elles s'éduquent et se forment l'une par l'autre. Mais l'importance respective des deux pôles, société et individu, a varié depuis Gœthe d'une manière appréciable. Les suites et les retentissements d'une variation de cette nature font voir qu'elle est le vrai ressort de toute l'Histoire.⁎ Gœthe vivait dans un ordre social dont les signes visibles et tangibles paraissaient solidement organisés. Le désordre en revanche régnait comme un vertige fascinant à l'intérieur de chaque individu qui voulait se saisir en soi : ainsi Werther se jette dans le suicide à cause de sa rupture avec le monde. Qu'est-ce à dire ? c'est qu'il tombe en soi. Il n'y trouve pas de quoi durer, ni rien de ferme où poser le pied. Il se donne tort, et non au monde. Tout le problème de l'équilibre goethéen se pose à partir de Werther, contre lui, ou plutôt contre sa mort. Le moyen de vivre, — de survivre à Werther — et de supporter la condition sociale, ce sera pour Gœthe, désormais, de se construire un ordre individuel aussi solide et organique que celui qui régit l'extérieur. Voilà le sens qu'il va donner à ses relations avec le monde : le commerce de la société, l'action et le service d'autrui lui demeurent indispensables, non point qu'il voie en eux sa fin, mais parce que seuls ils lui permettent de se réaliser, de se construire, de maîtriser l'anarchie intérieure de sa jeunesse inoccupée, enfin de dominer dans l'espace d'une seule vie ce romantisme où trois générations vont se débattre et s'épuiser. Gœthe sera l'homme en relation avec le monde, la société, et la nature ; mais de cette relation, de cette tension, la résultante sera constamment dirigée vers lui-même, je veux dire vers son moi idéal, le plus hautement organisé et autonome. L'admirable objectivité de son regard n'est en fin de compte qu'une discipline éducative dont il entend tirer profit pour s'édifier, bien plutôt que pour réformer un monde qui lui paraît fort acceptable (utilisable, tel qu'il est, pour un Gœthe tel qu'il se voudrait). Rien n'est plus significatif à cet égard que les notes sur Venise du Journal italien. Tout au début je trouve ces deux phrases splendides : « J'ai considéré tout cela d'un regard tranquille et subtil, et je me suis réjoui de cette grande existence. » « Je me suis hâté d'aller voir la Place Saint-Marc, et mon esprit maintenant est enrichi et agrandi de cette image. » Le regard qu'il porte sur le monde est l'un des plus précis qui furent jamais portés, mais c'est en lui, dans son esprit, qu'il veut en mesurer la force : bien voir, c'est accorder son âme aux dimensions des choses vues. Parfois il semblerait que l'équilibre entre sa vision et le monde soit presque absolument atteint. Et pourtant comment ne point sentir le précepte individuel, la leçon de sagesse intérieure qui se dégage de ses descriptions et les affecte encore d'un sens certain : « À part l'église Saint-Marc, je n'ai visité aucun bâtiment. Il y a bien assez à faire dehors, et le peuple m'intéresse infiniment. Hier, je suis resté longtemps au marché, et j'ai bien regardé comme ils marchandaient et achetaient avec une convoitise, une attention et une astuce inexprimables… » « Tout a été dit ou écrit sur Venise, je ne t'en rapporte donc que peu de choses, comme cela me vient. L'idée maîtresse qui de nouveau s'impose à moi, ici, c'est celle du peuple. Grande masse ! Et une existence nécessaire, dépourvue d'arbitraire. Cette peuplade ne s'est pas réfugiée sur ces îles pour son plaisir, et si d'autres se sont unies à elles, ce ne fut point par quelque caprice… » « Une existence nécessaire, dépourvue d'arbitraire », voilà la leçon qu'il se répète pour lui-même, l'idéal qu'il a su opposer au Sturm und Drang de sa jeunesse. Mais encore une fois il s'agit pour lui d'une nécessité tout intérieure, d'une loi comparable à celles qu'il a su découvrir dans les plantes : loi de la forme organisatrice de l'individu autonome.⁎ Inverser les données du problème gœthéen, tout en se maintenant dans leur plan, c'est définir notre problème actuel. Notre pensée nous donne des modèles d'ordre que la société toute défaite qui est la nôtre ne paraît plus capable de subir. Il y a, ou tout au moins il peut y avoir beaucoup plus d'ordre en nous que dans le monde. Le vertige est à l'extérieur. Et lorsque éclate le conflit entre notre moi et le monde c'est au monde que nous donnons tort. Nous le mettons en question, nous démasquons son arbitraire, nous refusons les règles de son jeu, et la plupart de ses établissements ne sont pour nous que signes du désordre. C'est à son anarchie, non à la nôtre, que nous déclarons cette guerre que l'on appelle révolution. Ainsi notre révolte même assure nos relations avec le monde. La tension se produit de nouveau entre les pôles individu et société. Mais sa résultante change de signe : elle pointe sa flèche contre la société . Nous ne pouvons nous réaliser que dans le corps à corps avec le monde et c'est toujours le conflit goethéen ; mais aujourd'hui tout se passe comme si le but final était bien moins de nous réaliser que d'informer un monde neuf, qui enfin nous paraisse acceptable. Les « leçons » que nous tirons aujourd'hui du spectacle des gens, de l'examen de leurs coutumes, ou de celui de leurs raisons, ces leçons ne sont plus destinées à notre seul usage interne : elles prennent l'allure de revendications contre le désordre établi. De ce simple changement de signe dont l'importance nous est encore incalculable, je voudrais indiquer maintenant l'un des premiers effets sensibles : son contrecoup dans la littérature.⁎ L'effort de Gœthe contre lui-même vise à la création d'un ordre interne, d'une objectivité intime. Les témoignages les plus convaincants de cet ordre, et qui le confirment le mieux, ce sont les œuvres. Une œuvre littéraire, pour Gœthe, joue le rôle d'un objet exemplaire : c'est un modèle de composition disciplinée et organique. Iphigénie ou Les Affinités électives sont à la fois des preuves d'une maîtrise de soi-même déjà conquise, et des moyens de la parfaire en l'enseignant. Ce que Gœthe doit au monde, c'est de devenir Gœthe. Il doit montrer l'exemple d'un individu qui a su tirer du monde où il est né les nourritures les plus richement assimilables. Il choisit, il compose, il n'accepte que des matériaux purs et nobles. Il s'accomplit enfin dans l'œuvre d'art, se comportant vis-à-vis de lui-même comme il fait vis-à-vis d'un « sujet ». Mais, tout inverse, notre effort contre le monde vise à l'affirmation d'un ordre externe, d'une communauté vivante. Les témoignages que nous devons porter en faveur de cet ordre à créer ne pourront plus revêtir la forme d'œuvres closes, suffisantes en soi, objectives : car prétendant à servir de modèles, de telles œuvres auraient d'autant moins de puissance exemplaire et d'efficace qu'elles seraient plus parfaites, c'est-à-dire détachées de nos contingences présentes. Faites pour durer, elles resteraient des « utopies ». Les seuls modèles que nous puissions prétendre offrir, ce sont les preuves de notre engagement dans la réalité vulgaire du monde actuel. Si nous devons quelque chose à ce monde, c'est notre volonté de le changer, de le connaître afin de le changer, de le connaître en tant que notre action peut modifier le sort de ses victimes, dont nous sommes. Je vois alors une littérature de transition dont l'ambition ne sera plus de faire des œuvres (au sens ancien) mais d'être à tout moment à l'œuvre toujours ouverte vers le monde, trop près de lui pour n'en pas reproduire certains désordres ou discontinuités, par là très infidèle aux préceptes de « l'Art », mais découvrant peut-être au-delà, dans les conditions mêmes de son action, un nouveau style, plus efficace et plus intime. Je ne vois pas cette littérature bannissant toutes les formes anciennes. Mais ces formes étaient exclusives, elles souffriront de cette nouveauté, c'est à prévoir. Un écrivain qui se rend compte du phénomène que j'ai décrit ne peut plus s'adonner sans scrupules à certains jeux d'un art hautain, fermé sur soi. Je ne dis pas qu'il en soit incapable, qu'il n'aime plus cela, qu'il le condamne dans l'absolu. Je dis seulement que sa bonne conscience — et je ne sais quelle sourde curiosité ! — le pousse ailleurs, lui indique d'autres buts, l'invite à s'abaisser à un niveau où l'art ancien perd ses prestiges, où l'esprit se découvre d'autres tâches. Gœthe encore doit choisir ses sujets et le cadre de ses pensées dans un certain ordre « élevé » où certaines harmonies sont possibles et par avance élaborées : antiquité, société policée, objets d'art, paysages célèbres, tout ce qui met une certaine distance entre le lecteur et 1'« artiste », mais aussi tout ce qui peut agrandir et clarifier l'univers intérieur. Nous, c'est le monde informe, impersonnel, hétéroclite et quotidien qu'il nous faudrait clarifier et « reprendre ». Mais où le prendre sinon au plus près, et tout d'abord dans nos contacts humains les plus banals ! Nous serons d'autant plus assurés de le toucher utilement que nous aurons moins calculé le mode et le lieu des contacts. D'où je vois naître une littérature de circonstances, et de circonstances non choisies, de rencontres, une sorte de perpétuel journal de nos relations avec le monde, empruntant toutes les formes qu'on voudra, roman, essai, commentaires ou poèmes, la fiction n'étant plus qu'un alibi, ou peut-être une dernière pudeur… Il faut que l'esprit descende quelques degrés. Qu'il s'humilie — littéralement — pour être utile. Qu'il apprenne à se débrouiller avec des choses vulgaires et troubles, avec des êtres vrais et qui résistent, avec des faits qu'il se sent maladroit à formuler ou à bien voir, parfois même à prendre au sérieux, tant qu'il n'a pas été brusqué par eux. Mais aussi rien n'est plus excitant pour la pensée, rien ne saurait mieux la provoquer à l'invention de prises nouvelles ou de vérités plus touchantes que cette découverte du monde à un niveau où elle n'est pas connue, où elle n'a pas encore posé de repères, de relais, de miroirs, de faux-semblants. Cette descente de l'esprit dans le monde quotidien, c'est le vrai progrès de l'esprit, c'est l'ouverture de notre vie aux « influx de vigueur et de tendresse réelle », notre réponse d'homme à toute la création, longtemps trompée dans son « attente ardente » ! 6 mai 1934. La nuit ! Je l'avais oubliée à Paris. La nuit des villes n'est pas cette mort opaque dont il faut redouter je ne sais quelle invisible et brusque vie tout près. Nuit des villes, rouge et circulante, pleine de rumeurs, comparable à la fièvre. Plus lucide souvent que les jours. Ici, tout repose complètement. Un silence implacable et mat enserre l'homme qui chemine sur la route incertaine, au milieu des menaces originelles. Par temps clair, les étoiles sont très grosses et molles au-dessus du jardin. Mais il arrive que le noir soit compact. Je me dirige à peu près le long de l'allée unique, entre les rosiers. Je trouve à tâtons le verrou de la porte du fond, dans l'odeur des lauriers épais. Voici les rues du village, illuminées comme un décor blanc et vert. Des chiens surgissent des coins d'ombre, aboient et grondent, tournent autour de moi, me flairent avec angoisse, et fuient soudain en gémissant. J'ai des lettres à porter à l'autobus. Il faut s'éloigner du village. De nouveau le noir, et l'écho de mes pas contre les murs des maisons mortes. Je me glisse dans le hangar de la grosse voiture et tâte ses flancs jusqu'à ce que je rencontre l'ouverture de la boîte aux lettres. De loin, le village apparaît fantastique : les becs de gaz, très bas, éclairent quelques façades blanches, carrés et rectangles détachés violemment au bas de l'énorme nuit. On ne voit que ces figures géométriques, dominées par le clocher à toit plat, et des fragments de silhouettes d'arbres devant les maisons. La rumeur de la mer arrive par bouffées. Puis c'est de nouveau cet étrange écho des pas, si proche dans les rues vides, et ces mêmes chiens qui reviennent, et pas une âme. — « Vallée de l'ombre de la mort… étranger et voyageur sur la terre… » Jamais plus que dans cette nuit. 8 mai 1934. On dirait que l'homme n'est pas fait pour durer : la vie étale nous ennuie, c'est ce qui naît et ce qui meurt qui nous émeut. Cette nuit, avant d'aller me coucher, j'ai été voir encore au poulailler. (Nous attendions depuis deux jours l'éclosion des œufs.) Il me semble qu'il se passe des choses au fond du réduit obscur. La poule grogne furieusement quand je passe la tête. Je vais chercher une bougie, je réveille ma femme. Nous essayons de soulever par les ailes la poule, qui fait un caquet déchirant : elle serre entre ses pattes un œuf à demi ouvert, d'où sort un long cou maigre, tout humide. Un poulet gris, déjà séché, palpite au milieu des autres œufs. On entend le toc-toc des becs à l'intérieur. Je repose la lourde poule avec précaution, craignant qu'elle n'écrase ses petits : elle arrange tout sous elle : pattes, œufs, poulets, en quelques mouvements, ramène deux œufs sous son aile, fait sortir une coque vide, et reprend, l'œil fixe, son travail invisible de mère. C'est beau. C'est fascinant. C'est grave et mystérieux, pacifiant comme la démonstration d'une absolue sagesse à l'œuvre dans cette vie. Il y a sur toute la terre de ces moments de pureté. Il faut penser à eux quand on juge « le monde »… 21 mai 1934. Pêche aux crevettes. — Pendant les jours de grande marée, entre deux flux, d'immenses plateaux rocheux, pourpres, jaunes et noirs se révèlent au-delà de la plage, nouveau pays tout grouillant de merveilles, d'eaux ruisselantes et de vies monstrueuses, soudain porté à la lumière de midi, comme un secret tragique et passionné s'étale sous le grand rire des dieux ! Armés de treilles à long manche, les jambes nues, nous courons sur les roches tapissées d'algues sombres dont le crépitement sous nos pas fait fuir et choir de tous côtés de petits crabes. Des ruisseaux, des rivières impétueuses parcourent ce territoire compliqué. Nous les suivons, dans l'eau jusqu'aux genoux, les jambes caressées de courants froids, de courants tièdes, de poissons, de crabiots et de « laines ». À quelques mètres de la mer qui affleure le tranchant du plateau, la rivière s'élargit en bassins clairs aux profondeurs rougeâtres et doucement mouvantes. C'est là que nous commençons la pêche. Il faut se planter au centre du bassin, et fouiller et racler sous les bords, entre le sable et les algues flottantes, avec le cercle rigide du filet, puis retirer vivement la treille et l'égoutter. On ramène un paquet de varech, un ou deux crabes tout terreux, et parfois en se penchant sur la treille, on voit bondir d'un bord à l'autre quelque chose de transparent ou de rosé ou de verdâtre qu'il faut attraper comme une mouche et qui vous saute dans la main et vous gratte la paume de ses antennes, de ses écailles et de ses pattes. On fourre cela dans le sachet que l'on porte attaché à la ceinture et qui se remplit de tressaillements. Nous ne gardons que les plus belles crevettes, dites « bouquets », grosses comme le doigt, d'un rose sombre, aux longues antennes grenat. Un jour nous avons pris une seiche énorme, de celles que les gens de l'île mangent (ils les coupent dans la longueur et les conservent pour l'hiver). Vilaine bête à peine ébauchée : un seul os aplati au milieu d'un paquet de chair dense et fade, et une tête aux gros yeux étalés, qui s'emboîte sur le reste on ne sait comment. C'est l'emblème de la rage imbécile : quand on la replonge dans l'eau elle vous éternue son jet noir cinq ou six fois, jusqu'à épuisement, avant de se retirer dans son trou. Quand la marée remonte et nous chasse peu à peu vers la plage, nous nous attardons encore à chercher dans les flaques d'eau tiédie ou sous les pierres, des palourdes qu'on reconnaît aux deux petites cheminées rapprochées qu'elles ménagent dans le sable au-dessus d'elles — ou des coutelets qui font un trou de serrure — ou des huîtres sur les murs des écluses à poisson. Il nous a fallu trois belles heures pour rapporter de quoi déjeuner, des coups de soleil, et ces visions éclatantes de la côte, ce flamboiement de l'imagination…⁎ On cuit les crevettes toutes vivantes, en les jetant dans de l'eau qui bout. Après des soubresauts terribles — une ou deux sautent hors de la casserole — elles se recroquevillent, rougissent, durcissent… Je ne puis voir cela sans honte et sans révolte. Sensiblerie évidemment, mais qu'est-ce que cela veut dire ? Je parlais de « l'attente ardente » des créatures, songeant au passage où l'Apôtre nous fait entendre ce soupir de toute la création vers la révélation des « enfants de lumière », et la restauration de l'ordre originel. Et voilà pratiquement la réponse de l'homme : pillage, ruses, destruction, dévoration, le tout accompagné de sentiments « humains », admiration, répulsion, pitié, etc. En somme, tout se borne à une certaine « sympathie » (souffrir avec) que l'homme éprouve pour ses victimes : « Je regrette vraiment beaucoup, mais il faut que je vous mange. Dure nécessité, et croyez que cela me fend le cœur ! » Voilà la dernière trace de la conscience cosmique en nous, de la conscience de notre royauté nécessaire et réparatrice. Il est probable que le tigre en train de déchiqueter une jeune gazelle ne fait pas tant d'histoires, ne fait pas de sentiment. Et pourtant, ma sensiblerie n'est hypocrite que parce qu'elle reste pratiquement insuffisante. Elle est plus juste, et plus digne de l'homme que ces vertus de carnassiers que nous partageons, d'ailleurs maladroitement, avec le tigre et le requin. J'allais conclure : nos rapports avec la nature ne sont guère plus satisfaisants que nos rapports avec les hommes. Mais attention : Si l'homme n'est que nature, il reste dans l'ordre naturel en tuant pour assurer sa subsistance, en détruisant à son profit tout ce qu'il trouve de plus faible que lui, comme le font tous les autres animaux. Si l'homme n'est que nature, mon scrupule est contre nature. Et toute espèce de pacifisme ou d'humanitarisme, au bout du compte. C'est uniquement s'il y a dans l'homme une vocation surnaturelle, la mission de restaurer l'harmonie primitive, que ce scrupule se justifie : il apparaît alors comme le dernier écho, le dernier reproche, la dernière plainte de la justice cosmique blessée. Comme une prière muette en moi, toute machinale et tout obscure…⁎ — « Stupidité ! Cela ne peut mener qu'à des stupidités, ces idées-là : végétariens, théosophes et tout le bataclan. » Bien ridicules en effet les végétariens : un peu comme les eunuques. Alors ? La question est tranchée ? Ou plutôt, il n'y a pas de question ? Et ceux qui se la posent — sans même parvenir à la résoudre — sont simplement de pauvres types ? « Parlez-moi des avions de bombardement, de la sécurité système si vis pacem, et du bifteck. Il n'y a que ça de sérieux. » L'homme est un animal raisonnable. C'est de plus en plus évident. 22 mai 1934. « C'est en notre vie seule que la nature vit » (Coleridge). « Car nous sommes là pour deviner les choses dans leurs natures particulières, alors elles nous en sont reconnaissantes » (C.-F. Ramuz). « D'autant plus nous connaissons les choses particulières, d'autant plus nous connaissons Dieu » (Spinoza). « Tout l'univers s'adresse à l'homme dans un langage ineffable qui se fait entendre dans l'intérieur de son âme, dans une partie de son être inconnue à lui-même. Quoi de plus simple que d'imaginer que cet effort de la nature pour pénétrer en nous n'est pas sans une mystérieuse signification ? » (Benjamin Constant). « Car la création a été soumise à la vanité — non de son gré mais à cause de celui qui l'y a soumise — avec l'espérance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or nous savons que jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre des douleurs de l'enfantement… Car c'est en espérance que nous sommes sauvés » (Romains, 8, 20-24). Fin mai 1934. Nous mangeons les premiers légumes du jardin : salades et radis. Pour les carottes, il faut encore attendre, et les choux n'ont que quelques feuilles. Mais avec le produit de nos pêches, les bons de pain, le reste du tonneau de vin blanc, nous pourrions subsister sans argent pendant quelques semaines encore. Il me reste environ 300 francs. Mais de nouveau, plus rien à espérer avant longtemps, en fait de « rentrées ». Le produit d'une traduction et de la correction d'un manuscrit nous a fait vivre jusqu'en avril. Pendant ce temps, j'ai pu écrire quelques articles… Mais j'éprouve une difficulté croissante et déjà presque insurmontable à me faire à ce certain ton que les revues ou les journaux exigent, et qu'il faut vivre assez longtemps loin de Paris, comme nous vivons ici, pour arriver à distinguer : eux ne s'en doutent pas, ils l'ont naturellement, et ne croiraient même pas qu'ils l'exigent… Mais pour peu qu'on s'en soit aperçu, il n'est plus guère possible de le feindre, fût-ce pour tâcher de gagner un peu d'argent. Tout cela me rend plutôt irritable, intellectuellement. Mauvaise irritation contre tout et rien, sans prétexte. Elle ne se précise guère que lorsque je lis les imprimés qui m'arrivent au courrier, ou les journaux. C'est lassant, le manque d'argent, à la longue. Et l'on voit trop de raisons de tous les ordres qui expliquent cette situation, et pourquoi elle ne changera guère… Mais il y a le travail au jardin : enfin, une chose qui rassure du seul fait qu'elle donne des résultats immédiats : un repiquage, par exemple, cela réussit ou rate, cela ne dépend pas de l'opinion. Ni de la bêtise plus ou moins spirituelle de, etc. Parlons plutôt de nos bains, les premiers vrais bains de la saison, à la Grande Conche. Une plage immense, en arc de cercle, au pied des dunes, très doucement inclinée, et sans une pierre. Merveilleuse piste de bicyclette. Nous nous sommes procuré deux vieux clous tout rouillés. Ils supportent très bien de rouler dans les minces nappes d'eau que poussent devant elles les grosses vagues. Entre la terre et l'eau mouvante, quand on ne sait plus ce qui bouge et ce qui est fixe, à toute vitesse ! 5 juin 1934. Le jardin à sept heures du matin. Chaque jour, nous le découvrons ! Touffu, feuillu et odorant, plein de giroflées multicolores, de capucines, de pois de senteur, d'œillets, de pois d'Espagne, de glycines, de fleurs orangées et grenat, dont je ne sais pas les noms, et de roses, et de roses trémières qui grandissent d'un pouce au moins pendant la nuit. Nous allumons une première cigarette pour enfumer les pucerons des rosiers. Ensuite, il faut nourrir les poulets. J'ai passé bien des heures déjà à les regarder. Ils ont chacun leur nom, et leur petite allure particulière. Je passe la matinée à lire et à écrire sous les tilleuls, en maillot de bain. Beaucoup de moustiques et de fourmis ailées que j'essaie de tuer au fly-tox. Une araignée parfois descend au-dessus de ma page, pédale de toutes ses pattes dans le vide, remonte, retombe, et court sur la table verte. L'après-midi, la chaleur est trop forte. Je travaille dans la grande pièce de l'étage, où j'ai transporté ma table à tréteaux. Un de mes rêves s'est ainsi réalisé : écrire sur une table en sapin, dans une vaste pièce vide, aux murs nus et aux fenêtres ouvertes, ou passent le vent, une hirondelle, les bruits des champs. 10 juin 1934. Depuis que nous parcourons cette pointe de l'île à bicyclette, de la Grande Conche, à l'ouest, jusqu'au bois de pins à l'est et au Fier, qui termine les marais, nous découvrons que notre domaine est bien étroit… Cela n'a plus la grandeur romantique de la désolation d'hiver. Et partout les cultivateurs, au travail sur leurs petits champs, nous crient quand nous passons : — Alors, on se promène ? 14 juin 1934. Il vient de m'arriver quelque chose qui prouve certainement quelque chose, mais Dieu sait quoi. Pour moi, je sais seulement que je suis content. Hier soir, j'avais fait une dernière revue de nos possibilités de subsister pendant les semaines qui viennent. Articles, zéro. Traductions, zéro. Les chapitres du livre en train, non détachables. Un essai philosophique sur la personne : destiné à une revue non payante. Autres ressources : néant. Reste : 90 francs. Une remarque ironique de ma femme sur mes petits comptes, avait amené la première explosion de mauvaise humeur contre « le sort » depuis sept à huit mois que nous sommes dans l'île. Je n'étais pas fier. Ce matin, nous avons décidé de réagir. Quand une auto risque de rater le tournant, emportée par la force centrifuge, il ne faut pas freiner, mais plutôt peser sur l'accélérateur. Je suis allé à A… acheter des cigarettes. J'ai demandé à Mellouin d'apporter un nouveau tonnelet. Et nous allions nous mettre à table pour manger le canard des grandes occasions, quand la chose est arrivée. Apportée par la factrice. Une grosse enveloppe cachetée, venant de l'étranger. En-tête d'une fondation littéraire. Il faut d'abord signer, c'est recommandé. Ensuite, il faut comprendre : c'est une lettre et un chèque. C'est un prix. Un prix dont je connaissais tout juste le nom. Que je n'aurais jamais eu l'idée de solliciter. Et qui m'est octroyé pour un petit livre paru sans bruit il y a plus de dix-huit mois. Les hommes sont bons ! Du moins certains d'entre eux. Sur le moment, ce qui m'a le plus frappé, c'est que je m'étais fâché, hier soir, et que la Providence, évidemment, se payait ma tête. Ensuite, j'ai calculé que cela nous permettait de passer l'été ici, sans inquiétude. Ou encore, de le passer ailleurs sans ennui. 15 juin 1934. Bon vent du destin souffle encore : au courrier de midi, l'offre par une amie, d'une maison pour l'hiver prochain, dans le Gard. Autre lettre : une invitation à passer quelques semaines chez des amis. Et deux demandes de traduction de l'allemand. Tout cela probablement parce que j'étais à bout de ressources, ne bougeais plus ni pied ni patte, et n'écrivais plus à personne. Je crois à la valeur d'appel de l'absence, ou plutôt du retrait. (Il ne faut pas que ce soit une feinte, bien entendu, cela ferait tout rater ; il faut un véritable non-espoir.) Équivalent, pour la façon de traiter la vie, de la médecine des homéopathes. 16 juin 1934. La banque d'A… n'est ouverte qu'un jour par semaine. Ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai pu aller y négocier mon chèque. J'arrive devant la porte où il est écrit : Caisse. Je frappe et entre. Un homme penché vers le guichet parle au gérant. Le gérant me fait un signe, et comme je ne comprends pas, il passe sa portette et vient me prier à voix basse d'aller attendre dans la pièce voisine. J'attends je ne sais combien de temps, je n'ai pas de montre, mais c'est très long. Aucun bruit de voix dans la salle de la caisse. Le client est-il sorti ? Quel peut bien être le motif de cette audience privée ? Enfin, j'entends qu'on sort, et le gérant vient me chercher. Notre affaire réglée, il croit devoir s'excuser de m'avoir fait passer à côté tout à l'heure. « Vous savez, c'est la coutume, ici ils n'aiment pas qu'il y ait d'autres personnes dans la salle quand ils payent ou quand ils touchent de l'argent. C'est qu'ils sont très spéciaux, les gens d'ici ! Moi je n'y viens qu'une fois par semaine, mais je commence à les connaître. Je pourrais vous en dire. C'est partout différent, pour l'argent. Si vous prenez N., par exemple (la ville prochaine sur le continent), ils n'auraient pas idée de ça, au contraire, ils sont tout fiers de venir à la banque. Ici, on a dû faire cette salle d'attente… » Autant que j'en puis juger d'après les propos du gérant, ce n'est pas seulement la crainte, après tout légitime, qu'on sache combien ils ont « mis de côté », qui peut expliquer le comportement des gens d'ici. Il faut admettre que pour eux, une pudeur ou une honte tout à fait particulière s'attache au commerce de l'argent. 20 juin 1934. Les gens. — Je feuillette ce journal : voici des semaines qu'il n'y est à peu près plus question des « gens ». En somme, je ne m'intéresse plus guère à leurs affaires. J'ai pris mon parti de cet équilibre indifférent et cordial qui a fini par s'établir entre nous ; et il ne reste que l'ennui de nos conversations toujours pareilles. Grande différence entre eux et moi : ils sont adaptés à leur conduite et à leur milieu, comme les animaux. Ils ne se posent pas de questions gênantes. Or, c'est mon métier d'en poser… Seule la maladie les pousse à réfléchir un moment sur « ce que c'est que de nous » ; la mère Renaud, par exemple, qui s'est fait opérer en mai, d'un cancer au sein, vient parfois s'installer sur une chaise du jardin, et parle un peu de l'au-delà, et d'un sermon du curé, mais cela s'égare vite dans des généralités proverbiales, ou bien l'on retombe dans des histoires de fils ingrat, de nièce coureuse, etc. Les hommes sont ennuyeux les uns pour les autres, dès qu'ils ont cessé de s'étonner les uns des autres, et qu'ils n'ont pas le même genre de métier. Ce n'est pas la « classe » qui nous sépare ici, mais la profession, les préoccupations professionnelles, et le défaut de buts communs. Il vaut mieux partir quand on en est là. Quand on en est à ne plus voir le voisin, la situation n'est plus humaine, elle ne pose plus de questions utiles. 2 juillet 1934. La sécheresse a été la plus forte : malgré nos arrosages, les salades et les choux sont brûlés, la terre se craquelle, ou devient poussiéreuse. Il n'y a plus que quelques roses aux pétales fatigués. Et nous, nous n'avons plus la même patience, depuis qu'il y a de l'argent dans un tiroir. Cela signifie que j'ai cessé d'être chômeur. Le départ est fixé au 10. Il va falloir vendre la poule noire et les poulets encore trop jeunes pour être mangés. Régler vingt petites choses de cette espèce. Petites choses pour la première fois mesquines… 10 juillet 1934. Tout est bouclé, ficelé, cloué, transporté en brouette à la station de l'« hustubuse ». Il me reste à peu près deux heures, avant le départ, pour faire un peu de sentiment sur l'île, et le bilan de l'année écoulée. Bilan. — S'installer dans la pauvreté comme dans un champ d'activité nouveau, avec l'ardeur et les curiosités naïves du débutant, cela suppose beaucoup moins de courage que bien des jeunes bourgeois ne l'imaginent : ceux qui voudraient « partir », se « libérer » et qui reculent pourtant devant le saut. Peut-être leur suffirait-il, pour oser, d'une vision précise de cet état qu'ils rêvent et craignent. Il me semble que Proust dit à peu près cela (dans un autre ordre). Si l'on trouve le courage de se mettre en route, c'est bien souvent à cause d'une seule image qui vous revient, l'image d'une action pratique que l'on a déjà su accomplir au cours d'un précédent voyage, et qui rassure… J'ai pensé plus d'une fois qu'il pourrait être utile de décrire ma petite expérience d'intellectuel en chômage ; qu'il pourrait être utile de montrer qu'on peut sortir des villes où se font les « carrières » sans sortir de la vie véritable ; et qu'on peut vivre de très peu sans cesser de vivre son plein. Voici un an bientôt que j'ai quitté Paris pour notre « Maison du berger ». Voici un an que je dors bien, que je travaille sans fièvre et que je flâne sans vague à l'âme. C'est quelque chose. Je ne dis pas que c'est le bonheur, je n'ai jamais très bien compris ce mot, que tant de gens invoquent avec un accent triste. Je suis devenu tout doucement amoureux de ma vie, et je crois bien que c'est un penchant qu'elle agrée. Non point qu'elle me paye en retour de surprises multipliées : peu d'aventures dans l'existence d'un homme qui cherche à se posséder, plutôt qu'à se fuir dans les hasards. C'est sans doute un effet de la trentaine qui approche : je n'espère plus, comme à vingt ans, rencontrer le « réel » ou la « vraie vie » dans je ne sais quelle embuscade du destin, comme qui dirait au coin d'un bois. Je crois que le réel est à portée de la main, et n'est que là. Alors il s'agit seulement d'assurer la prise de cette main. C'est l'affaire d'une patience, ou d'une impatience dominée, — et sans doute qu'une certaine pauvreté pouvait seule m'y forcer utilement. Ce n'est pas que je fuie les risques. Je crois avoir fait bon ménage avec celui qui m'attendait ici. Mais le risque authentique et fécond est celui qu'on ne cherche pas comme une réponse à son ennui — faut-il dire à sa peur — de vivre. Cette manière romantique, et somme toute vaniteuse, de tenter le destin « pour voir », qui est la manière des amateurs de vie intense, trahit je crois d'assez banales complaisances. Et le destin répond à ces défis, fussent-ils géniaux, par des énigmes ironiques. Au bout du compte, Don Juan ne comprend rien aux femmes. Napoléon meurt en se trompant sur le sens de son épopée. Voilà peut-être le grand renversement qui marque le seuil de la maturité : c'est le moment où l'on découvre que le monde ne comporte pas d'autres réponses que celles qu'on a le courage de lui donner. Qu'il n'y a rien à en attendre, sinon ce qu'on peut y apporter. Qu'enfin les seules questions réelles sont celles que l'existence nous pose, et non point celles que nous posions pour éviter de répondre au présent. À lire les romans d'aujourd'hui, disons « le roman » bourgeois pour simplifier, on croirait que les hommes ne peuvent plus arriver à se connaître, tels qu'ils sont, qu'à la faveur d'une coucherie compliquée, d'un crime ou d'une révolution. Donc à la faveur d'une fiction, et non pas d'un regard exact. Si jamais je publiais ce cahier, ce ne serait pas pour l'ébahissement de ceux qui rêvent d'autres vies que la leur ! Mais plutôt je voudrais afficher la prétention assez modeste de renseigner quelques personnes sur les moyens de vivre en liberté, à peu de frais. Je dis quelques personnes : sont-elles si rares à désirer ce dont les romanciers ne parlent pas, et qui est pour moi la seule chose nécessaire ? Je viens d'interrompre cette page pour faire mes adieux au jardin. Pauvre terre en désordre et dépouillée. Les salades ont monté, le carré de pommes de terre est dévasté ! J'ai entrouvert la porte du poulailler et les poulets se sont précipités dehors l'un après l'autre avec une espèce d'affolement. Il n'a pas fallu deux minutes pour qu'ils arrivent de tous côtés, comme par hasard, à la fameuse planche de radis fraîchement semée, d'où si souvent je les avais chassés dans un grand tourbillon d'indignation. Aujourd'hui je leur abandonne le terrain. Quelle ardeur à gratter de leurs pattes, le bec en l'air, sans regarder où ils creusent ! Quel gaspillage dans les gestes instinctifs, — car ils oublient souvent de piquer ce qu'ils viennent de déterrer si furieusement. Comme ces bavards qui soulèvent vingt problèmes et à la fin ne savent plus pourquoi… De temps en temps la poule trouvait un ver au fond du trou énorme qu'elle creusait, et les petits se précipitaient à son caquet. Je suis resté un bon moment à contempler cette espèce d'orgie, consommant la ruine de mon œuvre. Innocents petits corps mal emplumés, vous arrachiez les dernières radicelles qui m'attachaient à cette terre ingrate ! Tout absorbé par ce spectacle — je ne sais pas comment expliquer l'intérêt presque indéfini que je prends à regarder de près une bestiole à son ouvrage, ou simplement le grain de la terre — j'ai repensé à mon journal. Je voudrais n'y avoir parlé que de ces moments élémentaires, de ces plaisirs d'une fascinante pauvreté, qui sont peut-être aussi les plus communs à tous les hommes, — comment le savoir, on n'en parle jamais. Le grain de la terre ; et aussi le grain de nos idées, de notre vie, plus facile à décrire avec les mots de notre langue. Il ne se passe pas grand-chose dans ces pages, mais ce peu m'a suffi pendant des mois, et qui sait si plusieurs de mes semblables ne seraient pas contents de l'apprendre ? Ce n'est pas une nouvelle bouleversante, c'est même plutôt une sorte de secret que je donnerais là, une « recette pour vivre de peu »… Qui sait si beaucoup n'aimeraient pas qu'un homme se parle devant eux de ce qu'ils aiment ou voudraient aimer ? de cette vie attentive et sans intrigue, de cette « lenteur des choses » dont la moitié des hommes tire tout ce qu'elle a de contentement ? Je songe à ceux qui voudraient fuir les villes, et qui peut-être en me lisant, se diraient un instant que c'est possible… Deuxième partie Pauvre province 22 septembre 1934. A… (Gard). Arrivés hier matin, par Nîmes. Déjà je ne sais plus ce que j'attendais, ni ce que j'ai pu rêver de ce pays. Il est très pauvre, sec et lumineux. Toutes les nuances du gris, herbes, pierres, oliviers, et quelques touches de vert humide au fond des vallons, de vert sombre sur les premières pentes des Cévennes, où commencent les châtaigneraies. Au sud, on voit un coin de plaine entre des collines longues aux olivettes étagées, quelques cyprès en silhouette sur les crêtes, et des toits de ce rose émouvant des tuiles romaines sous un ciel doux. Au nord, derrière notre maison, c'est le rocher, la montagne brûlée. La maison : une ancienne magnanerie, très haute, aux murs de gros moellons rougeâtres et gris non revêtus. Il y a trois pièces au premier étage, où l'on entre de plain-pied par derrière. Au-dessous, c'est une grande remise. Au second, quatre petites chambres. Le tout encombré de fauteuils, de chaises de velours, tables rondes et ovaloïdes, guéridons à photos, meubles à musique, — sans piano — bibliothèques vitrées, canapés, sofas, rideaux à franges, tabourets brodés et objets d'art. Aux murs, plusieurs douzaines d'aquarelles, sous-bois et marines. Quelques tapis sur du carreau rouge. La plupart des fenêtres donnent au midi dans le branchage bleu d'un tilleul. Au bord de la terrasse, une fontaine abondante coule dans un fort grand bassin rectangulaire aux eaux sombres. La maison du jardinier ferme la cour sur la droite, derrière des palmiers et des lauriers. Très haute aussi, blanchie, presque sans fenêtres. Un voile vert clôt la porte d'entrée, où l'on accède par quelques marches et un balcon de pierre. L'on descend par d'étroits escaliers aux quatre autres terrasses du jardin, étagées sur le versant nord d'un vallon qui vient mourir à notre hauteur sur la droite, tandis que le versant sud, avec ses restanques touffues d'oliviers, ferme l'horizon immédiat. Au sud-est, nous avons une échappée sur la fin de la vallée, la rivière et la plaine. La petite ville reste invisible, massée au pied des rochers, en retrait sur notre gauche. À peine s'il nous en vient quelques rumeurs de gare, un coup de trompe d'auto, des cris de coq. L'odeur du raisin foulé monte de la cour, et remplit l'ombre bleue sous le tilleul immense et les lauriers. Un grand vase jaune brille au bord du bassin. Le reflet de l'eau tremble au plafond et sur les murs verdâtres de la chambre où j'écris. Et voilà mon petit exercice de rentrée terminé : « Décrivez la maison de vos vacances… » Ajoutons que le jardinier s'appelle Simard, « Fernane », sa femme, Marguerite, son chien basset, Pernod. Et qu'il va falloir modifier cette maison pleine de guéridons et d'aquarelles, de telle sorte qu'on puisse y travailler. Nous faisons l'inventaire minutieux et le plan d'arrangement actuel de chacune des pièces du premier, avant de les vider et de transporter leur contenu à l'étage supérieur. 23 septembre 1934. Maintenant les murs sont nus : d'un joli vert bleu très clair. Le carreau rouge a été débarrassé du tapis. J'ai dressé ma table sur des tréteaux. Il ne reste qu'un grand canapé de velours ponceau et des chaises de paille trouvées dans un coin de la remise, où les chaises brodées, les guéridons et le dessus de cheminée, — vingt-deux pièces dûment recensées — sont allés les remplacer. Seul vestige des splendeurs bourgeoises de ce salon : un lustre formé d'une écaille de tortue polie, agrémenté de porte-bougies inutiles et de pendeloques de verre taillé. Fascinant, ce lustre. Nous sommes éreintés et couverts de poussière. Mais on va pouvoir respirer. 25 septembre 1934. La traduction d'un considérable ouvrage allemand nous permettra de passer trois mois ou quatre sans trop de soucis matériels. La vie paraît un peu moins chère dans ce pays-ci que dans notre île. Mais les gens sont encore plus pauvres, si possible. Les petites entreprises qui leur donnaient du travail font faillite l'une après l'autre. Il y a 400 chômeurs pour une population de 2 300 habitants. Ceux qui travaillent encore gagnent à peine de quoi se nourrir. Et j'entrevois déjà ce qu'ils appellent ici se nourrir : nos voisins n'ont sur leur table, quand on va les voir à midi, que des châtaignes, des olives, des radis, et quelques légumes de leurs cultures, qu'ils n'ont pas pu vendre au marché. Cependant, ils se considèrent comme des privilégiés, cela se sent à la manière dont ils nous parlent de quelques familles des environs qui n'ont pas la ressource d'un jardin, ou qui ne « savent pas y faire ». (Légère nuance de supériorité sociale chez Simard.) Nos hôtes nous avaient signalé la famille d'un mineur retraité, dont la femme fait des journées. Considérant que richesse oblige — car je gagne à peu près 1 000 francs par mois — nous avons engagé la mère Calixte pour donner un coup de main le matin et faire les lessives. C'est une toute petite vieille noueuse, à la sagesse sentencieuse et imagée. Étonnamment active. Bonne protestante et qui tient à le dire. Sa cordialité demeure digne. Mais bavarde ! De gré ou de force, c'est certain, nous saurons tout sur les gens de la ville… 5 octobre 1934. Petite cité tassée à la base d'une paroi de rocher et le long d'une rivière rapide qui débouche d'une gorge étroite, cité couleur de rocher, de rivière et de vieilles tuiles romaines, A… qui de loin paraît en ruine, prouve sa vie par ses odeurs et la saleté de ses ruelles. Un ruisseau coule au milieu du pavé, charriant des ordures, des papiers, du sang près de la boucherie, du lait verdi. C'est à peine si l'on peut marcher à pied sec dans les passages étroits. Sur les seuils, des groupes de femmes en noir jacassent pendant des heures. Des enfants en sarraus noirs jouent au football dans le ruisseau avec un torchon de papier d'emballage. Pas un de ces petits visages qui ne soit beau et fin, mais incroyablement crasseux. Vers la gare, il y a bien un parc municipal, le jardin d'un couvent désaffecté, mais je n'y vois jamais que vieillards en pantoufles. Devant le parc, un mail couvert d'une épaisse couche de poussière : là, de nouveau, des bandes de joueurs de balle, dans un nuage… Cela tend à confirmer un soupçon qui m'est venu en mainte autre région de la France : les provinciaux ignorent obstinément, peut-être même haïssent la couleur verte, le soleil, la nature, la propreté. Ils aiment le noir. Avec fanatisme. J'observe aussi qu'ils s'arrangent pour vivre plus mal que la population des faubourgs des grandes villes. Le goût de « la vie saine » et du grand air, vous ne le trouverez que dans la « banlieue rouge » de Paris, d'ailleurs importé d'URSS, et récemment. On me dit qu'ici trois maisons seulement, sur deux cents, ont l'eau courante. Les femmes vont avec des cruches à la fontaine qui coule son filet sur la grande place, juste à côté de la pissotière et de l'arrêt des autocars. 8 octobre 1934. Du rôle pratique de la raison. — Je vois la misère qui règne dans tous ces foyers, et qui les détruit. Je vois ces enfants sales abandonnés par leurs parents aux hasards de la rue, qui valent bien ceux de la famille, mais aussi aux hasards de l'éducation primaire, bienfaisante en principe il est vrai, mais tristement abstraite, étroite, appauvrissante en fait. Je vois tous les espoirs et toutes les « assurances » de cette population balayés périodiquement par la faillite des entreprises où elle travaille, ou par quelque décret d'État. Je vois le chômage s'étendre et s'installer, comme se sont installés dans ces villages malsains et mal soignés, la tuberculose, l'alcoolisme et la misère héréditaire. Mais je vois d'autre part, en parcourant la feuille locale, qu'il naît encore pas mal d'enfants dans ces foyers que tout menace. Faisons la part des « accidents », des « imprudences ». Il reste encore une marge assez notable d'imprévoyance naïve, d'acceptation des risques, de confiance obscurément accordée à l'instinct ou à « la Vie », ou à la solidarité de l'espèce humaine, malgré tout. Pourtant c'est bien ici le peuple « raisonnable » qu'on donne en exemple aux barbares de l'Europe centrale. Le peuple qui sait calculer, faire son budget, bourrer le bas de laine et nourrir la bouteille aux pièces de dix sous. Une chose est claire : faire des enfants, dans les conditions actuelles, c'est défier le bon sens et la raison pratique. C'est s'en remettre à quelque espoir vague et profond. Or, tout ce que l'État nous apprend, par le moyen de l'école primaire entre autres, ridiculise et ruine ce genre d'espoirs. Qui voudrait condamner l'usage pratique de la raison ? Simplement je constate qu'en fait, et dans ce pays tel qu'il est, la morale rationnelle et les mesures qu'elle propose, ce n'est guère que le rêve de vieux célibataires assez fortunés, ou ascètes. Ceux qui n'ont plus besoin de calculer, ceux-là calculent. Et les autres acceptent leurs risques, c'est-à-dire acceptent de vivre, malgré l'État laïque qui leur conseille plutôt l'épargne. 9 octobre 1934. (Suite du précédent.) — Du rationalisme considéré comme la philosophie des célibataires , — des États malthusiens, — et de la classe des retraités et assurés. Rationalistes : les immobiles, les misanthropes, ceux qui ne veulent pas avoir de prochain, ceux qui refusent de connaître par le risque, c'est-à-dire par la souffrance. Les clercs « parfaits ». « Je me fais servir au lit, on y est mieux pour penser », me confiait l'un de ces esprits « serein », qui d'ailleurs cesse de l'être dès qu'il se met sur ses deux pattes au milieu de ses frères verticaux. Le rationaliste idéal, c'est l'homme couché ; tout au plus, l'homme assis. Celui qui se fait servir. Mais quoi, je suis injuste pour les célibataires. Il en est au moins deux qui furent des « hommes debout », des hommes en marche. Nietzsche au-dessus de Gênes et sur les bords des lacs de l'Engadine, Kierkegaard bavardant sur l'Ostergade à midi, ou arpentant les pièces illuminées de son appartement de Copenhague, pendant ses nuits géniales pleines de ricanements et de prières. Ils pensaient en marchant, et c'est pourquoi leurs pensées guident et soutiennent notre marche. Et c'est Kierkegaard qui a écrit : « …la marche verticale, signe de notre verticalité infinie ou du sublime de notre spiritualité ». 10 octobre 1934. (Suite et fin.) — Deux classes d'esprits : ceux dont le but suprême est d'« avoir la paix à tout prix » (rationalistes), et ceux qui pensent que leur raison d'être est de créer (les philosophes en marche). Si les premiers triomphent (grâce à l'École et à l'appât des Assurances), la France est perdue. Elle sera colonisée. Mais si l'état d'esprit des seconds domine, la France fera de nouveau des enfants, par suite du nationalisme, par suite la guerre. Cette alternative est inévitable dans le régime présent. Elle met en question tout un monde qui ne nous laisse plus de choix qu'entre un rationalisme « libéral » et stérilisant, et un nationalisme dynamique et assassin. Je pense toutefois que les partisans du risque créateur ont raison. Et que la santé spirituelle d'un peuple n'est pas totalement compromise quand il fait encore des enfants en dépit de toute raison. Mais alors il importe de trouver des moyens politiques qui empêchent cette santé, ce goût du risque, de se transformer mécaniquement en guerre. C'est tout le problème de la révolution européenne. 15 octobre 1934. Pendant tout ce qui précède, on a terminé les vendanges, et la récolte des figues d'été. (Les figues d'hiver apparaissent déjà, plus petites et toujours vertes ; on ne les mange pas.) Simard nous a indiqué une ferme, de l'autre côté de la colline du sud, où nous pourrons acheter une provision d'« œillades ». C'est leur gros raisin bleu. Nous y sommes allés hier au soir. Des hauteurs, on voyait la plaine rose et violacée entre des monticules pointus tout frisés d'oliviers, un paysage de primitif italien. Le mas au flanc de la colline, déjà dans l'ombre, paraissait désert. Nous nous sommes assis sur la terrasse, au pied d'un grand micocoulier. Bientôt un chien furieux surgit de la maison, suivi d'une grande femme en noir. C'est la propriétaire, Mme Turc. Elle nous fait entrer. Pour la vente du raisin, il faut attendre sa fille qui va rentrer des champs, où elle travaille jusqu'à la nuit tombée. Nous sommes dans une cuisine de ferme, mais la fermière nous reçoit comme une « dame », ou plutôt un peu mieux, avec une politesse pleine de réserve et d'attentions. On parle du domaine. Les deux femmes le dirigent seules depuis la mort de M. Turc. Elles ont un peu de peine avec les ouvriers. Il paraît qu'on en trouve de moins en moins. « Mais alors, et les chômeurs ? On m'a dit qu'il y en a quatre cents à A… ?… » La mère, vivement : « Jamais je n'ai engagé de chômeurs, monsieur, c'est un principe. Nous ne voulons que des ouvriers honnêtes. Pensez donc, deux femmes seules ! — C'est que je suis chômeur moi-même, madame… » Elle sourit à son tour, l'air de dire : « Oh ! vous, ce n'est pas la même chose. » Elle a sans doute entendu parler de nous. Rien à faire : je suis un « monsieur ». La fille rentre : une forte femme, environ trente-cinq ans, un peu masculine. Elle nous conduit à la chambre de conserve des raisins. Pendant qu'elle fait la pesée : « C'est pour qui, monsieur, sans indiscrétion ? » Je dis mon nom. « Est-ce vous qui écrivez des articles ? J'en ai lu signés de ce nom-là. » Et elle me cite une revue protestante et une revue littéraire auxquelles je collabore, en effet. « Vous avez le temps de lire beaucoup ? — Oh ! on le prend. Comme nous ne voyons jamais personne… » 16 octobre 1934. Complexité des « classes ». — À quelle classe appartiennent ces deux femmes ? Je résume mes renseignements : famille paysanne, de tout temps. Vie laborieuse, peu ou point de gains depuis des années. Pas de relations. Un niveau de culture fort au-dessus de la moyenne. Ce ne sont pas des bourgeoises, certes, et pourtant elles en sont encore à estimer que chômeur est synonyme de vagabond dangereux. Elles font partie des « travailleurs », et pourtant elles sont propriétaires. Je vois en elles un type très classique de Françaises : leur politesse mesurée, leur raison, leur énergie sérieuse, cette façon de ne pas se plaindre de son sort… Pourtant, il en est peu de cette espèce, semble-t-il. On n'en parle jamais. Mais elles ne paraissent pas du tout se considérer comme un type social d'exception. Combien y a-t-il de classes entre la bourgeoisie des villes et le prolétariat ? L'opposition que veulent voir les marxistes entre bourgeois ou maîtres, et prolétaires ou serviteurs, je la trouve fausse dans tous les cas concrets, dès que je sors des très grandes villes et de leur caricature de société — Simard, le jardinier, est à demi métayer. Est-ce un prolétaire ? Il serait vexé qu'on le lui dise. Il s'estime fort au-dessus d'un mineur retraité, par exemple. Les instituteurs d'A… ? Ils sont du peuple. Oui, mais bourgeois par leur profession. Et les Calixte ? Prolétaires sans doute, mais d'une tout autre espèce, on dirait même d'une autre race que les métayers catholiques de la montagne qu'on voit venir à A… pour le marché. Et très conscients d'une supériorité qu'ils ne peuvent attribuer au rang social ni au salaire, c'est évident, mais seulement à leur religion. En vérité, ce qui compte dans ce pays, c'est la religion — celle des ancêtres, tout au moins ! — l'éducation et le métier. C'est cela qui crée des groupes, des couches, des différences et des affinités, au moins autant que les conditions économiques. On ne comprend rien à la réalité sociale de ce canton si l'on fait abstraction de tout cela dont le marxisme, justement, se doit de ne pas tenir compte. Un communiste traitera les dames Turc de « koulaks » et tout sera dit. Le marxisme part de statistiques et de relations numériques (salaires, plus-value, profits). Il s'estime donc scientifique. Il ne part pas de ce que les hommes veulent être, ni de la conscience globale qu'ils ont de leur état (et c'est pourtant le principal, pratiquement et moralement, c'est ce qui règle le jeu des relations humaines et les opinions politiques). Le marxisme traite tout cela de nuances vaines, d'illusions, voire de « mystification ». Il part de ce que les hommes sont malgré eux, du point de vue abstrait et inhumain de la Statistique. Et il prétend fonder là-dessus non seulement des mesures techniques, ce qui serait parfaitement légitime, mais une morale, un art et une métaphysique ! Problème de la politique actuelle : sera-t-elle l'affaire du meilleur statisticien, ou, au contraire de l'homme le plus humain ? Sera-t-elle fondée sur la réalité telle qu'elle est vécue et voulue par les hommes réels et concrets, ou bien sur la réalité telle qu'elle paraît chiffrable, inévitable, impersonnelle ? 30 octobre 1934. Trop penser nuit. — Trop d'idées dans ces pages, trop de raisonnements ! me soufflait depuis quelques jours certain démon intime, que je tolère en moi, comme j'y tolère quelques vulgarités peu défendables : pour garder le contact avec le siècle. — Vaine habileté, je le sais bien pourtant… J'en étais là, et n'écrivais plus rien, tout absorbé par mon travail de traduction, et n'en sortant que pour les bricolages habituels dans la maison. Ce matin quelqu'un sonne. Un grand jeune homme crépu se présente : il est étudiant, il est venu passer quelques jours chez son père qui est vigneron non loin d'ici. Curieux garçon : j'en suis encore à me demander ce qui l'amenait. Pendant tout l'entretien — littérature et politique — il avait l'air furieux, cet air qu'on a, je crois, très facilement vers dix-huit ans, — furieux contre le monde, contre soi-même… Et pourtant il a dû sentir que j'avais de l'amitié pour lui. Il me parlait de ses lectures, avec violence mais sans niaiserie. Et tout à coup, à propos de ses études, il éclate : « Surtout, je ne veux pas tomber dans l'intellectualisme ! » Je le regarde : c'est un solide gaillard. Il aime le sport ; très bien, qu'il continue. À son âge, j'étais gardien de but dans une équipe de football. Mais où diable a-t-il ramassé cette platitude du mépris de l'intellectualisme ? (terme propre à vous dégoûter de toute espèce d'intelligence). Ce n'est pas un garçon de sa trempe qui inventa le slogan défaitiste : moins d'idées ! Mais plus probablement, l'un de ces esthètes fortunés qui, dit-on, encombraient notre littérature aux environs de 1900. Et puis, faut-il chercher si loin ? Cette sorte de mauvaise conscience qui m'arrêtait depuis quinze jours… Reprenons cela. « Moins d'idées ! Méfions-nous de l'intellectualisme ! » Est-ce qu'il y a vraiment lieu de se plaindre de ce que les hommes modernes aient trop d'idées ? Se plaint-on qu'ils aient trop de sensations ? On proteste contre le fait de penser, au lieu de protester contre la bêtise ou la fausseté de certaines idées. Derrière l'abus, c'est l'usage normal qu'on attaque. Voilà le signe très certain de la décadence d'une élite. Plutôt que de reconnaître qu'on pense mal, on attaque la pensée en général. Plutôt que d'avouer que trop d'idées sont sans substance, sans pesée, sans danger, par suite sans nulle utilité ni vérité, on préconise une sorte de malthusianisme cérébral. D'autres demandent une trêve des inventeurs. C'est la même démission du cogito. La même castration, dirait Freud. Allons, allons, reprenons-nous ! Pour moi, je suis bien décidé, dorénavant, à maintenir le droit imprescriptible de tout homme à sécréter le plus d'idées possibles. Surtout si l'on se trouve être par vocation ce qu'on nomme un intellectuel. Je ne m'en tiendrai pas là. Je souhaite que les hommes aient tous des masses d'idées, et par-dessus le marché qu'elles soient justes, et même gênantes pour ceux qui les conçoivent, c'est-à-dire utiles. Qualité et quantité, voilà ce que j'ose froidement demander. Si j'ajoute qu'à mon sens, cela n'exclut nullement la nécessité d'avoir beaucoup de sensations, des plus grossières jusqu'aux plus raffinées, ni la nécessité d'agir partout où on le peut, mon cas devient très clair : je ne suis qu'un barbare, incapable de comprendre les « conditions psychologiques » de l'homme moderne et leur problématique inépuisable et délicate. Question. — Comment fait-on pour s'arrêter de penser ? Je n'ai jamais trouvé de réponse franche à ce problème, même dans les œuvres de D. H. Lawrence, l'un des représentants les plus fiévreux de l'anti-intellectualisme moderne. Il me semble au contraire, plus je le lis, que son mépris de la pensée n'est pour lui qu'une naïve et désarmante excuse à penser mal, à patauger dans des jugements intolérants et anarchiques dont peu résisteraient à une pesée patiente et ferme. Les adorateurs de la Vie m'ont souvent donné l'impression d'une sensualité défaillante, qui soutiendrait mal la critique d'un intellect intact et offensif. Peu capables de dominer le conflit normal et fécond des créations de la raison et des impulsions de « la Vie », ils sacrifient les premières aux secondes, ce qui revient en fait à biffer simplement le critère de la vérité, et à ne respecter plus que les indications très équivoques de l'instinct. Est-ce bien cela qu'exigent les « anti-intellectualistes » ? Que l'on supprime la préoccupation de la vérité ? Mais alors on aimerait qu'ils le sachent, et le disent, comme un Staline et un Hitler l'ont dit ou l'ont fait dire souvent. Ce serait là, semble-t-il, le seul moyen de limiter le jaillissement des idées. Car les idées naissent simplement d'une volonté qui est en l'homme de chercher en toutes choses le vrai. Si l'on décrète qu'il n'y a plus de vérité, on prive en effet la pensée de son aiguillon créateur… 1er novembre 1934. « Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. Sum, ergo cogito… » (Nietzsche, Le Gai Savoir, Pensée pour la nouvelle année.) 3 novembre 1934. Minuit. J'ai terminé la tâche de la journée. Ma femme dort, dans la chambre dont je vois la porte entrebâillée. Une dernière bûche fume, il fait presque froid. Dans ce silence vide de la nuit campagnarde, me voici seul encore éveillé, les yeux bien ouverts, l'esprit clair. Clarté d'un minuit solitaire, veillée trop lucide peut-être, puisque le monde n'y porte plus d'ombres. Je me souviens de ces nuits de Paris, pleines d'appels fugitifs, assourdis ; de ces veillées fiévreuses, assiégées. Est-ce que je les regrette ? Est-ce que l'heure de la nuit où l'on ne dort pas n'est pas toujours l'heure des mauvaises nostalgies ? Qui pourrait nous écrire une histoire des inventions de l'insomnie ? Ne serait-ce pas tout simplement l'histoire de la naissance de nos démons ? La nuit ne pose pas de questions immédiates. C'est pourquoi, dans cette heure suspendue, il vaut mieux cesser de penser. Que penserais-je, ici, d'humain, d'actif ? Ici où je suis sans prochain à cette heure où mes frères (?) les hommes sont plus éloignés que jamais ? « La nuit est faite pour dormir », me disait un gardien de l'ordre qui m'avait surpris sur les quais de la Seine, au plus profond d'une contemplation des eaux nocturnes. Ma police personnelle m'envoie aussi me coucher. Elle m'y contraint un peu… Quelle résistance absurde opposerais-je, quelle arrière-pensée rôde ici ? La mauvaise habitude de penser « librement » ? Le goût des chimères précises ? 4 novembre 1934. Cette note de la nuit dernière peut corriger ce que je disais de l'anti-intellectualisme : elle indique, je crois, la part de vérité qu'il peut y avoir dans cette réaction déplorable. Mais ce qu'elle met en question, d'autre part, c'est la légitimité d'une pensée isolée, d'un monologue intellectuel, du journal intime par exemple. Aucun écrivain ne se donne plus de chances de mentir que celui qui écrit un journal intime, une prétendue « relation » de ses pensées et sentiments. C'est d'abord que cet auteur, s'il a l'intention d'écrire un journal, pense et sent en vue du journal, donc autrement qu'il ne ferait sans ce projet. C'est surtout qu'en se pensant en soi, il se fausse, ou plus précisément, se suppose plus ressemblant à sa vertu (ou à son vice) qu'il n'oserait l'affirmer devant autrui. Le monologue du journal intime est un artifice qui veut se faire prendre pour la sincérité, alors qu'il n'est au vrai que la manière la plus facile de jouer la comédie : sans spectateurs. Jouer la comédie devant des êtres réels est bien plus significatif. D'une certaine manière, c'est plus « sincère »… (Mais le sens de ce mot s'évade dès qu'on veut le serrer de près.) La vérité de l'homme est dans le dialogue. Dans son affirmation, dans ses questions ou ses réponses à d'autres hommes bien réels. Le monologue n'est qu'une suppression artificielle des conditions concrètes, sociales ou spirituelles, qui sont celles de chaque homme existant. (Ne pas confondre dialogue avec perplexité complaisante ou même douloureuse. Il y a dialogue, jusque dans ma solitude, ou dans ces pages, dès qu'un autre me fait réagir.) Me suis-je assez méfié du genre journal intime ? Depuis six semaines que nous sommes à A…, me suis-je assez intéressé aux autres qui m'entourent ? Qu'est-ce que je sais d'eux, objectivement ? 10 novembre 1934. Observations nouvelles sur les gens. — Je vais chez les Calixte. On nous a dit que la mère est malade. Je trouve à la cuisine sa fille et une voisine. Elles se plaignent du froid. Le fourneau est rouge, mais la porte donne au nord-ouest, d'où vient le vent le plus glacial, depuis des siècles, et en tout cas depuis longtemps avant la construction de cette maison… Je passe au fond dans une chambre obscure mais qui me paraît propre et sobre. La mère Calixte est au lit, un gros édredon ramassé sur le ventre, les pieds découverts, un foulard noir sur les épaules, et je crois bien sa blouse noire aussi. Elle me dit qu'elle a été assez mal. On devait lui retirer son linge toutes les deux heures. Quand elle sortait sa main du lit, cela fumait. — « Vous avez eu de la fièvre ! » Elle ne sait pas. Elle ne veut pas de médecin. Sa fille dit : « Elle ne voulait même plus toucher à la viande, pensez ! Il ne faut pas croire que la viande soit un si bon remède comme on le dit. Je lui ai fait du poulet, elle n'y avait pas goût. Alors j'ai pensé lui faire du bouillon de poulet, ça lui a fait de l'avantage. Voyez ! ce n'est pas vrai que la viande est si bonne pour les malades. » Elle accepte de venir faire une lessive à la maison pour remplacer sa mère. Nous manquons de corde pour étendre le linge ; elle imagine de le mettre à sécher sur des buissons de ronce. Tous les mouchoirs sont plus ou moins déchirés quand on va les récolter. « Voyez-vous ! c'est qu'il a fait un vent cette nuit ! » 11 novembre 1934. D'une manière générale, ils ne sont pas conscients de porter la responsabilité des accidents qui leur arrivent. Cela peut agacer dans le détail. C'est assez sage dans l'ensemble. Ils seraient moins pauvres, moins malades, etc., s'ils étaient plus « pratiques » comme on dit dans la bourgeoisie — où l'on s'imagine bien à tort que les gens du peuple sont spécialement adroits de leurs mains, débrouillards et pleins de ressources mystérieuses. Mais ils seraient moins dignes aussi. Leur dignité est de subir sans se tourmenter. Ils ne se mettront jamais dans des états parce qu'ils ont cassé deux assiettes. La mère Calixte, qui casse tout ce que l'on veut, a coutume de dire en constatant le mal : « Voyez-vous ! je croyais la tenir cette assiette ! » De telle manière qu'on entend bien que c'est ainsi dans tout, et qu'on aurait grand tort de croire que rien au monde dépend de nous. Ceci vaut pour les femmes, qui sont la part la plus civilisée de la population. Ce sont elles qui gagnent ce qu'il faut, elles qui travaillent, elles qui décident, elles qui vont à l'église ou au temple, ou n'y vont pas, elles qui savent. Pour les hommes, c'est tout autre chose. Ils sont éloquents et naïfs, revendicateurs et inefficaces. La plupart ne font rien, ou « travaillent le mazet », ce qui n'est rien. Les femmes vont à la filature — une sur dix-huit marche encore — et gagnent leurs sept francs par jour. Pendant ce temps, les hommes sont sur la place et protestent contre le gouvernement. Ce sont les radicaux et les socialistes. Les commerçants sont souvent réactionnaires et se mêlent peu à ceux de la place. Enfin ceux qui sont occupés par l'imprimerie du journal local, par les garages ou à la mairie, sont communistes et mènent les affaires du pays. Ils vont à toutes les conférences, prennent la parole au Cercle d'hommes, citent des livres sur la politique… 12 novembre 1934. J'ai relevé quelques chiffres dans un ouvrage sur A… dû à la plume d'un de ses pasteurs à la retraite . En 1570, le mûrier, importé de Chine fait son apparition dans le Midi. État du pays en 1820 : douze filatures, deux fabriques de chapeaux, 5 000 habitants, un commerce important de produits soyeux manufacturés. Lors de la dédicace du nouveau temple, en 1822, quinze mille protestants accourent de toute la contrée pour suivre des cérémonies dont leurs descendants parlent encore. En 1900 : Vingt filatures, 7 000 habitants. Quinze cents personnes au temple chaque dimanche. Je complète : Vers 1900, la soie artificielle fait son apparition dans la vallée du Rhône. Fondation des grandes usines de la région lyonnaise. Apparition du grand capital. État du pays en 1935 : Dix-sept filatures fermées. La dernière fournit encore du travail cinq jours par semaine à une centaine d'ouvrières, dont le salaire moyen est de neuf francs par jour. Faillite de la dernière bonneterie, ces derniers jours. Le tiers des maisons est en ruine, — tout le centre. On croirait une ville bombardée. 2 300 habitants. Cent personnes au culte. Dans la campagne environnante, une maison sur dix habitée. Dès 1934, la soie japonaise a fait son apparition sur le marché lyonnais. Faillite de plusieurs des grosses entreprises de soie artificielle. Le cycle normal du progrès capitaliste est clos. Lyon a drainé toute la richesse indigène de ce département. Et cette richesse à son tour va reprendre le chemin de l'Orient, d'où vint autrefois le mûrier. Question : que reste-t-il pour entreprendre ici une révolution constructive ? 15 novembre 1934. Installé une salamandre devant la cheminée de ma chambre de travail. Je ne sais si c'est à cause des efforts prodigieux qu'il a fallu fournir pour la hisser de la remise jusqu'ici, mais je sens que je la prends en grippe. Elle est réellement affreuse : elle est « ornée ». Le fabricant a voulu faire bourgeois. Une salamandre, n'est-ce pas, c'est un meuble de salon, il faut la décorer convenablement et surtout éviter que cela ressemble à ce que c'est, un instrument utile. D'où ces feuilles de vigne en relief, et toutes ces rainures, volutes, corniches et fioritures en fonte émaillée, qui ont pour effet de retenir la poussière et les cendres, et de rendre tout nettoyage à peu près impossible. Le camouflage de l'honnête appareil a dû coûter fort cher, mais au moins on a de la laideur pour son argent. Même remarque pour les poignées de fenêtres et de serrures. Cette laideur et cette incommodité ne seraient rien d'ailleurs, si elles ne rappelaient sans cesse l'intention d'honorabilité dont elles procèdent… 21 novembre 1934. Leur langage. — La mère Calixte devait faire notre lessive la semaine prochaine. Elle vient s'excuser : « Qui sait, madame, j'aimerais d'aller à Alès, quelle jour ça vous préférerait ? » (En prononçant tous les e muets.) Simard, à propos de la récente baisse des salaires à la filature : « Je vous dis, c'est miraculeux ce qu'on leur donne ! Sept francs par jour ! » (Il voulait dire : scandaleux. Mais un miracle est un scandale, après tout. Tradition laïque.) L'autre jour, dans l'autocar, une femme dont j'ai cru comprendre qu'elle tient un petit hôtel à Saint-Jean-du-Gard, expliquait à sa voisine qui paraissait malade : « Tu demanderas bien un espécialiste rappelle-toi ! Si tu oublies, tu n'auras qu'à te rappeler épicerie. » Épicerie pour spécialiste, vous n'auriez jamais fait ce rapprochement  ? Ce petit fait, si l'on y réfléchit, résume un drame, qui est celui du langage dans notre société présente. Les mots que nous disons ou que nous écrivons, nous autres intellectuels, éveillent dans l'esprit populaire des harmoniques que nous ne savons plus prévoir. Littéralement, les mots n'ont plus le même sens pour le peuple et pour ceux qui voudraient lui parler. Le petit exemple que je viens de citer, c'est une espèce de calembour qui ne joue que sur des sons. Mais il est clair que le sens des termes dont nous usons doit subir des métamorphoses non moins effarantes. Travail, liberté ou union, richesse et pauvreté, tous ces vocables dont nous pensions qu'ils exprimaient les lieux communs, sur quoi repose, tacitement, la vie sociale, sont aujourd'hui vidés de leur signification à la fois symbolique et précise. Ils n'éveillent plus chez l'homme du peuple les mêmes espoirs, les mêmes dégoûts que chez nous. Leur résonance sentimentale est différente, et c'est pourquoi leur sens est différent, en dépit de ce que l'on pourrait déduire, dans le fait, d'une discussion raisonnable, c'est-à-dire truquée, avec tel ou tel ouvrier. On pensera que de tout temps la traduction du langage surveillé des écrivains dans le langage parlé du peuple fut affectée de malentendus de ce genre. Voire. Le peuple ne lisait pas, avant l'école de Guizot. Le « public », c'était, outre les clercs, plus tard confrères, la noblesse et les bourgeois imitant la noblesse. Le vrai peuple les comprenait dans la seule mesure de l'utile. L'Église faisait le trait d'union, l'Église gardienne du sens concret des lieux communs. Aujourd'hui ces données sont bouleversées. L'instruction publique et la Presse répandent sinon le goût, du moins la pratique quotidienne de la lecture. Le public s'étend au hasard. Il ne constitue plus un corps limité, éduqué, instruit au sein des conventions communes. Un chacun peut en être, et juger comme il veut. Le droit de se tromper, et de tromper grâce au langage, est un des droits imprescriptibles que se trouve avoir décrété la Convention. Bref, il n'est plus de mesure commune : ni l'Église, ni la Culture, ni l'École qui prétend les remplacer, n'ont plus d'autorité sur l'esprit de la lettre. Aussi bien nous parlons au hasard, pour ne pas dire dans le vide (il vaudrait mieux que ce soit le vide, dans bien des cas), quels que soient nos efforts vers la rigueur et vers l'adaptation de notre style à notre action. On serait même tenté d'estimer que la plus grande rigueur entraîne la moindre efficacité ; et l'inverse. Par où l'on voit que le contraire de la « vie spirituelle », c'est « le public ». Cette vie spirituelle et ce public nous posent des exigences dont il faut admirer qu'elles soient aussi exactement contradictoires. Or, de ces deux antagonistes, c'est l'esprit qui sera vaincu. Non point qu'il s'avilisse partout ni qu'il se laisse toujours persuader par la tentation du succès. Mais simplement on ne l'entend plus, il n'agit plus. Ce qu'on « entend », c'est l'absence de l'esprit, c'est l'appel aux instincts, aux intérêts urgents, presque toujours contraires, en fin de compte, aux intérêts réels… 25 novembre 1934. Culture de la bourgeoisie ? Vous montrez à une dame de cette classe des reproductions de Rembrandt, elle dira : « Ah ! oui, ces clairs-obscurs sont magnifiques (souvenir scolaire), mais comme ces gens sont laids, ridés, bossus, et n'ont-ils pas la figure trop large » ? (jugement spontané). Vous lui montrez des reproductions du plafond de la Sixtine, elle trouve cela « joli » ; et « Tiens, cette femme ressemble… à qui ressemble-t-elle donc ? ne dirait-on pas un peu Colette Durand. Mais oui tout à fait, c'est frappant ! Qu'est-ce que c'est ? » — La Sybile de Cumes… Cinq minutes après, cette dame s'indignera de la barbarie des bolcheviks et des nazis, opposés comme on sait à toute espèce de culture raffinée. (D'après nature : la dame sort d'ici. Les reproductions de la Sixtine sont épinglées au-dessus de ma table de travail.) 28 novembre 1934. « Aidez-moi ! » dit à Jean Giono l'héroïne d'une de ses nouvelles : elle se plaint de ce que les auteurs des romans qu'on lui donne à lire « passent à côté d'elle sans rien dire, sans même la voir, sans la soupçonner », et la laissent enfin sans secours devant l'énigme de sa vie. C'est émouvant… Mais la plupart de nos contemporains, est-ce qu'ils ne disent pas plutôt : « Fichez-moi la paix ! Faites-moi rigoler, donnez-moi des sensations, mais surtout ne vous occupez pas de cela en moi dont je ne veux pas m'occuper ! » À dix kilomètres d'ici, hier au soir, pressé de rentrer, je hèle une auto. Le conducteur est seul. Il me prend volontiers. Nous causons. C'est un commerçant de Lyon, la cinquantaine, assez bavard. À certaines allusions, je devine qu'il est « seul dans la vie ». Pourtant, il porte une alliance. Pauvre gaieté de la vie de garçon, reprise par nécessité… Nous arrivons sur la place de mon village. « Je vous dépose ici ? Où voulez-vous ? Tenez, on va s'arrêter devant la pissotière, ha ! ha ! ha ! Ça me rappelle une bien bonne histoire, vous devriez lire ça, Clochemerle que ça s'appelle, je ne sais plus le nom du type qui a écrit le bouquin. Ah ça alors ! Tenez, c'est l'histoire d'une municipalité qui fait construire un de ces trucs-là juste en face de l'église du village, vous voyez d'ici ! Et toutes les combines que ça amène, ah ! mais alors, vous savez, tout y est, c'est attrapé, le curé, la politique et tout  !… » Les éditeurs s'efforcent de répondre à la demande du public. Il faut des livres faciles, des livres gais, etc. C'est, disent-ils, ce que l'on demande. Hé ! oui, parbleu, c'est ce que « les gens » demandent. Mais savent-ils bien ce qu'ils demandent, et pourquoi ils le demandent ? Est-ce que le rôle des éditeurs, mais surtout et d'abord des écrivains, ne serait pas justement de savoir un peu mieux que « les gens » de quoi ils ont besoin et ce qu'ils demandent réellement ? Car les gens ne demandent pas ce qu'ils ont l'air de demander, et ce qu'on se montre si pressé de leur donner à bon marché. Ils s'expriment mal, ils trahissent leur pensée, leurs désirs, ils n'osent pas dire, ils n'ont pas de formules pour avouer leur peine, pour demander les « remèdes » qu'il faudrait. On ne le leur a pas appris. On a préféré se payer leur tête. On les a pris pour ce qu'ils ont l'air d'être, ou mieux pour ce qu'ils croient devoir se donner l'air d'être ou de n'être pas. Comme si le fin du fin, c'était de prendre au mot les pauvres hommes préalablement abêtis par l'école, par la presse, par les partis et par le cinéma. Mais croyez-vous vraiment que mon bagnolard, mon lecteur enthousiaste de Clochemerle, grand roman de la pissotière, croyez-vous que cet homme tout de même ne disait pas lui aussi « Aidez-moi ! », à sa façon vulgaire, avec son rire insupportable, et fallait-il être bien fin pour le comprendre ? 1er décembre 1934. Le pasteur m'a convoqué aux entretiens qu'il organise le samedi soir, dans une salle attenante au temple, pour les hommes de sa paroisse. « C'est le seul moyen de les avoir, me dit-il. Comme vous l'aurez remarqué, il n'en vient qu'une dizaine au culte. C'est trop compromettant. Mais pour une causerie sur un sujet neutre, nous en avons toujours dans les quarante à cinquante. Et une fois qu'ils sont là, on peut parler de tout… » J'irai d'autant plus volontiers que, devant parler moi-même, dans quelques jours, au cercle d'hommes de Saint-J…, j'ai besoin de prendre contact. 3 décembre 1934. Soirée au « Cercle d'hommes ». — Ils étaient en effet une quarantaine hier soir. Je suis entré comme ils achevaient de boire leur tasse de café au fond de la salle, dans un coin arrangé en cabinet de lecture. Journaux et illustrés, quelques livres sur la table. Puis on s'est assis sur des chaises alignées, pour entendre le « conférencier  ». J'ai reconnu deux facteurs, le libraire, le quincaillier, un adjoint de la mairie, quelques retraités qui « travaillent le mazet » dans nos parages, un ou deux cultivateurs, les trois instituteurs. Le pasteur a lu quelques passages de l'Écriture. Après quoi le sujet a été introduit par l'un des instituteurs. Il s'agissait de « l'histoire de notre département ». La discussion n'a vraiment démarré que lorsqu'on s'est mis à parler d'autre chose que du sujet, c'est-à-dire d'un peu tout : de l'enseignement, des journaux, de traditions et anecdotes locales. Discussion n'est d'ailleurs pas le mot : c'étaient surtout des questions, des affirmations de parti pris ou des récits entremêlés d'allusions à des célébrités locales, provoquant chaque fois de gros rires. L'homme du peuple — et je pense qu'il en va de même du bourgeois peu cultivé et sans doute de tout ce qui n'est pas « intellectuel » — ne « discute » pas à proprement parler. Son langage en tout cas s'y prête mal, soit à cause de sa lenteur, soit à cause de ses répétitions pressées. Or, cette lenteur et ces répétitions n'ont d'autre but que de laisser à l'esprit le temps de se « figurer » ce qui est dit. (C'est seulement de la langue des écrivains français qu'il est exact de dire, avec tous les manuels, qu'elle est une langue de discussion, parce que toujours elle vise à la formule décisive, et ne s'accorde le droit de dire chaque chose qu'une seule fois, de la façon la plus économique et la plus claire . Or, cette langue d'échanges dialectiques rapides se trouve par là même inefficace sur le « peuple ». Elle manque de durée. Évitant méticuleusement les reprises, les retours, elle s'accorde très mal au rythme de la réflexion spontanée, qui est « péguyste » et non « classique ». Écrivains inutilisables dans la mesure où ils veulent être de bons écrivains français.) — Que de bonne volonté chez les hommes de ce Cercle ! Comme ils s'appliquent à comprendre, comme ils sont vifs et peu timides, camarades, malicieux et indulgents — leurs bons rires quand l'un ou l'autre dit une bêtise ou bafouille — et comme on a envie de leur expliquer des choses, amicalement ; de partager avec eux ce que l'on sait ! Je pense aux auditoires bourgeois, à leurs airs entendus, à leurs vagues sourires, à leurs timidités et aux distances télescopiques que tout cela met entre celui qui parle et son public ! (Le « conférencier » en tournée se présente comme un séducteur, c'est la loi du genre, et cela rend les échanges bien pauvres…) Quand nous nous sommes levés pour sortir, le facteur ronflait, le front sur un dossier de chaise. Il s'est relevé, s'est frotté les yeux, est sorti tout tranquillement. J'ai parlé avec plusieurs jeunes gens. Quelles opinions politiques, dans ce cercle ? — Il y a de tout. Le quincaillier est royaliste, un des instituteurs est objecteur de conscience, la plupart sont radicaux ou socialistes. Il vient aussi des communistes, de temps à autre. Il paraît que ça chauffe certains soirs. Mais le pasteur préside et on le respecte : quarante ans ; genre ancien combattant ; « très large », dit-on. Et « il cause bien ». 16 décembre 1934. Ces deux dernières semaines, j'ai donné quelques « causeries » dans la région. Auditoires variés : cercles d'hommes, fraternités réunissant bourgeois et travailleurs, réunions amicales de pasteurs. Je me suis initié à la géographie politique et même spirituelle du département. J'ai vu plusieurs presbytères. J'ai retrouvé la coutume des autocars, toujours révélatrice des rythmes du pays. Pauvreté de tous ces villages ! Et sur les routes, quelles autos incroyables, vieux tas de ferrailles menés à de folles allures ! De tout cela je rapporte un paquet de notes qu'il faudra rédiger un jour. Pour l'instant, je me bornerai à consigner un entretien qui m'a instruit. À N…, la mairie est tout entière communiste. Ceux des habitants qui ne le sont pas ne savent pas trop ce qu'ils sont, à part les châtelains. Ils votent radical ou socialiste, et se font battre à plates coutures, régulièrement. Mais faut-il donc penser que les communistes, eux, savent pourquoi ils le sont, et connaissent le marxisme ? On m'avait dit : ce n'est pas cela du tout, vous verrez. Être communiste dans ce pays, c'est tout simplement être à gauche, le plus à gauche qu'il est possible. S'il en est bien ainsi, me dis-je, on peut redouter que ces hommes ne sachent pas faire la distinction entre le marxisme et l'anarchie. D'autre part, sauront-ils s'opposer au dictateur qui se présentera un jour ou l'autre comme l'homme de gauche à poigne ? J'ai questionné à ce sujet quelqu'un qui connaît bien son monde. La vie même de cet homme consiste, en effet, à connaître intimement le plus grand nombre de familles de N…, leurs circonstances matérielles, leurs difficultés morales, leurs traditions et leurs rancunes — c'est souvent la même chose — leurs idées sur la vie, sur la mort, sur le mariage. Et quand je dis que sa vie consiste à connaître ces choses, il faut prendre le mot dans le sens le plus actif car l'homme dont je parle n'est pas un enquêteur, simple curieux ou spectateur. C'est bien plutôt un conseiller, un donneur d'aide morale et parfois matérielle, quelqu'un qui est responsable de connaître ces gens mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes, quelqu'un qui a pour mission de leur enseigner le sens dernier des circonstances de leur vie. C'est le pasteur. Sa paroisse comprend les villages de N… et de V… où il habite. V…, c'est un vieux nid d'aigle, une pierraille couronnant des hauteurs ventées. Les rues sont étroites et caillouteuses, pleines d'odeurs dès que le vent cesse de les balayer. Nous sommes installés au presbytère sur une galerie d'où l'on domine un ample paysage horizontal. La plaine est à nos pieds, des Cévennes grises au nord jusqu'à l'horizon des collines vers Uzès, où quelques ruines de castels et quelques cheminées d'usines grattent le bas d'un grand ciel jaune. On distingue à peine le village de N… parmi les rangées de peupliers : il faut suivre des yeux la route noire pour découvrir enfin l'amas brunâtre des maisons au-dessous d'une tache blanche dans un pré, qui est le château. Joie de voir un pays dans son ensemble, dans son unité naturelle et ancienne. Une même patine de crépuscule roussit les champs, les arbres, les maisons. Dans ces maisons, il y a donc des communistes. Je demande au pasteur ce que c'est que ces communistes. — Voilà. Que vous dire de gens que je connais si bien ? C'est difficile de les classer et je n'aime pas beaucoup ça… Il y en a de toutes sortes, bien sûr, et plus on les voit de près… — Je comprends qu'il soit difficile de parler en général de ses paroissiens. Mais s'ils sont communistes, ils ne doivent tout de même pas faire partie de votre Église, pratiquement ? — C'est-à-dire, oui et non. — Enfin, viennent-ils au temple le dimanche ? — Ça non. D'ailleurs, communistes ou pas, les hommes d'ici ne viennent guère au culte. Ce n'est pas l'envie qui manque, mais ils ont peur. C'est toujours la question de la place à traverser. — ? — Oui, vous savez que nos temples du Midi sont construits en général sur la place du village. En face ou à côté, il y a les cafés, les terrasses sous les platanes, et le dimanche matin, les hommes y vont boire leur pastis. Si l'on va au culte, il faut défiler devant les terrasses, c'est gênant. Un homme me disait l'autre jour : « Ah, monsieur le pasteur, si on pouvait entrer par-derrière, par la porte de la sacristie, on viendrait bien ! Mais on est lâches ! » — Et chez eux, les voyez-vous ? Pouvez-vous discuter avec eux ? — Guère. Là encore, ce sont surtout les femmes qu'on voit. Eux sont au travail, ou au café. — Pourquoi n'iriez-vous pas au café avec eux ? — C'est difficile ! Moi, ça ne me gênerait pas. Mais eux on les étonnerait, et surtout ils y sont entre eux. Je n'ai aucune envie d'aller faire l'intrus ou le bon apôtre. Si c'était possible, ce serait épatant, je ne dis pas. Mais pratiquement, je vous assure, c'est difficile. — Et les salutistes ? — Ils ont un uniforme. C'est classé. On les connaît… — Alors, quand les voyez-vous ? — Surtout à l'occasion des conférences que j'organise. Vous avez déjà parlé dans des cercles d'hommes, vous voyez le genre. — Et les communistes y viennent ? — Bien sûr, le maire en tête. Et ils discutent, et même très bien. Je me rappelle par exemple une discussion sur l'incroyance. L'orateur avait dit que la différence entre les chrétiens et les incroyants, ce n'est pas que les chrétiens se conduisent mieux que les autres, mais c'est qu'ils se confient en Dieu, et qu'ils n'attendent des ordres que de lui. À la fin, un des communistes se lève et résume le débat : « En somme, dit-il, si nous ne croyons pas en Dieu, nous autres, ce serait que nous sommes trop orgueilleux ? » En général, on peut dire que les communistes sont les plus intelligents du village. Ce sont eux et eux seuls qui proposent des réformes pratiques, qui demandent qu'on installe l'eau et l'électricité dans les maisons, etc. C'est l'élément réveillé et entreprenant de la population. — Mais savent-ils ce que c'est, le marxisme ? — Ils essayent ; peut-être plus qu'on ne croirait. J'en connais plusieurs qui lisent des brochures de vulgarisation de la doctrine. Ils me posent quelquefois des questions. Mais ce n'est pas par la lecture qu'ils viennent au parti. L'affaire, pour eux, c'est d'abord de se grouper afin d'entreprendre quelque chose, de résister aux gros propriétaires qui tiennent la région, et de leur imposer des mesures de progrès, de bon sens… — Au point de vue des classes, d'où viennent-ils ? — Pour la plupart, — tous les chefs en tout cas, — ce sont de petits propriétaires ou des ouvriers travaillant à leur compte. — En somme, vous vous entendez bien avec eux ? — Ils savent que je suis de leur côté, en gros, dans les questions locales où il faut prendre position. Quant à la doctrine, c'est difficile de discuter, d'abord parce qu'ils la connaissent mal, ensuite et surtout parce qu'elle ne joue pratiquement aucun rôle dans leur action, et qu'elle n'a rien changé à leur croyance ou plutôt à leur incroyance. Tout de même, on se dit souvent que ces hommes mériteraient mieux que ce qu'on leur donne, en fait de doctrine. En réalité, ils ne sont pas plus marxistes que moi. Ils veulent avant tout vivre et travailler raisonnablement. Mais rien ne se présente pour les soutenir. Ils vont au parti communiste parce qu'il n'y a rien d'autre et personne d'autre… Ce seraient souvent les meilleures têtes du pays, et on les laisse devenir les « mauvaises têtes »… 16 décembre 1934. Le grand tort des chrétiens, c'est qu'ils prennent au sérieux l'incroyance de leurs contemporains. Au fond, ils en ont peur. Or, ils devraient n'avoir peur que de Dieu, et des vocations bouleversantes qu'il arrive que Dieu nous adresse. C'est un comique profond, lugubre et déprimant que celui du chrétien honteux, honteux d'une foi qu'il n'a pas ! Car s'il l'avait, il n'aurait plus de honte à la confesser devant les hommes ; et s'il a honte, c'est qu'il ne craint pas Dieu, mais qu'il croit au jugement des incroyants, tout en s'imaginant qu'il n'est pas un des leurs… Je voudrais définir le croyant véritable : celui qui sait qu'il ne croit pas aux dieux du monde, et qui le prouve. Comment le prouve-t-il ? Tout simplement en témoignant, en annonçant aux hommes la vérité et le chemin. Point n'est besoin d'actions extraordinaires, surhumaines : se rire des dieux du monde est assez héroïque aux yeux du monde, pour qu'il soit vain de chercher mieux. 20 décembre 1934. « Ô pays sans musique ! ô peuple, où est ton chant ? » À peine un aigre sifflotis d'« air de Paname » dans un garage. Pays sans harmonie, sans lien profond et sans rythme unanime, et qui ne parvient plus à s'expliquer que dans une pauvre prose trop rapide et conventionnelle. Quand je vois cette place où des retraités tirent leurs savates, quand j'écoute ce qui se dit chez la marchande de journaux, quand je m'informe des raisons de tel parti, de l'idéal de tel individu, et que je trouve partout la confusion, la dispersion, l'indifférence, une veulerie vaniteuse, ou des bonnes volontés exploitées par le plus bavard, je suis tenté d'écrire quelque chose de méchant : que ce pays est à l'image des quelques journaux qu'on y lit. Une autre impression que j'ai eue cet après-midi sur la place : celle d'être devant un film dont la musique vient de se taire. Une vie sans accompagnement profond. Dès qu'on a perçu ce silence où plus rien ne palpite et n'attend, le pittoresque du décor devient un désordre sordide, les singularités curieuses des hommes et des choses, autant de manies et d'irritants témoignages de laisser-aller. Le courant est coupé, le grand courant lyrique de l'époque qui donnait un sens à nos gestes et comme une apparence de but aux nostalgies élémentaires. Tout mystère dissipé, nié, raillé, il reste des routines et ces querelles d'argent. — Et puis, au moment même où je touche le fond, voici que je me dis : cela est bon. Il est bon de toucher le grain rugueux de cette vie sans horizon, sans dimensions, qui est la vie du très grand nombre. Il faut partir d'ici, du niveau le plus bas, du canevas brut et plein de trous de l'existence dépouillée… — Dépouillée, mais de quoi au juste ? Peut-être de tout art. Ou encore, et c'est identique, de tout lien spirituel, et de ces illusions lentement composées par la culture, qui voilent et colorent, et rassemblent, et qui font vivre un peu au-dessus, un peu au-delà de ce que l'on touche et voit. Je sais bien que le seul fait de décrire et de formuler cette pauvreté ou cette anarchie relâchée, si gauche que soit son expression, suffit tout de même à recréer une maigre apparence de forme, qui trompe encore. Tout est, en réalité, encore plus disjoint que cela. Et sans doute encore plus désespéré qu'il n'y parait dans ce que j'en dis — parce que j'essaie au moins de le dire ; mais eux… 22 décembre 1934. Nous ne sortons plus guère qu'à la tombée de la nuit, pour la descente quotidienne au village. Emmitouflés et silencieux, nous devons ressembler à cette « chouette de Minerve » — la conscience — dont Hegel dit magnifiquement qu'elle ne se met à voler qu'au crépuscule. Et peut-être sommes-nous la seule conscience de cette bourgade léthargique, si vraiment la conscience naît de la mort de son objet, ou tout au moins de quelque obscur désir, de quelque obscure crainte — c'est identique — de sa mort. Noël 1934. C'est dans la pauvreté totale que Dieu est né. Il n'y avait donc plus d'autre espoir. Voilà la limite impensable. Quand on en vient à désespérer d'un peuple, d'un régime, ou de soi-même, quand on prêche et proclame d'une voix pathétique : tout est perdu ! il est bon de se souvenir que tout est infiniment plus perdu que nous ne pouvons l'imaginer dans nos instants de lucidité extrême ; que rien n'a de sens en soi, dans le monde, ni le monde même, lancé vers le néant, et que c'est à cause de cela, et non pour nous masquer ce désespoir total, mais pour nous le révéler en nous montrant sa fin, que Dieu est né, mort, ressuscité. Palavas-les-Flots, 6 janvier 1935. Deux conférences à Montpellier, hier et ce matin. Des étudiants, des professeurs. Beaucoup de discussions dans de petits groupes. Très curieuse, cette reprise de contact avec le monde de la « culture ». Il m'apparaît que c'est le monde où les problèmes dépendent surtout des termes dans lesquels on les pose. Ou encore le monde des problèmes communicables. On se les repasse de l'un à l'autre, perfectionnés et enrichis. Il s'agit plutôt de les échanger que de s'efforcer contre eux, pour son compte, dans des conditions données et absolument singulières, — comme c'est pourtant toujours le cas dans la vraie vie… Je suis assis dans un grand restaurant désert, près d'une baie qui donne sur « les flots », en plein soleil. Un peu étourdi. Souvenirs d'une plage de la Baltique ; d'un bar des quais de Costanza ; de stations vides au cours de voyages fatigants. L'idée de continuer au hasard vers le sud, de « tout lâcher » comme nous disions à 18 ans, me paraît soudain tellement pauvre et banale, au regard de ma vie à A… Allons, remontons vers la « réalité rugueuse ». 8 janvier 1935. Accueil de la maison : le courrier passé sous la porte nageait dans une flaque d'eau de pluie, plusieurs lettres à peine lisibles. Un froid terrible ; la salamandre à vider et à rallumer. Le gaz butane épuisé à la cuisine. Les bûches humides. Plaisir de retrouver les choses qui vous résistent. (Je crois que Ramuz en a parlé, et de son amour pour les feux qui prennent mal, les maisons trop grandes…) 12 janvier 1935. Ces cochons-là ! — Simard le jardinier s'est fait une forte entaille au doigt en travaillant. Ce gros homme, violacé d'ordinaire, en est tout pâle. Je vais discuter le coup avec lui pour le ravigoter. C'est un de ces Méridionaux qui ne connaît pas de meilleur remède que la parlote. Tout de suite, c'est la question des assurances qu'il aborde avec autorité tout en tenant son doigt blessé droit en l'air, dans une attitude doctorale. La question des assurances est une question complexe, comme toutes les questions capitales. Les gens d'ici ne gagnent presque rien. (Lui, par exemple, si je l'en crois, n'a guère vendu depuis un mois que pour 50 francs de légumes. Or, la vente des produits de son jardin est son seul moyen de gagner.) Carré sur son tabouret de cuisine, le doigt en l'air, il passe en revue les compagnies d'assurances — et analogues — avec lesquelles il est en comptes. Je dis compagnies d'assurances, mais lui les nomme plus couramment ces « cochons-là ». Ces cochons-là sont donc au nombre de sept ou huit. Il en totalise sept pour son compte, et sa dame fait le petit appoint. Elle s'est « coupé » la jambe, cela fait bien cinq ans déjà, et « touche » pour cette jambe cassée et d'ailleurs dûment guérie, 20 sous par jour. Au dernier examen médical, ces cochons-là ont déclaré que tout allait bien, c'est-à-dire qu'ils « l'ont diminuée à 17 sous par jour ». Pour se venger, il leur a retiré son assurance à lui, et l'a passée à d'autres. Il reste par bonheur : les assurances sociales, vie, décès, « avec doublage », vieillesse, accidents du travail, incendie, et une histoire très compliquée de capitalisation-loterie, qui l'excite particulièrement. Tout cela rend plus ou moins. Dans certains cas, bien entendu, il s'agit même d'y aller de sa poche. Enfin, on obtient tout de même quelque chose, mais bou Diou ! ça demande du raisonnement. Par exemple, il a écrit au ministre au ministre du Travail — pour avoir une pension de 5 000 francs pour son beau-frère. « Ce cochon-là » n'a pas répondu, et pourtant la lettre était recommandée. Alors il a été voir « une personne encore plus compétente » que lui, Simard, et cette personne lui a conseillé d'écrire une nouvelle lettre recommandée « à la charge du destinataire ». Eh bien, qu'est-ce que vous croyez ? Réponse dans les quatre jours ! ah, ils sont comme ça ! Mais voilà que la personne compétente lui dit : « Ce cochon-là t'a refait de 299 francs, consulte voir les barèmes ! » Il a fallu récrire deux fois pour obtenir gain de cause. Et tout ça lui a bien coûté 50 francs. Autrement, vous savez ce qui se passe, les employés là-bas, au ministère, ils mettent l'argent dans leur poche… — Tous les mas et mazets des environs sont habités par des retraités, des pensionnés, des assurés qui vivent dans la rouspétance contre ces « cochons-là » et dans la crainte de la vieillesse. On travaille pour ne rien gagner, à cause de la mévente croissante, on vit sur le dos de l'État, on suit des enterrements, on se brouille avec ses enfants pour des questions d'argent, on ne croit plus ni à Dieu ni à diable et à peine à la politique, l'hiver est « pourri », la « pulmonie » fait des ravages, et ces cochons-là vous diminuent. Simard m'explique encore que les gens s'en vont d'ici pour travailler à la ville. C'est comme partout. Bon. Alors les catholiques descendent de la montagne et viennent prendre la place. « On les appelle ici les illettrés. Ça veut dire que c'est des gens arriérés, quoi. Ils n'ont pas l'instruction comme nous autres. » Arriérés, illettrés. Je n'en suis plus au temps où j'approuvais certains « Éloges de l'ignorance » plus sentimentaux d'ailleurs que machiavéliques. Je sais que l'ignorance — oui, au sens de l'école primaire — est un mal qu'il faudrait guérir. Mais je ne puis m'empêcher de penser que ces « illettrés » sont peut-être moins bas que ces « assurés ». Ce peuple à la retraite qui meurt en rouspétant contre les bureaucrates ne sait plus bien ce qu'il craint davantage de la vie qui ne rapporte plus, ou de la mort qui rapporte « en doublage »… 15 janvier 1935. Avoir la veine. — « J'avais pris un billet de la Loterie nationale. Naturellement j'ai perdu ! Moi vous savez… Ce n'est pas comme Céline, ah celle-là ! Elle a la veine que voulez-vous ! À la loterie, dans les tombolas des sociétés, n'importe où, elle est sûre de gagner quelque chose à tous les coups. » Voilà ce qu'on peut entendre dans toutes les épiceries de province où se rencontrent les femmes de la nation la plus raisonnable du monde. Le mari est un vieux laïcard, il accuse les curés d'obscurantisme, il ne veut pas d'ennemis à gauche parce que la gauche, c'est le parti de la Raison et du Progrès, qui naît de la Science. C'est ce mari-là qui aura payé le billet, histoire de voir s'il a la chance. Seulement, avoir la chance, avoir la veine, c'est démentir les lois les plus fondamentales de notre science la plus élémentaire et la plus sûre, l'arithmétique. Mais qui s'avise d'une telle contradiction ? Le gouvernement de la Troisième République, ce défenseur légal de la raison contre les entreprises rétrogrades de l'Église, n'hésite pas à tirer bénéfice de la culture de cette superstition. S'il est vrai que certains individus « ont la veine » dans ces loteries, notre image scientifique (physico-mathématique) du monde, est fausse. Il est totalement impossible de concevoir la vérité simultanée de notre science et de la « veine » individuelle. C'est l'un ou l'autre ; ou mieux, l'un contre l'autre. La religion la plus naïve, le fanatisme religieux le plus obtus s'opposent infiniment moins à notre image scientifique du monde que cette petite phrase si courante : il a la veine. Mais notre jacobin ne croit à la Raison et à la Science, mère du Progrès, que dans la mesure où cela lui permet de ne pas aller à l'église. Pour le reste, il demeure la proie du charlatanisme éternel. Mesure de la raison humaine : ils refusent la Trinité au nom de l'arithmétique élémentaire puis s'en vont prendre un dixième de billet. 20 janvier 1935. Superstition. — C'est de Casanova que le prince de Ligne écrit : « Il ne croit à rien excepté ce qui est le moins croyable, étant superstitieux sur tout plein d'objets ». Malchance affreuse du peuple français : il n'échappe aux Jésuites que pour tomber dans le fétichisme : le franc sacré, les idées à majuscules, toucher du bois, la bouteille de champagne brisée contre la coque des bateaux neufs, etc. Un geste résume toute la situation : c'est celui du coiffeur fameux, premier gagnant de la Loterie nationale, s'inclinant sur la tombe du Soldat inconnu. Juste hommage au collègue, au gagnant d'une autre loterie ! Toute la grande presse en a parlé. Personne ne rit. Léon Bloy rugit dans sa tombe. 28 janvier 1935. Matinée d'hiver au Midi. Et voici par la grâce du soleil de janvier qu'un mot devient le plus beau de la langue : matinée. Tout ce qu'il y a de clarté, d'éclat doux, d'abandon à la force sereine de l'air, tout cela dit par les trois syllabes de ce mot qui décrit et embrasse les trois dimensions de la joie, est dit aussi par le vallon des oliviers et par sa jeune nudité. Pas une vapeur ne s'élève de l'herbe pauvre des terrasses, ni de ces arbres moirés et allègres. Tout est vu du premier regard, doucement compris, approuvé. Une familiarité, une confiance, une proximité des choses vues, un langage innocent et raisonnable voilà le monde à son contentement ; à la mesure de l'amitié humaine. J'entends un bruit de bêche sur une terrasse invisible, au-dessous. Je vois un chien qui se promène de son petit pas élastique sur les restanques étroites, passant de l'une à l'autre par ces petits escaliers tout simplets, suivant une piste par jeu. Le ciel est d'un bleu sec et pur, tranché au sommet du vallon par un cyprès grandiloquent. Et cette maison couleur de terre et festonnée de tuiles roses, elle est bien à la ressemblance des vieilles paysannes de par ici, recuite et mordue par le temps, sobre et gaie, pauvre et spirituelle… 2 février 1935. Je m'en doutais bien, et la mère Calixte me le confirme : Simard me tient pour un minus, un incapable, peut-être même pour une espèce de malade qu'on a relégué dans cette maison perdue, faute de savoir comment le soigner. Un bourgeois sans fortune et sans situation, à l'âge que j'ai, c'est une pitié ! Il est clair que je ne fiche rien. Mais ce qui trouble un peu notre voisin, c'est qu'à deux reprises déjà, s'étant couché fort tard, il a vu ma lampe allumée. Si cela continue, il me prendra pour un sorcier. Qui sait, ce serait bien agréable. N'empêche que je me sens atteint dans ma dignité d'homme et de travailleur. Je lui ai bien dit, dès le début, que mon travail c'était d'écrire des livres. Il a dû trouver l'excuse assez faible. Je n'ai pas la tête d'un écrivain, et d'ailleurs un écrivain, est-ce qu'on en a jamais vu ? Ça doit habiter Paris. Il faudra que je lui glisse un de ces jours que j'écris « pour les journaux ». 3 février 1935. Déclassé. — L'intellectuel l'est toujours. C'est qu'il est d'une classe particulière, dispersée comme les Juifs le sont chez les Gentils. Pourquoi ne l'ai-je compris vraiment qu'à la faveur de ce chômage ? C'est qu'il m'a fallu m'éloigner de cette ambiance bourgeoise où l'on a convenu de cacher cela — de cacher ce fait que l'intellectuel en tant que tel est un hors-classe, un être à part, auquel on ne croit pas. (D'où sans doute l'angoisse qui pousse tant d'écrivains à gagner de l'argent, à entrer à l'Académie, voire à jouer un rôle politique : pour faire figure, pour acquérir une situation bien définie dans le corps social.) Nous sommes méprisés dans la mesure où nous sommes intellectuels, et acceptés — ou utilisés — dans la mesure où nous réussissons à nous faire passer pour des bourgeois ou des défenseurs du prolétariat. 25 février 1935. Le « problème des gens ». — Kangourou de Lawrence, ce journal à peine romancé d'un intellectuel livré à des proximités inévitables, — voilà le seul document que je connaisse sur l'espèce de mauvaise humeur singulière dont nous souffrons ici, ma femme et moi, et qui déjà nous a fait quitter l'île. Problème des gens : le plus commun et le plus encombrant. Voici comment il me paraît se poser. Nous serions parfaitement contents de notre sort, loin des villes, pour tout ce qui est de notre vie privée, de nos travaux et de notre confort. Mais du seul fait que ma condition n'est pas socialement classée, la « distance » normale entre les gens et nous se trouve tantôt supprimée, tantôt exagérée. Nous ne bénéficions plus de la protection des conventions. Tantôt mêlés de trop près à des indifférents et des indiscrets, tantôt moralement exclus de la communauté locale, nous assistons non sans une gêne croissante, au développement furieux de notre esprit critique. Il y a des jours où tout, oui vraiment tout, les rues, les gens, les PTT, les magasins et les journaux, nous irrite ou excite notre ironie. Si l'on nous écoutait, il faudrait refaire ce petit monde de fond en comble ! La lecture de Lawrence m'a fait prendre une conscience aiguë de cet état. Je retrouve toutes mes réactions dans son roman. Et de les voir aussi crûment avouées, m'oblige enfin à les considérer sans faux-fuyants sentimentaux. Là-dessus, deux remarques : 1. On a coutume d'attendre d'autrui beaucoup plus que l'on n'est disposé à lui donner. Et d'attendre des « gens » en général, une dose de pittoresque, de caractère et de gentillesse que les conditions de leur existence n'admettent guère. 2. Nous ne sommes ici que de passage. Au fond, nous n'avons rien à faire à A…, ni rien à faire pour ces gens-là, ni eux pour nous. Leur présence, leur proximité matérielle n'exige pas de nous des actes ou des échanges réels, ou même les refuse. Alors ils ne sont plus pour nous que des « voisins inévitables », selon le mot de Keyserling, et non pas du tout « le prochain ». Car le prochain, dans sa définition évangélique, c'est justement celui qui exige de l'aide et auquel je puis venir en aide. Les « gens » avec lesquels on se voit contraint de vivre par suite d'un accident du sort, ont toutes les chances d'apparaître deux fois insupportables : comme voisins toujours insuffisants d'abord, et comme rappels constants à l'isolement, à la méfiance ou à l'indifférence auxquels sont condamnés la plupart d'entre nous. Le secret de ma mauvaise humeur, c'est qu'il n'y a plus de communauté. Car s'il est vrai que tous les hommes sont frères de par leur commune origine, cela nous conduit tout au plus à élargir à toute la terre le champ des querelles de famille. La seule fraternité réelle, la seule créatrice et durable, c'est celle que pourrait rétablir une fin commune. Et c'est cela finalement qu'appellent toutes nos petites récriminations. C'est ce qui leur donne raison bien au-delà d'elles-mêmes, tout autrement que nous l'imaginions. L'irritation chronique que je ressens au contact des « gens » qui m'entourent, c'est une obscure protestation contre la vie défaite que nous vivons. Or, il ne s'agit pas d'étouffer cette protestation, mais au contraire de la faire aboutir. Il faut la prendre tellement au sérieux, la nourrir d'une telle exigence, d'un tel inflexible sens critique, qu'elle en devienne vraiment insupportable, et que rien ne puisse plus l'apaiser — pas même les nécessaires révolutions — hors de la fin dernière qu'elle nous désigne et qu'elle appelle. Toutes les nostalgies de l'Europe, tous les faux apaisements qu'elle leur donne et dont elle se plaint aussitôt, toute la misère des millions d'isolés qui font nos foules et qui saluent les dictateurs, tout cela en vérité n'est qu'une prière obscure : vienne l'Église universelle, — la révélation du Prochain. 17 février 1935. Cercle d'hommes. — Hier soir, le sujet de l'entretien était le problème de l'autorité. La discussion dévia bientôt vers le fascisme. Un beau chaos de partis pris, d'erreurs de faits et de formules électorales ! Je demandai la parole pour expliquer, le plus simplement que je pus, que le problème fasciste est un problème avant tout national ; qu'il s'est posé en Italie dans des termes particuliers à ce pays, et qu'en tout cas il ne peut pas se poser de la même façon en France. Je conclus que la seule manière de prévenir utilement un fascisme, ce n'était pas de condamner les Italiens et leurs admirateurs français, position négative, paresseuse, et donc faible, mais d'essayer de résoudre « à la française » le problème de l'autorité, tel que le posent cinquante années de démocratie parlementaire, et toute une tradition de libertés. Bref, un petit sermon élémentaire sur le thème « liberté oblige ». Au sortir de la réunion, je surprends cette phrase d'un homme, dans la cour, tandis qu'il donne du feu à son copain : « Pour moi, c'est un fasciste ! » Toutes nos confusions politiques résumées dans cette petite phrase ! Je me dis : C'est bien ma faute. J'ai de nouveau parlé en intellectuel. En homme qui veut savoir pour quelles raisons il prend ou ne prend pas parti. Mais l'électeur veut qu'on soit pour ou contre, et il se méfie par principe de celui qui distingue et nuance. On ne tiendra jamais assez compte de cette opposition fondamentale. Peut-être ferais-je bien, à l'avenir, si j'écris quelque chose sur le fascisme ou sur les soviets, de mettre en épigraphe à mon article : Je suis contre. Sinon, pour peu que l'article expose le pour et le contre, quelle que soit d'ailleurs ma conclusion, on me classera fasciste ou communiste. Et pourtant, la mission de l'écrivain n'est-elle pas justement d'éduquer le lecteur, j'entends de l'amener à réfléchir sur les raisons de ses partis pris ? 21 février 1935. Un fort vent doux passe de grandes caresses sur le pelage d'oliviers de la colline toute proche. Dans l'ouverture de la vallée, ce triangle de plaine bleu rosé piqué de cyprès, c'est la seule couleur vive du paysage desséché. Ciel gris mouvant, une barre jaune à l'horizon. Et sur le petit toit au-dessous de moi, tout près, soudain je vois un pigeon violet immobile. Les plumes du cou sont un peu hérissées par le vent. Voici trois jours que je le vois chaque matin. Quand je l'appelle, il donne quelques coups de tête furtifs, et se détourne. D'où vient-il ? On m'a dit qu'il n'y a pas de pigeons par ici. Que vient-il attendre ? Pourquoi feint-il de ne pas me voir ? Il se tient là des heures, sans bouger, et s'envole d'un coup vers le soir. Le lendemain, il est là, de nouveau, posé sur une tuile ronde. Il y a quelque chose à comprendre… 23 février 1935. Au moment où ma femme allait secouer les miettes de la nappe par la fenêtre, au-dessus du poulailler, elle a vu le pigeon et m'a appelé. — Il a vraiment l'air de vouloir dire quelque chose ! Il est tourné du côté de la plaine. Signe qu'il va nous arriver quelque chose par là ? Du côté de Marseille… Et soudain je me suis souvenu de la conférence que je dois donner à Marseille dans quinze jours. Je ne voulais pas la préparer avant le dernier jour. Est-ce que cela signifie qu'elle est plus importante que je ne croyais ? Qu'il y a quelque chose de sérieux à faire là-bas ? Je vais m'y mettre. 28 février 1935. Terminé hier soir la rédaction de ma conférence. Ce matin le pigeon n'est pas revenu. C'est évidemment absurde, cette histoire. Je le vois bien. Et en même temps, je vois que je mentirais si j'écrivais que je n'y crois pas. Superstition ! Je m'étonne de ce que ce « reproche », que je me formule en vertu d'une habitude scolaire de critique, me touche si peu, ne trouble pas du tout ma bonne conscience. Au fond, je me sens assez heureux de cette découverte en moi d'une superstition réelle, capable de me faire agir ; ou plus exactement, je suis heureux de l'aveu que je viens de m'en faire. Comment ne l'ai-je pas fait plus tôt ? Pour peu que je rappelle mes souvenirs, je retrouve partout dans ma vie des déterminations non moins précisément « superstitieuses ». En y regardant de près, il me semble que toute la trame de mes petites décisions quotidiennes est faite de croyances spontanées et absolues en des « raisons » qui n'en sont pas, mais qui m'ont toujours convaincu beaucoup plus vite et beaucoup mieux que les autres. Tout ce que j'ai fait à cause d'un chiffre, à cause de la coïncidence d'un sentiment ou d'un pressentiment et d'un hasard tout extérieur, à cause d'un certain jeu que je poursuis, sans trop le savoir, avec bien plus de vigilance que je n'en apporte à la défense de mes intérêts « objectifs »… Et ce jeu-là, je suis tellement le seul à en connaître les règles et les interdictions que je n'imagine pas pouvoir jamais m'en « rendre compte » en langage ordinaire, et surtout en français. On admet facilement que les Césars jettent les dés avant leurs grandes décisions, mais n'est-ce pas une étrangeté plus aiguë que nous révèle cette foi toute quotidienne aux « signes », cette activité créatrice de Rubicons imaginaires ? Comme toujours, c'est une étrangeté, une singularité irréductible qui m'introduit au général : je découvre, en la découvrant, les liens profonds qui m'unissent à ce peuple de paysans et d'ouvriers, si délibérément superstitieux dans leur conduite et dans leurs opinions. On dit bien : l'exception confirme la règle. Oui, mais il faut entendre le proverbe d'une manière tout à fait précise : l'exception vécue, reconnue, c'est cela même qui nous fait découvrir notre commune condition. Car, en effet, la condition commune, c'est de se sentir une exception, un type spécial, différent de tous les autres… Et ce n'est guère qu'à l'instant où l'on découvre que tous les autres en croient autant, que ces autres cessent d'être une menace, une masse abstraite, intimidante ou méprisable. Pour ne prendre qu'un seul exemple : que de tourments et de secrets désespoirs chez les adolescents troublés par le désir, s'apaisent tout d'un coup le jour où ils découvrent que leur état jugé par eux « exceptionnel » — et dont la honte alors les opprimait — est justement l'état de l'homme vraiment homme, et le signe d'une accession à la condition générale ! Avouer ses superstitions, ce serait avouer ce qu'on a de plus individuel, de plus irréductible au général. Mais voilà l'étonnant de l'aveu : c'est qu'il peut faire comprendre à d'autres, en un éclair, que chaque homme est irréductible, et que chaque homme a ses aveux à faire. Et l'on comprend ainsi, soudain, que l'on est un homme « comme les autres » par cela même que l'on s'éprouve absolument distinct de tous les autres. 1er mars 1935. Si l'on craint d'ordinaire d'avouer sa réalité individuelle et ses superstitions, c'est sans doute en vertu d'une prudence qui est le fondement même de toute « politique ». Et si j'avoue et légitime la réalité de mes superstitions, il faut tout de suite que j'oppose à cet aveu une contrepartie raisonnable. Il faut que je montre aussi les droits du général. Qu'est-ce que la politique, sinon le général en tant qu'il s'oppose au réel, lequel est fait de nos monades superstitieuses ? Accorder libre cours à nos superstitions, qui du point de vue psychologique sont notre vraie réalité, ce serait jeter la société dans l'anarchie la plus sanglante. La politique ne doit jamais partir de la réalité irrationnelle de l'homme : d'ailleurs elle ne le pourrait pas. Ma loi vaut tout juste pour moi. (Et s'il fallait tenir compte de toutes les bizarreries auxquelles les hommes s'attachent comme à leur bien le plus précieux !) Au contraire, la politique doit aller à l'encontre de la réalité individuelle, et c'est pour elle la seule manière d'être en vérité « réaliste ». Je crains d'avoir créé certain malentendu en soutenant à plusieurs reprises que la politique idéale devrait partir de la personne. Elle doit tenir compte de la personne, et finalement favoriser son développement, mais d'une manière négative, dialectique, ou mieux encore : pédagogique. Il est de l'essence de toute saine politique de s'opposer à la personne, de limiter son expansion, de combattre en définitive le réel que nous incarnons. Toute politique est normative, mais seulement de l'extérieur. Une politique saine ne saurait donc partir de la personne, mais au contraire de l'impersonnel, pour se diriger contre la personne. C'est à ce prix qu'elle assurera quelque équilibre et c'est tout ce que je lui demande. Mais ici prenons garde à deux principes, aussi importants l'un que l'autre, et qui donnent leur vrai sens aux remarques que je viens de formuler. Premier principe : l'équilibre social doit être quelque chose de mouvant. Tout équilibre stable et sclérosé produirait immédiatement des désordres sans nombre. Une telle stabilité prouverait en effet que les deux puissances contraires qu'il s'agissait de maîtriser — le singulier et le général — ont perdu l'une et l'autre leur dynamisme propre. Si l'État ne freinait plus, si la personne ne cherchait plus à triompher de tout ce qui n'est pas elle, le simulacre d'équilibre que l'on constaterait alors ne serait en fait que la limite du pire désordre, et c'est la mort. Cas purement idéal bien entendu puisque l'histoire ne connaît pas d'arrêt. En réalité, sous le couvert d'un équilibre apparemment stabilisé, le désordre est toujours à sens unique : c'est la personne qui cesse de se défendre, c'est l'anarchie qui renonce à ses droits. Et si le cadre de l'État paraît demeurer identique, la démoralisation grandissante révèle pourtant l'empiètement excessif du général dans la vie réelle. Telle est notre situation — celle du monde bourgeois capitaliste, mais aussi celle des dictatures, d'une manière encore plus frappante. Certes, nos institutions n'ont guère changé depuis un siècle, et c'est pourquoi l'on s'imagine que l'équilibre s'est stabilisé. Au vrai, chacun peut voir que l'homme d'aujourd'hui se déshumanise rapidement parce qu'il cesse de se croire des droits « irrationnels » et immédiats contre l'État. Le sens de la révolte se perd. Il se « sublime », ô ironie, en rouspétance, en criailleries électorales, journalistiques. Il s'étale en mauvaise humeur. C'est cela que je nomme démoralisation à l'abri d'un faux équilibre, — d'un équilibre sans tension. Ici interviendra le second principe : l'équilibre social, pour rester sain, mouvant, tendu, doit être orienté constamment par un léger excès de la composante « personnelle ». Il doit en permanence se déplacer au profit des personnes. (Au profit des irréductibles, dans le sens du jeu le plus libre des superstitions que j'ai dites, et dont l'éducation se fait très lentement sous l'influence des résistances assimilées, créatrices de disciplines.) Ainsi le but final, le telos de toute politique, c'est la suppression de l'État, la libération des personnes au moment où leurs disciplines se seront enfin harmonisées. (Dans un temps que j'accorde d'ailleurs aussi lointain qu'on le voudra.) Ces deux principes posés, revenons à la superstition du peuple. Je l'approuve et je la partage en fait le plus souvent, quand elle exprime une réalité sentimentale, mystique ou sensuelle, qui ne saurait se traduire en termes de raison. Mais je la tiens pour néfaste quand elle sort du domaine personnel et déborde dans la politique. On devine peut-être pourquoi. C'est qu'elle forme la composante proprement antipolitique de tout équilibre tendu, mouvant, réellement progressif. Si, par l'effet d'une perversion, elle se met à jouer au profit de la politique et des doctrines d'État qui doivent justement la combattre, le désordre s'installe et grandit. Dans notre cas, l'État devient totalitaire. « Là où l'homme veut être total, l'État ne sera jamais totalitaire. » Or l'État, c'est un fait patent, devient partout de plus en plus totalitaire. C'est donc que l'homme se défend de moins en moins. Ses « superstitions » personnelles (son quant-à-soi) cessent d'agir et de s'efforcer contre les lois qui les limitaient normalement. L'homme cessant de croire à sa loi — à ses superstitions incomparables — se met à croire de la même manière aux lois et aux pouvoirs qu'il aurait dû combattre. (Volonté et Pouvoir des masses, fatalités économiques, évolution de l'Histoire, mythes de la gauche et de la droite, divinité du Führer, omniscience du Duce, etc.) Toutes ces puissances mythiques deviennent l'objet anormal de ses croyances spontanées et immédiates. D'où l'empire monstrueux qu'elles prennent sur les esprits, et la réalité de cauchemar qu'elles affectent, dont les affecte notre démission. Et c'est ainsi d'un refoulement, puis d'un transfert fatal de nos superstitions les plus valables, que naissent par exemple la menace fasciste et l'enthousiasme communiste. La plupart des fameuses « lois » économiques ou sociologiques que nous pensons avoir récemment « découvertes » ne sont, au sens freudien du terme, que les phantasmes de notre peur de vivre. On les ramènerait aisément à ce « complexe de castration » qui se noue au moment précis où l'agressivité normale de la personne se retourne contre elle, au profit des tyrannies impersonnelles. C'est l'instant où l'homme dit : « Que voulez-vous que j'y fasse ? » ou encore : « Ils sont les plus forts. » Tel est le « moment » de l'angoisse de ce temps. L'homme sain dit : « Voilà ce que je ferai parce qu'il le faut. Et que voulez-vous qu'ils y fassent ? » Mars 1935 (à Marseille). J'ai parlé à R… de mon projet de publier sous le titre de Journal d'un intellectuel en chômage les pages que je suis en train de rédiger à temps perdu. Il est assez sceptique sur le résultat de cette entreprise. Pour des raisons que je devine plus sentimentales que les arguments qu'il m'oppose… « Tout ce que le lecteur demande, c'est qu'on lui raconte une histoire, me dit R… — Mais si je raconte mon histoire ? — Le lecteur veut des histoires inventées. — Mais si je lui dis que j'invente mon histoire ? — Il ne vous croira pas, vous ne savez pas mentir. — Mais pourquoi n'aime-t-on pas ce qui est vrai ? Parce que c'est gênant. Cela oblige à conclure, une histoire vraie. Cela vous met en question, cela vous invite à comparer les situations… À cause de la solidarité humaine, probablement… » — (Voilà pourquoi l'on trouvera sans doute indiscret, de ma part, ce journal. Un tel jugement ne serait pas très franc, d'ailleurs. L'indiscrétion, en soi, ne gêne pas beaucoup de gens, au contraire. Ce qui gêne, c'est plutôt la vérité telle quelle, surtout la vérité sur une situation matérielle. Il est entendu qu'on ne doit pas parler de « questions matérielles » dans une société distinguée. Vous me direz qu'on ne parle guère que de cela. Oui, mais d'une façon générale, non pas personnelle. Seulement, il se trouve que mon propos, précisément, est de montrer, entre autres, la décadence de ce tabou. Je trouve moins indiscret de parler en public de ma pauvreté — qui ne me gêne pas moralement — moins indiscret de parler d'argent que de parler, comme tant d'autres, de mes amours, en donnant toutes les précisions qu'un collégien puisse désirer.) R… me disait aussi : « En somme, vous n'êtes pas un vrai chômeur, puisque vous avez la possibilité de travailler. — Je me suis fait moi-même cette objection . Il est clair qu'un intellectuel aura toujours la possibilité de travailler, pour autant que son vrai travail est de penser. Mais je l'appelle chômeur, faute d'autre terme, s'il n'a plus la possibilité de s'assurer un gagne-pain régulier par son travail, s'il n'a plus d'emploi, et ne sait plus de quoi sera fait le lendemain. Admettez que cela ne vous empêche pas de vivre assez bien, à votre idée. Vous avez l'air très satisfait de votre situation. Ce n'est fichtre pas le cas des vrais chômeurs ! — Ah ! c'est vrai, je suis bien content, malgré tout. — Alors, vous n'êtes donc pas un vrai chômeur ? — Mais je ne tiens pas du tout à être un « vrai chômeur », je vous l'assure ! D'ailleurs j'ai déjà dit que cela me serait pratiquement impossible, sauf gâtisme précoce. Ce n'est pas un mal, je pense, si je suis heureux, bien que sans ressources ? Mais d'autre part, est-ce que le fait que je suis heureux suffit à me nourrir et à me vêtir ? Vous n'avez qu'à regarder la frange de mon pantalon. Ce n'est pas avec ça que je pourrais faire une carrière dans le monde, supposé que l'envie m'en prenne. Tout ce que je compte dire dans mon journal, c'est qu'on peut être très content d'un sort matériel très médiocre. Ce n'est pas nouveau. Et il faut bien reconnaître que ce n'est pas aussi romantique et excitant que mon titre pourrait le faire croire. L'intéressant, à mon point de vue, c'est de montrer une fois que c'est vrai, et de montrer comment c'est vrai, dans le détail… »⁎ Cette conversation avec R… m'a rendu attentif à un fait qui m'apparaît soudain fondamental : c'est l'affectivité quasi insupportable qui s'attache aujourd'hui à l'argent, et qui se mêle en particulier à tout échange d'idées sur la richesse, la pauvreté ou le chômage. Mélange extraordinairement irritable de mauvaise conscience, de désir, de peur, de préjugés, de revendications secrètes, de jalousie, de snobisme antibourgeois ou prolétarien, de méfiances politiques, d'arrière-sentiments religieux, de rancunes, de souvenirs… On ne peut guère imaginer d'imbroglio passionnel plus idéalement favorable à l'apparition de délires subits de la pensée ou des sentiments. Aigreur et nervosité qui révèlent surtout un refoulement séculaire de ces questions. Plusieurs générations de bourgeoisie, et la crise de cette bourgeoisie, ont accouché d'un des plus beaux complexes que le Diable ait jamais pu concevoir pour dresser les humains les uns contre les autres. Et qui ou quoi pourrait nous en guérir ? — Commençons par nous avouer. Passons outre à nos vieilles pudeurs : c'est le début de la cure. Ensuite il faudra essayer de réviser nos préjugés en fonction du vrai but de notre vie, de nous refaire une hiérarchie éthique, et de rendre ainsi à l'argent son rôle mineur de moyen, d'impur et simple moyen… 3-4 mars 1935. Deux jours au soleil, à Cassis. Le village vit tout doucement, d'une vie enfantine. Point de touristes dans les ruelles jaunes, ni d'autos sur le quai. Il y a près de Cassis une petite anse qui est pour moi le lieu du monde le plus pur. Une transparence vert-bleu sur des cailloux ronds où le pied enfonce, entre deux rochers et le ciel. J'y reviens chaque année. Comme par hasard. 8 mars 1935 (de retour à A…). Contact avec le public. — Dans le courrier qui est arrivé en mon absence, deux nouvelles demandes de « causeries » : l'une à un congrès d'instituteurs, l'autre à un cercle d'études sociales. Les instituteurs voudraient que je leur parle de l'éducation de la personnalité ; le cercle social, du mouvement personnaliste. J'irai. Je me fais une règle d'accepter toutes ces invitations. Depuis deux ans, j'ai parlé devant les auditoires les plus hétéroclites : congrès d'étudiants, cours ruraux, « journées sociales », amateurs de littérature, philosophes, paysans, cercles d'hommes, groupant des ouvriers et des bourgeois… J'ai parlé en plein air, dans de grandes salles publiques, dans une cuisine de paysans, dans un temple, dans un café, dans une salle d'Université… Cui bono ? À qui le bénéfice ? À moi d'abord, très certainement. C'est une joie qui vaut bien les ennuis du voyage, le temps perdu et les fatigues, bien qu'elles paraissent souvent vaines, que la joie de voir son public, de s'entretenir avec ces hommes et ces femmes pour qui l'on écrivait sans le savoir. Découverte des diversités merveilleuses que proposent ces visages attentifs, éclairés ou butés, douloureux, tendus ou épanouis dans une compréhension amicale et directe. Je vois cette abstraction : le Public, s'évanouir et renaître, incarnée à chaque fois dans une seule figure précise, qui porte un nom, des vêtements d'une certaine sorte, etc. Peu à peu, je découvre que le public, c'est une série d'hommes et de femmes isolés, qui ont chacun leurs raisons très concrètes et singulières de lire ce qu'un autre a écrit, d'écouter ce qu'un autre leur dit. Quand un lecteur vous écrit, il s'exprime le plus souvent dans un langage conventionnel qu'il croit de mise, s'adressant à un écrivain. Ou bien il se répand en confidences exagérées ; il s'excite, il s'admire dans sa révolte ou son malheur. Mais celui qu'on peut voir, celui qui vous pose des questions, celui qui vous attend à la sortie, et ne sait trop comment vous aborder, celui qui vous entraîne dans sa chambre ou au café, celui-là peut vous révéler la vraie raison d'une communion entre deux hommes : c'est toujours une raison unique, qui ne vaut qu'entre lui et moi, et qui ne prend son vrai sens que dans cette rencontre effective. Ce sont de telles rencontres que je cherche, quand je vais parler dans ces cercles, où l'on se trouve soi-même à portée de l'auditeur, où l'on se voit naturellement contraint, ne fût-ce que par la proximité matérielle , de se mettre moralement à la portée de ces esprits, visibles et lisibles sur ces visages. Presque nécessairement l'entretien institué dans la salle se prolonge en conversations pendant qu'on remet son pardessus ou qu'on rassemble ses papiers. L'auditeur a eu le temps de se familiariser avec l'orateur, dont il connaissait peut-être déjà la pensée et qu'il vient de voir de près une heure durant. Il a pu corriger ses préjugés. Et la première rencontre, sous l'auvent du local que l'on quitte, est en réalité la suite de quelque chose ; le contact s'établit normalement sans surprises et sans illusions. Ce n'est plus une pensée lointaine qui anime un rêve, dans une chambre nocturne. C'est un homme qui rencontre un autre homme dans sa situation concrète et ses habits de tous les jours, sa maladresse et son étrangeté. Alors seulement quelque chose peut se passer en vérité. Alors seulement, ma pensée trouve son point d'attache, découvre sa mesure, sa force ou sa faiblesse, touche à son terme dans le cœur d'un homme. Je dois à ces rencontres d'avoir pressenti quelquefois — assez pour en garder une inquiétude constante — ce qu'il y a d'inhumain dans la plupart de nos habiletés littéraires, et au contraire ce qu'il y a d'humain dans certaines imprudences naïves — ce qu'il y a d'inutile dans la plupart de nos précautions oratoires, logiques ou mondaines, et ce qu'il y a au contraire d'efficace dans l'affirmation pure et simple de thèses qui paraîtraient très difficiles au jugement du clerc en chambre. Le lecteur réel, l'auditeur réel, est toujours autrement intelligent qu'on ne l'imagine quand on écrit sans l'avoir jamais vu. Il n'est pas arrêté par nos tabous critiques. Il va tout droit à ce qui le concerne, et c'était justement, parfois, cette idée qu'on avait timidement glissée, sans conviction — on la jugeait trop simple ou trop subtile pour le public qu'on allait affronter. Tout ce travail de mise au point, d'adaptation à l'homme réel, m'a conduit à une conclusion dont j'attends avec impatience la vérification in concreto à l'occasion de mes prochains écrits. Cette conclusion est la suivante : le lecteur en son particulier — précisons : le lecteur sérieux, personnellement intéressé à un problème — juge à peu près régulièrement à l'inverse du critique parisien. Il trouve concret ce que le critique aura jugé paradoxal et gratuit, il néglige au contraire certaines qualités mineures et curieuses ou certains ornements de la pensée que le critique, blasé par des lectures trop rapides, et plus sensible aux tics qu'à la pensée fondamentale, n'aura pas manqué de signaler comme caractéristiques de l'ouvrage. Enfin, je commence à comprendre au vif l'urgence, pour l'écrivain, de retrouver une commune mesure de langage et de sensibilité avec des hommes de toutes les classes et de tous les métiers. Certes, ce n'est jamais qu'avec des êtres singuliers, par le biais de leur singularité même, qu'on entre vraiment en contact. Ce public-là est relativement restreint. Mais d'autre part il constitue l'élément créateur, spirituellement actif du pays. Il ne saurait être question de ce cliché importé d'URSS ou d'Allemagne hitlérienne : « Retrouver le contact avec les masses. » Les masses, comme telles, n'ont jamais eu de contact avec les écrivains, comme tels, en aucun temps. Ce ne sont pas des abstractions qui achètent nos livres. Ce qu'il s'agit de retrouver, c'est le contact avec l'homme qui réfléchit et qui fait la critique des idées non point à l'aide des opinions de son journal, mais à l'aide de sa vie concrète. Celui-là seul peut faire sentir à l'écrivain ce qui est solide et ce qui est artificiel dans ce qu'il écrit. Et cette critique directe, informulée, parfois dramatique, c'est bien la seule qui puisse nous rendre peu à peu le sens de la responsabilité de l'écrivain. Pour l'avoir négligée dans nos villes, au milieu des feuilletonistes et des snobs, nous en sommes arrivés à parler dans le vide, à ne parler qu'à ces lecteurs qui achètent les livres pour remplir les rayons d'un studio-divan. Nous sommes des ingénieux, des amuseurs, des spécialistes, des éléments de publicité, des académiciens, des journalistes. Nous ne sommes plus des gens utiles. Nous ne sommes plus des hommes normaux chargés d'une vocation d'expression et de réflexion. Nous sommes des hommes spéciaux exploitant leur spécialité pour arriver à un succès sur le marché. Combien de nos romanciers devraient être classés dans la catégorie des femmes à barbe et des veaux à deux têtes qu'on montre aux foires. On dit que nous avons trahi l'esprit : mais l'esprit n'a pas besoin de nous. Il vit sans nous. Nous le retrouverons intact. C'est le lecteur que nous avons trahi, c'est avec lui que nous devons retrouver un contact qui nous renverra, plus sûrement que toutes les diatribes, au respect des valeurs spirituelles. 10 mars 1935. Question à messieurs les sociologues. — De Man écrit dans L'Idée socialiste, p. 394 : « Un logement plus spacieux, plus clair et plus sain, une nourriture meilleure et plus variée, des occasions plus fréquentes de respirer l'air libre, des vêtements et une lingerie plus propres, du savon pour la toilette, le moyen de se libérer d'un travail domestique pénible et monotone (eau courante au lieu de pompe commune, électricité au lieu de pétrole, etc.), toutes ces améliorations et mille autres semblables… représentent une valeur culturelle aussi générale que la santé elle-même ou que l'application du principe économique du moindre effort. » C'est la fin de la phrase qui m'a étonné. La santé n'étant pas une valeur « culturelle » ni même une valeur de culture « générale », je crains que la comparaison qu'introduisent les mots « aussi générale » ne ridiculise la thèse qu'elle désire illustrer, l'auteur se démentant lui-même. Inutile de rappeler que le spectacle de pays tels que la Suisse, la Hollande et l'Amérique du Nord y suffirait peut-être ! Pour ne rien dire de ma furtive expérience personnelle, qui proteste de toute sa petite force contre l'affirmation que l'ampoule électrique a plus de « valeur culturelle » que la lampe à pétrole ; et l'eau courante que la pompe ; — et Babbitt que D. H. Lawrence. — Tout ce qui n'est pas d'origine chrétienne, dans le socialisme, se fonde sur cette superstition bourgeoise : que le bonheur dépend mathématiquement (statistiquement) des « améliorations » du train de ménage. Après, l'on oublie d'expliquer pourquoi ces conditions étant remplies, les bourgeois ne sont pas plus heureux que les ouvriers. Et pourquoi je suis beaucoup plus heureux qu'un bourgeois, avec ma pompe à eau et ma lampe à pétrole. 21 mars 1935. Place aux vieux ! — Je lis dans un journal socialiste du Midi sous la rubrique « La vie régionale » qui chaque jour m'apporte d'inénarrables sujets de méditation, le petit communiqué que voici : Bouillargues. — Les « exclus » vieux travailleurs. Demain dimanche, à 10 heures, sera donnée une conférence au profit des vieux, hommes et femmes, âgés de soixante ans au mois de juillet 1930. Tous ceux qui ne bénéficient pas de la loi des assurances sociales ont intérêt à assister à la conférence. L'organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez la propagande afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux ! « L'organisation lutte… Unissez-vous ! Activez la propagande ! » Ô merveille du pathos révolutionnaire de la phraséologie électorale ! Ô triomphe des mots d'ordre sur l'inertie des masses, l'égoïsme des petits bourgeois, l'obscurantisme clérical — la conférence est à 10 heures, dimanche matin… — et les oligarchies réactionnaires ! Il est venu le jour que la Volonté Populaire appelait de tous ses espoirs ! Demain dimanche, sur le coup de 10 heures, les travailleurs de Bouillargues proclameront à la face du monde : « Place aux vieux ! » À la prochaine enquête sur l'état politique de la France, je me promets de répondre ceci : « La France est un pays comblé, qui a résolu tous les problèmes économiques urgents. La preuve en est fournie par ces phrases cueillies dans un journal révolutionnaire : L'organisation lutte afin de faire accorder une retraite aux vieux. Unissez-vous, activez la propagande, afin que satisfaction soit donnée aux légitimes revendications des vieux ! » Quand on en est à cela, dans les partis d'extrême-gauche, c'est que l'état social est à peu près paradisiaque. » Mais j'ajouterai peut-être : « En tout cas, tout péril fasciste semble écarté pour une nation qui sait encore dévouer ses enthousiasmes aux soins que réclame la vieillesse. Notre opinion publique, à en croire les journaux, est actuellement dominée par le souci des élections académiques et des retraites aux sexagénaires. Eh bien ! riez si vous voulez, je trouve cela touchant et profondément rassurant. Il est encore un peuple au monde pour qui le souci de se montrer humain prime cette volonté de puissance et ce culte du jeune guerrier à quoi certains de nos voisins sacrifient davantage que leur vie : leur dignité de personnes — et celle des autres… » 31 mars 1935. Relevé des « convocations » communiquées le 30 mars 1935 par un journal de la région : — les « ayants-droit » à la carte d'ancien combattant ; — les survivants de l'Alsacienne (66e division) ; — les « exclus » vieux travailleurs ; — les mutilés et invalides du travail ; — l'amicale des anciens musiciens du 7e Génie ; — les blessés du poumon ; — la Fédération des familles nombreuses. Cette dernière amicale d'« accidentés » est sans doute la plus à plaindre : elle témoigne en effet, malgré elle, d'une certaine vitalité qui doit paraître un peu suspecte à cette population de retraités, d'« exclus », de mutilés, d'anciens de tout ce qu'on veut, de « survivants »… Faut-il penser que le malheur seul peut encore rassembler les hommes en communautés pacifiques ? Vendredi saint (avril 1935). Pour vivre de peu. — (Avoir peu.) Atteindre cet état que l'on dit avoir été celui des âges d'or : l'état de simplicité envers l'argent. C'est parce que nous avons perdu cette simplicité envers l'argent, parce que nous en avons fait une valeur sentimentale, que nous sommes pris dans nos calculs. Il faut apprendre cette simplicité : l'imprévoyance, l'acceptation d'une misère, mais aussi l'acceptation d'un don immérité, la prodigalité mais aussi la tempérance ; ce qu'il y a de folie dans une vraie sagesse, et de vraie sagesse dans le refus de toute sagesse qui calcule. Le riche ne vaut pas moins que le pauvre, ni le pauvre moins que le riche, mais l'un et l'autre ne valent que par la joie, et la joie ne vaut rien dans nos calculs. Il faut beaucoup d'argent (jamais assez) à celui qui n'a pas accepté la joie, qui n'a pas de « valeur ». Il faut beaucoup de temps (jamais assez !) à celui qui n'a pas accepté l'éternité, qui n'a pas de durée. Apprentissage de la pauvreté : devant la table sainte, où tout ce qui te faisait riche t'empêche de recevoir les signes certains de la joie. Voilà le modèle de toute simplicité, de toute richesse reçue dans la pauvreté, mais aussi de toute pauvreté préservée dans la richesse. (Je ne cède pas à la tentation des parallèles verbaux ou des fausses symétries : chacun de ces mots est essentiel à l'expression d'un seul et même événement.) Si je crois à la Résurrection et au don actuel du Christ dans la foi, certifié et scellé par les signes visibles du pain et du vin, je dois croire identiquement que c'est là le centre vivant de toute réalité réelle sur la terre. Je dois croire qu'à cet événement central doivent se rapporter toutes nos pensées, toutes nos actions, tous nos systèmes… Une politique, une éthique, une idée qui ne peuvent être rapportées à la situation de l'homme prenant la Cène sont en dernier recours vaines et illusoires. Nuit de Pâques (1935). Clair de lune, à minuit, après l'orage. Vocabulaire insuffisant pour décrire la joie naturelle. Souvent éprouvé. Les grands soulèvements de l'instinct vers la clarté, notre raison les repousse au lieu de les transfigurer. En présence de tout ce qui surgit formidablement à l'approche de la joie, elle se sent gênée, pauvre et maladroite, pareille à cette clarté lunaire incapable d'exalter ce qu'elle découvre sur la face immense de la terre. — Clartés rationnelles : empruntées à l'Astre invisible. Matinée du lundi de Pâques, 7 heures (1935). Tout est trempé et ruisselant de lumière bleue, les feuillages encore translucides au-dessus du bassin bleu de ciel où nagent d'énormes bottes de radis rouges. Tout a son éclat neuf, sa densité, sa légèreté originelles. Les oliviers sont plus soyeux et plus moirés sur le vert plus violent des terrasses, la colline plus riche d'ombres et de lueurs doucement étagées. Et les lointains de plaine évoquent l'instant de la séparation des eaux et de la terre, dans un chaos brillant d'où montent des vapeurs d'aube d'été. — Un vrai temps de Pâques ! me crie Simard.⁎ Hier il pleuvait. Vendredi, c'était grand soleil. Et les bonnes femmes disaient, au seuil du temple : « Voyez-vous ça, comme tout est dérangé ! Les autres années, il pleut toujours le Vendredi saint, et il fait beau le jour de Pâques. » Je leur réponds : « Que voulez-vous, les saisons ne sont plus ce qu'elles étaient », — pour montrer que je sais vivre… Parler du temps qu'il fait, occupation fondamentale des paysans et des bourgeois, c'est une manière de s'exprimer qui en dit plus long qu'on ne croirait. « J'ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi », note Pascal. En sorte que s'étonner d'une pluie « intempestive » c'est une manière de dire : « Je m'attendais à autre chose, mon calendrier moral, mes conventions, etc., prévoyaient autre chose. » Et l'on décrit les croyances de son groupe en « parlant de la pluie et du beau temps ». (Je dis bien groupe, car il y a peu de « personnes ».) 15 avril 1935. La sieste de la Marquise. — Nous espérions pouvoir dormir de nouveau, après la grande semaine des chats, qui avaient fait retentir le vallon de leurs déchirements wagnériens. Et voilà que cela prend les chiens. Toute la nuit, ils se sont battus dans la remise qui est juste au-dessous de notre chambre, et dans la cour, et sur toutes les terrasses. Avec des cris et des râles presque humains. Ce matin, j'ai trouvé des traces de sang sur le seuil de la remise. Un beau soleil luit sur ce lendemain de bataille. Pendant des heures, la petite chienne Marquise, — c'est la mère du basset Pernod — a trottiné tout gentiment sur les restanques, en faisant tinter son grelot, respectueusement talonnée par un grand flandrin de bâtard aux oreilles pendantes. De temps en temps il la rejoignait. Ensuite une sorte d'épagneul impur a pris sa place. Deux ou trois mâles faméliques reniflaient la trace de la chienne à tous les étages du vallon. Ils grimpaient les escaliers, redescendaient, parcouraient la prairie et les cultures à longues foulées, le nez au sol. Soudain, l'un relevait la tête, et s'en allait. Un nouveau faisait son apparition au haut de la colline. Simard et moi leur avons lancé quelques pierres, pour voir. Ils s'éloignaient un peu, en se retournant à chaque saut, et puis cela revenait bientôt de tous côtés. Haletants, craintifs, et obstinés. Après le déjeuner, flânant au jardin, je me penche par hasard au bord de la terrasse, et voilà que je découvre au-dessous de moi un spectacle étrange et presque « atterrant ». La petite chienne est couchée, sur le flanc, haletant doucement, l'arrière-train tuméfié. Autour d'elle, éparpillés sur une aire de quelques mètres, reposent les mâles repus, pesamment allongés au soleil. J'en compte huit, de toutes tailles et pelages. La plupart sont beaucoup plus grands que leur Marquise, mais il y a aussi un insolent petit blanc aux pattes fines. Tout cela vautré comme sur une plage mondaine. Après un certain temps, je jette quelques poignées de terre sur tous ces ventres. Ils vont se coucher un peu plus loin. Un ou deux se défilent en silence. « J'ai pris la nature sur le fait ». Vertige de l'animalité. 17 avril 1935. Ça n'a pas encore cessé chez les chiens. Cette nuit, les crapauds s'y sont mis. Un vieux mâle coasse des notes basses, et le chœur lui répond, deux octaves au-dessus. Toujours ces luttes dans la remise. La chienne se traîne. La chatte est déjà grosse. Une puissance inexorable s'est emparée de l'espèce, tourmente les bêtes, les essouffle et les esquinte, les rend craintives et méchantes, lourdes, baveuses et difformes. Il faut voir les yeux pitoyables de ces grands chiens qui tremblent sous la pluie, groupés au maigre abri des buissons de lauriers. Ah ! les beaux « instincts primitifs » ! Le bonheur idyllique de la nature ! Littérateurs, allez-y voir de près ! « Nous savons, en effet, que jusqu'à ce jour, la création tout entière gémit dans les angoisses de l'enfantement. Et ce n'est pas elle seulement, mais nous aussi, qui avons les prémices de l'Esprit ; nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l'adoption, la rédemption de notre corps. Car c'est en espérance que nous sommes sauvés. » (Romains 8, 22-24.) Parler de la Nature comme le firent tant de romantiques, en termes d'extase religieuse, c'est se moquer cruellement des créatures, ou plutôt c'est avouer qu'on n'a pas su les voir. Aller demander à la Nature la révélation d'une vie saine et délivrée de toute contrainte mauvaise, c'est trahir cette « attente ardente », cette question angoissée des bêtes et des plantes que l'apôtre a su percevoir. C'est la nature qui cherche en nous ce que notre délire allait lui demander : les prémices d'une nouvelle création, et la « révélation des enfants de lumière » ! 21 avril 1935. Voici les affiches des partis, pour la campagne d'élections municipales. Quelle bouillabaisse de termes abstraits — sans nul rapport à rien de ce qu'exige la situation locale, bien entendu. Les mêmes termes, d'ailleurs, à peu de chose près, sur les affiches du « centre » et sur celles de la gauche. (Car la droite n'ose pas dire son nom dans ce canton.) Les partis de gauche ont fait liste commune : cela s'appelle le front antifasciste. Je recopie cette phrase merveilleuse qu'ils ont fait imprimer en lettres grasses : Tout notre programme municipal tient en un seul mot : nous sommes antifascistes ! Après quoi viennent les revendications pratiques : aide aux chômeurs, pose de deux nouvelles boites aux lettres ; ouverture d'un chalet de nécessité pour hommes et dames sur la place principale. Si c'est cela l'antifascisme, les fascistes doivent être de drôles de gens. 25 avril 1935. Communisme. — Dans la petite librairie grande ouverte sur la rue principale, je parcours comme chaque jour, la plupart des journaux parisiens et méridionaux. Un vieux bonhomme au nez violacé traîne ses pantoufles par la boutique et grogne sans arrêt. Il interpelle assez grossièrement la patronne qui ne répond pas. C'est un habitué, il est comme ça. Il faut le laisser frapper le sol de sa canne et redresser sa casquette pour ponctuer ses raisonnements d'alcoolique. Entre un homme maigre, casquette et veste de toile bleue proprette, visage nerveux et intelligent. « Vous avez mon Huma ? — Bou die ! je les ai toutes vendues, monsieur Dumas ! (C'est jour de foire.) — Allons, tant mieux, fait l'homme. Et si des fois on vous en demande de trop, vous n'avez qu'à donner la mienne, vous savez. Plus on la lit… » Ce généreux apôtre de la cause va sortir, lorsque le vieux gâteux l'arrête sur le seuil. « Et alors, mon bon, c'est toi qu'on va mettre à la mairie ? » L'homme au visage maigre fait un geste réticent. Le vieux le tient par la manche et lui martèle de sa canne le bout des souliers : « Tu m'entends ? Nous ôtres, nous allons vous passer à tabaque, toute la bande ! — Oh ! dit l'homme, si vous y arrivez, c'est bien votre droit ! — Notre droit ? Peuchère, c'est notre devoir ! (Il glousse d'un air malin.) — On sait bien, dit le communiste, que vous avez toujours soutenu les gros qui pressent les petits ! — Les gros ! mon bon. Mais c'est donc vous, qui nous pressez toute notre argent, depuis quatre ans que vous l'avez, le pouvoir ! » L'autre se dégage et s'en va, un peu triste, ou peut-être gêné. Entre ces deux hommes, je n'hésite pas : je vote pour le communiste. C'est un méridional du type sérieux, un de ces hommes qui pourraient sauver sa région de la totale décrépitude où l'ont laissée les radicaux et les créatures de Bouisson, dont mon alcoolique fait partie. Voilà l'aspect local et personnel de la question, sur le plan des prochaines élections municipales. Mais il y a bien d'autres aspects. Ces deux hommes sont du même niveau social, sans doute parents, de mœurs et de langage pareils. S'ils s'opposent, c'est que l'un est avare et légèrement maboul, l'autre énergique et assez sensé. Simple question de tempérament. Peut-être aussi le communiste n'est-il pas encore parvenu à « mettre de côté » autant qu'il le voudrait. Mais ce n'est pas sûr. Je sais bien une douzaine de ses camarades qui comptent parmi les mieux rentés de ce pays. Faut-il donc penser que les partis expriment tout simplement des attitudes morales différentes ? Ce serait nouveau… Il y a au fond tout autre chose. C'est moi qui avais acheté, innocemment, le dernier numéro de l'Huma. De la haine et encore de la haine, quelques mensonges grossiers, le truquage habituel des titres, une sauce aigre où nagent de grandes vérités brutales, toujours bonnes à dire, mais mal dites. J'accepte à la rigueur cette division du monde en gros et en petits, si c'est le seul moyen pratique de faire valoir les droits élémentaires d'une partie de la population. Mais quelle trahison des « petits » représente alors ce journal ! Leur seule force contre les capitalistes, et surtout contre leurs suppôts, ces retraités radicaux ou socialistes, ce serait d'être le parti de la vérité et du bon sens. Ils auraient avec eux tous les hommes, bourgeois ou intellectuels — qui détestent la politique et la combine électorale. Au lieu de quoi, on pervertit les révoltes les mieux justifiées, on les étourdit de mensonges, on les abreuve d'une prose abstraite, brutale — eux qui le sont si peu ! — et si possible, plus médiocre que celle des grands journaux d'information. On leur impose une mystique confectionnée à l'usage des moujiks… Quel est l'homme sain qui oserait affirmer que ce quotidien lamentable, hérissé de clichés hargneux, travaille pour le bien de ses lecteurs ? Si l'on prend au sérieux le sort qui est fait aux ouvriers — ce n'est pas le cas des intellectuels qui « adhèrent » aux disciplines staliniennes en haine d'une société qu'ils sont encore les seuls à croire « chrétienne » — il faut bien dire que le parti communiste se moque « objectivement » des pauvres hommes. Beaucoup, je le sais, résistent à l'intoxication, mais cela prouve simplement, une fois de plus, que l'homme du peuple ne comprend pas profondément ce qu'on lui donne à lire ou à entendre. Il comprend sa situation, et ne voit pas que « son » journal est sans rapport réel avec cette situation. Mais les intellectuels, dont le métier est de comprendre, dont le métier est de vouloir la vérité, dont la seule dignité est d'avoir foi dans le pouvoir d'une pensée droite, on se demande par quelle dialectique de rancune, ils en viennent à s'imaginer qu'ils défendent eux aussi les « petits » en défendant ces exploiteurs du mensonge en service commandé. L'homme à la veste bleue, je le comprends et je l'aime dans son effort maladroit et réel. Mais dans la mesure où je l'aime, ils me dégoûtent. 28 avril 1935. Le problème des gens. — Comment arriver à ne plus s'indigner sans cesse de la bêtise des gens ? Ou mieux : comment arriver à ne s'en indigner plus que dans la mesure où notre action réparatrice a besoin d'un élan passionné qui la soutienne ? En agissant davantage notre « idéal », sans doute laisserions-nous moins de loisirs à notre faculté judicatoire pour exercer ses comparaisons trop exactes entre cet idéal et les réalités stupides qui nous blessent. S'engager au lieu de s'indigner : voilà bien le principe de la guérison que j'attends. Je n'ose croire qu'il me soit bien utile de seulement le savoir… Si j'étais sûr que la bêtise humaine est à jamais irrémédiable, je serais tranquille : je ne m'occuperais en bonne conscience que d'art et de littérature. Mais quoi ! rien n'est moins sûr que cette permanence de nos maux. Non que je croie à un « Progrès » réel possible. Mais je crois à une décadence certaine dès que nous relâchons notre effort vers un mieux. Or, ma faiblesse veut que cet effort se traduise chez moi, d'ordinaire, par une simple mauvaise humeur (trop justifiée) contre l'époque. Mes sarcasmes me prouvent en effet que je n'accepte pas l'inacceptable, que je le juge et m'en détache, et c'est déjà ça de sauvé. Mais il faudrait passer à une attaque active, et je cesserais tout aussitôt de m'irriter. (Au fond tout cela est des plus simples, est évident, et si j'éprouve quelque difficulté à le formuler, c'est que le dire reste dans mon esprit inséparable d'un faire qui, lui, n'est pas aisé, et même fort obscur et ardu — pour autant que je ne l'envisage pas avec une loyauté entière, un esprit d'obéissance, une absolue disponibilité.) 2 mai 1935. Politique et réalité. — Je sors d'une réunion populaire qui s'est tenue dans la salle désaffectée d'un cinéma. (J'avais omis de noter ce fait curieux : il n'y a plus une seule salle de cinéma à A…) Le député socialiste, maire de N…, et deux autres militants socialistes et communistes ont parlé. Comme ils eussent parlé à Pantin ou à Lille ; comme parlent le Popu et l'Huma, à part quelques coups de gueule contre les riches du pays. Tout le monde est très content. Là-dessus, deux séries de réflexions me tentent. 1. Réflexion du « fasciste » ou du disciple de Lénine. — Le peuple, tel qu'il est en réalité, ou tel qu'il est devenu après x années de régime capitaliste parlementaire et laïque, le peuple ne sait plus voir le réel. Provisoirement, il a perdu ce qui fut de tous temps sa vraie force. Il ne sait plus où sont ses intérêts, à quel niveau il faudrait les défendre. « Aliéné » par un ordre inhumain, il ne sait plus penser sa vie. Interrogez ce vigneron, ce mécano, ce métayer ou ce rentier, sur son état : il vous répond en termes de revendications abstraites, il vous parle de la réaction, du laïcisme, du fascisme, etc. Poussez-le dans le détail de ses revendications, posez-lui des questions précises sur les causes de la crise dont il souffre et sur les remèdes qu'il estime nécessaires : il vous débite des clichés de journal, ou se contente de hocher la tête et de menacer le capitalisme ou les fauteurs d'anarchie. Et cela finit toujours par une discussion de politique générale. Ils connaissent tous quelques moyens très simples qui empêcheraient « Hidler » (comme dit Simard) de faire la guerre. Conclusion : il appartient à un seul Chef, à un Parti, ou encore à une équipe de techniciens et d'hommes de poigne d'imposer à ce peuple déprimé un cadre politique nouveau, qui lui permette de se refaire des racines, de travailler et de se reproduire. Il faut abandonner la croyance illusoire en quelque Volonté infaillible du peuple. Ou mieux : présenter ce que l'on fait comme l'expression de cette Volonté. Aider le peuple sans demander son avis. Avec l'espoir qu'un jour ou l'autre, il se retrouvera capable d'exprimer des désirs réels, disciplinés et « raisonnables ». 2. Réflexion du personnaliste. — Le peuple tel qu'on le voit paraît tout ignorant de ses intérêts véritables. Mais c'est qu'il ne peut pas les exprimer très aisément. Question de langage. Revenez voir ces mêmes hommes que j'ai dits, revenez deux fois, trois fois, vingt fois, prenez-les sur le fait au détour d'une phrase maladroite, rendez-les attentifs au sens de leurs clichés. Mieux encore, parlez-leur de leur travail, de celui qu'ils sont en train de faire tandis que vous causez, vous arriverez à leur tirer quelque chose de sensé, de vécu, de réel, — et qui renversera les conclusions cyniques de tout à l'heure. Ils vous diront d'abord que le fond de leur vie, c'est l'ennui. Ils expliqueront presque toujours cet ennui par les conditions de travail créées depuis la guerre dans les campagnes : nomadisme des employés et ouvriers, impossibilité de « suivre » un effort bien localisé, de s'attacher à ce qu'on fait ; nécessité où l'on se trouve de bâcler son ouvrage, pour gagner de quoi vivre, tentation perpétuelle de changer de condition. Ils vous diront aussi qu'ils n'ont plus le cœur à leur ouvrage, quand ils savent que les résultats sont à la merci soit d'un trust, soit d'un syndicat d'incapables. Ils vous diront que le mal vient de l'État — et cela veut dire : de ceux qui font les lois sans rien savoir des situations locales. Parfois ils proposeront quelque réforme pratique : faire de la place aux jeunes en abaissant la limite d'âge dans les chemins de fer et l'administration ; faire des lois régionales pour la viticulture ; mettre en commun les terres d'un petit village ; vendre le vin du pays dans les épiceries du pays, lesquelles ne vendent que des succédanés fabriqués dans des « caves centrales » avec des vins d'Afrique et des produits chimiques « que vous avez la gorge brûlante après un verre ». Enfin ils se plaindront de ce que dans leur pays, il n'y a plus de vie, d'initiative, de vrai plaisir. On n'est plus fier d'en être, on approuve la jeunesse qui délaisse la terre pour la ville. « C'est mort, ici ! » phrase entendue un peu partout dans la province. Et puis « leur » politique, parlez-moi de « leurs combines », il n'y a rien à y comprendre. Dans une assemblée populaire, on ne dira pas un mot de tout cela, on s'en tiendra aux clichés du journal. On n'aura pas le temps ni le courage, ni même l'idée de pousser plus loin, d'aborder des réalités. Donc, par amour du peuple, n'écoutons plus ses assemblées, ce n'est pas lui. Écoutons les observations que formulent des individus pris à part, dans leur vie concrète. Je constate qu'elles vont toutes dans le sens de ce que proposent les personnalistes : autonomie de la région naturelle, communalisme, syndicats locaux, rajeunissement des cadres, développement des techniques libératrices, des sports, des moyens de circuler et de s'instruire, résistance à l'État tentaculaire. (Quant à la lutte contre le capitalisme, tout le monde en est, ou feint d'en être ; c'est bien moins concret qu'il ne semble.) Conclusion : il appartient à des équipes d'hommes nouveaux, jeunes et sortis de toutes les classes, d'exprimer ce que taisent les journaux, les orateurs et les affiches, la volonté réelle des travailleurs, trahie par le langage politicien. La dictature est la seule solution de ceux qui refusent d'éduquer le peuple. Dictature ou éducation, voilà le dilemme du xxe siècle. La dictature est très fragile. Elle n'a qu'un argument très puissant contre nous : sur qui et sur quoi tablez-vous, nous dit-elle, sur quelle classe, sur quels intérêts ? — Nous comptons sur l'effort des hommes les plus humains. C'est peu, dites-vous. Mais rien d'autre n'est vrai… 6 mai 1935. La mort et les cérémonies dans le Gard. La maison de Simard recèle un effrayant secret qu'on m'avait laissé ignorer : une belle-mère. Nous apprenons son existence en même temps que l'imminence de sa mort — et voici qui éveillera peut-être des réflexions fécondes dans l'esprit du lecteur philosophe. Déjà huit mois que nous sommes ici, — et combien de fois ne sommes-nous pas entrés dans la grande cuisine qui était, pensions-nous, tout leur logis, — nous avions cru comprendre que les autres pièces étaient vides ou ne servaient que de débarras, et rien ne pouvait nous faire soupçonner cette présence, à côté. Hier matin, la mère Calixte arrive tout agitée : « Madame se meurt ! » s'écrie-t-elle. C'est Mme Bastide, la belle-mère. « Qu'a-t-elle ? — Oh, elle m'a bien reconnue, mais elle va “passer” cette nuit, vous savez, elle est toute chargée, bon die ! l'estomac et tout. — Mais les Simard ne m'avaient jamais parlé d'elle ! — Peuchère ! ils languissaient de l'emballer, la vieille ! » Ils n'auront plus à languir bien longtemps. On peut dire que la chose est sûre. Et on l'entend ! Trois fois par jour, le bruit d'effroyables discussions nous parvient de la cuisine des Simard. Un beau-frère est arrivé, et on partage. C'est toujours assez compliqué. La nuit, par un dernier respect pour la moribonde qu'ils veillent à tour de rôle, ils sont venus discuter dans la remise qui est au-dessous de notre chambre, et leurs éclats de voix nous ont plusieurs fois réveillés. 7 mai 1935. « Alors, madame Calixte, comment ça va-t-il, à côté ? — Elle dure, elle dure… Je viens d'aller la voir. Elle a un bâton sur son lit, qu'elle ne veut pas le lâcher, c'est pour lui tenir compagnie… » On a été chercher le pasteur. Je le rencontre comme il sort de sa visite. « Elle est curieuse, cette vieille, me dit-il. Figurez-vous qu'elle tient sa canne à la main, comme ça, sur la couverture, et elle explique que c'est pour monter “là-haut”, pour s'aider ! » 8 mai 1935. Il y a eu du bruit toute la nuit. Vers deux heures, nous nous réveillons. Une âcre fumée remplit la chambre, des lueurs d'incendie passent devant la fenêtre. Je me précipite : ce sont les deux Simard qui font un grand feu dans la cour. Est-ce qu'ils la rôtissent ? On distingue des étoffes noires qui se gonflent sur le brasier… Je me suis réveillé tard. Tandis que je me rase, j'entends Simard qui apostrophe la mère Calixte près du bassin. « Je ne veux pas qu'on lave aujourd'hui ! Vous m'entendez ! Je l'ennterdis, vous n'avez qu'à le leur dire ! » Je passe la tête par la fenêtre. « Qu'est-ce que c'est, Simard ? » Il est rouge et boursouflé, tremblant de colère et gesticulant. Il crie : « Je l'ai dit à Mme Calixte, je ne veux pas qu'on lave aujourd'hui ! Ma belle-mère est morte cette nuit. Il ne faut pas se moquer des gens en deuil ! — Mais, monsieur Simard… » Il est parti. Le bassin est à 50 mètres de la maison, sur une terrasse qu'on ne peut voir d'ici. Je ne comprends pas très bien. S'il s'agit de respect, ne vaudrait-il pas mieux respecter les vieux pendant qu'ils vivent ? Déjà les voisines arrivent, par petits groupes, parlant beaucoup. 9 mai 1935. Me voilà donc brouillé avec Simard. Après l'algarade d'hier matin, je ne me sentais pas le cœur à lui jouer une comédie de sympathie, d'autant qu'il n'a vraiment pas l'air trop affecté par la perte de cette belle-mère (sauf que les discussions avec le beau-frère font toujours rage). Je me suis donc borné à exprimer mes « condoléances » à Mme Simard, que j'ai trouvée hier soir devant son seuil, entourée de commères qui entretiennent son chagrin décent. Aux premiers mots que j'ai dits, elle a pleuré, gémi d'une toute petite voix fausse, et m'a beaucoup remercié. Bref, il m'a semblé que tout s'était bien passé. Je me trompais. C'est la mère Calixte qui me l'apprend ce matin. Le ménage Simard est furieux. Nous n'avons pas du tout fait ce qu'il fallait. Je me récrie : « Mais comment, j'ai pourtant dit ma sympathie à Mme Simard. — Je sais, mais vous n'êtes pas entré chez eux. — Entré chez eux ? — Il faut que je vous explique. Une visite de deuil, chez nous, ça doit se faire dans la cuisine. Aussi, je lui ai dit, à Fernane, il aurait dû venir chez vous pour dire qu'il ne voulait pas qu'on lave. Je le lui ai dit c'est bien ta fôte ! Ça aurait été dans votre maison qu'il y aurait eu un mort, je comprendrais, je n'aurais pas non plus lavé la vaisselle. Mais ce n'est pas la même chose. — Je ne comprends pas, madame Calixte. Pourquoi ne peut-on pas laver la vaisselle quand il y a un mort dans la maison ? Il faut bien continuer à vivre, et à manger, et à laver, il me semble ? — Je ne pense pas comme vous, monsieur, mais il a tort pour la lessive. Voyez-vous ils sont trop orgueilleux ces gens-là ! S'ils avaient eu toute la peine que j'ai eue dans ma vie, moi, ça serait autrement, je vous assure ! Ils sont trop orgueilleux, voilà ! » Je me perds dans tout ce protocole. Je sens bien qu'il est inutile de leur demander de s'expliquer. Tout cela repose sur un vieux fonds de rites de protection très compliqués dont ils n'arriveraient pas à concevoir qu'on puisse même s'étonner. Et ne pas croire, surtout, qu'il s'agit là de « préjugés », comme disent les jeunes personnes en mal d'émancipation. C'est bien plus grave. C'est aussi grave que les questions d'argent. C'est un fait d'ordre religieux. Et la colère de Simard en témoigne. 15 mai 1935. Comme l'année dernière, à la même date je crois, me voici au bout de mon rouleau. Impécuniosité cyclique. Les dieux locaux me seraient-ils donc défavorables ? Je me vengerai d'eux en écrivant ici que leurs charmes ont cessé d'opérer. Nous avons épuisé les environs, dans un rayon d'exploration normal — mettons deux à trois heures de marche — et vraiment il n'y a guère à signaler. Sinon peut-être les maisons vides. Il faut avouer qu'on en trouve d'assez belles. Au fond d'un val qui paraît sans issue, ce grand mas nommé Montaigu… On dit que cela ressemble à l'Albanie. C'est un groupe de hautes bâtisses compliquées, en pierre ocrée, enfermant une cour à deux étages. On devine un reste de jardin, avec quelques cyprès, une pierre tombale, et la margelle d'un puits. La plupart des vitres sont cassées. Une poule blanche se promène quelquefois dans la cour. Mais on m'assure que ces habitations sont délaissées depuis deux ans. Plus haut dans la montagne, un autre mas dit « le Château ». C'est à l'orée d'un bois de châtaigniers. On y accède par une rampe monumentale coupée régulièrement de marches nobles. La rampe conduit à une vaste terrasse herbue. Une maison de maîtres d'assez beau style, ornée d'un perron à double escalier, forme l'extrémité nord d'un bâtiment considérable, à trois étages, qui devait servir de communs, de magnanerie, de cellier et de grange. Au sud, une tour à cadran solaire, surmontée d'une girouette. Derrière la maison de maîtres, sur le flanc de la montagne, un jardin en terrasses, enclos de très hauts murs. À travers la grille ouvragée, on voit une profusion de fleurs violentes et d'orties. L'ensemble est imposant et comme démesuré dans ce paysage de vallons, de collines et de petits sommets rocheux. Soudain la girouette fait entendre un long cri presque humain. La maison la plus proche est à une bonne demi-heure. Il n'y a pas de route. On imagine de vivre là, dans un style colonial-moyenâgeux. On pourrait loger bien du monde. Des initiés naturellement. Personne ne monte jamais là-haut, ni maréchaussée ni gabelle. Nous aurions des fusils et des bibles, nous serions camisés de rouge, et l'on irait de temps à autre arraisonner les féodaux d'industrie du pays. 18 mai 1935. « Communautés. » — On en parle beaucoup en France, depuis quelques années ; mais cela ne paraît guère entraîner à des actes. Pourquoi ? Les essais qu'on a faits, et mal faits semble-t-il, ne prouvent rien contre la chose en soi, mais contre ceux qui l'ont tentée. C'étaient des hommes qui ne supportaient pas la société capitaliste, disaient-ils ; mais dès qu'ils en étaient sortis, ils découvraient que c'était la société en général qui les vexait. Pensaient-ils faire une colonie en groupant leurs dégoûts d'anarchistes ? Si l'on veut une communauté, il faut d'abord un but commun, et positif, un principe créateur et pas seulement de la révolte. Ensuite, il faut que les femmes ne s'arrachent pas les cheveux dans les cuisines communes, et soient fidèles… La grande affaire, c'est de se méfier d'un romantisme communautaire qui se répand dans la jeunesse. Fonder une colonie ne devrait pas avoir pour but la colonie, mais la vie plus normale et plus féconde de chacun de ses membres. L'idéal commun ne suffit pas : il faut encore que l'entraide des colons crée des conditions matérielles plus favorables que celles des villes. Il ne s'agit pas d'échapper à la misère pour tomber dans l'ascèse volontaire ; ni d'échapper à la dispersion et à l'isolement pour tomber dans la discipline des travaux forcés. Il faut que la communauté soit pour chacun la possibilité de vivre mieux sa vie. Mais cela pose des problèmes techniques beaucoup plus vastes. « N'habitez pas les villes ! », bien sûr. Reste à savoir si la province est habitable, dans l'état actuel des choses. Tant de régions abandonnées, de villages vides, de champs en friche et de propriétaires ruinés ; et surtout cet ennui dans la jeunesse rurale, ce sentiment d'être à l'écart du monde, — et de n'être lié à son voisin que par le souvenir de vieilles offenses… Ce n'est pas seulement défaut de communion, mais aussi, plus prosaïquement, défaut de communications. Toutes ces autos qui s'embouteillent sur la petite superficie de Paris, ne seraient-elles pas d'un usage plus normal là où les hommes sont séparés par de grandes distances désertes ? C'est un symbole. On peut en déduire facilement les deux formules de notre renaissance : mettre les villes au vert, urbaniser tout le reste du pays… …………………………………………………………………………………………………………… 5 juin 1935. Et un beau jour, plus moyen d'échapper à cette humiliante évidence : sans argent et sans amis proches, la solitude, ici, devient un isolement. Il y a les « gens » bien sûr. C'est instructif. Mais le désir de s'instruire a des limites. Déjà les relations se stabilisent, les « courtes habitudes » épuisent leur vertu. C'est le moment de lever son camp. Plus tard, peut-être, quand toutes ces maisons vides des environs seront habitées par des colonies de jeunes gens — si jamais ils en ont assez de se plaindre des villes où ils s'incrustent — la province deviendra vivable. La révolution sera faite. Nous reviendrons pour faire quelque chose en commun avec tous ces hommes, ou leurs fils… — Demain, il faut remettre en place les aquarelles, les guéridons et les dessus de cheminée. Après-demain, nous partons. Nous fuyons. Troisième partie L'été parisien 2 juillet 1935. Arrivée à paris. — Après la Beauce au grand soleil, pendant des heures, après Versailles, voici la rencontre émouvante de la province et de Paris. Et cela s'appelle la banlieue. La campagne ici touche à la grande ville, et aussitôt elles se dégradent l'une l'autre. Zone : mélange de pylônes et d'arbres maigres, de champs pelés et de grands murs de briques interrompus ; tranchée de la ceinture, amas de détritus, bistrots noircis. Et j'imagine d'un coup toute la population de ce « pays » fait de déchets. Misère, fatigue, laideurs partout, toutes raisons de haïr et aucune d'admirer. Au sortir de la gare Montparnasse, ces bouffées de chaleur insupportable qui montent du trottoir bleu huileux, ces premiers regards qui se dérobent… Un ouvrier au pantalon trop court traverse sans assurance l'avenue où cinglent violemment de belles autos. Un long bruit de ferraille sur les passerelles, des camions fous et des affiches tragiques dénonçant je ne sais quelle émeute : voilà ce Paris de juillet que toute la province oubliait, des blés de Beauce aux plages de l'Océan, voilà le cœur crispé, le cerveau délirant en plein midi du grand corps de la France étirée au soleil. Tous les problèmes vont se poser autrement. Tout est soudain plus dur et agressif, tendu, nerveux, discontinu… Nos valises empilées dans un taxi, nous filons vers la porte d'Italie. 5 juillet 1935. Porte de choisy. — Dans le ciel vert d'un couchant de banlieue, le groupe scolaire de la mairie communiste découpe une silhouette blanche d'un modernisme très classique. Verre et ciment, angles droits, propreté. Sur les trottoirs immenses, des enfants jouent pieds nus, heureux. Les arbres du boulevard sont encore verts, ici : il y a de l'espace. Les masses de briques vernies striées de bandes blanches des HBM s'ordonnent à gauche et à droite, majestueuses et populeuses. Pour la première fois, je trouve une beauté à ces façades monotones, animées de lumières çà et là, de linges qui pendent aux fenêtres, et d'une population de couples aux balcons. (Je distingue nos fenêtres obscures.) Ville aérienne, où la hauteur des murs n'évoque plus les parois d'un puits sale, mais plutôt une falaise élevée… Où donc ? Je me souviens de hauts rochers encore clairs dans un soir alpestre… Immédiatement après les blocs, s'étend la zone. Je longe l'avenue bordée de marronniers qui la traverse. À droite et à gauche, des ruelles s'en vont dans le désordre des baraquements de carton goudronné. Petites allées de campagne, en terre noire. Parfois on voit une haie fleurie, un buisson qui surplombe une palissade mal jointe. Quelques échoppes de foire bordent le trottoir, débits de boisson, de tabac, légumes défraîchis. D'une allée sort un homme en espadrilles. Il porte un broc et va le remplir au bord de la chaussée, à une prise d'eau. Il sifflote, il n'est pas pressé. Des enfants courent derrière la palissade. Bouffées d'odeurs, fumées grasses. La zone, terme des pires déchéances, on le dit… Des familles de huit personnes couchant dans une baraque à un seul lit. Tous ceux qui fuient la société et la police, les sans-nom, les rebuts d'humanité, la fin des fins, le bout de la nuit… Mais ce soir, sous les marronniers de l'avenue, tout ce petit monde me paraît libre et presque heureux. Soir villageois, ciel de province, jeux d'enfants et chansons, accordéon… Je me dis qu'on pourrait vivre là. Non pas comme eux, traqués, rejetés, sans espoir et sans poésie. Et même, sait-on ? Mais comme quelqu'un qui voudrait s'écarter. — Ou annoncer une bonne nouvelle à ceux qui l'attendent pour vivre. Kagawa aux carrefours des bas-fonds de Kobé. 7 juillet 1935. Depuis une semaine que j'habite près de cette Porte, je n'avais pas été au-delà de la place d'Italie. Cet après-midi, première incursion dans le centre — rive gauche, boulevards, Champs-Élysées. Ville des souvenirs ! Rien n'a bougé. Les mêmes têtes aux mêmes heures à la terrasse des mêmes cafés. Chaque chose est à sa place dans l'espace et l'histoire, chaque nuance de la Tradition possède sa rue, ou au moins son quartier. On circule à travers les classiques, les encyclopédistes, l'Empire ; toutes les écoles du xixe ; l'avant-guerre et le modernisme, encore plus périmé, de l'après-guerre, conservé aux Champs-Élysées. Ce n'est qu'aux portes et dans les quartiers clairs et chaotiques de la Ceinture qu'on rejoint l'Europe d'aujourd'hui. 10 juillet 1935. Toutes les radios du bloc par les fenêtres grandes ouvertes à l'heure du dîner, si seulement elles vous abrutissaient comme l'écrit M. Duhamel ! Mais non, elles vous forcent à écouter dix mélodies et trois parleurs à la fois, de sorte qu'il n'est plus possible de dormir ni de lire ni même de penser sans colère, sans une dégradante et honteuse colère. Il suffirait d'un bon décret municipal pour y mettre un peu d'ordre et restituer la bonne humeur à mille personnes de mon intolérante espèce. En attendant, toute cette cacophonie révèle qu'il y a quelque chose de sérieusement détraqué dans ces populations urbaines. S'ils ne deviennent pas fous, s'ils ne sortent pas de leurs boîtes comme des guignols vociférants, comme des bourgeois sûrs de leurs droits, lorsque toutes ces radios se déchaînent, — moi je me contiens parce que je suis d'ailleurs — c'est qu'ils n'ont plus aucune espèce de sens, je n'ose pas dire : de la musique, mais de la saveur des sons et de la force des rythmes. S'ils tolèrent ces radios, c'est sûrement pour la même raison qui fait qu'ils chantent faux. Et s'ils chantent faux, c'est parce qu'ils se croiraient déshonorés de chanter juste, comme aussi de marcher au pas. La dignité humaine du petit-bourgeois rationaliste, héritier de la Déclaration des droits de l'homme, consiste à chanter faux et à troubler le cortège. Voilà ce qu'illustre cette cacophonie : c'est l'expression démente et quotidienne de l'individualisme petit-bourgeois. Ce « peuple »-là n'a plus d'instinct. Et les chansons dites populaires ne sont même plus en musique c'est du « parlé » coupé de fioritures rapides comme des « n'est-ce pas ». 11 juillet 1935. Impossibilité du libre-échange humain. — Considération irritée et décevante des « gens » en général, quand je ne fais que les jauger d'un regard — et sympathie violente, « élan vers », dès que mon regard s'attache un peu longuement à un visage, au corps et aux vêtements, aux mains, à l'attitude distraite et vraie d'un être isolé près de moi. Je prends le métro, malgré l'odeur de buanderie et ce relent de fauves de certains parfums de femmes, rien que pour regarder des êtres et vivre un moment auprès d'eux, le temps de trois stations, le temps d'imaginer une rencontre, un échange spontané, une de ces découvertes frémissantes telles que j'en ai sans doute vécues, adolescent et sûrement ce serait bien autre chose… La femme descend sans se retourner ; l'homme déplie un journal que je n'aime pas, qu'il a peut-être acheté tout par hasard, comme il m'arrive à moi aussi, mais on juge tout de même là-dessus… Je sors, je pense à autre chose, à quelque chose qui n'est pas d'ici. Et déjà je ne comprends plus pourquoi j'ai eu ce fort désir soudain, dans le métro, de tutoyer mes compagnons de route. Était-ce envie de donner ou de recevoir ? Il me semble maintenant que j'écris, que c'est profondément le même mouvement, l'amour, et la même déception de l'amour parce que rien ne s'est produit, rien ne peut se produire, pour tant de mauvaises raisons plus fortes que nous tous. — Et alors, dira-t-on : « Faire la révolution ! », ce substitut, ce renvoi aux calendes de la Grande Communication… Soir du 14 juillet 1935. Voici une heure que je suis assis à une terrasse de la Porte d'Italie, au milieu de ce que les journaux appellent le « peuple en liesse ». Eh bien, quel manque de fantaisie dans cette liesse ! Je m'y ennuie presque autant que dans le « monde ». Dans le « monde », on s'agite plus vivement, sur un fond d'ennui multicolore. Ici tout est plus calme, la joie, si joie il y a, est sans gestes et sans flots de paroles. Nul pittoresque. Rien à « remarquer » parmi les danseurs du quartier, alors que dans la société, l'on se montre au moins des têtes, en racontant de petites histoires… Ici on parle peu, on boit son bock, sa grenadine, dans une douce détente apathique. En somme, que ce soit dans la société bourgeoise ou dans le peuple, les « artistes » aujourd'hui, sont les seuls hommes qui se préoccupent de colorer leur vie. On n'en a pas assez tenu compte dans la littérature moderne, faite uniquement pour des artistes semble-t-il, pour des gens qui aiment vivre intensément, et qui exagèrent autant qu'ils peuvent l'intensité de leurs sensations. La littérature populiste, si elle veut rester vraie objectivement, sera toujours terne et même conventionnelle comme ses modèles à la distance où elle les voit. Je crains qu'elle n'intéresse que les bourgeois, tandis que les duchesses de romans font encore les délices du peuple. Je regarde autour de moi ces hommes en casquette et leurs femmes. On peut penser : ce sont des ouvriers et des petits-bourgeois. Costume, langage, psychologie de leurs classes. On peut aussi penser : ce sont des hommes pour qui le Christ est mort. Ils ont chacun en eux ce problème insondable, qu'ils le sachent ou l'ignorent, — et sans doute l'ignorent-ils à peu près tous ; ce mystère que représente pour chaque homme sa propre vie, dès que la question de Dieu s'y pose. L'observation des sociologues a pour effet systématique d'anéantir le vrai tragique, les vraies beautés et les vraies hontes dans l'existence monotone des « classes ». Il me semble que seuls les romanciers chrétiens — Dostoïevski, Lagerlöf ou Ramuz — ont su prendre la vie des hommes « quelconques » sur le fait de l'invraisemblable, de la vérité mystérieuse, de l'abyssale originalité qui est pour chacun ce qu'il a de plus réel, de plus inexprimablement réel. Après les cortèges du 14 juillet 1935. Scepticisme et politique. — « J'entends crier de toutes parts à l'impiété. Le chrétien est impie en Asie, le musulman en Europe, le papiste à Londres, le calviniste à Paris, le janséniste au haut de la rue Saint-Jacques, le moliniste au fond du faubourg Saint-Médard. Qu'est-ce donc qu'un impie ? Tout le monde l'est-il, ou personne ? » Cet argument de Diderot contre la religion de son temps ne ferait pas moins de scandale aujourd'hui si l'on s'avisait de le diriger contre la politique, notre superstition. « J'entends crier de toutes parts au mauvais citoyen. Le capitaliste est l'ennemi public en URSS, le communiste en Europe, le fasciste à Londres, le libéral à Nuremberg, le “national” place de la République, le “populaire” au haut des Champs-Élysées. Qu'est-ce qu'un mauvais citoyen ? Tout le monde l'est-il, ou personne ? » — Mais je crains que mes contemporains, tout prêts qu'ils sont à applaudir Diderot, ne sentent plus guère la force de cette similitude si je l'applique à leurs croyances. Ils auront aussitôt tant de réponses à me jeter à la tête qu'ils ne trouveront pas même le temps de réfléchir à ma question. 18 juillet 1935. Mystifications. — Quelques rencontres avec des écrivains impressionnés par les Soviets, aussi par le cortège de la Bastille. Je leur demande ce qu'ils pensent de la brutalité tyrannique de Staline, des camps de concentration sibériens, des fusillades massives, de l'asservissement des paysans, de la puissance des trusts étatisés, des nouveaux maréchaux rouges, de la suppression totale des libertés culturelles et politiques, etc. Ils me répondent que tout cela n'est rien, ou n'est que provisoire et simplement « tactique », et que l'idée qui préside à tout cela est si belle et si grande qu'elle mérite bien des sacrifices… Ainsi parlaient naguère les grands bonzes du capitalisme et de l'ordre bourgeois (quand ils y croyaient encore). Le Progrès, les Valeurs spirituelles, cela couvrait toute l'injustice concrète de l'ordre social. Aujourd'hui, on invoque le devenir dialectique de l'histoire (« Progrès ») et l'idéal prolétarien (« Valeurs spirituelles »). Qu'importe que Staline se conduise comme le premier Führer venu : il dit que c'est au nom des libertés prolétariennes. Cela change tout. Quand je leur pose une question gênante, ils me répondent que je suis fasciste. Cette lâcheté était naguère le fait des bourgeois : ils vous traitaient de bolcheviste dès que vous tâchiez de leur montrer que leurs idéaux n'étaient guère pratiqués. — Le marxisme représente la Réalité aux yeux des intellectuels bourgeois complètement séparés du réel, et qui commencent à s'en douter. Gardons-nous de les décourager ! 21 juillet 1935. Je traversais hier soir le quartier de Passy, en proie aux tourments bienheureux d'une idée savoureuse et difficile dont je préfère tenir le nom secret, encore un temps, et je goûtais la douceur de ces rues, sinueuses et mal éclairées, lorsqu'un groupe de jeunes gens et de jeunes femmes sortit à vingt pas de moi d'une porte cochère, avec une espèce d'éclat de rire. Ce n'était pas un rire de vraie gaieté ni de folie. C'était quelque chose d'à peine exagéré, quelque chose de presque voulu, à la fois insolite et trop connu — le rire conventionnel des films français, des petites actrices piquantes, de toutes les femmes qui les imitent. Je ne compris pas leurs paroles trop rapides. Une jeune femme au profil très pur, quelques gestes autour d'une auto, le claquement d'une portière, et je me retrouvai seul. Mon idée s'en était allée (je ne l'ai retrouvée que ce matin). Mais je venais de voir, le temps d'une lancée névralgique, l'inutilité de penser dans un monde où l'on rit comme cela. 28 juillet 1935. Le prochain. — Dans la presse du métro, vers sept heures du soir, j'avais réussi à ouvrir le livre que je portais, et j'avais coupé quelques pages avec mon ticket. Je tombai sur ce précepte du Bienheureux Henri Suso : Quand tu es parmi les hommes, oublie tout ce que tu vois ou entends, et tiens-toi seulement à ce qui s'est révélé à ton être intérieur. Je refermai alors mon livre et me mis à regarder les êtres qui me pressaient de tous côtés. Tantôt ils m'offusquaient par leurs visages fermés et pâles, par leur tenue avachie ou insolente, par leurs parfums et leurs odeurs de bêtes sales, tantôt ils me tentaient par cela même, par leur faiblesse offerte au moins autant que par quelque beauté entrevue. Et je me répétai : « Oublie tout ce que tu vois et tiens-toi seulement à ce qui s'est révélé à ton être intérieur. » Je voyais la laideur et la beauté des hommes, mais je me souvenais de cette « révélation » : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Et j'ai compris que ce peut être la même chose : regarder pour aimer, et oublier ce que l'on voit. Août 1935. Le voisin intolérable. — En face de moi, derrière mon journal, il y a un être d'une espèce inquiétante. C'est son contact qui m'en avertit. Je ne l'ai pas encore vu, mais ses deux genoux qui enserrent les miens me font pressentir Belzébuth. Je me dégage. Il revient avec un genou. Je bouge encore, voilà son pied maintenant qui pèse sur le bord de mon soulier. Je ne puis presque plus bouger, comprimé par une grosse femme à bagues qui s'est assise à côté de moi. J'abaisse mon journal : je vois un homme plutôt petit, à la tête pointue. Des yeux en lames de canif serrés contre la racine d'un nez pâle. Cheveux roux. Une bouche proéminente couleur de planche d'anatomie. Le torse véritablement énorme bombe une chemise verte à petits carreaux ornée d'un nœud papillon mauve. Son pied pèse toujours et insiste. Je retire vivement le mien. Lui revient. Je suis hors de moi. Je le tuerais ! D'ailleurs il a l'air colossalement fort et refuse de me regarder. Voilà ses genoux qui se rapprochent encore et pèsent. J'étouffe un cri. À ce moment la grosse dame se lève et s'en va. Je balbutie, tremblant de colère : « Vous avez de la place à côté, monsieur. » Il n'entend rien. Que va-t-il se passer ? Simplement il se lève à l'arrêt : c'est un jeune homme, plutôt petit, quelconque, qui descend sans se retourner. Août 1935. Le métro considéré dans sa réalité sentimentale, sensuelle et sensible (ou sensorielle pendant que nous y sommes) est l'expression architecturale et mécanique de l'état de fièvre. C'est une divagation souterraine de lueurs et de visages superposés dans les vitres fuyantes, c'est un fracas rythmé qui rejoint parfois l'asymptote d'un silence mort — cette absence de musique quand le silence a été tué, absence qui se confond avec la présence d'un bruit universel ; c'est une lassitude douloureuse et bousculée au long d'un tunnel qui ressemble à la caverne de Platon : des ombres d'êtres y dansent sur les voûtes, et chacun s'y sent seul, tournant le dos au soleil toujours absent de l'imagerie des cauchemars. Pour bien comprendre le métro, il faut être pauvre, éreinté et enfiévré par une maladie encore incertaine. Oui, il existe de ces maladies qui vous essayent un peu tous les organes, sans rien dire, comme le médecin qui ausculte en silence et déjà votre sort lui est connu. Je conçois un métro silencieux, plus rapide, mais par longs bonds soudains d'une lueur à l'autre, obscur lui-même, populeux et canaille avec des îlots de luxe révoltant, des musiques féminines raffinées, quelques éclairs sur des scènes criminelles, des abîmes verdâtres… Un métro qui serait simplement le subconscient des citadins. Août 1935. Considération des cites ouvrières. — Après tout, pourquoi pas ce bonheur-là ? Si c'est celui que ces hommes désirent et qui les satisfait ? Pourquoi pas cette vie aux allées droites bordées de gazon ras, en teintes plates et pâles comme le lavis d'un architecte, oui, pourquoi pas ce bonheur au lavis et au compas ? La courbe d'une auto sur le gravier devant ces façades toutes sonores de radios et de lumières, n'est-ce pas beau ? Pourquoi ce ricanement « réactionnaire » dans mon coin d'ombre ? Des esprits exigeants se plaignent : il n'y aura plus de tension créatrice chez ces hommes grossièrement satisfaits. Qu'est-ce que cela fait s'ils sont enfin heureux, délivrés des maux dégradants, de la misère et du taudis ? Je réponds qu'ils s'ennuieront. J'en réponds à leur place. Je le sais et c'est plus grave qu'ils ne le croient. L'ennui dans le monde actuel, c'est un de ces derniers signes, une de ces dernières preuves concrètes de notre vocation spirituelle. Cet ennui qui envahit le monde moderne possède une signification métaphysique et religieuse infinie. C'est parce qu'il existe que nous savons encore que l'homme est né pour autre chose que ce bonheur . Qu'il est né pour un état bienheureux que la nature ne lui enseigne pas, qu'elle attend au contraire de lui, dans cette « attente ardente » dont parle saint Paul. L'ennui sera la condition des hommes qui auront tout sauf la seule chose nécessaire. Craignons qu'ils ne préfèrent un jour les grands malheurs à cette démission confortable ! Août 1935. La pire injustice du chômage : il vous oblige à prendre la première place qu'on vous offre, fût-elle la plus contraire à votre vocation, sous peine de passer pour un feignant et de se voir refuser toute espèce d'aide ou de considération amicale. Bienfait correspondant : cela force à choisir bien nettement entre sa vocation et l'opinion. Paracelse avait cette devise impérialiste : Alterius non sit qui suus esse potest. Je la renverse : « Que rien ne soit à moi, qui puisse être à un autre. » 15 août 1935. S'occuper des « petits-faits-vrais » vaut mieux que de les ignorer. Mais l'excellent, c'est de parvenir à les ignorer avec force, une fois qu'on les a bien connus, dans leur réalité sordide. Un petit fait vrai vaut plus que dix grandes idées discutables. Mais il vaut moins qu'un grand fait vrai, comme serait, par exemple, une grande idée embrassée avec force au mépris de soi-même et de l'utilité. Car elle peut devenir le fait dominateur. En vérité, il n'y a pas de faits grands ou petits en soi et par comparaison. Il y a dans chaque vie d'homme à peu près digne de ce nom un fait qui commande tous les autres et qui est la mesure de tout. Quand tu l'auras connu et accepté — tu es seul à pouvoir le connaître — lève-toi et regarde les choses, les gestes incongrus et mécaniques des autres ; écoute bien ce qu'ils disent à travers les paroles qu'ils croient dire ; essaye de les comprendre quand ils se plaignent ou quand ils rient : tu ne verras, tu n'entendras et tu ne comprendras jamais qu'un appel à devenir toi-même ce fait qui est plus fort que toi. Car il est tout ce que le monde attend, attend de toute éternité pour aujourd'hui et de toi seul : ta vocation. Fin août 1935. Remercier donc, et s'en aller encore. Savoir ce qui compte, et s'y tenir. Je le dis avec d'autant moins d'amertume qu'un espoir vient de m'être donné. Une feuille de papier-machine avec ce petit poème en prose : À Thivars, 8 kilomètres de Chartres, Petite fermette 3 pièces meublées — 2 grandes cours et jardin — un bras de rivière au bas du jardin — la maison donne sur la route en face de très grands prés, on peut pêcher. Eau de puits dans la cour actionnée par une pompe — électricité. Commerçants : boucher, épicier, charcutier, ferme — et docteur, boulanger. Moyens de communication : 2 autobus pour venir de Chartres. 2 autobus pour retourner à Chartres. Le samedi 3 dans les deux sens. 1933-1935. Intermède … Mais jamais je n'ai vu Thivars, Thivars ne m'aura pas connu. Fin juillet, j'assistais à la naissance dans une clinique parisienne de mon fils Nicolas, je rentrais chez moi Porte d'Italie vers cinq heures du matin et je me couchais tremblant de fièvre. Quelques jours plus tard, à peu près guéri d'une angine prise en plein été très chaud, je vais voir Jean Paulhan qui m'assure que rien ne pouvait m'arriver de plus normal. À Madagascar, quand une femme doit accoucher, elle s'isole dans une case, parfois avec une aide, cependant que, vautré sur le sol d'une autre case, entouré par tous les voisins venus le plaindre et le réconforter, le mari se tord de douleur. « La femme a mal, dit-on, mais c'est l'homme qui souffre. » Une semaine auparavant, j'avais écarté l'offre faite par l'attaché culturel allemand, rencontré aux Deux-Magots, d'un lectorat dans une université allemande. Fin août, le même K. E… qui me sait sans emploi, m'invita à une soirée chez lui avec quelques amis des groupes personnalistes. On me fait parler avec un personnage aux trop longues jambes et trop longues joues, qui est allongé dans un fauteuil trop bas, et qui se nomme Otto Abetz. Il nous a beaucoup lus, semble-t-il, dans Esprit et L'Ordre nouveau, et je comprends qu'il est chargé des relations du NSDAP avec les milieux politiques et intellectuels en France. — Vous avez écrit des choses très dures sur notre régime, commence-t-il. — En effet. — Vous ne le connaissez pas. — Je connais assez bien l'Allemagne. J'ai dit comment je l'aimais, avant le régime d'Hitler. Je puis juger des différences. Et j'ai lu les écrits doctrinaux du régime. — Si vous voulez être objectif et véridique, et surtout, si vous voulez servir notre cause, j'entends la cause commune de la jeunesse européenne, comme vous l'écriviez il y a quelques années, c'est pour vous un devoir absolu d'aller voir et juger sur place la tentative nationale-socialiste. — Me laisserait-on circuler librement, passer le temps que je voudrais où je voudrais, voir qui m'intéresserait, dire ce que je penserais ? — Voilà ce que je puis vous offrir : un ou deux ans de lectorat à l'Université de Francfort. Le professeur de littérature française a sûrement d'autres candidats auxquels il tient, mais je suis en mesure de vous faire nommer exceptionnellement par Berlin, dans les quinze jours. — À quelles conditions politiques ? — Aucune autre que de publier après votre retour vos impressions. Séduit par l'idée de me voir nommé à titre d'adversaire déclaré du régime, je relevai le défi d'Abetz, mais non sans avoir précisé avec une insistance tout helvétique que si le régime m'apparaissait meilleur que je ne l'avais cru, je me ferais un devoir de le dire et publier ; mais qu'en revanche, s'il se révélait aussi mauvais ou pire que je l'estimais ce soir-là, Abetz ni son chef Ribbentrop n'auraient le droit de s'étonner que je l'écrive avec la même franchise. Trois semaines plus tard, j'étais nommé. **** *book_ *id_body-5 Journal d'Allemagne Avertissement Voici des notes qui, par leurs dates, prennent la suite du Journal d'un intellectuel en chômage. Mais il ne s'agit plus de chômage. L'auteur vit en Allemagne hitlérienne, et il y vit de son travail. (Des cours à l'Université d'une ville que l'on n'a pas jugé utile de nommer.) Le lecteur sera déçu s'il attend une évocation poétique de l'Allemagne : c'est le régime seul qui retient l'attention. Et l'on n'a pas voulu donner de ce régime un tableau objectif et complet ; mais voici quelques prises sur sa vie quotidienne, sur son existence dans les êtres . On se demandera sans doute pourquoi ce journal n'est publié qu'après deux ans de tiroir. Les nouvelles qu'il apporte ne sont-elles pas vieillies, dépassées par les événements, et par certaine panique récente  ? L'auteur s'est posé la question d'une manière un peu différente. S'il a tardé à publier ces pages, c'est justement qu'à son retour d'Allemagne, il n'était pas encore fixé sur la nature de leur actualité. Il craignait de n'avoir décrit que des aspects passagers du régime. Et comme son ambition n'était nullement de faire concurrence aux journalistes d'information, il s'est dit que le seul moyen de vérifier l'actualité de ses notes, c'était d'attendre quelque temps. Le lecteur va juger que cela suppose une conception assez spéciale de l'« actuel ». Ce petit livre est un journal, mais bien que publié, c'est un journal privé. La fonction de ce genre littéraire est à peu près l'inverse de la fonction de la presse. Qu'attendons-nous des journalistes publics, des grands reporters ? Une espèce de stylisation improvisée des événements, conforme aux vues générales d'un parti, ou tout au moins à l'opinion moyenne telle qu'elle se trouve préformée dans un pays. Or le journaliste privé prend au contraire son plaisir à noter ce qui contredit les stylisations opportunes. Ou pour mieux dire — car la contradiction dépend encore trop étroitement des préjugés qu'elle veut réduire — il s'attache aux faits et aux gestes qui ne sont ni tout à fait ce que l'on croyait, ni exactement le contraire. Et il se flatte d'atteindre ainsi, mais dans l'Histoire, ce même genre de réalité qu'imaginent les romanciers : le particulier général. Seulement au lieu de décrire des relations amoureuses, il décrit des relations sociales, ou politiques, ou religieuses : une affectivité plus vaste, aux manifestations non moins précises, mais encore peu connues des psychologues, et très curieusement ignorées des sociologues et des hommes politiques. De même que le roman psychologique, centré sur des héros individuels, a traduit la réalité de l'époque qui prend fin sous nos yeux, il se peut que le journal privé soit la forme de transition qui corresponde à la réalité d'un temps nouveau : elle traduit les relations d'une personne avec les passions collectives. Demain peut-être, il n'y aura plus que des manifestes, des épopées de propagande. Je dédie cette brochure à ceux qui, dès maintenant, veulent et préparent un après-demain. Été 1938. I Journal (1935-1936) Fin d'octobre 1935. Des amis se sont étonnés de me voir accepter ce poste, offert par le hasard d'une rencontre, un beau soir de juillet aux Deux-Magots. Je leur réponds qu'on ne m'a pas nommé dans l'ignorance de mes opinions : c'est ce qui assure ici ma liberté. Mon premier livre dit assez mon amour de l'Europe centrale ; et mon deuxième, l'idée que je me fais des régimes totalitaires . Je ne sais si l'on espère me convertir en m'offrant d'en voir un de près. Quand cela serait, pourquoi me dérober ? S'ils sont dans le vrai, il est urgent de le dire, et de me dédire. Et s'ils se trompent, je saurai mieux pourquoi. De toutes façons, vivre à l'époque d'Hitler, et n'aller point l'entendre et voir, quand une nuit de chemin de fer y suffirait, c'est se priver de certains rudiments de toute compréhension de notre temps. Mais encore, ce serait peu que le voir de ses yeux. Il faudrait le voir comme à travers son peuple, par les yeux de ses sectateurs et par les yeux de ses victimes, tel qu'on le crée et tel qu'on le subit… J'ai donc accepté pour un an. Et me voici depuis un mois bientôt dans cette ville de l'Ouest, non loin du Rhin. Ancienne ville d'Empire, vieille culture, richesse moderne, de la mauvaise époque. Je la connaissais un peu, par quelques brefs passages, un arrêt de trois jours « avant le régime  ». Mais je suis arrivé persuadé que tout était changé, depuis janvier 1933, de ce que j'avais aimé dans ce pays. Cette idée m'a peut-être égaré, les premiers jours. Variante moderne de l'illusion classique du voyageur. On passe la frontière d'une de ces nations neuves : on s'imagine que tout, êtres et choses, va nous montrer des marques de la révolution. Et certes, en ce petit matin de gare, à Saarbrüchen, c'est le « Heil'ler » tout machinal (le Heil Hitler déjà rodé) des ouvriers entrant dans la buvette qui m'a frappé (huit mois à peine qu'ils sont Allemands du IIIe Reich !) Puis deux ou trois incidents que je vais dire, et ces intérieurs entrevus en cherchant un appartement. Mais au cours des semaines suivantes, il m'a semblé que la révolution redevenait à peu près invisible. Le phénomène est d'ailleurs bien connu : c'est aux premiers contacts que l'on perçoit le mieux l'étrangeté d'un pays étranger ; tout de suite après, par contrecoup, l'on devient sensible aux ressemblances. Ainsi j'ai retrouvé ma vieille Germanie dans les cafés, dans la ville médiévale, dans l'odeur douce des magasins de tabac, dans la tristesse des ciels pesants sur les rues grises et trop bien astiquées. Méthode : Se garder d'attribuer au national-socialisme tous les traits caractéristiques de la vie allemande d'aujourd'hui. C'est l'erreur habituelle des reporters qui ont mal ou point connu l'Allemagne ancienne. Voici donc ce que je retiens de mes observations depuis un mois. (Il ne s'agit que de très petits faits, qui peuvent décrire une atmosphère, mais non point fonder un jugement.) À la douane. — Je vais au Zollamt de la gare pour retirer mes malles et le lit de mon petit garçon. « Si c'était un chariot de bébé, me dit-on, il passerait. Mais c'est un lit, donc c'est un meuble. Il faut payer. — C'est un chariot, dis-je, puisqu'il a des roues. » (En effet, il se trouve muni de quatre roulettes de caoutchouc). Vaincu par cet argument spécieux, le douanier cède. Mais il entend se rattraper sur le reste. On ouvre une malle. Posé sur des vêtements, un livre apparaît. Le douanier s'en empare : « Est-ce de la Hetzpropaganda  ? demande-t-il d'un air menaçant. — Nous ne connaissons pas ce genre de littérature en France. — Traduisez-moi le titre ! — « Petit manuel des mères ». Rageur, il fouille dans les mouchoirs. Nouvelle discussion à propos d'un numéro de revue allemande. Le ton monte. Cela va se gâter, car il y a toute une bibliothèque au fond de la malle. Mais un second douanier s'est approché, attiré par nos éclats de voix. Il coupe court : Nie mehr Krieg. Erledigt ! (Plus jamais de guerre ! C'est en ordre !) (L'Anglais noterait dans son carnet : Tous les douaniers allemands sont des espions mais en même temps des pacifistes.) Appartements. — Le quartier de l'Université est le plus riche de la ville. Grandes villas et palais dans des jardins, larges avenues luisantes et ombragées. La plupart des maisons à vendre ou à louer. Sur les plus belles flotte un drapeau à croix gammée, et la plaque de la grille indique le siège d'un état-major de SS ou de SA. Les propriétaires juifs qui n'ont pas émigré essayent de louer un ou deux étages. Nous avons visité de beaux appartements, au mobilier trop luxueusement 1900, mais ils sont réservés aux juifs, comme j'aurais dû le voir par cette indication : für n. a. (pour non aryens) que portaient les annonces du journal. On nous reçoit et l'on nous renvoie avec un sérieux méfiant et résigné, presque sans nous regarder. À la fin de l'après-midi, nous trouvons enfin un propriétaire aryen. C'est une vieille dame aimable qui parle un français fort passable. Elle n'habite plus qu'une pièce au dernier étage de son hôtel. Le reste est « loti ». Quatre jeunes ménages et trois célibataires. Cuisine commune. Nous aurons le rez-de-chaussée : trois pièces immenses et sombres, un hall à colonnes de marbre. Le tapis luxueux de l'entrée porte des traces de pneus : un locataire remise sa moto sous l'escalier. Premier échange. — Trois jours après notre arrivée, j'ai pris contact avec le Séminaire de langues romanes où je vais enseigner. (Le semestre s'ouvrira au début de novembre.) Dans la bibliothèque, un seul étudiant. Il a dû penser que j'étais le nouveau professeur. Je l'aborde et il se lève brusquement pour me saluer. Il lisait un livre français : La Révolution nécessaire, d'Aron et Dandieu. — Je dois faire, me dit-il, une causerie sur le mouvement personnaliste, ce soir, à la réunion politique des SA. — Que pensez-vous de ce livre ? — C'est très bien pour la France, me semble-t-il, mais c'est injuste pour nous. Vous avez vos problèmes et nous les nôtres . 5 novembre 1935. Séance d'ouverture du semestre d'hiver, pour notre séminaire. Le Dr N… professeur ordinaire, me reçoit dans son bureau avant la petite cérémonie. — Combien aurai-je d'étudiants ? — Une quarantaine, probablement. Avant 1933 — (toujours ce seuil !) il y en avait près de trois cents. Mais c'était beaucoup trop par rapport aux postes vacants. On a pris des mesures pour enrayer le chômage des intellectuels. On contingente les inscriptions. Et naturellement, les non aryens… (Geste de barrage.) Nous pénétrons dans la grande salle. Ils sont en effet une quarantaine au plus, trois ou quatre en uniforme brun ou noir. Présentation du nouveau « lecteur », après quoi, le Dr N… prononce son allocution. En terminant, il lève le bras d'un geste timide : « Et en l'honneur de nos études romanes, Sieg heil ! » Un court silence, puis il se reprend : « Et aussi en l'honneur de l'Allemagne !… » Gêne. Tous ont senti l'hésitation. Ce n'est guère qu'à de très petits signes de ce genre que j'ai pu distinguer, jusqu'ici, la pensée véritable des hommes avec qui je vais vivre. Comme tous les refoulés, ils ne se trahissent guère que par certains « lapsus révélateurs ». Encore serait-il exagéré de déduire de cette hésitation du Dr N… qu'il est mal disposé pour le régime. Peut-être, simplement, n'a-t-il pas encore pris l'habitude du geste par lequel tout discours officiel doit réglementairement se terminer. 6 novembre 1935. Les premiers jours, nous courions aux fenêtres chaque fois que la rue retentissait de chants. C'était une troupe noire ou brune, par rangs de trois, qui défilait ; ou bien une formation de la Hitlerjugend, du Jungvolk ou du BDM, grosses petites filles ou très jeunes garçons . Mais déjà le rythme de ces chants — une phrase, puis un silence pendant quatre pas — nous est devenu familier. Le défilé fait partie de l'atmosphère allemande comme les embouteillages de l'atmosphère parisienne. On ne se retourne même plus. 9 novembre 1935. Ville pavoisée pour l'anniversaire du putsch de Munich en 1923. Peu de drapeaux dans les beaux quartiers : un ou deux par villa seulement. Mais les maisons des rues commerçantes et des quartiers populaires sont rouges du haut en bas. Seul le palais Rothschild reste nu, scandaleusement nu, au fond de sa pelouse soignée. Au coin de la place de l'Opéra, une demi-douzaine de SS bottés me barrent le route, agitant des troncs sous mon nez : « Pour le WHW  ! » Mon « Non merci » les laisse sans voix. J'ai entendu vanter et dénigrer cette œuvre. Selon les uns, le produit de la collecte hebdomadaire sert uniquement à fournir aux pauvres des vêtements, du charbon et du pain. Selon d'autres, une bonne part de l'argent extorqué aux passants craintifs « va pour les armements », c'est-à-dire on ne sait où. Quoi qu'il en soit, j'ai déjà pu constater que l'État retient 7 % de mon traitement comme « don volontaire » au WHW. Mon devoir est donc fait, si devoir il y a. Et au surplus, je tiens essentiellement à ce qu'un passant sur mille — moi par exemple — oppose un refus de principe à ces bruyantes sollicitations. Le spectacle des pauvres gens assaillis par ces bandes insolentes, et donnant leurs pfennigs par crainte des listes noires, produit un sentiment de honte générale. Tâchons du moins de sauver l'honneur. (Il est vrai que mon geste perd beaucoup de sa portée du fait que je suis étranger.) Au-dessus des grandes artères, on a tendu des calicots rouge brique portant ce slogan ou « Schlagwort » : La lutte contre la faim et le froid est notre guerre. Est-ce une déclaration pacifiste ? Ou bien ne peut-on enthousiasmer l'Allemand qu'en lui parlant de « guerre », fût-ce même contre le froid ? Dimanche dernier, c'était le jour de l'Eintopfgericht. Ce jour-là, chaque ménage se restreint à un plat unique, brouet de lard, de choux et de pommes de terre, afin de pouvoir donner la différence au WHW. À titre d'exemple et de propagande, les notabilités de la ville tiennent à prendre ce repas en public, à des tables dressées devant l'Opéra. Tout cela sans trop de gaîté, avec une sorte d'application. Apprentissage du civisme nouveau, avec un regard méfiant vers le voisin qui est membre du Parti. Morale de Sparte embourgeoisée. La Révolution ne serait-elle qu'une façade rouge pour abriter le petit-bourgeois ? Une campagne de propagande confiée aux soins de la police ? Une diversion à la faveur de quoi l'armée se reforme et les luttes sociales s'assourdissent ? C'est bien ce qu'on me disait à Paris… 11 novembre 1935. Rencontre. — Ce matin, j'ai ressenti pour la première fois quelque chose de tragique dans la présence du régime, quelque chose qui me révèle sans doute l'un de ses aspects les plus profonds. Dans cette église baroque de Sainte-Catherine — murs couverts d'armoiries et de cimiers vieil or, galeries de bois peintes de scènes de la Bible — c'est à peine si je trouve une place assise. Je note la proportion considérable des hommes dans l'assemblée. (Mais où sont les jeunes gens ?) Et le recueillement profond. Il m'a semblé aussi que l'on chantait mieux que naguère, sur un rythme moins alangui. Le pasteur a parlé de l'héroïsme. Le héros chrétien n'est pas celui qui meurt glorieusement pour la puissance de sa race, mais celui qui croit humblement jusqu'à la mort. Le Christ n'est pas mort en héros, mais en paria, aux yeux de sa nation. Comme je sortais, vivement impressionné par le courage sérieux (sans nul défi) que suppose hic et nunc une telle prédication, un chant puissant, soudain, a retenti au tournant de la rue. C'était un défilé de chemises brunes. Ils ont passé longuement devant le porche du temple, repoussant le flot des sortants. Je comprenais à peine les paroles de ces phrases brèves, clamées à pleine voix, entrecoupées de pas rythmés. Un voisin me les répète entre les dents : il est question de « notre force » et de drapeaux qu'il faut teindre dans le sang des juifs. Fin de novembre 1935. Huit semaines de séjour, quatre d'enseignement. Essayons de faire le point, parmi tant de petits faits contradictoires, notés au jour le jour et sans souci de leur possible insignifiance. Le mieux sera sans doute d'envisager l'un après l'autre quelques types sociaux très courants, et quelques situations bien circonscrites. Les bourgeois. — J'arrivais de Paris persuadé que l'hitlérisme est un mouvement « de droite », une dernière tentative pour sauver le capitalisme et les privilèges bourgeois, comme disent les socialistes ; ou encore : un rempart contre le bolchevisme, comme disent les réactionnaires. Je vois beaucoup de bourgeois : professeurs, médecins, commerçants, industriels, avocats, employés, rentiers plus ou moins ruinés : il me faut bien reconnaître qu'ils sont tous contre le régime. C'est un bolchevisme déguisé, répètent-ils. Drôle de « rempart ». Ils se plaignent de ce que toutes les réformes soient en faveur des ouvriers et des paysans ; et que les impôts prennent les proportions d'une confiscation de capital ; et que la vie de famille soit détruite, l'autorité des parents sapée, la religion dénaturée, éliminée de l'éducation, persécutée par mille moyens sournois, méthodiquement. Mais si je les interroge sur leurs projets de résistance, ils se dérobent. Je parviens à leur faire avouer que le bolchevisme brun est tout de même, à leurs yeux, moins affreux que le rouge. Il n'y a pas eu de massacres. Tout se passe d'une manière progressive et ordonnée. Bientôt ils n'auront plus de fortune, mais ils conserveront leurs titres et leurs fonctions, sous des maîtres nouveaux. (Le gouverneur de la province est un ancien employé de postes, ventripotent et qu'on juge très vulgaire.) Partout la même crainte paralyse en germe tout essai de résister : si ce n'étaient pas les bruns qui avaient le pouvoir, ce seraient les rouges. Ils n'imaginent pas d'autre alternative. De fait, ces « possédants » n'ont jamais cru au régime de Weimar. Il n'y a sans doute pas en Europe de classe plus indifférente à la vie politique, plus passive vis-à-vis de l'État, plus lâche devant le fait accompli — et toujours accompli par d'autres, forcément — plus dénuée d'esprit civique, pour tout dire. Par un curieux paradoxe, c'est le régime national-socialiste qui est en train de leur faire découvrir le fait social et les problèmes qu'il pose. D'une part, la force et la rapidité de l'ascension hitlérienne ont été l'expression directe d'une carence du sens civique, loi générale qui se vérifie dans tout pays totalitaire. D'autre part, le régime nouveau a pris à tâche d'éduquer tout ce monde : d'où le didactisme pesant des innombrables discours politiques et des leaders de la presse mise au pas. Certes, les Allemands ont toujours eu le sens du groupe, et l'on est trop souvent tenté d'expliquer le national-socialisme par ce besoin de marcher ensemble, de chanter ensemble, de boire et de penser ensemble. En réalité, ce phénomène est aussi vieux que les Allemagnes ; il ne peut donc rien expliquer de ce qui s'y passe de tout nouveau. Un régime totalitaire n'exprime point tant l'âme collective d'un peuple que le besoin de porter remède à ses carences profondes, et de les compenser. Hitler est en train d'opérer un dressage du peuple allemand (comme Staline, un dressage du russe), dressage dont les buts n'ont rien de traditionnel, bien au contraire. Tous les efforts de la propagande pour restaurer je ne sais quel hypothétique et préhistorique germanisme sont destinés — plus ou moins consciemment — à masquer le caractère anti-allemand des méthodes qu'on applique en fait. Méthodes prussiennes, disent les Allemands du Sud ; méthodes slaves, grognent les Prussiens. Méthodes jacobines, à mon sens. Car ce qu'il s'agit d'inculquer à cette inerte bourgeoisie, ce n'est pas le sens du groupe, qu'elle avait, mais le sens de l'État, qu'elle n'a pas. Le sens de l'unité allemande, de la prépondérance de l'intérêt allemand sur les intérêts de classe, et sur tout intérêt privé. Voilà la grande révolution, dans un pays où la vie intérieure d'une part, et la séparation des classes de l'autre, étaient les vrais fondements des mœurs. Seulement, il y a cette différence profonde entre le jacobinisme et le national-socialisme : c'est que le premier parlait des droits du citoyen, tandis que le second ne parle que de ses devoirs. Je ne vois pas de raisons théoriques de préférer l'un de ces systèmes à l'autre. Ou plutôt chaque raison, qui se présente, aussitôt en évoque une contraire ; c'est un vertige dialectique. Un petit industriel. — Avant 1933, sa vie était impossible : grèves, menaces de mort de la part des extrémistes, discussions épuisantes avec le syndicat, trésorerie en délire. C'était la « liberté ». Maintenant, plus rien n'est libre, mais tout marche, assure-t-il, ou va marcher. Plus de discussions. Le « Führer d'entreprise » n'a pas le droit de renvoyer ses ouvriers, mais ceux-ci n'ont pas le droit de se mettre en grève. La paix sociale a été obtenue par la fixation des devoirs réciproques à un niveau de justice fort médiocre, mais stable. — En somme, vous êtes content ? Il sourit, hausse un peu les épaules, fait oui de la tête. Demain, il doit partir pour un Schulungslager (camp d'éducation sociale). Ça ne l'enchante pas. Je le revois trois semaines plus tard. — Ce camp ? — Eh bien voilà : nous étions dans une grande maison, logeant deux par deux dans des chambres confortables. J'avais pour compagnon un ouvrier de mon usine. On apprend à se connaître en partageant la même chambre. Nous suivions des cours de politique et d'économie. Nous chantions ensemble. On nous interrogeait. La plupart des soirées libres, nous les passions en commun à l'auberge du village… Je le sens tout rajeuni : il est retourné à l'école ; et tout délivré : ces ouvriers sont au fond des braves types, on peut leur parler sans relever le menton… J'ai cru pouvoir déduire des propos de ce petit patron, et de quelques autres, une réponse un peu moins grossière à la question courante : le régime est-il de gauche ou de droite ? Voici : le régime est beaucoup plus à gauche qu'on ne le croit en France, et un peu moins qu'on ne le croit chez les bourgeois allemands. Mais sans doute une réponse exacte ne saurait-elle être donnée, la question étant elle-même fort irréelle dès que l'on quitte le plan de la polémique ; (relative à des partis pris opposés mais incommensurables, et par nature, indépendants de toute information précise). Un Israélite. — Après les plaisanteries d'usage sur les chefs du régime, et quelques indications sur les mesures vexatoires prises à l'égard des Juifs (c'est très simple : ils ne peuvent ni rester ni partir), il en vient à me parler non sans une vive nostalgie de l'œuvre de rapprochement franco-allemand qu'il avait entreprise dans cette ville. Échange d'étudiants, conférences, cercles d'études, aide bénévole aux étudiants en langues romanes, voyages, bibliothèques créées ou enrichies, concerts… « Tout cela est passé », conclut-il. Cette petite phrase contient une somme de vérité que l'esprit se refuse à concevoir. (L'esprit répugne à enregistrer le fait accompli, ou à penser l'irréversible. Et l'esprit juif sans doute plus que tout autre : c'est pourquoi il est libéral. Rien de moins juif, à mon sens, que Marx.) Ce qui est passé, c'est une forme de culture, séduisante, aimable et « profonde », mais à tel point coupée de la vie « grossière » des masses qu'elle n'a pas résisté un seul jour au réveil brusque de certains instincts. Mais je ne vais pas redire ici ce que je suis en train d'écrire ailleurs . Je noterai simplement qu'un Juif, cultivé, libéral et bourgeois, ne peut vraiment concevoir l'hitlérisme qu'en tant qu'absurdité totale. Ce n'est pas l'antisémitisme qui lui demeure impénétrable — loin de là ! bien des Juifs le partagent — mais c'est une conception du monde fondée sur la force du fait, où sa pensée ne trouve plus de repères. Il est d'ailleurs injuste, ou inexact, de dire en général : le Juif. Ici même, j'en distingue au moins trois espèces des plus diverses. Celui dont je viens de parler se confond à peu près avec le type européen du libéral. Il en est d'autres (on le prétend), qui sont devenus marxistes et même staliniens, tant par idéalisme que par ressentiment. Ils chérissent un anti-Führer, qui fera mieux que le Führer des goyim . Mais beaucoup de ceux que l'on voit encore dans un café de la place de l'Opéra paraissent, il faut l'avouer, justifier les slogans grossiers de la propagande hitlérienne. Bedonnants et bagués, le cigare au milieu de la bouche, ils représentent le type vulgarisé du capitaliste insolent. Goebbels et les Führers locaux n'ont pas eu de peine à concentrer sur eux la haine envieuse que vouent les petits aux gros à l'intérieur des classes bourgeoises. Nul besoin de recourir à des faux manifestes, tels que les Protocoles des Sages de Sion : il suffisait de montrer du doigt ces ventres, et de rappeler aux parents humiliés que leurs enfants ne sont jamais les premiers dans une classe où se trouvent des Juifs… Ou bien le ressentiment n'est pas le seul fait des gauches ; ou bien l'hitlérisme est de gauche. Dans les deux cas, nos droites se trompent ; mais nos gauches, dans le second cas . Les étudiants. — Dans la plupart des universités allemandes, le nombre des étudiants eu langues romanes est tombé au dixième de ce qu'il était en 1932. Certes, il fallait combattre le chômage. Mais de fait, les jeunes bacheliers sont obligés de faire six mois de camp de travail, deux ans de service militaire, et parfois une année de Lehrakademie (gymnastique et pédagogie) avant d'entrer à l'Université : d'où plusieurs années creuses, au cours desquelles on compte sans doute qu'ils perdront le goût des études. À cela s'ajoute la grande difficulté d'obtenir des livres français, à cause du régime des devises. Notre culture perd du terrain dans des proportions inquiétantes. Et la culture en général. Parmi ceux qui suivent mes cours, la plupart sont des étudiants de quatrième ou de cinquième année. C'est la dernière génération d'avant le régime. Ils connaissent Gide, Claudel, Giraudoux, mieux que moi. L'un d'eux me présente un travail sur Les Nouvelles Nourritures de Gide, que je viens de recevoir et lui ai prêtées. Il s'étonne sincèrement du communisme affiché par l'auteur, et conclut que « ce doit être une erreur, de la part de ce poète ». Même réaction à propos de Giono, qu'ils adorent, et qu'ils jugent plus proche des idéologies préhitlériennes que du socialisme qu'il professe . Les plus jeunes ont l'air moins ouvert. Ils sortent du camp de travail. Le professeur ne leur inspire plus ce respect dû au titre et même à l'âge, qui était naguère si frappant en Allemagne. C'est simplement l'indispensable technicien — d'ailleurs mauvais gymnaste et vivant à l'écart de « la vie » — dont on peut recevoir une certaine somme de « connaissances ». Je leur demande de répondre par écrit à cette question : « Pourquoi j'étudie les langues romanes. » Trois sur dix donnent pour raison que la radio des Jeunesses hitlériennes diffuse des causeries en français et que cela prouve qu'il est « utile » de connaître cette langue du voisin. Un peu avant le début du semestre, une ordonnance du Führer de l'Instruction publique a déclaré dissous et illégaux tous les « corps » d'étudiants sans exception. La portée de cette révolution dans les mœurs est soulignée chaque semaine par l'organe universitaire du Parti, le Bewegung. Rien en France ne donnerait une idée de la violence démagogique de ces articles. Car elle est moins dans la vivacité, voire dans la grossièreté des termes, que dans la volonté de pourchasser l'opposition vaincue jusque dans ses derniers retraits, au plus intime de la vie intérieure. On ne se contente plus d'une soumission même exemplaire : on dénonce comme « asocial » celui qui ne manifeste pas une « joyeuse » ardeur au service du Parti. Voici la « Prière du soir d'un Philistin » (Spiessers Nachtgebet) publiée par le Bewegung de cette semaine : J'ai suivi mes cours avec zèle et j'ai brillé au séminaire. J'ai sacrifié un demi-sou à la criante misère du peuple et je n'ai pas manqué le service , ce soir. J'ai fait attester ma présence et j'ai lu avec enthousiasme le VB . J'ai payé aujourd'hui ma cotisation à la SA. Car je suis un ami de l'ordre. — Amen. Dans un autre numéro, l'article de tête est intitulé : Arrogance académique. J'en traduis quelques passages : Il fut un temps en Allemagne où l'on se croyait tout permis, et nous pensons avec un doux ricanement à cette époque wilhelminienne où un « Akademiker » (étudiant de l'Université) planait à une hauteur infinie au-dessus de l'ouvrier d'usine, et où n'importe quelle ridicule tête vide toisait avec mépris ceux qui n'appartenaient pas à la “société”. Le national-socialisme a détruit les classes et les castes. Il a libéré l'ouvrier de la folle illusion de la classe, corps étranger dans la nation. Et les partis bourgeois, sans qu'il nous en ait coûté beaucoup d'efforts, ont tourné en bouillie comme un pudding raté. Pourtant, il nous semble parfois que l'épuration n'a pas été poussée aussi loin de ce côté que du côté du marxisme, et que derrière le célèbre col dur se cache encore l'opinion des “gens bien”. Ce qui nous choque en particulier, c'est l'attitude réticente des universitaires. Tout se passe ici comme s'il n'y avait jamais eu de 30 janvier. Ici plus que partout ailleurs règne l'opinion qu'avant “c'était tout de même le bon temps”. Du point de vue égoïste de ces étudiants d'hier, c'est compréhensible. Pour eux et leur caste, c'était le bon temps ! Il doit être pénible de “s'abaisser” de l'état de demi-dieu académique à celui de “camarade” (!!!) populaire. On fait bonne mine à mauvais jeu. Mais intérieurement on enrage, et à la table de café du “corps” on ne connaît plus de retenue. Certaines déclarations ordurières prononcées là n'ont certes rien d'académique… Un tel article permet de mesurer la nature exacte des résistances au régime qui subsistent encore. On peut à peine parler d'opposition. C'est plutôt contre une inertie conservatrice que lutte aujourd'hui le Parti. Un « opposant ». — Je me promène avec un de mes étudiants. Il est déjà doktor phil., et il voudrait se perfectionner en français, dans l'attente d'une situation. Il craint d'ailleurs de n'en point trouver, n'étant pas du Parti. Il a fait beaucoup de psychanalyse : « Cela m'avait même complètement démoli, un temps. On ne peut plus croire à rien. » Maintenant il est disciple de Nicolaï Hartmann : la volonté, le réel, l'orgueil de l'homme… Le régime le dégoûte et le repousse. C'est la dictature des butors et des imbéciles. Je lui pose ma question habituelle : « Que comptez-vous faire contre ces gens, contre cet état de choses ? — On ne peut rien faire. Et en tout cas, je suis déjà trop vieux. — Trop vieux, vous ? Quel âge avez-vous ? — Vingt-sept ans. Mais le Führer l'a bien dit, l'autre jour : les hommes qui avaient plus de vingt ans en 1933 ne comprendront jamais les temps nouveaux. » Il prépare pour mon séminaire un travail sur Barrès : « La terre et les morts », c'est à peu près le Blut und Boden (sang et sol) des nazis. Comme il aime Barrès, cela le rassure. C'est une voie d'approche, un compromis avec le régime détesté . Un communiste. — Dans sa petite cuisine, où nous sommes attablés, depuis deux heures il me raconte ses bagarres avec les nazis, avant 1933, quand il était en feldgrau (l'uniforme des communistes) et les autres en brun. C'est un dur. Chômeur depuis sept ans. Ancien chef d'une Kameradschaft (compagnie de miliciens rouges). Irréductible, il me l'affirme solennellement. Mais lui aussi se sent trop vieux pour continuer la lutte, il a cinquante ans. Se bagarrer encore ? Ils ne sont pas comme ça, les ouvriers allemands. « Vous autres Français, me dit-il, vous ne rêvez que révolutions et émeutes. Vous ne savez pas ce que c'est. Nous en avons eu assez chez nous. Maintenant nous voulons du travail et notre tasse de café au lait le matin. Qu'on nous donne ça, Hitler ou un autre, ça suffira. La politique n'intéresse pas les ouvriers quand ils ont de quoi manger et travailler. Hitler ? Il n'a qu'à appliquer son programme, maintenant qu'il a gagné. C'était presque le même programme que le nôtre ! Mais il a été plus malin, il a rassuré les bourgeois en n'attaquant pas tout de suite la religion… » Tout d'un coup il se lève de son tabouret et avec un grand geste, le doigt pointé en l'air : « Je vais vous dire une chose : si tous l'abandonnent, tous ces gros cochons qui sont autour de lui (et il nomme les principaux chefs du régime) eh bien moi ! (il se frappe la poitrine) moi je me ferai tuer pour lui ! » Et il répète : « Lui au moins, c'est un homme sincère, et c'est le seul… » Un « vieux combattant » du régime. — On les reconnaît tout de suite : un type physique qui tranche sur celui des bourgeois et des ouvriers : plus dur, sportif, le regard froid et « objectif », teint pâle, lunettes, une lourdeur dans le bas du visage . Avant 1933, on ne le recevait plus dans la société de la ville ; depuis, il est devenu un personnage, recherché par ceux-là mêmes qui lui avaient fait subir les plus durs affronts en public ; comme par exemple ce grand industriel qu'il a invité ce soir avec nous, et qui posait naguère au social-démocrate. Nous parlons politique, sujet banni chez les bourgeois de l'opposition. Notre hôte discute brièvement et poliment mes objections (portant surtout sur le danger de guerre que représente l'hitlérisme). Il reconnaît le bien-fondé de plusieurs critiques. Mais il conclut : « Quoi qu'il en soit, vous ne pouvez pas nier que le Führer fait de la grande politique ! » Je lui pose la question de l'Anschluss. (Tout le monde ici répète : nous n'en voulons pas, ce serait une opération économiquement désastreuse, nous avons déjà assez de catholiques, seul le Führer y pense, etc.) « L'Anschluss ? dit notre hôte. Cela se fera si vite que personne n'aura le temps de bouger. Aucun danger de guerre. Un éclair, et tout sera terminé. N'ayez pas peur pour la paix, nous savons calculer, et tout est calculé dans cette affaire. » Dans la chambre de son fils : il prend le petit et l'élève devant lui en disant : « Oui, toi tu seras un vrai guerrier ! » Sa femme : « Voyons, tu es stupide de dire des choses pareilles devant des Français ! » Mais il n'a pas l'air de comprendre. Où est la gaffe ? Parents et enfants. — Déjeuner chez un avocat. Madame se plaint : « Il n'y a plus de vie de famille possible, avec ce système. Tous les soirs, deux de mes enfants sur trois sont pris par le Parti. Ma fille aînée a dix-huit ans. Elle est “Führerin” d'un groupe de jeunes filles qu'elle doit commander deux fois par semaine : gymnastique et culture politique. De plus, elle a la charge de trouver des places pour ses subordonnées, de s'occuper des secours à donner aux plus pauvres, de les visiter quand elles sont malades (c'est un contrôle), et même, c'est arrivé plus d'une fois, de régler des questions très délicates, enfants naturels, etc., vous me comprenez. Vous imaginez qu'avec cela, nous ne la voyons plus guère. Et comment voulez-vous que les parents gardent leur autorité ? Le Parti passe avant tout. Si nous voulions empêcher notre fils, qui a quinze ans, de sortir un soir qu'il est un peu malade, par exemple, nous risquerions une mauvaise histoire avec les autorités du Parti. Nous ne sommes que des civils pour nos enfants. Eux, ils se sentent des militaires. » Plainte vingt fois entendue. Les enfants sont ravis, naturellement. Ils se sentent libres. Car la liberté, pour un adolescent, c'est tout ce qui ne dépend pas de la famille, fût-ce la plus dure discipline, pourvu qu'elle soit extérieure au foyer. Je ne dirai plus que le « fascisme » tue l'esprit d'initiative. C'est le contraire. Comparez la jeune Führerin à une jeune fille du même âge, chez nous ! Mais l'initiative qu'on exige, c'est celle qui sert l'État et qui est prévue par lui ; c'est celle que la tactique moderne exige du soldat dans le terrain. Contraindre, ce serait peu. Mais s'emparer de la liberté même des jeunes, voilà le totalitarisme. La Presse. — Il faut porter à l'actif du régime hitlérien le fait d'avoir su rendre la presse ennuyeuse. Car elle est ennuyeuse, tout le monde le dit ; et qu'un lecteur comme moi ne partage point cet avis confirme sa justesse en général. J'appartiens en effet à l'espèce rare de ceux qui voudraient lire les journaux comme une page d'histoire. Mais il faut reconnaître que la plupart des hommes ne demandent à leur quotidien qu'un feuilleton tragi-comique, non pas seulement celui du « rez-de-chaussée », mais celui que composent les agences et les rédacteurs politiques. Or un journal allemand : 1° ne contient pas de récits de crimes ; 2° ne calomnie que pour des raisons d'État, jamais pour des raisons privées ; 3° ne donne de fausses nouvelles que dans une intention politique clairement définie, connue de tous, et constituant par là même une clef de correction très facile à manier ; 4° fournit beaucoup plus de texte que d'images ; 5° s'exprime sur les mêmes sujets, dans les mêmes termes que ses confrères ; 6° ne dénigre jamais sa nation et ses chefs ; 7° demande des articles à des écrivains et à des savants plutôt qu'à des acteurs ou à des coureurs cyclistes. Toutes ces raisons rendent la presse allemande assommante pour le grand public. Les tirages baissent, le nombre des organes diminue, contrairement à ce qui se passe en France. C'est un résultat magnifique. (Il y a longtemps que Kierkegaard a vu que l'existence de la presse quotidienne « rend le christianisme impossible ».) De plus, ces journaux « mis au pas » se trouvent contenir bien plus de renseignements sur l'état du monde que les « libres » journaux français. L'Allemand sait ce qui se passe au Japon, en Amérique du Sud, et même en France. Le Français l'ignore sereinement, mais par contre, il est au courant des faits et gestes de Mlle Darrieux, la star. On nous affirme aussi qu'il est prêt à se faire tuer pour assurer la liberté de sa presse : le droit pour un journal de se vendre à qui il veut, et d'inventer lui-même ses fausses nouvelles. Économie. — Mon incompétence en ce domaine n'ayant d'égale que celle des reporters qui l'exploitent d'ordinaire, je me contenterai de corriger certaines observations banales souvent reproduites par la presse étrangère. S…, directeur d'un des plus grands trusts du Reich, naguère socialisant, aujourd'hui membre des SA, me dit qu'à son avis Hitler était le seul homme capable d'assurer des relations équilibrées (?) entre la France et l'Allemagne, et cela en instituant un contrôle des marchés. Il me rappelle aussi qu'il y avait en janvier 1933 plus de six millions de chômeurs, chiffre réduit à un million deux ans plus tard. « Mais ils font tous des armements ! — Si la France n'en faisait plus, me répond S…, combien aurait-elle de chômeurs ? » Les journaux français sont pleins d'allusions ironiques au mot de Goring sur le beurre remplacé par les canons. Voici la réalité : le beurre est contingenté, on ne peut en acheter qu'un demi-quart à la fois. Si l'on en désire un second, il faut aller à la boutique suivante. C'est ce que nous faisons. Les magasins sont magnifiques à voir. Perfection des vitrines, des installations matérielles. Tout cela doit entraîner de gros frais généraux, d'où les prix de détail fort élevés. Les étalages des boutiques d'alimentation sont maigres : pas un melon de plus qu'on n'est certain d'en vendre dans la journée. Quand rien ne se perd, quand il n'y a plus d'excès possible, c'en est fait de la douceur de vivre. Mais le tout est de savoir pour quels excès l'on se réserve. L'argent liquide est fort rare. Presque tous les achats de quelque importance se payent par un système fort compliqué de billets à terme. Aux fins de mois, la caisse de l'Université a peine à faire face à ses obligations. On la ferme sous les moindres prétextes, pour gagner un jour, un week-end. Je me suis laissé dire aussi que la police des rues feint de relâcher sa surveillance au cours de la quatrième semaine du mois, en sorte que les passants enhardis traversent la rue avec témérité aux moments interdits, et ce piège rapporte à l'État beaucoup de pièces de 1 mark. Comme, au surplus, les porte-monnaie sont souvent vides à cette époque, c'est triple gain pour la police, car une amende dont on ne peut se libérer séance tenante est portée à 3 marks payables à domicile. Voici un trait caractéristique de la hiérarchie des besoins élémentaires chez les Allemands. Les propriétaires de notre maison sont ruinés. Ils n'ont plus d'autre argent liquide que celui que leur rapporte la location des chambres. Ils se nourrissent fort mal, n'achètent ni vin ni fruits, et rarement de la viande. Mais ils viennent d'acquérir une lessiveuse mécanique au prix de 120 marks (c'est deux mois de ménage). Durant les années qui précédèrent l'avènement d'Hitler, j'ai souvent constaté dans d'autres provinces allemandes, la propension des gens ruinés à bâtir, à agrandir leur maison, à perfectionner leur équipement ménager. C'est un des secrets de l'endettement monétaire de l'Allemagne et de sa richesse réelle. Propagande. — Nous oublions trop souvent que la propagande hitlérienne flatte un des goûts profonds de l'Allemand : celui d'apprendre. Rosenberg, Gœbbels, les théoriciens racistes, cherchent moins à enivrer les foules d'éloquence (à la française), qu'à enseigner des faits et une morale civique présentée comme réaliste et « scientifique ». On n'imagine pas en France le sérieux et l'application qu'apportent les partisans du national-socialisme à vous expliquer leur situation, telle que le Führer l'a révélée à leur raison. Ils vous expliquent les lois biologiques de la race, la nécessité de l'eugénisme, le fonctionnement avantageux des restrictions économiques « provisoires », les clauses du Diktat, l'état démographique de l'Europe centrale, le rôle des camps de travail dans la création d'une éthique communautaire, l'erreur des conceptions sociales sur lesquelles ils vivaient « avant janvier 1933 », etc. Ils vous expliquent surtout quels sont les devoirs très rationnels (à leurs yeux tout au moins) qu'exige d'eux le nouvel ordre social. Ce qui était révoltant dans les discours lancés comme des défis à l'étranger, devient presque touchant, à force de bonne volonté, dans la bouche d'un SA convaincu, ou de sa femme ! Serais-je contaminé par l'optimisme de commande en ce pays ? Je me dis parfois que si l'on parvient à éviter de nouveaux conflits armés, il se peut que l'hitlérisme apparaisse aux yeux des historiens futurs, comme une école civique élémentaire qui aura donné au peuple allemand ce qui lui manquait pour désirer la vraie démocratie. Et pour réaliser ses premières conditions, qui sont le sens vulgarisé de l'État et le sens du service social. Compensations. — Staline proclame une religion du travail et les Russes sont les plus paresseux des hommes ; Mussolini une religion de l'Empire, et c'est à peine si les Italiens avaient jamais été une nation ; Hitler une religion de l'État, et les Allemands l'apprennent péniblement, avec un pédantisme pathétique… N'allons pas faire, nous, une religion de la Liberté ! Ce serait le signe que nous en perdons le goût et l'usage naturel, spontané. Vertige de la relativité historique. — On est tenté de s'imaginer que certains choix entre deux causes sont simples, parce que des hommes n'ont pas hésité un instant à se faire tuer pour l'une ou l'autre de ces causes. Pourquoi se fait-on tuer ? Dans la mesure où on l'accepte, c'est par une sorte d'acte de foi. Mais alors tout dépend de la vérité de cette foi. Les « camarades » dont parle le Horst Wessel Lied, et qui moururent sous les coups de la « Reaktion » et du « Rotfront », savaient-ils ce que serait le régime pour lequel ils se sacrifiaient ? Seuls leurs descendants le sauront. Et encore, d'un savoir bien relatif, car il n'est pas de mesure constante dans cet ordre. Ils sont donc morts pour une idée que son triomphe tuera peut-être, ou révélera fausse et mauvaise. Pour mourir « en connaissance de cause », il faudrait être à même d'anticiper prophétiquement sur au moins quelques siècles d'histoire. Le chrétien seul meurt dans la certitude, parce que sa foi lui a révélé la fin absolue de l'Histoire : la catastrophe et la résurrection pour le Jugement. Et derrière lui retentit cette parole : « Tout est accompli » — sur la Croix. Fin de décembre 1935. Noël. Et le régime, de nouveau, qui s'efface : la vieille Allemagne pieuse et forestière ressuscite à tous les foyers, et c'est encore la vie de ces foyers qui se répand par les rues marchandes, aux devantures illuminées en plein midi, dans un parfum de sapin frais. « O Heil'ge Nacht ! », ô sainte nuit d'intimité, où de nouveau j'entends battre le cœur de mon ancienne « Germanie aimée »… 2 janvier 1936. Le fils de la propriétaire est un maigre blafard, blessé de guerre, et qui ne peut plus s'occuper que de la maison et des comptes de location. Il a coutume de descendre les escaliers en sifflant un air martial chaque fois que quelqu'un est sorti, pour vérifier si la porte a été refermée à clef. Hier soir, il m'avait remis la note du mois de décembre. En plus des 70 marks prévus : 45 marks pour l'électricité et le gaz depuis trois mois. Dans l'idée qu'il y avait erreur, je l'ai fait venir ce matin. — Il ne s'agit pas d'une erreur, me dit-il, c'est exactement ce que j'ai dû payer pour vous, d'après le compteur ! — Mais notre contrat prévoyait l'éclairage et le gaz compris ? — Possible, mais c'est ce que vous m'avez coûté. — Je le regrette pour vous, cher monsieur, mais vous auriez dû le prévoir dès le début. Je m'en tiens à notre contrat. (J'ai pris la pose de Poincaré.) — Dans ces conditions, je ne peux plus vous louer l'appartement. — Et moi, je ne puis plus le payer. Voilà bien mes Allemands ! Au début, par désir de se rendre sympathiques, par générosité ou maladresse, ils font des offres trop avantageuses, sans calculer les risques qu'ils encourent. L'expérience leur montrant qu'ils y perdent, au lieu de proposer un arrangement nouveau, ils perdent la tête, font un coup de bluff, et voilà la guerre déclarée. C'est l'histoire du traité de Versailles. 3 janvier 1936. « Nie mehr Krieg ! » Nous avons transigé. Morale : Un Français né juriste et malin aurait essayé de me rouler en interprétant adroitement la lettre du contrat. L'Allemand préfère en appeler à la nécessité qui ne connaît plus de contrat. Difficulté de prononcer où est la plus grande injustice. Et au surplus, dans l'un et l'autre cas, c'est le perdant seul qui parle d'injustice, alors que l'autre est en droit d'affirmer point de justice sans révision des clauses devenues inadéquates. 10 janvier 1936. Un film de propagande. — Destin d'une communauté d'Allemands de la région du Volga, pendant la révolution russe. L'officier soviétique a une tête de faux Chinois et de Chinois faux (infériorité morale des non-Aryens). La seule fille du village qui trahisse son honneur : C'est qu'elle est née d'une mère russe. (Tout métis a la trahison dans le sang.) On voit un vieux pasteur qui a la faiblesse de prier pour les ennemis (sabotage moral) et de condamner la violence (libéralisme morbide). Le jeune paysan brutal qui lui tient tête figure l'Allemagne nouvelle. Grâce à lui, le village sera sauvé, les Russes proprement massacrés. Dans une scène pathétique avec le vieux pasteur, ce champion des vertus germaniques s'écrie : « Je ne crois qu'à un Dieu qui sauve l'honneur de mon peuple ! » Le village enfin délivré de la racaille asiatique, les jeunes gens se réunissent sur les ruines fumantes du temple et prient : « Ô Dieu, qui nous a faits libres et forts, reste avec nous, Amen ! » C'est la prière au dieu de la tribu. Quant au Livre qui dit : « Aimez vos ennemis », on nous explique que c'est une lettre morte (toter Buchstabe), et qui ne peut plus nous aider ». En effet. Tout cela précise opportunément le sens des déclarations du Führer, lorsqu'il se donne pour le protecteur de la « religion » contre les sans-dieu bolcheviks. 15 janvier 1936. Conversation avec un SA. — Il vient de passer son doctorat, et fréquente encore, par occasion, mon séminaire. Comme il se montre curieux de mes réactions vis-à-vis du régime, je l'emmène parfois à la maison pour bavarder. Lui. — Quoi de neuf depuis notre dernière rencontre ? Moi. — Quelques observations, en flânant dans vos rues… Flâner, c'est une activité plutôt « réactionnaire », n'est-ce pas ? Lui. — Ah ! oui… (Silence poli.) Moi. — Allons au fait. Je vous disais l'autre jour : Comment voulez-vous que les Français ne vous accusent pas d'ardeur belliqueuse, quand ils voient vos jeunes gens se passionner pour le « Wehrsport  » ? Cette manie de porter des bottes sans aller à cheval, ces uniformes, ces poignards qui pendent à vos ceinturons, ces défilés farouches — tout cela signifie guerre en français. Il n'y a rien à faire contre ce jugement. Je vous le disais : quand des Français voient des jeunes gens marcher au pas par rangs bien alignés, et surtout, faire cela pour le plaisir, il n'y a qu'une seule explication possible : c'est que ces types se préparent à la guerre. Lui. — Ce n'est là, tout simplement, qu'un goût que nous avons. Cela n'a rien à voir avec la guerre, la guerre contre un pays déterminé. De tout temps, les jeunes Allemands ont aimé la marche et le chant par groupes. Ainsi, tenez, les Suisses se passionnent pour le tir au fusil. Vous n'irez pas leur reprocher, tout de même, d'être un danger pour leurs voisins. Moi. — Bon. Admettons. C'est là que nous en étions restés. Je vous avais dit pour conclure : Souhaitons que vous arriviez à faire comprendre, hors d'Allemagne, que votre goût du décor guerrier est un goût pacifique somme toute, sportif, artistique si j'ose dire ! Lui. — Eh bien, et maintenant ? Moi. — Je crois maintenant que c'est plus grave. Une chose me frappe : ce mot Kampf, lutte, qu'on entend et qu'on lit partout, ici, dans tous les articles de journaux, dans tous les discours politiques, à tout propos. J'admire votre « Secours d'hiver », mais je remarque que toutes les banderoles rouges tendues au-dessus des rues et qui portent des devises de propagande pour l'œuvre contiennent le mot Kampf, quand ce n'est pas le mot Krieg. « La lutte contre la faim et le froid est notre guerre. » Je sais bien ce que vous entendez par là : « Les autres peuples en sont encore à la guerre armée, nous, nous luttons pour édifier un monde sans misère : voilà notre guerre ! » Mais pourquoi faut-il que votre paix soit encore une guerre ? Ne pouvez-vous vraiment enthousiasmer vos concitoyens qu'en les appelant à la guerre, même si c'est pour la paix ? Voyez la différence : quand Briand voulait soulever l'enthousiasme des Français, il « déclarait la Paix » au monde entier. Lui. — Mais il n'y avait aussi que des Français pour le croire. Et cela ne gênait pas beaucoup le Comité des Forges. Parlons sérieusement. D'abord, l'abus de ce mot Kampf s'explique facilement : c'est le Führer qui l'a introduit dans nos habitudes de langage, avec sa fameuse autobiographie. Mais peu importe. La vérité, c'est que nous avons une conception héroïque de la vie. Tout dépend de cela. Moi. — Nous y voilà. Je ne vais pas combattre votre conception du monde dans la mesure où elle se veut héroïque, comme celle des jeunes Russes d'ailleurs. Je voudrais bien que la jeunesse française ou suisse, ou belge, se montre un peu plus héroïque, moins exclusivement passionnée pour le cinéma et les prouesses « sportives » des coureurs cyclistes, par exemple. Seulement nous avons deux conceptions radicalement opposées de l'héroïsme. Vous mettez vos bottes et vous allez faire l'exercice dans la campagne. Bon, voilà qui est simple. Moi, c'est plus compliqué à expliquer… et peut-être aussi à faire. J'ai à me battre, aussi, contre un régime économique et culturel, contre une masse de préjugés politiques antédiluviens qui encombrent la vie publique et qui empoisonnent la pensée. J'ai à lutter, aussi, contre tous les entraînements de gauche ou de droite, pour avancer, pour dépasser ces vieilles hantises sentimentales, pour rester maître de ma pensée et de mes actes au milieu de l'excitation générale et stérile qui caractérise ces années. Nous avons à construire un ordre. Cela me paraît bien plus urgent que d'aller faire la petite guerre dans les bois de la banlieue. Et c'est plus dangereux aussi. Lui. — Bien sûr. Mais n'oubliez pas que nous avons fait notre révolution, nous. Nous avons un autre problème à résoudre maintenant. Le spirituel est réglé… officiellement du moins. Mais qu'allons-nous faire de notre énergie physique ? Et c'est plus grave encore. Voyez-vous, nous ne pouvons pas échapper à cette espèce de hantise, comme vous dites : les Anciens Combattants à côté de nous. Ils ont subi une épreuve formidable, ils ont fait une expérience maximum, ils ont vécu quelque chose d'extrême, et rien ne peut remplacer cela pour nous. Nous avons honte devant eux. Nous sentons que nous ne sommes jamais allés jusqu'au bout de nos forces. Il y a un instinct profond, dans tout homme, qui réclame cette épreuve totale de ses forces. Comment le satisfaire ? Moi. — Je vous aurais dit, il y a dix ans : le sport… Lui. — C'est quelque chose. Ce n'est pas assez, ce n'est pas sérieux. L'adversaire n'est pas un vrai adversaire, comme à la guerre. Nous avons besoin de sentir devant nous un adversaire vraiment dangereux, il nous faut cela pour provoquer le déploiement de toutes nos forces viriles. On ne peut pourtant pas le nier, purement et simplement, au nom du « pacifisme », au nom d'une théorie quelconque… Moi. — Admettons même que votre Wehrsport développe réellement votre virilité. À quoi cela vous mènera-t-il, sinon à la guerre ? Lui. — Peut-être qu'il faut cela… Moi. — Vous ne le disiez pas tout à l'heure ! Je vais sans doute vous étonner. Ce que je reproche à votre « peut-être qu'il faut cela », ce n'est pas son cynisme, c'est bien plutôt son idéalisme lamentable. La guerre actuelle n'est pas du tout un appel à la virilité. Nous ne sommes plus au temps de Frédéric le Grand. La guerre actuelle n'est pas une éducation de la violence physique, c'est une machine à tuer chimiquement, et à grande distance, c'est un massacre mécanique, un point c'est tout. Le tout au bénéfice du trust des armements, vous le savez bien. Je ne comprends pas votre jalousie à l'endroit des Anciens Combattants. Ils ont subi une épreuve inutile et mauvaise. Ils ont été victimes d'un effroyable accident. Une épreuve pareille n'est pas humaine, elle n'a aucune valeur pour la vie normale de l'homme. Et ils le disent bien ! C'est une mutilation. C'est une catastrophe cosmique, comme une avalanche qui passe sur un village des Alpes : je vous demande un peu quelle gloire et quel bénéfice en retirent les survivants ! Allez-vous déclencher exprès une nouvelle avalanche pour vivre aussi cela, cette expérience héroïque », cet Erlebnis admirable qui consiste à échapper avec un membre sur deux à une destruction imbécile ? Lui. — Et alors, quelle solution proposez-vous ? Écrire des articles pacifistes, ou traîner dans les cafés, ou gagner de l'argent, ou même faire la théorie d'un ordre nouveau ? Vous n'êtes pas trop réalistes, en France. Moi. — Vous savez que je ne suis pas « pacifiste ». Je reconnais la réalité et la nécessité de conflits humains. Mais il y a d'autres solutions que la guerre. Faire valoir toutes les différences, tous les contrastes, à l'extrême, s'affirmer Français en face des Allemands, par exemple, cela peut conduire à une lutte ouverte, mais pas nécessairement à une destruction matérielle. Au contraire : nous autres personnalistes, nous avons un trop grand besoin des différences et des oppositions naturelles pour vouloir les anéantir. Nous sommes fédéralistes, c'est-à-dire que nous voulons que toutes les différences s'exaltent mutuellement par leur opposition, et créent des tensions fécondes. La civilisation et la culture naissent et vivent de tensions de ce genre. Prenez l'exemple d'un tableau. Il ne s'agit pas de mélanger toutes les couleurs pour aboutir à l'harmonie. Il faut au contraire poser à côté d'un rouge vif un vert violent pour que l'ensemble « chante ». Lui. — Belle composition esthétique ! Je vous dis que vous manquez de réalisme. Vous êtes encore disciple de Rousseau plus que vous ne le croyez ! Dans la réalité humaine, l'exaltation des différences aboutit à la guerre, forcément. Moi. — Dans votre réalité, oui ! Parce que vous placez tous les conflits dans le cadre rigide des nations. La nation-bloc, telle que vous la concevez, est un danger dès qu'elle est forte et armée. C'est bien pourquoi j'estime que votre « sport armé » est une menace pour la paix, que vous le vouliez ou non, parce qu'il est au service de l'État. Lui. — Ach ! C'est uniquement pour notre éducation intérieure. Vous savez bien que nous n'avons aucune raison de vouloir la guerre avec la France. Qu'aurions-nous à y gagner, je vous le demande ? Moi. — En effet. Mais avec la Russie ? Lui. — C'est autre chose. Il faut être prêt à tout, bien qu'il y ait encore la Pologne entre deux. Mais surtout il nous faut une force, à l'intérieur, pour assurer la défense du régime. Moi. — J'en reviens à notre problème de la guerre en soi. Quelle solution donnez-vous à cette question de l'utilisation des forces obscures, brutales, de l'homme ? La préparation à la guerre. Et quand je vous dis que c'est un danger européen, vous le niez, avec une sincérité que je ne puis mettre en doute, mais que je n'arrive pas à concevoir. Je suis sans doute trop rationaliste encore ? Lui. — Je ne nie pas la difficulté. Mais est-ce qu'il n'y en a pas aussi dans votre système « fédéraliste » ? Et, de plus, vous laissez de côté cette nécessité du déploiement physique de l'homme… Moi. — Nous ne la laissons pas de côté. Nous voulons lui créer un autre champ que celui de la guerre moderne. Nous nions que la guerre soit jamais une solution, étant donné ses instruments actuels. Nous voulons une lutte créatrice, et non pas destructrice. Tout l'effort de la civilisation est là : rendre féconds les conflits nécessaires. Et non pas aboutir à la suppression d'un des antagonistes. Je sais bien que le mot civilisation est mal vu chez vous. Mais nous ne renoncerons pas à la civilisation sous prétexte que les Juifs allemands en ont donné, selon vous, une caricature. Il faut que les luttes deviennent des luttes spirituelles, dans le sens où Rimbaud a dit : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes. » Lui. — Et pour ceux qui n'arrivent pas si haut ? Pour la grande masse des hommes qui ne comprennent la violence que sous ses formes physiques, que ferez-vous ? Allez-vous au moins réserver un terrain concret, un pays où ceux qui en auront envie pourront… comment dites-vous en français sich austoben ? Moi. — S'en donner à cœur joie ! Ou à mort, plutôt… Je veux bien, pourvu que ce ne soit pas chez nous. Mais je vous répondrai plus sérieusement, d'un seul mot : c'est une question d'éducation. Pour nous, éduquer les hommes, ce n'est pas leur bourrer le crâne de notions inutiles, ni même de notions dites pratiques. Mais c'est encore moins les dresser à la brutalité. Éduquer les hommes, c'est leur donner les moyens, justement, de transporter leur violence naturelle dans des domaines où elle devient féconde. Lui. — Je vous souhaite bonne chance ! 25 janvier 1936. Ana. — L'avocat me questionnait sur la politique extérieure de la France. Le pacte avec les Soviets l'irrite vivement. « Si la France, comme vous l'affirmez, préfère en général les principes à ses intérêts, pourquoi s'allie-t-elle avec Staline ? Il a fait pire que nous contre la liberté. » Chaque fois que l'on m'envoie un livre de France, je dois aller le retirer au bureau de douane. Ce matin, il s'agissait de l'innocente biographie d'une femme de bien… — Est-ce un ouvrage politique ? me demande l'employé. — Comment voulez-vous que je le sache ? Donnez-le-moi d'abord, s'il vous plaît, et je vous répondrai dans huit jours. D'ailleurs tout est politique chez vous, même les biographies de sœurs d'hôpital, je pense. L'insolence paralyse un fonctionnaire allemand. Il se met à suer à grosses gouttes. Il cherche une chicane… Voilà : son index inquisiteur désigne les mots dix hors-texte, sur la couverture. Je lui donne une explication technique aussi pédante que possible. — Il y a donc des papiers joints à ce livre ? — Oui, des papiers secrets comme vous le voyez, puisque c'est imprimé sur la couverture. Il lance le livre sur la banquette et bat en retraite. — Phrases souvent entendues chez des bourgeois de l'espèce « grand bourgeois » : « Le peuple est favorable au régime. Les employés et les ouvriers y trouvent mille occasions de s'élever. Voyez notre Gauleiter  : un employé de postes ! Et voyez nos domestiques : ils ne nous respectent plus. » (Cela signifie qu'ils sont devenus moins serviles, qu'ils se respectent davantage.) Je me promène dans les grandes artères, je regarde les gens, je me dis : au fond, il n'y a pas eu de révolution. Tout est à peu près comme avant, sauf qu'on ne tue plus dans la rue. (Je crois que c'est cela que les bonnes gens baptisent « l'ordre ».) Ils n'ont fait que rétablir la situation capitaliste, et retarder l'inévitable, j'entends le règlement de comptes avec les erreurs économiques du xixe siècle. Mais il faut reconnaître que leur révolution sociale a plus de réalité que l'économique : c'est que la première dépend en somme d'une propagande habile, elle est morale d'abord, égalisatrice et corrective ; la seconde exigerait un esprit créateur. Or ils ont plus de maçons que d'architectes ; plus d'orateurs que de penseurs. Mais encore, tout cela ne me satisfait guère : il doit y avoir une clef. Quelque chose là-dessous. Quelque chose d'invisible, justement, et qui prime tout, à leur estime… Février 1936. Après « le dernier » Carnaval. — En 1932, à cette époque, je parlais à la fin d'une étude sur Gœthe du « dernier Carnaval, peut-être, pour cette bourgeoisie dont je viens d'admirer les trésors patinés, dans la haute demeure familiale des Gœthe  ». C'était au terme d'un court séjour en cette ville où je puis aujourd'hui, après quatre ans, constater sans plaisir que je ne me trompais pas. J'ai revu le noble escalier, les pièces aux meubles rares de la maison de Gœthe, plus isolée encore et plus intime dans ce temps. J'ai retrouvé le même gardien, les visiteurs respectueux, le quatrain devant le portrait des parents de Gœthe, les taches d'encre sur son bureau « car il était extrêmement nerveux ». Aurais-je exagéré ? La bourgeoisie allemande est toujours là. Toujours bourgeoise. Brimée, réticente, moralement détrônée, certes, mais non toute dépouillée, ni dépourvue de son prestige social… Pourtant, Gœthe apparaît plus lointain. Il n'est plus vivant dans la ville. Sa maison est un peu plus vide, — le musée un peu plus musée — et sa société et son temps, cette fois, bel et bien révolus. Le Gœthe des premières années de Weimar, avant le voyage d'Italie : c'est celui-là que j'aime d'une amitié vivante, et qui n'a pas cessé de me nourrir depuis dix ans. Kierkegaard est ma démesure, Gœthe mon équilibre. Contemporains, ils se seraient détestés. Et c'est moins un dialogue en moi qu'une lutte quotidienne qu'ils poursuivent, avec des succès alternés. Mais ici et maintenant, et sous la menace d'un régime qui n'eût pas manqué de réduire l'un et l'autre au silence, me verrai-je contraint de choisir celui qui résiste le mieux ? Cet humaniste tourmenté mais trop habile, serait-il un obstacle sérieux pour l'entreprise de glorification des forces humaines, purement humaines que représente l'hitlérisme ? Ne trouverait-il pas vingt raisons d'accepter comme tant de bourgeois une tyrannie prétendue provisoire, d'où naîtra peut-être un homme neuf, un bonheur neuf, un orgueil mieux fondé ? C'est Gœthe le premier qui nous apprit à considérer notre vie dans une durée biographique et historique où l'instant se relativise. Ainsi les décisions dernières perdent leur urgence absolue. Il faudrait tout savoir pour calculer son acte, et ce savoir est accessible : il est au terme du progrès, de l'évolution de notre individu. Les nazis corrigent : de la race. C'est encore un progrès « scientifique »… Que pourrait objecter M. le Ministre ? Mais Kierkegaard nous dit : C'est dans l'instant présent, dans la décision immédiate et prise au nom de l'Absolu, non d'une Histoire hypothétique, que se joue le salut de ton être. Alors il n'y a plus de prétextes. Ou bien tu crois, ou bien tu te révoltes. — Et je vois que les seuls qui résistent sont en fait ceux qui communient dans la foi où vivait le Danois. Mais moi qui ne suis pas de ce pays, moi qui ne vis pas encore sous la menace directe, dans la question tragique de ce régime, je puis encore — et je le dois sans doute — méditer sur le cours de l'Histoire. Préparation aux décisions prochaines. Je vois se former un abîme entre la jeunesse hitlérienne qui va sortir des camps de travail, et la jeunesse des démocraties. Laquelle des deux est en retard sur la « vérité » historique ? Sur la marche « fatale » des choses ? Faut-il penser que les régimes totalitaires ne sont que des folies passagères ? Ou bien sont-ils ce que l'on nommera la vérité politique de ce temps, celle qui s'impose déjà à la moitié de l'Europe, et qui demain la dominera ? Si le régime totalitaire est le châtiment qu'a mérité l'Europe, si plus rien ne peut s'opposer à son triomphe tôt ou tard, il nous faut l'étudier de très près, sur place, avec une passion froide. Car il y va de toute notre culture. Comment sauver au plus secret d'un tel régime les valeurs qui nous sont vitales ? Pour un chrétien, il y va de bien plus : de la forme que pourra revêtir l'annonce de l'Évangile, le témoignage des fidèles. Le grand danger serait de lier la foi à des valeurs humaines périmées. C'est pourquoi la lutte que poursuit la chrétienté allemande sous la croix est pour nous d'une valeur exemplaire : jusqu'où peut-on céder à ce César sans rien céder de ce qui est à Dieu ? Tragique révision des valeurs, qui nous oblige à dépouiller enfin tout l'élément humain de nos religions. Il fallait cette épreuve du feu pour les chrétiens embourgeoisés. 7 mars 1936. Comme je traversais la place de l'Opéra, hier vers minuit, des camelots criaient une édition spéciale du journal local du Parti : « Convocation du Reichstag pour demain ! » Onze heures du matin. J'entends la radio à l'étage supérieur sans comprendre. Ce doit être le discours du Führer. Personne dans la maison ne répond plus aux sonneries, et toutes les portes ont été fermées à double tour. Une heure. Le discours vient de prendre fin. Un chant : le Deutschland über alles. Des portes claquent à l'étage. Des pas précipités dans l'escalier. Le fils de la propriétaire sort de la cave en gesticulant, une bouteille à la main, et remonte quatre à quatre en sifflant le Horst Wessel Lied. Conversation excitée chez les voisins. Je distingue le mot « Frankreich » crié à plusieurs reprises. Déjà des drapeaux paraissent aux balcons. Qu'a-t-il dit ? Après-midi. Les édition spéciales annoncent la « libération de la Rhénanie ». Libérer, c'est armer, dans ce pays. Nous voici reportés au temps des Francs et Wisigoths, où la dignité d'homme libre était attestée par le droit de porter une arme à la guerre et de la conserver à son foyer en temps de paix. La ville entière est pavoisée. Des cortèges bruns circulent en chantant. Je n'ai pas vu les troupes : elles ont passé à l'aube, en direction du Rhin. « Est-ce la guerre ? m'a demandé le vendeur du kiosque à journaux. — La guerre, grands dieux ! Parce que vous mettez quelques soldats à vos frontières ? Les Français ne sont pas si fous ! » Il a paru complètement déconcerté. 9 mars 1936. Journaux français. « Nous opposerons la force du droit au droit de la force ! » Signifie : nous opposerons de la rhétorique à des canons. C'était couru. Pourtant, ils ont eu peur, ici. Une dame me téléphone, encore anxieuse : « Dès que le discours a été terminé, je me suis précipitée à la fenêtre pour voir s'il n'y avait pas d'avions français dans le ciel ! » Extraordinaire affectivité qui s'attache dans ce pays aux armes, à la chose guerrière. Je ne puis m'empêcher de trouver vaguement obscène l'excitation de ces populations « libérées ». Je songe que befreien (libérer) est bien près de freien qui signifie : épouser. La réoccupation de la Rhénanie est une espèce d'acte sexuel, au moins autant qu'un acte politique. Comment expliquer autrement cette euphorie bizarre qui est dans l'air de la ville, dans la circulation de la foule, dans les regards croisés, les propos égarés ? On est en train de coller sur les piliers de publicité d'énormes affiches rouges : « Le Führer parle ! » C'est pour après-demain, à la Festhalle. Les places sont déjà plantées de hauts mâts blancs. Des équipes du service de travail installent des haut-parleurs tous les cent mètres, entre les tilleuls des avenues. L'allure des passants s'accélère. Les glandes endocrines sécrètent. Il serait curieux de mesurer les variation du volume des affaires dans une ville qui attend son Maître. Nuit du 10 au 11 mars 1936. Le tambour des SS, deux coups lents, trois coups rapprochés, n'a cessé de battre hier par toute la ville. Il est trois heures du matin j'ai été réveillé par son roulement proche, et je l'entends encore au loin. Cette fois-ci nous y sommes. C'est le grand tam-tam de la tribu qui est déclenché. Le sommeil même doit être mis au pas, et l'inconscient rythmé lugubrement. 11 mars 1936. Une cérémonie sacrée. — Trois heures de l'après-midi, dans un café près de l'Opéra. Je dis à mon compagnon,cle dramaturge suisse-allemand L… : — Vous y croyez, vous, à l'âme collective ? Est-ce que ce n'est pas une formule grandiloquente pour désigner l'absence d'âme personnelle chez les individus charriés par les mouvements mécaniques d'une foule ? L… hoche la tête : — Allez écouter le Führer, nous en reparlerons demain. Seulement allez-y tout de suite, car les portes s'ouvrent à 5 heures. — Mais il n'est annoncé que pour 9 heures, et j'ai une carte. — Venez voir ! Du seuil du café, l'on aperçoit toute la place de l'Opéra. Des milliers de SA et de SS y sont déjà rangés, immobiles. Le Führer viendra au balcon à 11 heures. D'ici là, ces hommes ne bougeront pas. Je me perds dans des labyrinthes de barrages jusqu'aux abords de la Festhalle — tout un peuple campe alentour, depuis le matin — et je ne puis franchir les portes qu'à 5 h 10. Comment fait-on pour occuper en dix minutes 35 000 places assises ? Je me glisse dans des rangs compacts derrière les bancs. Je verrai très bien la tribune, qui se dresse au centre de l'ovale, comme une tour carrée, tendue de rouge et violemment éclairée par des projecteurs convergents. Des masses brunes s'étagent jusqu'à la troisième galerie, les visages indistincts. Immense roulement de tambour, rarement interrompu par une fanfare de fifres. On attend, on se serre de plus en plus. Des formations du front du travail viennent occuper les couloirs, la pelle sur l'épaule. Les affiches annonçaient un appel général du Parti dans les 45 salles de la ville, pour la même heure. Avec tout ce que les trains spéciaux ont déversé depuis la veille dans cette cité de 700 000 habitants, et les autocars, et l'afflux des campagnards venus à pied, il y aura un million d'auditeurs immédiats. Je suis venu avec l'idée d'écouter aussi la foule. Je me trouve au milieu d'ouvriers, de jeunes miliciens du Service de Travail, de jeunes filles, de femmes pauvrement vêtues : ils ne disent presque rien. On se passe une lorgnette, une saucisse. On se demande l'heure. Parfois un bruit de houle parvient par les baies ouvertes, cent mille hommes battent les murs de la halle. Quelques femmes s'évanouissent, on les emporte, et cela fait un peu de place pour respirer. Sept heures. Personne ne s'impatiente, ni ne plaisante. Huit heures. Les dignitaires du Reich apparaissent, annoncés par les clameurs de l'extérieur. Goring, Blomberg, des généraux, salués par des heil joyeux. Le gouverneur de la province nasille des lieux communs, mal écouté. Je suis debout, malaxé et soutenu par la foule, depuis bientôt quatre fois soixante minutes. Est-ce que cela vaut la peine ? Mais voici une rumeur de marée, des trompettes au-dehors. Les lampes à arc s'éteignent dans la salle tandis que des flèches lumineuses s'allument sur la voûte, pointant vers une porte à la hauteur des premières galeries. Un coup de projecteur fait apparaître sur le seuil un petit homme en brun, tête nue, au sourire extatique. Quarante mille hommes, quarante mille bras se sont levés d'un seul coup. L'homme s'avance très lentement, saluant d'un geste lent, épiscopal, dans un tonnerre assourdissant de heil rythmés. (Je n'entends bientôt plus que les cris rauques de mes voisins sur un fond de tempête et de battements sourds.) Pas à pas il s'avance, il accueille l'hommage, le long de la passerelle qui mène à la tribune. Pendant six minutes, c'est très long. Personne ne peut remarquer que j'ai les mains dans mes poches : ils sont dressés, immobiles et hurlant en mesure, les yeux fixés sur ce point lumineux, sur ce visage au sourire extasié, et des larmes coulent sur les faces, dans l'ombre. Et soudain tout s'apaise. (Mais la marée de nouveau s'enfle au-dehors.) Il a étendu le bras énergiquement — les yeux au ciel — et le Horst Wessel Lied monte sourdement du parterre. « Les camarades que le Front Rouge et la Réaction tuèrent — marchent en esprit dans nos rangs ». J'ai compris. Cela ne peut se comprendre que par une sorte particulière de frisson et de battement de cœur — cependant que l'esprit demeure lucide. Ce que j'éprouve maintenant, c'est cela qu'on doit appeler l'horreur sacrée. Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c'est leur culte qu'ils célèbrent ! Et c'est une liturgie qui se déroule, la grande cérémonie sacrale d'une religion dont je ne suis pas, et qui m'écrase et me repousse avec bien plus de puissance même physique, que tous ces corps horriblement tendus. Je suis seul et ils sont tous ensemble. 12 mars 1936. Le journal de ce matin écrit : Lorsque le Führer s'écria : « Je ne puis vivre que si ma foi puissante dans le Peuple allemand est sans cesse renforcée par la foi et la confiance du Peuple en moi ! », un seul cri des masses confessant leur fidélité lui répondit. Je n'oublierai plus ce « cri », cette clameur instantanée de 40 000 humains dressés d'un seul élan. « Une ère nouvelle commence ici… » Non, ce n'est pas de haine qu'il s'agit, mais d'amour. J'ai entendu le râle d'amour de l'âme des masses, le sombre et puissant râle d'une nation possédée par l'Homme au sourire extasié, — lui le pur et le simple, l'ami et le libérateur invincible… J'ai envoyé un récit du discours à des amis de France : copie des notes de ce journal. Je n'ai ajouté que ceci, en conclusion : « Chrétiens, retournez aux catacombes ! Votre “religion” est vaincue, vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que la foi. Mais la vraie lutte commence là. » 13-21 mars 1936. Huit jours à Paris. — Extrême difficulté de faire comprendre ici la chose qui est en jeu là-bas : il m'a fallu, sur place, des mois pour la comprendre. Je m'étonne après coup de mon aveuglement, comme l'initié qui se souvient de ses vaines frayeurs, de ses questions naïves quand il passait par les premières épreuves ; et maintenant tout s'éclaire et s'enchaîne. Je collectionnais des observations de détail et des interprétations théoriques, vraies et vraisemblables une à une, mais dont l'ensemble me laissait une impression assez confuse. Capitalisme et socialisme, bellicisme et passivité, esprit spartiate et goût du confort, jeunesse cynique et vieux bateaux réactionnaires, bourgeois inquiets, opposants complices. Et seuls mes amis juifs me donnaient du régime une interprétation étonnamment conforme aux préjugés français-moyen, comme s'ils ne sentaient rien de ce qui se vivait autour d'eux, comme s'ils ne sentaient pas ce je ne sais quoi dans l'atmosphère qui faisait que toutes les descriptions « objectives » de nos journalistes paraissaient, vues d'ici, décrire un monde factice, où nul Allemand ne pouvait reconnaître ni ses souffrances secrètes ni son espoir. « Il doit y avoir une clé », écrivais-je à ce moment. Je l'ai trouvée, cette clé, mais à présent, comment faire sentir aux Français ce que j'ai senti, ce que j'ai miterlebt ? (Le mot n'est même pas traduisible.) Les plus puissantes réalités de l'époque sont affectives et religieuses, et l'on ne me parle que d'économie, de technique politique et de droit. Lorsque j'essaye d'évoquer ce discours qui m'a révélé « leur » secret, pour peu de passion que j'y mette, on m'apprend que je suis hitlérien ! C'est que les hommes de notre temps ne croient pas au jugement de l'esprit mais seulement au frisson des tripes. N'allez pas leur décrire un massacre à la mitrailleuse dans le tas : loin de s'indigner, ils vous en redemanderont. Ainsi, me jugeant d'après eux, ils n'imaginent pas un instant qu'ayant éprouvé ce que j'ai dit, à ce degré d'intensité, je n'aime pas cela comme ils l'aiment déjà. Hitler. — On me questionne sur le Führer. Je ne suis pas son confident. Et vous avez les journalistes… Je l'ai entendu pendant une heure et demie, et je l'ai vu à la sortie de son culte, debout dans sa voiture qui longeait très lentement une rue étroite, mal éclairée. Une seule chaîne de SS le séparait de la foule. J'étais au premier rang, à deux mètres de lui. Un bon tireur l'eût descendu très facilement. Mais ce bon tireur ne s'est jamais trouvé, dans cent occasions analogues. Voilà le principal de ce que je sais sur Hitler. Vous pouvez réfléchir là-dessus. Réfléchir ou même délirer. On ne tire pas sur un homme qui n'est rien et qui est tout. On ne tire pas sur un petit-bourgeois qui est le rêve de 60 millions d'hommes. On tire sur un tyran, ou sur un roi, mais les fondateurs de religion sont réservés à d'autres catastrophes. Je sais qu'il y a des fous, des accidents de circulation et des erreurs de l'histoire. Le Führer déclarait un jour qu'il ne craint pas les Ravaillac, parce que sa mission le protège. Il faut croire un homme qui dit cela. Qu'il soit un instrument de la Providence comme il l'affirme, ou qu'il soit un fléau de Dieu (c'est une nuance), son destin ne dépend plus des hommes, pas même de l'homme Adolf Hitler. À plus forte raison, notre jugement sur lui doit être absolument indépendant des mérites qu'il a ou n'a pas, de la sympathie ou des haines qu'il excite. Et cela définit un génie, au sens démoniaque de ce terme. Le seul trait qui me frappe en lui, si je le regarde en psychologue, c'est la surhumaine énergie qu'il développe pendant un discours. Une énergie de cette nature, on sent très bien qu'elle n'est pas de l'individu, et même qu'elle ne saurait se manifester qu'autant que l'individu ne compte plus, n'est que le support d'une puissance qui échappe à nos psychologies. Ce que je dis là serait du romantisme de la plus déplorable espèce si l'œuvre accomplie par cet homme — et j'entends bien par cette puissance à travers lui — n'était pas une réalité qui provoque la stupeur du siècle. On demande sottement s'il est intelligent. Ne voyez-vous donc pas qu'un homme intelligent, qu'il le soit très peu ou follement, si cela compte en lui le moins du monde, il ne vaut rien pour un destin pareil ? Un génie n'est ni fou ni bête, ni sensé ni intelligent. Il ne s'appartient pas, n'a pas de qualités propres, de vices ou de vertus, ni même de compte en banque, et à peine un état civil. Il est le lieu de passage des forces de l'Histoire, le catalyseur de ces forces qui déjà sont dressées devant vous ; et après cela, vous pouvez le supprimer sans rien détruire de ce qui s'est fait par lui. Qu'il y ait eu dans ces temps aveugles à toute réalité non numérable le fait qu'il vous faut bien nommer Hitler, c'est une effrayante ironie machinée par la Providence : « Ah ! vous ne croyez plus au mystère ? Eh bien, je pose ce fait dans votre histoire, expliquez-le si vous pensez encore que cela suffit à vous en protéger. » Mais les malins sont déjà tous en train de faire des canons et des abris sous terre. Ce n'est pas une manière de prouver qu'ils ont quelque chose à défendre, à supposer que ce soit une manière de se défendre, ce dont il est prudent de douter. Dites-vous encore que j'admire le Führer ? Laissez-moi plutôt admirer la convergence providentielle de sa puissance et de vos désirs secrets « d'ordre » à tout prix, au prix même de l'humain… À croire que ceux-ci créent celle-là… Mais ce serait trop beau dans le genre édifiant. Notre destin ne dépend pas seulement de nos bassesses. Arrêtons-nous sur le seuil du mystère, car dès ici le diable en sait plus que nous. J'aurais pu dire tout cela beaucoup plus vite, mais on redoute de n'être pas compris… J'aurais pu dire par exemple que ceci définit Hitler : seul un prophète peut lui répondre. (Note pour certains de mes contemporains : un prophète n'est pas un devin, astrologue ou conteur de l'avenir, mais un homme qui prononce la Parole absolue, le Jugement intemporel qui tombe sur tel instant de l'histoire et le confronte à la justice de Dieu. Non pas l'avenir, mais l'éternel Présent, ou la présence de l'Éternel, voilà ce que disent les lèvres du prophète. Et cet homme-là, comme l'autre, ne compte pas, car où serait sinon sa puissance ?) À force de vouloir « expliquer » le régime hitlérien, je m'aperçois que je suis contraint, bien malgré moi, de le défendre ou de m'en donner les airs. Par exemple, on me dit : les nazis veulent la guerre. Je réponds non, ils en ont peur. On me dit qu'ils sont capitalistes et bourgeois. Je réponds : non, ils tournent le dos à tout cela, vers quoi se jettent depuis peu vos communistes staliniens. On me dit que socialement, ils n'ont rien fait de sérieux, et que leur socialisme est une façade. Je réponds : non, c'est leur « nationalisme » (au sens bourgeois) qui est pour eux un moyen de propagande, un moyen de séduire les droites et de faire peur à l'étranger ; mais l'arrière-pensée du régime, c'est le socialisme d'État le plus rigide qu'on ait jamais rêvé ; pas un bourgeois n'y survivra. On me dit encore : la plus grande part du peuple allemand gémit sous la botte du tyran. Je réponds : non, l'opposition se réduit réellement de jour en jour ; il y a moins de colère chez eux qu'ici contre le régime établi ; et quand il y en aurait autant, ce serait peu au regard de l'amour que le grand nombre a voué au Führer. Que voulez-vous, Adolf Hitler persuade mieux que M. Sarraut. Je ne dis pas cela, comme on le croirait, par souci d'impartialité. Un général qui étudie le terrain de sa bataille décisive n'est pas précisément ce qu'on nomme impartial, mais s'il est incapable d'estimer objectivement les forces en présence, il ferait mieux de s'occuper de politique. Or ceux qui parlent pour ou contre Hitler, en France, parlent en réalité pour ou contre Blum, en toute ignorance d'Hitler. Vous, déserteurs de la bataille économique, vous qui exportez vos capitaux, l'homme que vous admirez vous ferait décapiter : voici le texte de la loi, je n'invente pas. Et vous, rêveurs d'une liberté sociale assurée par l'État prolétarien, celui que vous haïssez réalise votre rêve, et plus habilement que Staline : loin de vous fusiller, il vous donnerait un grade dans son Front du Travail, comme à vos camarades… Mais je rencontre un peu partout des gens qui déploient une si grande énergie pour éviter le reproche de naïveté dans le monde ou dans les affaires, qu'après cela, on n'oserait plus leur demander le petit effort supplémentaire de distinguer entre l'Hitler d'Allemagne et l'Hitler de M. Bailby. Ils sont fatigués d'avoir peur. Un peu de vérité tuerait leurs dernières raisons de résister. Avril 1936 (De retour en Allemagne). Les Jacobins en chemise brune. — J'ai fait admettre comme sujet de mon cours d'été la littérature de la Révolution française. Il sera curieux de montrer à mes étudiants que le national-socialisme est un jacobinisme allemand . Les nazis sont contre l'esprit de 89 ? Sans doute. Mais c'est qu'ils sont, sans le savoir, pour la Terreur et Robespierre. Non point pour la Terreur sanglante et les exécutions spectaculaires, mais pour le contrôle des esprits, le nivellement rationaliste, la divinisation des masses et la suppression des personnes. Des Sans-Culottes aux Chemises brunes, le progrès est pourtant notable : Robespierre n'a pas réussi, il a posé les principes dans l'abstrait. Il fallait le génie prussien pour organiser cette affaire, et pour qu'elle devienne rentable. Mais l'inspiration est la même. Même esprit centralisateur ; même obsession de l'unité-bloc ; même exaltation de la nation considérée comme missionnaire d'une idée ; même sens des fêtes symboliques pour l'« éducation » des esprits ; même défiance des « individus » et de tout « intérêt privé ». Ce parallélisme, ou plutôt cette identité d'attitude ne concerne pas seulement la politique : dans l'un et l'autre cas, l'on est totalitaire. La religion doit y passer, comme le reste, et peut-être avant tout. Ici et là, mêmes tentatives pour instaurer une « religiosité » purement nationale et civique, et que l'on destine à remplacer les confessions « vieillies » et « divisées ». Il faut créer « une religion d'hommes sans Dieu », disait Naigeon ; « une foi concrète et patriotique », disait l'abbé Grégoire. C'est le « christianisme positif » du 24e point d'Hitler, la « piété » des Deutsche Christen, la « foi allemande » de Rosenberg. On rejette le Dieu personnel parce qu'il est le Dieu des personnes, et l'on adore un Dieu cosmique, non révélé, non incarné, qui est l'instinct sublimé de la masse, le bain tiède où se dissout le moi jadis pécheur et responsable. Liquidons Dieu et gardons le fanatisme : voilà ce qu'il faut pour une Inquisition. Précisément, L'Ordre nouveau de ce mois-ci m'apporte une remarquable étude de Pierre Gardère sur La psychologie du Jacobin : l'analogie des deux mouvements totalitaires y est illustrée d'exemples d'une précision terrible. Le Prussien Anacharsis Cloots, député jacobin de l'Oise, passe pour avoir inspiré Robespierre. La Convention fit éditer l'un de ses discours dont Gardère nous donne l'analyse. Il s'agit de répondre à cette question : Les spectacles ou leur influence dans l'éducation publique peuvent-ils être livrés à des spéculations particulières ou privées ? Non, estime Cloots, bien que « la tolérance soit un mal nécessaire dans les conditions actuelles ». Car les spectacles populaires sont un moyen de dressage civique. Il s'agit de faire de tout le peuple de France un bloc monolithique réagissant d'une manière uniforme aux impulsions du centre. On le pourra, puisque déjà « le coup électrique de la raison est si prompt d'un bout de la France à l'autre ». Et maintenant, confrontons ces deux déclarations : « C'est en m'identifiant avec les groupes, avec le forum, que ma philosophie a pris une consistance inébranlable… Je suis sûr de moi depuis que je suis sûr du peuple » (Cloots). « Je ne puis vivre que si ma foi puissante dans le peuple allemand est sans cesse renforcée par la foi et la confiance du peuple en moi ! » (Hitler.) Refuser de réfléchir sur ces deux textes, sur leur identité vertigineuse, c'est se mettre hors d'état de rien comprendre à ce qu'il y a, dit-on, d'irréductible et de « proprement germanique » dans la religion nationale-socialiste. Je dis ceci pour les Français qui croient connaître « leur » Révolution, ou qui regrettent qu'elle ait été trahie avant d'avoir accompli ses promesses. Qu'opposeraient-ils à Rosenberg ? 1er mai 1936. En l'honneur de la fête du travail, le journal du Parti publie un photomontage qui couvre toute sa première feuille. Un marteau et une roue dentée se dressent, énormes, sur le ciel rouge. Au-dessous, une vingtaine de visages d'ouvriers, éclatants de santé et de joie. Au milieu, cette devise : Honneur, paix et liberté clans le monde. Communauté, égalité et pain pour le Peuple. N'oublions pas, dans nos démocraties, que la grande majorité du peuple allemand croit cela, et vit dans cette croyance. Et ensuite, mais ensuite seulement, traduisons chacun de ces termes par la réalité qu'il cache. Liberté veut dire réarmement. Paix veut dire Anschluss sans opposition de la France. Honneur veut dire mépris des traités. Et ce qu'on souhaite au peuple — et qu'on lui donne — c'est le droit de se nourrir, mais mal ; de travailler beaucoup, mais pour peu de salaire ; et de ne pas penser davantage que le voisin, qui est bien trop prudent pour penser. Programme communiste atténué. 10 mai 1936. Au café avec mes étudiants. Je les interroge sur leurs expériences de camp de travail. Ils en parlent avec nonchalance et même avec ironie, mais sans rancune, exactement comme un jeune Français vous parle de son temps de caserne. J'espérais provoquer quelques jugements de principe sur la valeur de cette institution. Je les connais assez, personnellement, pour m'assurer que s'ils ne m'ont rien dit, ce n'est point par crainte ou par méfiance, mais simplement parce qu'ils n'ont point d'idées là-dessus. Ceci me rend attentif à une erreur que nous commettons fréquemment, nous qui regardons l'Allemagne ou l'URSS du dehors ; nous croyons que tous ceux qui y vivent sont affectés d'un signe de haine ou d'approbation enthousiaste pour le régime qui leur est imposé. La vérité est que le grand nombre admet le régime avec indifférence, j'entends : ne le met plus en question. À tel point qu'ils peuvent se permettre de « rouspéter » contre ceci ou cela, comme le faisaient tout à l'heure mes camarades, sans pour autant se considérer le moins du monde comme opposants. J'admire cette faculté humaine d'accepter le fait accompli, fût-il le plus artificiel, et incommode, et inhumain. De l'accepter au point de l'oublier. Aux débuts de l'automobile, qui aurait cru qu'en une vingtaine d'années les hommes seraient capables de conduire ces machines en pensant à n'importe quoi, dans une parfaite liberté d'esprit ? Les contraintes totalitaires nous hypnotisent. Elles nous privent de toute liberté à la manière d'une obsession. À chaque phrase, je risque l'accident… Qu'adviendra-t-il quand ces dangers n'exciteront plus que nos réflexes ? Retrouverons-nous une liberté nouvelle ? 1er juin 1936. Instruction spirituelle donnée aux étudiants hitlériens (extrait de lettre d'un étudiant allemand). — « J'ai été convoqué par ma corporation à un camp d'instruction de deux semaines organisé à Darmstadt par le NSDStB du 28 août au 9 septembre 1935. Les cours ne commencèrent que le second jour, avec une conférence de X… chargé de l'instruction de la province. Sujet : “Notre sang, notre conception du monde.” Il débuta en rappelant les présuppositions sur lesquelles les participants doivent évidemment être au clair. Il s'exprima comme il suit — je sténographiai les formules marquantes. » Il importe de distinguer entre les membres du Parti et les nationaux-socialistes ou porteurs de notre conception du monde… Le Führer a en effet déclaré à la journée du parti de 1935 : “Le national-socialisme est une conception du ‘monde.'”Cette conception du monde est décrite dans Le Mythe du xxe siècle de Rosenberg… Dans les camps du NSDStB il s'agit de forger une troupe d'assaut pour Rosenberg, en vue de la lutte qui s'engagera sans doute l'hiver prochain, lutte pour l'âme allemande dans l'esprit et selon la volonté du Führer… Le Führer au cours d'une séance spéciale, qui n'a pas duré moins de 7 heures, a chargé le camarade Derichsweiler, chef du NSDStB, de faire de cette organisation une troupe de choc culturelle (einen weltanschaulichen Stosstruppe). » Trois conceptions du monde existent en Allemagne : la chrétienne, la marxiste, la nationale-socialiste… Elles s'excluent mutuellement sans compromis… La conception chrétienne et la marxiste sont l'une et l'autre libérales, parce qu'individualistes… La piété germanique n'est qu'une attitude de profond respect en face des lois de l'Harmonie et du Beau… Les hommes qui n'ont pas notre foi, ou ne peuvent l'avoir à cause de leur infériorité raciale, doivent être rejetés, ce qui se produit en partie grâce aux mesures de stérilisation, que l'on peut bien qualifier d'assassinat (Mord)… La conception nationale-socialiste n'est destinée qu'à la race germanique, et non pas à toutes les races, comme le christianisme… » Le 24e point du Programme du Parti n'entend parler que de “religiosité positive”. C'est uniquement parce que la religiosité courante en ce pays était le christianisme, et pour plus de clarté, qu'on a utilisé le terme de “christianisme positif“.  » La formation politico-culturelle consiste en une prise de conscience de l'âme raciale inconsciente et endormie… Il faudra en venir à une lutte ouverte avec les diverses confessions ; mais non pas à une lutte par la violence, car les confessions mourront d'elles-mêmes, de toute façon… Nous ne rejetons pas seulement les cent formes diverses de christianisme, mais le christianisme en soi… Tous les membres des diverses confessions sont plus ou moins des trafiquants de devises et des traîtres au peuple… Même les chrétiens qui ont le loyal désir de servir le peuple — et il y en a — doivent être combattus, car leur erreur est préjudiciable à la communauté populaire, et antinaturelle puisqu'elle est d'origine raciale étrangère. Ce qu'il faut attaquer dans le christianisme : les obscènes contes juifs, le dogme du péché originel (né de la volonté de domination mondiale des Juifs) ; le dualisme de l'âme et du corps, d'origine juive ; la négation de la vie ; l'immoralité de l'amour du prochain sans choix préalable ; l'internationalisme, etc. » Toutefois, l'orateur s'efforce d'être objectif. L'essentiel est qu'il affirme sans cesse que ce n'est pas une opinion personnelle qu'il expose, mais la position officielle du Parti et du Führer. » À la suite de ce discours, l'étudiant et deux de ses camarades allèrent trouver le chef du camp et demandèrent l'autorisation de se retirer, étant chrétiens. Suit le récit de plusieurs entrevues prolongées avec les responsables, qui essayent de les persuader non de la vérité en soi de leur point de vue, mais bien de son orthodoxie nationale-socialiste. Ils insistent surtout sur le fait qu'Hitler soutient Rosenberg sans réserves. Ils font remarquer en outre que le point 24 du programme n'est pas une hypocrisie, comme le prétendait l'étudiant, mais qu'il témoigne d'une grande sagesse : « Il arrive qu'on soit obligé de ne pas dire la vérité à un grand malade, de peur de lui ôter sa dernière volonté de vivre. Le peuple n'est pas encore mûr pour la nouvelle conception du monde, et une guerre de religion lui serait fatale. » Finalement le chef des étudiants du Reich arrive au camp. Il déclare que « le temps vient où beaucoup de camarades du Parti seront désillusionnés, qui avaient cru mener un combat purement politique. Ils auront à se décider ! Certains cercles protestants, ajoute-t-il avec un sourire, paraissent n'avoir point encore remarqué la nature essentielle de l'opposition entre le national-socialisme et le christianisme… Il fait évidemment allusion aux Deutsche Christen. » Finalement, les étudiants récalcitrants reçoivent l'autorisation de quitter le camp. Ils ont dû émigrer tôt après en Angleterre « pour échapper à la prison et peut-être à la mort », ajoute mon correspondant. 11 juin 1936. L'Église confessionnelle (Bekenntniskirche) groupe autour d'une confession de foi inspirée par Karl Barth et la théologie dialectique, l'ensemble des chrétiens luthériens et calvinistes qui refusent de laisser « mettre au pas » l'Évangile. Cette Église organise dans plusieurs villes d'Allemagne, successivement, des « semaines évangéliques » au cours desquelles des milliers de fidèles viennent écouter les chefs de leur mouvement, et communier dans la prière. Ce soir, le pasteur Niemöller parle ici à cinq mille auditeurs réunis dans les deux plus grands temples. Commandant de sous-marin pendant la guerre, Martin Niemöller fait figure de héros national. Son autobiographie est célèbre : Du sous-marin à la chaire. Elle nous le montre à Kiel, en janvier 1919, refusant à un supérieur d'aller livrer son U. Boot aux Anglais. Après quoi il quitte l'armée et travaille quelque temps comme valet de ferme. La pensée de servir son peuple déchu ne cesse de tourmenter son cœur, tandis qu'il fauche ou conduit la charrue. Il décide de se faire pasteur. À peine inscrit à l'Université, c'est le putsch de Kapp et la révolution en Rhénanie. Il s'engage et combat contre les rouges dans un corps franc. Survient l'inflation. Sa pension d'officier ne suffit plus à l'entretien de sa femme et de son enfant. Pendant les vacances universitaires, il travaille donc comme ouvrier d'équipe à la gare de Münster, puis comme comptable. Finalement on le nomme vicaire au service de la « Mission intérieure ». Depuis 1931, il est pasteur d'un quartier berlinois. Et maintenant, je le vois sortir de l'ombre où il était assis au fond de la chaire, poser les deux mains sur l'appui et regarder son auditoire. Beau visage énergique et tourmenté, stature mince et très droite, vêtue de noir. Et cette certitude saisissante, après quelques minutes de son discours : voici un homme qui parle sérieusement. Chacun de ces mots qu'il détache est un témoignage de la foi — et peut le faire jeter en prison. Il m'est arrivé de souhaiter que les écrivains de nos démocraties soient soumis pendant quelque temps à des sanctions conditionnelles très précises, édictées par un État fort et maître de l'opinion publique : cette cure ayant pour but de réveiller chez les écrivains en question le sens de ce qu'on engage en publiant. « Que l'esprit redevienne passible de prison : cela rendrait un peu de sérieux aux esprits libres » — j'écrivais cela, il y a deux ans. Je n'oserais plus le répéter, devant Niemöller. On ne peut pas jouer avec le sérieux, c'est-à-dire qu'on ne peut pas l'imaginer d'avance, ni même le désirer vraiment, mais on s'y trouve jeté par force, malgré soi, et c'est cela justement qui est sérieux ! Le témoignage rendu à Dieu quand Dieu le veut et que les hommes l'interdisent, ah ! ce n'est pas un choix de l'homme ou une école d'énergie, ni rien qui flatte le romantisme du martyre, ni rien de beau ou d'héroïque aux yeux des foules ! C'est au contraire une situation devant laquelle le jugement humain se dérobe avec une sorte de honte ou de révolte. Car le jugement humain ne saurait voir que des raisons de se taire, d'attendre encore, de ménager ses chances ; ou ce qui serait peut-être encore plus sage : de s'en remettre à la Providence !… Mais voici que cette Providence m'abandonnera, sera contre moi, si je me tais ! La propagande nationale-socialiste répand le bruit que l'Église confessionnelle est le refuge de l'opposition démocratique et socialiste. Et il se peut que les chefs nazis le croient vraiment . (De même qu'ils croient qu'en enfermant Niemöller ils abattront la résistance des chrétiens : ils se figurent que le christianisme est un parti.) La vérité est autrement tragique. La vérité est que le très grand nombre des fidèles de cette Église sont des « nationaux » convaincus, politiquement d'accord avec Hitler. On trouve même parmi eux beaucoup de vieux membres du NSDAP d'avant 1933. Le Parti ne leur en sait aucun gré. Le Parti n'aime pas les chrétiens. Ils sont là comme l'œil de Cain dans la tombe, — la tombe autarcique. Peu à peu, on leur a fait comprendre que ce régime, qu'ils servaient loyalement, ne pouvait se contenter de leur zèle, qu'il était jaloux de leur foi. Peu à peu, on les a contraints à distinguer l'Église de la Nation. Malgré eux, à leur cœur défendant, contre leurs traditions les plus chères, ils ont dû dire non à l'État. Parce que l'État brimait la Liberié ou les « valeurs spirituelles » des libéraux ? Non, c'était plus sérieux que cela. Ils ont dit non parce que l'État prétendait modifier et limiter la prédication de l'Évangile. Je ne sais si tous ont compris la profondeur de cette opposition, et sa logique impitoyable. Je crains que certains ne se figurent encore qu'elle résulte d'abus de pouvoir de la part des chefs du régime ; alors que la lutte actuelle n'est que le premier affrontement de l'Église chrétienne et d'un système « total » dont les chefs ont beau jeu de prouver qu'on ne peut accepter les lois sans accepter l'esprit qui les édicte… Car telle est la misère du temps : César ne sait plus gouverner s'il n'usurpe les droits de Dieu. Rendre à Dieu ce qui est à Dieu, cela s'appelle alors du sabotage, et cela conduit au camp de concentration. Je regarde ce grand auditoire recueilli. Il n'y aura pas de Heil ! hurlés quand Niemöller aura fini de parler. Mais un amen à mi-voix de la foule. Je ne veux pas chercher autour de moi les faces d'agents de la Gestapo, qu'on sait nombreux. Rien n'empêchera que nous soyons ici des frères en communion avec l'Église universelle. Rien n'empêchera que dans ce lieu où le néant de l'homme est déclaré, Dieu n'ait retrouvé des humains. 21 juin 1936, nuit. Fête du solstice d'été. — Dans la nuit noire, sur une plaine inégale, où le pied bute, nous suivons des foules silencieuses et hâtives, vers ce carré de lumière circonscrit d'étendards. Trois mille « chefs » des Jeunesses et du Parti attendent, rangés sur les quatre côtés, que s'allume à minuit le feu du centre. Les torches enflammées tenues par ceux du premier rang forment une rampe clignotante et rougeoyante à la hauteur des chemises brunes ou noires, des blouses blanches. Au-dessus, sur le fond de la nuit, ondule une paroi de bannières, paroi de flammes, sous les projecteurs dont le faisceau se perd dans la hauteur. Nous nous sommes assis sur l'herbe, à côté des porte-drapeaux de la vieille garde du Parti, quatre civils honteux, à la hauteur des bottes. Derrière nous, la plaine est vide, parfois parcourue de moteurs. Une voix dure et nasillarde s'élève d'une tribune que nous ne voyons pas. (J'ai déjà entendu ce discours, et le résume d'avance pour mes voisins, Emmanuel Mounier et sa femme.) C'est le discours classique du chef local, anthologie de « paroles » du Führer. Mais voici qu'on annonce un jeu radiophonique. Chœur parlé : « Nous gisions dans la boue, maintenus au sol et humiliés… » Quelques rythmes de tambour lugubres en sourdine. « Le Peuple était divisé, égaré… » On entend des bruits de guerre civile, cris, tac-tac de mitrailleuse, fragments de chœurs désordonnés, haineux. Silence morne. Alors une voix plus claire s'élève : « Mais la vieille légende germanique nous annonçait que le Libérateur descendrait des montagnes neigeuses… » Musiques populaires, puis fanfares : « La vieille légende est devenue réalité ! Il est venu réveiller son Peuple ! » Et maintenant des voix militaires décrivent les fastes du nouveau Reich, la communauté recréée, les usines qui rendent à plein, l'armée motorisée, la liberté reconquise… Ce drame est visiblement inspiré par la liturgie protestante ; il en copie le plan général Décalogue, confession des péchés, promesses de grâce, credo. Mais au lieu d'une Loi sainte et dont les exigences amènent au repentir et à l'humilité, on nous parle d'un odieux Traité, générateur de rancune, d'humiliation. Au lieu de la grâce, le héros venu « d'en haut » apporte à son peuple l'orgueil. Et les articles du credo sont remplacés par l'énumération très orthodoxe des prouesses du nouveau régime. Dans ce pays, comme en Russie, c'est l'ici-bas qui a raison, qui montre enfin ce dont il est capable ! Qu'il est triste, le Horst Wessel Lied, quand il ne retentit pas comme un défi dans les rues martelées de bottes, ou comme un hymne sacral au Führer sous les voûtes d'une halle sonore — quand il monte et se perd dans une belle nuit d'été, vers le ciel vide ! Minuit. La flamme jaillit de l'énorme bûcher, illuminant des faces rouges, immobiles. Où est la joie des feux de la Saint-Jean sautés avec des cris aigus ? (Ce feu-là est beaucoup trop gros, et d'ailleurs, on ne quitte pas les rangs.) Plus tard, les chants des escouades de jeunes filles s'éloignant vers la ville avec la foule nous rappelleront la nostalgie heureuse des Wandervögel d'autres temps. Pauvre Allemagne, gauche et raidie dans un orgueil qu'on lui apprend, qu'elle croit viril (comme ces grandes bottes tout de même embarrassantes quand on n'a pas de cheval à enfourcher) — tout ce qu'on aimait en elle, elle le châtie avec une sombre rage honteuse. Pour nous faire peur ? Non, pour se rassurer par la peur qu'elle se fait à elle-même. Au cri d'Allemagne réveille-toi ! Hitler a-t-il hypnotisé son peuple, maintenant en proie au cauchemar de la force ? Ou bien serait-ce aujourd'hui seulement que la vérité de cette nation paraît, et alors, c'est nous qui rêvions lorsque nous lui trouvions des charmes… 30 juin 1936. Départ. Nous quittons l'Allemagne ce soir. Hier, nous chantions encore avec les étudiants, dans une auberge forestière. Des tyroliennes, et des chansons de la vieille France, dont ils étaient les seuls à savoir toutes les strophes… — Quelle impression emportez-vous de l'Allemagne ? me demandaient-ils sur le chemin du retour, tandis que le jour baissait dans la forêt. — Quelle impression ? Ah ! si je pouvais garder celle de ce soir, et celle-là seule, la dernière et la plus ancienne, tous mes souvenirs de Souabe, tout votre romantisme ! Mais vous avez d'autres soucis… Que vous dirai-je ? Je ne puis pas aimer ce qui vous blesse. Ai-je le droit de le critiquer ? Vous me dites que tout cela devait être, vous me le prouvez à l'évidence… « Vous avez vos problèmes, et nous les nôtres », je vous retourne cette petite phrase par laquelle l'un de vous m'accueillit.⁎ Il est facile d'avoir raison, de loin, contre un peuple qu'on ne voit pas. Mais face à face avec un jeune Russe, un jeune Allemand, vous sentirez, mes jeunes amis français, la vanité d'avoir seulement raison. Hélas, on n'a jamais raison contre aucun mal qui se fait dans notre monde. S'il existe vraiment un réalisme à peu près digne de ce nom, c'est bien celui qui consiste à reconnaître que nous sommes tous responsables de tout ; et que la question sérieuse n'est pas de savoir qui l'est le plus ou qui l'est le moins, mais comment nous allons nous y prendre pour éviter ce mal chez nous, pour prévenir ces fatalités. Alors, si nous y parvenons, nous aurons le droit de répondre, et de juger l'effort pathétique du voisin. Vieille histoire, oubliée chaque jour. Quand je vois ces Allemands résignés mais obscurément satisfaits, je me dis parfois : ils aiment être battus ; ils ont, au fond, ce qu'ils méritent. Mais attention : nous autres « démocrates », nous ne pouvons pas encore en dire autant… Savons-nous ce que nous méritons ? Savons-nous ce que préparent nos luttes ? Un peu de prudence dans le cynisme, nous dirait Machiavel, le vrai, qui n'est pas celui qu'invoquent nos réalistes pour justifier les sottises de leur classe. Je ne suis pas « contre » le fascisme des Allemands : ils en font leur affaire, et je n'en suis pas. Mais j'essaie de savoir ce qu'il est, pour le reconnaître ailleurs à sa naissance, là où il peut nous concerner ; là où si peu que ce soit dépend de notre effort, et de notre lucidité. Que sert de critiquer la « religion » des autres ? II vaut mieux croire d'une foi plus vraie, et le prouver. Les faux dieux font de faux miracles ; mais les sceptiques et les malins sont destinés à les prendre au sérieux. La foi seule nous délivrera des religions nées de la peur des hommes. II Conclusions Deux années se sont écoulées depuis la fin de ce Journal. Je ne vois pas qu'elles aient rien apporté qui puisse motiver des retouches. Il est un point toutefois que certains événements se sont chargés de me rendre encore plus clair, et sur lequel je n'insisterai jamais assez : la nature religieuse de l'hitlérisme. Ce n'est plus une découverte, les journaux même en parlent aujourd'hui. Mais je crains qu'on n'en parle un peu vite, par image, par ouï-dire, ou par manière de dire. Il faut en parler sérieusement.⁎ Il y a du bon et du mauvais dans ce régime, dites-vous ? A prendre les choses une à une, j'y trouve même plus de bon que de mauvais, si toutefois je parviens à me placer aux environs du point de vue d'un Allemand — et je ne dis pas d'un fanatique, pas même d'un nationaliste, non : d'un Allemand de bon sens et de bonne foi. Mais justement, il ne s'agit plus de prendre les choses une à une, quand on juge un régime totalitaire. Il ne s'agit jamais que du principe unique au nom duquel s'opère la « totalisation ». Ce principe peut s'appeler l'étatisme, à condition que l'on donne au mot son sens total. C'est autre chose que la dictature. C'est autre chose que la tendance bourgeoise à faire supporter par l'État les déficits des particuliers. L'étatisme, au sens fort du terme, c'est la prise au sérieux systématique, la réalisation systématique des rêveries plus ou moins naïves que nourrissent dans nos bons pays les « nationaux » et en même temps les « socialistes ». Les nazis ont compris que le socialisme économique n'est que la moitié d'une doctrine : l'État ne sera maître de l'argent que s'il est maître des esprits. Ils ont tiré la grande leçon de la guerre ; pour réussir à concentrer l'économie, il faut l'appui d'une mystique, qui paralyse les éléments d'opposition. Tout « étatisme » (au sens atténué du xixe) est condamné de nos jours à se vouloir franchement totalitaire, sinon c'est l'échec assuré. Il lui faut la fameuse confiance, et une confiance disciplinée, à toute épreuve. Seule la mystique nationaliste la lui donnera. Ainsi le socialisme « nationalise » l'économie ; et le nationalisme « socialise » le sentiment patriotique. L'un n'est plus possible sans l'autre, dans l'état de nos sociétés. On peut n'aimer ni l'un ni l'autre, mais il serait un peu stupide de croire encore qu'on puisse choisir, qu'il soit intéressant de choisir entre les phénomènes tertiaires (fascisme, totalitarisme) et les phénomènes secondaires (nationalisme et socialisme) d'une maladie aussi vieille que, l'Europe, et qui est sa P. G. politique. Ainsi l'État devient l'expression unique (plus encore que le synonyme) de la nation, de l'économie, de la culture, de la race, et de la société. Formule d'oppression maximum ? C'est entendu, c'est tellement entendu qu'il reste alors à se demander comment, tout de même, c'est possible ; comment des hommes, des millions d'hommes, peuvent aimer cela. Je l'ai compris en entendant le Führer ; par ce frisson de l'horreur sacrée. Si l'on n'a pas senti cela, je crains qu'on ne comprenne jamais la raison simple des triomphes totalitaires. Évidemment, il sera toujours possible d'invoquer les lois économiques, les forces relatives des partis et des classes avant 1933, les circonstances politiques de l'Europe, le traité de Versailles, la décomposition des gauches, le double jeu du grand capital soutenant Hitler contre les marxistes et Papen contre Hitler : tout cela est bel et bon, et fournit de la copie aux marxistes et aux libéraux. À les lire, on conçoit très bien comment la mécanique a joué en fait, et que c'était fatal, et que c'est très dangereux. Reste à savoir pourquoi cela s'est réalisé. Car on ne nous parle jamais que du comment. Et les « explications » qu'on nous fournit se réduisent en définitive à une reconstruction plus ou moins cohérente des phénomènes apparents, c'est-à-dire à une description. Et dès lors qu'il s'agit de phénomènes aussi complexes, on n'a pas de mal à faire « coller » cette description avec telle doctrine qu'on voudra : il suffit de choisir ses exemples. Mais ce qu'on laisse toujours échapper, c'est le principe d'actualisation des phénomènes, ou si j'ose dire : c'est la grâce efficace. Les choses ont tourné de telle sorte ; et l'on explique au nom d'une doctrine, convenablement réadaptée, qu'elles ne pouvaient tourner que de cette sorte. Voilà pourquoi votre fille est muette. Les mêmes théoriciens, en 1932, vous démontraient, Le Capital en mains, que la situation allemande conduisait droit au communisme. Ce qui m'effraye, c'est leur souplesse dans l'erreur. Il a fallu si peu changer pour « expliquer » à l'aide des mêmes schémas que le contraire se soit produit en fait… Dernière défense du capital, récitent sans se lasser les marxistes. Hystérie collective, disent les rationalistes. Tyrannie, disent les démocrates. Autant de mots vides ou de mensonges pour les fidèles du culte allemand. Il ne s'agit ici que de religion. Ce n'est pas pour défendre le capitalisme que les mineurs de la Sarre ont voté leur rattachement au IIIe Reich. Ce n'est pas en parlant d'hystérie qu'on peut comprendre le phénomène fondamental de la reconstruction d'une communauté autour d'un sentiment « sacré ». Et ce n'est pas la soif d'une tyrannie, au sens politique et légal, qui a jeté l'Autriche dans les bras du Führer. Mais c'est l'attraction passionnée qu'exerce une religion naissante, si basse qu'elle soit, sur les masses décomposées par un siècle d'individualisme. Dans une société où tous les liens originels sont dissous ; où les religions n'apparaissent plus au peuple et aux élites que sous l'aspect de survivances sociales ; où les classes nées du développement économique définissent abstraitement des masses inorganiques, dont les individus n'ont en commun que l'argent ou le défaut d'argent ; où les partis se multiplient et s'entredéchirent au hasard d'un jeu politique de surface ; où les élites parlent un langage que les masses sont en mesure d'entendre, mais non pas de comprendre (et c'est souvent heureux) ; où l'État devient le seul représentant du bien commun, mais ne se manifeste plus que par les feuilles d'impôt, l'armée et la police ; où tout principe d'union sociale et spirituelle, toute commune mesure a disparu, — dans une telle société il est fatal que se répande dans les masses et que s'installe an cœur de chaque individu une angoisse, —d'où naît un appel. C'est à ce formidable appel des peuples vers un principe d'union, donc vers une religion, que les dictateurs ont su répondre. Tout le reste est littérature, bavardage de théoriciens, ou ce qui est pire, de « réalistes ». J'ai reçu récemment d'Allemagne une lettre qui résume tout ceci. Elle est d'un jeune national-socialiste qui, ayant lu par hasard un de mes livres, entreprend de réfuter les critiques qui s'y trouvent formulées à l'endroit du régime hitlérien. Il explique tout d'abord que ce régime est né de la pauvreté et du malheur de son pays, — ce qui est très juste. Et il ajoute : « Mais la pauvreté et le malheur ne peuvent expliquer que des phénomènes extérieurs. La raison profonde d'un mouvement comme le nôtre est irrationnelle. Nous voulions croire à quelque chose, nous voulions vivre pour quelque chose. Nous avons été reconnaissants à celui qui nous apportait cette possibilité de croire. Le christianisme, probablement par la faute de ses ministres, ne satisfaisait plus depuis bien longtemps au besoin de croire de la majorité du peuple. Nous voulons croire à la mission du peuple allemand. Nous voulons croire à l'immortalité du peuple (un arbre dont nous ne sommes que les feuilles qui tombent à chaque génération) et peut-être réussirons-nous à y croire. » Ruine des croyances communes, carence du christianisme organisé, appel irrationnel à de nouvelles raisons de vivre, volonté angoissée de croire à la première qui se présente — fût-elle aussi invraisemblable que « l'immortalité » d'un peuple — : on ne peut pas exprimer d'une manière plus précise et ramassée la nature proprement religieuse du phénomène totalitaire allemand. Mesurons maintenant la naïveté des « réalistes » qui tiennent fréquemment ce propos : « Tout n'est pas mal de ce qui se fait là-bas. Il y a bien des choses à y prendre. » Certes, Hitler a rétabli l'ordre dans la rue. Il fait régner la paix sociale. Il y avait six millions de chômeurs en 1933, tandis qu'on manque de main-d'œuvre en 1938. La dignité de la nation est rétablie. L'autorité est restaurée. « Et nous voici sauvés du communisme. » C'est ainsi que beaucoup de braves gens croient trouver un terrain d'entente avec les dictatures qu'ils condamnent en principe. C'est ainsi qu'ils apportent leur petite contribution, toute bénévole, à l'effort de la propagande totalitaire dans nos pays. Ils le font sans malice, et au nom du bon sens. Ils me rappellent cette bonne vieille femme qui apportait pieusement son petit fagot au bûcher du supplice de Jean Huss : ce que voyant, le martyr prononça : O sancta simplicitas ! Oui, réellement, il faut une sainte simplicité pour croire encore qu'on puisse détacher telle ou telle mesure prise par le régime pour l'admirer isolément, ou pour essayer de l'imiter. C'est une belle ironie sur le libéralisme impénitent que cette manière libérale de « rendre justice » au totalitarisme. Comme si le mot totalitaire ne signifiait pas, justement, que tout se tient dans ce régime, et que rien ne peut en être détaché sous peine de perdre toute espèce de sens ! Croit-on que l'ordre social qu'on admire en Allemagne puisse être obtenu à bas prix, par des méthodes plus ou moins « habiles », ou « rationnelles » ou « politiques » ? Ne voit-on pas que cet ordre est simplement la suppression brutale et militaire de toute expression libre des antagonismes qui chez nous sont encore la réalité même du social ? Que la paix est obtenue par l'écrasement des faibles ? Que l'unanimité des ouvriers résulte de la mise au pas des syndicats ? Que tout cela n'est devenu possible que par le fait d'une complicité quasi universelle et inconsciente, fût-ce de la part des opposants ? Que cette complicité elle-même procède d'une angoisse religieuse plus puissante que toutes les « raisons », que tous les « intérêts » du monde ? Et qu'enfin ce qui importe au dictateur, ce n'est pas telle mesure en soi, mais au contraire le sens qu'elle prend par rapport au mouvement total, à la religion de la nation, et au contenu de cette religion, la volonté collective de puissance ? Devant cette volonté religieuse, toutes les résistances ont cédé. L'internationale ouvrière s'est effondrée sans faire usage de ses armes. Le capital est en bonne voie d'étatisation sans douleur. Idéalisme et réalisme ont fait faillite. Le seul adversaire du régime demeure, en fait, l'Église chrétienne ; c'est-à-dire qu'à la religion de la Nation et de la Race ne s'oppose plus que la foi proprement dite : contre-épreuve du diagnostic que l'on vient d'esquisser.⁎ À Berlin, les milieux qui se disent bien informés prophétisent la chute du régime pour le mois suivant, — depuis cinq ans. Or, chaque mois apporte, régulièrement, une extension précise des pouvoirs du Führer, une consolidation de son prestige. On ne voit aucune raison pour qu'Hitler tombe. Mais on ne voit pas beaucoup de raisons de douter que son régime ne conduise à la guerre. Non pas que les chefs et les troupes veuillent la guerre ! Les hommes ne sont pas si méchants, ni même si bêtes. Mais ce qu'il faut voir, c'est que la volonté des hommes n'a jamais pesé si peu que dans les régimes totalitaires. Ce n'est pas le Chef qui commande, et ce ne sont pas les désirs conscients et avoués qui sont puissants. Ce qui est puissant, ce qui commande tout, c'est le mécanisme de la dictature totalitaire, c'est la structure du régime. Or, la structure de l'État totalitaire — quelle que soit sa doctrine — c'est l'état de guerre. Tout ce que l'on fait là-bas se fait au nom de l'union sacrée, morale de guerre ; et toutes les mesures d'oppression sont « joyeusement acceptées » pour peu que l'union sacrée les légitime. Ils ont des canons, mais pas de beurre, dit-on en France d'un air malin. On oublie que le mot est de Gœring lui-même. « Du beurre ou des canons », c'est un slogan de la propagande nazie, et qui déchaîne régulièrement l'enthousiasme des foules allemandes — pour les canons. Ces foules peuvent très bien être composées de pacifistes. Cela n'a aucune importance. Car ce qui compte, c'est la Nation, et non pas les individus. Or la Nation, pratiquement c'est l'État. Et cet État est né de la guerre ; il y prépare du simple fait que ses conditions d'existence sont celles d'une mobilisation ; il compte à chaque instant avec l'éventualité d'une guerre, et il y puise sa force de cohésion. Quelle que soit donc la volonté consciente et avouée du Führer et du peuple, il n'y a pas de raison de penser que l'aventure puisse bien finir. Tout se ramène donc, pour nous, à un problème de force. Mais non pas de force pour « gagner » la guerre car toute guerre engagée avec les États totalitaires est une guerre perdue, quelle que soit son issue, pour les nations démocratiques. D'une guerre totale, telle que nous l'imposerait l'Allemagne, ne peut sortir qu'un État totalitaire. Il s'agit donc d'empêcher cette guerre, de se montrer assez forts pour l'empêcher, et de condamner ainsi le régime adverse à une autodestruction de ses énergies belliqueuses. Or, se montrer fort, ce n'est pas s'armer jusqu'aux dents. Réagir au péril totalitaire par des plans de « réarmement », c'est introduire chez nous le cheval de Troie. Car pour s'armer autant que l'adversaire, il faudrait imposer au pays une discipline équivalente à celle qui régit les Allemands. À supposer que l'on y réussisse, on se trouverait encore en arrière : de deux grands pays également surarmés, c'est celui qui dispose de la plus forte mystique qui doit fatalement triompher. Et en s'armant autant que l'État totalitaire, l'État démocratique perdrait ses meilleures forces morales : sa « mystique » de la liberté. Il n'y a de solution pratique que dans un vaste effort moral des grandes et des petites démocraties pour résoudre à leur manière propre le problème religieux (plus que social), qu'ont résolu, vaille que vaille, les dictateurs. Refaire une commune mesure vivante. Restaurer le sens civique décadent. Retrouver une foi qui ne soit pas cette volonté anxieuse de croire à la Nation… Le seul problème pratique, sérieux, urgent et réellement fondamental, c'est celui que nous pose l'angoisse des individus isolés, et l'appel religieux qui naît de cette angoisse — même s'il est encore inconscient. Toute la question est de savoir si nous saurons mettre à profit pour le résoudre le délai que nous accordent encore une situation matérielle supportable et quelques restes de traditions civiques. Été 1938. III Post-scriptum 1939 ou Conclusions à n'en plus finir Munich Mon Journal publié au lendemain de Munich, cet événement modifiait-il ou non mon diagnostic de l'hitlérisme ? Je répondis par une note qui parut dans le numéro de novembre 1938 de la Nouvelle revue française. Désireux de me dégager de l'atmosphère trop émotive de ces journées, peu favorable à un jugement dont on n'eût pas à rougir tôt après, je crus y parvenir par l'artifice d'une espèce d'objectivité anticipée : d'où cette « Page d'histoire » que je donnais comme extraite d'un manuel futur : Leçon sur la crise des minorités en 1938. « 1. Caractérisez l'état politique de l'Europe en 1938. — Les démocraties de l'Ouest avaient fondé leur paix sur deux principes : le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, l'arbitrage international. Au nom du premier principe fut créé l'État tchèque, au nom du second, la SdN. Mais le jacobinisme des démocraties (centralisation rigide, confusion de l'État et de la Nation) s'opposait dans le fait à toute application honnête des deux principes. D'une part, la SdN ne fut pas une fédération, aucun des États constituants n'ayant renoncé à aucune de ses prérogatives au bénéfice de la Société ; d'autre part, l'État tchèque opprima ses propres minorités, leur imposant un régime centraliste inspiré du modèle français. 2. Sur quoi se basaient les revendications hitlériennes ? — Les dictateurs du centre de l'Europe furent les premiers à s'apercevoir de ce paradoxe politique. Ils eurent l'habileté de fonder leurs revendications à la fois sur l'un des principes que les démocraties prétendaient défendre et sur le système qu'elles pratiquaient en fait. C'est ainsi que l'Allemagne exigea l'autonomie des Sudètes au nom du droit de libre disposition des peuples, puis leur annexion au nom de « l'unité nationale ». 3. Quelle fut la réponse des démocraties ? — Il était fatal, dans ces conditions, que les démocraties se laissassent convaincre par le « bon droit » des exigences allemandes. Et c'est pourquoi, lorsqu'en septembre 1938, l'Allemagne appuya sa revendication de menaces militaires, les démocraties cédèrent (entrevue de Berchtesgaden). 4. Pourquoi le conflit s'aggrava-t-il subitement ? — Le litige était réglé en principe. Mais alors (entrevue de Godesberg) Hitler démasqua l'aspect original (et non plus jacobin) de la dictature totalitaire : l'impérialisme religieux ou sacral. Il exigea d'entrer en armes et sur-le-champ dans les territoires sudètes. Une cession purement diplomatique n'eût pas compté à ses yeux. La religion dont il était le fondateur voulait le sacrifice sanglant (ou son symbole), le viol de la victime, la « libération » violente de la proie désirée (guerre limitée). 5. Quelle fut la réaction de l'Europe ? — L'opinion démocratique apparut désorientée par cette exigence purement rituelle. Les uns remarquaient qu'il n'y avait guère de différence entre Berchtesgaden et Godesberg. Les autres pensaient que l'exigence d'entrer en armes était une « querelle d'Allemands », une rodomontade gratuite, puisqu'en principe tout était résolu. Seul, le Premier ministre anglais sut voir et dire qu'il y avait là un fait nouveau, le signe d'une volonté d'hégémonie. C'était traduire en termes classiques la réalité pressentie de la nouvelle religion totalitaire. D'ailleurs, les réactions des masses ne tardèrent pas à démontrer que Chamberlain avait su exprimer l'une des tendances fondamentales et instinctives de l'Occident : la résistance à toute hégémonie, au nom d'un idéal latent de fédération des peuples sur pied d'égalité. Une vague de fond s'éleva contre la prétention allemande, que l'on sentait, obscurément, ruineuse pour l'avenir confédéral de l'Europe. Hitler comprit que son heure n'était pas encore venue. Il se vit contraint d'accepter la réunion à Munich d'une « Diète » des gouvernements égaux, qui régla le problème à l'avantage matériel de l'Allemagne, mais sur une base d'arbitrage international — préfigurant ainsi un statut fédéral exclusif de toute hégémonie. 6. À qui profitèrent les accords de Munich ? — Cette victoire symbolique du principe fédératif ne fut pas exploitée par les nations qui l'avaient remportée comme malgré elles et en dépit de leurs intérêts nationalistes. En proie à des luttes intestines sans grandeur, les démocraties de l'Ouest ne surent tirer d'un événement aussi considérable que des conclusions chagrines, au terme de calculs qu'on appelait alors « réalistes », et qui se bornaient à faire état des pertes matérielles subies. Le bénéfice moral, incalculable, fut perdu. 7. Conclusion. — La voie était dès lors ouverte aux ambitions totalitaires, les dictateurs ne trouvant plus devant eux que des États demeurés centralisés et maladroitement autarciques, auxquels ils empruntaient leurs vieux systèmes mais pour les appliquer avec rigueur. Personne ne sut opposer au Führer l'idéal qui avait fait jusqu'alors la force et l'équilibre dynamique de l'Occident : l'utopie agissante d'une Fédération des Égaux, dont la seule Suisse figurait le microcosme. C'est dans cette perspective historique que les événements ultérieurs, pour surprenants et monstrueux qu'ils soient apparus en leur temps, trouvent leur explication la moins douteuse. » Réactions antifascistes : « Faire le jeu d'Hitler » Qu'une prise de parti efficace suppose nécessairement et avant tout la connaissance objective des faits en discussion, voilà qui, semble-t-il, ne souffre pas le doute un seul instant. Mais que cette vérité très évidente soit contestée avec passion, voilà qui mérite l'examen. Comment se peut-il, en général, qu'un homme refuse de voir ce qui est ? Et en particulier : comment se peut-il que, délibérément, un publiciste qui entend juger l'Allemagne, commence par récuser les témoins objectifs en les accusant de complicité ? La réponse est fournie par la psychologie courante de l'enfance. J'interdis à mon fils, âgé de trois ans, de s'approcher du feu. Il s'en approche, naturellement. « Tu sais que je te l'ai défendu, tu vas te brûler. — Non, ça ne brûle pas. — Mon petit, tu vas te brûler ! — Vilain papa, tu es très méchant ! » C'est mon dialogue avec certains « antifascistes » dès que j'essaie de les avertir de ce qui se passe en Allemagne. Je leur expose des faits « bons » ou « mauvais ». Je dis il faut connaître ces faits si l'on veut agir sur eux sans se laisser contaminer. Ils me répondent : vous faites le jeu d'Hitler ! Or si mon fils prétend que le feu ne brûle pas, c'est parce qu'il n'ose ni ne peut dire : j'ai envie de toucher le feu bien que je sache qu'il brûle. Cette contradiction insurmontable se résout pratiquement par un mensonge (le feu ne brûle pas), et par un transfert de la « méchanceté » du feu sur celui qui en avertit. Dans un monde comme le nôtre, où si peu d'hommes connaissent leur vraie croyance et leurs vrais désirs, il est fatal que se développe au plus haut point le réflexe d'agression préventive qui fait dire : « Si vous prétendez rester objectif en présence de telle ou telle réalité, c'est que vous avez une tendance à la favoriser. » Toutes les fois que se manifeste cette espèce de chantage à la tendance, je suis certain que son auteur est la proie d'une passion inavouable — même à ses propres yeux pour la réalité, précisément, qu'il voudrait m'interdire d'examiner. Les antifascistes aveugles sont des totalitaires qui s'ignorent. Quelle est, en effet, la caractéristique de toute mentalité totalitaire ? Le refus de discuter, d'où vient le terrorisme. La Terreur (jacobine, bolcheviste ou fasciste) a toujours dénoncé à la vindicte publique les « individus », c'est-à-dire ceux qui discutent ; ceux qui, sans être même des opposants, ne manifestent pas une volonté de soumission aux mots d'ordre du Parti. Plus encore ceux qu'on soupçonne, bien qu'adhérents enthousiastes, de demeurer capables d'un jugement personnel. Puis : ceux qui n'ont pas donné assez de preuves du contraire. Et finalement, tous ceux qui se « distinguent » par quelque trait marqué, de n'importe quelle nature, fût-ce même par leur orthodoxie trop rigoureuse. Dans tous les cas et à tous les stades, c'est la tendance que l'on punit, non pas les actes ou les opinions déclarées. On ne réfute pas : on jette la suspicion. Or, c'est ce trait fondamental de la mentalité totalitaire que je retrouve dans les écrits et les propos de certains de nos antifascistes. Introduisez la discussion, vous rendrez impossible le régime totalitaire. Je revendique pour ma part le droit de discuter, et j'en fais même un devoir civique. Si vous me le contestez, je vous jugerai là-dessus. Je dirai que vous êtes pro-fasciste, non pas d'intention mais de fait. Refuser de discuter Hitler, c'est le « tabouer », c'est le considérer comme l'adversaire sacré. Le sacré, c'est ce qu'on ne discute pas. Mais le sacré est toujours ambigu, l'horreur toujours liée à l'attirance. En discutant Hitler, je le profane. C'est beaucoup plus dangereux pour son mythe que les vociférations sacrées des antifascistes. Si vous me retirez cette arme, vous me transformerez en un fasciste honteux, qui sera certainement battu par le fasciste glorieux.⁎ Dans un grand quotidien socialiste de Bruxelles, je me vois accusé en toutes lettres d'avoir « fourni des gages aux hitlériens, avant, pendant ou après » mon séjour en Allemagne. L'auteur conclut en engageant les antifascistes « à se méfier (de moi) ». Mais à peu près à la même date, La Dépêche de Toulouse écrit : « Il faut les lire d'un bout à l'autre, ces notes au jour le jour qui révèlent à la fois un observateur pénétrant et un enquêteur remarquablement documenté que n'aveuglent point les partis pris. » Le premier article assure que « les vieux lutteurs de la lutte du prolétariat allemand contre le fascisme ne sont pas en train, à l'heure actuelle, de pérorer dans leur cuisine en compagnie de professeurs étrangers bienveillants et objectifs. Ou bien ils se terrent dans le silence farouche où mûrissent les révoltes, ou bien ils sont comme tous ceux qui ont tenté de défendre la liberté, emprisonnés, torturés — ou supprimés ». Mais le second article, sur le même sujet : « On aurait tort de penser que la section la plus nombreuse de l'Internationale socialiste s'est volatilisée, ou du moins que seuls lui survivent les exilés, les bannis, les bagnards, les internés dans les camps de concentration… Ce serait la plus vaine et la plus dangereuse des illusions de penser que, dans les masses ouvrières allemandes, le totalitarisme n'a d'autre soutien que la force ou la menace de la force. Parmi les socialistes majoritaires, sans parler d'autres dont le nationalisme nous épouvantait lorsque nous fûmes, en 1924, à Hambourg, au premier congrès de l'Internationale reconstituée, combien n'en est-il pas qui, sans transition, de socialistes nationaux se sont mués, sans qu'il leur en coûte beaucoup, en nationaux-socialistes ? Pour eux, du reste, le drapeau rouge avec le cancre noir reste un drapeau rouge ; le mot « socialiste », dans national-socialiste, n'est pas un simple attrape-nigauds, et ce n'est pas sans conviction qu'ils chantent, le 1er mai, selon la formule officielle : Communauté, égalité et pain pour le peuple. Nul, peut-être, n'a mieux rendu compte de cet état d'esprit complexe que Denis de Rougemont, dans son Journal d'Allemagne… » Il s'agit d'une scène de ménage. Car le premier article est signé par Jeanne-E. Vandervelde, qui passe pour communiste, le second par son mari Émile Vandervelde, le célèbre leader de la IIe Internationale. Réactions hitlériennes Lorsqu'il s'agit de savoir ce que pense un peuple « mis au pas », faut-il préférer les témoignages privés aux prises de position publiques ? J'ai reçu plusieurs lettres d'Allemands qui m'avaient lu, et qui ne se cachaient pas d'approuver mes critiques. Sont-elles signes avant-coureurs d'une réaction plus générale, ou simplement derniers vestiges d'une répugnance libérale ? Quant aux articles, publiés avec l'approbation indispensable du Parti, ils sont par définition suspects, mais j'admets que la plupart des hommes ne pensent, en réalité, que ce qu'on leur dit de penser, et qu'ils ont lu. En sorte que l'expression d'un point de vue officiel a bien des chances de refléter, comme par avance, l'opinion générale de larges masses. Ce qui me paraît le plus curieux à cet égard, ce sont certaines contradictions que j'ai relevées entre les articles parus en Allemagne sur mon livre. Cela étonne, venant d'un tel pays, et cela n'est pas sans signification quant aux possibilités d'évolution du régime. L'un cite plusieurs de mes jugements d'une façon très partiale et très habile : il ne conserve que les rares éloges et supprime les critiques qui terminaient la phrase ou le paragraphe cités. Il feint que j'approuve la mise au pas de la presse et les persécutions contre les Juifs ! Et cela lui permet de louer ma « profonde connaissance de la vie allemande » (K. H. Bremer, dans Die Tat). L'autre au contraire m'accuse de connaître si mal cette même vie allemande que toutes mes observations s'en trouvent faussées et mensongères. C'est, dit-il, que je cherche à juger le national-socialisme « à l'aide de catégories qui lui sont essentiellement inadéquates, à savoir les catégories chrétiennes-protestantes » (Cahiers franco-allemands). On ne saurait être plus clair, et je livre cette phrase à la méditation de ceux qui voient encore dans le Führer un protecteur de l'Occident chrétien contre la barbarie des sans-Dieu bolcheviks ! Tandis que le premier écrit : « R… enrichit sans nul doute la discussion féconde entre les deux peuples », un troisième intitule son article (publié plus tard en brochure) Un mauvais service, et précise que mon livre ne peut être que « dangereux pour les relations entre les deux peuples ». Ce dernier article m'a paru le plus intéressant à analyser (Prof. Hans Jeschke, dans Geist der Zeit). Il me reproche, en effet, non sans véhémence, de caractériser le national-socialisme comme « mouvement religieux », ou encore comme « ersatz de christianisme ». Alors, affirme-t-il, qu'il s'agit actuellement d'un mouvement purement politique. Cependant, après avoir déclaré qu' « entre cette conception du monde politique… et une religion au vrai sens du mot, il y a un pas ! », il ajoute : « Certes, l'Allemand libéré des manières de penser chrétiennes peut très bien faire ce pas, et même devra le faire un jour, s'il reste conséquent dans l'évolution de sa pensée. » En définitive, mon erreur serait d'avoir anticipé sur cette évolution nécessaire, et d'avoir exprimé en termes trop clairs ce qui n'est encore qu'un « devenir » et, à leurs yeux, un idéal… Mais voyons les choses de plus près. « La cristallisation des concepts nationaux-socialistes en une image du monde proprement religieuse…, serait évidemment le plus beau couronnement de la révolution allemande. Elle rendrait à notre peuple son unité spirituelle et politique, et, par l'adjonction d'un élément métaphysique, élèverait la notion unitaire de l'homme allemand au rang d'une véritable “totalité”, en sorte que le reproche d'étatisme totalitaire, qu'on nous fait, serait encore plus agréable à porter qu'il ne l'est actuellement ! Toutefois, le national-socialisme poursuit aujourd'hui un seul but : la cohésion spirituelle et politique de la communauté allemande, à l'intérieur comme devant l'extérieur. Pour notre communauté religieuse et populaire, nous avons encore besoin de temps, et, à bien des égards, de maturation. Mais cette communauté politique est cependant aussi bien fondée, religieusement, qu'une communauté religieuse le serait sur une base existentielle-ontologique. » Ces lignes, assez confuses, s'éclairent à mes yeux grâce à la lettre que m'écrivit vers la même époque un étudiant nazi. II me reprochait, lui aussi, d'avoir parlé de religion à propos de la croyance nationale-socialiste, et il ajoutait : « La religion est en effet quelque chose de sentimental. Notre conception du monde, au contraire, embrasse tout à la fois le domaine politique, le domaine spirituel et le domaine éthique. » Il résulte de ces précisions — si l'on ose dire — que le national-socialisme est exactement une religion, comme je l'affirmais, mais qu'il n'est pas « politique » de l'avouer avant que cette religion ait réussi à s'affirmer avec une puissance incontestée. Bien plus, la croyance hitlérienne est à tel point de nature religieuse que ceux qui en vivent n'ont pas besoin de le savoir ! Comme pour jouir plus librement de sa « substance affective », ils refusent l'étiquette compromettante. Ils sont au stade de la foi du charbonnier, et reculent encore, avec une sorte de pudeur opportuniste, devant la nécessité, pourtant prochaine, des définitions théologiques. C'est dans ce sens qu'on est en droit de parler d'un paganisme irrationnel et romantique. Sous le couvert de ces refus véhéments de reconnaître l'évidence, c'est-à-dire la nature religieuse de l'hitlérisme, les nazis peuvent se livrer impunément aux confusions les plus catastrophiques de l'instinct religieux naturel et de la volonté de puissance. Ce débat sur le sens du mot religion n'est qu'un exemple — mais des plus typiques — des très profonds malentendus verbaux institués entre l'Allemagne et tous les autres peuples par la Révolution nationale-socialiste.⁎ Question de mots On ne fait pas de révolution sans changer le vocabulaire. Car la force principale d'un mouvement politique n'est pas la vérité de sa doctrine, mais l'opportunité de sa propagande. La révolution, de nos jours, c'est d'abord une question de mots, une question de slogans, un cas particulier de cette science de l'opinion qui s'appelle la Publicité. C'est pourquoi la conversation devient parfois si difficile entre un pays qui a fait une révolution et ses voisins qui en ont fait d'autres, ou qui n'en ont pas fait depuis longtemps. La fameuse « incompréhension » que l'on observe entre les peuples n'est pas de nature sentimentale d'abord. Dans toutes ces querelles de ménage que se font les nations d'Europe, il s'agit moins d'humeurs que de lexiques incompatibles. Ainsi du dialogue France-Allemagne. Il fut longtemps l'un des plus malaisés, à cause du pathos jacobin dont les Allemands avaient souffert pendant l'Empire. Cette « liberté » qu'apportaient les Français à la pointe de leurs baïonnettes ne correspondait pas à des notions bien claires dans le cerveau d'un paysan prussien. D'où les malentendus que l'on sait, et les « explications » un peu brutales qui aboutirent au compromis boiteux de Versailles. Le Reich promettait de comprendre, il proclamait la République, il allait essayer, lui aussi, de pratiquer les droits de l'homme… Et puis l'on fut contraint de se rendre à l'évidence ; décidément, cela ne prenait pas, cela n'entrait pas dans les coutumes germaniques. Alors parut M. Hitler. Il a fallu cinq ou six ans pour déchiffrer la clef de son langage. Les récents événements y ont beaucoup aidé. Aujourd'hui je crois pouvoir dire que le système est assez simple, et qu'il consiste à peu près en ceci : reprendre le vocabulaire démocratique, mais changer le signe de chacun de ses termes. Exemples : le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes signifie, dans le langage totalitaire : le droit des peuples les plus forts à disposer de leurs voisins les plus faibles ; consolider la paix signifiera : envahir un pays à dix contre un sans avoir à tirer un obus. La presse italienne, dans son ardeur de néophyte, vend la mèche lorsqu'elle oppose à la violence et au bellicisme de Roosevelt le sens du droit et le pacifisme des dictateurs. Ce n'était donc pas plus malin que cela ? Il suffit de poser à la clef : noir égale blanc, et ainsi de suite. Enfin l'on va pouvoir s'entendre ! Toutefois, comme en pareil domaine tout est affaire de nuances, parfois subtiles, il n'est pas superflu d'entrer dans le détail de quelques-unes de ces transpositions. J'examinerai à cet égard trois termes : liberté et justice, qui viennent de notre fonds, et le néologisme espace vital. On ignore trop souvent que la liberté signifiait pour les vieux Germains le droit de porter une arme et de la garder chez soi. Il est donc assez naturel que le Congrès de Nuremberg, qui célébra le réarmement du Reich, se soit intitulé : Journée de la Liberté. Précisons : l'armement pour les Allemands n'est pas comme pour nous autres démocrates un moyen de protéger des libertés d'ordre civil. Il est en soi la liberté, et nulle autre n'est concevable… La justice est pour nous le respect du droit, et au-delà de la lettre d'un code, une manière objective de jauger les arguments de deux parties adverses. C'est dans ce sens que j'avais essayé d'être « juste » vis-à-vis de l'Allemagne dans un petit ouvrage paru l'automne dernier. Or, voici ce que m'écrit un hitlérien : « Juste, votre livre ne l'est certainement pas. Car la justice jaillit de la plénitude d'une vitalité sûre d'elle-même, et non pas de comparaisons abstraites. C'est en quoi les notions française et allemande de justice s'opposeront pendant plusieurs décades encore. » Effectivement la définition de la justice allemande que veut bien me donner mon correspondant signifie pour un esprit français : droit du plus fort, donc injustice. Ici encore, il suffit de changer de signe. Quant à l'espace vital des dictatures, on n'aura pas été sans remarquer que sa qualité la plus frappante est l'élasticité illimitée. Plus la vitalité d'un peuple est « sûre d'elle-même », plus ses nécessités « vitales » s'accroissent. Que signifie alors le mot ? Non pas ce qu'un vain puriste pourrait croire, non pas ce qui serait indispensable pour préserver les Allemands de la famine, mais au contraire ce qui est indispensable pour satisfaire et augmenter encore une « vitalité sûre d'elle-même ». L'espace vital, c'est celui que réclament non la misère et la famine, mais l'orgueil et la boulimie. Ce sont les blés moraves et les pétroles roumains, réserves de guerre. Ce qui est vital, c'est donc tout simplement ce qui permettra de faire la guerre, c'est-à-dire — traduit en allemand — d'affirmer une « vitalité sûre d'elle-même » et de « consolider la paix »… Bornons-nous à remarquer que pour les peuples revendiqués par le Reich en ces termes, ce qui est pour un nazi espace vital risque malheureusement de s'appeler bientôt champ de bataille, ou espace mortel. Et maintenant, que faire ? La nouvelle de la mort de Pie XI a répandu bien au-delà des frontières du catholicisme une émotion dont chacun sent l'arrière-pensée, l'arrière-angoisse. Cette mort en plein combat dans l'invisible spirituel, à la veille d'un discours qui devait être un acte, nous laisse tous en suspens sur le mystère de notre époque : un mystère de nature religieuse. Vous l'éprouverez sans doute comme moi dans les salles d'actualités, à considérer le public quand passe le film des funérailles romaines. Quelque chose vibre dans l'obscurité, des régions endormies de la conscience humaine de nouveau se sensibilisent… Possibilités ambiguës dont il ne faudrait pas trop vite se réjouir. Il se peut que les temps qui viennent voient s'éveiller dans l'âme des masses une grande faim élémentaire trop longtemps refoulée et niée. L'histoire de l'après-guerre aux yeux de nos descendants sera peut-être moins l'histoire des traités et de leur périlleux ajustement, que l'histoire du réveil des religions au terme de l'ère rationaliste. Ce n'est pas le phénomène en soi, mais son ampleur, qui s'annonce sans précédent. Le siècle des Lumières, puis le siècle individualiste, ont relâché et parfois même dissous les liens « sacrés » du corps social. Le vingtième siècle a vu la décadence des formes, conventions, cérémonies et lieux communs qui étaient les signes extérieurs d'une communion tacite entre les hommes. Nous sommes là, petits individus, impuissants, isolés, méfiants, posés les uns auprès des autres, à nous demander pourquoi nous sommes ensemble. Il s'est formé dans la cité un sentiment encore diffus de vide social, analogue à celui qui dut marquer la décadence de l'empire romain. Mais de ce vide naît un appel. Et cet appel à une communauté nouvelle, à une « mystique » comme on le répète un peu partout, plus simplement : à des raisons de se regrouper, c'est l'affleurement d'un inconscient désir de « ce qui lie », d'une religion. De n'importe quelle religion… Il est temps que le monde chrétien prenne conscience à la fois de cette chance et des risques immenses qu'elle ouvre. Car on ne peut plus se le dissimuler : les masses modernes, privées de culture spirituelle, athéisées jusqu'à un point que les chrétiens, souvent, n'imaginent guère, se trouvent devant le fait religieux plus ignorantes, plus démunies et plus « barbares » que les peuplades polynésiennes avec leurs rites et leurs sorciers. Si la faim religieuse s'éveille dans ces masses, elles risquent aussi bien de se satisfaire par les moyens les plus grossiers, et par exemple par le seul sentiment d'une fraternité charnelle, d'un coude à coude pathétique. Ce n'est pas là une hypothèse : il suffit de traverser le Rhin pour ressentir, jusqu'au frisson de l'horreur sacrée, la réalité monstrueuse d'une de ces religions larvaires. On demande souvent quel est le contenu de la « mystique » nationale-socialiste. L'effrayant, c'est qu'il n'y en a pas. Il n'y a rien que des masses qui se ressentent comme telles, à la faveur d'un déploiement théâtral et géométrique, autour d'un chef qui ne veut être que leur incarnation et leur symbole. Des masses qui communient avec elles-mêmes dans un chant triste ou dans un cri. Or ces religions vagues et violentes se cherchent pourtant une doctrine. N'étant pas nées d'une création spirituelle, d'une espérance ouvrant l'avenir, elles ne savent justifier leur existence que par le fait qui rassemble les masses : l'origine commune, le passé. Le christianisme fondait une société ouverte, liée par l'attente unanime d'un au-delà libérateur. « Les choses vieilles sont passées », dit saint Paul, il n'y a plus ni Juif ni Grec, et tu es mon frère en la cité nouvelle si tu partages mon espérance. Et tu es mon frère encore si tu la refuses, parce que j'espère pour toi, mon ennemi… Mais le national-socialisme se trouve avoir donné le type d'une communauté régressive, fondée sur les seules choses révolues, sur tout ce que l'on a derrière soi et qui ne peut plus être changé : le sang, la race, la tradition, les morts, tout ce qui impose un destin sans recours. Voilà pourquoi cette religion est, au suprême degré, intolérante et plus qu'intolérante : on ne peut même pas s'y convertir ! Si l'on n'a pas le même passé, l'on ne pourra jamais y entrer — si l'on n'est pas de sang aryen, par exemple. Car cette religion n'admet pas que « les choses vieilles sont passées ». Elle n'admet pas cette nouvelle naissance, cette conversion à partir de laquelle il n'y a plus ni Juifs ni Grecs aux yeux de l'esprit. Elle ne demande pas : que crois-tu ? qu'espères-tu ? mais elle demande seulement : quels sont tes morts ? Religion du sol et du sang, religion sanglante et mortelle, religion des choses vieilles, mortes et enterrées depuis des millénaires, jamais « passées », et qui réclament encore du sang, des morts, des cortèges funèbres, des cérémonies d'imprécation, des sacrifices propitiatoires, le tam-tam des tambours lugubres, d'hallucinants sabbats de nègres blancs ! Qui ne voit qu'une telle religion hait mortellement la foi chrétienne, tournée vers le pardon, le futur éternel, le rachat du péché d'origine ? Ce n'est pas un conflit accidentel, c'est encore moins un conflit politique qu'il faut chercher à l'origine réelle des persécutions hitlériennes contre les Églises du Christ. C'est une opposition de nature et d'essence, radicale et insurmontable ; c'est l'affrontement du destin sombre et de la foi libératrice, des choses fatales et des « choses espérées », du culte des morts et de celui du Dieu vivant. L'ère des religions s'ouvre à nous, chargée de promesses équivoques. Ère nouvelle pour les chrétiens qui pensaient n'avoir plus à redouter que l'incroyance et l'inertie. Peut-être vont-ils découvrir que l'adversaire fanatisé les défie mieux que le sceptique et les ramène mieux à leur vraie force. Car il ne suffit plus d'entretenir un vague sentiment religieux, vestige d'un passé touchant, pour répondre à une religion dans sa jeunesse virulente et affamée. Il faut se réduire aux vérités solides. À celles qui nourrissent l'espérance, et non la peur ou la haine du voisin. Il faut surtout répondre mieux que l'adversaire au problème qu'il tentait de résoudre, à ce problème du vide social, communautaire, qui dès maintenant se pose à nous aussi. Car si d'autres y ont mal répondu — les communistes et les fascistes — nous ne pourrons pas nous en tirer, pour notre part, en critiquant simplement leurs erreurs. Il est facile d'avoir raison de loin ; plus difficile de découvrir une voie meilleure où l'on soit prêt à se risquer soi-même.⁎ Quelle voie ? On m'a reproché d'y avoir fait allusion sans la préciser clairement. J'essayerai de tracer le dessin maladroit d'une utopie. Il semble que les premières tâches soient d'ordre politique et social. Je n'ai pas de conseil à donner aux ministres, et peu d'entre nous sont en mesure d'influencer les décisions au jour le jour qu'ont à prendre les gouvernements. Mais il n'en va pas de même dans les questions sociales. Ici, la tâche n'est pas douteuse : si chacun de nous prenait sa part dans la lutte contre le chômage, si chacun de nous s'efforçait de réduire les injustices qui pèsent encore sur la classe ouvrière et la paysannerie et parvenait ainsi à la conscience de l'isolement réel où sont les hommes contraints de vivre entassés et sans liens spirituels dans les villes, le sens social renaîtrait parmi nous, et par là même, les séductions totalitaires perdraient beaucoup de leur pouvoir immédiat. Sur le plan international, où l'opinion, de nos jours, joue un rôle décisif, la direction qu'il convient d'adopter ne me paraît ni moins claire ni moins simple. L'Allemagne a poussé à la perfection le système de l'autarcie. À tel point que ce terme résume la politique et la religion d'Hitler. Or l'autarcie n'est à tout prendre qu'une transposition de l'individualisme au niveau de l'État-Nation. Un seul système s'y oppose radicalement : c'est celui de la communauté, de l'interdépendance des nations et régions qui s'appelle le fédéralisme. Seul le fédéralisme est propre à recréer, sur le plan politique, une commune mesure des nations, un droit et des coutumes viables, un langage vrai pour la diplomatie (qui se meurt de rhétorique périmée). Et j'entends par fédéralisme : dévalorisation de toutes les frontières économiques, politiques, militaires ; création d'entreprises communes à plusieurs nations ; mise en exploitation commune des colonies ; ententes économiques et commerciales ; échanges de matières premières et de main-d'œuvre ; répartition des activités humaines non dans le cadre rigide des barrières douanières, mais autour de centres de production matérielle ou spirituelle. Il est clair que ce système d'aménagement correspond seul aux réalités économiques, sociales et militaires d'aujourd'hui : les bassins industriels par exemple ne se confondent presque jamais avec les bassins linguistiques, ou avec les bassins commerciaux, et moins encore avec les « régions stratégiques » naturelles. C'est dire que le système des frontières administratives et politiques, doublées de cordons policiers et douaniers, ne répond nulle part aux besoins réels. C'est dire encore que loin d'être utopique au mauvais sens, le fédéralisme sur tous les plans serait au contraire le seul système non seulement souhaitable mais raisonnable. Et pourtant, dès qu'on parle de fédéralisme, on déclenche le reproche d'utopie. D'où vient cette résistance — au sens freudien — à la solution rationnelle ? Je pense qu'il faut l'attribuer au scepticisme résigné des « réalistes », qui ne peuvent croire le rationnel réalisable. En somme, ils ont raison dans l'état actuel des choses mais surtout des esprits. Reste à savoir si nous devons enregistrer cet état comme fatal et permanent. Reste à savoir si, justement, nous ne devons pas tenter l'impossible — qui rendra tout le reste possible, et consacrer désormais nos efforts à transformer la vie morale des masses, de telle façon que les solutions de raison puissent devenir des solutions pratiques. Nous voici ramenés au problème des religions.⁎ Certaines phrases de ma Conclusion 1938 pouvaient prêter à équivoque, et y ont prêté. Je demandais que les démocraties résolvent à leur manière les problèmes religieux qu'ont résolus, vaille que vaille, les dictateurs. Je demandais qu'elles retrouvent une foi… On a pu croire que j'appelais à la rescousse je ne sais quelle « mystique démocratique ». Rien n'est plus loin de ma pensée. Toute espèce de « mystique » libertaire est condamnée d'avance, dans la lutte engagée. Car la mystique nationale-socialiste ne s'appuie pas sur des idées ou des raisons, mais sur la personne même d'Hitler, présent et agissant parmi son peuple. Elle n'a pas pour foyer une idée de l'homme, mais un homme. Et cet homme n'est pas tel qu'on ait le droit de rêver d'en voir surgir d'aussi puissants au service de causes meilleures. Lorsqu'on songe aux pouvoirs sans précédent qu'il a revendiqués et pris en fait, lorsqu'on songe qu'il prétend être en personne non seulement le chef de l'État, mais l'autorité spirituelle et le sens même de la nation allemande, il devient parfois difficile de le considérer comme « un homme ordinaire »… C'est après avoir vu le Führer magnifié par le culte de son peuple que j'écrivais cette phrase qui parut ambiguë : « Seul un prophète peut lui répondre. » Mais dans l'attente du prophète, que dirons-nous ? On peut être tenté de répondre à la religion totalitaire en lui opposant une autre religion. Je songe au culte catholique, à ses cérémonies grandioses, à ses « congrès eucharistiques ». N'est-il pas significatif que ces grands spectacles de masses autour d'une Présence sacrée se multiplient dans ces dernières années ? C'est la réponse traditionnelle au même besoin qui, sous une forme plus élémentaire — sans dogmatique ni transcendance, ni rites précieux et séculaires — émeut les masses germaniques et les rassemble autour du Chef libérateur. Pourtant, cérémonies contre cérémonies, celles d'Hitler gardent l'avantage de flatter l'homme au cœur de sa violence, ou pour mieux dire de sa brutalité. L'Église catholique, aujourd'hui, reste la seule puissance organisée qui se donne pour universelle, donc en droit supranationale, et à ce titre, elle représente le havre de millions d'espoirs. Pourtant, le sens de l'universalisme peut-il être instauré ou restauré à partir d'une Église qui se dit « catholique » mais qui, en fait, est surtout romaine, quand elle n'est pas de connivence avec tels pouvoirs établis en Europe ? Ou faut-il exiger, espérer davantage, attendre tout d'un nouveau christianisme, qui serait universel non point par la vertu d'une organisation unique, mais parce qu'il saurait rendre aux hommes le sens intime et personnel de leur appartenance première à l'Esprit qui transcende toute nation ? Il se peut que la tâche urgente ne soit nullement de satisfaire l'instinct religieux des masses, mais au contraire de les en délivrer. II se peut — et même je le crois — que la seule tâche vraiment urgente soit d'éduquer le genre humain, c'est-à-dire de le conduire au-delà (e-ducere : conduire hors de) — au-delà des exigences de sa nature dans ce qu'elles ont de plus exalté et à la fois de plus dangereux. (Toutes les religions, comme telles, sont « sanguinaires ».) Le néo-paganisme hitlérien est la réponse la plus puissante que les hommes d'aujourd'hui aient inventée pour satisfaire leur faim religieuse. Mais c'est aussi le plus puissant défi qui ait été jeté au christianisme : votre foi sera nouvelle à son tour, ou bien elle sera balayée. Elle sera nouvelle au sens le plus actif du mot : elle retrouvera la virulence qu'elle avait à l'état naissant, elle sera plus communautaire et plus réellement personnelle. La véritable « communion des saints » sur tous les plans, du spirituel au matériel — n'est pas le fait d'une organisation même « sacrée », mais d'une présence réalisée dans chaque personne, enracinée dans l'acte de la foi que l'on ne peut jamais faire que seul mais parmi d'autres, comme on naît seul, comme on meurt seul. Je crois qu'en dehors de cette foi, il n'est pas d'hommes qui puissent se vanter d'être à jamais irréductibles aux tentations totalitaires. On me dira que c'est exiger le miracle, mais montrez-moi que rien de moins puisse être assez ? Et si l'on dit encore : Ce n'est pas une solution ! je répondrai qu'alors il n'y en a point. **** *book_ *id_body-6 Vers la guerre J'étais foncièrement convaincu — depuis le 11 mars 1936 — que l'explication religieuse du phénomène national-socialiste pouvait seule toucher le fond des choses. Toute tentative d'interprétation « purement politique », ou économiste, ou marxiste, me semblait condamnée à demeurer au niveau des hypothèses partielles et des attributions arbitraires du prédicat cause ou effet à des facteurs choisis en vertu de préjugés démagogiques ou scolastiques, sans grands rapports avec la réalité parfaitement scélérate mais bien vivante qu'il s'agissait maintenant de comprendre, car nous aurions sous peu à la subir. Je voyais venir le temps des monstres. J'acceptai donc sans hésiter l'offre qui me fut faite en février 1939 d'une tournée de conférences dans quatre universités suisses, sur un thème suggéré par l'Association des étudiants : « La vraie défense contre l'esprit totalitaire. » Préparation, voyages et séjours, je savais bien que tout le mois de mai y passerait. Comment faire face à mes obligations envers différents éditeurs ? Je m'étais engagé à remettre à Daniel-Rops, pour une collection qu'il dirigeait, le manuscrit de L'Amour et l'Occident avant la fin de février, et je n'en avais encore que le plan. Par chance, Rops m'écrivit à ce moment-là pour me demander de céder mon tour à un jeune colonel qui venait de lui donner un livre « urgent » intitulé La France et son armée. (Le nom, Charles de Gaulle, me rappela quelque chose : chez Daniel Halévy, quai de l'Horloge, ce grand corps adossé à la cheminée, qui écoutait sans mot dire nos propos sur Hitler.) Je répondis à Rops que je consentirais ce sacrifice à la nation française, et me mis aussitôt à travailler de dix à quatorze heures par jour sur les premiers chapitres de mon livre : j'étais en transe. Mon plan ne prévoyait que deux parties d'une centaine de pages chacune, l'une sur la passion, l'autre sur le mariage. Après quelques jours de lecture des textes primitifs de Tristan, dans la petite salle où j'étais souvent seul de la bibliothèque Mazarine, je compris subitement ce que j'avais entrepris. Ou bien j'y passerais toute ma vie, ou bien j'allais m'expliquer sur-le-champ (oui, comme en duel) avec le Mythe, ma plus intime tentation. De fin février au début de mai, j'écris les livres I à V. En mai, comme prévu, quatre conférences en Suisse, une présentation du livre V sur l'Amour et la Guerre au Collège de Sociologie de Bataille et Caillois, et un long article sur l'hitlérisme, d'après mes notes de Francfort : ce sera le texte central de mon Journal d'Allemagne. De fin mai au 20 juin, dans un petit château près de Brunoy, les livres VI et VII, la préface, et la dernière révision du texte dactylographié. Au soir du 21 juin, solstice d'été, dernier triomphe du Jour sur une Nuit dont le règne va lentement s'étendre au cœur même de l'été qui vient, on donne Tristan à l'Opéra. J'ai pris les deux dernières places libres. Le taxi qui nous emmène au crépuscule traverse la cour du Louvre dans la lueur soudaine de grandes flammes jaillies des guichets . À l'Opéra, les décors sont affreux, comme toujours, les voix allemandes, comme il convient, et le cri de Brengaine du haut de la tour d'aurore : « Habet acht ! Habet acht ! — Schon weicht dem Tag — die Nacht  ! » renouvelle à coup sûr l'émotion la plus submergeante-exaltante que j'aie jamais reçu d'un art. Quinze jours plus tard, invité à Ferney dans la maison de mes amis Paulding (celle-là même que j'habiterai plus tard, dès mon retour d'Amérique), je reprends et complète mon Journal d'Allemagne que j'envoie dans le courant d'août à Gallimard, avant de partir pour l'Italie. Venise. Au théâtre doré de la Fenice, Honegger dirige son Nocturne. Voilà l'homme avec qui et pour qui je voudrais faire un opéra, un jeu sacré… Chaque soir vers sept heures, au Florian, place Saint-Marc. Le conservateur du Palais des Doges, que nous y retrouvons parfois, aime à parler politique à voix très haute, pour manifester sa liberté d'esprit. Un soir, il déclare à la cantonade que si l'Allemagne d'Hitler déclenche une guerre, l'Italie ne la suivra pas, mais plutôt se joindra à la France. Je me penche vers lui et lui fais remarquer un officier barbu, assis tout près de moi à la table des Volpi : ne ressemblet-il pas au maréchal Balbo ? « Mais c'est Balbo ! dit-il très haut. Et c'est justement lui qui va nous empêcher de faire cette guerre idiote  ! » Télégramme de Gaston Gallimard : il voudrait publier mon Journal sans délai. Nouvelles chaque jour plus alarmantes de la crise hitléro-tchèque. Retour en Suisse dans la maison de mes parents, près de Neuchâtel, où je garde dans une armoire, comme chaque soldat et officier suisse, mes uniformes, mes armes et de la munition. Je sors mes tuniques pour les aérer, je nettoie et je graisse mon pistolet. D'un jour à l'autre, l'ordre de mobilisation peut m'être donné par téléphone (avant l'affichage). Mais ce qui me vient par téléphone, c'est la demande d'écrire une pièce pour l'Exposition nationale de l'an prochain. Il faudrait, me dit-on, un sujet historique populaire et connu de tous les Suisses. La scène de l'Exposition de Zurich, sans décors ni rideau, 36 mètres de large et 18 mètres de profondeur, s'étagera sur trois niveaux, plus deux petits plateaux latéraux. Il faudra des centaines de figurants pour la remplir, des chœurs et une fanfare pour ordonner leurs évolutions et relier les actes… Je vais refuser. J'ai autre chose à faire, non pas mon testament (car je ne possède guère que des livres et des manuscrits mal finis) mais quelque chose qui s'ouvre sur l'action, d'une manière qu'il s'agit de décider d'urgence. Trois jours passent. À Munich, cependant, démocraties et dictatures ont accepté de discuter. Le 30 septembre, à dix-sept heures, on m'appelle au téléphone. Ce n'est pas la guerre, c'est « la paix pour notre génération », a dit l'Anglais armé d'un parapluie. Je puis ranger mes uniformes dans ma longue malle d'officier. Le soir même, une dame pieuse m'a fait remettre une biographie nouvelle de Nicolas de Flue, héros et mystique suisse du xve siècle. Ce « Frère Klaus », ermite des Alpes, ascète à demi légendaire — il a passé vingt ans sans rien manger ni boire — est vénéré par mes compatriotes pour avoir prévenu in extremis par un message à la Diète fédérale, resté secret, la guerre civile qui allait éclater entre les Cantons suisses vainqueurs du Téméraire. C'était pour moi jusqu'à ce soir une simple image de manuel scolaire. Je parcours le volume, et voici que j'y retrouve l'angoisse, la tension, et l'émotion finale de la journée que nous venons de vivre, mais tout cela transposé dans les termes d'une sorte d'action sacrale, motivée par la seule violence de l'Esprit. Jusqu'au matin, j'ai lu le livre, et laissé se composer un plan. Je vais accepter d'écrire ce Festspiel national, à la seule condition qu'Honegger accepte d'en écrire la musique. Boulevard de Clichy, dans son grand atelier, il m'assure que je tombe bien. Il avait justement envie d'écrire une œuvre populaire, communautaire, et qui n'exigerait pour son exécution que les moyens que peut offrir, par exemple, un de nos Cantons suisses : fanfare, chœurs, troupe d'acteurs non professionnels. J'habite hors de Paris, La Celle-Saint-Cloud. J'envoie des textes par petits paquets, commençant par le 2e acte. J'ai bâti le drame d'après les trois niveaux de la scène : en bas le Monde, au milieu la Famille, en haut la Solitude avec les anges. Les passages du héros d'un plan à l'autre déterminent et structurent l'action. Un beau jour de décembre, Honegger m'appelle : « Dites donc, on dirait que vous vous foutez de moi ! Vous m'aviez demandé neuf numéros de musique, trois par acte, j'en suis au 28e, et ce n'est pas fini ! » Je l'invite à poursuivre sur sa lancée, dans l'euphorie qui nous anime tous les deux. Fin décembre, l'affaire est achevée. Pas une seule fois, nous n'avons eu l'idée de parler du sens religieux, ou historique, ou politique, ou même helvétique de l'œuvre. Nous n'avons discuté que de problèmes techniques : du nombre de minutes, voire de secondes de musique nécessaire pour un cortège, pour une prière, ou un récitatif ; de contrastes et ruptures de ton à ménager, de syllabes à couper ou ajouter, de la proportion des « cuivres mous » et des « cuivres durs », dans la réputée fanfare de La Chaux-de-Fonds (« Les Armes réunies ») qui tiendra lieu d'orchestre, et de la rhétorique du choral luthérien. Jamais je n'avais écrit en telle aisance, bien que ce fût mon quatrième ouvrage de l'année  : avantage indéniable de la commande sur les exigences inhumaines que s'imposent les artistes depuis le romantisme quand ils veulent inventer à la fois non seulement leurs sujets et leur style, mais leur langage, leurs conventions, et parfois même l'architecture de leur théâtre. Tout cela nous étant donné par les termes précis de la commande, nous n'avions qu'à jouer librement, à cœur joie ! Avant Noël, mes trois actes et les trente-deux numéros de la partition pour chœurs et fanfare étaient prêts pour l'impression. J'étais heureux. Je me plaignais seulement de la brièveté des journées et des nuits. Je ne demandais qu'à tenir sans fin ce rythme d'écritures et de publications, mais Adolf Hitler s'y opposa.⁎ Hitler et moi ne serait pas un mauvais titre pour ce Journal : il rendrait compte de la vertigineuse interaction du collectif et de l'individuel, que l'on put ressentir en ces années, mieux qu'en tout autre temps de la civilisation occidentale. Dès 1926, une étrange mélodie jouée sur un accordéon au secret d'un château de la Prusse-Orientale introduit dans ma vie ce thème qui ne cessera de s'amplifier de livre en livre — considérations sur la « commune mesure » dans Penser avec les mains, analyse du romantisme politique au Ve livre de L'Amour et l'Occident, essai final des Personnes du drame — jusqu'à ce que je l'aborde de plein fouet dans le Journal d'Allemagne, et plus en profondeur dans Nicolas de Flue. Car il me vient à l'esprit aujourd'hui que la figure de Nicolas de Flue fut pour moi l'antithèse d'Hitler tel que je le ressentais alors. En tant qu'événements psychologiques, les deux figures sont liées dans ma vie par une série non causale de faits rapprochés, le temps d'une crise, par la seule vertu du « hasard objectif » : le concert de Venise, les bruits de guerre proche, la commande du drame national, l'annonce à peine croyable de la paix de Munich , et la remise deux heures plus tard de la biographie révélatrice. L'interaction de l'histoire hitlérienne et de mon évolution d'auteur va se prolonger pendant la guerre et au-delà dans cinq ou six ouvrages que l'on voit obsédés non par le personnage d'Hitler lui-même, mais bien par les mouvements de la psyché collective dont il fut le révélateur et en quelque sorte le ludion, — jouet de nos pulsions et répulsions — autant que l'agent démoniaque ; et là-dessus La Part du Diable a peut-être dit ce qu'il fallait.⁎ Ces contingences concrètes, ces nœuds d'histoire, expliquent la couleur politique autant que religieuse, sociale ou culturelle de la notion que j'avais nommée, dans le même temps que Mounier, l'engagement. Avant le mot, la chose est là dès 1932 dans mon essai sur Gœthe où je constate qu'un « immense glissement de la réalité… nous porte en des régions nouvelles de l'esprit où l'action redevient notre seul critère de cohérence… » Deux ans plus tard, l'introduction à Politique de la Personne a pour premier sous-titre « l'Engagement politique » et pour deuxième « Ridicule et impuissance du clerc qui s'engage », cependant que la conclusion propose un mot d'ordre qui sera souvent repris par la suite (c'est notamment le titre d'un livre de Léon Blum) : « Pour une politique à hauteur d'homme. » En 1936, Penser avec les mains traite tout au long des conséquences culturelles du véritable engagement politique, mais aussi du refus de s'engager sous prétexte de science objective. Enfin, en 1935, nous ouvrons dans Esprit une rubrique que Mounier intitule « La Pensée engagée ». Il n'est pas inutile de rappeler aujourd'hui que notre engagement signifiait à peu près le contraire de ce qu'il allait devenir, après la guerre, pour une jeunesse dite « existentialiste » par la niaiserie des échos et des snobs. L'engagement, pour nous, impliquait justement le refus de tout embrigadement, de toute abdication du risque personnel devant les exigences, préjugés et slogans d'un Parti communiste ou fasciste, voire démocrate. (Il était entendu que ceux d'entre nous qui se présentaient aux élections sous quelque étiquette que ce fût s'excluaient par là même d'un groupe personnaliste.) Nous ne pensions pas que Drieu s'engageait lorsqu'il se livrait à l'Homme fort qu'il avait cru voir en Doriot : il ne faisait rien de plus, mais avec moins de zèle et de souplesse vipérine que tel poète, politiquement irresponsable, aux ordres d'un autre parti. Quant à l'aventure personnelle d'André Malraux en Chine, puis en Espagne, elle nous semblait relever du goût de l'action en soi, d'une efficacité dramatique à souhait dans l'immédiat et à court terme, plutôt que d'un engagement de la pensée dans la création l'une par l'autre de la personne et des structures d'une Cité neuve. Point d'inauguration de ce côté-là non plus. Et quant à la jeunesse intellectuelle française, la parisienne tout au moins, elle s'intéressait davantage aux finalités alléguées qu'aux réalités de l'existence politique et sociale ; elle jouait au jeu des « prises de position » de droite ou de gauche, d'Action française ou de démocratie chrétienne, de Parti communiste ou de Ligues pré-fascistes, où c'est en vain que l'on eût cherché le moindre souci d'invention de formes politiques, ou des modèles nouveaux de relations civiques. Hors des mouvements personnalistes et de leurs écrits, les vrais dangers ne furent pas vus. On ne concevait pas ce qui les eût surmontés, et l'on ne pouvait par conséquent les reconnaître. Nous avions peu d'audience, trop de sérieux et guère de prestige, faute de bluff. Dans ces années cruciales qui vont de l'occupation de la Rhénanie à la fin de la « drôle de guerre », nous fûmes livrés au pillage impuni de nos concepts. Plus tard, Abetz et Ribbentrop devaient nous voler le terme même d'Ordre Nouveau. Mais, dès 1938, la notion d'engagement (surtout de l'écrivain, contre les thèses de Julien Benda) se voyait à tel point vulgarisée que j'éprouvai le besoin de publier une mise en garde, comme un médecin qui craint l'abus d'un remède de son invention : « trop d'irresponsables s'engagent ! » (Responsabilité des intellectuels) Chose étrange, le 6 février 1934 fut une date de l'histoire littéraire : elle inaugura le temps des moutons enragés. Fatigués de leur innocence, voyant que l'herbe se faisait rare sous leurs pieds et qu'ils n'avaient plus de berger, aux éclairs de chaleur d'une révolution encore lointaine, ils se sont jetés dans le premier parc venu, à gauche ou à droite, et depuis lors y bêlent d'une voix aigre et anxieuse, tout en signant une quantité de manifestes. Ils ont signé pour le Négus et contre lui ; pour le Chef bien-aimé, Père des Peuples, et pour ses innocentes victimes, vipères lubriques ; pour Franco et contre Franco ; contre Dollfuss et pour Schuschnigg ; pour Thaelmann, contre le Japon, à propos du CSAR, à M. Bénès ; des deux mains, des quatre pattes, les yeux fermés, d'une croix, d'une faucille et d'un marteau, ou avec plus ou moins de réticences ; d'un nom connu, d'un nom à faire connaître… Bref, il n'est pas un acte commis dans le monde, depuis quatre ans, qui n'ait été vertement dénoncé par des « intellectuels » français. Mais si le monde ne s'en porte pas mieux, l'intelligence n'y gagne guère. Tant que les écrivains mettaient leur soin à vivre en marge de tous les conflits et refusaient d'être considérés comme des citoyens responsables, ils étaient au moins en accord avec l'esprit général de l'époque : intelligence d'un côté, action de l'autre, et surtout ne mélangeons rien. Tributaires d'une culture dont l'ambition suprême était de se « distinguer » des contingences, ils étaient au moins purs dans leur erreur. Les modalités de leur retrait ne contrediraient nullement les postulats fondamentaux de leur métaphysique inconsciente. Et leur style traduisait fidèlement les nuances d'une pensée détachée, irresponsable par définition. Il n'y a pas que du mal à en dire : cela nous a valu quelques œuvres durables, mineures sans doute, mais délicates et ingénieuses. Cependant, les temps ont changé. La crise nous a fait voir soudain que les positions intellectuelles héritées du libéralisme conduisaient à ce régime de faillite qu'on nomme l'État totalitaire. Nous avons constaté que rien, ni la pensée, ni l'acte individuel, n'est en réalité gratuit. Que tout se paye. Que notre liberté de penser n'importe quoi, sans tenir compte de l'époque, était une illusion entretenue par l'apparente paix sociale, mais que l'échéance ne pouvait être indéfiniment repoussée et que les dettes contractées par l'esprit ne laissaient même plus une possibilité de concordat. Déjà les dictatures réglaient les comptes. « Lorsque j'entends parler d'esprit, j'arme mon revolver », disait un officier nazi. Les staliniens faisaient de même en présence du libéralisme et de la culture « désintéressée ». C'est alors qu'on lança parmi nous le mot d'ordre : « Défense de la Culture ». Toute la confusion vient de là. Car la culture qu'on nous propose de défendre, c'est elle, précisément, qui est responsable de la brutalité totalitaire. On nous propose donc de défendre une maladie contre la mort à quoi elle mène nécessairement. Au lieu de nous refaire une santé. Au lieu de nous proposer une cure de désintoxication énergique. Au lieu de rechercher les moyens de penser dans le réel et l'actuel, et de surmonter enfin ce vice qu'est la dictinction libérale entre la pensée et l'action. Au lieu de préciser, par exemple, le sens de ce mot d'engagement dont tout le monde abuse aujourd'hui. Pour qu'une pensée s'engage dans le réel, il ne faut pas et il ne suffit pas qu'elle se soumette à des réalités dont elle ignore ou répudie la loi interne : la tactique d'un parti par exemple. Ce n'est pas dans l'utilisation accidentelle et partisane d'une pensée que réside son engagement. C'est au contraire dans sa démarche intime, dans son élan premier, dans sa prise sur le réel et dans sa volonté de le transformer, donc finalement de le dominer. S'engager, ce n'est pas se mettre en location. Ce n'est pas « prêter » son nom ou son autorité. Ce n'est pas faire payer sa prose par Ce Soir plutôt que par l'Intransigeant. Ce n'est pas signer ici plutôt que là. Ce n'est pas passer de l'esclavage d'une mode à celui d'une tactique politique. Ce n'est pas du tout devenir esclave d'une doctrine, mais au contraire, c'est se libérer et assumer les risques de sa liberté. Il peut sembler paradoxal de soutenir que l'engagement d'une pensée suppose sa libération. En vérité, c'est le libéralisme qui a répandu l'idée que l'engagement ne peut être qu'un esclavage. La liberté réelle n'a pas de pires ennemis que les libéraux ; sinon en intention, du moins en fait. Les penseurs les plus violemment libres du xixe siècle, un Nietzsche, un Kierkegaard, un Baudelaire , ont été les plus violemment engagés dans la réalité. Et cela suffirait bien à définir le sens que nous donnons à ce mot d'engagement. Je l'ai dit ailleurs : un gant qui se retourne ne devient pas pour si peu une main vivante et agissante. Un libéral qui se soumet aux directives d'un parti ne devient pas pour si peu un penseur engagé. Et il ne faudrait pas que ces trahisons insignes ridiculisent toute espèce d'engagement. Une pensée qui, par sa nature et son mouvement originel, est libérale, irresponsable, ne devient pas libératrice et responsable du seul fait qu'elle se met « au service » d'une doctrine de lutte politique. Faire la révolution, cela demande un effort un peu plus grand, et d'une autre nature, que l'effort de signer un manifeste ou de s'inscrire dans les rangs d'une ligue. On rougit de rappeler de tels truismes. Mais on y est bien forcé par le spectacle de l'intelligentsia française. Précisons donc encore : la première tâche des intellectuels qui ont compris le péril totalitaire (de droite ou de gauche) ce n'est pas « d'adhérer » à quelque anti-fascisme, mais de s'attaquer à la forme de pensée d'où vont nécessairement sortir le fascisme et le stalinisme. Et c'est la pensée libérale. Voyez donc comme nos libéraux se mettent d'eux-mêmes en rangs et marquent le pas dès qu'une menace se précise contre les libertés françaises ! Le réflexe du libéral devant le péril, c'est de faire un fascisme. Fût-ce même pour se défendre du fascisme. Et peut-être surtout dans ce cas ! La panique de « l'union sacrée » qui vient de souffler sur notre élite en est l'ahurissant exemple. Du moins a-t-elle eu cela de bon : les écrivains qui ont décidé tout récemment de renoncer à l'usage de leur pensée devant la menace hitlérienne (voir le manifeste de Ce Soir) ont exprimé en toute clarté qu'ils étaient de vrais libéraux, irresponsables nés, égarés pour un temps dans les voies de « l'engagement » politique, et faisant amende honorable. Ils étaient en rupture de bercail. Maintenant, tout est rentré dans l'ordre, les moutons se sont apaisés, et la situation s'éclaircit. Voici venir le temps des vrais dangers, c'est-à-dire des vrais luttes et des vrais engagements. **** *book_ *id_body-7 Journal des deux mondes Avertissement Le Journal d'un intellectuel en chômage décrivait la France de l'entre-deux-guerres. Le Journal d'Allemagne montrait l'hitlérisme dressé contre elle et contre toute l'Europe. Ce troisième récit qui se passe surtout en Suisse et en Amérique pendant la guerre, mais aussi dans d'autres pays — Hollande, Portugal, Argentine —, a pour véritable sujet non plus une nation, un régime, mais le désordre de l'époque, vu de près. Pas plus que les deux précédents, ce journal n'est vraiment « intime ». (Il m'arrive d'en tenir de ce genre, mais je les garde pour mon seul usage.) Dans toutes les notes et réflexions que j'ai écrites pendant sept ans — et dont un certain nombre ont paru à leur date, réagissant à l'événement — j'ai fait un choix, éliminant la confidence et ne gardant en général que les fragments que j'estimais significatifs de l'époque. Si pourtant j'ai pris soin  d'indiquer çà et là, par de brèves allusions tout au moins, certaines circonstances privées, c'est qu'il est parfois important de situer le sujet qui décrit par rapport aux objets de sa description, ne fût-ce que pour donner une clef de correction . La ligne d'horizon dépend à chaque instant de l'endroit où nous nous tenons, elle se déplace et change, et l'on peut dire que nous la portons avec nous. Ainsi de la plupart de nos observations sur les faits réputés objectifs. Et c'est pourquoi l'effort de discrétion de l'auteur le plus décidé à ne jamais parler de soi  se voit déjoué par les descriptions mêmes qu'il nous propose, et qui ne sont que les rébus de ce qu'il s'imaginait taire ou dissimuler. Finalement, quoi qu'on dise on dit tout, si le lecteur a l'oreille fine. Il ne reste donc plus qu'à distraire ce lecteur, à orienter son attention vers des objets que l'on suppose plus dignes de retenir son intérêt : coutumes, anecdotes et paysages. Et c'est ce que l'on trouvera dans ce nouveau recueil de notes sur l'existence de mon temps, — celle dont l'Histoire ne parlera pas, la plus réelle. Le bon vieux temps présent 19 mars 1939. « Le Führer a passé la nuit au Hradschin. » Après Vienne, avec Prague, c'est une Europe qui vient de mourir. Europe du sentiment, patrie de nostalgie de tous ceux qu'a touchés le romantisme — encore un paradis perdu ! Mais les vrais paradis seront toujours perdus : ils naissent à l'heure où on les perd. Souvenirs de Salzbourg et de Prague, Mozart et Rilke, et la Vienne de Schubert — à l'heure où sombrent des nations sous l'uniforme barbarie — je les vois s'élever rayonnants dans la lueur éternisée d'un soir d'été, après l'orage, avant la nuit, dans une gloire déchirante et délicieuse comme les secondes voix de Schumann. Un mythe nouveau prend son essor au sein même de la catastrophe. Tout un âge, un climat de musiques, soudain se fixe en nos mémoires, s'idéalise. Un « bon vieux temps » de plus, tout près de nous… Le bon vieux temps, pour nos ancêtres, c'était très loin dans le passé, dans la légende, si loin que nul, en vérité, ne l'avait vu. Mais déjà, pour beaucoup d'entre nous, ce fut simplement l'avant-guerre, les souvenirs de notre enfance. Et voici que ce Temps Perdu, tout d'un coup, est encore plus proche : c'est l'an passé, c'est avant-hier, peut-être même est-ce — aujourd'hui ? Mais oui, peut-être vivons-nous, ici, dans ce Paris de mars 1939, les derniers jours du bon vieux temps européen. Jours de sursis d'une liberté dont nous avions à peine conscience, parce qu'elle était notre manière toute naturelle de respirer et de penser, d'aller et venir, et d'entretenir nos soucis, nos plaisirs personnels. Combien de temps encore, combien de semaines pourrons-nous goûter ce répit, et sentir que nous prolongeons une existence que nos fils appelleront douceur de vivre ? Déjà nous éprouvons que le monde a glissé dans une ère étrange et brutale, où ces formes de vie qui sont encore les nôtres ne peuvent plus apprivoiser le destin. Soit que les tyrans nous accablent, soit qu'un sursaut nous dresse à résister, il faudra changer le rythme et rectifier la tenue, bander tous les ressorts, mobiliser les cœurs… C'est le crime des dictatures : elles ne tuent pas la liberté dans les pays seulement où elles sévissent, mais aussi bien chez les voisins qu'elles secouent d'un défi grossier. La liberté ne peut survivre à de tels chocs. Car elle est vraiment comme un rêve, un rêve heureux où l'on circule avec aisance, gardant parfois l'arrière-conscience d'un miracle. Elle est encore une œuvre d'art qui n'agit que par l'atmosphère, par le charme qu'elle fait régner. Des lois adroites et humaines ne suffiront jamais à l'assurer : il y faut ce climat sentimental, cette espèce de naturel qui naît d'une entente tacite, d'une confiance, presque d'une insouciance… C'est tout cela que vient de mettre en question l'usurpateur du Hradschin. Et dès lors qu'il l'a mis en question et qu'il nous force au réalisme à sa manière, le charme est détruit dans nos vies. Nous sommes pareils à celui qui s'éveille et goûte encore quelques instants les délices d'un rêve inachevé. Mais il sait bien que c'est fini. Brève dispense, le temps d'un peu se souvenir… Il faut se lever. Il faut entrer résolument dans le grand jour du siècle mécanique, accepter pour un temps sa loi, en préservant, s'il se peut, dans nos cœurs, ce droit d'aimer, cette bonté humaine, plus inutile que jamais, dominatrice et bafouée. Journal d'attente Pardigon. Côte des Maures, avril 1939. Ceux qui tiennent un journal intime sont d'ordinaire des êtres qui se cherchent, ou qui pour mieux se posséder fixent d'eux-mêmes quelques instantanés révélateurs. Pour moi, j'ai renoncé à me chercher, à me vérifier curieusement. Mon vrai désir serait de me donner, à peu près dans le sens où l'on dirait : on verra bien ce que cela donne à l'usage. C'est faute d'usage et d'occasion, faute d'une action vraiment totale et engageante, que je commence ici, pour la première fois, une espèce de journal d'attente, — comme on parle d'une salle d'attente. Entre deux trains, entre deux œuvres, mais surtout : — entre l'espèce de paix que nous laissa l'hiver et la guerre qui revient nous avertir, au seuil de ce printemps qu'elle dénature. Envies d'écrire, sans contenus. Envies de noter des idées détachées, des petits faits sans signification, ou plutôt ne signifiant rien qui puisse être aussitôt mis en œuvre… C'est qu'aucune œuvre n'est plus concevable quand l'avenir immédiat ne l'est plus. Toute création demande une vacance, un espace qui ne soit mesuré et un temps qui ne soit rythmé que par les lois intimes du sujet fascinant. Chaque œuvre veut et crée son temps à elle, dans la vie de l'auteur qu'elle choisit. Mais aujourd'hui, je ne puis que subir le temps brutal des événements. Ils mènent le jeu, jusque dans mes pensées. Désorganisent la méditation. Et me contraignent à n'écrire que des fragments. Le « journaliste » est l'homme sans lendemain. 4 avril 1939. « On peut douter qu'Hitler ait beaucoup d'imagination politique. S'il surprend à tout coup les chancelleries, c'est simplement qu'il ose tricher, tandis que les chancelleries s'obstinent à jouer le jeu. » Par ces lignes s'ouvre mon appel à répandre dans l'opinion publique des deux mondes le slogan hitler hors-la-loi ! que je commente ainsi (dans Les Nouveaux Cahiers reçus ce matin) : On ne joue pas avec un tricheur avéré. On ne tend pas noblement sa carte au gangster qui est en train de vous mettre en joue. Et cependant, les « grandes démocraties » persistent à faire auprès d'Hitler des démarches diplomatiques. À la veille de la prise de Prague, les ambassadeurs à Berlin s'informaient gravement des intentions de l'Allemagne. Il leur fut répondu qu'elles étaient excellentes. Ne jouons plus avec Hitler. Les Anglais l'ont compris : ce n'est pas un gentleman. Mais alors, il ne reste qu'une possibilité. Refuser de jouer avec Hitler, cela signifie politiquement : déclarer Hitler hors-la-loi. Inutile de rappeler ici les faits et les forfaits patents qui pourraient justifier devant les nations civilisées une telle mesure. La seule question qui se pose encore est celle de l'efficacité que cette déclaration pourrait avoir à l'intérieur du Reich lui-même. Contribuerait-elle à regrouper les Allemands autour de leur chef, ou au contraire, rendrait-elle à l'opposition secrète la bonne conscience qui lui manque trop souvent ? J'inclinerais vers la seconde supposition. Par malheur, il est fort peu probable que les gouvernements démocratiques prennent au sérieux une proposition de ce genre et assument tous les risques qu'elle comporte. Non que le projet paraisse irréalisable en soi (il n'a de sens que dans l'hypothèse d'une guerre imminente, qu'il s'agit alors d'aborder dans les meilleures conditions de « propagande »). Mais il supposerait, de la part des gouvernants, à défaut d'une bonne conscience absolue, une grande rapidité de décision, et surtout la faculté de prendre ses responsabilités. C'est en cela qu'il est utopique. Nous n'en croyons pas moins qu'il aurait les plus fortes chances de succès si des hommes d'État réalistes et courageux l'adoptaient en principe, et se préparaient à le mettre en vigueur au jour J. 5 avril 1939. Ce chef d'État offre, dit-on, d'évacuer une île dont il s'est emparé, à condition qu'on lui donne en échange quelque autre territoire ou colonie. Aujourd'hui, c'est le voleur lui-même qui rapporte contre récompense. 8 avril 1939. M. Pin a été marin, puis contrebandier, puis douanier. Il cultive aujourd'hui un merveilleux jardin, dans un vallon bien abrité, à la terre ocrée, sous les pins. Pendant que nous choisissons ensemble quelques choux-fleurs — « N'allez pas couper les petites feuilles ! Il faut les cuire avec, c'est succulent ! » — nous entendons la TSF monologuer dans sa maisonnette blanche aux volets bleus. Débarquement… fusillade… cuirassés… C'est le coup de force d'Albanie. — Voyez-vous, me dit-il, pour nous autres, qu'est-ce que cela fait, ceux qui gouvernent ? Ça peut bien être des Allemands, ou des Anglais, ou tout ce que vous voudrez, pourvu qu'on nous laisse travailler. Qu'est-ce que cela change ? J'ai semé et taillé comme chaque année. Ils n'ont qu'à faire la guerre pour leurs histoires ! Moi je sais ce que c'est, je l'ai faite la guerre. Mais cette fois-ci, j'ai tout semé comme d'habitude, et on verra ! — Croyez-vous donc qu'ils vous laisseront tranquilles, les fascistes, si c'est eux qui gouvernent ? — Ils ne peuvent pas m'empêcher de travailler ! J'ai tout semé comme les autres années… M. Pin promène un regard précis et compétent sur le vallon et les cultures. Médite et redresse sa casquette. Et tout d'un coup, son regard s'assombrit : — Ha ! mais je vais vous dire : si les Italiens débarquent ici, moi, j'ammpoisonne tout le pays ! Je ne sais comment il s'y prendra, mais voilà qui s'appelle un beau redressement national ! 11 avril 1939. M. Pin a semé, mais moi, je n'arrive même pas à défricher le champ d'un gros ouvrage projeté. Toute œuvre humaine, tout acte humain, et même parfois les plus élémentaires, exigent et supposent un avenir. Nous l'oublions souvent, dans notre vie individuelle. Les statistiques nous le rappelleront. On constatera l'année prochaine (s'il y en a une) que cette période de menaces de guerre aura vu concevoir moins de livres, mais aussi moins d'enfants et moins d'amours profondes. La guerre ne tue pas seulement pendant qu'elle sévit, et après ; mais aussi, avant. 11 avril 1939. Pour peu que les circonstances m'empêchent de m'absorber dans l'œuvre en cours, c'est un esprit d'autocritique qui prend la place, en moi, de l'effort créateur. J'imagine un recueil de Contredits où je réfuterais mes précédents ouvrages… Penser avec les mains, par exemple : j'accusais la culture moderne de s'être « distinguée » abusivement du peuple, d'avoir ainsi perdu sa sève active et livré les masses affamées au délire totalitaire. Il me semble aujourd'hui qu'au contraire, la vraie conscience de la vie ne s'est maintenue que chez les écrivains savants qui, à force d'ascèse intellectuelle et de raffinements affectifs, ont su capter quelques secrets de notre existence ; cependant que les masses, créées par des puissances inhumaines (et auxquelles nulle culture n'aurait pu s'opposer), ont déchu au-dessous du niveau où la pensée est encore agissante. S'il y a divorce entre culture et masses, ce serait moins la faute de la culture que celle des hasards anonymes qui organisent un monde mécanique (radio, capital, urbanisme) au sein duquel la plus « active » des cultures perd ses prises et son efficace. Alors les dictateurs y lancent leurs machines à façonner les esprits en série… De même, sous l'influence des événements récents (état de siège proclamé par toute l'Europe), je suis tenté de prendre le contre-pied de mon Journal d'un intellectuel en chômage, et d'insister désormais davantage sur les valeurs d'opposition que sur celles de communauté. Car s'il n'est de communion vraie que dans la vérité elle-même, cette vérité paraît nécessairement ésotérique aux yeux des masses. Déjà, dans la moitié de l'Europe, elle est des Catacombes et non pas du Forum. On m'a loué de « penser près de la vie ». Hélas ! je n'en suis que trop près, — et surtout de la vie des autres ! On voudrait parfois être riche, à seule fin de maintenir certaines distances, celles-là même que, dans mon Journal, je décrivais comme un scandale… 16 avril 1939. Question : Dans quelle mesure un écrivain a-t-il le droit, ou le devoir, de se montrer publiquement objectif vis-à-vis de ses propres ouvrages ? Neutralisera-t-il son action en montrant lui-même ses points faibles, ou, au contraire, lui donnera-t-il une efficacité plus pénétrante ? Problème d'une portée générale, dans un monde où s'installe peu à peu le régime de l'union sacrée et de la discipline de l'opinion. Dans quelle mesure un citoyen a-t-il le droit, ou le devoir, de se montrer publiquement objectif vis-à-vis de sa propre nation ? Le sort de la démocratie dépend de la solution qui sera donnée en fait à ce problème, au cours des mois ou des années qui viennent. Paris, 21 avril 1939. Nuit blanche dans un train bondé dès le départ de Marseille. Une journée de rentrée à Paris. Et ce soir, me voici venu assister à un débat au cercle des Nouveaux Cahiers sur la politique commerciale de la France. Tandis que des experts échangent leurs vues, je constate un curieux phénomène : tout se transpose dans mon esprit en petits problèmes de langage. Il est sans cesse question d'achat et de vente, et je remarque que l'acheteur et le vendeur sont nécessairement deux personnes différentes, mais non pas l'acheté et le vendu. L'homme qui agit, (achète ou vend) est défini par son action, revêt un rôle, devient une persona ; tandis que l'homme qui subit un acte (qu'il soit acheté ou vendu) se voit assimilé par le langage lui-même à un objet matériel indifférencié. À peine ai-je noté ceci, qu'un des experts se met à parler de la « personnalité » d'un produit commercial et de son « prestige ». Curieuse dramatisation ! À mesure que les hommes perdent leur personnalité, c'est la matière qui s'en voit revêtue. 26 avril 1939. Une heure au café avec un romancier, ex-leader du Front populaire et conseiller privé de Daladier. Découragé, désabusé, mais en même temps décidé à « reconsidérer » le monde sous des aspects plus réalistes, selon l'urgence des événements. — Je suis en pleine cure morale, me dit-il, après quatre ans de fièvre. Mais je découvre qu'aujourd'hui, dans la vie politique ou intellectuelle, plus personne n'est vraiment d'aplomb. Nervosité, hystérie, fatigue excessive, ambitions délirantes, et le tréponème pâle, et j'en passe… Qui est fou, qui ne l'est pas ? Il me dit hésiter souvent sur ce point — et me donne un éclair d'hésitation… 27 avril 1939. L'un me dit : « Pourquoi vous inquiéter ? Quand la guerre sera là, il sera temps d'y penser. » C'est qu'il ne croit pas à la guerre. Un second : « Comment penser à autre chose qu'à cette menace ? Faire l'autruche ne l'écarte pas, bien au contraire. Le premier devoir est de ne point se laisser surprendre. » C'est qu'il ne croit plus à la paix. Tous les deux ont de bonnes raisons. Car il est vrai que la guerre n'est pas fatale ; vrai tout autant qu'elle est probable. Suis-je aux prises avec deux tempéraments irréductibles ? Ou bien suffirait-il, pour que les points de vue changent — et même s'échangent — que le premier se mette à lire la presse du soir, et le second celle du matin ? 29 avril 1939. Comme il est des stratèges de Café du Commerce — généraux qui n'ont rien à commander — il est des « résistants » qui n'ont rien à sauver, et qui ne s'en montrent que plus « durs ». Cet excité croit-il vraiment à ses idées ? — Je pense bien, me dit-on. Il n'hésiterait pas à faire tuer pour elles ses meilleurs amis. (On entend : les Français qui l'ont accueilli comme émigré.) Mais lui, l'émigré, l'excité, le belliciste, et pire : l'homme dépourvu de tact, que disait-il ? La France aime tant la paix qu'elle n'a pas hésité à sacrifier sur son autel un peuple ami. (Il entendait : son peuple tchèque.) Historien futur ! — s'il en reste — tels étaient les propos amers qui se tenaient dans le Paris du printemps de 1939. M'absoudras-tu de n'avoir su prendre parti entre ces deux ardeurs montées jusqu'à la haine ? En Suisse, 2 mai 1939. Combien oseraient avouer que cette menace leur rend enfin le goût de vivre ? Privilégiés qui n'éprouvent de désir pour leurs biens qu'à la veille de les perdre. Déshérités aussi, qui ne retrouvent l'espoir qu'au seuil des catastrophes générales. Et j'en connais qui ne parviennent à leur régime normal de vie (comme un moteur prend son régime à tant à l'heure) que dans le drame et le bouleversement des habitudes où l'énergie s'enlise. Ce besoin d'être provoqué pour montrer de quoi l'on est capable est si profond, peut-être si normal, que j'en viens à me demander si toutes nos crises ne seraient pas machinées par nous-mêmes, dans notre inconscient collectif. Je puis l'avouer parce que je suis un écrivain. Il est admis que ces gens-là ont le droit de dire — pour le soulagement général — ce qui ferait taxer l'homme de la rue de cynisme ou de lâcheté. Faut-il penser qu'ils sont plus courageux ? Mais non. Ils sont tout seuls devant leur papier blanc. Les réactions à leur parole seront lointaines, ou même ils ne les connaîtront jamais. 6 mai 1939. Ce ne sont pas ceux qui la feront qui peuvent avoir peur de la guerre. Car avoir peur d'un accident, c'est entrevoir, imaginer ses conséquences, et la guerre est la suppression de toute espèce de conséquences, la privation, d'ores et déjà, de tout avenir imaginable, — pour ceux qui la feront à coup sûr… La guerre qui vient n'augmente en nous ni le courage ni la peur, mais plutôt un certain cynisme. Peut-être aussi une certaine modestie de l'individu, qui se voit concrètement réduit à sa juste et minime importance. La Celle Saint-Cloud, 12 mai 1939. Retour ici après trois changements de domicile depuis le début de cette année . « Étranger et voyageur sur la terre », ainsi pensais-je d'autres fois, dans ces périodes de nomadisme involontaire. Aujourd'hui, je songe plutôt à quelque état de mobilisation permanente, préventive… Militarisation de nos pensées, de nos images. Hier, dans l'autobus, une petite bourgeoise assise devant moi s'écrie voyant s'abattre une pluie d'orage sur la Concorde : « Et moi qui ai oublié mon masque à gaz ! C'était pourtant l'heure H ! » 14 mai 1939. La grande ville traversée dans la fatigue d'un soir pluvieux, Paris, souffrance des visages et des corps, exercice perpétuel de charité dans une atmosphère exténuante, hâte, érotisme, énervement. Paris soudain considéré comme la situation spirituelle la plus extraordinaire du siècle ! Il est des êtres et des drames dont la vérité n'apparaît que dans cet environnement de lueurs fuyantes, d'activités apparemment désordonnées, de phrases entendues au passage, d'infinis croisements d'existences étrangères. Paris propose une liberté et un danger, une révélation totale de l'humain dans tous ses risques matériels et spirituels, impossible ailleurs de nos jours, et peut-être à toute autre époque. Imaginer là-dessus un livre vrai, un livre où tout serait avoué, horreur et charme, à travers la vision d'un saint qui vivrait sa vie consacrée dans les rues, les cafés, les métros. Je le vois sortant de cette église ouverte, où passe le bruit des autobus ; ou de ce temple de Passy, un samedi soir, où la Sainte Cène est partagée dans un silence de catacombes. Centres du monde ! Il s'en va, coudoyant la foule et traversant les lieux publics, avec cette grande Question qu'il porte dans son être, et qui est aussi la grande Réponse ; et les démons s'éveillent sur son passage, il n'y a plus nulle part d'indifférence possible ! Ici, le Christ reste le Scandale, l'Autre, l'Amour qui bouleverse le monde et fait surgir des quotidiennes apparences l'être touchant, bizarre et pitoyable que chacun de nous dissimule. Alors on verrait le réel, alors on cesserait de haïr, ou d'être déçu par l'amour, ou de s'inquiéter des rumeurs qui glissent au travers de propos superficiellement passionnés… Et l'on cesserait aussi de redouter la guerre, parce qu'on la verrait dans la paix, là où chacun livre son combat. 17 mai 1939. Ce restaurant où j'achève de déjeuner — rive droite — est le type même du restaurant « moderne » conçu par le délire matérialiste de l'après-guerre. Tout y est laid, désaccordé, géométrique, douloureux pour la vue et pour l'ouïe, faussement riche et trop éclairé par ce néon rouge ou bleuâtre qui sera, n'en doutons pas, l'éclairage de l'enfer… Les clients : demi-luxe et demi-monde. Des femmes qui ont voulu ressembler aux trois ou quatre types de stars en vogue. Nanties de chiens qui sentent eux-mêmes le patchouli et qu'elles disposent sur la banquette de velours grenat à côté du représentant calamistré d'une marque d'auto. Et ces rires, ces éclats de voix ! Mais il y a depuis un moment une musique de radio on ne sait d'où venue, dominant tout. Des trompettes solennelles au début, et maintenant, planante et pure, une voix de femme se détache… Tout d'un coup, cette ivresse ailée, tout d'un coup cette confiance envahissante dans le salut du monde malgré tout, cette beauté sensible au-dessus de toutes choses, à l'intérieur bientôt de toutes choses, oui, seules les apparences étaient vulgaires ! Au-dessus d'elles, à l'intérieur aussi, se fait entendre maintenant le chant profond et continu, la respiration bienheureuse des anges gardiens de ce temps, dans l'enthousiasme déchirant les voiles, du salut qui nous est promis ! 21 mai 1939. Promenade au Bois avec Victoria Ocampo que j'ai été prendre chez Adrienne Monnier (où elle s'était fait montrer les fameuses photos en couleur  d'écrivains français et étrangers) et José Ortega y Gasset. Ortega spirituel et sérieux, parlant sur le même ton du grand panda, le nouvel hôte du Jardin des Plantes, et du dernier livre de Huizinga, qui nous parvint hier de Hollande. Nous avons passé deux belles heures dans la roseraie de Bagatelle tranfigurée par les rayons obliques d'une fin d'après-midi dorée. Échangeant des nouvelles de nos amis communs d'Argentine, d'Angleterre, d'Autriche, de Roumanie : la plupart vont venir à Paris ou s'y trouvent déjà. Impression soudaine, émouvante, d'une société secrète que rassemblent l'appréhension des catastrophes prochaines et le désir d'un ultime colloque, avant que ne se ferment les frontières, avant la solitude, avant la nuit de l'esprit. 5 juin 1939. Le désarroi de l'époque — nous lisons cela partout depuis vingt ans. Comme si rien de pire n'était imaginable. Comme si le désordre était sans précédent et sans lendemain prévisible. Et pourtant le désordre dure. Il se confond avec notre vie même, avec la Vie ! Certes, l'anarchie des mœurs et des idées s'accroît d'une anxiété de jour en jour plus justifiée, à cause des crises sociales et politiques. Et pourtant nous vivons ! Et notre vie, loin de se replier dans la crainte, s'exalte aux approches du péril et s'en nourrit plus qu'on n'oserait l'avouer. Après tout, nous ne sommes pas les premiers à croire que notre époque est l'époque même de la crise. S'il est juste et salutaire de la considérer dans ce qu'elle a d'unique, dans sa réalité qui nous met en question, n'oublions pas que toute réalité, à toute époque de l'histoire des hommes, est apparue comme une réalité sans précédent, à ceux du moins qui osaient la vivre avec lucidité. L'Europe a connu des paniques et des nuits plus terribles que les nôtres, au lendemain des grandes invasions, du ve siècle au viiie de notre ère, avant l'an 1000, pendant les pestes noires, pendant les guerres de religion qui obscurcissaient l'image du monde chrétien. Quel pouvait être l'avenir pour un Allemand de la guerre de Trente Ans ? Pour les vaincus des guerres de l'Empire ? On me dira que la mécanique des guerres modernes, cette technique de la mort à grande distance, les moyens de propagande et de pression morale tels que radio, police et presse, introduisent dans le monde actuel des possibilités plus radicales d'anéantir le genre humain. On me dira qu'autrefois les catastrophes étaient au moins localisées. Pendant qu'on massacrait jusqu'au dernier des habitants de Magdebourg, sous Wallenstein, le paysan et l'artisan français jouissaient d'une quiétude parfaite. Ainsi la vie paisible fut toujours l'avantage d'une certaine inconscience, d'une ignorance, dont la presse de nos jours nous prive avec acharnement. Du moins voudrait-on rappeler à tous ces fronts disparaissant derrière les titres des journaux du soir que le malheur des temps est une vieille expression. Oui, de tout temps, le sort du monde a été quasiment désespéré. Seulement, maintenant, cela se sait. Voilà la grande et la seule différence. Et voilà notre chance aussi. L'homme n'est pas fait pour vivre en état de guerre, au sens moderne de l'expression. Mais il n'est pas fait davantage pour vivre en l'état d'illusion qu'on nomme généralement la paix : cette ignorance satisfaite des injustices établies. La menace de guerre qui pèse sur nous pourrait et devrait être le remède à cette paix-là. Tout dépend de l'usage que l'on en fait. Le même poison, selon la dose, paralyse ou tonifie. Dans l'atmosphère de catastrophe où nous vivons, une profonde ambiguïté se manifeste. Tout invite à désespérer ? Mais l'espoir est toujours « malgré tout », et c'est alors qu'il est vraiment le gage d'une vie qui vaille d'être vécue. Les générations d'avant-guerre eurent sans doute l'existence plus facile, mais de quel prix spirituel ont-elles payé l'illusion du Progrès ? Je songe à la colombe de Kant qui croyait voler mieux dans le vide… L'homme n'est pas fait pour vivre sans menaces, sans résistances, sans vigilance. Notre génération trouve, au contraire, dans la connaissance du désordre et des périls inhérents au progrès, la chance d'une grandeur qui, elle aussi, pourrait être sans précédent. Comme toute génération sérieusement avertie par les faits ou par les prophètes. Isaïe réveillait son peuple par le sublime oracle de Séir : « Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? Le matin vient, et la nuit aussi ! » C'est toujours le même drame que nous vivons, qu'il s'agisse de flèches ou d'obus. Car ce qui compte, en fin de compte, ce n'est pas le sort matériel et le bonheur plus ou moins grand de la cité, mais les raisons de vivre des hommes qui l'habitent. Ce n'est pas la somme de leurs soucis et de leurs plaisirs, mais le sens qu'ils découvrent à l'existence, à la faveur de ces vicissitudes acceptées. Acceptons notre chance de vivre une vie plus consciente et réelle. Quoi qu'il advienne, sachons voir, en toutes choses, la double possiblité qu'elles offrent, le matin et la nuit qui viennent et qui ne cesseront de venir jusqu'au Jour éternel ! Prenons notre régime de vie tendue : il suffit de savoir ce qui compte, et que la joie ne dépend pas de nos misères. J'y songeais l'autre soir, à Orléans, en entendant la Jeanne d'Arc au bûcher de Paul Claudel et Arthur Honegger, cette bouleversante déclamation chorale, vers la fin : « Il y a l'espérance, qui est la plus forte ! Il y a la joie, qui est la plus forte ! Il y a Dieu ! Il y a Dieu qui est le plus fort ! » C'était l'invincible évidence, la délivrance, le « malgré tout » dont nous vivrons ! 10 juin 1939. L'origine de toutes nos haines, l'origine de toute amertume, c'est un bien que nous n'avons plus, c'est un amour perdu, allé ailleurs. Mais qu'il existe encore ailleurs, précisément, qu'il ne soit pas perdu pour tous, c'est ce qui rend sa perte insupportable à qui croyait le posséder. Nos haines… Pourquoi la haine, par exemple, de tel régime qui nous menace depuis des mois ? Serait-ce à cause de la menace ? Je ne le crois pas. S'il n'y avait pas un bien, dans ce régime, un bien que nous avons perdu, et qu'il séquestre, s'il n'y avait que du mal en lui, nous n'aurions pas de haine ni d'amertume : on ne hait pas les catastrophes, les incendies et les tremblements de terre. Notre amertume et notre indignation devant le phénomène totalitaire naissent d'un désir secret, d'une tentation, d'une espèce de dépit amoureux de la révolution manquée par nous, mais séduite et violée par le voisin ; d'une nostalgie de cette communauté qu'ils disent avoir réinventée, dont nous ne sommes pas, et dont nous sentons bien qu'ils nous excluent dans l'intention d'en abuser . 1bis, rue Vaneau, 16 juin 1939. Hier soir, nous trouvâmes en rentrant une prodigieuse gerbe de roses rouges envoyée par V. O. pour notre installation dans ce studio que Gide nous prête. Plantée au milieu de la pièce, dans un gros pot de grès, elle règne comme la Beauté même, comme la Passion despotique et fervente. Nous sentons bien qu'elle marquera tout ce printemps dans notre souvenir, le dernier printemps de la paix… 19 juin 1939. « Notre Führer fait une politique d'artiste ! », a proclamé le Dr Goebbels. Voilà qui définit l'idée de l'art que peut concevoir un petit-bourgeois allemand. L'hitlérisme, c'est le romantisme, mais adopté par ses victimes, les philistins. 21 juin 1939. À Saint-Germain-des-Prés, le printemps parisien, ce soir, tourne à l'été. La lumière mûrit là-haut, sur le clocher roman de cette église mystérieusement demeurée, malgré la ville environnante, à la campagne… Je suis seul et je pense à un bonheur promis, ce revoir qui est pour demain. Et voici que soudain, un « à venir » m'est rendu, un rythme heureux du temps, pour vingt-quatre heures, une plénitude de l'attente. D'ici là, plus rien ne comptera que par rapport à ce plaisir qui vient. Et les ennuis, et l'ennui même, ne seront plus que les petits retards où s'alimente le désir. Les délais de ce genre nous sont-ils mesurés par la qualité de notre espoir ? Mais quel espoir, alors, pourrait rythmer toute la durée de notre vie, jusqu'à la mort, — sinon l'espoir d'un rendez-vous au-delà du monde, et l'entretien de son attente ardente ? Si j'y croyais vraiment, sans cesse, je serais heureux sans cesse et en tout lieu ! Si tout dépendait d'un avenir assez certain et assez glorieux pour disqualifier nos soucis, tout serait à chaque instant libre et allègre, ouvert sur la seule grande Attente… À l'œuvre donc, advienne que pourra ! Que l'été nous apporte — c'est probable — un nouveau serpent de mer des dictateurs, je mets ici un point final à ce journal de petite attente. Il faut juger notre vie par sa fin, pour mesurer l'importance relative des événements qui nous font les gros yeux. Joie du temps retrouvé, dans l'instant d'un espoir qui fut pour moi la parabole salutaire ! Substance présente des choses espérées ! Qu'est-ce que la guerre, et qu'est-ce que cette crise, quand le seul terme redoutable est le Jugement qui nous délivrera ? Eh quoi ! suffisait-il d'y penser ? Non, mais d'y croire. « Si tu crois, tu vivras. » Intermède Le soir du 28 août 1939, je finissais de dîner dans un hôtel de La Chaux-de-Fonds, et comme je me préparais à gagner le Conservatoire pour y assister à une répétition des chœurs de Nicolas de Flue , la radio brusquement interrompit les conversations. Nous entendîmes la fin d'une phrase en italien, puis une fanfare joua l'hymne national. Le speaker répéta en français : convocation des Chambres fédérales pour désigner le général en chef, mobilisation immédiate des troupes de couverture-frontières. Au Conservatoire, le grand chœur entonna le récitatif du troisième acte : Ô maintenant, peuple des monts et des vallées — tremble dans l'attente orageuse — sous un ciel d'angoisse et de haine ! — Malheur sur nous ! Nuit lugubre, sans sommeil — rythmée d'armes martelées — meute folle, meurtrière — ô rumeur irréparable — que dis-tu ? — Demain, la guerre ! Le directeur n'était pas satisfait de son ensemble. Une femme du chœur me dit : « C'est difficile de chanter ça ce soir. Les mots nous restent dans la gorge… » Le drame ne put être joué, la plupart des acteurs et des choristes ayant été mobilisés cinq jours plus tard, comme je le fus. « Puisque je suis un militaire… » En cantonnement, quelque part à la frontière suisse, fin septembre 1939. — Tu te rends compte ? dit un camarade. — Pas trop. Mais pour sûr on y est ! L'impression générale, c'est qu'on nous a « mis dedans ». (Je dis on, je ne sais pas qui c'est. Comme le brave paysan vaudois, après la grêle, qui désignait d'un doigt le ciel coupable : « Je n'accuse personne, mais c'est dégoûtant ! ») Nous voilà faits, refaits par l'événement, plongés d'un coup dans le détail technique de ces grandes choses terribles qu'on imaginait, qu'on redoutait, qu'on croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur et sans préparation dès l'instant qu'elles deviennent présentes, cessent d'être imaginées, ou même imaginables. Tout de même, après huit jours, les choses commencent à se situer. Les grandes masses de l'Europe, les grandes lignes de la guerre, et çà et là, dans nos frontières, des secteurs minuscules, comme au hasard, qu'on voit d'un coup avec une précision quasi absurde. Cette chambre paysanne où j'écris maintenant, sur un bon papier quadrillé, tandis qu'Albert Mermoud, en travers de son lit, les bottes pendantes, dépouille le courrier de la Guilde du Livre… Je ne puis pas dire où cela se trouve sans contrevenir aux ordres les plus stricts, mais c'est très bien ainsi, car nous sommes n'importe où, sans raison prévisible. J'aime beaucoup les adresses militaires en Suisse. Deux ou trois chiffres pour l'incorporation, et cette mention si belle, quand on y pense, dans son élémentaire grandeur : En campagne. Entendez : quelque part dans le pays, dans les champs anonymes, sous la pluie, dans les vergers où l'on écrase des pommes mal mûres, dans des cuisines de ferme, dans cette chambre boisée… Confort paysan, seul authentique. Aux parois, des versets bibliques, lettres d'argent et myosotis, autour de la photo jaunie du « Chœur mixte » de la paroisse, 1913. Deux bons lits de bois aux « duvets » écrasants. Pour le reste, un désordre exemplaire, courroies, bandes molletières, cigarettes, boîtes de conserves, tuniques mouillées, paperasses. Revanche sur des journées de discipline et de paquetages alignés au cordeau qu'il faut inspecter gravement. Partirons-nous au milieu de la nuit ? Ou passerons-nous l'hiver ici ? Plus rien ne dépend de nous. C'est notre liberté. Les hommes sont à la soupe. Nous dînerons dans une heure au café du village. Une heure creuse, à l'armée, quel beau vide, ou quelle plénitude du loisir ! Amusons-nous à dire un peu de quoi se fait la vie quotidienne, dans les débuts d'une mobilisation. Les dames d'antan croyaient  que c'est parades et bottes, fanfares, rythmes virils, flatteuses géométries garantissant l'ordre social contre le mystérieux Esprit de Subversion. Ces dames, nos mères, étaient victimes  d'expressions telles que « sous les drapeaux ». L'armée c'est tout d'abord un cliquetis de casques et d'ustensiles entrechoqués ; des mouvements brusques en tous sens, tissant une sombre confusion qui se révèle ordonnée à l'heure H ; et beaucoup de choses très lourdes, bouclées et trimbalées dans une hâte hargneuse et fouaillée de jurons, précipitant des hommes mal réveillés vers des attentes inexplicables sous la pluie. Mangeailles, arrêts, ahans, monotonie, ignorance des ensembles, objets numérotés, perdus, récupérés à la volée, c'est tout ce que l'homme dans le rang peut constater, si toutefois la fatigue lui laisse la faculté de constater quoi que ce soit, hors l'envie de boire et de se coucher. Eh bien ! de tout cela se dégage un lyrisme. De cela précisément qui n'a pas de nom, qui n'a rien de spectaculaire, qui n'a pas sa photo dans les feuilles et qu'on peut seulement ressentir quand on a les pieds dans la boue, vers quatre heures du matin, après l'alarme. La plupart des hommes le ressentent ; presque aucun n'oserait l'avouer. On croit que la poésie n'existe qu'héroïque ou sentimentale, et l'on ne sait plus la reconnaître au ras du sol, au niveau des choses brutes et brutales. Pourtant, rien n'est plus poétique qu'un rassemblement dans la nuit, grouillant de casques, de reflets sourds et de pas lourdement rythmés. Et, plus tard, au matin, quand l'attaque se prépare, un « à terre » prolongé à la lisière d'un bois, cela peut être un des plus beaux moments de notre furtive existence. Surtout quand il tombe une pluie fine. Ce n'est pas seulement à cause de la saison qu'il convient de parler de la pluie. C'est à cause d'une profonde affinité entre la vie en uniforme et ce que l'on nomme par convention le mauvais temps. La pluie en ville et la pluie « en campagne » sont deux phénomènes bien distincts, aussi distincts que la vie civile et la vie militaire en général. La pluie civile n'est guère qu'un embêtement dont on se préserve sans guère y penser. On ouvre un parapluie, on passe un imperméable, on s'isole avec soin, avec dédain, des éléments. Mais la pluie militaire, comment dire, c'est quelque chose d'immense et de sérieux. On y pénètre de tout son corps, de tout son sentiment charnel, on l'accepte avec toute la nature, sans préjugés ni fausse pudeur. Couché dans l'herbe grasse, écrasé par son sac, l'homme observe l'avant-terrain par-dessous la visière d'acier régulièrement ourlée de gouttes. Le vent siffle à travers les trous du casque. L'homme tire la toile de tente qui couvre ses épaules et cherche à la caler sous son coude droit. Il sait que d'une seconde à l'autre peut venir l'ordre de bondir. Ça ne l'empêche pas de s'installer comme s'il n'avait rien d'autre à faire pendant des heures. (Est-ce une parabole de la vie ?) Il est bien. Merveilleusement bien. Libéré. Sans passé, sans avenir. Tout le présent limité par ces herbes où circulent des bestioles maladroites. Le drap du pantalon colle au mollet, les doigts sont rouges sur le fusil luisant. Les gouttes de la visière glissent d'un coup sur la gauche quand on lève un peu le nez pour voir si rien ne vient. Non, rien ne vient. Grisaille, monotonie, envoûtement de l'esprit par le corps — pourvu que ça dure encore quelques secondes, ça ressemble tellement au bonheur ! Un cri dans le vent va tout détruire. Oui, c'est ainsi, toujours ainsi, le bonheur : un instant de répit sous la menace. Alors on vit à plein. On sent le goût des choses. Et l'on est prêt à tout abandonner au premier signe du destin, parce qu'on vient de remplir les limites du réel et d'accomplir un seul instant parfait. 10 octobre 1939. Au mess des officiers de la compagnie, qui est la « chambre rangée » d'une ferme cossue, je viens de tourner le bouton de la radio et suis tombé sur un récital de chansons militaires du xviiie siècle. Je note vite ces paroles charmantes : Puisque je suis un militaire Il faut bien faire Mon état … 13 octobre 1939. Six semaines déjà. La Pologne envahie. Il est clair qu'il ne se passera rien, avant longtemps, dans ces champs et forêts où nous marchons sans suivre les chemins. (À ce petit signe nous sentons la différence d'avec la vie civile, dans le pays des règlements.) Nous vivons à côté de la population, mêlés à elle, et cependant hors de sa vie. Mis en marge pour autre chose, qui ne vient pas. 31 octobre 1939. Il neigeait ce matin de gros flocons humides sur ce petit vallon du haut Jura où nous avons à préparer des positions. Et la neige fondait dans la boue. J'arpentais mon secteur, d'un groupe à l'autre, serrant contre mon harnachement de courroies une toile de tente raidie par l'humidité. À l'improviste, je débouche en écartant les branches de deux sapins pleureurs, et je constate que les hommes ont cessé de creuser leur trou de mitrailleuse : ils préfèrent s'enfumer autour d'un feu de branches mortes, à la lisière du bois, mornes et ronchonneurs. J'essaye de les réconforter. Réprobation muette. L'un prétend que le sol est gelé, qu'on se casse les poignets à piocher. J'empoigne une pioche et tape quelques coups. La terre gicle sur mes joues glacées et sur mon casque. Les hommes me regardent sans bouger, ne rient même pas. J'entends cette phrase grommelée : « On se demande ce qu'on fout par là… » Il a fallu les « reprendre en main » et parler fort, cela réchauffe. Mais je me suis dit à part moi : « Eh bien oui ! bande de rouspéteurs, vous avez bien raison de vous demander ça ! » Je me le demande encore devant ce papier blanc, où j'écris à la lueur d'une lampe à pétrole. Pourquoi sommes-nous là, quelque part, loin de tout ce qui faisait notre vie ? Il faudrait essayer de répondre. L'homme n'est pas né pour faire n'importe quoi, sans rien comprendre. À quelques kilomètres d'ici commencent les tranchées de la guerre, et des hommes meurent. Pourquoi cette guerre, pourquoi ces morts ? D'abord, et techniquement pourrait-on dire, parce que les États de l'Europe n'ont pas pu résoudre autrement le problème des minorités, allemandes, tchèques, slovaques ou ukrainiennes. Et pourquoi ne l'ont-ils pas pu ? Parce que tous ils s'imaginent — ou croient devoir s'imaginer ! — que le bonheur et la force d'un peuple dépendent de sa grandeur physique, de sa mise au pas militaire, de son arrogance étatique. Nous sommes ici à patauger parce que nos voisins se font la guerre, et s'ils la font, c'est parce qu'ils n'ont pas su se fédérer progressivement, au lieu de s'unifier brutalement. Oui, cette guerre n'a pas d'autre sens : elle marque la faillite retentissante des systèmes centralisateurs et du nationalisme étatisé. C'est la guerre la plus anti-suisse de toute l'Histoire. C'est donc pour nous la pire menace. Mais en même temps, la plus belle promesse ! Maintenant, la preuve est faite, attestée par le sang, que la solution suisse et fédérale est seule capable de fonder la paix, puisque l'autre aboutit à la guerre. Ce n'est pas notre orgueil qui l'imagine, ce sont les faits qui nous obligent à le reconnaître avec une tragique évidence. Et c'est cela que nous avons à défendre : le seul avenir possible de l'Europe. Le seul lieu où cet avenir soit, d'ores et déjà, un présent. Il ne s'agit pas de grands mots, de lyrisme ou d'idéalisme. Il s'agit de voir qu'en fait, si nous sommes là, ce n'est pas pour défendre des fromages, des conseils d'administration, notre confort et nos hôtels. Les fascistes feraient marcher cela aussi bien que nous, peut-être mieux ! Ce n'est pas non plus pour protéger nos « lacs d'azur » et nos « glaciers sublimes ». (Certain ministre de la Propagande se chargerait très volontiers de ce travail de Heimatschutz.) Si nous sommes là, c'est pour exécuter la mission dont nous sommes responsables, depuis des siècles, devant l'Europe. D'autres se sont chargés d'arrêter les brigands qui voulaient profiter de sa faiblesse. Nous sommes chargés de la défendre contre elle-même, de garder son trésor, d'affirmer sa santé, et de sauver son avenir. Tel est le sens de la mission spéciale qui justifie notre neutralité. Si nous trahissons cette mission, si nous n'en gardons pas conscience, je ne donne pas cher  de notre indépendance. Berne, fin novembre 1939. (Au retour d'un voyage en Hollande.) Je l'ai pourtant quittée, cette chambre paysanne, mais j'y suis pour peu que j'y pense, et c'est souvent. Faites le compte de vos heures et vous découvrirez que tout homme rêve une bonne part de sa vie. Mais il arrive aussi que certains rêves, et certains cauchemars, soient vécus ; j'ai connu cela, dans une grande gare de cette Europe qui ne sait plus répondre aux menaces que par l'extinction des lumières, — de toutes les lumières humaines. J'avais quitté mon train pendant l'arrêt, à la recherche d'un buffet quelconque, et je n'avais trouvé qu'un abri souterrain au bout du quai. Pendant ce temps, l'express avait changé de voie. Dans la bleuâtre obscurité, nul écriteau lisible et nul visage reconnaissable. Une course haletante et bousculée dans le dédale des passages sous voie encombrés de sacs de sable, au long d'étroits couloirs où je coudoyais des soldats sourds et muets — tous les numéros arrachés — tandis que des sifflets annonçaient un départ. À la fin, je retrouve un wagon qui me paraît être le mien, mais je l'avais quitté presque vide, et il est plein de dormeurs débraillés, de musettes et de masques à gaz. Déjà nous roulons lourdement. Le nom de cette gare — comme de toutes les autres — était camouflé, illisible. Je ne saurai jamais si j'ai rêvé. Mais au matin, oui, c'était bien Paris, et les sirènes d'une fin d'alerte.⁎ Paris, capitale engloutie dans l'épaisse nuit des campagnes. Mais une nuit sans clair de lune, sans arbres et sans abois dans le lointain. On y rôde en frôlant les murs, heurtant des corps, guettant des phares sans reflet sur le macadam. Tout au bas, tout au fond de l'ombre, dans la pierre et dans les vestiges d'une civilisation qui déserte… Je me suis enfermé dans ma chambre d'hôtel et j'ai écrit pendant deux jours ces conférences que j'allais faire, absurdement, dans un pays qui n'existait peut-être plus, qui était réduit à se défendre par le suicide, la Hollande inondée, disait-on.⁎ Et voici sous la pluie et la brume, à l'horizon des marécages, une confusion de silhouettes griffues : moulins, clochers, grues, cheminées, au-dessus de faubourgs luisants de briques et de verreries. C'est Rotterdam. C'est le chaos d'une Renaissance américanisée ! Le train passe au-dessus des ports, dans la puissante vibration d'un pont de fer, au-dessus de canaux reflétant les décors d'une grandiose activité marchande. Les sirènes, ici, n'annoncent encore que l'approche des richesses de la terre…⁎ Une connaissance intime et personnelle de ce que l'on appellera l'âme hollandaise, je doute qu'elle en apprenne au voyageur davantage qu'une vision intense du paysage urbain de la Hollande. Tout ce que je sais de ce pays, après deux semaines de voyage, je puis le lire et le relire dans l'architecture d'Amsterdam, de Rotterdam, ou des petites cités du centre. Je vois côte à côte un palais de la Renaissance flamande, un hôtel du xviiie siècle, un gratte-ciel et des entrepôts de marchandises venues des Indes. Cette même rue se prolonge par des villas d'une incroyable variété de formes ultra-modernes, puis se perd peu à peu dans la campagne, par des courbes douces et nettes. Nul disparate en tout cela : voilà le miracle hollandais. Je ne crois pas que la lumière fauve et le grenat des façades de briques renversées dans l'eau jaune des canaux suffisent à expliquer cette harmonie solide, luxueusement nourrie de contrastes et de surprises. Le grand secret de ce pays, ce qu'il faut lire sur ces façades à la fois patinées et toujours neuves, c'est la continuité d'une tradition et d'une volonté créatrice qui n'ont jamais perdu la mesure de l'humain. Point de coupure ici, point de Révolution, point de scission de l'Histoire et de la Nation en deux camps longuement irréductibles et appauvris chacun de tout ce que l'autre annexe. Ce mariage de l'ancien et du moderne n'est pas seulement une réussite technique, une habileté des architectes. Il suppose une culture profonde et populaire, et plus encore, un arrière-plan spirituel, des assises religieuses fondant une unité si intérieure à chaque individu qu'elle permet la plus grande diversité dans les formes qui la manifestent. Quand je songe à l'ennui, au désespoir qu'expriment les quartiers ouvriers les plus modernes des villes allemandes, je comprends, que dis-je : je vois l'opposition tragique dont cette guerre est sortie, celle des deux conceptions de « l'ordre » qui se partagent notre Europe : harmonie intérieure ou uniformité géométrique et militaire. Fédéralisme ou totalitarisme. Je comprends et je vois le secret de la paix : c'est une victoire de tous les jours, et de chacun, sur l'esprit de laisser-aller d'où naissent les réactions désespérées, les mises au pas brutalisantes et le triomphe des caporaux autodidactes et simplificateurs. Les petits peuples protestants de l'Europe ont réalisé ce miracle de l'équilibre entre l'un et le divers. Ils ont la charge de créer les bases vivantes de la paix.⁎ Autre chose est la Suisse vue de loin, dans sa vérité séculaire, autre chose les bureaux où se décide son évolution actuelle. La déprimante architecture de notre Palais fédéral — où je corrige ces notes de voyage, ayant fini le travail de la journée — me décourage un peu, ce soir. C'est le contraire de ce qui fonde nos vraies valeurs et notre raison d'être. Cette école primaire démesurée, c'est l'image même, en pierre verdâtre, de l'esprit qu'il nous faut combattre si nous voulons mériter notre paix. Berne, 2 décembre 1939 . Rapport, dès mon retour, au colonel Masson, chef du SR de l'armée suisse. Non, ce n'est pas une zone, mais deux que les Hollandais vont inonder en cas d'attaque. « Comment le savez-vous ? — Un officier que je questionnais sur leur défense m'a conseillé de consulter un bon atlas — la maîtresse de maison en avait un — et il a poussé la courtoisie jusqu'à me montrer du bout de son crayon que la Hollande est traversée d'est en ouest par deux bandes de terres situées au-dessous du niveau marin. De plus, le pont de Moerdijk, à l'entrée ouest de Rotterdam, et le pont d'Arnhem sur le Rhin, sont minés . — Merci, vous tombez bien. Je dois donner demain au Général la carte des défenses hollandaises. Ce que nous savons mieux qu'eux, c'est ce qu'ils ont en face d'eux… » Janvier 1940. La Section « Armée et Foyer » de l'État-major général m'a chargé de composer un « bréviaire civique » à l'intention des troupes. Je passe des heures à la Landesbibliothek, lisant Vinet, Benjamin Constant, Jacob Burckhardt, Rousseau, Gottfried Keller, et beaucoup d'autres . Drôle d'occupation pour un militaire . Pas si drôle si l'on songe que cette guerre a précisément pour enjeu non point la possession de quelque territoire, mais la défense de nos libertés — dont je vais faire le titre du bréviaire. Il faut que chacun se batte à sa place. Et dans l'attente d'un combat qui tarde encore, il faut que chacun travaille à renforcer les positions de défense de ce pays. Ainsi les uns creusent le sol aux frontières, et moi je fouille et pioche dans une bibliothèque… C'est du moins ce que je me répète pour justifier ma mutation de la troupe à l'État-major. Elle a d'ailleurs coïncidé avec un accident au genou — en jouant au football avec mes hommes, peu de jours avant mon voyage en Hollande — qui m'interdit encore tout exercice physique violent et toute marche prolongée. 26 janvier 11940 . Lettres de Maurice Saillet, soldat de 2e classe : (Octobre 1939) Aujourd'hui l'intellect est vraiment en chômage, en friches. Vous aurez un sacré boulot !… En attendant, nous les futurs combattus, nous reposons dans le creux de la main des dieux du monde, comme les pierres et le silence des bêtes. Oui, vous avez du travail. Car il faut bien, il faut que nous comptions sur vous… (Novembre 1939) Nizan (…) a démissionné du PC le jour même du pacte germano-russe. Aragon est médecin militaire. Breton idem. Éluard, officier d'administration. Bref, tous les surréalos sont officemars. Giono — littérature oblige — a pris la montagne après avoir répandu un tract d'un pacifisme paraît-il exceptionnel. S'est fait cravater peu après — et enfermer à Marseille où il est tenu au secret. (Sa femme ne peut venir le voir.) Son cas est grave. Personne ne bronche — Alain, Gide, Pontigny, Romains — qui devraient cependant faire respecter la littérature à travers un homme, cet homme. Lettre de Jean Paulhan (du 22 janvier) : Malraux va entrer, me dit-il, dans l'armée tchèque (comme officier de chars). Aragon, absolument convaincu, et Groeth ne l'est pas moins, que la Finlande a lâchement attaqué l'URSS. C'est singulier. (…) Lie-Tseu a dit : « Qui se refuse à faire la guerre, la faisant pourtant, gagne la guerre. » Lettre de Ch. A. Cingria (de Cully près Lausanne, reçue hier) : Que peuvent être devenus nos amis, nos vrais amis (…) et d'autres dont les visages palissent et s'effacent tandis que nous y pensons. En 1914, nous n'avons pas été coupés ainsi du reste du monde. Quelle cruauté, quelle inhumanité pour rien, puisque cette guerre n'est rien ! Février 1940. Monté hier au Gothard, pour affaire de service. Ce haut lieu de la Suisse, ce vrai cœur de l'Europe, je ne m'en suis jamais approché sans ressentir une émotion que j'essaye en vain de qualifier ; elle ne ressemble à aucune autre. Je devais avoir treize ou quinze ans lorsque j'y vins pour la première fois, descendant à pied d'Andermatt et passant par le pont du Diable. Et ce qui me saisit ne fut pas la grandeur presque lugubre du paysage, mais au fond de la vallée cet express obstiné dans sa vitesse régulière, qui serpentait d'un flanc à l'autre, disparaissait, reparaissait, contournait la colline de Wassen surmontée d'une église blanche, montait encore par des lacets immenses, passait enfin à notre hauteur, puis courait s'engouffrer dans les rochers, à la base d'une paroi verticale, noircie d'eau. J'avais pu lire sur les longs wagons bruns : Amsterdam — Basel — Milano — Zagreb — Bucuresti. Je me rappelle que j'en fis un poème. Pour la première fois, j'avais senti l'Europe. Hier, j'étais dans ce train. Il neigeait, on ne voyait guère que quelques pans de rochers sombres dans les déchirures de la brume. Mais de nouveau j'ai éprouvé la sensation de pénétrer dans une aire « sacrée », dans un territoire réservé pour quelque fonction solennelle. Il est vrai qu'aujourd'hui, je sais pas mal de choses sur ce lieu et son rôle historique. (J'en ai même beaucoup écrit.) Je sais que ce nœud de fleuves et de montagnes percé par le seul col qui relie d'un seul coup le Nord et le Midi du Continent à travers les deux chaînes des Alpes ici croisées, n'est pas seulement une position clef de l'Europe, mais aussi, et pour cette raison même, l'origine très précise de nos libertés suisses et de notre union fédérale. Quand je n'en saurais rien, j'ai lieu de supposer que l'impression ne serait pas moins forte. Toutes les sources détiennent une puissance radiante, et c'est ici la source du Rhin, du Rhône, et des deux plus gros affluents du Danube et du Pô. Il se peut que d'autres éléments dits naturels entrent en composition dans le mystère qui pèse sur ce massif, qui en émane… Je me disais en redescendant : les Suisses sont-ils sensibles à cette qualité ? Savent-ils qu'ils ont au Gothard un haut lieu, non pas seulement un tunnel et des forts ? Fin février 1940. Terminé ma prospection de textes pour le « Bréviaire du Citoyen ». Des lectures que j'ai faites, je retiens surtout quelques phrases admirables d'Alexandre Vinet (« La tyrannie est le souverain désordre » par exemple), la brochure de Benjamin Constant sur L'Esprit de conquête, dont chaque mot pourrait être écrit d'Hitler avec plus de pertinence encore que de Napoléon, et les Lettres de Jacob Burckhardt. En 1871, il écrit à l'un de ses amis : « Le sort des ouvriers sera le plus étrange… L'État militaire va devenir le grand fabricant. Ces masses humaines ne peuvent pas supporter éternellement leur misère et leur envie. Un certain degré de misère avec de l'avancement et des uniformes, des journées commencées et terminées par un roulement de tambour, voilà ce qui doit logiquement se produire. » Et encore, en 1889 : « Les chefs futurs seront de terribles simplificateurs. Au surplus, ils ne seront pas toujours des individus isolés, mais une majorité, une corporation militaire. » Je lis aussi, du même auteur, les Considérations sur l'histoire du monde. C'est l'un des livres, combien rares, qui tiennent le coup pendant cette guerre. Je ne pense pas qu'il soit normal de l'aimer, mais j'y trouve un moyen de dominer l'événement. Son détachement serait étrange, voire haïssable, si nous vivions dans un monde acceptable ou simplement à la mesure de notre action. Je vais à lui pour me défendre contre l'écœurement qui me guette. Et dans sa volonté presque cynique de sagesse et de réalisme, je sens aussi une force subversive. C'est le meilleur antidote dont je dispose contre les illusions bourgeoises et la naïveté politique qui trop souvent caractérisent notre opinion. Début de mars 1940. L'homme au poignard enguirlandé. — Découvert un autre antidote : l'exposition des chefs-d'œuvre de la peinture suisse du xvie siècle, repliés de Bâle à Berne, avant d'être cachés en lieu sûr, à l'abri des bombardements. Nicolas Manuel Deutsch, Urs Graf, Hans Baldung Grien et Conrad Witz, personne n'a mieux traduit et illustré les vertus qui devraient nourrir, aujourd'hui, notre esprit de résistance. Ce réalisme libertaire, cette liberté d'allure et de jugement qui tient compte des puissances de l'instinct, reconnaît leurs excès mortels au lieu de les ignorer, nier et refouler, — rien n'est plus tonifiant dans ce pays des Assis, où l'on ne sait plus dévisager les vraies menaces. Oui, je veux opposer la Suisse de Manuel à l'Helvétie des manuels ! Et qu'importe le calembour, s'il fait hésiter les corrects dans un pays trop ajusté. Ah ! Nicolas Manuel Deutsch, on ne s'embêtait pas de ton temps ! On allait faire la guerre en Italie pour le plaisir d'un sang violent, et quand les lansquenets trichaient au jeu mortel, quand les canons détruisaient l'art des armes, on rentrait écœuré mais libre, et l'on exhalait sa colère dans un chant débordant d'injures : « Tu mens plus largement que ta gueule n'est fendue !… Tu t'es creusé un trou en terre comme un cochon dans son fumier !… Ô toi mon doux petit faiseur de rimes, je te tire une crotte sur le nez, trois dans ta barbe  ! » Mais nous voici mieux muselés que ces ours du duc de Milan ramenés en laisse, après Novare, par-dessus les Alpes, jusqu'à Berne. Quant à quitter la guerre il n'y faut plus songer, ce serait quitter du même pas la planète…⁎ Un vers du temps — d'un peu plus tard, sans doute, mais c'est encore le même rythme de vie — vient mêler sa guirlande à mes images, comme la devise du tableau, tandis que je songe à la vie de Nicolas Manuel Deutsch. C'est un autre guerrier qui parle en ses Tragiques d'une nuit Où l'Amour et la Mort troquèrent de flambeaux. Par le pinceau, par l'épée et la plume, Manuel n'a cessé de provoquer la mort. Dans toute son œuvre, au cœur de son lyrisme, elle tient le lieu de la passion d'amour, et c'est elle qu'il invite à la danse avec une fougue adolescente, une peur naïve, un courage chrétien. Mort des martyrs et mort bourgeoise, mort soldatesque et mort de carnaval, vierge, paysanne, ou fille à lansquenets, c'est toujours elle qui le rejoint ou qu'il poursuit dans les métamorphoses de sa vie : toujours vêtue aux couleurs de sa fièvre et de sa nouvelle aventure. Pourquoi les hommes les plus vivants de cette époque où la vie s'exaspère ont-ils fait à la mort, dans leurs rêves, la part que nous fîmes à l'amour ? Urs Graf, Holbein, Hans Kluber, Grünewald, et tant d'autres, connus ou anonymes, dira-t-on que ce fut leur romantisme ? Mais non, le romantisme est littéraire, et ces hommes ont le regard net, accoutumé à taxer le réel avec une dure exactitude : face au danger. Leur Suisse est au sommet de son élan vers la conquête et la richesse, au comble de sa gloire et de son risque. Elle n'a jamais été moins neutre, moins confinée dans ses moyennes, ni moins en garde contre les tentations de la grandeur. Elle est sérieuse parce qu'elle est menacée et menaçante ; parce qu'elle est tout le contraire d'un pays d'« assurés ». Sérieuse et impétueuse comme ceux qui savent que la vie n'est pas le but de la vie, qu'elle ne mérite pas de majuscule, et qu'elle est quelque chose qui doit brûler, flamber, et non pas rapporter du trois pour cent. Sérieuse comme ce qui compte avec la mort, comme ce qui compte avec l'esprit, — avec la profondeur et la hauteur sans quoi toute vie demeure plate et basse.⁎ Quanto bella giovinezza Che si fugge tuttavia ! Chi vuol esser lieto, sia ! Di doman non c'è certezza. Ainsi chantait Laurent le Magnifique. Manuel et ses contemporains savent et disent à leur manière que de demain rien n'est certain. Mais ce qu'ils sentent menacé, ce n'est point la jeunesse et l'amour, je ne sais quel printemps platonicien, c'est la vie savoureuse et forte qui figure à leurs yeux le train normal de l'homme. Leur œuvre illustre la vision de l'Ecclésiaste, ce grand maître du vrai réalisme. « Jette ton pain sur la face des eaux, car avec le temps tu le retrouveras ; donnes-en une part à sept et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur la terre. » Le secret de la vie généreuse est la conscience de sa brève vanité. Dix-huit siècles de chrétienté ont prêché sur le thème du memento mori, mais nous préférons aujourd'hui l'éloge de la vie au grand air. Et tout se passe comme si le souci de l'hygiène, et celui de l'épargne dans tous les domaines, tuaient en nous le sens métaphysique…⁎ Sobre dans la plus libre fantaisie, mais énergique : je ne cesse d'admirer chez Manuel la plupart des vertus qui nous manquent. Böcklin manque de sobriété, Hodler aussi. D'où l'espèce de niaiserie qui affecte parfois les solennelles démonstrations d'art du premier, le gigantisme méthodique du second. Et quant à l'élégance dans le style énergique, ou au contraire à l'énergie dans la libre invention lyrique, ce sont là des secrets spirituels dont la plupart des artistes modernes paraissent ignorer même l'existence, soit qu'ils rêvassent dans la couleur ou cernent brutalement des figures sans mystère. Manuel est un nerveux, mais de ferme écriture : un imaginatif, mais sans excitation ; un homme qui prend les choses telles qu'elles sont, ni vulgaires ni belles en soi, mais les compose avec une liberté puissamment significative. Le sens des fins dernières et une facture, ce qu'il faut pour faire du grand art, pour composer des hommes et des paysages dans une architecture théologique, c'est à peu près ce que nous avons perdu par une longue suite de « libérations » qui ne laissent enfin subsister que la plus discutable envie de peindre…⁎ Son réalisme ne fait pas d'histoires, parce qu'il n'est pas une polémique mais une acceptation des choses, à toutes fins utiles ou spirituelles, à la volée d'une imagination qui se soucie d'abord de composer. Entre une épaule et une arcade, vous découvrez un lac entouré de cultures, de beaux champs gras, des laboureurs et des bateaux, toute une nature à la mesure de l'homme, portant les marques de l'usage, et dominée par quelques Alpes qui sont des vagues à peine figées dans leur élan. Une Suisse réelle, et non pas un décor ; non pas un état d'âme vaporeux, comme les idylles du xviiie, non pas l'opéra romantique, bien moins encore ces planches de minéralogie que nous bariolent les peintres d'Alpe. Ce qu'il peint, lui, c'est la terre des hommes, vue par les yeux de qui l'habite et l'utilise, et non point des « paysages » ou des « vues » que l'« Art » dissout en impressions, et que la photo durcit et fixe comme nul regard vivant n'a jamais rien perçu.⁎ Mais je m'attarde à ces tableaux, et Manuel n'est pas un « artiste » au sens moderne et bien suspect du terme. Un beau jour, fatigué de signer d'un poignard ses tumultueuses compositions, il se joint aux guerriers du chevalier de Stein, va combattre à Novare et pille la cité, assiste à la défaite de la Bicoque, crie son indignation dans un furieux poème, et s'en revient à Berne pour y faire la Réforme. Il écrira d'abord des jeux de carnaval qui sont en vérité bien plus que des satires « contre le Pape et sa séquelle » : des catéchismes illustrés, tout comme sa Danse des morts en était un. Le premier jeu se termine sur ce vers : Amen. Scellé avec le poignard suisse . Et voilà qui résume toute sa vie. Car ce poignard, c'était déjà celui qu'il joignait à son monogramme, enguirlandé au coin de ses tableaux ; arme réelle du guerrier suisse, signe des vieilles libertés ; et maintenant sceau des poèmes qu'il dédie « à la louange de Dieu ».⁎ Quand on dit chez nous de quelqu'un « qu'il a fait un peu tous les métiers », ce n'est pas un éloge, il s'en faut, c'est plutôt une manière de lui refuser cette considération bourgeoise qui s'attache aux carrières monotones. Mais la grandeur d'un Manuel, et de plusieurs à son époque, est d'avoir su conduire leur vie vers un but qui transcende toutes nos activités. Fougueux et appliqué dans sa peinture, Manuel n'hésite pas un instant à planter là pinceaux et chevalet lorsque ayant dominé son art, il entrevoit une action plus urgente. Poète satirique ou guerrier, architecte ou négociateur, à quelle passion maîtresse ordonna-t-il sa vie ? Peut-être à la recréation d'une unité de rythme et de vision au sein d'un monde qui perdait ses mesures. Et quand le lieu du grand débat devient enfin l'Église et sa réforme, courant toujours au plus pressé, au plus vivant, Manuel se fait théologien ; puis, après la victoire, homme d'État. Je vois ainsi l'unité de sa vie dans la recherche d'une forme et d'un sens. Si l'art n'y suffit pas, c'est que le mal est profond : d'où la nécessité d'agir sur la Cité. Si la Cité n'a plus de vraies mesures, c'est l'Église qui doit les refaire. Qu'elle s'y refuse, il faut la réformer. Après quoi l'on pourra rebâtir un État…⁎ La sagesse des manuels a le don de stériliser d'un seul mot l'exemple d'une vie trop ardente : « romantique » ou « aventurier » ou mieux encore « homme de la Renaissance ». Rappelons alors que ce guerrier fut bon époux, et bon père de six enfants ; que cet artiste, l'un des plus grands de son pays, fut aussi le plus raisonnable parmi les chefs de la Réformation. L'année même où pour divertir Zwingli et ses savants collègues il leur envoie le manuscrit d'une satire contre la messe, on vante à Berne la modération de ses discours lors des débats de religion. Ce dernier trait achève de peindre le sérieux de ce fantastique. Mais je m'aperçois un peu tard que j'oubliais de citer sa devise, inscrite au coin de quelques-uns de ses dessins : N. K. A. W., ce qui veut dire « Personne ne peut tout savoir » (Nieman kan alls wüssen, dans l'allemand du temps.) Comme pour s'excuser, comme s'il croyait au fond qu'on devrait tout savoir, et que pourtant… C'est la passion de la Renaissance, si l'on veut. Je crois plutôt que c'est encore l'angoisse avide d'une unité de sens spirituel, inaccessible à tout « savoir » aussi vaste qu'on l'imagine.⁎ Le 21 mars 1530, Manuel parut pour la dernière fois à la Diète de Baden. Du 1er au 12 avril, il assiste chaque jour aux séances du Conseil de Berne. Le 16, on signale son absence . Le 18, on le confirme dans sa charge de banneret. Le 20 avril, il n'est plus. « Pareil au cierge qui se consume d'autant plus vite qu'il a mieux éclairé, écrit un chroniqueur du temps, notre banneret Manuel apparut parmi nous comme un flambeau brûlant et éclatant. Survint alors la maladie qui nous l'arrache dans sa quarante-sixième année. » Le seul autoportrait qui subsiste de lui nous montre, à la fin de sa vie, un regard doux et perspicace, un visage aigu de malade, peint avec la véracité d'un homme qui sait exactement ce que vaut une vie d'homme devant Dieu. 9 mars 1940. Il nous est né hier une fille que nous avons nommée Martine. J'inscris ici, pour qu'elle les lise plus tard, les raisons qui nous firent adopter ce prénom. C'est un souvenir de France et de la paix française qui nous émeut comme un adieu à la douceur de vivre, à la confiance. Cela se passait dans l'autre monde, au début de l'été de 1938. Périgny… C'était bien ce nom-là ? Un long village en bordure de la route. D'un côté, les maisons dominaient une vallée, de l'autre elles s'élevaient à peine d'un étage au-dessus des champs de roses et de blés, aux bords du plateau de la Brie. Nous montions vers Périgny par un sentier fort raide entre les ronces, aboutissant à de vieux escaliers. Une seule rangée de maisons à traverser, et l'on parvient dans la grand-rue : comme elle est vide ! Les toits d'ardoise ne dépassent pas les façades nues, brunies par l'âge, patinées par les vents. Rares sont les boutiques, et même les cafés. Et s'il passe une auto, c'est une de ces voitures branlantes qui semblent ne pouvoir rouler que sur les routes écartées, d'une ferme au marché le plus proche. Nulle part au monde la vie n'apparaît si discrète, si pacifique et séculaire. Ce pays-là n'est qu'amitié des tons et des lignes humaines, humilité sous la douceur du ciel, retrait des âmes dans leur destin. Nous longions cette rue silencieuse, imaginant d'y vivre un jour dans une fermette aux volets pâles, sans adresse, au ras de la plaine. Un peu avant la sortie du village, la rue bifurque : une route prend à droite vers la plaine, escortée de quelques maisons ; l'autre s'incline lentement vers la vallée, dans les vergers. Nous nous étions arrêtés là, hésitant sur le chemin à prendre. Et soudain nous vîmes à nos pieds, tracé à la craie sur le sol, un grand cercle entourant une inscription en lettres capitales bien arrondies : martine je suis aux champs Paix du village, silence des rues vides, ouvertes sur le ciel et sur les blés. J'étais là fasciné comme par la découverte d'un secret de pudeur naïvement dévoilé. Secret de ce village aux volets clos. Imaginant une idylle muette. Celui qui revient au pays après une longue absence et des déboires : il entre, il ne trouve personne. Mais ses outils sont là, contre le mur. Il reprend le chemin de son champ. En passant au carrefour il s'est dit : « Peut-être est-elle à Mandres, c'est donc jour de marché. » Il a écrit ces mots. Elle saura bien. Il a rejoint l'usage du pays, l'intimité des choses de toujours. Et le moindre signe suffit. Nous sommes redescendus vers la vallée de l'Yerres, qui coule entre des saules et des peupliers blancs. Il faisait lourd et doux, le goudron de la route sentait plus fort que les champs de roses, et des nuages noirs traînaient sur les vergers. Début de mars 1940 . J'ai proposé et obtenu de rédiger des Plans de causeries à l'usage des officiers chargés de faire la « théorie » quotidienne à leur troupe. Rédigé les deux premiers sur les victoires finlandaises contre les Soviets, qui répètent la tactique des Suisses au Morgarten en 1315 ; et sur l'importance symbolique et stratégique du col du Saint-Gothard dès les débuts de notre histoire. Mars 1940. Entre le déclenchement précis des mécanismes de la catastrophe, et la catastrophe elle-même, un moment imprévu a pris place, et il s'étire interminablement depuis des mois. Tout est changé, la guerre est là, mais rien n'arrive. Et nous vivons dans le suspens. À moins que ce ne soit dans une chute prolongée, avant l'écrasement fatal ? De nouveau, cette attente épuisante… Je m'amuse à recopier des notes éparses dans mes carnets ou mes blocs militaires. anecdotes et aphorismes L'Évangile dit que ceux qui ne sont ni froids ni bouillants seront vomis. Mais Hitler, loin de vomir les neutres, les mange.⁎ C. B… fut reçu en audience par Hitler au moment de la première crise polonaise, en mai 1939. Le Führer lui montra un album où il faisait coller chaque jour les articles parus à l'étranger sur sa personne. Il y avait une coupure du Courrier de Saint-Étienne intitulée « Le Führer a perdu la guerre des nerfs. » Hitler entra dans une rage folle. « Vous voyez, cria-t-il, il faut bien que je fasse la guerre à la Pologne, puisqu'on écrit des choses pareilles sur moi. » C. B… lui ayant demandé pourquoi il attachait tant d'importance aux propos d'une feuille de province : « Pourquoi ? gémit le Führer, mais parce que moi, je ne suis rien, je n'ai que mon prestige vis-à-vis de mon peuple ! Je ne suis qu'un petit homme du commun ! si je perds mon prestige, je perds tout ! Vous, monsieur B…, vous savez qui vous êtes. Vous pourriez vous moquer d'un tel article. Mais moi je ne suis qu'un prolétaire ! »⁎ La clef du langage officiel hitlérien est des plus simples. Il suffit de changer chaque terme en son contraire pour obtenir un texte raisonnable. Ainsi, lorsque les hitlériens réclament la liberté, cela signifie qu'ils rétablissent une armée pour tyranniser toute l'Europe. (Le congrès de Nuremberg célébrant le réarmement du Reich s'intitula « Tag der Freiheit ».) Quand ils décrètent qu'ils vont rétablir l'ordre en Tchécoslovaquie, cela veut dire qu'ils vont achever le travail de désorganisation entrepris par leur Cinquième Colonne. Et quand ils annoncent que la Hollande fait partie de leur espace vital, cela trahit leur décision de transformer ce pays en champ de bataille, c'est-à-dire en espace mortel.⁎ Je ne connais qu'un seul descendant authentique de Napoléon : il est objecteur de conscience. (C'est P. C…, qui sort de chez moi.)⁎ À propos d'un récent discours où Hitler assurait le peuple anglais de ses bonnes intentions, et le menaçait en même temps de raser Londres en cas de résistance, le jeune Lord D… me disait en riant : « C'est comme dans Carmen : ”Si tu ne m'aimes pas, je t'aime — Mais si je t'ai-ai-me, prends garde à toi !” »⁎ Supposez qu'un dictateur devienne fou et descende tout nu dans la rue. Combien de temps faudra-t-il pour que son entourage admette qu'il est fou, et qu'il ne s'agit pas simplement d'une « nouvelle politique » ou d'un « renversement dialectique » ? C'est qu'on en a vu d'autres, et de plus graves, et personne n'a crié au fou.⁎ L'historien Gonzague de Reynold vient d'être reçu au Palais de Venise et me raconte sa visite. Il pénètre dans le fameux cabinet où le Duce a coutume de laisser ses interlocuteurs debout. « Suis-je reçu, dit-il, par le chef de l'État ou par l'ami ? — Par l'ami, répond aimablement le Duce. — Alors je m'assieds. » — En sortant, ajoute R., je n'ai vu que des dos !… La nouvelle s'était répandue et l'on saluait jusqu'à terre .⁎ Des populations entières, déracinées par l'industrie, puis par la guerre, se nourrissent aujourd'hui de racines. L'orgie moderne finit en jeûne forcé, après le sacrifice sanglant. Chez les Papous prévalait l'ordre inverse : jeûne, sacrifice sanglant, orgie.⁎ L'éducation totalitaire abaisse certainement le niveau de l'intelligence moyenne dans une nation. Mais je redoute parfois que l'instruction publique, dans nos démocraties, ne réussisse qu'à élever le niveau de la bêtise moyenne. (Voir les magazines populaires, chez nous autant qu'en Amérique.)⁎ Pourquoi les Suisses ne condamnent-ils que les excès, et jamais le défaut de grandes vertus ? Pourquoi disent-ils sans cesse de leur voisin : il boit trop, il court trop, il parle trop, il en fait trop, il est trop passionné, — mais jamais : c'est une petite nature, il est bien sec, il manque d'esprit, il ne se passionne pour rien ? Pourquoi détestent-ils tout ce qui dépasse et tolèrent-ils si bien ce qui n'atteint même pas une moyenne réputée honnête ? Ils ne se doutent pas que pécher par défaut est bien plus grave que pécher par excès, et bien plus funeste pour l'âme. À leurs yeux, le péché c'est l'excès. Mais l'excès de médiocrité, même dans les vices, le voient-ils ?⁎ Quand j'entends certains personnages officiels appeler l'esprit à la rescousse pour « barrer la route au fascisme », je me dis à part moi : « Les imprudents ! S'ils étaient pris au mot, s'ils étaient exaucés, si les puissances de l'esprit se réveillaient vraiment dans le monde, ces messieurs comprendraient, mais trop tard, qu'Hitler était beaucoup plus tolérable, beaucoup moins puissant et jaloux que cet esprit qui faisait dire à un prophète : « C'est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant ! »⁎ Pourquoi l'époque présente est-elle une basse époque spirituelle ? Parce que tout y est dominé par la lutte contre Hitler. Or il est trop facile d'être contre Hitler, trop facile de se sentir meilleur que les nazis. Les grandes époques spirituelles sont celles qui centrent leur conflit sur une définition métaphysique : filioque, salut par la foi, grâce suffisante… Fin mars 1940. Le petit nuage. — Au mois d'août de l'année dernière, le jour du pacte germano-soviétique, j'ai fait deux choses. Primo, j'ai bouclé mes dossiers, lettres, et papiers personnels, je les ai mis en lieu sûr et j'ai sorti mes uniformes pour les aérer. Secundo, j'ai envoyé à un certain nombre de mes amis la phrase suivante : « Au plus fort de la persécution entreprise par Julien l'Apostat contre les chrétiens, quand tout espoir humain semblait perdu, tout horizon bouché, Athanase prononça ces mots : nubicula est, transibit, c'est un petit nuage, il passera. » Je viens de recevoir une lettre de « quelque part dans le Proche-Orient » et une autre des États-Unis. La première me dit : « Le petit nuage n'est pas passé. Il passera, et nous serons encore une fois assis au café des Deux Magots. La vie reprendra. Cela paraît irréel. » La seconde me dit : « Le petit nuage passera, oui… et nous avec ! » Selon l'humeur du jour, je donne raison à l'une ou à l'autre de ces lettres. Pas d'importance. Ce qui est important, c'est la certitude « qu'il passera ». Que sont nos petits accès de découragement, ces brumes qu'un léger vent d'avant-printemps suffit à dissiper en cinq minutes ? Qu'est-ce que cela au regard de la menace énorme qui domine l'Europe d'aujourd'hui ? Eh bien, cette menace, à son tour, n'est qu'un tout petit nuage, au regard du Règlement des comptes universels que sera notre jugement au dernier jour de tous les temps. Karl Barth nous le disait l'autre jour à Tavannes où nous avions donné deux conférences devant un vaste rassemblement de jeunes gens : « Comme chrétiens, nous n'avons à redouter que le Prince de tous les démons, et non pas tel ou tel démon qu'il nous délègue de temps à autre. Le combat que nous devrons peut-être engager militairement contre l'un de ces petits personnages, ce combat, si “total” qu'il soit, ne saurait figurer pour nous qu'un exercice, une première escarmouche, un entraînement pour le “combat final” où le Christ seul pourra nous sauver, lorsque le Malin en personne nous accusera au Jugement dernier. » Voilà les dimensions réelles qu'il faut oser envisager. Elles ne sont pas démesurées. Elles doivent au contraire nous donner la vraie mesure de nos soucis, de nos misérables cafards, de nos craintes dérisoires et mesquines. « C'est un petit nuage, il passera. » Ce mot me fut comme parole d'Évangile quand je le lus l'année dernière. En voici un écho que je viens de trouver dans un livre interdit par nos censeurs . L'auteur fut l'un des chefs du parti hitlérien ; écœuré, il vient de démissionner (la scène se passe en 1935) et il s'attend à être abattu par ses anciens amis. Dans le refuge précaire d'un Christliches Hospiz, il sent peser sur lui d'une manière insupportable le sombre avenir de son pays. « Dans mon désespoir, écrit-il, j'eus recours à l'Évangile qu'on trouve sur toutes les tables de nuit de ces hospices. Je le feuilletai et mon premier regard tomba sur cette parole consolante : Ils ne continueront pas toujours, car leur folie devient évidente aux yeux de tous. » Berne, avril 1940. L'arme secrète de la démocratie, c'est la franchise. On nous répète : « Qui ne sait se taire nuit à son pays. » Fort bien. Mais il y a des silences plus dangereux pour l'âme d'un peuple que les paroles imprudentes… Il y a des cas où qui ne sait parler nuit à son pays et à l'humanité en général. C'est ce que j'ai développé hier matin devant le micro de Radio Berne, qui m'avait offert un quart d'heure, libre de toute censure préalable. 11 mai 1940. Nouvelle mobilisation générale. Il m'apparaît que notre section Armée et Foyer n'aura plus rien à faire pendant les jours qui viennent. Accompagné d'un de mes camarades, je vais donc m'annoncer auprès du chef de la police de Berne qui a demandé quelques volontaires. Il nous expose notre tâche : prendre le commandement des pelotons chargés d'arrêter en cas d'agression allemande, à la première heure, les 70 chefs de quartier nazis  qui opèrent dans la ville fédérale. Des camions sont alignés dans la cour pour cette éventualité. Voici le plan de la ville, les maisons, les étages et les noms de ces messieurs, indiqués avec précision. Forcer la porte, couper les fils de téléphone, prendre le type, ramasser les papiers… La Légation allemande, nous dit-il, est un dépôt d'armes et un blockhaus bétonné. Mais nous avons installé un canon dans la maison d'en face. L'ordre récemment donné aux étrangers de déposer leurs armes aux postes de police a permis d'observer le phénomène suivant au jour fixé, tous les employés de la Légation nazie se sont rendus à leur bureau porteurs de petites valises et de serviettes anormalement gonflées. Une femme traînait un énorme filet à provisions qui semblait bien lourd pour ne contenir que des salades… 16 mai 1940, près de la frontière. Rappelé à la troupe. Les hommes gonflés à bloc crient : « À Stuttgart ! » La Hollande écrasée. Je traîne encore la jambe gauche, suite de cette déchirure du ménisque mal soignée. On me renvoie à Berne. 24 mai 1940. Écouté la radio. Opéra de Mozart. Et dans une seule bouffée, toutes ces nuits de Vienne, élégantes passions égarées, musique aux jardins jusqu'à l'aube… Un quart de tour, nouvelles de la bataille des Flandres, c'est la fin d'un communiqué, régions perdues encore, régions perdues dans le passé et territoires envahis. Le passé, le présent réduits se rétrécissent vers la catastrophe. Il n'est plus d'autre issue que la nuit, mais viendra-t-elle après ma mort ou avec elle ? « Une nuit viendra, pendant laquelle personne ne peut agir. » Ou faudra-t-il enterrer nos secrets pour d'autres qui peut-être ne viendront jamais ? Car la carte des pays libres se rétrécit de jour en jour et d'heure en heure, à chaque fois que j'allume cet œil vert — pays perdus, souvenirs saccagés. S'il y avait une victoire enfin, ce serait un retour au passé. Vaudrait-il mieux qu'alors ? Saurions-nous mieux le vivre, augmenté du souvenir de sa perte ? Mais le passé ne reviendra jamais, ce bon vieux temps que je sentais présent — un an déjà ! comme dans les chansons — même si la guerre était gagnée, même si demain nous devions vivre encore… À quoi pensent-ils, ceux de la bataille ? Ont-ils de ces retours soudains vers des moments de tendresse banale ? Ils deviendraient fous de révolte… Ils en ont, ils en ont sûrement quand ils s'endorment épuisés, sur un talus, ou pire encore : ils en ont au réveil, affreux bonheur d'une illusion rapide, où suis-je ? déjà tout recommence, sans relâche, et cet acharnement des choses contre moi, voulant quoi, sans relâche ? voulant ma mort à moi. C'est sérieux, cette fois-ci ça y est ! Vivant un cauchemar qui est vrai, nous allons en désordre au réveil. La mort, le désespoir en plein midi, — ou la reconnaissance de l'unique nécessaire ? 6 juin 1940. Hier soir, à Lausanne, avec Théo Spoerri, pour l'émission nationale à la radio. Il a parlé de la Suisse romande, moi de la Suisse allemande. En sortant du studio, nous apprenons que Paris vient d'être bombardé pour la première fois. Dans le train qui nous ramenait ce matin à Berne, je lui ai dit : « Si la France est battue, le moral de la Suisse va peut-être flancher. Beaucoup seront tentés de céder à diverses pressions. Pourtant nous sommes les seuls à pouvoir nous défendre. Depuis plusieurs années, je pense au Saint-Gothard comme au cœur de l'Europe, à son bastion sacré. C'est pour le garder libre que nos premiers cantons ont reçu la liberté d'Empire. Or il se trouve que, providentiellement, le Gothard est le type même de la position imprenable dans la guerre actuelle. Il faudrait déclencher une action, dans tout le pays, pour la résistance à tout prix, avec le Gothard comme symbole et comme grand atout militaire… » Il acquiesce. Je poursuis. — Une action qui réunirait tous les groupements organisés en Suisse, mais en dehors des partis politiques… — Oui, dit-il, c'est une idée. (Et pendant une seconde je n'ai pas su s'il était ironique ou sérieux.) Une bonne idée… Seulement ce n'est rien d'en parler. Il faut le faire. J'ai senti, sous son regard direct, le danger d'avoir une idée et de l'exprimer sans précautions, avant d'avoir calculé la dépense. 12 juin 1940. Débâcle française sur la Seine. Notre projet me travaille. Spoerri insiste, agit, et des contacts sont pris à droite et à gauche. Vertige de sentir une idée qui s'incarne, qui « prend corps ». Dimanche, 16 juin 1940. À onze heures, hier matin mon ordonnance fait irruption dans mon bureau, claque les talons, et m'annonce qu'on vient d'entendre à la radio que les Allemands sont entrés dans Paris. — Merci. Repos ! Il est sorti, me voyant incapable de rien dire de plus. Je suis resté immobile un long moment. Je n'avais pas grand-chose d'urgent à faire jusqu'à midi. J'ai écrit deux pages sur l'entrée d'Hitler à Paris, les ai recopiées, et envoyées à la Gazette de Lausanne. « Voyez si les prescriptions de la censure vous permettent de publier cela. » Aujourd'hui, M. P…, qui est à la Censure, vient déjeuner. Je lui dis le contenu de mon article. Il pense que ça ne passera pas. Tant pis, j'ai fait ce qu'il fallait faire. Je recopie mon brouillon d'une page et demie. « à cette heure où paris… » À cette heure où Paris exsangue voile sa face d'un nuage et se tait, que son deuil soit le deuil du monde ! Nous sentons bien que nous sommes tous atteints. Quelqu'un disait : Si Paris est détruit, j'en perdrai le goût d'être un Européen. La Ville Lumière n'est pas détruite : elle s'est éteinte. Désert de hautes pierres sans âme, cimetière… L'envahisseur avait prophétisé : le 15 juin j'entrerai dans Paris. Il y entre, en effet, mais ce n'est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant l'esprit, devant le sentiment, devant ce qui fait la valeur de la vie. Je songe au chef de guerre qui traverse aujourd'hui ces rues les plus émouvantes du monde : il ne les connaîtra jamais. Il ne verra que d'aveugles façades. Il s'est privé à tout jamais de quelque chose d'irremplaçable, de quelque chose qu'on peut tuer, mais qu'on ne peut conquérir par la force, et qui vaut plus, insondablement plus que tout ce que peuvent rafler dans le monde entier les servants des « Panzerdivisionen ». Quelque chose d'indéfinissable et que nous appelions Paris. C'est ici l'impuissance tragique de ce conquérant victorieux : tout ce qu'il veut saisir se change à son approche — Midas de l'ère prolétarienne — en fer tordu, en pierraille lépreuse. N'importe quel badaud d'un soir de juin pouvait s'annexer pour toujours le bonheur d'un couchant sur Saint-Germain-des-Prés, le grisant glissement de la foule de l'Arc aux Chevaux de Marly, les siècles de grandeur, de misère, de sagesse, dont le visage de cette capitale plus douce et plus fière qu'aucune autre portait les traces pacifiées. N'importe quel badaud, mais pas un conquérant. La confrontation stupéfiante de cet homme et de cette ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu'il est des victoires impossibles. On ne conquiert pas avec des chars les dons de l'âme et les raisons de vivre dont on manque. Qu'ils fassent dix fois le tour du monde ! Ils ne rencontreront partout que le fracas du néant mécanique. Jusqu'au jour bien plus terrifiant que le jour de la pire vengeance où, s'arrêtant enfin, ils comprendront qu'aucun triomphe ne vaut pour eux la moindre des réalités humaines qu'ils ont tuées. « … car ils ne savent ce qu'ils font. » Lundi 17 juin 1940, soir. Faisons le point, bon exercice pour rester maître de soi-même. Petite maison louée à mi-pente du Gurten. Au-dessous, des cités-jardins et des usines. Plus loin la ville, la longue façade verdâtre du Palais Fédéral sur une falaise. À l'horizon, la barrière sombre du Jura, et au-delà se passe la guerre. Derrière notre maison, des prairies montent jusqu'aux lisières de la forêt de sapins couronnant le Gurten. Toutes les demi-heures, des avions passent, volant très bas. Cette prairie dominant la ville serait un terrain d'atterrissage tout désigné pour des parachutistes. Je la regarde de temps à autre en écartant le rideau, mais rien encore. Au milieu de la nuit dernière, réveillé par deux détonations qui semblaient provenir de la forêt. Me suis levé pensant que c'était commencé. D'une fenêtre donnant au nord, j'ai regardé longtemps la ville, apparemment paisible, et la ligne précise des crêtes du Jura sur un ciel tourmenté où je guettais des lueurs. Quelques camions ont passé sous la fenêtre, tous feux éteints, montant lentement vers le Gurten. Pas d'autre bruit. Me suis recouché pensant que s'il se passait quelque chose, je serais alerté par téléphone. Peu dormi, et levé à six heures. Avant d'entrer à mon bureau, près de la gare, acheté comme chaque matin la Gazette. Mon article — je n'y pensais plus — en première page, à côté d'un appel à se taire lancé par le gouvernement vaudois ! Je le relis rapidement dans l'escalier : il me paraît un peu sentimental, je me demande s'il est bien à la mesure du tragique dans lequel nous baignons… L'ai fait lire au lieutenant-colonel et aux autres camarades, ils le trouvent bien, mais ne paraissent pas spécialement frappés. Cela passera donc sans histoires. Vers la fin de la matinée, téléphone de M… Oui, il y aura des histoires…, paraît-il. Mais rien de nouveau jusqu'à six heures moins deux minutes. Je me prépare à sortir. Sonnerie du téléphone. On va me parler de l'E.-M. du Général. — C'est bien vous qui avez écrit l'article paru ce matin dans la Gazette ? — Oui, mon colonel. — Avez-vous demandé l'autorisation de vos supérieurs ? — Non, mon colonel. — Pourquoi ? — Je ne suis pas officier de carrière. — Vous deviez le faire quand même. Vous êtes accusé d'injures à un chef d'État étranger. Vous mettez en danger la sécurité de la Suisse. C'est grave, c'est… très grave ! Terminé. — Terminé. Bon. Nous verrons cela demain matin. Arriver à sept heures tapantes au bureau, surtout. Notre projet du 6 juin se précise. Ph. M. est en train de convoquer pour le 22 juin les dix personnes que nous avons « contactées » ces jours derniers. Secret bien gardé jusqu'ici. Ce matin, on nous a informés au bureau de ce qui s'est passé la nuit dernière. C'était sérieux. Attaques de saboteurs contre nos aérodromes. Mais on veillait partout. À la nuit, des barricades ont été dressées dans les rues de la ville. La troupe a arrêté des automobilistes munis de passeports français, mais aucun n'était français. La population, sortie pour voir, avait l'air en fête. Raisons de croire que le coup nazi, raté cette nuit, sera suivi à bref délai de manifestations plus énergiques… Mon genou est enflé. Handicap irritant dans ces moments où tout peut arriver. 18 juin 1940. À sept heures précises au bureau. Sur ma table, une note me priant de passer chez le colonel. — Bonjour, mon cher. Asseyez-vous. (Je me dis : « C'est donc si grave que cela ? ») — J'ai beaucoup aimé votre article… Mais la légation d'Allemagne a protesté hier matin. J'ai l'ordre de vous faire conduire chez vous pour y prendre les arrêts. Voulez-vous me laisser votre pistolet ? Je dépose mon pistolet sur le bureau. Je me sens tout nu. Faute de soldats baïonnette au canon, — on n'en trouve point — c'est le lieutenant-colonel M… qui m'accompagne à la maison, en voiture. J'attends deux heures. Breakfast. Une auto militaire vient me prendre. Comparutions diverses. Dialogue invariable : — Qu'avez-vous à dire pour votre défense ? — Absolument rien. Je suppose que vous êtes d'accord avec mon article. Il est question de me déférer au tribunal militaire. On me reconduit enfin chez moi. Écouté la radio pendant des heures. La débâcle est consommée, la Suisse cernée par l'Axe — les colonnes de Guderian descendent vers la Faucille. 19 juin 1940. Atmosphère d'imminence, je ne puis la caractériser mieux. Tout est immédiat, concret, naturel et extravagant à la fois, comme l'événement quand il arrive. Je vois ce pré et je sais qu'il peut y apparaître dans un instant des hommes qui me tireront dessus. Je n'ai même plus mon pistolet, que je déposais chaque soir à côté de mon lit, depuis quelque temps. La radio, heure par heure, accumule par petites touches précises les éléments d'un énorme désastre, incroyable et vrai. Le téléphone m'apporte, heure par heure, les nouvelles de l'action entreprise pour notre « défense à tout prix ». (Beaucoup de précautions sont nécessaires, car je sens qu'on écoute mes téléphones .) Le risque individuel prend sa place normale dans le risque collectif. Cet accord supprime la réflexion sentimentale sur son propre cas, et sur le sort des nations. Il ne reste que la préoccupation des petites choses précises à faire. Tourné le bouton de ma radio qui se trouvait arrêtée sur Londres. Une voix nasille, puis se précise à mesure que l'appareil s'échauffe. Je renforce. Quelle belle voix grave… Et tout d'un coup, le coup au cœur ! « … moi, général de Gaulle, je vous dis… » Cette fois-ci j'ai pleuré. Quelle délivrance ! 20 juin 1940. Mon colonel se présente à la porte de notre petite maison du Gurten. Je prends la position. Il tient dans chaque main un petit paquet attaché par un ruban. — Ça, c'est du chocolat pour votre femme, ça, c'est des cigarettes parisiennes, pour vous. Maintenant, écoutez. La justice militaire ne veut pas de votre cas. C'est donc le Général lui-même qui vous condamne au maximum de la peine : quinze jours au fort de Saint-Maurice, au pain et à l'eau, sans visites ni courrier. Vous avez bien compris ? Vous êtes dès maintenant à Saint-Maurice. Tout ce que je vous demande, c'est de ne pas sortir dans les rues de Berne chaque soir avec une petite femme à chaque bras. — À vos ordres, mon colonel ! J'ai toujours été partisan des vacances payées. Je vous remercie. — Repos ! Le colonel a bien voulu prendre un verre, au terme de cette petite cérémonie. Céder à l'ennemi sur le point de la liberté d'expression, n'est-ce point perdre, avant même que de se battre, l'une des raisons valables qu'on aurait de se battre, et l'une des marques de cette indépendance que l'armée justement se trouve chargée de défendre à tout prix  ? La première rencontre des dix « conjurés » aura lieu demain. Fin juin 1940. Repris mon service à la Section « Armée et Foyer ». Pendant mes vacances forcées, j'ai eu le temps de rédiger le manifeste de notre mouvement, qui a pris le nom de Ligue du Gothard pour ma plus grande satisfaction. Discuté et corrigé ce texte jusqu'à cinq heures du matin, avec les fondateurs, dans une petite salle de café enfumée par les cigares de l'infatigable Gottlieb Duttweiler. L'organisation de la Ligue est double. Clandestine dans l'armée, sous l'impulsion d'un groupe de jeunes capitaines instructeurs. Publique dans le civil et devant l'opinion suisse, sous la responsabilité d'un directoire de dix membres. Le manifeste constate que la Suisse est réduite à elle-même. Elle n'a pas d'autre garantie que son armée, pas d'autre allié que son terrain, pas d'autre espoir que son travail. Que les Suisses oublient donc leurs divisions partisanes. Venus de tous les points de l'horizon politique, décidés à faire converger nos efforts, nous fondons la Ligue du Gothard. Bastion naturel de la Suisse, cœur de l'Europe et limite des races, le Gothard est le grand symbole autour duquel tous les Confédérés peuvent s'unir dans leurs diversités… Nous n'avons qu'un seul but : maintenir la Suisse dans le présent et pour l'avenir. Nous ne vous promettons qu'un grand effort commun. Mais il nous rendra fiers d'être hommes, et d'être Suisses. Ce texte va paraître dans soixante-quatorze journaux du pays. Dans chacun, nous avons acheté une page entière. (Formule de la publicité politique ou philanthropique aux États-Unis.) Frais payés sur la somme que nous a remise le capitaine E…, l'un des chefs de la Ligue des officiers. C'est tout ce qu'il possède, paraît-il. 26 juin 1940. Hier, discours de Pilet-Golaz, chef du Département politique fédéral. À propos du cessez-le-feu en France, il a parlé de notre « soulagement » ! Cela peut s'entendre de diverses manières, dont l'une est atroce. Je veux croire qu'il ne l'a pas senti. Mais ce matin, un officier de l'E. M. du Général me dit : « Pour la première fois de ma vie, j'ai eu honte d'être Suisse. » Début de juillet 1940. Rencontres quotidiennes, à Berne ou à la campagne, soit avec des membres du directoire de la Ligue, soit avec notre homme de liaison entre la Ligue dans l'armée et la Ligue civile : le sergent L… . Une maison de Berne, à double entrée, nous permet des contacts discrets avec les représentants de la Ligue dans l'armée. La presse a publié le manifeste. Elle en parle ! Beaucoup de lettres, de pamphlets, d'articles, nous accusent tour à tour de tendances fascistes, ou marxistes, ou corporatistes. Nos vrais « meneurs de jeu » seraient à la fois la grande industrie, les Groupes d'Oxford, la Migros, les Anglais, voire Gonzague de Reynold, dont on annonce par ailleurs la démission de notre directoire ; or, il n'en a jamais été membre. Rien de plus normal. En dépit du choc causé par la défaite française, l'opinion suisse n'a pas encore compris toute l'ampleur du péril, et que c'est bien le tout de notre vie suisse et non pas tel parti plutôt qu'un autre, qui est radicalement menacé. Pas un n'aurait la moindre chance de « s'arranger » avec l'occupant hitlérien. Pour les intérêts matériels, c'est différent… Le fait est que la grande industrie boude la Ligue : elle attend de voir comment les choses tourneront. Le Conseil fédéral paraît hésitant. Selon nos renseignements très précis, certains de ses membres seraient prêts à accéder aux exigences des nazis, formulées en onze points. (Point n° 1 : renvoi immédiat des directeurs des trois plus grands journaux suisses-allemands.) D'autres seraient très nettement « résistants ». Un ou deux indécis. Sur la base de ces informations et de leur analyse détaillée, le directoire de la Ligue du Gothard a décidé une démarche que je crois sans précédent dans l'histoire des conjurations politiques. Trois de ses membres, conduits par le professeur Theo Spœrri, ont sollicité une audience du Conseil fédéral. Ils ont mission de lui déclarer que s'il cède aux exigences des nazis, tout est prêt pour le renverser, des troupes et des blindés sont en alerte, une équipe de remplacement est prête à entrer en fonction. Si au contraire le Conseil fédéral résiste, il aura l'appui sans réserve de la Ligue civile et militaire. Trop compromis depuis l'affaire de La Gazette de Lausanne et bridé par mes fonctions militaires, je ne pouvais faire partie de la délégation. J'ai attendu les résultats de la démarche dans un café proche du Palais fédéral. Les délégués m'y retrouvent après une heure. Le chef ad interim du Département politique les a reçus avec beaucoup de calme, a pris note de leur déclaration pour la transmettre à ses collègues, et bien sûr, n'a pu faire davantage. Mais les banderilles ont été plantées . 10 juillet 1940. Réunion avec trois officiers de l'E. M. G. chargés de préparer le message du 1er août du Général. Après quelques heures d'essais peu convaincants — on ne peut pas écrire en groupe — ils me confient la rédaction. Ma position est un peu délicate. « Le Général est toujours furieux après vous ! » m'a dit hier encore mon colonel, un Bernois. Mais quoi ! D'une part, le Général ne saura pas que le texte est de ma main. D'autre part, je suis sûr qu'il en approuvera la pensée. Mi-juillet 1940. Je vois se composer de plus en plus nettement le plan de résistance civique, et le jeu des forces sociales et politiques qu'il s'agit de coordonner, neutraliser ou utiliser. Mon immobilité forcée m'a donné une conscience presque physique des inerties qu'il faut mouvoir et lentement désarticuler — lentement au milieu de l'urgence générale ; coup par coup, détail par détail. Tout est détail, facile et plutôt fastidieux : téléphones, lettres, coups de sonnette, vérifications, petits retards, noms à retenir sans les noter, etc. Ce qui m'étonne, dans l'action, c'est cela : elle n'est faite, en réalité, que de détails qui se succèdent prosaïquement. Rien d'excitant, sinon l'idée d'ensemble quand on prend un peu de recul, au moment de s'endormir, par exemple. Fin juillet 1940. Je rédige une brochure intitulée : Qu'est-ce que la Ligue du Gothard ? Dernière page : La création de la Ligue du Gothard a produit un choc salutaire sur l'opinion suisse. Elle a rendu confiance à beaucoup de citoyens, elle a fait naître un grand espoir et dissipé certaines brumes de défaitisme. La crainte de la concurrence a produit une émulation inattendue du côté des partis. Il est incontestable que sans la Ligue, les « communautés de travail », esquissées dans divers cantons, n'auraient pas vu si tôt le jour. Nous savons qu'en réunissant des efforts jusqu'ici dispersés et des groupements naguère hostiles, nous créons le visage de la nouvelle génération et nous marchons dans la seule voie possible. Nous savons que la Suisse est gravement menacée, mais que notre action la renforce. De tout temps, à l'appel du danger, nos ancêtres se sont levés. C'est notre tour. 25 juillet 1940. Hier a eu lieu le rapport du Grütli . Tout notre dispositif de défense regroupé autour du Gothard ! Notre rêve devient vrai ! Profonde impression dans l'armée et dans la population. 1er août 1940. La Section « Armée et Foyer » publie le message du Général. Convergence parfaite avec le rapport du Grütli, que j'ignorais, naturellement, quand j'ai rédigé ces quelques pages. Mi-août 1940. Réunion du directoire de la Ligue à Zurich, dans une villa du Zürichberg. Tandis que nous nous dirigeons vers un café, à l'heure du déjeuner, sur une route presque campagnarde, entre deux murs, une voiture militaire ouverte ralentit le long de nos petits groupes. Un jeune lieutenant inconnu de moi saute à terre, fait quelques pas à mes côtés et me dit rapidement : « Soyez prudent. Quatre chefs de la Ligue dans l'armée viennent d'être arrêtés, sur l'ordre du colonel Labhardt, commandant l'unité d'armée de Sargans. Ils avaient essayé d'obtenir son appui pendant une partie de la nuit. Il leur a laissé croire qu'il marchait, et à six heures ce matin, les a fait boucler. » Le lieutenant remonte, la voiture s'éloigne. Demain, je suis convoqué au Palais fédéral. Est-ce vraiment pour y discuter une fois de plus ce voyage aux États-Unis ? Intermède Pour la Suisse, cet été-là, le péril militaire s'éloignait. Le Gothard était devenu plus qu'un symbole. Centre du Réduit national, il se dressait vraiment comme le bastion de l'Europe dont nous avions rêvé, sans oser croire que quelques mois plus tard il serait une réalité. L'opinion s'était ressaisie. Notre Ligue du Gothard, fondée sur l'idée simple d'organiser les volontés de résistance, voyait ainsi son premier objectif atteint. Elle s'orientait vers un programme plus vaste d'entraide sociale et de rénovation économique et politique. Elle avait au départ formé le noyau du premier mouvement de Résistance, au sens que ce mot devait prendre un peu plus tard dans les pays occupés par Hitler. Je suis conscient du léger ridicule qu'aux yeux de beaucoup présentera cette comparaison, pourtant valable dans le détail des problèmes qui se posaient à la Ligue, assassinats et tortures en moins. Les mêmes peuvent rire de l'armée suisse parce qu'elle n'eut pas l'occasion de se battre. Pourtant elle l'aurait eue, probablement, si les Allemands avaient senti la Suisse militairement moins forte et moins bien alertée. Et notre mouvement de résistance, pour « théorique » et préventif qu'il soit resté, eût certainement passé à la pratique si le moral du pays ne s'était pas ressaisi. Le seul fait qu'à ce redressement, la Ligue ait contribué si peu que ce fût, voilà qui suffit à mes yeux. En ce mois d'août de 1940, j'estimais qu'elle avait réussi dans la mesure précise où elle devenait, en tant que « résistance », inutile. Le 16 juillet, le Secrétariat des Suisses à l'étranger m'offrait une « mission de conférences » en Amérique. L'armée démobilisait les deux tiers de ses effectifs. La Ligue s'engageait dans une phase où j'étais loin de me sentir indispensable. Je me voyais d'autre part pratiquement condamné à ne plus aborder en public que les sujets admis par la censure, et ce n'était, littéralement, pas beaucoup dire. Me taire ou ne parler que de notre belle nature me semblait également intolérable, tant qu'Hitler sévissait en Europe. Enfin, je pressentais que dans la lutte en cours, perdue sur notre continent, l'élément décisif allait venir et ne pouvait venir que d'Amérique. Peut-être bien était-ce là-bas qu'il me serait donné, quoique « neutre », de faire la guerre à ma façon, d'entrer dans le coup. Poussé dans le dos, attiré en avant, je me décidai donc à partir. Et certes les raisons qui m'animaient n'étaient point exactement celles qu'on eut alors au Palais fédéral pour favoriser mon voyage et me donner un passeport « de service ». Mais le fait est qu'elles jouèrent dans le même sens. Le 20 août, à sept heures du matin, je prenais la route de Lisbonne. La route de Lisbonne Quinta da Fonte, près d'Estoril, (Portugal), 28 août 1940. La « route de Lisbonne » restera l'un des symboles les plus typiques de l'an de grâce 1940. « An de grâce rationnée », comme le remarquait un spirituel Anglais de mes amis. Pour combien d'hommes le billet du Clipper ou d'un petit paquebot américain n'est-il pas le dernier coupon de cette carte de bonheur que tous croient mériter ? Mais le Clipper et les paquebots ne partent plus que d'un seul port européen. Et pour l'atteindre, il n'est plus qu'une seule voie : celle qui sortant de Genève par un étroit goulet entre les postes d'occupation allemands et la Savoie où sont les Italiens, passe par le Midi de la France, s'infiltre à grand-peine en Espagne, manque vingt fois de s'y perdre, et n'atteint finalement Lisbonne qu'en vertu, semble-t-il, d'un étrange caprice, ou d'une négligence ironique des dieux policiers de l'Europe. Comme il serait facile de pincer, n'importe où, cette mince artère par où notre vieux monde se vide peu à peu de son élite en même temps que de ses parasites ! (Une élite qui se sent de trop, des parasites acharnés à survivre…) On serait tenté de penser que cette sorte d'omission fait partie d'un plan général qui ne relève pas précisément de la philanthropie. Mais peut-être est-ce trop d'optimisme que de supposer qu'un plan quelconque préside aux modifications du monde que nous commençons d'entrevoir. Route de Lisbonne, route de l'émigration et des gros chèques, des agents plus ou moins secrets, des milliardaires plus ou moins aryens, des princes déchus, des journalistes compromis, des ingénieurs imperturbables et des femmes du monde éplorées, voici qu'à mon tour je m'y engage, inclassable une fois de plus, ni fuyard, ni riche, ni juif, ni businessman, ni détrôné, voyageur ordinaire d'une époque qui ne l'est point, mais qu'il m'importe de connaître de visu. Première journée. À six heures du matin, rue du Mont-Blanc, à Genève l'embarquement dans deux gros autocars rappelle les temps des diligences. Entassements de bagages et de plaids, voyageurs hétéroclites qui s'observent avant l'aventure, surprises du placement, retards, enfin départ en trombe à grands coups de corne à travers la ville endormie. Tous les fauteuils sont occupés dans notre voiture et point de couloir libre au milieu. Des bagages à main, des cartons à chapeaux et des enfants sur les genoux et entre les jambes des voyageurs : le roulement seul peut tasser tout cela et vous permettre après dix kilomètres d'extraire de votre poche une cigarette. Douanes suisse et française sans histoire : on s'en tire avec trois heures d'attente. Et voici la France dite libre. Si l'on traverse en autocar la partie non encore occupée du pays, on n'aperçoit que des traces infimes d'un des plus grands désastres de l'histoire. Des ponts détruits dans une région où les Allemands ne vinrent jamais — tandis qu'ailleurs, où l'on se battait, ils sont intacts. Mais ce n'est rien dans ce paysage aux lignes doucement précises, sous un ciel et dans une lumière qui ne savent encore parler que de bonheur et de libre sagesse… Comment croire à la catastrophe lorsqu'on descend dans ces contrées les plus humanisées de la planète, le long du Rhône, dans l'invincible euphorie des approches du Midi ? Pourtant, voici quelques villages occupés par des formations de la légion tchèque désarmée. Et soudain, un peu avant Nîmes, deux motocyclistes allemands. Tout le monde s'est tu dans l'autobus. Nous nous sommes arrêtés pour déjeuner dans un restaurant de Grenoble. Menu pareil à ceux de Paris il y a un an, et les prix ont à peine augmenté. Mais à Valence, la tenancière d'une épicerie où nous entrons nous tend d'abord la liste des articles qu'on ne peut plus vendre : café, liqueurs, savon, beurre, sucre, pain blanc et vin rouge… Le pain et le vin, symboles de la terre de France, marques sacrées d'une civilisation. Pour un Français, leur absence représente bien autre chose qu'une « restriction » : une atteinte au moral du peuple, à la saveur même de la vie… À Nîmes, halte de dix minutes à la terrasse d'un grand café. Beaucoup de monde, mais peu d'animation. On nous sert, sous le nom de café noir, un breuvage au goût d'encre additionné de jus de saccharine. Et les apéritifs sont interdits. Au moment de repartir, une femme s'approche de la portière. « Vous venez de Suisse ? dit-elle anxieuse. Est-il vrai que vous êtes bombardés chaque nuit et que vous allez mourir de faim ? » Nous la rassurons. Tout se réduit à quelques bombes jetées par erreur sur Lausanne et Genève, il y a plusieurs semaines. Quels journaux lit-on ici ? Désir secret des peuples de l'Europe : se rassurer à la pensée que la catastrophe est générale, qu'il n'y a plus de pays épargnés, et que le malheur est si total qu'on ne peut plus distinguer de responsabilités. Deuxième journée. Aube sur Sète et son cimetière marin. Entre les pins palpite, entre les tombes, La mer la mer toujours recommencée… Quelle force au monde pourrait donc obscurcir ce spectacle et le souvenir de cette musique ivre d'intelligence ? Et pourtant, c'est encore Valéry qui écrivait prophétiquement, au lendemain de la victoire (celle de 1918) : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Oui, nous savons maintenant que c'est possible : on peut détruire une grande nation, tuer ses guides spirituels, supprimer ses moyens d'expression, éteindre Paris « ville lumière ». On peut aussi, tout simplement, ne plus réimprimer de livres en langue française : ceux qu'on faisait à Paris sur du mauvais papier ne se conserveront guère plus d'un siècle. Il n'y aura même pas besoin de les brûler. Nous roulons maintenant vers l'Espagne, à travers un pays de vignes, dont le vin rouge sera bu par les Allemands. Voici Perpignan dans un tourbillon de poussière jaune, des châteaux sarrazins, le camp désert d'Argelès où furent rassemblés les débris de l'armée rouge d'Espagne, — que c'est vieux, et ce n'était qu'un essai : mise au point de la puissance des armes et du maniement des passions. L'Espagne a fait les frais d'une expérience combinée dans ses moindres détails par Ribbentrop, Ciano et Molotov : le premier fournissait les avions, le second les troupes, le troisième le pétrole. Pour les passions, on s'en remettait à la naïveté héroïque des requetes de droite et des démocrates de gauche… J'écris à la frontière espagnole, sous le regard peu rassurant de jeunes soldats qui représentent I' « ordre nouveau », en espadrilles et uniformes dépareillés. Nous sommes ici depuis midi, la nuit approche et je ne crois plus guère au départ. S'il y avait une goutte d'eau à boire. Mais le car a stoppé dans une gorge aride, entre deux rocs brûlants, à cinq cents mètres du bâtiment des douanes dont on nous interdit l'approche, sauf pour le contrôle des devises et des visas, où l'on nous conduit par petits groupes. Ces opérations, qui se poursuivent depuis je ne sais plus combien d'heures, ressemblent de plus en plus à une torture chinoise, savamment dosée et progressive, exécutée avec une politesse exaspérante. Le bruit court, parmi les voyageurs, que nous risquons d'être refoulés à Perpignan lorsque tout sera terminé, le chiffre maximum des étrangers admis à passer la frontière ce jour-ci ayant été atteint dès le matin. Il y a, dans notre convoi, quelques antifascistes notoires qui ne paraissent pas rassurés : le seul pays par lequel ils peuvent encore quitter l'Europe se trouve précisément celui dont ils ont le moins de raisons d'attendre quelque bienveillance… Un jeune soldat famélique et débraillé rôdait autour de moi depuis un certain temps. Quand j'ai jeté ma dernière cigarette, il l'a ramassée en vitesse et s'est éloigné. Partirons-nous ? Troisième journée. Barcelone sans taxis, les Ramblas presque déserts, et, dans le port, un petit bateau de guerre coulé à quai, coupé en deux par une bombe et couvert d'une rouille éclatante. Mon fils, âgé de cinq ans, me demande avec une insistance harcelante, pourquoi on a coulé ce bateau, et pourquoi ces maisons des boulevards n'ont pas de fenêtres et des trous partout dans leurs murs… Je songe à ce que me disait à Paris, il y a un an, José Ortega y Gasset : « Je ne puis vous expliquer la guerre d'Espagne, car c'est une querelle de famille à quoi les étrangers ne peuvent rien comprendre. » Mais que pensent-ils, ceux d'ici, maintenant que les meneurs étrangers du jeu ont été opérer ailleurs, et que les frères ennemis se retrouvent entre eux, avec leurs ruines, dans ces villes à demi mortes ? Que penseront les Européens, d'ici quelques années, lorsqu'ils se retrouveront dans la même situation, sans plus de raisons de se réconcilier ? L'Europe de demain, la voici : c'est cette Espagne amère, ce mutisme du peuple, ces regards méditants, désabusés et sans avenir que j'ai déjà surpris en France… Nous devions repartir ce soir en train, mais en prenant l'avion de Madrid, demain matin, nous gagnerons une vingtaine d'heures. Curieuse obstination des Espagnols à dire que tout est impossible : qu'il n'y a plus de place dans l'avion, par exemple. En insistant, on en trouve toujours. Ils ont tout à perdre à ce jeu, matériellement, mais ce qui paraît leur importer surtout, c'est de décourager les voyageurs forcés de passer par leur pays. Quatrième journée. Madrid, quarante degrés à l'ombre ; et le Prado, seul refuge, est fermé. Pourquoi parler de l'Espagne ? C'est un pays qui sait vous faire sentir qu'il n'a guère envie qu'on le voie. Un pays qui se barricade — neuf heures à la douane d'entrée, et l'on nous en prédit autant à la sortie — et qui ne s'inquiète plus de vous une fois que vous y êtes entré, comme absorbé qu'il est dans la stupeur de ruines qui semblent déjà permanentes. Traces de balles aux façades et pas de maisons derrière, en pleine Avenida centrale. Ici, l'on n'essaye plus de maquiller ! La couche de vernis pittoresque et brillante que décrivaient à satiété — l'un copiant l'autre — les amateurs d'espagnolisme, a été totalement décapée par ces années de guerre civile. Maintenant, on ne voit plus que le fond. Tristesse, eau tiède et jaune des robinets du Ritz, rues étroites et fétides, pleines de mendiants, plus de cigarettes, ni d'allumettes, ni de taxis, mais quelques officiers allemands en uniforme, dans une foule dépourvue d'élégance. Le totalitarisme ne sera jamais qu'une organisation de la misère. Mais je doute que les phalangistes soient capables à eux seuls d'organiser suffisamment cette misère-là. Il circule d'horribles histoires sur la mise au pillage des campagnes par les chefs locaux, et sur la colère sourde de la population. Si l'Espagne entre en guerre demain, ce sera sans doute dans la seule intention de faire maintenir un certain « ordre » par les soins de l'armée allemande. Cinquième journée. Départ de Madrid hier soir dans un train archiplein — beaucoup de voyageurs n'ont pu y trouver place et tenteront de prendre celui de demain soir — et sans avoir dîné, faute de restaurant dans la gare ou aux alentours. Durant toute la nuit, nous avons fait une moyenne de trente kilomètres à l'heure. Cet express s'arrête non seulement à toutes les gares, mais parfois en rase campagne, pour embarquer un veau, ou laisser descendre un militante du régime, brandissant sa carte du parti. Comme en Italie, les gens ne cessent de circuler d'un bout à l'autre du train, enjambant des paysannes et des soldats endormis dans le couloir au milieu de leurs paquets et de leurs cages à poules. Aux gares, ils reconnaissent des amis, les prient de monter pour les accompagner jusqu'à la station prochaine, leur offrent une pastèque qu'ils font sauter en deux d'un seul coup sur la tablette du compartiment, et nous arrosent de pépins crachés à la ronde. Ici au moins, il y a de la gaieté, et même une sorte de gentillesse, malheureusement vociférante. Nous atteignons la frontière vers huit heures du matin, exténués et assoiffés. Et le petit jeu des douanes recommence. À midi, on nous ouvre enfin une sorte de buffet de gare, et nous nous ruons aveuglément sur des nourritures indéfinissables. Deux heures. Je demande au chef de train pourquoi nous restons là. « C'est, me dit-il, que le train a déraillé. » Et il sourit longuement, tandis que je perds mon temps à vérifier que tous les wagons sont sur les rails. Parmi nos compagnons de voyage, tous ne sont pas encore très rassurés : il arrive en effet, nous dit-on, qu'à la dernière minute la police retienne certaines personnes désignées par certaines autorités étrangères auxquelles on n'a rien à refuser… Enfin, le convoi se remet à rouler lentement, dans un paysage africain. Et voici la frontière portugaise : une gare en faïence bleue et blanche, et soudain tout est propre et gai, et les visages se détendent. Nous venons de quitter les terres où s'étend l'ombre du destin le plus cruel qu'ait jamais mérité notre Europe. Vers trois heures du matin, si tout va bien, nous atteindrons Lisbonne. Où coucherons-nous ? Le Portugal a vu passer déjà des centaines de milliers de réfugiés, et l'on ne trouve plus une chambre libre à cinquante kilomètres autour de la ville. Comme il n'y a pas de wagon-restaurant, le chef de train accepte de nous arrêter pour une heure dans un village. Nous dînons sur la place, à des tables rapidement dressées. Toute la population assiste à ce repas, massée sur le seuil des maisons blanches, rosies et bleuies par un merveilleux couchant. Des enfants aux tignasses d'Arabes poursuivent des chiens et des chats sous les tables, et un superbe troupeau de bœufs à grandes cornes traverse la place au dessert. À Lisbonne, nous avons trouvé une chambre immense pour nous quatre. Et le lendemain nous étions accueillis dans cette quinta toute hérissée de grilles et de cactus quand on arrive, mais fraîche et gaie à l'intérieur de ses courettes et de ses chambres blanchies à la chaux, où l'on voudrait passer sa vie, où le peintre E. B… passe la sienne. Chaque jour des réfugiés viennent sonner à la grille : cette quinta n'est-elle pas à vendre ? n'aurait-on pas quelques chambres à louer ? Sans eux, l'on oublierait la guerre, sur ces terrasses incendiées de roses, à la piscine, dans la pinède qui vibre au vent chaud de la mer… Lisbonne, 10 septembre 1940. Blanche et bleue dans l'immense lumière de la liberté atlantique, avec tous ses drapeaux claquant et ses rues débouchant sur le ciel, la ville aux sept collines renie la guerre, oublie l'Europe. Demain nous embarquons pour l'Amérique. Mais ici je fais le serment d'opposer une stricte mémoire à la candeur intarissable de la vie, toujours pressée d'imaginer un monde où tout peut encore continuer. Je viens de voir une civilisation frappée au cœur, je l'ai vue chanceler, j'ai vu qu'elle peut mourir. J'ai vu la France toute pareille à un homme qui vient de tomber sur la tête. Il se relève, se tâte, et ne sait pas encore où il a mal. Va-t-il vivre ? A-t-il rêvé ? Serait-il déjà mort ? J'ai vu l'Espagne de cendre et d'esprit, incapable de retrouver son équilibre entre le démoniaque et le surhumain. Et j'ai vu, aux frontières de la Suisse, l'invasion des herbes sauvages venant des terres abandonnées du Nord et que nos paysans s'efforcent d'arrêter avant qu'elles n'étouffent leurs champs. J'ai vu renaître les paniques dévastatrices du ve siècle de notre ère. Et je songe au bastion que mon pays élève, nuit et jour, autour du massif du Gothard, cœur mystérieux du continent, dernier symbole d'une liberté qui ne peut plus vivre que sous la cuirasse. Hâtons-nous, car tout peut périr. Nous qui sommes encore épargnés, ne perdons pas notre délai de grâce ! À bord de l'Exeter, 11 septembre 1940. Les derniers barrages traversés, la passerelle relevée, et nos papiers enfin déposés chez le purser, nous n'avons plus devant nous qu'un océan sans douanes ! Dix jours vierges, dix jours durant lesquels on peut imaginer que la police renoncera au viol de notre vie privée. Pourtant, certains des passagers gardent encore l'air de s'attendre au pire, tandis qu'ils font leur premier tour de pont. Ils se rappellent sans doute ce Polonais, tiré, jeté par la police franquiste hors du train qui sifflait déjà pour le départ vers la frontière — à deux cents mètres — du Portugal et de la liberté. Car tel est le sadisme policier. De Genève à Lisbonne, nous avons traversé sept contrôles différents de douane et de police. Secondés par la chance, nous n'y avons passé, si je compte bien, guère plus de vingt-deux heures, mais le total normal est d'au moins trente, m'affirme-t-on, et les « accidents » sont fréquents. Paradoxe du siècle où tout est fait pour réduire l'homme à l'anonyme, pour le priver du sentiment de sa vocation, de sa différence personnelle, cependant qu'on lui demande à chaque pas de prouver son identité. Or plus il en proteste et moins il s'en assure. Plus il la chiffre et moins il la ressent. Et plus il la démontre à coups de documents, moins il se reconnaît dans le portrait simplifié que la police en compose à toutes fins menaçantes. Songeons aussi que ces procédés s'appliquent précisément à l'émigrant, à celui qui s'éloigne de ses bases, des réflexes de son milieu, de tout ce qui allait de soi autour de lui et l'assurait quotidiennement, inconsciemment, qu'il était bien réel et bien lui-même… 12 septembre 1940, 21 heures, à bord du SS. Exeter La situation est la suivante (à noter pour plus tard, s'il y en a un). 1. Suisse. — Elle conservera son autonomie tant que la décision entre la Grande-Bretagne et Hitler ne sera pas intervenue. Si Hitler gagne, la Suisse sera supprimée (zones de protectorat, retour à une sorte de Reich pré-Münsterien). Si l'Angleterre gagne, la Suisse sauvée, mais son prestige moral atteint. Elle peut cependant jouer un rôle considérable dans une reconstruction fédéraliste de l'Europe, après la guerre, si quelque chose comme une Ligue du Gothard (celle du premier élan) s'y impose alors. 2. France. — Éliminée comme puissance pour plusieurs années ou décennies. Peut redevenir un foyer culturel moyennant une certaine régression politique préalable (moralisme d'État) de quelques années. Je n'y ai plus ma place avant longtemps. — Royaume ? 3. Guerre. — La décision paraît devoir intervenir cette semaine. (Ce matin on annonçait que les transports de troupes allemands sont en route.) 4. Mon avenir prochain. — J'arrive à New York sans trop savoir l'anglais et sans mission bien déterminée (celle que j'ai officiellement, d'où mon passeport diplomatique, ne durera guère, semble-t-il). Peu d'esprit offensif, trop de freins moraux et politiques. Peu d'argent ; moyens d'en gagner conférences et articles mais pour qui et sur quoi, je ne le sais pas encore. L'Amour et l'Occident est paru à New York. On m'a écrit à Lisbonne déjà que les critiques sont excellentes, mais comment sont-elles lues là-bas ? Crainte de l'atmosphère optimiste — simplificatrice — capitaliste. Crainte que mes catégories créatrices ne correspondent à rien d'actuel ou de concevable là-bas. Essayer de faire du roman, du théâtre ? Ce n'est pas moi. Un moraliste n'est efficace que dans son milieu culturel, je le crains. Espoir ? dans des surprises, et dans quelques amis retrouvés, qui connaissent bien le pays — mais n'en paraissent guère enchantés… Si tout rate là-bas, le refuge de l'Argentine ? Ou encore, apprendre l'anglais assez pour écrire dans cette langue ? En mer, nuit du 14 au 15 septembre 1940. Les derniers bateaux de la dernière ligne reliant l'Europe à l'Amérique ont tous des noms en « Ex » : Exeter, Excalibur, Excambion. Et ils ne transportent, en effet, que des ex-quelque chose, ex-ministres, ex-directeurs, ex-Autrichiens, ex-millionnaires, ex-princes, vers leur exil. Mais moi, de quoi pourrais-je bien être I'« ex » ? Avec ma « mission de conférences » (prétexte évidemment peu convaincant) je fais figure d'ex-voyageur normal. Touriste des catastrophes, scandaleux personnage, comme le serait un témoin vivant mêlé aux colloques des fantômes… Je crois bien que cette image m'est venue à cause d'une conversation entendue sur le pont cette nuit même. L'heure était fort tardive et propice aux aveux. Henri de Vilmorin, ex-cagoulard, ayant raconté, non sans verve, comment ses camarades et lui-même, avant la guerre, organisaient des dépôts de mitraillettes dans certaines rues stratégiques de Paris, Adrien Tixier , ex-militant de la gauche, lui répondit avec un demi-sourire et sans retirer son mégot, que de l'autre côté on savait tout cela, et qu'au surplus, on en faisait autant, avec des armes fournies par certains ministères. Si j'en crois ces deux ex-adversaires, leurs astucieux préparatifs de guerre civile n'auraient été troublés que par l'attaque intempestive des nazis. Contre ceux-là, il semblerait qu'on eût moins brillamment prévu les choses… De fait, les étrangers sont toujours surprenants. On ne s'entend vraiment bien qu'entre gens du même peuple… 17 septembre 1940. Chaque soir, les passagers se pressent devant la porte de la cabine du capitaine, avec l'espoir d'entendre la radio. Tout à l'heure, comme j'essayais de me faufiler, R… s'extrait du groupe, me cède sa place, et je l'entends dire à sa femme qui attendait un peu en arrière : « Rien de nouveau, c'est toujours les mêmes petites histoires… » Depuis des mois, c'est ce que répètent dix fois par jour les usagers de la radio. Le monde a changé de face sous nos yeux, mais nous le regardions de trop près : d'heure en heure, nous n'avons rien vu. C'est après coup, en nous retournant, que nous avons entrevu l'ampleur et la rapidité des événements. Il a dit « Rien de nouveau, rien d'important… » Mais je crois avoir entendu dans le ronron nasillard qui sortait de la petite chambre : « Cent soixante-cinq avions allemands ont été abattus sur Londres. » Et c'est peut-être la nouvelle la plus importante de la guerre. Car tout tient aux Anglais, et si ce bulletin dit vrai, les Anglais tiennent. L'autre jour à Lisbonne, Lady M. of A… me disait : « Nous ne serons jamais battus, parce que nous sommes un peuple qui ne sait pas quand il est battu. » J'ai pensé aux chefs français trop cartésiens qui ont admis la défaite sur sa définition, — avant qu'elle fût définitive. 18 septembre 1940. Comment prévoir l'issue de cette guerre, lorsqu'on a remarqué qu'elle n'oppose plus que deux nations : l'une qui ne sait pas vaincre, mais qui gagne, et l'autre qui ne sait pas être vaincue, mais qui perd ? Les Allemands en effet, même victorieux, se plaignent encore comme des victimes. Et les Anglais, même battus, se comportent en propriétaires de droit divin de la victoire en général. La seule solution possible » serait donc la victoire anglaise. 19 septembre 1940. Un journaliste américain, qui revient de Paris, s'appuie au bastingage, près de moi, et me dit en crachant dans l'eau entre chaque phrase : « Il y a des gens, des Parisiens, qui trouvent que les Boches sont corrects… Well… Quand un gangster de Chicago vous prend votre portefeuille, il vous donne quelquefois cinq sous pour rentrer en métro… Il est correct, isn't he ? » À mon tour, j'ai craché dans l'eau, pour marquer mon approbation. 20 septembre 1940, en rade de New York. Je me suis éveillé dans ma cabine moite avec le sentiment que tout était changé autour de moi. Et oui ! des verdures proches défilaient au hublot ! Couru sur le pont. Nous sommes dans les passes de l'Hudson. Une brume de chaleur tropicale bleuit les rives. Je ne m'attendais pas à la nature américaine, à la voir la première et de si près, avant les gratte-ciel, la statue… Je n'ai jamais eu la sensation d'un paysage plus étranger, mais plus étrangement accueillant. Tous ces arbres si riches, touffus et un peu fous ! Et ces maisons coloniales espacées, si intimes semble-t-il derrière leurs grands portiques. Et comme on aime une terre qui s'approche, avec l'immense sécurité du continent qu'on imagine au-delà de ces falaises orangées, frangées de forêts d'un vert sombre de luxueuse tapisserie… La rivière s'élargit et se peuple de mâts. Au sommet d'une falaise qui fuit obliquement éclate une longue façade claire et neuve : la première rue américaine ! Nous approchons. Tournant la tête vers l'avant, un peu au-dessus de la poupe, je viens de voir un groupe de tours serrées, presque diaphanes dans la brume — Manhattan, comme une prémonition qui serait vérifiée à l'instant même ! New York, fin septembre 1940. Ces histoires de visas et de passeports, j'y reviens, font rater l'arrivée la plus célèbre au monde. Nous remontions donc l'Hudson, guettant New York avec une émotion croissante. À l'instant précis où un voisin me tirait par la manche pour me montrer la Liberté éclairant le monde, les haut-parleurs impérieux et lugubres ont réclamé notre attention. Nous n'avons plus rien vu que des grues et des mâts, pendant deux heures au ralenti, à travers les hublots du petit salon où siégeaient ces messieurs d'Ellis Island. Ils palpent nos passeports et les feuillettent avec une lenteur taciturne. Nous sommes tous des prévenus, des coupables sans doute. Nous sommes tous des Européens, des gens qui viennent du pays de la guerre… Interrogatoires en anglais. Comme dans les « rêves d'examen », où l'on se présente généralement tout nu et sans préparation. Reçu de justesse. Passez à l'épreuve suivante. Docile, j'ai repris ma place dans une queue silencieuse. Tous les yeux sont fixés sur cette table où nos passeports attendent, près des tampons sacrés. C'est bien le mien qu'il tâte et saisit sur la pile, d'une main apparemment distraite ? Qu'a-t-il donc de spécial, mon passeport, pour qu'il le considère avec cette méfiance-là ? Il hoche la tête, impénétrable. Évidemment, mon cas se présente mal. J'ai peut-être oublié l'essentiel… Il faudrait être fou, je le comprends enfin, pour croire qu'on puisse jamais se mettre en règle avant tant d'insondables exigences ! Eh bien, que vont-ils faire de moi, dans la pire éventualité ? Ils ne peuvent pourtant pas me jeter à la mer… Subitement, un coup de tampon, un bon sourire Thank you, Sir ! And good luck to you ! C'est fini. Le monde s'ouvre et s'éclaire comme au sortir d'un cauchemar. Mais c'est aussi comme un premier réveil désorienté dans une chambre nouvelle. Je monte sur le pont et ne le reconnais pas, encombré de bagages, noirci d'humidité (il fait une chaleur de salle de bains) et les dimensions ont changé… Tout le monde regarde du même côté quelque chose que je distingue mal. Dans la brume épaisse, mais lumineuse, des ombres géo-métriques découpent l'espace aussi haut qu'on peut voir. Nous défilons lentement près de leur base. Des pans de brique rosée, ocrée, légère, s'éclairent dans les profondeurs embuées, montent et fusent comme des orgues, de toutes parts. Et de nouveau la « sensation de reconnaissance » m'a saisi. Cette rumeur, cet élan vertical, cet élancement solennel, unanime, c'est New York identique à son rêve. Premiers accords d'une symphonie dont on savait les thèmes par cœur pour avoir étudié la partition, mais voici qu'on l'entend, c'est elle, combien plus vaste, chaleureuse et vibrante ! Premiers contacts avec le nouveau monde New York, octobre 1940. New York alpestre. — Personne ne m'avait dit que New York est une île en forme de gratte-ciel couché. C'est la ville la plus simple du monde. Douze avenues parallèles, dans le sens de la longueur, qui est de vingt-cinq kilomètres environ — elles figurent assez bien les ascenseurs d'un grand building — et deux cent cinquante rues coupant les avenues à angle droit : autant d'étages. Au milieu, Central Park, rectangulaire. C'est tout, c'est la cité de Manhattan. Mais les faubourgs, au-delà de l'Hudson et de l'East River qui entourent l'île, s'étendent sur des espaces bien plus vastes, îles et plaines reliées par un immense réseau de ponts, de tunnels, et d'autostrades surélevées. Personne ne m'avait dit, non plus, que New York est une ville alpestre ! Je l'ai senti le premier soir d'octobre, quand le soleil couchant flambait les hauteurs des gratte-ciel de cette couleur orangée aérienne qu'on voit aux crêtes des parois rocheuses alors que la vallée s'emplit d'une ombre froide. Et j'étais bien au fond d'une gorge, dans cette rue de briques noircies où circulait un vent âpre et salubre. La mer et la montagne se ressemblent partout. Ici, elles se rejoignent et se mêlent. Les grands souffles océaniques, chargés de sel et d'aventure, viennent frapper les « faces » argentées de l'Empire State, du Chrysler, du Centre Rockefeller, de vingt autres de ces sommités célèbres que les New-Yorkais vous désignent comme les Suisses énumèrent leurs Alpes au visiteur qui en contemple la chaîne. Le vent fou, l'air ozoné et la lumière éclatant très haut dans le ciel sur des parois violemment découpées, c'est un climat que je connais… Mais il y a plus. Il y a le sol qui est alpestre dans sa profondeur. À Central Park, au milieu des prairies, vous voyez affleurer de larges dalles de granit. Autrefois les glaciers sont venus jusqu'ici ! Ils couvraient la moitié de l'île, et la moraine s'étendait bien plus avant. Voici l'un des secrets de la démesure de Manhattan : seules ces assises de granit étaient capables de supporter le formidable poids d'un gratte-ciel de cent étages. Et les blocs erratiques, débités en tranches, polis et luisants comme du marbre, ont été plaqués sur les façades et dans les vestibules des plus riches bâtiments, reliques scellées d'une antiquité souterraine. À Chicago et à Saint-Louis au contraire, sur les plaines d'alluvions ou dans les marécages, les gratte-ciel, déjà, me dit-on, menacent de suivre l'inquiétant exemple de la tour de Pise. Bien des aspects physiques et moraux de la cité de Manhattan s'expliquent par ce sol et ce climat. Entre la Prairie proche et l'Océan, ce lieu d'extrême civilisation matérielle demeure hanté par on ne sait quelle sauvagerie des hauteurs ; et ce lieu d'extrême densité humaine demeure baigné dans une atmosphère irrémédiablement désertique. Les Américains des plaines de l'Ouest, venant à New York, ont coutume de se plaindre de l'inhumanité que revêtent ici les rapports quotidiens. Ils pensent, dans leur ignorance, que c'est une ville « trop européenne »… Mais moi je m'y sens contemporain de la préhistoire de quelque avenir démesuré. Princeton (New Jersey), mi-octobre 1940. Au long d'un quai souterrain, après avoir traversé les parvis populeux surmontés d'une coupole astronomique de la gare de Pennsylvanie, j'ai pris mon premier train américain. Comme tout le monde, j'ai glissé mon billet dans le ruban de mon chapeau, où le contrôleur l'a pris et replacé sans me déranger dans la lecture de mon journal. Il n'y a que deux classes en Amérique : l'une où les fauteuils au dossier très haut sont fixes (deux de chaque côté du couloir central), l'autre où les fauteuils sont espacés et pivotent ; classe de luxe et classe de grand luxe, coaches et pullman cars. J'ai pris un coach. Je me suis enfoncé dans le velours bleu sombre, et j'ai regardé mes voisins, car nous roulions dans un tunnel. Dans l'ensemble, les femmes m'ont paru dignes de ce que le cinéma nous en promet — mais il suffit de trois ou quatre beautés saines ou frappantes sur cinquante femmes qu'on ne remarque pas, pour qu'on s'écrie : « Comme elles sont belles dans ce pays ! » Quant aux hommes, nègres exceptés, je leur trouve des visages plutôt informes, mal finis. On dirait qu'on les a livrés un peu trop vite à la circulation, comme ces autos de série, larges et confortables, mais dont il est prudent de vérifier si toutes les pièces tiennent bien ensemble… Soudain je n'ai plus vu les gens. Le train surgissait du tunnel dans une plaine de marécages et de roseaux géants, coupée de canaux et de digues, enjambée par les arches de fer d'un pont à n'en pas croire ses yeux, qui porte l'autostrade pendant des kilomètres au-dessus des usines, des feux rouges et des hangars d'avions aux coupoles surbaissées. Paysage de déluge où s'enlisent, fumants, des monstres antédiluviens. Une falaise de granit se dresse près de la voie. Nous la passons. Sur son autre versant s'étale un cimetière d'autos décarcassées, déchets du grand délire de construction qui enfièvre tout le continent, et dont le pont de l'autostrade au fond de l'horizon porte la gloire. Princeton, fin d'octobre 1940. À une heure de New York, nous sommes en pleine campagne, et l'on cesse de sentir l'Amérique telle qu'on l'imaginait, du moins. Forêts et plaines ondulées, quelques villages en bordure de la route avec leur église de bois blanc, mais peu de fermes isolées. J'ai voulu me promener dans les bois. C'était la brousse. Peu ou point de chemins marqués, nulle trace de l'homme dès qu'on s'éloigne des grandes pistes cimentées. On m'avait mis en garde contre une plante à trois feuilles qui infeste les forêts de l'Est et que l'on nomme poison ivy. Son contact, ou parfois sa seule proximité, produit une sorte d'urticaire très virulente, dont on n'a pas encore trouvé le remède. Je n'ai pas osé m'étendre sur le sol. Il semble que ce continent, mystérieusement, refuse à l'homme son intimité. Rien d'étonnant si l'idéal du paysan américain est de se retirer à la ville ! Washington, 30 octobre 1940. Depuis le temps qu'on nous vante en Europe les autostrades fascistes et hitlériennes, qui semblent justifier (avec les trains à l'heure) tous les excès totalitaires, pourquoi n'a-t-on jamais parlé des superhighways d'Amérique ? Ici, l'on n'a pas eu besoin de changer de régime, et de pendre les récalcitrants, pour construire ces routes prodigieuses au regard desquelles les fameuses « réalisations » du Führer et de son Duce sont des sentiers. Trois pistes dans chaque sens, séparées par une large bande gazonnée et plantée d'arbres, c'est une ivresse que de s'y laisser porter à cent dix à l'heure en moyenne, dans le déferlement des larges carrosseries. On passe sans ralentir Philadelphie puis Baltimore, cités de trente kilomètres de côté, dont on ne voit que les résidences de luxe dans leurs parcs, et quelques rues des quartiers nègres, dont chaque maison de brique s'orne de quatre marches de bois blanc, couvertes de bébés luisants et d'enfants au crâne sphérique. Je n'aime guère Washington, ville de nulle part, peu convaincante, pareille à une cité d'exposition qu'on aurait décidé de maintenir pour y loger ceux qui ne trouvent pas de place ailleurs, les déracinés permanents, diplomates, fonctionnaires à l'essai, quémandeurs, nègres et portiers. Princeton, 1er novembre 1940. Le parc des milliardaires. — Déjeuné à Tuxedo Park, nom indien (prononcez Taxido) qui désigne aux États-Unis le vêtement qu'en français l'on appelle un smoking, et en anglais dinner jacket. Ce parc immense, enclos d'épaisses murailles, est l'un des lieux les plus exclusifs de la terre. Autour d'un lac d'un bleu violent où nagent des cygnes sous les saules pleureurs, s'élèvent les résidences d'été des « vieux » milliardaires de New York, — une cinquantaine de villas blanches, de châteaux rouges ou violets, sur des pelouses vert pomme aux opulents ombrages. Tous les chromos du monde avaient raison, puisque Tuxedo Park existe, sous nos yeux. On y pénètre par un porche médiéval, où des agents de police arrêtent votre voiture, vous prient de dire où vous allez, et téléphonent à votre hôtesse pour vérifier que vous êtes attendu. Retenu cette phrase déclamée par une milliardaire au dessert : « Si cet homme-là (c'est Franklin D. Roosevelt que les républicains désignent de la sorte), si cet homme-là est réélu, je n'ai plus qu'à remplir ma cave de conserves, car je vous le dis, ce sera la famine ! Le bolchevisme ! Les gens comme nous seront liquidés ! ». New York, 3 novembre 1940. Ville pure. — Entre la Trente-troisième et la Soixantième rues, le cœur de Manhattan c'est la ville pure. Ici, tout ce que le regard touche et mesure dans les trois dimensions de l'espace, sauf un découpage de ciel mat, tout est fait de main d'homme sur table rase, imbriqué, condensé, superposé, pour un usage massif, exactement prévu. Plus une trace de campagne primitive ne subsiste, plus un seul coin de terre à nu, et plus une ligne indécise, ni d'eau qui court, ni de feuillage. Tout est pans de brique peinte et de ciment armé, diversement coupés et étagés, asphalte plane, parois de verre et angles droits, circulation horizontale et verticale, intensité suprême de la présence humaine jusqu'à trois cents mètres du sol. Pour la première fois, je vois une ville aussi purifiée de nature que l'est de prose un objet de mots de Mallarmé. Paris, Rome, en comparaison, sont d'immenses parcs semés de groupes de monuments. Le site et le paysage y sont partout sensibles. Les rues montent et tournent, épousant les collines. Le sol des plaines environnantes paraît encore à nu dans les cours des hôtels, entre les pavés provinciaux, aux esplanades, aux terrains vagues envahis d'herbes. Les arbres cachent les façades, moutonnent à la hauteur des toits, et la rivière ouvre l'espace, double le ciel, qui règne seul au coucher du soleil. À New York, la lumière du soir évacue rapidement les rues profondes, remonte au sommet des buildings, se perd dans un dernier éclat d'avion fuyant, et c'est la ville alors qui s'empare du ciel, s'en fait un dôme à sa mesure et le referme sur sa nuit de ville. New York, 6 novembre 1940. Première victoire de la démocratie. — Roosevelt est réélu, le peuple en joie. La dame de Tuxedo Park en sera pour ses conserves. Hier soir, je me suis mêlé à la foule de Times Square. Je n'avais vu tant d'hommes ensemble qu'en Allemagne, lors des grands discours du Führer. Nous étions un million, disent les journaux, et trois cents agents à cheval ont suffi pour « maintenir l'ordre ». J'appelle cela démocratie. Les résultats partiels passaient à mi-hauteur du bâtiment du Times, en lettres lumineuses qui couraient d'une façade à l'autre. Vers onze heures, une rumeur d'océan s'éleva de la foule qui stationnait à l'ouest du building, se propagea rapidement vers le nord, puis atteignit le côté où je me trouvais tandis que défilaient dansantes et tremblotantes ces lettres jaunes : « roosevelt emporte l'état de new york par 247 810 voix de majorité. » C'était l'élection assurée. Des centaines de milliers de crécelles, de sifflets, de petites trompettes la saluèrent pendant dix minutes. Des fenêtres de tous les bureaux neigeaient des pages d'annuaires lacérées, éclats d'or dans le feu des projecteurs. Puis ce fut la ruée vers les bars odorants de fritures et de bière à pleins bords. Vers une heure du matin, le square semblait désert. Une femme le traversa, toute seule, à grands pas, soulevant des gerbes de papiers multicolores, et elle clamait le Star Spangled Banner d'une voix de salutiste hallucinée… Cette réélection de Roosevelt sera sans doute aux yeux de l'histoire la première victoire sur Hitler. Pourvu qu'on le sache en Europe ! 10 novembre 1940. Religion. — Nous sommes en quête d'une maison dans la banlieue de Manhattan. Les prospectus que je reçois ne manquent jamais de mentionner, outre les écoles du quartier et les lignes de métro, de trams et d'autobus qui le desservent, la proximité d'une église. À dire le vrai, je n'ai jamais vu autant d'églises qu'à New York, dédiées à toutes les croyances du monde. C'est bien la ville où l'on s'attend à découvrir cet autel au dieu inconnu dont saint Paul s'étonnait devant les Athéniens. Toutes sont pleines le dimanche, pendant des heures. On dirait que la religion va de soi pour les Américains. C'est le pire danger pour leur foi. 12 novembre 1940. Efficiency. — L'accident le plus fréquent à New York, c'est le grain de poussière métallique que le vent vous plante dans l'œil. Au lieu de vous frotter ou tirer la paupière, entrez dans la première pharmacie venue, et désignez d'un doigt la cause de vos tourments. Un gentleman en blouse blanche s'en vient vers vous incontinent, armé d'une sorte de cure-dent coiffé d'ouate, vous retourne d'un coup la paupière, fait un geste précis, tout est fini. Vous dites merci, l'autre est déjà parti, et vous sortez sans qu'on vous demande un cent. 13 novembre 1940. Conférences. — Elles doivent être courtes — cinquante minutes — et garder autant que possible le ton de l'improvisation. Celles qu'on lit bien font moins d'effet que celles qu'on bafouille en souriant. Les unes comme les autres, d'ailleurs, sont oubliées l'instant d'après, ou confondues avec n'importe quoi, que n'importe qui d'autre a pu dire le lendemain. Il est clair qu'on n'atteint le public américain que par la radio et le film, les magazines à grand tirage, ou le théâtre. Pour m'acquitter de ma mission, je ne vois donc que deux solutions : écrire un livre dont les fabricants de magazines puissent à loisir piller les arguments ou les informations originales ; et faire jouer ma légende dramatique. C'est à quoi je vais m'appliquer, tout en cherchant une maison ; car tout cela me prendra plus de temps que ceux qui m'envoient ne l'ont prévu. (J'ai reçu des fonds pour un séjour de quatre mois, et le voyage aller et retour.) 14 novembre 1940. Réaction d'Européen : je déteste qu'on m'offre, dans un magasin de tabac, une pipe neuve mais « déjà culottée », au fourneau tapissé d'une couche de charbon lisse. Cela me rappelle le vieux débat sur les livres qu'il faut couper et ceux que l'on vous vend rognés à la machine, dans tous les pays non latins. Nous autres, vieux maniaques, tenons au coupe-papier. 15 novembre 1940. Trouvé la maison, signé le bail sur l'heure et nous nous installons demain, avec des meubles d'occasion achetés pour un prix dérisoire, à la volée, dans un énorme bric-à-brac. De quoi fournir les six pièces et cuisine d'un cottage entouré d'un jardin, à Forest Hills (Long Island). La vie américaine commence à m'amuser. Si l'on peut s'amuser en 1940. Forest Hills, 30 novembre 1940. Notre propriétaire est un médecin des chiens. Il vient sonner vers les huit heures du soir, s'assoit au living-room, accepte un verre, et me demande avec application ce que je pense du monde et de son train. C'est un garçon d'une quarantaine d'années. Le premier soir, il m'a dit mon prénom, lui c'est Michael, combien il gagne par année, et pourquoi sa femme le néglige. Il s'en va tout d'un coup, sans adieu ni raison, en souhaitant, well, que la situation s'arrange. La situation en général. Décembre 1940. Radio. — J'améliore mon anglais courant en écoutant les chroniqueurs de la radio. Il y faut une certaine patience. Chaque émission est financée par un mécène qui est dans le savon, les tabacs, ou les huiles. Il paye très cher des journalistes qui vous parlent de Budapest ou de Chung-King, mais il se réserve le droit de les interrompre au beau milieu d'une phrase, à six mille kilomètres de distance, pour faire l'éloge d'un de ses produits, ou lire la lettre d'un client touché aux larmes par la qualité d'une soupe. Les chroniqueurs les plus fameux s'arrêtent soudain dans leur analyse des nouvelles, pour annoncer que leur bailleur de fonds a quelques mots à dire à ces messieurs, et c'est à propos d'un cigare. Certains se chargent eux-mêmes du message. Le dimanche, on nous transmet les cultes des principales confessions religieuses, mais là encore, le Credo de Nicée, chanté par un chœur anglican, se voit coupé avant le Saint-Esprit par la publicité d'un laxatif. Décembre 1940. Point d'artisanat. — Inutile d'essayer de faire réparer une porte : toutes ferment mal, et les Américains s'en tirent en ne les fermant jamais. Les ouvriers qui sont venus tout à l'heure étaient d'avis qu'il fallait remplacer celle qui sépare mon petit bureau du corridor de la cuisine. J'ai proposé un simple coup de rabot. Ils ont pris un air écœuré. J'étais encore un de ces avares de petits-bourgeois comme on n'en trouve plus qu'en Europe, il fallait remplacer la porte. J'ai insisté pour le petit coup de rabot. Maintenant, je vois un jeu d'au moins deux centimètres entre la porte et le chambranle, et je ne puis plus ignorer que la négresse met des oignons dans la salade. Dans ce pays où le gaspillage est une vertu, et peut-être une nécessité économique, comment l'artisanat se maintiendrait-il ? Il est fondé chez nous sur le goût de l'objet, mais aussi, avouons-le, sur la disette et le besoin d'utiliser les restes. 23 décembre 1940. Désespoir à Times Square. — Errer dans la foule, regarder ou subir les vitrines et les réclames lumineuses en délire, passer une heure aux Actualités, écouter les conversations des voisins dans un bar, coudoyer des hommes déformés ou épais, des femmes malades ou trop vernies, — Times Square après un dîner solitaire, un soir de pluie, c'est le contraire d'un exercice spirituel : une véritable centrifugation de l'être. Mais peut-être, me dis-je après coup, mais peut-être en poussant à l'extrême cette « distraction » de l'âme et de la volonté, rejoindrait-on quelque réalité valable, et par la sensation directe du monde tel que le crée l'homme privé de l'Esprit, l'une des entrées de la Voie Négative et du Désert dont parlent les mystiques ? Homéopathie spirituelle : traitement par l'absencede-quelque-chose-qui-y-était, qui n'y est plus, mais dont la progressive évacuation a laissé le milieu actif… Plus simplement, ce vide est encore un appel ; ce désespoir, s'il est conscient, un dernier signe de la vie… Non, j'ai surtout senti le désespoir tout court, dans cette promenade de plusieurs heures, et c'est ici seulement, sur le papier, que je comprends qu'il faut pousser plus loin. On se demande parfois ; qu'est-ce en somme que le péché ? C'est cela, c'était ce que j'éprouvais à Times Square avec une acuité crispante : l'état du monde d'où l'Esprit s'est retiré. Ce n'étaient pas « les péchés » de ces hommes et de ces femmes, ni les miens, dont nul ne peut juger et qui peut-être n'en sont point. Ce n'était pas le froid, la pluie, la poisse aux pieds mêlée d'essence sur l'asphalte des avenues, c'était ce vide. C'était le sens absent. Dans le milieu archi-humanisé de la grande ville, connais le poids mortel de cette parole : « Si le sel vient à perdre sa saveur… » La sensation même de l'irréparable. À moins qu'un seul, ici ou là, n'ouvre les yeux, d'entre les morts vivants. 26 décembre 1940. Un vrai Noël. — À chaque porte une couronne de sapin enrubannée, dans chaque maison, près de la fenêtre, un petit arbre où des lampes électriques multicolores remplacent les bougies ; dans chaque rue, des enfants qui chantent des carols ; dans chaque église ou presque, le Messie de Haendel. Et les cadeaux paraissent plus brillants, à cause de ces papiers argentés et dorés, de ces vignettes, de ces rubans dont les orne la moindre boutique. Santa Claus se promène de porte en porte, et jamais mes enfants n'avaient eu un Noël aussi ressemblant, mieux imité, plus conforme à celui qu'on raconte dans leurs livres. Mais les amis qui étaient venus parlaient du Noël de la France et nous mangions nos chocolats comme si nous les avions volés… Début de janvier 1941. Éditeurs. — Vu mon éditeur, et un autre. Tout s'est passé de la même façon dans les deux cas. L'ascenseur s'ouvre sur un hall meublé de grands fauteuils et de tables tubulaires. Vous attendez. Une secrétaire aussi belle qu'à l'écran prend votre nom et s'en va d'un pas souple, imitant la démarche de la star qu'elle préfère. À l'heure précise du rendez-vous, on vous conduit par de calmes bureaux jusqu'au bureau plus calme encore de l'éditeur. Vous dites et il dit ce qu'il y avait à dire. L'homme à lunettes est sûr que tout ira bien, votre plan lui parait « fascinant » et les chances de vente raisonnables. Il ne vous reste plus qu'à vous retirer, avec une politesse égale des deux côtés, et vous sortez angoissé et honteux à la pensée d'avoir jamais écrit, de vous être jamais livré à ces extravagances naïves qu'on nomme inspiration, anxiété poétique, spéculations et scrupules d'écriture, toutes choses si vagues et si peu convaincantes quand on y pense, ici, en foulant ces tapis, en allant à la caisse toucher un petit chèque qu'on doit feindre d'avoir mérité, bien qu'on sache qu'il n'a pas le moindre rapport avec ce je ne sais quoi d'inavouable, d'incertain par définition, de pas sérieux vraiment, qui vous a fait « écrire »… Petits bureaux miteux et encombrés des plus grands éditeurs de Paris, où l'on renverse des dossiers en se retournant pour dire bonjour à un vieux maître, à un critique, à trois débutants à la page, antres sordides aux antichambres populeuses, c'était là que l'esprit s'alertait, et qu'écrire comme personne ne l'avait encore fait paraissait l'acte le plus sérieux du monde, le plus digne de l'homme, le plus adulte ! 16 janvier 1941. « Highbrow. » — Les critiques des journaux américains ont répandu un terme dont il faut craindre qu'il finisse par tuer toute culture dans ce pays : c'est highbrow, qui veut dire à peu près, parlant d'un livre ou d'un article qui vise trop haut, prétentieux, difficile, bon pour les gens intelligents, à ne pas lire. Quelle chance que les Français n'aient pas encore trouvé son équivalent dans leur langue. 20 janvier 1941. Music-hall. — Je me suis enfin décidé à faire la queue devant Radio City, cinéma gigantesque dont l'attrait principal consiste dans les variétés que l'on y donne entre deux films. Je pense que c'est la seule église vraiment moderne de New York. La foule adore le music-hall parce que c'est une image du ciel, si l'on compare ses fastes à la vie des taudis ou des petits deux-pièces proprets. Gloire du grand chœur final largement déployé sur de hauts escaliers évoquant l'infini, dans la nuée des plumages, et l'éclat des costumes, et la joie rayonnante du sourire des étoiles : c'est leur Au-Delà ! Les descriptions du Paradis chez Dante, Milton ou Swedenborg, c'est le music-hall des personnes cultivées. 21 janvier 1941. Le livre dont on parle cet hiver s'appelle The Wave of the Future. Il est d'Elisabeth Lindbergh, la femme du célèbre aviateur. Mrs. Lindbergh, avec un art discret et une sincérité frappante, recommande à ses compatriotes de se laisser emporter par la « vague de l'avenir » qui serait le mouvement totalitaire, fasciste, nazi ou soviétique. Je crois bien qu'elle oublie que les vagues n'ont jamais rien fait avancer, qu'elles se soulèvent et s'abaissent sur place, et que celui qui s'y abandonne n'en retire qu'un sérieux mal de mer. Et peut-être oublie-t-elle aussi que l'Angleterre rules the waves malgré tout, sauvant ainsi l'avenir du genre humain. 24 janvier 1941. L'avant-garde à New York. — J'ai enfin découvert un « milieu littéraire » dans ce pays. Et ce n'était pas une terrasse de café, ni l'antichambre d'une maison d'édition, ni un salon — rien de tout cela n'existe en Amérique — mais une party. Et cette party n'était pas animée par la vivacité des discussions, la coquetterie des femmes, ou la célébrité des invités, mais par les plateaux de cocktails que l'on passait continuellement d'un groupe à l'autre. Il y avait là bon nombre des « intellectuels » de vingt à quarante ans dont je retrouve les noms dans les petites revues de l'avant-garde américaine. Peu de gaîté bruyante mais un humour bonhomme, un peu loufoque, et beaucoup de sérieux professoral : car les poètes ici sont professeurs, tandis que les romanciers sont plutôt journalistes. Quant à leurs femmes et amies, elles m'ont paru cultiver le genre des nihilistes russes d'antan. La plupart sont trotzkystes, ont lu Freud, ou en parlent. À lire les revues ou little mags où ils écrivent, à les voir chez eux ou ensemble, j'éprouve une sorte de tristesse. Ils paraissent encore moins intégrés que leurs confrères européens à la vie de leur propre nation. Cela tient sans doute à mille raisons matérielles et sociales d'abord, dont j'ai deviné quelques-unes en fréquentant les éditeurs d'ici. Atteindre le public d'un si vaste pays suppose trop de compromissions visant au succès commercial. Les meilleurs se voient donc relégués dans une opposition sans portée politique, spectateurs irrités de la vie américaine, disciples réticents de nos écoles d'Europe, cherchant une méthode de pensée plutôt que des fondements spirituels, compensant par la brusquerie de leurs jugements et un style tough (nous dirions « dur » ou « vache ») leur défaut de responsabilité. Tout cela ne les empêche pas, bien au contraire, de rechercher surtout la « vie » dans leurs écrits, avec une sorte de nostalgie à la Lawrence. Ils jugent en général trop formalistes ou rhétoriques nos poèmes et nos essais. Une jeune romancière me disait : « Vous autres Européens, vous écrivez comme si vous étiez déjà morts. Oh ! ce n'est pas un reproche aussi violent qu'il vous paraît. Je veux dire que l'on sent chez vous un tel souci de la forme durable… » Eux, c'est un certain dynamisme, une certaine approche brute, instinctive, et parfois émue de la « vie »… On ne sait trop. Le savent-ils eux-mêmes ? L'exigence que nous gardons encore de dégager, d'expliciter un sens, leur apparaît vaguement suspecte ou ennuyeuse, probablement « réactionnaire », l'un des mots qui leur font le plus peur. Mais quand ils décident de penser, ils tournent aussitôt au pédant germanique et jugent mundane ou irresponsible celui qui évite dans ses écrits les mots en isme et le langage technique des ismes réputés d'avant-garde. Leur vrai drame, c'est de s'être affranchis des tabous du puritanisme au prix d'une frustration de l'âme, d'un refus ricaneur du spirituel. Le mot de transcendance les rend malades, leur paraît méchamment subversif, « réactionnaire », et tout est dit… 25 Janvier 1941. Cinquième colonne. — Quelques fragments de mon Journal d'Allemagne ayant paru dans une revue de New York, Upton Sinclair du fond de la Californie alerte à leur sujet deux éditeurs. Sur leur demande pressante, je leur envoie le livre. L'un me répond au bout d'une semaine : « Votre livre est très bien, je voudrais le publier, mais il a le malheur de porter sur les années 1935 et 1936. Or le public veut de l'actualité. » Le second m'a fait venir ce matin : « En tant que citoyen, me dit-il, il serait de mon devoir de publier ce livre. Mais en tant qu'éditeur, ce serait un suicide. — Comment cela ? — Vous êtes trop objectif. On parlerait de Cinquième Colonne à propos de ma maison et de vous-même. — Savez-vous que mon livre est sur la liste noire des Allemands et même de l'organisation vichyssoise des libraires ? Savez-vous que la Gestapo en a saisi, brûlé, mis au pilon tous les exemplaires restants ? — J'imagine bien ! Mais le public est simpliste, il attend des jugements entiers. — Quitte à rivaliser d'intolérance brutale avec eux qu'il croit condamner… N'est-ce pas cela, le vrai danger totalitaire, dans un pays où l'opinion gouverne ? La vraie Cinquième Colonne, dans nos démocraties, je vous le dis, c'est la paresse d'esprit ! » Cet éditeur doit publier le livre sur la Suisse que je projette à l'usage des Américains. J'ai cru bon de l'avertir qu'il n'y serait question ni d'edelweiss, ni de cor des Alpes, ni d'horloges à coucou, ni de fromage à trous. Il m'a regardé d'un air sceptique. Il fait fond sur un reste de bon sens qu'il a cru déceler dans mes manières polies. 27 janvier 1941. Soirée, hier, chez Reinhold Niebuhr, l'une des meilleures têtes du pays. Professeur de théologie, socialiste militant, polémiste sérieux et sarcastique, il mène campagne pour l'intervention de l'Amérique dans le conflit. Une petite revue virulente et dense, Christianity and Crisis, qu'il vient de fonder, s'efforce de combattre l'inertie des Églises, demeurées isolationnistes dans leur grande majorité. La situation ne m'apparaît pas simple. Si les Églises s'opposent à l'intervention, c'est par objection de conscience, pacifisme, antilimitarisme, crainte du régime tyrannique que toute guerre risque d'instaurer. Mais c'est aussi parce qu'on ne croit plus au mal, en Amérique. « C'est trop affreux pour être vrai », dit-on des récits de réfugiés. Il en résulte qu'on collabore avec les partisans sournois d'Hitler, de Mussolini, de Franco, et de leur régime « d'avenir »… Celui qui ne veut pas croire au Diable travaille fatalement pour lui. 5 février 1941. Le mauvais temps. — Il est vain, il est vain de bâtir ! Arrêtez-vous ! « There is no use in building a house » en ce temps-là. Et ceux qui vivent ici dans la paix se trompent, il n'y a pas de paix. Et ceux qui meurent doutent de l'utilité de leurs efforts et de leur sacrifice, mauvais temps. « Que celui qui bâtissait s'arrête de bâtir ! » Peu comprennent, et beaucoup ne veulent rien savoir… Beaucoup là-bas ont perdu leur maison, et c'était leur pays et leur enfance, ils n'ont plus envie de bâtir. Beaucoup passent leurs nuits dans des salles d'attente, sachant qu'il ne vient plus de trains, dormant le long des jambes et des dos de voisins qui ne sentent pas bon, mauvaise humeur et peu d'espoir de s'en aller. Beaucoup n'attendent plus rien, ayant recommencé de vivre ailleurs, dans un pays où personne ne les attendait, eux, leurs enfants, leur pauvreté, leurs paquets mal ficelés dans la hâte de la fuite, leurs traits tirés, leur accent étranger… Gens d'ici, vous avez votre paix, et vous l'avez méritée, pensez-vous, vous êtes meilleurs que tous ces fous qui s'entretuent. C'est vrai, vous savez traiter vos affaires sans canons. Vous nous avez admis, et il convient que nous nous tenions bien tranquilles. La démocratie est chez vous la religion de ceux qui n'en ont point. Là-bas, ils ont des religions antiques et ils sont tristes et méchants, ici vous avez la religion de la démocratie et la publicité à la radio, vous aimez cela, c'est votre liberté, votre beau temps, et vos enfants sont gros et forts, nourris scientifiquement et vierges de complexes. La science et le progrès vous guident vers la richesse et l'Apocalypse n'est pas votre affaire, invention des méchants Européens qui font la guerre. OK ! mais je vous le répéterai : ce n'est pas le temps de bâtir. Déjà, vos gratte-ciel se vident au-dessus du cinquantième étage, comme un cerveau que le sang n'irrigue plus, vers le haut vous perdez votre vie ! Je prophétise votre ruine et l'anémie de vos Tours de Babel, et l'idiotie de vos enfants, et la déperdition de vos énergies sans direction, et le dégonflement de vos crédits, et la stupidité de vos banquiers, et le triomphe des savants sur votre liberté sentimentale. Vous ne l'aurez pas volé, grosses dames des clubs de dames ! L'histoire de Superman finira par vous ennuyer, et vous regarderez dans la Cinquième Avenue, et vous verrez des hommes en bottes. Ce n'est pas le temps de bâtir. C'est le mauvais temps du silence et de l'ascèse purifiante avant la lutte ! Mais vous ne le savez pas, vous ne m'écoutez pas, c'est pourquoi vous serez confus dans votre gaspillage et dans vos assurances, comme des enfants qui ont eu le droit de briser leurs jouets pour éviter les célèbres complexes, et qui n'ont plus de jouets mais des complexes. 13 février 1941. Faisons le point. — Essayer encore d'écrire pour eux et de m'adapter, malgré tout ? Si seulement j'étais romancier ! Car les catégories d'un « moraliste français » sont les moins traduisibles dans leur langue, à moins qu'on ne les illustre abondamment… Écrire ce livre sur la Suisse, ma première tentative de vulgarisation ? Mais il y faudra quelques mois, et comment tenir tout ce temps-là ? Cercle vicieux. L'oratorio tiré de mon Nicolas de Flue ne peut être joué avant avril ou mai. Karl Barth m'écrit de Suisse pour me presser de rentrer. Mais là-bas, que pourrais-je bien faire ? La censure ne s'est pas relâchée, et d'excellents amis la disent justifiée par notre situation précaire au cœur de l'Axe. S'ils ont raison, je leur serais une cause d'ennuis plus qu'un appui. Ou bien me taire ? Mettre une sourdine ? À quoi serais-je utile, si je ne suis pas moi ? Et nos chances de nous battre paraissent faibles ou nulles… 16 février 1941. Seul à la maison depuis deux jours. Je n'en suis sorti que pour racler et déblayer la neige accumulée sur le trottoir et dans l'allée. Il y en avait un bon demi-mètre, et il gèle ferme. Insomnies aggravées. Tous les Européens passent par là, m'assure-t-on, pendant les premiers mois d'un séjour à New York. Écrit une cinquantaine de pages, sans ratures, jaillies de ce cauchemar dont je ne m'éveillerai plus, puisqu'il est vrai. Et le début d'un long poème sur l'exil. Dans les cinquante pages que je relis, cette note sur le roman me semble à retenir : « Au lieu de développer comme tout le monde une intrigue qui démarre dans le quelconque de la vie pour mener lentement vers la crise finale, pourquoi ne point partir d'une crise subite ? Car avant elle, il n'y a point d'histoire, à proprement parler, comme il n'y en eut point avant la Chute et la sortie du Paradis. C'est toujours par une crise, par une chute, que l'homme se voit jeté dans la réalité de l'existence, c'est-à-dire dans le temps, la souffrance, l'aventure. Donc, mon héros commencera par sa fin. Un pressentiment l'a fait se lever de son fauteuil, marcher comme un automate vers un tiroir qu'il fouille d'une main aveugle. Il en retire un papier, il le lit. Comme on lirait l'arrêté du Destin. C'est bien ce qu'il savait, mais maintenant il le sait. Il s'appuie contre la paroi le cœur battant… À partir de ce moment, il a compris qu'il ne lui reste plus qu'à inventer sa vie. L'autre, celle qui s'était solidifiée autour de lui par le jeu ou la complicité des circonstances et de ses choix, vient de s'écrouler en quelques secondes. Subitement, il a un passé. Mais devant lui, ce n'est plus qu'un vertige de possibilités qui lui semblent cruelles, parce que chacune naît de la mort d'une habitude qu'il chérissait, ou dont il avait fait de nécessité vertu. Situation véritablement romanesque : faites vos jeux, tout est libre, et tout ce qui surviendra trahira le vrai choix de votre être, malgré vous. » …………………………………………………………………………………………………………… 7 mars 1941 (après-midi). Déjeuné au Cosmopolitan Club, en face de Jacques Maritain. Au dessert, nous étions d'accord : ce qui manque le plus aux démocraties en général et à l'Amérique en particulier, c'est de croire au Diable. On sort de table et pendant que nous attendons l'ascenseur, je dis : — La difficulté, c'est que si l'on parle aux Américains du mal réel, qui est dans leur monde aussi, ils vous regardent comme un être diabolique et vous prendraient bien vite pour le Diable lui-même. Alors… — Alors, il faut en assumer les risques, dit Maritain, avec sa grande douceur. — Ce serait enfin une situation tragique nouvelle, se faire diable soi-même pour prouver qu'il existe ! — Je sais là-dessus une belle histoire. Un des apôtres irlandais qui évangélisèrent votre pays affirmait que les martyrs sont nos meilleurs intercesseurs auprès de Dieu. Les pâtres de la Suisse alpestre étaient des gens simples et réalistes. Ils crurent l'apôtre et donc le tuèrent. Et le plus beau, c'est que ça réussit : ils devinrent chrétiens. Ceci dans l'ascenseur bondé de dames du Club. En suivant le groupe qui se dirige vers les salons, je reprends : — Kierkegaard a dit cela toute sa vie : si vous voulez être chrétien, soit, mais sachez de quel prix cela se paie. — Oui, cela vous revient dessus, comme un boomerang. Au fumoir, tout le monde s'est remis à parler des nouvelles du jour, comme si le Diable n'existait pas. — Pourquoi n'écririez-vous pas un livre sur le Diable ? me dit encore Maritain. — J'y pensais depuis un moment… Je le ferai. Ce serait en somme mon livre sur l'époque. Je ne puis imaginer ce qu'il me coûterait. Une forme des plus libres, chaotique même, serait essentielle à la communication. Thèmes : — L'Optimisme américain comme fuite devant le Mal, « non légitime », me disait cette dame américaine. « Mais bien réel ! » ai-je répliqué. On ne peut accepter le scandale, le tragique, que si on a vu ce qui est au-delà. Somnium narrare vigilantis… — Ils croient qu'y croire, c'est le créer. Ils le refoulent. Or c'est ce qu'il veut. — Dialogues avec le Démon. (Mais attention ! Kafka comparait le combat avec le Démon à la lutte avec une femme, qui finit au lit.) — L'assomption du Mal. — Danger de l'amour, qui veut donner tout, et donne le Mal avec. — Le Démon banal et bourgeois : playboy. — Ruses du démon dans une vie intime. Ses créations irréelles : palais de Morgane. — La technique de l'hypnose (et peut-être des suggestions posthypnotiques ?) utilisée par Hitler dans ses discours. (Nous en avons longtemps parlé hier soir chez Raymond de Saussure, avec deux autres psychanalystes.) … mon livre sur l'époque, oui, mais aussi et non moins sur un certain drame personnel ; l'interaction, la résonance de l'un sur l'autre constituant le vrai sujet. Minuit. Dîné chez Wystan Auden, à Brooklyn Heights. Haute et sombre maison de briques, trois étages reliés par un escalier de bois portant les marques d'un tapis qui n'y est plus, et habités par une douzaine d'artistes et d'écrivains. Auden préside avec autorité, sans excessive bienveillance, les repas en commun de la petite colonie, servis par deux ou trois plantureuses négresses. Autour de la table ce soir, la très belle vedette du strip-tease Gipsy Rose Lee (elle termine un portrait de Max Ernst, qui a fait le sien), Carson Mc Cullers, adolescente ombrageuse, l'écrivain et musicien Paul Bowies, sa femme qui écrit un roman en français, un jeune compositeur anglais, Benjamin Britten (qui est venu après le dîner dans la chambre d'Auden nous faire entendre un disque de son Requiem pour un Mikado, aux angoissantes sonorités métalliques, mais dans le grave), Golo Mann, historien, fils de Thomas, George Davis, directeur du fameux magazine Mademoiselle, quelques autres… Presque aussi prestigieux qu'Eliot, Auden exerce l'influence la plus vaste et la moins contestée sur la jeune poésie anglo-saxonne. Ce militant de l'extrême gauche « engagée » dans la guerre d'Espagne est aujourd'hui un anglican de Haute Église, catholique pour la liturgie et protestant par sa théologie fortement inspirée de Kierkegaard. Il m'a proposé ce soir de fonder avec lui une revue dont le programme tel qu'il l'esquisse, m'a curieusement rappelé, en moins ésotérique, celui que j'élaborais, vers 1930 ou 1931 je crois, avec Adamov, et où se mêlaient mystique et poésie, langue sacrée et subversion surréaliste du langage. Cambridge (Mass.), 18 avril 1941. Quinze jours dans ce refuge de l'esprit, l'Université Harvard, au milieu de la petite ville de Cambridge qui n'est qu'un faubourg de Boston. Le premier soir en arrivant dans ce logis pour étudiants où un ami me prêtait sa chambrette, je trouve un grand jeune homme assis sur l'escalier. Il m'attendait. Il m'entraîne au café. Il avait des questions à me poser au sujet d'un de mes livres dont il devra parler au séminaire de littérature. Que veut-il donc savoir ? Simplement si c'est vrai. S'il est vrai que j'ai vécu ce que j'écris. C'est la question que je préfère. Leur familiarité réchauffe. Chaque jour, à la cafeteria — un restaurant très bon marché où l'on doit se munir d'un plateau, de couverts et d'assiettes pris sur la pile, puis défiler devant un comptoir où l'on désigne les plats de son choix, — je déjeune avec des étudiants et leurs amies, des professeurs aussi, et quelques réfugiés. L'après-midi, Diana R… m'emmène en auto dans la campagne, vers les petits lacs secrets du New Hampshire, perdus dans les forêts de bouleaux ; à Concord où j'ai vu la maison d'Emerson, ses chapeaux et ses cannes accrochés dans le hall, la chambre de Thoreau avec son lit qu'il avait fabriqué lui-même. Au crépuscule, j'aime errer sur les quais, le long des bâtiments de brique rose aux fenêtres encadrées de pierre et surmontés de clochers fins au bulbe d'or, devant le couvent luxueux des moines anglicans, et plus loin, à travers un vaste terrain vague, des roseaux, des marais, des débris et les fumées des feux qui les détruisent, lieu de désolation voluptueuse où T. S. Eliot, me dit-on, conçut l'idée du Waste Land… Un grand cimetière le domine, je n'en ai jamais vu de plus serein. Point de barrières ni d'allées. De simples pierres dressées sur le gazon, irrégulièrement espacées. Ce pays qui n'aime pas la mort comme les Germains, et n'en fait point de cérémonies grandiloquentes comme les Latins, a les cimetières les plus heureux du monde.⁎ Cambridge retient l'Européen, parce qu'à la différence des autres bourgs de ce pays, l'on y trouve une vraie place, au carrefour de trois rues, et des cafés où vers six heures du soir se groupent autour d'un verre et d'un problème les écrivains, les jeunes professeurs, les logiciens et les théologiens. On m'y a présenté trois génies. Un génie aux États-Unis, c'est une catégorie précise d'étudiants. « Génie » n'est pas un éloge excité, dans leur bouche : cela se mesure et cela se définit par des signes certains et scientifiques. Le test d'intelligence d'un génie (examen portant sur la mémoire, l'érudition, le sens logique, la rapidité du raisonnement, etc.) doit donner un chiffre total supérieur à 135. Le génie, s'il est physicien par exemple, n'en sera pas moins un spécialiste de Kierkegaard ou de Kafka, à l'analyse desquels il appliquera les théories de la logistique de Vienne, à moins qu'il ne préfère les aborder en sociologue postmarxiste ou en freudien hétérodoxe. Une fois sacré génie, il a sa carrière faite. Les jeunes professeurs le vénèrent, on lui décerne des bourses, on lui offre des chaires avant qu'il ait terminé ses études. La plupart sont des monstres modestes. J'en ai vu un qui mangeait un sandwich et c'était un spectacle fascinant. Il l'avait découpé en rectangles égaux, et l'absorba sans le regarder, comme on résout un petit problème de logique pure. Il portait une mouche au menton. Le second était ivre. Le troisième parlait peu, ce qui est le privilège des génies.⁎ Hier soir on m'a fait faire le tour d'un des lacs voisins de la ville. Tout au long de la route assez étroite, nos phares illuminèrent des files d'autos arrêtées au bord du talus, tous feux éteints. Dans chaque voiture on devinait un ou deux couples enlacés. Petting party. Mes compagnons m'ont expliqué : ce qui peut se passer dans une auto ne compte pas. C'est la chambre d'hôtel qui serait compromettante. Et pas une de ces filles n'est mariée. Telles sont les conventions de leur morale, et ils s'y tiennent ; sans plus d'hypocrisie que nous aux nôtres.⁎ Visite à Wellesley College, université de jeunes filles. Elles ne sont pas toutes belles, mais presque toutes ont une démarche de libre animal. Et je ne sais pourquoi je dis « presque ».⁎ Les Madrigaux de Monteverdi, chantés par un petit ensemble que dirige Nadia Boulanger (il se trouve qu'elle enseigne ici) sont simplement les plus beaux disques jamais faits. Tout un soir à Radcliffe College, dans la discrète discothèque du sous-sol, je les ai retrouvés et je m'y suis livré. Esthète ! disent-ils. C'est pour cela qu'il faut combattre Hitler et la police. Je suis prêt à me battre pour le droit de pleurer devant la beauté.⁎ Ce fleuve mauve et ces clochers d'or pâle sur le ciel enfumé de Cambridge, ce fut un soir, adieu. Demain la vie précieuse mourra dans le printemps léger. New York, 8 mai 1941 nuit. Nicolas de Flue à Carnegie Hall, la plus grande salle de concerts de la ville. Triomphe de la musique d'Honegger. Salué pour lui. 9 mai 1941. Orage à Central Park. J'étais devant le Zoo. Au-dessus d'une forêt de tous les continents, vert électrique sur un ciel noir, se dressaient les gratte-ciel livides. À ma gauche, les caïmans se sont mis à produire un bruit que nul mot d'aucune langue à tout jamais ne saurait exprimer. À ma droite, les girafes ont dansé, à ce bruit, un ballet déhanché, angoissant, tout autour de leur cage immense. Émotion pure, qui ne signifiait rien, ne se rapportait à rien, violente, — américaine. 12 mai 1941. « Recette pour vivre de peu. » — Je me souviens de ce sous-titre de mon Journal d'un intellectuel en chômage. Je disais simplement : « Gagner peu. » Et cela pouvait suffire en France. Ici, la recette ne vaut rien. Le minimum requis est impérieux, et difficile à obtenir parce que le dollar est très cher. On ne peut pas « se débrouiller » avec moins qu'il ne faut. Et je touche ici la limite des fameuses libertés américaines ; non sans angoisse. Point de bohème en Amérique. C'est la misère totale ou le niveau bourgeois, celui que revendiquent les ouvriers et qu'ils atteignent presque tous ici, quand les Russes ne font qu'en parler. Mais les intellectuels ? Ils n'ont de choix qu'entre le journalisme et le professorat. Je répugne à l'un autant qu'à l'autre… 15 mai 1941. Terminé mon petit livre sur la Suisse. Il ne paraîtra qu'en octobre, traduit, truffé et adapté par les soins d'une amie américaine qui adore mon pays et qui connaît le sien . 28 mai 1941. Prendre une décision pour sa vie. Imaginer une solution quand il n'en est point de visible. La créer. C'est dur, me semble-t-il et chaque fois davantage. Et cependant ? N'est-ce pas le même genre de décisions entre deux mots, deux titres ou deux plans, et d'imagination d'une situation ou d'un angle de vue inédits, et de création d'une réalité neuve qui s'imposera comme la plus naturelle, ainsi l'œuf de Christophe Colomb ; n'est-ce pas enfin le même genre d'opérations auxquelles je suis rompu par métier d'écrivain ? Il y a cependant une différence de quantité dans l'énergie qu'il s'agit de mettre en jeu. Mais comme on les sent bien, en pareil cas, comme on les sent physiquement, sans recours, les liens secrets entre le style que l'on écrit et celui que l'on imprime à sa vie ! Dans ces pages et dans mes circonstances, apparaît la nécessité urgente d'une péripétie. Envoyé un long câble à Buenos Aires. 17 juillet 1941. Je pars demain pour l'Argentine, où je donnerai douze conférences. Débâcle russe. Absurdité du siècle. Toutes les causes collectives en déroute, démocratie, justice, liberté, leurs majuscules et leurs réalités. Voilà qui donne à l'aventure individuelle un prix nouveau. — Très peu, je crois, sont prêts à le payer. Voyage en Argentine À bord de l'Argentina, 18 juillet 1941. C'était ce qu'il fallait ces musiques, ces orchidées au col des femmes entrevues, ces gerbes de fleurs dans les cabines où sautaient les bouchons de champagne, ces corridors étroits envahis par la foule, et les adieux sur l'avant-pont, seul coin désert, entre des paquets de cordage ; et ce départ enfin vers le silence, à minuit, dans la ténèbre chaude. Un vrai départ, déjà dépaysé. Rien à regarder du pont, sinon dans les hauts draps de brume qui nous serrent, le reflet de nos propres lueurs. Je me suis enfermé dans ma cabine. Je constate que j'y puis écrire sans malaise. Mais je n'ai guère à écrire : je suis trop seul. Et je pense rester seul pendant les dix-sept jours que doit durer la traversée. Les fils qui me liaient aux autres et que les autres ont tirés à l'envi, ils ont cassé pendant que le bateau s'éloignait des mouchoirs et des visages. Le dernier fil, tes paupières l'ont coupé en s'abaissant sur des yeux bleus dont je cherchais encore l'adieu parmi la foule, refusés… Un ronron sourd fait vibrer les parois et le plancher de la cabine. Le petit ventilateur pivotant sur son axe promène de gauche à droite, de droite à gauche, une lente caresse fraîche. Je suis seul, en vacance pure. Et pourquoi ne point accepter cette absurde béatitude qui naît parfois d'un malheur consommé ? II y a dans tout échec humain une part inavouable de libération. Avouons-la, et couchons-nous. 21 juillet 1941, en mer. Nuit des tropiques. Tout à l'avant du pont, le vent merveilleusement chaud fait claquer les pans du peignoir sur mes jambes nues, m'embrasse tout entier, m'apaise. Je me sens absolument libre, détaché d'hier, prêt à l'accueil curieux, ferme et poli, de quelque avenir étranger. Au long souffle appuyé des nuits brûlantes, profond massage, les soucis de naguère se détendent, s'étalent — c'étaient des crispations de l'être. Ici, qui est nulle part en pleine mer, sous des étoiles déjà nouvelles, suis-je en train de changer de destin ? 23 juillet 1941, en mer. Je pensais rester seul et je connais tout le monde. Ping-pong avec ce bon ministre belge qui reçoit mes balles dans sa barbe, parties d'échec avec ce baryton viennois de l'Opéra de New York, bains de soleil dans un parterre de jeunes déesses américaines, danse aux salons et farandoles sur les ponts, et tout le monde saute dans la piscine illuminée, vers une heure du matin, quand le bar ferme. Une irrésistible euphorie règne parmi notre communauté d'inconnus d'hier, plongés dans tous les charmes de la paix, incroyablement hors du siècle, et n'y cherchant aucune excuse. À cette même heure où l'orchestre du pont joue la Samba pour des messieurs en smoking blanc et des femmes qui chaque soir montrent une nouvelle robe, — à cette même heure en France, et en Russie… Nous le savons tous. Que sert de comparer ? Quel sens ? Il y a des roses dans les ruines. Des enfants jouent à côté des prisons. L'un subit la torture et le voisin tout en grognant met ses pantoufles. Tel est pris et l'autre laissé. Et le soleil qui se couche ici, au même instant se lève ailleurs. C'est le même soleil. Je pense que si j'étais en prison cette nuit, je n'aurais aucun reproche pour ceux qui dansent. Et ce n'est point que j'aie pris mon parti de l'insanité de la vie, mais la ressasser n'arrange rien. D'ailleurs, elle me paraît moins outrageante dans le contraste que je viens de noter que dans la niaise indignation qu'il exciterait probablement chez ceux qui ne sont ni prisonniers ni libres. Le Dandy et le Martyr se comprennent mieux l'un l'autre, qu'ils ne seront jamais compris par les moyens, ceux qui ne risquent rien et qui n'ont rien. 26 juillet 1941, en mer. Je jouais à l'appareil à sous, par petites pièces d'une dime (10 cents) et je perdais comme de coutume. Mme B… qui survient, m'entraîne à la machine où l'on joue par quarters (25 cents). Nous décidons de partager profits et pertes. Je joue deux pièces et gagne cinq dollars. Le soir, elle m'invite à sa table pour une partie de bingo, jeu de hasard. Sur les trois tours, elle en a gagné deux, et nous étions plus d'une centaine de joueurs. Or elle n'est pas seulement la personne la plus riche du bateau, mais de son grand pays. 2 août 1941, en mer. Escale à la Barbade, dont je ne savais le nom que par les catalogues de timbres-poste de mon enfance. On nous y montre des maisonnettes coupées en deux du faîte au sol, les moitiés restant séparées par un espace d'un demi-mètre : un adultère s'est produit là. Le mari trompé prend sa hache, coupe la maison, rebâtit deux cloisons. Les indigènes sont des métis de nègres et d'Hindous importés. Traversée de l'île en auto, sous un soleil qui attaquait en piqué. Pendant un kilomètre, il pleut des cordes, et puis cela cesse en quelques secondes, et l'attaque solaire recommence. Falaises immenses et striées de tous les rouges de la terre jusqu'au bleu pur, contemplées de la terrasse du cimetière où s'abrite une très vieille chapelle anglicane, sous des flamboyants aux fleurs pourpres. Escale à Rio de Janeiro, qui décourage la description, plutôt coller ici des cartes postales. Escale à Santos, et de là, montée dans un petit train de cuivre aux chaises cannées vers São Paulo, à travers des Douanier Rousseau animés de petits singes à derrière bleu. Port de Santos : spectacle fascinant des longues chenilles mécaniques transbahutant des sacs de café par milliers, pendant toute une nuit d'insomnie. Nous entrons dans l'hiver du Sud. Sur le pont déserté, un couple passe et repasse à grandes enjambées, c'est Jouvet et Madeleine Ozeray qui viennent d'embarquer à Santos. Encore l'escale de Montevideo, demain, puis ce sera l'estuaire de La Plata, et Buenos Aires. Je n'ai pas écrit un seule de mes douze conférences. L'hiver ramène ses soucis. Mais il est des plus modérés. 4 août 1941, Estuaire de La Plata. De Montevideo je ne veux noter que ce violet bruni du cirque immense des collines, piquées de villas au soleil, par-dessus le dos gris d'un cheval qui broutait l'herbe d'un marais, près d'un cimetière, tandis qu'une amie me disait : « La mort doit être douce à Montevideo… » Buenos Aires, début de septembre 1941. Un seul gratte-ciel, de vingt étages, mais il fait le profil de la cité, toute blanche, méditerranéenne, sous un ciel au bleu délavé. Buenos Aires est une ville d'un grand commerce et plus purement américaine que rien de ce que j'ai vu dans les États-Unis. Les maisons ont des numéros qui indiquent à un mètre près la distance de leur porte au début de la rue : vous pouvez calculer la durée du trajet si vous êtes invité, par exemple, au n° 20 751 de la plus longue artère de cette capitale, qui s'étend sur 25 kilomètres. Victoria Ocampo, royalement, m'a prêté sa maison de ville où je vis seul, comblé, mélancolique. Grande maison blanche, aux halls jonchés de peaux de vache noire et blanche, et dont les salons cuir et bois sont fleuris de branchages mauves largement évasés devant les hautes verrières. « Vous êtes devenu, dit-elle en me tendant le journal, une rubrique régulière de la Nación ! » Et en effet, il ne s'est point passé de jour qu'on n'y ait publié mon approche, mon arrivée, mes premières impressions, le programme de mes conférences, ce que je vais dire dans la prochaine, ce que j'y ai dit, les discours prononcés au banquet que m'ont offert les écrivains et finalement ce stupide accident — au genou de nouveau, sur un court de tennis — qui va me paralyser pendant quinze jours encore.⁎ Conférences. — Comme aux États-Unis, ne point dépasser l'heure. Mais ces Latins ne rient ni ne sourient aux petites plaisanteries d'orateur qui amusent si facilement l'Américain. Il faut être sérieux et éloquent, devant un premier rang de diplomates, de marquises et de femmes du monde, au-delà desquels je distingue Ortega, et ce grand écrivain que l'Europe doit connaître, J.-L. Borgès, et tant d'autres du groupe de Sur, l'honneur du Sud… Avant mes conférences sur l'hitlérisme, on a craint que le gouvernement ne m'empêche de parler à la dernière minute. La propagande allemande bat son plein parmi les étudiants, au Jockey Club, et dans certains milieux syndicalistes.⁎ Interdit. – Mon Journal d'Allemagne a paru ici en espagnol, augmenté de fragments inédits et d'une longue conclusion. On m'avait parlé à New York, l'hiver dernier, de l'interdiction récente de ce petit livre non seulement à Paris, par les Allemands, mais par le syndicat français de la librairie ou de l'édition (je ne sais plus) dans la zone dont dépend Vichy. J'avais peine à le croire. Hier à dîner, Costa du Rels me dit qu'étant à Nice l'hiver dernier, et regardant la vitrine d'un libraire, il a vu ce dernier en retirer mes livres. La liste noire venait de paraître .⁎ L'Anti-Diable. — L'avant-veille de ma conférence sur le Diable dans notre siècle, un reporter américain avec qui je dînais me proposa d'aller voir le directeur d'El Mundo, grand journal du soir. Nous entrons à minuit dans son bureau. Il me tend un verre de whisky et une coupure de journal : c'est un article qui doit paraître le lendemain, où l'on discute mes idées sur le Diable. — Qu'en savez-vous ? Je n'ai pas encore écrit ma conférence ? Nous savons tout, prenez ce fauteuil. — Vous en savez en tout cas plus que moi. — Il se peut. Dans tout ce bâtiment qu'occupent les bureaux de mon journal, on croit au Diable et on le connaît, monsieur ! Une fois par mois, il se déchaîne pendant trois jours, et provoque une série d'accidents. On ne sait jamais quand cela va commencer, mais ce n'est pas plus d'une fois par mois. — Et que faites-vous ? Le directeur va vers son coffre-fort. Il en sort un objet qu'il jette sur le bureau. C'est une sorte de vis énorme à tête carrée, longue d'une douzaine de centimètres, un peu tordue. — Mon Anti-Diable ! Dès que le compère est signalé dans la maison, je mets en circulation l'objet que vous voyez. Chaque employé doit le toucher et signer la feuille de contrôle. Et sitôt la chose faite, le Diable se tient tranquille. On a voulu me proposer des anti-diables plus perfectionnés, une sorte de machine à coudre, entre autres. Eh bien, monsieur, c'était pire que sans rien ! J'ai dû les jeter par la fenêtre. Il me raconte encore quelques histoires du Diable. Je prends congé, nous déjeunerons ensemble, c'est convenu, et j'exprime le souhait de l'entendre sur la politique du pays, et la campagne antifasciste qu'il mène avec un beau courage. — Non, monsieur, je ne crois pas, je regrette… Nous parlerons encore du Diable. C'est ainsi. Entre nous, rien n'est plus important !⁎ Dans un taxi, la nuit. — Madeleine Ozeray (d'une voix angélique) : « Quel beau sujet, le Diable ! C'est mon personnage préféré. » Jouvet (l'œil diabolique) « C'est curieux, moi, j'aime mieux les anges… »⁎ Nueva Helvecia. — Dans la pampa à quelques heures de Buenos Aires, c'est une ville de 5 000 habitants, presque tous fils ou petits-fils de Suisses. On m'y reçoit dans une très vaste halle décorée d'écussons de nos vingt-deux cantons, je serre les mains les plus énormes et calleuses que j'ai jamais touchées, et le banquet commence incontinent. Nous sommes une bonne centaine, assis à trois longues tables qu'on a dressées sur des tréteaux. Le doyen d'âge, auprès duquel je me vois placé, m'exhibe son acte de naissance : il vient de la commune de Saint-Gothard (j'ignorais qu'il y eût un village de ce nom-là) où il est né en 1847. Nous nous comprenons par sourires, aidés des quelques mots de schwyzer dütsch dont le séjour de Berne m'a enrichi. Sans relâche, mon assiette se remplit de quartiers de viande de cinq ou six espèces, qu'on rôtit à la braise dans une cour : cela s'appelle un asado. On en mourrait sans le maté que l'on se passe autour de la table et dont on suce de petites gorgées brûlantes et très amères, entre deux rounds. À quelque distance de la ville, à San Geronimo, autre colonie suisse, j'avais vu la sortie d'une école de campagne : les enfants se hissaient légèrement sur de petits chevaux à cru — deux ou trois enfants par cheval, chacun serrant les bras de l'autre et partaient au galop dans toutes les directions, à grands coups de baguette et grands rires.⁎ Estancias près de Mar del Plata. — La voiture nous suivra de loin. Devant nous, une allée d'eucalyptus, quatre rangs de chaque côté, pendant des kilomètres. Puis la voûte noire et surbaissée d'une allée de lambercianas. À droite et à gauche, des bosquets de mimosas en fleurs, hauts comme des chênes d'Europe, dômes de parfums, et des forêts où quand je claque des mains des vols de perroquets s'enlèvent en criant. Milliers, centaines de milliers d'arbres (deux millions à la Armonia) et qui furent plantés un à un dans la pampa rase et venteuse où rien ne pousse naturellement que l'herbe grise. La maison de maître se découvre enfin, isolée dans ces immensités, au milieu d'une clairière de pelouses, et c'est tantôt une longue bâtisse à l'argentine aux murs jaunes et très basse (on la prolonge sur les ailes quand la famille s'agrandit) ; tantôt une résidence d'été américaine, moderne et blanche ; ou comme Chapadmalal, où nous arrivons aujourd'hui, un château anglais entouré de terrasses et de jardins à la française, statues, pièces d'eau et boulingrins. Le ciel est sombre et bas à l'horizon des perspectives tapissées de hauts mimosas. C'est l'hiver et les maîtres sont absents. Mais la porte s'entrouvre à notre approche. Des domestiques circulent sans bruit. Deux grands feux de cheminée brûlent dans le sombre hall, reflétés sur de lourds vieux meubles et dans l'argent des coupes et trophées de concours. Des gants blancs nous servent le thé dans un silence fantomatique. Signons, ce sera poli, dans le livre des hôtes de Mme Martinez de Hoz, au-dessous de Windsor et du tzar des Bulgares. L'autre jour, sous les eucalyptus géants de la Armonia, V…, prise d'un accès d'enthousiasme, m'a broyé le bras pour me forcer à crier avec elle d'admiration. Elle me croyait indifférent, et j'étais simplement envoûté.⁎ Société. — Pour être plus espagnole d'origine que n'est anglo-saxonne celle des États-Unis, la société d'ici n'en compte pas moins bon nombre de noms italiens, anglais, français ou germaniques. Trente à quarante familles tiennent le haut du pavé et sont la société de Buenos Aires. Elles possèdent des domaines infinis, peuplés de bœufs qui nourrissent l'Angleterre, et dont elles vivaient à Paris et dans tous les palaces européens. C'est pourquoi l'événement mondain de la saison est l'Exposition agricole, où l'on peut voir les taureaux de concours amenés dans la capitale de toutes les grandes estancias. Certains sont si lourds que leurs pattes n'arrivent pas à les supporter : on leur glisse sous le ventre une large pièce de bois sur laquelle ils reposent leur masse. Leur dos est droit comme l'horizon de la pampa, de la naissance des cornes à celle de la queue. L'origine agricole de la plupart des fortunes argentines, quoique bien proche, n'est pas sensible dans les mœurs de ce pays comme elle le fut longtemps en France, et le reste encore dans l'aristocratie des Allemagnes et de l'Europe centrale. Rien de plus citadin, de plus cosmopolite, que les femmes des estancieros, toujours si strictement vêtues de noir et blanc, et qui prêtaient au Paris d'avant-guerre ses plus élégantes Parisiennes. Gratin sans titres de noblesse, sauf par alliances. Le divorce étant interdit, les femmes s'arrangent — et les maris aussi — avec un minimum d'hypocrisie qui passerait dans le Nord pour du cynisme ; mais ce qui ferait scandale à Washington, ici se dissout en potins. L'on ne voit que des couples corrects. D'où le raffinement de la vie sociale, la subtilité des propos, et ce mélange de secrets tortueux et de coups d'audace insolente, de réserve polie et de muflerie très exactement calculée, qui reproduit parfois le bon style espagnol. D'où l'importance aussi des affaires de l'amour, cette chose dont il n'est ‘même pas vrai qu'elle ne soit qu'une bagatelle », comme soupirait le vieux Casanova, que je relis avec plaisir dans ce milieu pseudo-napolitain du xviiie.⁎ La tête en bas. — L'hémisphère sud est incroyablement moins peuplé que le nord : on n'y trouve guère d'autres terres que l'Australie, l'Afrique du Sud, et l'Argentine, portant une faible densité humaine. Dans l'ensemble du monde, le Nord domine, et ses coutumes font la norme. C'est pourquoi le renversement des saisons paraît si confondant dès que nous dépassons le tropique du Capricorne. Ici, Noël tombe en été, le Midi est plus froid que le Nord, les voitures circulent à gauche, et au lieu de dire au téléphone : Allô, on dit : Olla ! Il y a là quelque chose d'important. Que le Nord domine, voilà qui signifie que la science domine sur l'émotion, la logique sur l'astuce vitale, la pensée discursive sur l'intuition, et la culture du sentiment sur celle des sensations. Un jour ce qui est « en bas » remontera violemment, et ce qui est « en haut » s'épuisera. Alors le Sud aura sa revanche, comme la Femme sur le monde des hommes.⁎ Suramérique. — Ce terme pourrait désigner le continent américain du sud, puisque sud se dit sur en espagnol, mais il évoque la qualité super-américaine de ces pays, pourtant latins et catholiques d'empreinte. Il semble qu'ici, plus encore qu'au Canada et aux États-Unis, la terre soit vierge, et qu'elle impose à l'homme tous les vertiges de l'imagination sur table rase. Et le mélange des races, qui se limite au nord à un brassage des nationalités d'Europe, devient au sud un véritable croisement entre les Blancs et les Noirs au Brésil, les Blancs et les Indiens, et même les Jaunes sur la côte du Pacifique. Seule l'Argentine fait exception, n'ayant de nègres que les boxeurs américains de passage, et deux petites tribus indiennes qui sont plutôt des Esquimaux fort jaunes, perdus dans le sud et dont l'existence même est contestée par les nationalistes virulents. Un dernier trait : le gaspillage américain atteint ici son paroxysme. Mais c'est nous qui l'appelons gaspillage. Pour eux, c'est un usage normal de l'abondance. Ici, comme aux États-Unis, mais plus encore, les bonnes manières veulent que bien loin de vider proprement son assiette, ainsi qu'on l'inculquait à notre enfance, on la laisse remplie aux trois quarts quand le domestique vient la changer, et que les plats repartent abondamment chargés. Je disais à José, le maitre d'hôtel : — Quand je suis seul, pourquoi faites-vous ces plats énormes ? — Ah ! me dit-il, si Monsieur avait vu, du temps des parents de Madame ! Nous ne faisons que pour une personne, mais dans ce temps-là, c'était pour vingt par jour, qu'il y eût des invités ou non. — Et les restes ? — On les distribuait dans tout le quartier. 10 octobre 1941. Mon séjour se prolonge dans l'attente d'un visa de retour aux États-Unis. Téléphoné ce soir à Jovita B… « Je m'ennuie, je m'énerve, n'auriez-vous pas une estancia, pas trop loin d'ici, pour huit jours ? ». Rien de plus facile. Sa voiture viendra me prendre à l'aube, pour me conduire à trois cents kilomètres seulement de la ville. J'aurai deux chevaux, deux autos, une cuisinière française envoyée tout exprès, et l'ample solitude de la pampa. Estancia de Los Cerillos, 15 octobre 1941. Le seul moyen de connaître un pays, c'est d'y rester plus longtemps qu'on ne pensait. Car on ne connaît que par le gaspillage, — ici du temps, ailleurs des efforts malheureux, ailleurs encore des êtres et de l'émotion qu'ils causent, et partout en quelque manière de sa vie même. Vous ne connaîtrez jamais le pays où vous n'avez pas manqué le train, ni rien perdu, pas même votre chemin. Et cela vaut aussi pour les pays de l'âme. Toute connaissance naît d'une perte, donc d'une dépense volontaire ou forcée, et la plus haute naît de la perte de soi-même, quand on ne peut plus se retrouver qu'en Dieu. (Quand on est rapporté à l'Éternel.)⁎ Sur un horizon d'incendie, ce cheval au galop monté par un gaucho tout noir, c'est l'Argentine des cartes postales, mais c'est la vraie. Il vient de passer le portail comme sans le voir, le cheval au pas ayant poussé le battant d'une patte. Il a levé la main au sombrero : « Buenas tardes, muy sefior » comme sans me voir, mais je ne me suis jamais senti mieux salué.⁎ Le ciel entier est une Voie lactée entre les branches véhémentes et les troncs nus des grands eucalyptus. Grappes d'étoiles blanches dans les plumets déchiquetés par le vent tiède. Couché sur l'herbe, je sens vivre une terre étrange, plus jeune et plus ancienne qu'aucune autre. Galop d'un cheval invisible… Homme infime, ivre d'existence pure et seule, tombé du ciel comme un aérolithe dans ces plaines du bout du monde, menu point de vue éphémère sans plus de trajectoire prévisible, que fais-tu ? Tu as compris simplement que l'existence de l'homme qui peut se lever, qui peut marcher, est un miracle. Tu te lèves et tu rentres tranquillement par cette porte-fenêtre ouvrant sur la prairie. La maison très longue et très basse — une enfilade de chambres accolées comme les pièces d'un jeu de dominos — dort au flanc d'une légère ondulation de la pampa. Tout auprès, le vieux ranch de Rosas, couvert de chaume et, sans nul doute, hanté par les victimes du célèbre tyran. ( C'était lui qui forçait les femmes du monde de Buenos Aires à galoper sur des balais, en grande toilette, dans la cour de sa résidence. Lui, au milieu du cirque, faisait claquer son fouet.)⁎ En débouchant de la grande allée des lambercianas, devant la plaine, je me sens retenu par une barrière de fil de fer que je n'avais pas remarquée. Plusieurs centaines de vaches, au bruit léger, ont tourné la tête vers moi, et me regardent immobiles. Très longtemps. Jusqu'à ce que je m'en aille. Accompagné le jeune intendant suisse — c'est un cavalier consommé — chez les institutrices qui tiennent l'école de l'estancia. Ces jeunes filles nous ont accueillis avec une aimable réserve, un maté et des disques de jazz. L'une est une Argentine noire, l'autre une Irlandaise aux yeux pâles. Elles habitent un cottage minuscule et fleuri, non loin des bâtiments de la laiterie. Là règne, parmi les machines les plus modernes et les baquets sonores, un Mexicain aux grandes bottes noires, à la courte veste brodée, brutal et beau. Le Suisse voudrait épouser l'Irlandaise, mais c'est visiblement l'Argentine qui l'aime. Le Mexicain tuera quelqu'un. Les peones n'auront rien vu. Petit roman américain.⁎ Au retour d'une promenade lointaine dans les allées d'eucalyptus traversées par le vol onduleux et soyeux d'oiseaux jaunes aux très longues queues, j'ai trouvé l'asado préparé sur la pelouse : un agneau grillé à la broche, et dont le jus gouttait sur le gazon. Accroupis et armés de grands couteaux, l'intendant, un péon et moi, nous découpions de larges tranches juteuses qu'il faut tenir à deux mains pour y mordre à pleine bouche. Après quoi je me suis endormi à l'ombre des ombus et des mandariniers. Plus tard, nous sommes partis pour les lagunes, à l'autre extrémité de l'estancia. Vingt kilomètres de cahots sur des pistes de terre noire, puis à travers des pâturages d'un vert violent, sous un ciel en partie voilé d'une mauve et grisâtre nuée, en partie clair, de ce bleu délavé et comme déteint particulier à l'Argentine. Des veaux bavants, des chevaux fous s'enfuyaient à droite et à gauche, et des cigognes nous accompagnaient. Une nuée de mouettes éclatantes et criardes attaquaient le sillage d'une charrue, picorant les vagues de terre fraîche, comme je les avais vues raser les vagues brunes soulevées par notre bateau dans l'estuaire de la Plata. Et je suis demeuré pendant des heures, fasciné, devant la lagune de Maïpo, jusqu'à ce que le soleil couchant ait flambé les plumets des roseaux. C'est un marécage infini, coupé de rivières et d'îlots, où les oiseaux par milliers se rassemblent (mon guide prétendit m'en nommer quelques douzaines d'espèces différentes). Tout cela faisait de loin une immense et confuse rumeur. En approchant, l'on distinguait une incroyable variété de cris. Sifflets des râles, caquets des agamis, crécelles et trilles de clavecin fêlé des jacanas, hululements, crissements de verre cassé, déchirements de soie grège d'un vol dans les roseaux, fouillis d'instruments qui s'accordent : où sont les mots capables d'évoquer ce vacarme innombrable au ras des eaux ? Les jabirus dits tou-you-you gloussent leur nom. Les poules d'eau noires se chamaillent brusquement dans une bagarre de plumes éclaboussées. Des cigognes décollent après trois sauts et planent longuement sur les rives coassantes. Très haut, des compagnies croisent et se poursuivent dans un criaillement suraigu, virent et se posent toutes à la fois parmi les canards en panique, les hérons fins et blancs de toutes tailles, les teros, les teros reales, les huppes, les compagnies de perdrix qui partent en claquant des ailes avec un bruit de castagnettes, les cuervos au long bec recourbé, pareils aux sorcières anguleuses des tapisseries javanaises, les chajas qui ont des corps d'autruches mais des têtes de vautours sur des cous déplumés, les chamauzos au vol de buse, qui nettoient les charognes en une nuit et laissent au bord des routes ces grands squelettes blanchis, seuls ornements des grises étendues. Dans les brumes dorées le soleil s'enlisa, tandis que s'apaisait la rumeur primitive, au ras des prairies nues et des eaux populeuses où semblaient se mêler encore plusieurs jours de la Création. Buenos Aires, fin d'octobre 1941. Notes pour un reportage éventuel : 1. La féodalité agricole des cinquantes familles maintient les peones à un niveau très bas. (« Ce sont eux-mêmes qui refusent les améliorations que nous leur proposons. Ils sont heureux dans leur état. ») Le premier meneur venu les ferait se révolter. 2. Des trusts anglo-saxons et italiens (parfois allemands en réalité) se partagent l'industrie et le grand commerce. 3. La Constitution, parfaite sur le papier, ne joue pas : la fraude et le clergé réactionnaire sont les plus forts. 4. Le vice-président du Jockey ayant proposé que je donne une conférence dans les salons du club, le président juge prudent d'y renoncer, un tiers des membres étant, croit-il, amis de l'Axe. Ils sont prêts à soutenir un coup d'État fasciste (au nom de l'ordre) et je pense qu'ils en seront comme ailleurs les victimes. 5. On me parle tous les jours du coup d'État que médite et prépare le général Justo, dernier espoir des démocrates. C'est pour la semaine prochaine, depuis des mois. 6. J'estime que le seul coup d'État qu'il faut prévoir sera fait par les colonels. Il serait vain d'essayer de le qualifier d'avance en termes européens de droite et de gauche. Il prendra l'argent du Jockey pour armer les faubourgs contre les libéraux. 7. La propagande américaine (du Nord) me paraît travailler à contre-fins. Sous le prétexte sacro-saint de ne pas s'immiscer dans les affaires locales, elle se borne à l'exportation de films, de vedettes et de brochures sur Roosevelt et la démocratie. C'est assez pour que les nationalistes parlent d'une invasion yankee. Deux croiseurs et un porte-avions dans le Rio de la Plata ne feraient pas pire effet, — bien au contraire. 8. Les libéraux donnent tous les signes de cet optimisme sceptique des vieux routiers de la politique, qui les a perdus en Espagne, en Italie, en Allemagne, et en France. 2 novembre 1941, en rade de Buenos Aires. J'ai retrouvé l'Argentina, presque désert, et ses stewards qui me rappellent notre croisière du mois d'août, mais les temps ne sont plus ce qu'ils étaient. Mon séjour a pris fin dans un feu d'artifice de fêtes champêtres et citadines. C'était le printemps, San Isidro, la roseraie qui s'ouvre au pied des barrancas sur le Rio calme et violet. Parfums, douceur humide de l'air et des branchages, une sorte de magnificence lente, romantique et voluptueuse… Minuit. Les machines ronronnent. Le petit gratte-ciel du Retiro va disparaître. Un dernier orage rougeoie dans la direction du Tigré. Nous montons vers l'hiver américain. 7 novembre 1941, en mer. Saudades do Brazil ! Mélancolie de Rio de Janeiro. Je l'avais éprouvée jusqu'au malaise, en août. Cette fois-ci, le départ s'est passé comme en rêve. On déjeune tard dans les pays du Sud. C'était au-dessus de la ville, dans ces collines pointues, frisées de pins, de palmiers et de cascades, comme on en voit aux tapisseries et aux peintures murales du xviiie. Soudain j'ai remarqué l'heure et renversé ma chaise en prenant congé du ministre. Dans les rues fort étroites de la ville basse, tout encombrées de trams, d'autos et de parapluies, — une exaltante averse tropicale dominait la situation — la voiture avançait lentement. Je bondis vers la douane, je la force, je patauge dans les flaques du quai, j'entends mon nom crié du pont lugubrement au mégaphone, je gravis la passerelle, on la relève à la seconde où mes pieds la quittent. Déjà le bateau décolle son flanc du quai. Des œillets volent et tombent dans l'eau noire. C'est une jeune fille aux bras menus qui, du pont, mais en vain, voudrait atteindre un groupe d'amis qui disent adieu. L'un après l'autre les œillets lancés tombent dans l'abîme qui s'élargit. Elle tient la gerbe bien serrée dans son bras gauche, elle est très belle et va pleurer. C'en est trop. Je lui arrache une poignée de fleurs et d'un seul coup j'atteins le but. Alors elle s'est retournée vers moi, m'a posé toute la gerbe dans les bras, puis s'est enfuie. C'est une danseuse, me dit le chef steward, la plus célèbre du Brésil, qui s'en va courir l'aventure d'un fabuleux contrat de Hollywood. 17 novembre 1941. Premières falaises de l'Hudson, au bas d'un ciel tout propre et dur, ô pureté de l'air nordique, exactitude du regard ! Dur est ce continent, et la vie qui m'y attend — je l'ai connue tout juste assez pour le savoir. Maintenant j'y entre pour de bon. Intermède douanier Après avoir été interrogé pendant une heure par deux fonctionnaires avides de mes « impressions » d'Argentine, je suis libéré bon dernier, et je sors du bateau par une petite passerelle de service, la grande ayant été retirée. Mes valises sur le quai, sous la lettre R. Non, rien à déclarer… C'est ce qu'ils vont voir ! Un douanier avise ma valise de manuscrits. Tiens, tiens, tiens ! Des textes en français et en anglais, des livres en espagnol et en allemand… Curieux. Suspect. Intolérable ! — Que faites-vous ? — Je suis écrivain. — Qu'écrivez-vous ? — Oh !… de la philosophie… — What kind of philosophy ? (Quelle sorte de philosophie ?) — Heu… de la philosophie… existentielle. — Qu'est-ce que c'est ? — Eh bien, vous savez ce que c'est que la philosophie, puisque vous me demandez quelle espèce. Vous savez ce que c'est que l'existence ? C'est de quoi je m'occupe. C'en est trop pour cet Irlandais. Il fait signe à trois agents « en bourgeois », qui s'approchent les mains dans les poches de leur pardessus beige, l'air fermé. Chacun de ces messieurs opère une prise au hasard dans mes manuscrits. Puis ils s'éloignent, tenant mes pages de toutes formes et couleurs entre deux doigts, feignant de les lire — probablement à l'envers, comme les jurés dans Alice au pays des merveilles — hochant la tête et crachant par terre. Le résultat de leur examen m'est carrément défavorable. Ils m'emmènent dans une baraque de police où l'on appose des scellés sur ma valise. Ils m'annoncent qu'elle est confisquée. Quant à moi ils me relâchent mais ils m'auront à l'œil. Il m'a fallu dix jours, à raison d'un bureau par jour, pour rentrer en possession de mes conférences, lettres, journaux intimes, coupures de journaux, carnets d'adresses, manuscrits et livres. On m'a d'ailleurs rendu la valise scellée. Personne n'avait eu le temps de l'ouvrir. Solitude et amitiés New York, 22 novembre 1941. Ainsi le thème de la solitude m'est donné, par cette chambre d'hôtel, dirons-nous. (Comme une tranchée peut signifier la guerre, sinon ses causes.) J'ai retrouvé du moins New York glaciale et belle, ce bleu de poudre claire et rose au lointain des avenues trop larges le matin, ce bleu d'ombre de brique au puits des rues luisantes, dos longs d'autos jaunes ou noires, harmonie fauve des façades, circulation vibrante aux pieds, fumerolles au ras de l'asphalte, et le vent fou ! Si le détail est laid, voyez l'ensemble. Pour un homme qui est seul, Manhattan est sublime. Il n'y a qu'à s'oublier dans l'énergie fusante de cette capitale du matin. 28 novembre 1941. Rêve de la liberté. – Au Cosmopolitan Club une dame me dit : — Si cet Hitler gagnait la guerre, pensez-vous que notre vie américaine en serait vraiment fort changée ? — Madame, il faudrait tout un livre pour essayer de vous répondre. Si toutefois vous posez sérieusement cette question… J'allais me fâcher. Le mari intervient : — Donnez-moi d'abord un article sur ce sujet, pour ma revue. L'offre est tentante, la revue tirant à cinq millions. J'ai essayé pendant une heure ou deux, mais non. Ils veulent des faits, et certes il serait facile d'en imaginer des centaines en s'inspirant de ce que l'on sait de l'Europe occupée par Hitler, mais aucun fait qu'on puisse énumérer ni leur ensemble ne me paraît bien convaincant. Si je leur dis qu'Hitler interdirait leur jazz, persécuterait leurs Juifs, étatiserait leur industrie, supprimerait la presse libre et la radio privée, ils se demanderont s'il vaut la peine de se faire tuer pour cela, ou à l'inverse, mais pire encore, ils croiront que le jazz, la libre concurrence, et la radio, sont des choses assez importantes pour qu'on se fasse tuer pour elles. Dans les deux cas, l'article serait nuisible. C'est qu'il s'agit d'autre chose que de faits, il s'agit du sens de la vie. Hitler, peut-être, ne changerait pas grand-chose aux faits d'une existence déjà standardisée. Si personne ne lui résistait, il n'y aurait pas même de tortures. Mais quand tout serait pareil à leur vue, tout serait changé d'une manière indicible… Ici remonte en moi le souvenir d'un rêve que j'eus en 1939, un peu avant de quitter Paris. (Je l'ai noté.) Je me tiens au carrefour Médicis et je regarde cette partie du boulevard Saint-Michel qui monte vers l'Observatoire. Elle est déserte et sombre. Pas un seul réverbère allumé. Et je comprends que jamais plus je ne pourrai remonter cette rue. C'est tout, mais c'est l'enfer, c'est l'horreur absolue. Il faut fuir, et je me réveille . Je n'ai rien d'autre à dire à mes amis d'ici. Vous marcheriez le long de vos rues habituelles et vous marcheriez dans l'angoisse. Que me manque-t-il ? Où manque-t-il quelque chose ? Ah ! mais que se passe-t-il donc ? Il ne se passe rien. Il manque seulement un je ne sais quoi dans l'air, en vous, dans la démarche des passants, et voilà l'épouvante et l'horreur. Mais criez donc ! Que quelqu'un crie ! C'est un cauchemar ! Il manque seulement cette chose très vague, la liberté, et cette fois-ci, vous ne pouvez pas vous réveiller. 7 décembre 1941. Une fois encore… — J'étais à la campagne avec un couple ami qui cherchait une maison à vendre, et dans une ferme où nous entrons pour quêter quelque information, on nous dit : « Pas la peine, c'est la guerre. Les Japonais attaquent à Pearl Harbor. Nous venons de l'entendre à la radio. » Une fois de plus, la vie qui change, un autre avenir qui s'ouvre et qui bée sur la nuit. Je connais la cérémonie. Mes amis s'étonnaient de mon calme. Que vouiez-vous, je me sens tellement plus vieux que vous, étant un jeune Européen. Le « premier jour de guerre » pour nous, c'est déjà presque une routine… 1er août 1914, 2 septembre 1939. L'alerte de Munich, aussi. Et quel jour sommes-nous aujourd'hui ? Eh bien ce sera le 7 décembre de 1941. Si vous voulez savoir comment les choses se passent, allons ce soir, en rentrant à New York, à la gare de Pennsylvanie. Nous y fûmes. La bannière étoilée pendait immensément du dôme perdu dans l'ombre, deux orchestres alternaient des marches nostalgiques, et des centaines de soldats tenaient chacun une femme et la regardaient longtemps. C'étaient ceux qu'on voyait, parce qu'on s'attend à les voir en pareille occasion. Mais il y en avait beaucoup d'autres, solitaires, au regard lointain. Et je pensais en les regardant à tous les drames intimes et sans issue que la guerre vient suspendre et annuler. À tous ceux pour lesquels ce coup de gong du destin ouvre le champ d'une course nouvelle, rend une espèce de liberté qu'ils ne pouvaient pas même imaginer la veille… Qui sait si la guerre n'arrange pas autant de situations sans espoir qu'elle n'en crée ? Washington, 11 décembre 1941. Manchette énorme d'un journal du matin : hitler declare la guerre aux us Cela tient presque toute la page, et au-dessous, en petits caractères : Moi aussi ! dit Mussolini. L'autre soir, à dîner chez la comtesse di Martino, née von Kleist, avec le Secrétaire Assistant du Département d'État, Dean Acheson, deux ambassadeurs et d'autres personnages officiels. Propos sérieux, nulle trace d'excitation, peu d'allusions à l'événement. Au dessert, on apporte une radio, et dans un grand silence nous avons écouté le discours de Roosevelt sur la déclaration de guerre. Un ton si maîtrisé, si simple, presque trop distingué, m'a-t-il semblé. Et à la fin nous nous sommes tous levés, émus, pendant qu'on jouait le Star Spangled Banner. Je me croyais dans un roman de Dos Passos sur l'autre guerre. Fin décembre 1941, 5 West 16th Street, New York. Trouvé un petit atelier, près de Greenwich village , au haut d'une vieille maison de pierre brune, et quitté non sans soulagement mon hôtel. Un plancher bleu foncé, les murs d'un blanc rosé, et la moitié du plafond incliné est en vitrage, noir la nuit, strié de joints blancs. Deux larges et basses fenêtres sur la cour. Juste en face, le haut building d'une imprimerie. Plus à droite, je domine le toit plat, formant terrasse, d'une maison de trois étages qui est un couvent. Les nonnes deux par deux vont et viennent sur ce toit en lisant. Comme il n'y a pas de barrière, il faut craindre à chaque fois qu'elles fassent un pas de trop et tombent dans le vide, pour peu que leur lecture les passionne. 1er janvier 1942. Au lieu de faire chez moi le bilan de l'an passé, passé la nuit dehors et voici son bilan. Trois parties dans des mondes bien tranchés. Chez des Français d'abord, récemment émigrés, et qui avaient encore à découvrir la joie d'être un million dans la fosse de Times Square. Je les ai laissés courir, tout excités, vers cet énorme malaxage pas à pas de braillards coude à coude, ventre à derrière, et soudain bouche à bouche sur le coup de minuit. (Pour moi, cette heure, parenthèse hors du temps, dans un silence murmurant et des chants sous une voûte apaisante.) Puis à Gramercy Park chez Max et Marion A… Conversations tranquilles par petits groupes. Les Maritain, le comte Sforza, Fernando de los Rios (ancien ministre de la République espagnole), Dorothy Thompson, plusieurs publicistes influents et Pertinax… Jo Davidson, le sculpteur des illustres, dit « le dernier chasseur de têtes », se promenait comme un braconnier dans cette réserve. Il ressemble aux nains de Blanche-Neige. Vers trois heures du matin, nous sortons. Toute envie de dormir s'évapore dans l'air trop vif d'une nuit de Manhattan purifiée par la neige immense et lente. Allons chez des Américains. Salon des J…, musique dans la pénombre. Je reconnais quelques jeunes romancières, des journalistes, des rédacteurs de Life fraternellement mêlés à ceux des little mags, comme le triomphe modeste au mépris tolérant. Heure des définitions profondes et surprenantes, malaisément articulées, dans les groupes qui jonchent les tapis. Quelques-uns dansent. « Florence est folle cette nuit, elle mord les hommes », me dit l'hôtesse, comme on offre un cocktail. Voici Florence. Je reconnais la cover-girl la plus photographiée de la saison, être de beauté pure et joie pour tous les yeux, copiée par des centaines de milliers de tendrons. Elle me sourit avec cette grâce à la fois nostalgique et enthousiaste qui est le secret des Américaines, et je sens que je vais être mordu. Mais le poète M. L… la retient d'une main vague. Il est debout devant moi, son trench-coat d'aviateur jeté sur son smoking, la cravate de travers. Et tout en se balançant lentement d'une jambe sur l'autre, comme si le plancher tanguait, il répète d'un air sombre : « L'Amour et l'Occident, l'Amour et l'Occident, le voilà donc l'Amour et l'Occident… » Nul ne sait où il veut en venir. On le pousse gentiment vers l'ascenseur. 31 janvier 1942. Déjeuné seul, essayé de trier des papiers, fait des comptes inquiétants, reculé devant une série de téléphones plus urgents l'un que l'autre. Puis rêvé en regardant la pluie tomber sur mon plafond de verre. Soudain j'ai revu et senti des après-midi de pluie de mon adolescence, au péristyle de la grande maison. L'odeur des marronniers, les gouttes le long de la balustrade de fer forgé, les longs soupirs des chiens s'étirant sur leurs pattes, le pare luisant, les hêtres rouges sur le ciel noir. J'avais des livres, je fumais un peu, il n'y avait rien d'autre à faire, ni rien dont je me sentisse privé. Tout était là, présent et savoureux, un peu mélancolique, reposé et secret. C'était la paix. Était-ce un rêve, une fuite hors de la vie, ou la vraie vie ? Ici, le loisir n'est qu'un vide. Rien à regarder que ce mur de briques humides. Rien de vivant, rien à épier longuement, à voir bouger. Rien à sentir. C'est simple : il n'y aurait ici qu'absence et manque, si je ne fabriquais autour de moi et ne réparais, ici ou là, dans ce pêle-mêle compact de la ville étrangère, mon espace humain, mes relations, à coups de téléphone et de rendez-vous. Un monde de signes, de croisements, de hasards, de discontinuités et de rares scintillations sur un fond gris ; un monde qui me paraît soudain, dans son ensemble aussi abstrait que les structures de la physique. La pluie fait éclore ces pensées, parce qu'elle est la seule chose de nature dans tout ce qui m'environne, à des lieues à la ronde. Des gouttes tombent parfois sur ma tête. C'est au moins quelques gouttes à sentir, à aimer. 14 février 1942. Inauguration de l'École libre des hautes études, université francophone en exil dont le président fondateur était Henri Focillon. Maritain déjà lui succède, seul à parler très bien ce soir. Parrainé par Koyré et Gurvitch. Je donnerai mon cours dès avril dans la section de sociologie. Thème : les Règles du jeu — sacré, mythes, conventions, éléments réguliers de toute société. 16 février 1942. Plusieurs rencontres ces jours-ci avec Alfred Métraux, l'ethnographe suisse que j'avais rencontré à Buenos Aires. Il s'occupe du pouvoir résurgent des mythes, dans quoi je suis plongé depuis des semaines, lisant ou relisant (en vue de mon cours) Jung, Dumézil, Frazer, Hubert et Maus, Frobenius. Hier c'était au Brevoort, la seule terrasse de café de New York, avec quelques jeunes professeurs de l'École libre. Remarque de Claude Lévi-Strauss : « En Europe, on cherchait de l'argent pour réaliser des idées, ici on cherche des idées pour justifier des dépenses. » (Ainsi jugeons-nous l'Amérique.) Métraux m'emmène de là au Musée d'Art moderne où passe son film sur l'île de Pâques. Nous y retrouvons Bunuel et André Masson. Ce dernier vient de recevoir une lettre de Georges Bataille disant de Paris (avec enthousiasme) : « Et ça sent de plus en plus le cadavre. » (Ainsi l'Europe se juge-t-elle. Du moins par des intellectuels d'une certaine sorte, dont on ne peut dire qu'ils sont l'Europe, mais qu'on ne trouve que là.) Mercredi des Cendres, 18 février 1942. Depuis des mois, j'essayais de m'y mettre . Mais je fuyais partout, dans la rue, dans le monde, au cinéma, sous le moindre prétexte. À deux heures aujourd'hui, je me suis enfermé sans plus bouger, entre mon fauteuil et ma table — les deux bras du fauteuil touchant le bord de la table — devant un bloc de papier blanc. Des heures ont passé, immobiles. Le téléphone a sonné plusieurs fois, près de mon lit, sans que je bouge. J'ai lentement relu ma conférence de Buenos Aires, des notes éparses. À sept heures, je me suis mis à écrire. Il est dix heures et j'ai devant moi les trois premiers chapitres terminés. J'ai faim, j'ai froid, je suis heureux et cours dîner pour 50 cents à la cafeteria du coin. 22 février 1942. Ou écrire, ou sortir. — Après trois jours et nuits de travail acharné, j'ai tenté hier soir une sortie. Deux signes m'ont prouvé que jusqu'à nouvel ordre je suis le prisonnier de mon livre et ferais bien de ne plus m'en échapper. Je devais aller chez des amis après le dîner. J'entre au hasard dans un petit restaurant, au bas de Madison Avenue. La salle étroite et profonde paraît vide. Il doit être environ neuf heures et demie. J'hésite sur le seuil : va-t-on me servir encore ? Au fond de la salle, deux hommes et une femme attablés causent et boivent. L'un des hommes m'ayant remarqué, je l'entends dire : « Voilà le Diable ! » Ils se retournent à demi et rient. J'ai fui. Pas d'autre restaurant dans ce quartier. Je suis monté sans diner chez mes amis. Je n'en ai pas de plus charmants dans toute la ville, et je les ai vus presque chaque jour le mois dernier. Mais ce soir-là, je n'avais rien à dire, et me demandais non sans angoisse ce que l'on peut bien avoir à dire, en général, quand on se trouve à huit dans un salon. Rentré tôt, mais n'ai rien fait qui vaille de toute la nuit. Voilà qui est clair : ou écrire, ou sortir. 26 février 1942. À Town Hall, Wanda Landowska jouait cet après-midi les Variations Goldberg. Pendant une heure et demie, les nerfs aussi vibrants que les cordes du clavecin, combien de fois cette mathématique vierge et vivace comme la sainteté même ne m'a-t-elle pas conduit au bord des larmes ! Parfois aussi mes yeux se fermaient malgré moi, car j'avais travaillé toute la nuit et l'émotion me fait dormir. Je suis sorti pénétré d'une ivresse dont j'imagine qu'elle est l'état normal des anges, et décidé à récrire tout mon livre. Je ne puis entendre Bach sans avoir honte d'écrire. Comment frapper les mots d'une touche aussi allègre ? Comment les faire danser de cette joie de dire vrai ? Et comment les séduire au rythme sans défaut, sans relâche, et sans repentir, d'une pensée qui soit digne encore d'être pensée, d'être reçue, dans le monde établi par une seule fugue de Bach ? 1er mars 1942. Je constate que de quarante-huit heures je n'ai pas dit un mot à âme qui vive. (À la cafeteria, il me suffit de désigner les plats d'un geste). Cela ne se peut que dans une très grande ville ou un désert. Travail nocturne. Je dors un peu le matin ou l'après-midi. La femme de ménage n'est plus venue. Suie sur les meubles, dans les tasses. 5 mars 1942. Quand je me suis endormi au matin, si le téléphone appelle un peu plus tard et que je fais effort pour reprendre mes esprits en quelques secondes, je comprends bien pourquoi l'on dit : je me réveille, et qu'il s'agit vraiment d'un verbe réfléchi. 7 mars 1942. Donné à taper les cinquante premières pages. Puis erré sur Fifth Avenue dans la foule ralentie du samedi. Ce n'est pas encore le printemps, mais la saison s'émeut obscurément. Un vent doux, venu de la mer, remontait les avenues infinies, très légèrement dorées par le couchant là où elles s'ouvrent sur le ciel. Suffit-il d'un vent doux, d'un peu d'or au lointain, d'un beau ciel de nuées atlantiques, pour que le monde soit de nouveau plus grand que la guerre, et le cœur plus libre d'aimer ? Oui, ce soir. 14 mars 1942. Promenade autour d'un square terne et boueux du bas de la ville, avec E. E. Noth, romancier allemand. Je lui parlais de mon livre en train. « Comment, me dit-il, vous pouvez encore vous passionner pour des idées ? Vous avez encore une vie intérieure ? Moi je suis mort depuis deux ans. Je me sens posthume. » Bien que nous soyons à peu près du même âge, voilà un homme plus moderne que moi. 16 mars 1942. Réveillé il y a quelques minutes, il est onze heures du matin, je me suis dit : « Pourquoi cette lettre est-elle pliée en deux ? Ma boîte est bien assez profonde pour ce format, le facteur devrait le savoir ! » Je voyais une mince enveloppe grise pliée en V derrière la porte sans jour de la boîte métallique. J'ai passé ma robe de chambre et suis descendu les trois étages jusqu'au vestibule : oui, c'est cela, l'enveloppe grise est là, pliée. (Une facture de blanchisseur !) Il me semble que la chose ne m'était plus arrivée depuis douze ou treize ans, depuis Calw… Ma faculté de petite voyance (voyance de détails sans intérêt) ne m'a jamais servi à rien, sinon à vérifier précisément, chaque fois qu'elle se manifestait, que j'étais déconnecté du monde de l'utile. 20 mars 1942. Pluie torrentielle et fonte des neiges. Les nonnes ne sortent plus, ou sont peut-être tombées dans la cour. Des gouttes chargées de suie s'écrasent sur mon papier, la verrière doit être fendue ou mal jointe. Raccommodé avec un ligament de ficelle verte le pied cassé de mon petit fauteuil. Bonheur d'écrire et de me sentir libre nuit et jour. 21 mars 1942. Terminé le chapitre sur saint Michel. Cela paraîtra délirant aux « intellectuels libéraux » de New York. Premier jour de printemps, annoncé par un fort coup de tonnerre à cinq heures du matin. José Bergamin assure que le printemps est la saison du Diable. Mais j'aurai terminé dans peu. 23 mars 1942. Une lettre du propriétaire m'apprend qu'on va démolir mon étage. Je louais cet atelier au mois et n'ai donc plus qu'à déguerpir sans insister. 25 mars 1942. Écrit finis à six heures du matin. Église Saint-Marc à l'aube froide, quelques bonnes femmes et un jeune homme devant le vieux prêtre anglican, dans une crypte de pierre nue. Exorciser en moi la part du Diable, celle qu'il a sans doute prise à mon ouvrage. Idée bizarre : si j'ai si vite bouclé ce livre, c'était pour essayer de le prendre de vitesse. 29 mars 1942. Quand on vient de terminer un livre et que l'esprit reste tout excité mais sans objet sur lequel se jeter, il en fait voir de toutes les couleurs aux rudiments d'idées qui le traversent. Il s'empare de leurs mots si vivement qu'il les tord, les renverse, et les rend ridicules. Et son plus grand plaisir est de leur faire avouer tout ce qu'ils peuvent dire d'absurde ou de contradictoire. Exemples, dans mes notes de ces jours-ci : — Quel est le contraire de l'esprit de risque ? — Littéralement : un corps de garde. — Et le contraire des risques de l'esprit ? — Les gardes du corps. — N'y a-t-il pas une difficulté qui subsiste ? Pouvez-vous la nommer ? — L'esprit de corps. — Vous me parlez de l'état de grâce quand j'ai besoin d'un dollar pour déjeuner ! — Vous me parlez d'un dollar pour déjeuner quand il s'agit d'être en état de grâce ! — J'ai dormi vers la fin du film. Que s'est-il donc passé entre le moment où le fugitif embrassait la fille dans sa mansarde et le moment où il va s'embarquer ? — Rien. — J'ai vraiment tout vu ? — Oui, vous avez rêvé que vous dormiez. Un réfugié arrivant à New York me dit : — Puisqu'ils ne croient qu'à l'argent, dans ce pays, je suis bien décidé à le leur faire payer cher ! — Je vois qu'ils vous ont eu, déjà. Et même pour rien. 13 avril 1942, 11 West 52th Street. Emménagé le 1er du mois dans une belle chambre blanche, vaste et carrée. Je suis rendu au monde et à la vie courante. Mais pendant que je m'escrimais contre son image fuyante, le Diable a tranquillement vidé mon compte en banque, et je ne suis pas plus avancé qu'au temps de morille atlantique. Premiers cours à l'École libre des hautes études. Cela ne fait pas vivre son homme plus d'un mois, mais cela fait vivre un peu de culture française — encore que les ouvrages qui m'ont le mieux servi ne soient pas traduits en français : Philosophie und Religion de C. G. Jung, Homo Ludens de J. Huizinga (qu'il m'avait envoyé en allemand après nos entretiens de l'automne 1940) et The Philosophy of Physical Science d'Eddington. Mais la culture française, dès le xviiie, fut une synthèse européenne. Incertain sur le sort prochain de mon Diable. Plus encore sur le sens et la portée réelle de ces Règles du Jeu. Je ne cesse donc de revenir à mon plan : quel en serait l'argument le plus bref ? 1. Rien de plus sérieux qu'une convention (en art, en droit, dans la cité, dans la passion…). 2. Mais nous vivons dans le monde de la tricherie. (La lutte contre les lois est menée par Hitler ; la lutte contre les conventions par l'intelligentsia, au nom de la liberté et du progrès — qu'elle ruine.) 3. Il faut donc retrouver le sens des règles (vital pour toute société, si elle se veut démocratique). Compris ces jours derniers qu'en cette recherche — quoi qu'il advienne des résultats — convergent et s'articulent mes plus anciens thèmes « formalistes » (Gœthe, Kassner,Valéry : archétypes, physiognomonie, rhétorique) et l'actualité qui nous harcèle et qui m'a pourchassé jusqu'ici. Ou encore les formes fixes dans une société donnée, et l'événement ou Histoire appelant des décisions existentielles, au sens de Kierkegaard, de Nietzsche, mais aussi de Karl Marx et de Karl Barth. 18 avril 1942. Pour une Fondation qui me laisse espérer un fellowship, mis au point le plan de mon cours : ce serait le programme d'une recherche à mener pendant deux ou trois ans, mais sans doute la collaboration d'une équipe (un peu analogue à celle de L'Ordre nouveau) serait-elle bientôt nécessaire. Plan de recherches sur les règles du jeu ou étude de la fonction ludique dans les arts, les sociétés et les religions. Dissolution des règles. — Lorsque la conscience s'élargit, règles sacrées et conventions sociales sont ressenties comme trop étroites. Ou bien on en instaure de nouvelles, ou bien on déclare toute règle arbitraire et possiblement « fausse ». L'ère moderne s'est livrée sans scrupules à la critique destructive des règles et des symboles. Les liens communautaires défaits, les poussées de l'inconscient sont devenues des éruptions violentes balayant tout. Ainsi Mein Kampf donne un programme de tricherie systématique, de destruction des barrières traditionnelles et des cadres universalistes, de déchaînement de l'inconscient collectif. Autre exemple : la guerre était un art réglé au Moyen Âge (tournois, champs de bataille délimités, conventions méticuleuses déterminant à certains signes le vainqueur et ses droits). La « guerre des nations » abolit ces lois. Guerre totale : tout élément de jeu réglé a disparu, la victoire n'est plus que la destruction physique et morale de la nation adverse entière. Plus de lice ni de champ clos, de déclaration de guerre ni de traité de paix. Science exacte mais incertaine. — Devant cette dissolution générale des règles — lois, conventions et formes rhétoriques — l'époque moderne demande à la science les éléments d'un nouvel ordre. Mais à ce moment précis de l'évolution, la science découvre que ses « vérités » sont relatives aux postulats qui président à ses expériences. Elle se conçoit elle-même comme un jeu (vrai, cohérent, mais dans certaines limites qu'elle s'est choisies et par rapport à ses seules règles convenues). Elle ne peut révéler à la société des fins dernières, des vérités absolues. Ni lui rendre un langage commun et quotidien. Comment restaurer des règles ? — Pour approcher les éléments d'une réponse, considérons d'abord la réalité actuelle de différents domaines où l'importance organique des règles est le plus sensible, et les causes de la tricherie le mieux explicables. Cette méthode descriptive doit prévenir le danger de systématisation inhérent à toute étude du phénomène de règle en soi. Elle permettra aussi de reconnaître le caractère créateur de certaines tricheries, initiant une orthodoxie nouvelle. Définition du jeu. — Il a un début et une fin clairement annoncés, entre lesquels l'action s'épuise sans reste et qui l'isolent de la « vie sérieuse », domaine des conséquences indéfinies. Il est strictement délimité (échiquier, lice, ring, scène, etc.). Les règles y sont par définition inviolables, car ce qui se passe dans les limites (spatiales et temporelles) n'a de sens que par rapport aux règles. Ici, donc, conventions et réalité, règle et liberté sont strictement corrélatives. Les surprises, inspirations et inventions sont rendues possibles et sensibles par la seule règle. Les partenaires s'entendent et communiquent parfaitement, disposant d'un langage exactement défini. Or les descriptions du sacré chez les primitifs correspondent trait pour trait à cette description du jeu. Les principaux jeux connus tirent d'ailleurs leur origine de rites sacrés. C. G. Jung montre que l'inconscient collectif communique avec les consciences individuelles par le moyen d'un système de symboles, figures constantes ou archétypes, que l'on retrouve partout et en beaucoup d'époques, dans les rêves et les rites, — à quoi j'ajoute les figures des jeux. La fonction ludique. — Elle est analogue dans l'éveil à la fonction onirique dans le sommeil. Rites, symboles constants, figures des jeux, rhétorique, fêtes et liturgies sont les moyens d'expression normaux de l'inconscient collectif, les canaux contrôlés qui amènent ses contenus à la conscience. « Les rites préviennent le désordre comme les digues » (sagesse chinoise). Ce qui permet de dire qu'il y a jeu, c'est le fait qu'une structure se dessine, un ensemble de formes et de combinaisons, et des successions régulières : si tu fais ceci, tu provoques cela d'après la règle du jeu. « C'est régulier. » On reconnaît à cela une structure contraignante, fût-elle fragmentaire, rudimentaire, limitée dans son pouvoir (temps et espace), ou englobant un ensemble. Il y a jeu quand il y a structure. Définition de la fonction ludique : jouer, c'est expérimenter les structures du réel. Ce qui revient à « expérimenter le réel », car ainsi que le dit Eddington : « Quelle espèce de choses puis-je connaître ? La réponse est structure. » On voit ainsi s'opérer l'assimilation de proche en proche des rites religieux, symboles des rêves, figures et règles des jeux, langages en général, à la réalité communicable. Car « nous ne pouvons communiquer que notre connaissance des structures » (Eddington). Il y a plus : le mouvement crée la forme (géométrie ou structures dynamiques) qui transmue l'énergie en matière, ou l'inverse. La notion de magie juste en cela : il s'agit de modifier la matière par la position de formules qui, du seul fait qu'elles informent l'énergie ou structurent la matière, la gouvernent. Il résulte de ces rapprochements que rien n'est moins « arbitraire » que les conventions et les règles du jeu, sociales, artistiques, religieuses. Rechercher dans tous ces domaines les données régulières et organiques sur lesquelles doivent et peuvent se fonder les règles. Les ignorer, tenter de les détruire, les tenir pour arbitraires, c'est priver la conscience de tous moyens de communications normales avec l'inconscient collectif. Celui-ci finira par rompre les digues de la raison et de la morale : soulèvement des masses, celles-ci figurant l'insconscient de la société, refoulé. L'hitlérisme comme névrose sociale. Le jeu dans l'art : rhétorique. — Évolution parallèle des arts : d'abord expression vitale et utilitaire du sacré, langage imagé de la communauté — puis sécularisation progressive : l'art devient décoratif (recherche du « beau ») et psychologique — rejet des canons : expression individualiste, culte de l'originalité — finalement art incommunicable (xxe siècle) — en même temps, réactions « rhétoriques » partielles et artificielles : cubisme, musique pure, poésie pure. Elles échouent, car une rhétorique ne peut être une création individuelle, mais suppose un cadre social. Où le retrouver ? Le jeu dans la société : le sacré. — Communautés primitives liées par le sacré. — Naissance de la raison et de l'individu : profanation et « tricherie ». — Formation de sociétés contractuelles. — Décadence du respect des lois. — Sociétés modernes imaginées comme sans orthodoxie : paradoxe insoutenable. Éléments de jeu et de sacré subsistants : sports, modes, slogans, superstitions nouvelles, « scientifiques ». — Sociétés trop vastes et informes pour être réglées ; la seule mesure qui subsiste est l'argent : symbole de l'abstraction et de l'arbitraire. — Nihilisme social. — Appel des individus (désormais isolés et sans coordonnées) à une « religion » qui les réunisse et les encadre dans des structures protectrices. — Pas de société possible sans « religion » au sens minimum des sociologues. Le jeu dans la religion : liturgie. — La liturgie est dans les religions le domaine du jeu réglé, du sacré, de la rhétorique. Elle s'oppose à l'inspiration libre, au prophétisme. Ici apparaît la limite du jeu : dans le christianisme, par exemple, le fidèle peut s'opposer à l'orthodoxie au nom de la fin transcendante qu'elle sert : c'est là le principe positif de la liberté. Il peut faire appel, sans tricherie. L'ordre véritable est alors établi par la subordination du jeu à des fins absolument sérieuses. La foi domine la religion et la réduit à sa juste fonction, — la sauve. Orthodoxies. — Orthodoxies « ouvertes » ou médiatrices : celles qui ont pour fonction de canaliser les inspirations inconscientes et affectives (rite, liturgie), puis de régler les relations sociales conscientes (lois, morale), enfin de les orienter vers un but ou principe commun, transcendant, à venir, considéré comme Absolu, et auquel chacun peut en appeler contre les abus de pouvoir. Orthodoxies « fermées » ou totalitaires : celles dont le principe est immanent à la classe, à la race, à la nation, à un passé, indûment absolutisés. Il n'y a pas de recours possible. Jeu et sérieux sont confondus, et se dégradent mutuellement. Le problème est de sauvegarder à la fois une orthodoxie (sans laquelle ni religion, par suite ni société, ni arts ne sont viables) et un principe de liberté, donc de recours, sans lequel les orthodoxies se ferment et bientôt se dégradent. Société. — Jeu, art, religion et société sont inéluctablement impliqués et conditionnés les uns par les autres : on ne pourra les restaurer que simultanément. Au plan politique, l'urgence apparaît cependant plus grande. Le gigantisme comme cause de la guerre. La seule solution à envisager est alors de défaire (de dis-socier) les sociétés trop vastes pour être réglées d'une manière organique (les États-nations). Restaurer des cellules (communes), des foyers locaux (régions) et les fédérer progressivement en réseaux organiques et multiples. La solution est donc dans le fédéralisme, qui admet une pluralité de communautés juxtaposées ou superposées, unies par la volonté même de la liberté qui assure leur diversité. Chacune peut garder son orthodoxie, à condition que celle-ci reste ouverte. — Liberté fédéraliste : définie par la possibilité d'appartenir à plusieurs communautés, ou d'en changer : pluralité des allégeances. Dans les communautés restreintes, et là seulement, des structures solides peuvent s'organiser. Les critères sont connus, les mots prennent tout leur sens, les problèmes sont à hauteur d'homme, les solutions à dimensions de jeu. Des « masses » ne peuvent jouer, il y faut des équipes. Le fédéralisme est un système d'équipes unies par un même respect indiscuté des règles du jeu. 21 avril 1942. Lincoln Kirstein m'invite chez lui pour me faire rencontrer un directeur de revue qui désire publier mon essai sur Kafka. J'arrive très en retard, devant un énorme building. Un portier galonné est assis à l'entrée, sur le trottoir, mais je ne vois personne d'autre dans le hall. Les ascenseurs sont au fond, l'un grand ouvert, très large et boisé de chêne clair. J'y entre en me disant qu'un doorman va venir. J'attends. Soudain la porte se met à glisser et se ferme. Je ne sais pas à quel étage habite K…, je tape de petits coups sur la porte. Puis des coups de poing. Rien. Après quelques minutes, la porte se rouvre. Personne. Je cours vers le galonné, toujours assis. Il rit, refuse de rien m'expliquer. K… n'habite pas ici, à sa connaissance. J'insiste. Il consulte une liste et ne trouve rien. Je la lui prends des mains et vois sous K : Kirstein, 12 bis. Je retourne à l'ascenseur. À peine y suis-je entré, la porte se referme et l'ascenseur monte aussitôt. Il s'arrête et la porte se rouvre d'elle-même devant un long corridor vert qui fait un coude à droite. Dix portes, toutes pareilles, et pas un nom. J'erre, hésitant. Finalement, j'entends un grand chœur derrière une porte, la Symphonie de Psaumes de Stravinsky. Je sonne. K… vient m'ouvrir. « Vous avez un drôle d'ascenseur ! — Oui, quelquefois… C'est un peu Kafka. Comme tant d'autres choses à New York. » 28 avril 1942. Saint-John Perse. — Son discours sur Briand, lors de la belle cérémonie organisée par le comte Coudenhove, paraît enfin. Il l'avait prononcé sans regarder ses notes, mais je reconnais, à lire ce texte, les phrases, les rythmes, et jusqu'aux moindres inflexions de l'orateur. Je l'avais écouté d'un bout à l'autre avec une émotion soutenue, que je retrouve, de l'attaque dès la deuxième phrase : « Quel était donc cet homme, qui du fond de la mort, avec la même chaleur humaine, tient encore sur nous son regard de vivant ? jusqu'au beau coup d'archet de la péroraison : Réuni à son peuple, comme il est dit au livre de l'Exode, des grands vieillards antiques, il attend l'heure de se lever encore parmi nous : pour la France, pour l'Europe et pour l'humanité. » Grande prose musicale, et qui n'est pas indigne du poète de l'Exil et d'Anabase. Lorsqu'il est arrivé en Amérique, il n'a paru de lui qu'une seule photo, encore était-elle prise de dos. (Mais ce trait justement le révélait.) Penché à un balcon d'hôtel, au haut d'une tour, dominant le paysage épique de Manhattan, il se refusait à l'interview. À Washington, il vit dans deux petites pièces banales, accueillant un à un, mais longuement, les visiteurs qui passent par cette ville de nulle part. Et j'ai songé à cette autre retraite, la maison rose de « La Muette », où Ramuz lui aussi laisse venir ceux qui lui apportent les rumeurs de la planète. Mais l'un questionne et l'autre parle. Il parle de Briand qu'il a servi longtemps ; d'Hitler dont il a regardé les yeux de près et qu'il décrit en termes médicaux ; de Staline, pur Asiate mais non dénué d'humour. Et je doute si personne aujourd'hui parle un français plus sûr de ses nuances, plus naturellement mémorable. Quand il vient à New York pour quelques jours, il se promène interminablement, suivant au long d'avenues anonymes des caravanes de songes planétaires, nourris de maintes connaissances des prestiges, et de la ruse et des métiers de plus d'une race… « Chemins du monde, l'un vous suit. » Chemins d'exil. 5 mai 1942. Un job. — J'étais allé voir mes enfants à Long Island, le samedi soir, et le dimanche matin j'annonce subitement que je dois rentrer en ville pour une affaire pressante. En vérité j'ignorais quelle affaire, mais je sentais qu'il fallait rentrer. Je monte l'escalier quatre à quatre, j'ouvre ma porte : le téléphone sonnait. C'est un ami qui vient de quitter l'Office of War Information. La place sera déclarée vacante demain après-midi, et sans doute aussitôt repourvue. Si je vais me présenter dès demain matin, j'ai les plus grandes chances. J'y suis allé et une demi-heure plus tard, je me mettais à ce travail, nouveau pour moi : écrire des textes d'information et des commentaires politiques, diffusés par ondes courtes vers la France et retransmis de Londres par la BBC. 28 mai 1942. Bohuslav Martinu et Milos Safranek (son biographe) sortent d'ici. Ils sont venus me proposer de fonder un club de discussion sur une démocratie fédérative à l'échelle de l'Europe d'après-guerre : suite de mon cours à l'École libre, et notamment de ses dernières leçons. Arthur Lourié, autre compositeur qui a suivi quelques-unes de mes conférences, me disait l'autre jour : « Ce n'est pas que nous refusions les règles, et ce n'est pas ignorance ou maladresse, non : les règles existent, nous voulons bien, mais pour quelque raison qu'il faudrait dégager, nous ne pouvons plus nous en servir. » Raisons que je « dégage » pour ma part : 1. Notre projet n'est plus le même que celui des hommes qui avaient posé ou accepté les règles. Elles nous sont donc défavorables. 2. Nos instruments ont changé, et la nature des résistances aussi : matériaux, timbres, mots, dimensions de l'audience, du public, etc. Les règles ne sont donc plus applicables. 3. Nous cherchons davantage à exprimer une particularité qu'une réalité commune. Notre intention est donc antirégulière, créatrice d'un malaise sans cesse renouvelé par définition, par système, et où beaucoup voient la marque d'authenticité de leur art. Pour le livre à rédiger, insister plus que je n'ai pu le faire dans mon cours sur le rôle créateur de la tricherie (rôle du Diable ?), mais seulement dans un univers qui croit aux règles : « Le garçon qui a violé outrageusement les règles du football peut être ou bien puni en conséquence par ses camarades, ou bien célébré comme l'inventeur du rugby. » (Eddington.) Si on ne faisait qu'obéir aux règles de la tribu, point de développement civilisateur. Mais si on triche trop souvent, on se perd dans l'indéterminé et l'on retombe au règne de la force non pas « primitive » mais dégénérée. Civilisation vivante : invention de règles neuves. Le soulèvement contre Hitler prouve que le sens de la tricherie (donc des règles) est encore vivant dans les peuples. La situation n'est pas encore si mauvaise qu'on ne puisse écrire un tel livre avec quelque espoir d'efficacité. Fin mai 1942. Office of War Information. — Voici donc la section de langue française d'un organisme américain qui tient le rang et joue le rôle de ministère de l'Information. Il peut être amusant de noter, pour plus tard, la composition de notre équipe en termes de gazette littéraire. L'ancien rédacteur en chef de Paris-Soir la dirige, assisté par l'ancien secrétaire de La Revue hebdomadaire. L'ancien secrétaire de La Nouvelle Revue française et l'ancien rédacteur en chef du Matin lui fournissent de la copie. Les anciens directeurs de La Révolution surréaliste et de L'Esprit nouveau parlent cette copie devant le micro. Cependant que s'affairent dans la grande salle centrale d'anciens collaborateurs des Nouvelles littéraires, du Collège de Sociologie, d'Esprit, du Figaro, etc. Telles sont les petites surprises de l'exil. Fin juin 1942. Une journée à l'OWI. — André Breton, superbement courtois, patient comme un lion bien décidé à ignorer les barreaux de sa cage, apparaît vers cinq heures au fond de la grande salle. Il vient nous prêter sa voix noble, agrémentée d'un léger sifflement, mais il garde pour lui son port de tête et sa présence d'esprit indiscernablement ironique, admirante et solennelle. Qu'on lui donne un royaume ! Ou plutôt non : qu'on lui donne une église à régir, et le beau nom de sacerdoce à restaurer dans une atmosphère orageuse ! Mais l'Amérique n'est pas son fort. Il y tient le succès à distance, laissant à Salvador Dali, qu'il appelle Avida Dollars, le soin de faire monnaie d'une étiquette plus prestigieuse ici qu'à Paris même : surréalisme. Chaque soir, pendant que mon texte terminé sous pression passe par une série de bureaux, de la censure à la polycopie, avant d'être remis aux announcers, nous trouvons un moment pour causer. Et souvent nous parlons des fêtes que nous rêvons d'organiser. Celle par exemple qui devrait durer trois jours dans une vaste demeure aux portes condamnées, où chaque invité amènerait une personne inconnue des autres, tous étant costumés et masqués, les propos échangés dans un style rigoureusement prescrit, les heures réglées, le moindre indice de relâchement dans l'attitude ou le langage entraînant des sanctions immédiates. Rendre un sens aux paroles, aux gestes et au costume, par cela même à la Surprise… Introduction à la vie hiératique… C'est un rêve de compensation, si l'on voit dans quel cadre nous sommes en train de causer. Trente machines à écrire dans cette salle, en contrepoint avec deux télétypes. Visières vertes aux fronts sous les lampes dures, manches retroussées, fatigue, paniques locales entre des groupes qui bavardent… Passe Julien Green, il apporte son texte sur la vie dans les camps d'entraînement. Il a trouvé le moyen de se rendre plus invisible encore à force de discrétion, en revêtant l'uniforme simple du GI. Ces messieurs les announcers, qui sont André Breton, le peintre Amédée Ozenfant et le jeune fils des Pitoëff quand ce ne sont par Georges Duthuit, Claude Lévi-Strauss et Pierre Baudet, se voient priés de passer au studio 16 pour l'émission. Dans cinq minutes, au fond d'une campagne française — ce sera déjà la nuit là-bas — des oreilles clandestines entendront : « La Voix de l'Amérique parle aux Français. » Il est temps que je recueille et dépouille les directives de Washington, de New York, de Londres, pour ma seconde émission, celle de la nuit. Pierre Lazarefl, en bras de chemise, sort de sa cage vitrée, le crayon sur l'oreille et le front maculé d'encre à copier. Il me cherche du regard par-dessus ses lunettes. Il tient une liasse de documents, les feuillette rapidement, comme sans regarder, sort une page d'un petit geste nerveux : « Voilà ce que vous cherchiez, mon cher. Une bonne idée pour vous là-dedans ! » Cela tient de la divination, et c'est juste neuf fois sur dix. Huit heures et demie. L'équipe de nuit s'installe sans bruit dans les bureaux presque déserts. Téléphone d'Henri Bernstein, il voudrait bien savoir un peu ce qui se passe… « N'êtes-vous pas l'auteur du Secret ? Souffrez que j'en sois la victime. » Sur quoi, peut-être, il serait temps d'aller à ce diner, n'était-ce pas pour huit heures ? Quitte à revenir terminer dans la nuit. À deux heures du matin, si tout a bien marché, je monterai chez « Saint-Ex » faire une partie d'échecs et l'écouter parler des malheurs de sa France… Juin 1942. La guerre va mal, il faut le dire, et persuader l'Europe qu'elle ira bien demain. La campagne sous-marine bat son plein, Tobrouk tombe, les Russes reculent, les Japonais avancent encore. Mais j'ai pu annoncer le premier raid anglais de mille avions, et la promesse du général Marshall : « Nous débarquerons en France. » 26 juin 1942. Déjeuné chez des amis belges avec Paul Van Zeeland, et parlé du personnalisme, de la fédération européenne, enfin de l'art nouveau de la propagande. On me demande s'il y a des recettes, j'en indique une. — Supposez l'île d'Attu, dans le nord du Pacifique. La science dit simplement que cette île est à 300 milles du Japon et à 2 000 milles de l'Alaska. Mais l'art consiste à dire, si on perd l'île : c'est un petit récif perdu à plus de 2 000 milles de notre continent… et si on la reprend : c'est une importante base d'attaque, à moins de 300 milles du Japon. Dans les deux cas, nous aurons dit une vérité. 2 août 1942. Un climat tempéré. — Une nouvelle vague de chaleur sur New York, et voici les balcons, les terrasses, les jardins suspendus jusqu'au trentième étage qui se couvrent d'un peuple nu, quêtant un souffle de la mer, un courant d'air de l'East River, quelque soupir… La vie s'arrête. Le business même s'alourdit et s'endort. Dans la rue des gens tombent. Le veston sur le bras, on erre dans un bain de vapeur, cherchant les salles réfrigérées où l'on entre le souffle coupé et d'où l'on ressort avec un rhume. La semaine dernière, il gelait presque. L'Américain doit conserver sa garde-robe entière et tout son équipement d'appareils électriques à chauffer, à glacer, à tempérer, en état de mobilisation permanente, d'un bout à l'autre de l'année. Une bonne partie de ses soucis, de ses inventions, de ses dépenses, vont à neutraliser les sautes d'humeur d'un climat fantaisiste à l'extrême, souvent brutal. Comme chaque jour à New York, je pense à la planète. Mais je ne puis penser aujourd'hui qu'aux climats inhumains de la planète. À ces îles des tropiques où le litre de rhum qu'on boit par jour et par personne, enfants compris, n'est qu'une défense, d'ailleurs désespérée, contre la torpeur écrasante qui tombe des arbres et du ciel. Aux régions polaires sans été. Au faux printemps perpétuel de carte postale qui baigne la cuvette californienne et qui explique cette irréalité fade et flatteuse de tant de films tournés à Hollywood. Aux toundras, steppes, déserts, pampas, glaciers, et jungles qui couvrent neuf dixièmes des continents… Notre terre est à peine habitable, dans l'ensemble ! Et dans les régions plutôt rares où les conditions naturelles tolèrent la subsistance des vies humaines, c'est au prix d'un effort épuisant d'adataption, de protection, de réaction ou de réfrigération, qui laisse peu d'énergie de surcroît. Où trouver un pays qui ne harcèle pas l'homme, et qui lui laisse le loisir d'être humain, au lieu de le forcer sans trêve à défendre sa vie d'animal ? J'en vois un, c'est peut-être le seul. Là, point de catastrophes naturelles, d'avalanches, de tornades, de volcans, d'invasions de sauterelles ou de termites ; rien à craindre des tremblements de terre, des fleuves envahissants, des sécheresses périodiques ou de ces moiteurs dissolvantes. Les quatre saisons bien distinctes s'y succèdent dans un ordre classique. Noël tombe en hiver, non pas en plein été comme dans l'hémisphère sud. Pays qui ne connaît d'autres désastres que ceux qu'organise l'homme lui-même : la guerre et la révolution. Seul pays dont tous les manuels nous apprennent dès l'enfance — et nul ne s'en étonne — qu'il possède un climat tempéré. C'est la France. Ses habitants croient que la nature dont ils jouissent est le climat normal de l'homme. Ils ont raison, s'ils n'oublient pas toutefois que ce climat « normal », sur la planète, est une exception surprenante. Tout ce que nos pères considéraient comme simple, typique, évident et « normal », la paix, la lumière blanche, l'atome d'hydrogène, la géométrie d'Euclide, ou le Français moyen, se révèle à l'analyse du xxe siècle comme autant de cas d'exception, dont il est stupéfiant qu'ils se produisent si l'on parcourt les statistiques. La France au climat tempéré, avec son type d'humains normalement adaptés à une nature jugée normale, est une réussite hautement improbable. Mais c'est par cela même qu'elle se trouve chargée d'une mission universelle. Pendant des siècles, l'homme a pu y consacrer son ingéniosité à faire des arts, des armes et des lois, de la politique, des robes et une littérature, plus quelques âmes de climat dur, de Pascal à Rimbaud, de Calvin à Saint-Just. Chance anormale : chance de créer, pour l'ensemble du genre humain, des normes idéales de l'homme, le luxe même. La France, disposant des énergies que libère une nature amie de l'homme, se trouve placée par cette nature même au rang de grande puissance d'invention — et je prends le mot puissance au sens de potentiel. Si elle doit cesser demain de tirer d'un privilège unique les créations qu'on attend d'elle dans tous les ordres, que se passera-t-il ? On verra le reste du monde, et pendant des siècles peut-être, s'efforcer de reproduire et de rejoindre par les plus coûteux artifices, ce climat qu'un Français moyen reçoit à son berceau, cadeau des fées, comme point de depart d'une vie vraiment humaine. 10 juillet 1942. André Maurois me disait l'an dernier : « Je suis très heureux qu'il y ait le Maréchal, et je suis très heureux qu'il y ait le Général. » Voulant dire sans doute qu'à eux deux ils assuraient la durée de la France physique et de la France idéale. Samedi dernier, partant pour un week-end à Long Island, je retrouve dans le train Henri Bernstein qui m'entreprend aussitôt : « Il y a à New York un abominable traître, vous voyez qui je veux dire, qui se répand en articles et conférences, mais je vais le démasquer, j'ai mon dossier ! » Comme je feins de ne pas voir du tout, il nomme A. M… avec imprécations. Chez nos hôtes, je retrouve Saint-Exupéry. Il m'explique que le Maréchal sauve la « substance » de la France, en acceptant de composer avec l'occupant, car s'il se révoltait ouvertement, les Allemands n'auraient qu'à supprimer les boîtes de graisse, ce qui empêcherait les trains de rouler et bloquerait le ravitaillement. Quant aux gaullistes, ils ne font pas la guerre contre les Nazis, mais contre le liftier français ou le chef du Ritz qui a refusé d'être de leur faction, et qu'ils tiennent donc pour un traître. J'ai répondu à Saint-Ex que dans mon pays, nous tenons pour normal de sacrifier ce qu'il appelle la substance à ce que j'appelle la raison de vivre. (La preuve en reste à faire, bien sûr, je parle pour moi, et ni lui ni moi ne sommes pour l'heure sur place, dans le coup.) Westport (Connecticut), 15 août 1942. Huit jours de vacances à la mer. Je partage cette maison de bois, au bord du Sound, avec les Saint-Exupéry. Parties d'échecs sur la galerie, après le bain, à toutes les heures du jour et de la nuit. Profité de ce bref loisir pour reprendre mon Diable abandonné dans un tiroir depuis des mois, et pour en récrire deux chapitres (sur « l'amour tel qu'on le parle » et la passion réelle). Tonio rentre un soir de New York portant gauchement sous le bras une longue boîte noire, d'où sort un très jeune chien tremblant. C'est un boxer qu'il baptise Annibal. Je lui apprends à marcher en laisse, sur la plage. 18 août 1942. Peut-être qu'il n'est pas de bonheur plus conscient que celui de l'enfance retrouvée dans une vacance où le travail lui-même est jeu. Tous les prétextes que les hommes se donnent pour en sortir, un jour où l'autre, me paraissent hypocrites ou faciles à réduire. « Gagner sa vie », dit-on, mais en vivant ainsi on aurait besoin de beaucoup moins pour la gagner. « Faire une carrière », mais vues d'ici, toutes les « carrières » sont des échecs humains. « Contribuer au progrès collectif », mais la fin du progrès ne peut être qu'une plage, un loisir sur la plage, et nous l'avons ici. New York, 2 septembre 1942. Quoi de plus sale qu'une ville dont la foule transpire ? II faut être fou pour rentrer… Mais à l'office, notre travail s'intensifie, et les échos nous en reviennent de France. Leur dire là-bas, dire à la Résistance, que la situation se redresse lentement dans le Pacifique : car cela signifie pratiquement un peu plus de bateaux vers l'Europe. Leur dire que la production de guerre américaine peut leur sembler une tartarinade, mais que lorsqu'on la voit de ses yeux, elle donne une sensation directe de la victoire inévitable . Leur répéter chaque jour quels sont les plans d'Hitler pour dépouiller la France de sa main-d'œuvre qualifiée — opération que Laval diaboliquement baptise « relève des prisonniers » ; donner des recettes de sabotage, qui seront reprises par la presse clandestine… Mais dire aussi les revers et les défaites : notre consigne de véracité est absolue. Washington part de l'idée juste qu'il n'est pas de mensonge, si pieux mensonge soit-il, qui ne serve Hitler en fin de compte. J'écris vingt à trente pages par jour après des heures de recherches préparatoires. Abondance de documents sur l'Afrique du Nord, depuis quelques jours… Long Island, fin septembre 1942. Bevin House. — Nouvelle maison à la campagne, à deux heures de New York, avec les Saint-Ex. J'y passe mes trente-six heures de congé, chaque semaine. C'est Consuelo qui l'a trouvée et l'on croirait qu'elle l'a même inventée : c'est immense, sur un promontoire emplumé d'arbres échevelés par les tempêtes, mais doucement entouré de trois côtés par des lagunes sinueuses qui s'avancent dans un paysage de forêts et d'îles tropicales. — Je voulais une cabane et c'est le Palais de Versailles ! s'est écrié Tonio bourru, en pénétrant le premier soir dans le hall. Maintenant, on ne saurait plus le faire sortir de Bevin House. Il s'est remis à écrire un conte d'enfants qu'il illustre lui-même à l'aquarelle. Géant chauve, aux yeux ronds d'oiseau des hauts parages, aux doigts précis de mécanicien, il s'applique à manier de petits pinceaux puérils et tire la langue pour ne pas « dépasser ». Je pose pour le Petit Prince couché sur le ventre et relevant les jambes. Tonio rit comme un gosse : « Vous direz plus tard en montrant ce dessin : c'est moi ! » Le soir, il nous lit les fragments d'un livre énorme (« Je vais vous lire mon œuvre posthume ») et qui me paraît ce qu'il a fait de plus beau. Tard dans la nuit je me retire épuisé (je dois être demain à neuf heures à New York), mais il vient encore dans ma chambre fumer des cigarettes et discuter le coup avec une rigueur inflexible. Il me donne l'impression d'un cerveau qui ne peut plus s'arrêter de penser… Bevin House, fin octobre 1942. Dans cette maison d'il y a longtemps, un peu semblable à celles de mon enfance, en marge du temps de la guerre, j'ai vécu des journées soustraites au Destin. La mer est grise, le soir vient, les oiseaux sifflent, et l'automne atténue la sauvagerie de la verdure américaine. Que fais-je ici, que rejoindre ma vie, pas à pas dans les bois solitaires ? Il se peut qu'on m'envoie bientôt en Afrique du Nord, et de là… Et j'éprouve un besoin presque panique de me rassembler, de me retrouver, pour rentrer tout entier en Europe après ces deux années de violente dérive. New York, 8 novembre 1942. Débarquement allié en Afrique du Nord. Nous n'avons pas quitté le bureau pendant une trentaine d'heures. Émotion d'être le premier à rédiger la nouvelle pour la France, à l'instant même où le GQG américain nous fait savoir qu'on peut y aller. Intermède …mais sachez-le : nous n'étions pas absents de vous plus que de nous-mêmes. Vous étiez « occupés », nous étions en exil, et les uns comme les autres dans l'inaccepté, dans la dépossession profonde, dans une mise en question générale au pire moment, à l'heure de moindre résistance. Notre angoisse était de penser : parlerons-nous encore le même langage au jour de ce retour en France, — dans quelle France, et dans quelle Europe ? Nous étions soumis à l'érosion de l'exil, moins brutale, certes, mais plus intime que celle de l'occupation. Un conquérant n'occupe jamais que l'extérieur, mais l'étranger s'infiltre au cœur de l'être. Comment lui résisterait-on ? C'est un ami. Il vous a reçus d'abord et vous a proposé ses façons et usages qu'il convenait d'aimer. Bientôt, s'il voit que vous restez là, il change un peu : vous n'êtes plus l'invité mais un client, et qui devrait s'arranger pour payer. Et quand vous n'avez plus d'argent, c'est tout d'un coup le monsieur qui ne tient pas à ce que vous causiez des ennuis. Débrouillez-vous. Et puis, vous êtes trop nombreux, on ne peut pas s'occuper de chacun de vous. Et c'est bien vrai. Nous étions trop nombreux. En France, en Suisse aussi, avant la guerre, nous trouvions qu'il y avait trop de Juifs réfugiés. Des gens frappés par le malheur, où que ce soit, il y en a toujours trop. Cependant notre sort vous paraissait enviable, à juste titre. Les pires tourments de l'esprit et du cœur ont toujours paru préférables à la torture physique, ou même à sa menace. Autant dire qu'on les tient pour moins sérieux. Nous étions mal placés pour discuter cela, donc en somme pour défendre l'esprit, — qui était pourtant tout ce qu'il restait à défendre par nous, dans l'exil… L'Amérique en guerre New York, 31 janvier 1943. Les deux décades. — La journée d'hier marquait un double anniversaire : dix ans d'Hitler et dix ans de Roosevelt. Relevé le parallèle dans mes broadcasts. La décade d'Hitler se résume par une série d'agressions contre ses voisins, la suppression des syndicats, et l'écrasement de l'opposition, mais sans réussir à créer l'union vivante du peuple. La décade de Roosevelt se résume par une série de pactes de bon voisinage, l'essor des syndicats et l'union spontanée de tout un peuple, volontiers turbulent dans la libre critique. Tandis qu'Hitler n'eut qu'une idée : enfermer les Allemands dans l'autarcie d'une forteresse menaçante, Roosevelt a surmonté l'isolationnisme, ouvert l'esprit de ses compatriotes aux méthodes d'entraide des nations. En dix ans de pouvoir, Hitler a fait de l'Allemagne le pays le plus détesté du monde, Roosevelt a fait de l'Amérique l'espoir puissant des libertés du monde. L'un qui ne voulait que la guerre est en train de la perdre ; l'autre, qui ne voulait que la paix, en train de la gagner. Même pour conduire la guerre, la liberté démontre qu'elle vaut mieux que la dictature. Les torches que brandissent les troupes d'Hitler ont mis le feu à toute l'Europe. Elles vont s'éteindre. Mais la torche brandie par le bras gigantesque de la statue de la Liberté éclaire, appelle à l'espérance. ÀStalingrad, les Russes triomphent, avec du matériel américain. La grande décade d'Hitler est terminée, la décadence est commencée. 1er février 1943. Trouvé un grand appartement duplex penthouse sur l'East River, au coin de Beekman Place et de la cinquante et unième rue. De ma terrasse vertigineuse, je domine toute proche la maison des Max Ernst, dont l'atelier s'avance en éperon vers la rivière ; et presque contiguë, la maison des Saint-Exupéry : quatre étages étroits, qui furent naguère meublés pour Greta Garbo. (Je ne connais rien de plus charmant dans tout New York : moquettes fauves, grands miroirs ternis, bibliothèque vert sombre et vieillotte, une sorte de patine vénitienne, et les bateaux glissent devant les baies vitrées comme au ras des tapis.) Ces splendeurs sont encore ce qu'on trouve de moins cher dans une ville où personne n'en veut. Les grandes maisons les mettent mal à l'aise, parce qu'ils pensent tout de suite à leur usage physique, non point à ces symboles de l'âme que forment les châteaux au fond de nos mémoires. L'idéal de l'Américain serait sans doute la maison d'une seule pièce, avec au centre un grand fauteuil tournant et basculant, qui se transformerait le soir en lit, et d'où sans se lever l'on atteindrait le téléphone, la poignée du frigidaire, les boutons du fourneau électrique, ceux de la radio, et les robinets de sa baignoire. 3 février 1943. Brentano's m'a offert une vitrine pour mon Diable dans sa grande librairie de la Cinquième Avenue. Que faire, sur ce fond si banal de velours rouge ? J'en parle avec Breton, qui me dit aussitôt que « Marcel aura une idée ». Nous appelons Duchamp. Il arrive et propose un plafond de parapluies ouverts pendus par la poignée. « Toutes les femmes comprendront », ajoute-t-il, mystérieux. Kurt Seligmann a peint, sur un vaste fond blanc, des emblèmes diaboliques empruntés aux occultistes du xvie siècle. Les parapluies ouverts forment des ailes de chauves-souris géantes. Un antiquaire a prêté sa collection de statues du diable, de toutes les tailles, de tous les temps, et de quinze pays différents. Au milieu, sous les yeux d'un petit Baphomet (démon vénéré par les Chevaliers du Temple, aux dires de leurs ennemis), quelques poignées de jumping beans tressautent sur une table noire. Tout est prêt. Le rideau relevé, à midi juste, Breton et moi allons nous poster au bord du large trottoir de l'Avenue, pour guetter l'effet sur les passants. Voici le premier : c'est un nègre. Il s'arrête et découvre toutes ses dents. Puis il avise le diable thibétain, bariolé d'or et de pourpre, qui fait le coin de la vitrine, et brusquement il se met à sauter sur place, à gesticuler, à crier à ce diable des injures accompagnées d'incroyables grimaces. Finalement, il tire la langue de toutes ses forces, et sur cette dernière exécration, disparaît dans l'attroupement qui s'est formé. Février 1943. De l'Imitation. — Mon travail à l'OWI me permet d'observer de près le comportement américain, et de le comparer au nôtre : car il n'y a guère moins d'Européens que d'Américains dans nos bureaux. La correction soigneuse de l'exposé et le méthodisme un peu pédant des discussions (qu'on dirait germaniques n'étaient les traits d'humour) caractérisent l'élément américain dans les séances du comité de direction. Les Français ont plus de mordant, mais en fin de compte moins d'efficacité quand il s'agit d'imposer un point de vue. Pour le travail concret, c'est autre chose. La section française produit des idées et des textes à haute pression, son chef y entretenant une perpétuelle agitation fouettée de mots heureux, de colères blanches et d'enthousiasmes contagieux. Aux étages des Américains, tout est calme et bien ordonné, quitte à mettre la jambe sur le bras du fauteuil. Leurs images sont frappantes, leurs idées peu formées. Mais la comparaison la plus curieuse m'est fournie par les dactylos et secrétaires. Nos Françaises, avec naturel, font des prodiges de vitesse précise, et trouvent encore le temps de nous signaler les tours de phrase qui leur paraissent fautifs. Les Américaines, au contraire, que je vois passer d'un pas lent mais dansant, chargées de dossiers impeccables, ont l'air de jouer le personnage d'une secrétaire d'après les modèles de l'écran. Il semble qu'elles imitent leur rôle, par l'extérieur, plutôt qu'elles ne s'y intéressent. Ce trait ou ce défaut mérite un commentaire, parce qu'il est, à mon sens, fort répandu dans les domaines les plus variés de l'existence américaine. Exemple inquiétant des singes. — Si l'on en croit le professeur Kœhler qui enseigne à l'Université de Yale et dont les travaux sur les singes établirent la célébrité, ce qui distingue l'homme du singe, ce n'est pas l'intelligence mais la mémoire. Faute de mémoire, le singe doit chaque matin redécouvrir ce qu'il apprit la veille. Il se voit condamné au sur place épuisant d'un esprit qui ne garde rien d'acquis. Et justement parce qu'il expérimente sans relâche, il n'a pas l'expérience du monde. L'Amérique, ennemie de la mémoire, — et même dans ses écoles de la mémorisation, —l'Amérique où les livres durent six mois ; où l'on néglige l'enseignement de l'Histoire ; où l'actualité prime sur tout autre intérêt ; où l'on est peu capable de reconnaître les mille vieilleries qui renaissent chaque jour sous le déguisement d'une extravagance enfantine, et qu'on prend pour moderne ; l'Amérique sans passé vivant ni traditions instrumentales, s'imagine qu'elle invente sans cesse : mais en fait elle ne trouve ses repères et ses appuis que dans l'imitation. Elle imite le gothique dans ses églises, ses résidences de luxe, ses universités, quand l'Europe, patrie du gothique, construit des églises en verre et ciment armé, des universités aérodynamiques. Elle imite la diplomatie du xixe siècle et du Vatican (voir ce qui se passe en Algérie), quand l'Europe en est à Hitler, à Staline, à de Gaulle, à ceux qui se préparent à les dépasser. Elle imite les arts de Paris, les vins de la France et du Rhin, le traditionalisme et même le modernisme de l'Europe. Elle imite dans ses livres les succès d'hier. Et grâce à l'influence des films, elle s'imite elle-même. Autre histoire de singes. — J'en parlais l'autre jour avec M…, de la Fondation Rockefeller : c'est l'un des quelques hommes qui savent tout ce qu'on invente et tout ce qu'on est en train de rechercher dans les laboratoires du monde entier (pour autant qu'il ne s'agit pas de « secrets intéressant la défense nationale »). Il m'a conté l'histoire suivante, qui vaut la peine d'être notée. Elle se passe en Russie, dans l'école de Pavlov, l'auteur des célèbres travaux sur les réflexes conditionnés des chiens. Les disciples de Pavlov ont passé récemment des chiens aux singes — se rapprochant ainsi de l'homme. On prend dix singes. On les range dans une chambre le long d'une des parois. À l'autre extrémité de la pièce se dresse un grand meuble à tiroirs. Dans les tiroirs on a mis des bananes. Sur un signal donné par une sirène, les singes sont lâchés dans la chambre. Ils découvrent bientôt les tiroirs, les ouvrent et dévorent les bananes. On répète le manège un grand nombre de fois, pour habituer les animaux à courir droit au meuble dès que la sirène se met en marche. Sirène-tiroir-bananes, pour ces singes, c'est tout un. Après un certain temps d'interruption, on ramène les sujets « conditionnés » dans la même chambre. La sirène hurle, les singes se précipitent, arrachent les tiroirs, et les trouvent vides ! La plupart de ces animaux montrent alors les signes extérieurs du break down nerveux le plus caractérisé. Ils s'effondrent en se frappant la poitrine. Ils ne bougent plus. C'est la neurasthénie. Parabole du tiroir vide : irrésistiblement, je l'applique à l'Amérique, habituée par cent ans de morale du succès à courir vers des frigidaires ou vers des comptes en banque qui doivent être remplis. Comment supporterait-elle l'épreuve d'une guerre qui ravagerait soudain son propre continent ? Il y aurait lieu de craindre un nervous break down national… Je vois l'Européen, au contraire, qui résiste. Vingt-cinq siècles d'histoire l'accoutumèrent à trouver le tiroir vide neuf fois sur dix. Survient la guerre, survient la famine hitlérienne. Comment se peut-il qu'il ne s'effondre pas ? J'imagine que cela tient à sa mémoire profonde. Il se souvient — non pas de ces épreuves-là précisément, car on n'avait jamais rien vu de pareil, mais de quelque chose de plus fondamental qui définit la condition humaine. S'agirait-il d'une sorte de méfiance ? Disons plutôt d'une sobriété devant le destin. Il se souvient que tout peut arriver, même le pire. Il pressent que le sort, l'État, la science, le monde moderne et sa prospérité ne sont pas les garants infaillibles d'un bonheur qui lui serait dû. L'échec pour lui — guerre, privations, retards — n'est pas une déception totalement scandaleuse qui le laisserait tout béant sur l'absurde, car une obscure sagesse en lui s'y attendait : elle le tenait prêt à subir en souplesse les mécomptes, à vrai dire normaux de l'optimisme automatique conditionné par la publicité et les sirènes du progrès. Et c'est pourquoi il tiendra le coup. Mars 1943. In petto. — Ce n'est pas sans écœurement que je me vois contraint de transmettre à l'Europe occupée et torturée les plates déclarations de tel ministre allié, de tel leader d'un des grands syndicats américains, de tel chef militaire — des chefs d'État eux-mêmes. Peu ou point de discours politiques qui révèlent une compréhension vraiment poignante des problèmes brutalement posés par cette guerre. Les prudences qui stérilisent le langage des hommes d'État sont à court terme, quand les risques sont séculaires. Ces prudences sont locales, et les risques mondiaux. Ces prudences sont du plus ou moins, et les risques du tout ou rien. Où sont les chefs à la taille du danger ? Churchill ? Mais il se refuse à définir la juste paix que les peuples attendent. Il recule devant l'arme capitale… Pas un seul appel officiel n'a fait naître une seule grande et violente espérance, un seul dévouement fanatique, une seule vision capable d'exalter le moindre jusqu'au saisissement du suprême. De fait, qu'opposons-nous à l'exaltation totalitaire ? Pas une idée, ni même un rêve. Pas une violence de l'esprit, et pas une vision de grandeur. Même pas un sens critique aigu. Rien qu'une plus grande masse de machines. Et beaucoup de préjugés aussi. Et parfois la crainte vague de perdre une liberté dont nous ne savons plus formuler les conditions… Avril 1943. Restrictions. — Le tiroir commence à se vider : le rationnement fait son apparition. Et contrairement à ce que l'on pouvait craindre, les réactions de l'Amérique se révèlent souples et disciplinées. Il est vrai que nous manquons de peu de choses encore. Mais la disette se produit par à-coups, soudain totale pour tel produit qui abondait hier et qu'on ne trouve plus nulle part le lendemain. La viande parfois, ou le whisky, ou le beurre, ou les cigarettes. Les marchands vous expliquent gentiment que l'armée vient de faire de gros achats, et que tout est parti pour les camps, ou l'Algérie, ou l'Angleterre. Après une ou deux semaines, les choses s'arrangent : un peu de marché noir et un décret du « czar » de l'alimentation apaisent la campagne de presse. Démesure et production. — Une armée de neuf millions d'hommes a été formée en moins de deux ans. Soixante millions d'hommes et de femmes — près de la moitié de la population — participent à l'effort de guerre. La production d'avions de tous les types atteint le chiffre de huit mille par mois, que Roosevelt exigeait l'an dernier, — et il fut aussitôt traité de pitre par Goebbels et Radio-Paris. Kaiser a fait construire en quatre jours et demi un cargo Liberty de dix mille cinq cents tonnes. On dirait du Disney, pour le rythme. L'esprit de Mickey Mouse s'empare de Superman. C'est ici que l'Amérique est à l'échelle du siècle, et des menaces qui pèsent sur le siècle. Il y fallait une démesure, et celle-là vient du fond de l'âme américaine, puisque les mythes populaires l'annonçaient et l'avaient à l'avance illustrée. Femmes du monde à l'usine. — La nouvelle mode : une jolie femme, jeune et riche, s'engage dans une usine d'armements. On en a tant parlé que celles qui le font maintenant, si l'on vous cite seulement leur nom, vous pensez aussitôt qu'elles doivent être jolies, jeunes et riches. Je croyais à un bluff, mais non : je viens d'en voir une de mes yeux. Une amie, fort connue pour sa beauté, ayant disparu de New York depuis plusieurs semaines, je téléphone chez elle un samedi soir. « Que devenez-vous ? C'est bien par chance que vous me trouvez chez moi, j'ai mon premier soir de congé… Well, je suis riveteuse dans une usine de Long Island. Dix heures par jour, point de repos hebdomadaire, mais je suis en train de faire fortune ! » J'essaye de me la représenter avec ses lunettes noires, sa visière verte, et le chalumeau à la main, mais je ne vois encore que du glamour . Le rêve américain. — Du sentimentalisme à l'épopée, l'Amérique de la vie quotidienne, comme celle du mythe politique et planétaire, est un immense glissement à travers le temps et l'espace. Tout glisse et passe ici, vers l'oubli, vers la vie. La jeune Américaine quitte son fiancé qui s'embarque pour une guerre lointaine : elle pleure un peu ou pas du tout, agite la main, s'en va d'un pas étrangement souple avec un sourire parfait, un pas où l'on pressent déjà la danse, un sourire gentiment courageux — vous alliez croire à de l'insouciance — vers une party… « J'espère que tu t'amuses, que tu as du fun », écrit l'ami, du fond du Pacifique. Je pense aussi à celle qui s'était remariée croyant son mari tué en Chine. On le retrouve. Elle déclare aux reporters : « Jim est simplement épatant, mais c'est Joe que j'aimais, je l'attends, je vais me séparer de Jim, et je suis sûre qu'il comprendra très bien… » Un mois plus tard, Jim et Joe boivent ensemble à la santé du couple réuni. Ils aiment tout ce qui passe, fait sensation, va plus loin et se perd on ne sait où, dans un autre rêve naissant, dans le rêve du bonheur d'un autre… Tout est possible. Il y en a pour tout le monde. La jalousie n'est pas américaine. Comment décrire ces légers déplacements d'accent, vers le sérieux ou vers l'humour cocasse, qui créent dans l'ensemble une allure, une atmosphère si différente de l'Europe ? Cela tient à des riens ; mais de ces riens multipliés dans la vie quotidienne naît une aisance générale. L'Américain ne supporte pas d'être gêné aux entournures, matériellement ou moralement. Dès l'enfance, il s'arrange pour ménager du jeu dans sa conduite, dans ses relations, dans ses vêtements. Un peu plus d'ampleur aux épaules, un peu plus de souplesse aux chevilles des jeunes femmes ; un peu plus de sourires sans raison échangés avec les passants, les voisins d'autobus ou de train. Et je me sens moins jugé, moins jaugé, pour tout dire moins vu qu'en Europe. Mobilisable. — Je reçois ma nouvelle fiche de classification militaire. J'ai commencé par être un IV B. Puis j'ai gravi depuis un an divers degrés, et me voici I A, c'est-à-dire susceptible d'être mobilisé d'un jour à l'autre, quoique étranger, père de deux enfants, et ressortissant d'un pays neutre. (L'Amérique est le seul pays qui mobilise les étrangers, si je ne me trompe.) Cependant mes chances de faire la guerre dans le Pacifique ou en Europe me semblent minces. Je devrais passer un an dans un camp d'entraînement, et d'ici là… Ou bien l'on me donnerait un uniforme et l'on me renverrait à mes broadcasts, qui font partie de la machine de guerre américaine, — comme on renvoie dans leur usine les ouvriers spécialisés. Mai 1943. Propagande et style. — Depuis un an que je suis à l'OWI rédigeant bon gré mal gré mes vingt-cinq pages quotidiennes, je n'ai pu guère écrire que ces notes de journal, et deux ou trois essais pour des revues américaines. Mais ces essais-là m'ont suffi pour déceler l'influence sur mon style de ce travail de propagande. Ou bien serait-ce l'influence de l'Amérique en général ? Mais elles convergent ou même se confondent. Je constate que j'hésite ou répugne aujourd'hui à écrire certaines phrases, à user de certains tours que je pressens intraduisibles. Car il ne s'agit pas seulement, pour moi, d'écrire en vue de traductions américaines, mais également en vue d'une transmission directe à la radio. Dans les deux cas, les exigences sont les mêmes. Et elles impliquent le renoncement à toutes ces coquetteries de style imitées de nos « bons » auteurs qu'on trouvait à chaque page chez Valéry, chez Gide et leurs disciples et qui en anglais retombent à plat, à la radio font parasites. Il faut sauter dans le vif d'un sujet, sans précautions de langage ni fausse humilité. Puis s'efforcer de suivre la ligne de plus grande efficacité, sans la moindre bavure pour l'élégance.⁎ Que serait-ce d'être un grand écrivain dans une langue morte ? Ou dans une langue parlée seulement par une petite peuplade dispersée ? Or une partie de la littérature française moderne, la meilleure justement, s'était mise dans ce cas.⁎ On ne savait plus juger du « bien écrire » sinon par référence à des modèles anciens. (Que de pastiches dans nos lettres modernes !) Mais ces anciens, que l'on copie de travers, avaient le secret de « l'art de persuader ». Bien écrire, c'est régler ses moyens sur la fin que vise un écrit. Cette fin peut condamner la phrase trop « écrite » ; ou l'exiger, selon les cas.⁎ Défaut commun à presque tous nos bons auteurs français contemporains : n'importe qui dira qu'ils « écrivent bien », parce que leurs élégances, trouvailles ou bizarreries restent cousues de fil blanc. On y est fort sensible à Paris. Cependant nous vivons au xxe siècle, et je voudrais un style qui supporte le transport.⁎ Les choses que l'on publie, si elles sont importantes, le sont soit par nature, soit par position. Elles le sont en vertu de leur qualité, originalité, beauté, vérité intrinsèque ; ou de leur opportunité et de leur pouvoir de signification commune. Une carrière de grand écrivain commence par la qualité et finit par la signification. À partir d'un certain moment, la gloire d'un homme confère de l'importance à la moindre opinion qu'il exprime par position. (Et c'est le signe de la gloire moderne.) Il entre dans le domaine public, dans la banalité au sens propre du terme (ce qui est à tous, comme on le dit d'un cœur, d'un taureau ou d'un four « banal »). Fin de la vie d'un Tolstoï ou d'un Gœthe ; d'un Valéry et d'un Gide, parmi nous. La gloire est devenue le droit d'énoncer des banalités mais qui ne passent plus pour telles, et qui portent.⁎ Savoir ne point se limiter constamment à la qualité. Car cela irait à préférer au vrai l'original, le différent. Or le but reste bien d'élever le niveau banal en dégageant des significations communes. (Quitte à mettre en circulation quelques valeurs encore inéchangeables cette année. Mais il convient de les maquiller un peu, pour qu'elles circulent, précisément.)⁎ Classicisme moderne. — Le monde actuel pressent qu'il a besoin de maîtres et de directeurs de conscience, plutôt que de monstres précieux. Cependant, il faut commencer par être un monstre, si l'on veut mériter quelque maîtrise. Toute création est en soi monstrueuse, qu'il s'agisse de l'automobile, des rayons X, d'Altamira ou des Variations Goldberg. Les copies seules sont acceptables à première vue et seules font accepter l'original qui fit scandale ou même ne fut pas remarqué. (Balzac « journaliste », Beethoven « cacophoniste », Baudelaire « immoral », Proust « mondain », et Bach inaperçu pendant un siècle après sa mort.) 14 juillet 1943. Washington antigaulliste, mais soucieuse d'objectivité, me donne la directive suivante : Citer dix lignes du discours de de Gaulle et dix du discours de Giraud. Il ne me reste qu'à choisir dix belles formules de l'un, dix platitudes de l'autre, c'est facile et le public jugera. Août 1943. Beekman Place. — Mes dix jours de vacances, que je passe à New York, me permettent enfin de goûter et d'habiter vraiment mon grand appartement à peine meublé : j'entends d'y travailler à ma façon. Et de faire connaissance avec les heures et la saison de mon quartier, Beekman section, aussi célèbre par ses crimes que par sa tradition mondaine. L'ornement en est Beckman Place. Parallèle à l'East River dont la sépare une rangée d'hôtels particuliers aux façades étroites, cette rue très courte est l'une des rares — j'en connais trois dans Manhattan — qui à la fois ne portent pas de numéro et ne coupent point les avenues à angle droit. Hors série, modèle de grand luxe, elle s'orne d'arbres, de silence et de grands portiers galonnés. Une buée bleue, pendant l'été, emplit cet espace fermé par les hauts bâtiments de la cinquante et unième rue, en brique vernie, tout luisants de fenêtres dépourvues d'ornements. Beckman Place est un de ces lieux où l'exilé s'écrie : « Mais c'est l'Europe ! » parce qu'il y trouve un charme, simplement. Mais quand je la vois du haut de mon douzième étage, en enfilade, petite tranchée d'asphalte et de brique jaune et rose dans un chaos géométrique, c'est bien New York… Si je me retourne un peu sur ma terrasse, voici la perspective de l'East River jusqu'à Brooklyn. Un paysage immense de minéral et d'eau. La rivière, sillonnée de remorqueurs toussotants, luit d'un éclat d'étain pâle. Les ponts immenses, vers Brooklyn, font une dentelle d'un kilomètre, toute menue dans la distance. Cheminées, mâts, clochers, usines plates et réclames lumineuses en plein jour. Le seul vestige de nature — car l'eau même est canalisée — ce sont ces trois îlots de granit noir couverts de mouettes, et signalés par deux petits phares dont clignotent irrégulièrement le feu vert — cinq secondes de révolution — et le feu rouge — six ou sept secondes. Tout ce qu'embrasse mon regard, tout est fait de main d'homme, sauf les mouettes. Qu'on ne me parle plus des lois économiques et de leurs fatales réalités : car ce sont les réalités d'un monde tout artificiel que nous, les hommes, avons bâti selon nos caprices, nos passions et nos raisons folles. Si nous changions un jour de goûts et d'ambition, ce paysage se transformerait. Si je me tourne vers le nord, je vois un monde de terrasses, du dixième au trentième étage du River Club, où vivent des milliardaires et des acteurs. Et tout près, ces jardins suspendus où circulent de jeunes femmes en maillot de bain. L'une se penche sur ses géraniums, l'autre ajuste des lunettes noires… Quelques jeunes gens viennent boire un verre, le soir. Un violoniste s'escrime à vingt reprises sur le deuxième Concerto brandebourgeois, mais deux radios martèlent ce Tchaïkovsky qu'on entend siffler dans la rue… Je me souviens de ce que j'ai sous les yeux : je le vois déjà comme je me le rappellerai, une fois de retour en Europe. J'en connais par avance la nostalgie. Le soir vient dans un luxe américain d'ocres, de roses, d'argents et d'éclats d'or sur les fenêtres des usines. Des fumées traînent, les ponts s'éteignent, le sommet des gratte-ciel se met à luire sous la lune, au-dessus des premiers nuages. Une grande nuit s'ouvre au travail paisible. D'heure en heure, je me lève et sors. Je me promène sur cette terrasse qui fait le tour de mes chambres blanches posées sur le onzième étage et festonnées de tuiles provençales. La brique est chaude encore sous mes pieds nus. À ma hauteur, et un peu plus bas, et puis beaucoup plus bas dans les buildings voisins séparés de ma terrasse par un gouffre profond mais étroit, je vois des couples et des solitaires éteindre et rallumer leurs lampes. Une blonde platinée en peignoir rose ouvre son frigidaire, sort de la glace, ôte enfin le peignoir, il fait trop chaud. Des rires viennent d'une terrasse obscure, un cliquetis de tiges de verre dans les highballs. Je rentre et j'aligne mes mots. Petits matins déjà doux des terrasses, moments les plus aigus de la vie, au jour qui point, quand toutes choses et les souvenirs d'hier changent de poids et de millésime, quand les mouettes éclosent du rocher, quand les premiers remorqueurs se mettent à souffler fort dans la brume d'été flottant sur la rivière… Une langue de lumière orangée vient râper doucement le crépi des murs bas, sur la terrasse toute voisine. Un autre jour, le même amour, mais le cour s'ouvre — l'aube est l'heure du pardon délivrant — et je me donne au jour américain ! Sur le grand fond sonore à bouche fermée des usines de l'autre rive, les sirènes des ferry-boats poussaient leur solo de désastre, de faux désastre et d'appel commercial, dans le matin strident de l'East River. Un quadrimoteur argenté passait très haut entre deux tours babyloniennes, l'une phallique, l'autre en Moïse de Michel-Ange. Et sur une terrasse dormante, deux ou trois étages plus bas, quelqu'un sortait en robe de chambre, un vieux monsieur, pour arroser au tuyau ses arbustes. Soudain, passant la tranche ocrée d'un bâtiment de trente étages, à mi-hauteur, sur la rivière, une proue grise et ses canons glissait sans bruit, un énorme croiseur défilait, tout l'équipage en fête saluant New York d'adieux, filant pavois au vent vers l'Europe et la guerre… Été 1943. Intermède politique. — Situation du monde : le conflit militaire qu'a provoqué la crise mondiale masque cette crise, la simplifie abusivement en noir et blanc, nazis contre Démocraties. Il s'agit de bien autre chose, mais qui le voit ? J'ai peine à le voir, souvent. Pourtant, L'Ordre nouveau d'antan avait bien désigné l'État-Nation comme une psychose politique. Elle sévit aujourd'hui des deux côtés. Les Alliés occupent l'Afrique du Nord, débarquent en Sicile, en Italie… (On a censuré au bureau mes commentaires sur « le petit roi », et pas seulement à cause des célèbres dessins de Soglow dans le New Yorker, qui portent ce titre.) Les Russes avancent. Les autres vont se décider à faire quelque chose, moins pour aller au secours d'un allié en détresse que pour prévenir sa victoire. Il n'est pas dit que les Russes acceptent longtemps ce jeu. Ils ont eu 5 millions de tués et blessés. Les Américains ont formé une armée de 8 ou 9 millions dont au maximum 150 000 hommes combattent aujourd'hui, sur 2 millions envoyés overseas. Bien sûr, le gros de l'effort est donné dans le Pacifique, où ils ont été attaqués. Bien sûr, il serait odieux de leur reprocher leur allergie aux balles européennes : ils ne sont pas du tout responsables de nos démences nationalistes. Mais les Russes ont le droit d'estimer qu'on se moque d'eux, et que les Américains font la guerre à leurs dépens, croyant pouvoir ainsi la gagner sans trop de pertes, tout en raflant les marchés mondiaux (flotte, avions de transport, industries neuves, etc.). Depuis quelques semaines, et à mesure que tout va mieux dans cette guerre, je me sens devenir curieusement étranger à ce qui se passe, et que je traduis en nouvelles ou commentaires. Comme si le vrai débat tragique avec Hitler était réglé et terminé, et qu'il ne restait plus qu'à en tirer des conséquences économiques et militaires sans intérêt spécial pour ceux de ma sorte. Cette guerre n'est-elle plus notre affaire ? Tout se passe comme si Hitler avait cessé d'être et d'agir en nous, Occidentaux, et n'était plus une tentation pour l'âme collective, mais une vilaine et pauvre bête à liquider, dont le sort est déjà décidé. Et le reste intéresse surtout nos grands États, nos grandes Nations. Ne ferais-je pas mieux de retourner à mon travail ? Virginie Septembre 1943. Un éditeur américain m'ayant demandé d'écrire une version élargie de mon Diable, j'ai saisi l'occasion pour obéir aux conseils du médecin et me faire accorder un congé de plusieurs mois. Cela tombait bien. À mesure que la victoire des Alliés se précise, leur politique m'inquiète davantage. Expliquer chaque jour aux Français une attitude dont il arrive souvent qu'on désapprouve les motifs ou les fins, c'était malsain. Et celui qui ne peut plus s'exprimer librement au sujet de la liberté, il la perd en feignant de la défendre encore. Prenons du champ. Et d'abord un grand bain d'air pur, après un an et demi dans ces bureaux plus étouffants en hiver qu'en été. Oak Spring (Virginie), 11 octobre 1943. Le Sud commence à Washington, dit-on. Mais ce ne sont d'abord que plaines neutres, forêts de chênes et de sapins. Puis lentement ce paysage intermédiaire se colore, s'illumine et prépare une mue. En atteignant une ligne de cyprès au haut d'une côte, quand j'ai vu l'horizon bleuir dans l'arc immatériel des Appalaches et le ciel s'alléger sur des terres plus nues, j'ai senti que nous passions un seuil, comme on le sent un peu après Valence quand on descend vers le Midi. Pendant une heure encore nous avons traversé des plateaux légèrement vallonnés où galopaient des troupeaux de chevaux, et des villages aux maisons de bois tristes qui s'appelaient Chantilly ou Paris mais que semblaient n'habiter que des nègres et quelques cavaliers en redingote rouge. Et puis nous avons ralenti pour prendre une petite route sinueuse où l'on croisait des chariots à deux roues, et les gens saluaient bien poliment : signe évident d'un esprit « féodal » si j'en crois les jeunes gens de New York… La maison qu'on me prête est une illustration de livre anglais de mon enfance : cheminée à la bretonne, toit d'ardoise, grosses pierres grises, sur une petite colline entourée d'un ruisseau, piquée de saules pleureurs et de chênes dorés. Quatre chambres fleuries d'abondants chrysanthèmes. Les boiseries, les rideaux et les plats viennent de Suisse, le couple de domestiques d'Avignon ; et je suis seul. Le soir je vais à cinq minutes de là dîner dans la « grande maison », résidence de style colonial en brique sang de bœuf, ornée de hautes colonnes blanches et d'un fronton triangulaire. Que dire de l'intérieur, sinon que tant de luxe, humanisé par tant de goût s'y rend presque invisible aux premiers regards. Laissons aux simples millionnaires les plaisirs de la montre, du show off… Les vrais milliardaires ont la simplicité des vrais ducs. 14 octobre 1943. Vis-à-vis de la richesse des autres, conserver la même liberté que dans sa propre pauvreté, c'est tout le secret. J'ai souvent soupçonné que ceux qui se drapent dans une hostilité quasiment méprisante quand on leur parle d'une très grosse fortune, feraient de mauvais pauvres et de mauvais amis. C'est passionnant, les énormes fortunes. Passionnant à regarder de près, plutôt qu'à posséder soi-même, bien entendu. Comme il est difficile de les manier, de les mouvoir, et d'en faire usage simplement… Je vois Mary signer son courrier du matin, comme un ministre, et je lui pose vingt questions naïves. Est-ce que ce n'est pas une malédiction, tout cet or ? Est-ce que l'or n'a pas le pouvoir de dessécher tout être humain, ou animal, ou végétal, qui s'en approche trop longtemps ? Est-ce que le fait de posséder mettons deux ou trois cents fois plus qu'un de nos plus grands millionnaires se traduit par certains avantages sensibles, ou simplement par des soucis accumulés ? Est-ce que l'on se sent follement puissant, ou au contraire tout empêtré et vulnérable, dans le monde économique et social d'aujourd'hui ?… Or j'ai senti que le mystère des grandes fortunes tient à ce que nul ne peut répondre à ces questions, même en multipliant les précisions techniques qui permettraient de les rendre plus concrètes . 19 octobre 1943. Coup d'œil sur le département culturel de ce vaste royaume (que Mary administre seule, pendant que son mari fait la guerre). Le Musée national de Washington, construit par eux et doté au départ de toute leur collection de tableaux, puis remis à l'État en 1940, mais ils en gardent la charge partielle. Une maison d'édition consacrée aux études de psychologie et de mythologie les plus modernes. Un système ingénieux de pensions aux jeunes auteurs, qui leur assure le minimum vital sans les lier. Enfin des « œuvres » innombrables, deux Universités, et la Croix-Rouge. Et des projets dont je voudrais pouvoir parler déjà, parce qu'ils révèlent précisément cette forme d'imagination qui manque le plus à nos élites : l'intuition des mythes de notre âge et de leur dynamisme profond. Existe-t-il une seule femme en Europe qui dispose de moyens pareils au service d'une si ferme vision ? Nous répétons que l'Amérique est barbare. Mais qu'avons-nous fait de la force ? Nous la laissons à la brute hitlérienne. Et qu'avons-nous fait de l'esprit ? L'inefficacité par excellence. « Trop intelligent pour agir » était une phrase fine à Paris, comme à Londres et même à Berlin. Or la langue française nous apprend que celui qui ne peut rien, fût-il un grand esprit, s'appelle exactement un imbécile. 19 octobre 1943. Argent, salaire et vocation. — Les inégalités de salaires les plus énormes que l'Histoire ait jamais connues sont celles qu'on voit en Russie soviétique. Or ce ne sont pas les différences qui me révoltent, mais la tyrannie qui les dicte. Le monde capitaliste est arbitraire et manifestement injuste : il ne tient aucun compte des vocations. Mais le monde soviétique décrète une justice plus inhumaine que le désordre, et il supprime les droits de recours et de révolte qui nous sont encore impartis : il prétend distribuer lui-même les vocations, au nom du peuple, c'est-à-dire pratiquement d'un fonctionnaire. Ma doctrine sur l'argent et son usage s'oppose symétriquement aux deux régimes, puisqu'elle se fonde sur la réalité et sur la liberté des vocations. Je dois mon œuvre à la communauté, c'est un service qu'on ne saurait chiffrer, je le lui donne. En retour, elle me doit les moyens de mon travail. Si j'exige trop, j'en serai le premier gêné. Qu'on fasse confiance au travailleur, car lui seul est en mesure d'estimer ses besoins. Il n'y aura dans ce régime pas plus d'abus que vos systèmes de contrôle n'en provoquent. Je dis qu'il y en aura bien moins. Et quand il y en aurait bien davantage, ce serait encore plus tolérable et beaucoup moins cher que vos guerres. 21 octobre 1943. Nous avons inventé un jeu de cartes — une manière entièrement nouvelle de les tirer — qui permet de faire en un quart d'heure l'analyse d'un sujet. Terme imprévu, et qui peut-être se révélera mieux qu'amusant, d'une étude attentive des symboles que personne ne voit plus sur les cartes à jouer. Nous nous sommes inspirés librement des recherches de C. G. Jung, dont Mary a entrepris de publier l'œuvre complète en Amérique. 23 octobre 1943. La fille aînée de Mary, qui a neuf ans, croit à Pégase et l'aime de tout son cœur. On lui a planté sur une prairie un vaste cercle de cyprès où Pégase un jour descendra, si ce n'est plutôt une nuit. Et chaque matin, elle va regarder de très près le gazon, pour y chercher la trace d'un sabot vierge. Fin d'octobre 1943. Souvenir d'un orage en Virginie. — Grands plateaux onduleux et livrés aux chevaux, jusqu'à l'horizon bleu des Appalaches. Pendant que nous roulons sur une route de campagne, au creux des haies, le ciel se couvre. « C'est là-haut, me dit-on, à mi-pente des coteaux. » On ne distingue pas encore cette maison célèbre, cachée dans les bosquets au bout d'une longue allée qui monte entre des barrières blanches. — Et vous verrez ce qu'elle en a fait ! C'est sa manière de se venger de W…, car c'était la maison de ses ancêtres, à lui. Un vrai show place. Elle la déteste. Elle n'aime vraiment que ses chevaux… L'auto s'arrête devant un haut portique. Deux colonnes blanches entre des ifs géants, comme des ailes noires. Je n'en ai jamais vu d'aussi grands, ils montent jusqu'aux fenêtres du deuxième étage. Une odeur écœurante vient de la porte dont un battant s'entrouvre devant nous. Trois grands longs chiens sortent, le museau bas, et l'un vient vomir à nos pieds des morceaux de cire mal mâchés. Une servante les poursuit armée d'une cravache. Elle crie qu'ils viennent encore de manger les bougies du carrosse de George Washington. (C'est une pièce de musée que nous allons voir, remisée sous la colonnade des écuries.) Nous pénétrons dans un vestibule sombre. La maîtresse de maison est sortie à cheval. Promenons-nous en l'attendant. L'odeur des chiens imprègne les corridors. Dans un fumoir, à droite, en contrebas, deux hommes en veste de chasse et deux jeunes femmes très blondes boivent des whiskies, sans se déranger. Nous traversons toute la maison, puis une large galerie ouverte, encombrée de vieux meubles et de pièces de bois sculptées, stalles d'églises, aigles de lutrin. De nouveau des ifs non taillés sur un pré d'un vert sombre enclos de murs. Du lierre partout. Çà et là, des statues de faunes et de chiens gisent le nez dans l'herbe, près d'un socle brisé. Le pré s'élève et s'ouvre sur la cour sablée des écuries. Celles-ci se déploient en demi-cercle, ornées d'une colonnade et d'un clocheton de brique portant l'œil blanc d'un énorme cadran. Voici le carrosse de Washington, à l'abandon. La peinture craquelée tombe par morceaux, les coussins de velours rouges sont moisis. Nous redescendons. Le ciel est devenu noir. Du portique, entre les hautes colonnes blanches et ces ifs dramatiques, on domine un paysage de pluies lointaines et de prairies dorées. Soudain, un coup de vent violent a jeté contre la façade et nos visages un tourbillon de feuilles et de grosses gouttes obliques. Entrée de l'automne ! The Fall, la Chute, comme ils l'appellent… Premiers éclairs sur les prairies. Par la charmille, où il fait presque nuit — mais on devine encore quelques statues décapitées, ou renversées dans les branchages — nous arrivons au coin d'un bâtiment de ferme. C'est le chenil. Le parc s'arrête ici, et s'ouvrent les espaces de pâturages nus, en pente douce. Très loin, en silhouette sur la crête d'une colline, nous voyons deux chevaux au galop. Ils disparaissent dans un vallonnement, et maintenant remontent vers nous sans ralentir. Une femme en jaune, suivie d'un homme. Comme ils s'approchent, on voit qu'elle tient la bride d'une main, et de l'autre porte à sa bouche une pomme qu'elle mord en galopant. Nouveaux éclairs. Tous les chiens du chenil se sont mis à hurler ensemble. Est-ce l'orage ou l'approche de leur maîtresse ? Les cavaliers ralentissent et s'arrêtent devant la barre du portail. Elle pousse son cheval, le portail cède et lui livre passage. C'est une grande femme bottée, sauvage et belle, qui mord une pomme, et son torse paraît nu dans un fin sweater jaune. Elle rit, jette la pomme, et nous salue de la main. Le jeune homme mince, immobile sur son cheval nous considère avec hostilité. Il a les yeux d'un bleu très pâle et dur. Il n'a pas salué. Son silence nous supprime. C'est sans doute le nouvel intendant. « Je vous retrouve à la maison ! » crie-t-elle. Et piquant son cheval, penchée sur l'encolure, elle disparaît dans le tunnel de la charmille, tandis qu'une meute de chiens de toutes les tailles s'élance sur ses traces en aboyant. Au fond d'une pièce vaste et noire une petite lampe fait une flaque rose. « Je ne trouve pas les prises ! explique-t-elle, je ne mets jamais les pieds dans ce dégoûtant salon ! » Des éclairs illuminent longuement les meubles lourds, une bibliothèque, des boiseries. Le lustre enfin s'allume par degrés. Elle court aux fenêtres et ferme avec fracas des volets intérieurs, en chêne clair, puis elle tire encore les rideaux. « Les orages me rendent folle, j'ai tellement peur, et vous ? Vous êtes muets. Vous avez soif ? » Les coups de tonnerre se succèdent sans répit, et parfois les lumières vacillent, baissent, remontent… Paraît dans la porte du fond un homme en veste de chasse qui tient des verres de whisky à la main. Deux femmes blondes entrent et vont s'asseoir un peu à l'écart de notre groupe. Un autre homme apporte un plateau. On le renvoie chercher des verres et des bouteilles. Qui sont ces gens ? Elle dit : « Je ne le sais pas plus que vous. Ils sont dans la maison depuis deux ou trois jours et se disent les amis de Jim. — Mais où est Jim ? — Je ne sais pas. Il est parti. » Jim était l'intendant, une sorte de géant toujours en bottes, qu'elle emmenait partout avec elle. Je pense au regard d'acier du jeune homme silencieux de tout à l'heure. Des chiens se glissent entre les meubles, humides et tremblants. « Mais je ne sais pas recevoir ! dit-elle moqueuse. Voulez-vous que je vous joue du piano ? Pour faire croire que je n'ai pas peur… » — Eh bien ? m'ont demandé mes amis dans la voiture qui nous emporte sous la pluie, qu'en pensez-vous ? -— Well… pour la première fois de ma vie, je me sens tenté d'écrire la suite du roman. …………………………………………………………………………………………………………… New York, fin d'année 1943. Note sur l'atonie générale. — Chacun s'imagine que la guerre va faire surgir de nos décombres quelques œuvres de premier plan, beaucoup d'idées nouvelles, un style plus efficace et franc. Chacun souhaite que l'épreuve balaye les préjugés qui nous encombraient l'âme, paralysaient le cœur, faussaient l'intelligence. Je crains qu'il n'en soit rien, voyant nos émigrés et lisant quelques-uns de leurs écrits. Quant à l'Europe, si elle se tait, ce n'est peut-être pas seulement à cause du contrôle policier. Ce qu'elle publie où elle le peut n'est que redites, et la censure n'explique pas tout, n'explique pas cette absence de ton, quand la souffrance bouleversante est à la porte, ou dans le cœur. La guerre « produit », détruit, multiplie et divise (ce sont ses quatre opérations) mais ne crée rien. Sinon dans l'âme d'un peuple, par l'excès même de ses souffrances, un appel à des créations qui posent et garantissent pour les temps à venir les éléments d'un ordre humain. À cet appel, le peuple s'imagine que les événements vont répondre d'une manière presque automatique. « Un monde nouveau surgira de nos ruines » — un monde meilleur, bien entendu. C'est un rêve de compensation. Car l'Histoire ne supplée jamais par une évolution fatale au défaut d'invention de nos esprits. Et qui donc parmi nous se soucie d'inventer ? Une atonie mondiale répond à l'événement. Nous aurons peu pensé, pendant la guerre. Les hommes politiques de ce temps ne sont pas plus hardis que leurs prédécesseurs ; ils le sont moins. Les philosophes se taisent, depuis que Heidegger a formulé sa doctrine de l'angoisse — une question plutôt qu'une réponse. Les soldats mériteront du repos, les peuples du pain et des jeux. Il n'y a pas de probabilité que la guerre suscite les nouveautés qui justifieraient tant d'efforts, d'héroïsme et de destructions. On s'imagine la paix comme une facilité, quand elle est au contraire l'état dans lequel les hommes éprouvent le plus grand mal à pousser leurs efforts au maximum. La guerre nous porte. Elle est le temps de l'effort aisé parce qu'imposé. Nous aurons peu pensé, pendant la guerre. Le principal de nos conversations était fourni par les journaux et la radio. Heureux celui qui pouvait apporter quelque information personnelle à l'appui de ce que l'on savait, ou même à l'encontre parfois, mais si le tableau se compliquait alors, ce n'était qu'aux dépens de sa signification. Nous aurons peu senti, peu réfléchi. Nous attendions, dans la rumeur des commentaires et des regrets, et des vieilles polémiques projetées sur un avenir très vague. Ceux qui sont morts n'en savaient pas plus que nous. Les héros. Et moi ? Si je ne suis pas héros, c'est que je suis père et qu'il se trouve que je naquis en pays neutre. Pourtant il s'en est fallu de peu que je ne fusse mobilisé dans quelque division américaine. Je me battais, je devenais un héros… J'ai eu de la chance, dit-on. « Vous en avez de la chance ! » Est-ce un reproche ? Ou bien une ironie cruelle sur les héros ? Qui n'auraient donc été héros que par malchance, ou par hasard ? Janvier 1944. Un peuple se révèle dans le malheur. — Autrefois et naguère encore, avant l'occupation allemande, les étrangers qui n'avaient pas connu la France, ou qui n'en avaient vu que les lieux de plaisir, la jugeaient sur la foi des vedettes. À leurs yeux, tout Français devait ressembler aux types d'humanité que représentaient dans le monde les acteurs à succès, les écrivains célèbres, les modèles des grands couturiers, ou les chefs cuisiniers des palaces. Le mot Français évoquait aussitôt l'image d'une moustache et d'une boutonnière fleurie à la Menjou, un sourire charmeur à la Charles Boyer, l'aimable scepticisme d'un Anatole France, l'élégance d'une ligne parisienne, l'étiquette d'un bourgogne fameux présenté par le maître d'hôtel. Tout cela, c'était le cliché « France ». C'était charmant, c'était « piquant », indéfinissablement féminin comme le sont la plupart des vedettes. Mais où était dans tout cela, le vrai peuple de la vraie France ? Ce peuple naguère invisible, c'est le malheur le plus affreux de son histoire qui le révèle au monde, aujourd'hui, dans sa véritable grandeur. Les journaux qui nous donnent à New York des nouvelles de la Résistance nous parlent du peuple de France ; les récits et les témoignages clandestins qui nous parviennent de plus en plus nombreux nous parlent du peuple de France ; et des films tournés à Hollywood ou à Londres sur l'épopée secrète de la Résistance ne nous montrent encore que le peuple de France, pour la première fois à l'étranger. Le peuple anonyme, sans vedettes, et que voici enfin devenu la vraie vedette, malgré lui. Je viens de voir à New York la plupart de ces films qui empruntent leur sujet à certains épisodes véridiques de la Résistance (l'Underground comme on dit ici), Paris calling, La Croix de Lorraine, Assignment in Brittany, il y en a d'autres. Je les ai vus avec des amis tantôt français, tantôt américains. Les Français critiquaient beaucoup. Le décor était inexact, les situations pas toujours vraisemblables, les traîtres trop conventionnels, et finalement l'inévitable raid de commandos sauvait tout le monde comme dans les contes de fées. Mais je regardais ces amis du coin de l'œil : en critiquant, ils essuyaient une larme. Quant aux Américains, qui y allaient de confiance, ils exultaient en crescendo jusqu'à la Marseillaise finale. On peut penser tout ce que l'on veut de ces films, du pire au bien ; j'en retiens pour ma part qu'ils présentent enfin le petit peuple français comme le héros de la France. Soudain, l'étranger s'aperçoit d'une vérité aussi vieille que l'Europe, mais constamment méconnue ou niée, et souvent par la faute des élites parisiennes : le peuple de la France est grave. Ou plus exactement il est sérieux. Il n'est pas avant tout charmant et spirituel, bien disant, bon vivant et léger : il n'est tout cela qu'en second lieu, et comme par luxe. Dans le fond et d'abord, il est sérieux, plus qu'aucun autre peuple dont j'aie vécu la vie. Seulement, il est sérieux sans pose, avec pudeur, préférant affecter la blague ou le scepticisme plutôt que de paraître exagérer sa peine. Car il pense d'instinct, comme Talleyrand, que « ce qui est exagéré n'est pas sérieux ». Ce qui me frappe le plus dans les films que je citais et dans les témoignages directs venus de France sur la lutte contre les nazis, c'est l'absence de grands gestes théâtraux, la sourdine mise à l'éloquence traditionnelle et le refus de se complaire dans le lyrisme de la catastrophe ; c'est pour tout dire, le naturel de l'héroïsme populaire. Ce peuple en noir au regard vif s'est révélé face au danger. Il manquait d'armes. Il lutte avec sa dignité impénétrable aux tentations de la brute. On avait dit aux jeunes nazis qu'ils allaient conquérir un pays de bavards, de coquettes et de vieux politiciens véreux. Après quelques semaines en territoire conquis, l'Allemand s'est senti dominé par une force étrange et qui l'intimidait : le regard sérieux de l'homme et de la femme du peuple, ce jugement précis et humain, bien plus insupportable que tous les cris de haine. Ils ne savaient pas cela, les jeunes Allemands, on ne leur avait jamais parlé du vrai peuple de la vraie France. Ils ont continué à le piller et à le fusiller avec une rage panique ; ils continuent, mais ils se savent battus. Depuis qu'ils ont rencontré ce regard. 10 juillet 1944. Le général de Gaulle, président du Gouvernement provisoire de la République française vous prie de lui faire l'honneur d'assister à la réception qu'il donnera au Waldorf Astoria le lundi 10 juillet 1944, 6 à 8 heures. Salle : Basildon Room. » Le chauffeur de taxi, comme on approche du Waldorf : « Y a du peuple ce soir. Ce serait-il pour ce général français ? — Oui. Je vais le voir. — Alors dites-lui qu'on l'aime bien par ici, qu'il se dépêche ! » Au Waldorf, on nous a répartis dans quatre salons communicants. J'écoute le speech du Général à quelques mètres derrière lui. Maritain, auprès duquel je me trouve, chante la Marseillaise de tout cœur, puis il me demande ce que j'ai pensé de l'affaire. Je lui dis que de Gaulle me fait l'effet d'un général de Louis XIV, ou plutôt d'un ministre du Roy… 20 décembre 1944. Prévisions. — Quand finira la guerre ? C'était le jeu d'hier soir. J'ai répondu : 4 mois et 3 semaines . Les trois autres joueurs : 8 mois, 1 an, 18 mois. Dialogue entre Georges Bemberg et André Breton chez Consuelo de Saint-Exupéry : G. B. — Croyez-vous à l'avènement du fascisme en Amérique ? A. B. — Dès la fin de la guerre, dans les six mois. G. B. — Sommes-nous proches de l'ère des monstres dont parle D. de R… ? A. B. — On va vers une rationalisation de plus en plus folle. Pas de place pour ces monstres qui pourraient arranger bien des choses… Les forces obscures ne créeront rien, elles manquent de filières. Le rationalisme le plus fermé nous menace. Intermède : mémoire de l'Europe Je ne savais pas que tout était si près, là-bas. J'étais baigné. J'étais fondé. Et je marchais parmi les signes. Sédiments séculaires, socles de nos patries ! Monuments que l'on ne voit plus, mais qui renvoient l'écho familier de nos pas. Et ces rues qui tournaient doucement vers une place plantée d'arbres et déserte, aux rendez-vous manqués où je me retrouvais… « Je t'aime. J'aime ! » J'ai tout dit. L'Europe était patrie d'amour. Le silence attendait, l'absence était profonde, et chaque être présent questionnait, répondait. La force était au secret de nos vies, nouée parfois dans une rancune obscure, ou bien dans la contemplation jalouse d'un vieil arbre — il était vieux déjà du temps de notre enfance, et notre possession la plus tenace, il nous réduisait au silence. La force était chanson fredonnée sur le seuil, au matin d'une journée qui se liait aux autres… (Quand ta force devient visible, c'est comme le sang, c'est que tu es blessé, ta vie s'en va.) La force était mémoire et allusion. Elle était ce vieil arbre tenace. Elle était la douceur et la sagesse amère des adieux, ou la gaîté d'un mot dit en passant. Elle avait les pudeurs de l'amour… Quand je me souviens — c'est l'Europe. Parce que l'Europe est la mémoire du monde, parce qu'elle a su garder en vie tant de passé, et garder tant de morts dans la présence, elle ne cessera pas d'engendrer. Elle a maîtrise d'avenir. Le choc de la paix 11 avril 1945. …Les Américains sont sur l'Elbe, jonction prévue avec les Russes pour après-demain. V. E. Day , imminent. Bon. C'est le commencement de la fin d'une guerre qui, elle, n'est pas la fin du monde qui l'a produite : seulement sa crise. Prévoir une éruption morbide du règne des États, toujours renforcés par la guerre, qui est le règne de la nécessité. Ce sera cela, « l'accroissement des monstres » : la prolifération des États. Sombre avenir, où il y aura (hélas ?) bien plus à dire et à faire par ceux de notre engagement que je ne pouvais le penser il y a quatre ans. Et tout ce que j'écrivais avant 1939, bien plus valable encore, et à plus long terme. Mais les facilités de l'Europe ont vécu, et celles de l'Amérique n'ont qu'un délai de grâce. L'engagement sera plus politique, moins mystique (selon le vocabulaire de Péguy). 29 avril 1945. La paix va commencer, en France, dans toute la confusion d'une Fronde qui n'aurait pas son Mazarin. 2 mai 1945. Flottant, isolé, menacé — c'est ainsi que je me sens et me décrirais ce soir. Pourtant, bon travail ces jours-ci, et confiance dans ce que je vais écrire (« Morale du But »). Un sens de l'ordre à instaurer et une vision du But, je ne les trouverai pas ailleurs : il m'appartient de les… produire. Et d'abord, peut-être, pour moi… D'où me vient alors cette angoisse, ce sentiment que quelque chose de « déchirant » m'arrive quelque part ? Sentiment de culpabilité vague, donné à ma conscience comme à la fois vague et menaçant : je ne suis pas responsable de (cela) et j'y suis impliqué comme par un choix qui serait moi, qui est moi sans doute. Est-ce à cause de X… ? De la fin de la guerre ? De petits ennuis matériels ? De ma santé ? De tout cela à la fois ? Ou bien vraiment d'un événement qui me concerne et qui se passe loin d'ici, en Europe ? Possible aussi qu'il s'agisse là d'un de ces sentiments « bizarres » qu'on se croit seul à éprouver et qu'on partage en fait avec tout un chacun. Idiosyncrasie — universelle ? — Mort d'Hitler à Berlin, annoncée hier. Peu d'émoi. Mai 1945. Armistice en Europe. — La nouvelle est venue par petites secousses pendant trois jours. Puis ce fut une forte secousse. Enfin la certitude de l'arrêt, mais nous étions encore tout étourdis. Je n'ai vraiment « réalisé » que ça y était qu'en voyant les titres du Times, ce matin, subitement rapetissés. C'est donc la fin de l'époque des grandes manchettes après douze ans ? Qu'allons-nous devenir ? Maintenant que de nouveau les choses anciennes sont là, non pas toutes certes, mais celle-ci en tout cas : que de nouveau notre avenir dépend de nous. Et notre mort. La mort était si simple et absurde en série. Elle tenait de la loterie, non plus de la tragédie intime. Elle nous était distribuée à la volée. Il va falloir se remettre à la mûrir chacun pour son compte personnel, cette mort venant de loin vers moi, sérieuse et lente, et chargée d'un sens inconnu. Nous roulions tous ensemble dans une descente aux vertiges variés et passionnants. Je retombe à plat, au bas de ma pente à gravir. Et plus d'Ennemi numéro Un, après douze ans. Nous étions « conditionnés » pour la mort en grande série et soudain, nous trouvons le tiroir vide — la vie à faire. Sommes-nous donc une génération sacrifiée, qui aura perdu ses belles années à s'arc-bouter contre des forces brusquement disparues de la planète, — lutte inutile désormais, vaine une fois le danger disparu ? Oui, si le danger a vraiment disparu ; et si nous ne savons rien tirer de cette épreuve de nos forces. Or presque aucun danger n'a vraiment disparu. Et je ne vois presque personne qui cherche à renouveler quoi que ce soit… Le pire c'est que tout le monde le sait ou le pressent depuis un certain temps déjà, du moins ici en Amérique. Jamais on n'avait vu un peuple aussi bien préparé à subir le choc d'une paix que l'on savait mal préparée. Ici les mots de pessimisme et d'optimisme perdent leur sens. Tout ce qu'il paraît sensé de dire, c'est que notre génération n'aura lutté en vain que si elle cesse de lutter. …………………………………………………………………………………………………………… Lake George, fin juin 1945. Le dernier des Mohicans. — Le clapotis doux d'une pagaie trahit seul le glissement d'un canoë vers le pied du rocher où j'écris. Deux voiles inclinées se croisent lentement entre les troncs des pins sur un vert d'eau limpide. Une grande flèche rouge rase les cimes en silence, devient oiseau, devient petit avion luisant au cirque lumineux des collines, et va creuser un sillon d'or neigeux. Sur l'autre rive, la cloche du couvent des Frères paulistes — joyeux nageurs, plongeurs bruyants — sonne pour les vêpres. Ce lac clair, qu'un jésuite français, au début du xviie siècle, baptisa lac du Saint-Sacrement pour la pureté lustrale de ses eaux, se nomme aujourd'hui le Lake George et fut le Horicon de Fenimore Cooper, le lieu des aventures et de la mort d'Œil-de-Faucon et du Dernier des Mohicans. Rien n'a changé dans le paysage depuis Cooper, lequel notait dans sa préface que tout était resté pareil depuis l'époque des Iroquois et des Hurons. Les villages et les villes portent encore des noms de Sagamores ou de tribus fameuses : Saratoga, Mohawk ou Ticonderoga. Les maisons sont presque invisibles, dissimulées à l'ombrage des pins cascadant en désordre des hauteurs, jusqu'aux bouleaux enchevêtrés des rives, parcourus d'écureuils et d'oiseaux-mouches. C'est ici l'Amérique de mon enfance. Non point la vraie — il n'y en a point — mais l'une des vraies — elles le sont presque toutes. Entre les pages de l'exemplaire de Cooper trouvé dans la bibliothèque du salon, une petite carte de visite jaunie porte le nom d'un révérend qui fut évêque anglican d'Albany. Je connais bien son petit-fils. Roi du pays et chef de tribu politique, il possède la plupart des maisons riveraines, dont celle où je suis, la plus vieille : elle aura cent ans l'an prochain. Mr T… fut jadis candidat républicain contre Roosevelt pour l'élection au poste de gouverneur de cet État. Il est tanné comme un Indien, juste juge, roublard, riche et pieux. Sa femme préside, avec un optimisme effervescent le Comité pour les étudiants pauvres et démocrates de New York, qu'elle voudrait arracher au « totalitarisme », entendez aux idées communistes. Elle élève des milliers de poulets dans un domaine qu'elle a nommé le « Sommet du Monde », parce qu'il s'étend sur une colline dominant le lac aux cent îles. L'aînée des filles vient d'épouser un avocat socialiste et sportif. La seconde est femme de pasteur. La cadette rêvant d'être actrice, on lui a bâti sur le Sommet du Monde un amphithéâtre de pierre où les amateurs du pays jouaient du Shakespeare avant la guerre. Les deux fils, officiers de marine, se sont battus dans le Pacifique. Les disputes politiques, à la table des T…, semblent passées depuis longtemps au rang de taquineries de famille. Simple question de générations, en apparence. On dit le benedicite avant de s'asseoir et l'on pose au café des problèmes de roman détective. Les Européens vus d'ici, au travers des questions qu'on m'adresse, apparaissent inquiétants et inquiets, amers et pleins d'idées nouvelles. La vie de ce district est restée communale, patriarcale et paroissiale, dans la vraie tradition républicaine que « ces gens » de Washington sont en train de détruire à coups de décrets socialisants, capitalistes et centralisateurs. Point d'usine au village, mais quatre églises : l'anglicane, la presbytérienne, la catholique, la méthodiste. Un curé canadien prêche en français : nous sommes ici un peu plus près de Montréal que de New York. L'hôtel se nomme le Sagamore. Un avis discret à l'entrée disait l'an dernier : restricted, signifiant que les Juifs n'étaient pas désirés. Des lois « contre les préjugés de race » ayant passé cet hiver dans l'État, la pancarte porte aujourd'hui : « Nous sommes catholiques et protestants. » Les rives, les îles s'ornent de monuments souvent couverts de noms français : morts de Montcalm et morts des guerres d'Indépendance. La liberté et la démocratie montrent ici plus d'un visage. Comme ailleurs. Mais ici plus qu'ailleurs, on sent que liberté signifie quelque chose d'élémentaire : la possibilité de se mettre à l'abri des menaces naturelles et matérielles, d'une sauvagerie profonde à portée de la main. D'où la méticuleuse propreté des maisons de bois blanc de cette contrée, et la rigidité de sa morale, de ses préjugés séculaires. Il me semble avoir lu parfois que l'Amérique est un pays sans traditions ni religion, où toutes les races se mêlent, où l'argent seul existe… On voit New York et Chicago, Pittsburg sans doute. Qu'on n'oublie pas l'esprit qui règne encore sur les forêts et sur les lacs innombrables du continent, l'esprit subtil et ombrageux de l'éternel Dernier des Mohicans ! Vaincu, il a conquis l'âme des pionniers et gouverne par elle une Amérique secrète, qui sent mieux son histoire réelle que ses trop larges ouvertures sur un avenir planétaire. Juillet 1945. Antisémitisme. — Un voisin de l'été dernier est venu nous rendre visite et nous conter les événements de la région. (Je ne dis pas les potins, car sauf dans leurs journaux où cette activité a sa colonne très suivie, les gens d'ici ne sont pas potiniers au sens européen du mot, mais fort discrets, soit par prudence ou indulgence naturelle.) Parmi ces événements locaux le plus marquant, pour notre ami, paraît être la vente d'un grand hôtel à une nouvelle direction juive. Là-dessus, il devient éloquent. — Et savez-vous que ces Juifs ont le toupet de faire payer la pension beaucoup plus cher aux chrétiens qui s'égarent chez eux ? Pour nous, c'est dix dollars de plus que pour un Juif ! — Mais cet hôtel, si je ne me trompe, était restricted l'an dernier ? Comme le Sagamore ? — Je pense bien ! C'était un des meilleurs hôtels de tout l'État, extrêmement bien fréquenté. — C'est donc nous qui avons commencé. Et les mesures prises par ce Juif sont de bonne guerre. De plus elles sont conformes au génie juif, tel que l'ont façonné nos persécutions. Au lieu d'interdire brutalement l'entrée de l'hôtel à ceux de l'autre race, comme nous le faisons, il se borne à les écœurer tout en tirant son petit profit. — Eh bien, puisque vous abordez la question juive, parlons-en ! Mais je tiens à vous dire tout d'abord que quelques-uns de mes meilleurs amis sont des Juifs… Il fournissait ainsi la mesure de sa grande liberté d'esprit. Puis s'étant excepté de la commune sottise, ayant sauvé l'honneur pour ainsi dire, et donné à tout son discours un cachet d'objectivité — « Je n'en fais pas une question personnelle, vous voyez bien… » — il put s'abandonner avec ivresse aux délices d'une diatribe que chacun sait par cœur. Some of my best friends are Jews…, cette phrase classique d'introduction est en passe de devenir proverbiale en Amérique, et c'est fort bien : on ne tue les préjugés que par le ridicule ; quand on les tue. Mais le fait que notre ami, cependant, l'ait dite aussi spontanément, prouverait qu'un effort est encore nécessaire. Désormais, je commencerai toute défense des Juifs en affirmant que « quelques-uns de mes meilleurs amis sont antisémites… » À ce propos, un mot noté l'hiver dernier. K. H… est une grande Nordique blonde, platinum blonde, aux yeux d'un bleu très pâle, le port et la démarche d'une déesse des Eddas. Je la croyais d'origine suédoise. L'autre jour, elle dînait à Long Island chez des gens fort connus pour leur extrême richesse et leur exclusivisme social. Les propos antisémites faisaient rage. Soudain, interrompant ses voisins : — Vos jugements m'étonnent, dit-elle, car l'homme que je respecte le plus au monde est un Juif. — Qui donc ? Voyons, mais qui est-ce que cela peut être ? Einstein ? — Non, c'est mon père ! dit-elle avec une fière douceur. Fin juillet 1945. Le mensonge allemand. — Au problème juif, la défaite de l'Allemagne est en train d'ajouter le problème allemand. Et celui-ci ressemble à celui-là par plus d'un trait, ne fût-ce que par l'irritation instantanée des préjugés qu'il provoque pour peu qu'on l'énonce. Quelques-uns des Américains que j'estime le plus pensent qu'il existe encore de « bons Allemands ». Dorothy Thompson par exemple, dont l'influence demeure considérable dans la presse de « gauche modérée ». Et d'autres pensent que non, ainsi Glenway Wescott, qui vient de le démontrer dans un roman intitulé Appartements d'Athènes : le « bon Allemand », dit-il, est le plus dangereux. Nous avons en commun, par ailleurs, quelques très bons amis allemands réfugiés à New York depuis la guerre ou depuis 1933. Nous n'en sortirons donc jamais par ce biais-là. Abandonnons toute prétention à l'objectivité stellaire, comme tous aménagements personnels. Prenons la situation telle qu'elle s'offre en Allemagne et aujourd'hui, aux yeux de ceux qui doivent en décider. Une anecdote la résumera, que je viens de voir citée par l'hebdomadaire The Nation. Dans une ville allemande occupée par les Américains, un officier chargé du gouvernement civil réunit cent personnes, au hasard de la rue, et se met à les interroger. « Êtes-vous nazis ? » Tous jurent que non. L'officier s'étonne, puis se fâche. Ne sait-on pas dans le monde entier que le peuple allemand plébiscita cinq fois le régime hitlérien, par d'écrasantes majorités ? Il doit donc bien y avoir des nazis en Allemagne et même en assez grande quantité… Le porte-parole du groupe allemand — vite désigné — interrompt à ce point l'Américain : « Ce que vous dites là, crie-t-il, ce ne sont que des mensonges propagés à l'étranger par les Juifs, les ploutocrates américains, les démocrates et les bolcheviks ! Jamais nous n'avons été nazis ! » Qu'il y ait ou non de « bons Allemands », cette histoire vraie pose le vrai problème. Ce n'est pas d'hier que je l'ai observé : les Allemands ne mentent pas comme nous. Et c'est un fait fondamental dont il convient de tenir compte quand on parle du « problème allemand ». Ils mentent avec sincérité, et nous mentons avec mauvaise conscience. Quand nous mentons, nous savons bien que la vérité ne change pas pour si peu. Elle subsiste intacte et nous juge. Eux croient, s'ils changent d'avis par « intérêt vital », que tout a changé dans le monde. Les critères mêmes du vrai sont modifiés. Menteur, celui qui s'y réfère encore ; sincère, celui qui se conforme à la nouvelle vérité germanique, car le droit, leur a-t-on enseigné, c'est « ce qui sert le peuple allemand ». Plan d'éducation politique pour les nouvelles générations allemandes : leur inculquer dès la plus tendre enfance le respect sacré de la définition légale et objective de quelques mots. Responsable est celui qui a tiré le premier. Battu, celui qui touche des deux épaules et se met à faire le bon apôtre. Nazi, celui qui accuse dans la même phrase « les Juifs, les ploutocrates américains, les démocrates et les bolcheviks ». Et cette définition vaut pour tous les pays. 1er août 1945. Cohoes. — Ayant remarqué qu'on me refusait du beurre à l'épicerie du village, et que j'en paraissais fort ennuyé, nos voisins vinrent un soir nous en offrir, et c'est ainsi que nous avons fait connaissance. Deux femmes d'âge moyen et leurs maris se partagent une maison que les pins nous cachent, à deux cents pas, plus petite que la nôtre, donc plus commode et plus confortable à leur sens. (Seuls les Européens de mon espèce aiment les maisons trop grandes, en Amérique.) L'un des maris se nomme Robert, son père était un Canadien français et sa vieille mère est une Allemande du Sud. La famille de l'autre mari est de ce pays depuis plusieurs générations ; et leurs épouses, fort plantureuses, viennent d'Irlande. « True average Americans all ! » (tous de vrais Américains moyens) concluent-ils en souriant. Nous leur avons offert des boissons, et nous nous appelons par nos prénoms, sans avoir jamais bien compris nos noms de famille. L'autre jour, Robert m'a conduit à Albany, pour m'éviter la moitié du trajet jusqu'à New York dans un train bondé de soldats. (Le nombre de ces petits services que vous rendent ici les voisins ! En Europe, le voisin n'est que l'ennemi virtuel.) J'ai cru poli de m'arrêter une heure dans la ville natale de Robert, à quelques kilomètres d'Albany. Vingt-cinq mille habitants. Le nom très difficile à prononcer : Cohoes, est sans doute d'origine indienne. « Personne ne connaît notre ville, me dit Robert, et pourtant elle avait les plus grandes filatures du monde avant l'autre guerre, j'entends pour la longueur des bâtiments. » (Il est peu de villes américaines qui ne réussissent à se vanter de quelque chose d'unique au monde, compensant ainsi l'impression qu'elles sont interchangeables à tant d'autres égards.) Le paysage pourrait bien être européen : collines douces, bois et prairies, une rivière lente et les longs bâtiments des filatures — tout me rappelle la Souabe, le Wurtemberg. Et justement nous arrivons devant une maison de bois peinte en jaune clair, ornée de géraniums aux fenêtres. C'est là qu'habite la mère de Robert, une vieille dame maigre et digne, dont les ancêtres quittèrent l'Allemagne en 1848, parce qu'ils étaient républicains. Cette vague d'émigration germanique, libérale et plus ou moins morave, a modifié l'aspect et les coutumes de maint État du Middle West, et de la partie nord de la Pennsylvanie. Nous traversons maintenant la ville pour aller au bureau de Robert. Plusieurs églises dominent de leur masse rouge les maisons de bois ou de brique d'un seul étage. Je remarque un groupe de clochetons à bulbe d'or. « Serait-ce une église orthodoxe ? — Oui, dit Robert, l'une de nos deux églises ukrainiennes. » La moitié de la population de Cohoes est slave, polonaise ou russe d'origine. L'autre moitié se compose de Canadiens français, d'Allemands, d'Italiens, et d'une minorité d'Anglo-Saxons, laquelle d'ailleurs conduit tout le reste. Une petite ville internationale de province, sans grand avenir, qui vit déjà sur son passé d'un siècle… Robert me dépose devant l'entrée de son agence de location, dans l'une des rues principales. Le bureau donne sur le trottoir par trois portes grandes ouvertes. Je vois Robert tomber la veste, lire quelques lettres, puis je l'entends dicter à sa secrétaire. Les passants me paraissent aussi laids que ces maisons de bois grisâtres ou vert olive, mauves ou goudron, aux parois renflées ou légèrement obliques. Seule la Banque est en pierres blanches, ornée de colonnes et d'un fronton de temple grec. Je compte beaucoup de barbes longues et bouclées. La rue est sale. Suis-je en Russie ? Non, il y a trop d'autos. Robert revient et nous roulons vers Albany. À la sortie de la ville, il me montre un terrain d'aviation : — C'est moi qui ai fondé notre Air Club, il y a quinze ans, j'étais tout jeune. J'ai eu jusqu'à trente appareils, et une école de pilotage. Mais coup sur coup, quatre accidents mortels en une semaine… C'était le moment du grand krach, en 1929. Tout s'écroulait. Ma faillite a passé inaperçue. J'ai ouvert cette agence que vous venez de voir, et je n'ai plus piloté depuis lors. Aujourd'hui, je suis président du club de golf. Si les affaires vont bien, après la guerre, j'espère m'acheter de nouveau un petit avion. Ce sera plus commode pour les week-ends, surtout que Mme Robert n'aime pas conduire l'auto… J'essaye en vain de comparer Cohoes à une ville du même nombre d'habitants chez nous ; de comparer Robert à un Robert d'Europe, de même niveau social et de même éducation. Nous ne manquons pas de petits-bourgeois pieux et honnêtes, mais ils n'ont pas le sens du risque et de la vitesse. Nous avons bien des fanatiques de l'aviation, mais ce ne sont pas des agents de location, d'autre part, amateurs de golf, de géraniums, et de week-ends paisibles au bord d'un lac. Mais il ne serait guère plus facile de comparer cette vie, cette ville, aux images que par Hollywood l'Amérique nous propose d'elle-même, et qu'elle s'efforce d'imiter. Lake George, 3 août 1945. La maison qui ne paraît pas grande de l'extérieur, quand on arrive par la forêt en pente, a dix-huit chambres et s'ouvre vers le lac par une galerie de bois montée sur de hauts pilotis, si vaste que vingt fauteuils cannés s'y perdent, et quelques chevalets de peinture. Luxe inouï de la solitude et du silence. Un rideau de pins et l'eau tout de suite, au pied de la galerie. Nous attendions Marcel Duchamp sans trop savoir quand il viendrait, et pour mieux l'attirer — vieux procédé magique — Consuelo avait peint son image : une tête de cheval à la craie sur fond rouge, maigre et qui rit, plutôt sourit… Il arrive hier matin, plus ressemblant que jamais. « C'est la Savoie ! dit-il en regardant le lac. — C'est aussi le Tyrol, ou les lacs italiens. — C'est un lac, quoi, tout se ressemble. C'est très bien. » Il va donc rester quelques jours. Nos voisins sont venus en fin d'après-midi, gentils et trop gentils, prônant l'éducation des masses américaines, déplorant les horreurs de la guerre et buvant beaucoup de cocktails. Marcel, charmant et poli jusqu'à l'invisibilité, n'a pris qu'un doigt de vermouth. — Les masses sont inéducables, dit-il après le départ de nos hôtes. Elles nous détestent et nous tueraient volontiers. Ce sont les imbéciles qui, en se liguant contre les individus libres et inventifs, solidifient ce qu'ils appellent la réalité, le monde « matériel » tel que nous le souffrons. Ça les arrange. C'est ce même monde que la science, ensuite, observe, et dont elle décrète les prétendues lois. Mais tout l'effort de l'avenir sera d'inventer, par réaction à ce qui se passe maintenant, le silence, la lenteur, et la solitude. Aujourd'hui, on nous traque… — Oui, dis-je, mais tout dépend des vrais désirs des hommes : c'est cela qu'il s'agit de savoir et d'assumer. Le reste est beaucoup plus facile. À nous de choisir nos fées, puisque nous le pouvons en vertu de l'extrême liberté que nous nous accordons par convention. Voulons-nous susciter les fées du bruit et de la vitesse, ou celles de la lenteur et du silence ? Mais notre ami le Dr M. V…, qui passe l'été près ici avec deux girls, nous écrase d'un souriant dédain. « Vous aurez bientôt, nous dit-il, les preuves les plus éclatantes de la réalité des lois de la science, je sais ce que je dis. Nous calculons les mouvements de l'électron, la puissance des rayons cosmiques, nous ferons marcher des moteurs avec ça ! Allez en faire autant avec vos fées ! » Je lui réponds que jamais aucun moteur n'a pu produire la moindre fée. Quant à Duchamp, il balaie toute la science et les exemples du docteur, qui révèlent une fois de plus à ses yeux le caractère mythologique de la physique et des mathématiques : — Leurs prétendues démonstrations dépendent de leurs conventions. Tautologies que tout cela ! On en revient donc évidemment aux mythes. Je le prévoyais. Prenez la notion de cause : la cause et l'effet distingués et opposés. C'est insoutenable. C'est un mythe dont on a tiré l'idée de Dieu, considéré comme modèle de toute cause. Si l'on ne croit pas en Dieu, l'idée de cause n'a plus de sens. Je m'excuse, je crois que vous croyez en Dieu… Remarquez l'ambiguïté du mot croire, dans cette phrase. — Je crois en Dieu, mais je le considère comme l'origine, non comme l'effet de notre idée de cause. Indémontrable, évidemment… D'ailleurs, ce n'est pas cela. Je crois que Dieu est fou selon nos normes rationnelles, infiniment plus fou que tout ce que nous pouvons imaginer de lui… Avant d'aller me coucher, je lui donne Le Nouvel Esprit scientifique de Bachelard. J'ai souligné le paragraphe où l'on explique que selon la théorie de Millikan sur les rayons cosmiques, le mouvement se produit dans les conditions de vide matériel, d'inanité telles qu'on peut bien dire que c'est le mouvement lui-même qui crée la masse corpusculaire, alors que naguère le physicien matérialiste croyait qu'il fallait une masse préexistante pour qu'un mouvement s'y appliquât. — Je l'ai bien lu, m'a-t-il dit ce matin en me rendant le livre. Je crois que je comprends tout, ou presque tout, à part épistémologie, j'ai oublié et le mot m'agace… Inanité par contre me plait beaucoup. Mais il y a cependant une expression que je ne comprends pas du tout, c'est mouvement. Qu'est-ce qu'il appelle mouvement, votre type ? S'il le définit par opposition au repos, ça ne marche pas, rien n'est en repos dans l'univers. Alors ? Son mouvement n'est qu'un mythe. — En fait, dit-il au déjeuner sur la galerie, tout se passe anarchiquement dans le monde. Les lois ne servent que de prétextes. On ne les respecte pas, on pourrait s'en passer. Si l'on supprimait l'argent, je suis sûr que tout irait aussi bien, et beaucoup plus facilement. Le boulanger continuerait à faire du pain, parce que c'est son plaisir, et qu'il faut s'occuper. On prendrait chez lui sans payer un ou deux pains par jour, on ne peut pas en manger davantage, et il serait inutile d'accumuler des miches puisqu'on ne pourrait pas les vendre. Ainsi de suite. Enfin ce soir : — Vous me disiez qu'on n'a jamais vu vivre un groupe humain dans l'anarchie telle que je la préconise. Pourtant je connais un groupe où cela marche très bien : c'est la famille… N'est-ce pas ? Les enfants prennent à table ou à la cuisine ce dont ils ont besoin. Il n'y a pas d'achat ni de transactions légales. Tout se passe librement, entre père et fils, on s'arrange, il y en a pour tout le monde… La famille est le modèle même d'une société entièrement anarchique. Il a l'air content d'un bourgeois qui vient de réaffirmer une fois de plus quelques évidences rassurantes. D'ailleurs, il semble bien que sa famille (ses parents, ses frères et sa sœur) joue un rôle important dans la vie de Marcel. — Depuis que mon père est mort, je me sens privé de repères. Pères et repères… Je n'arrive plus à prendre de responsabilités. Le mariage, par exemple. Il me semble que je devrais d'abord aller demander à mon père son opinion, — son OK. Probablement, je n'ai jamais atteint l'âge adulte… À propos d'âge : — La grande crise se produit vers quarante ans, chez un artiste. C'est à ce moment qu'il doit se renouveler entièrement, ou se résigner à s'imiter lui-même. Vous allez sentir cela bientôt, vous verrez… — En somme, vers quarante ans, il faut devenir son propre père ? 6 août 1945. Ce qui nous manque ici, c'est un jeu d'échecs. Celui dont Duchamp se sert pour ses problèmes est trop petit pour jouer à deux : c'est un « jeu de voyage » de sa confection, d'une douzaine de centimètres de côté, sur lequel on fixe des pièces à bouton-pression « résistant aux secousses et déraillements », précise-t-il. Mais faute d'y jouer, nous en parlons. C'est d'ailleurs le mot de sa vie : échec de l'art, art des échecs, échec à l'art… Il est persuadé que c'est moins la réflexion rigoureuse que la transmission (involontaire bien entendu) de la pensée de l'adversaire, souvent, qui permet de gagner. Cela ne l'empêche pas, d'ailleurs, de lire des livres de problèmes et de les jouer « quatre heures par jour, environ ». C'est à quoi je le trouve occupé chaque matin, sur la galerie, fumant sa pipe, et levé avant tous les autres. Il se passe volontiers de breakfast, et pense qu'il suffirait de manger une fois par jour — son régime ordinaire — la plupart de nos aliments, surtout la viande, n'étant pas assimilés et ne servant qu'à nous bourrer l'estomac d'une sorte de caoutchouc. « Et tout ce temps qu'on passe à aller chercher les provisions, puis à faire la cuisine, puis à manger, puis à laver la vaisselle, et on recommence… » (Toujours et dans tous les domaines, ce même mouvement de retrait.) Le soir, faute d'échecs, nous essayons de créer quelques problèmes avec des Chinese Checkers trouvés dans la bibliothèque, et cela nous mène assez tard. Nous avons fini hier par un petit jeu de questions et réponses écrites simultanément. Ma première question était : Qu'est-ce que le génie ? Marcel lit sa réponse : L'impossibilité du fer. Et il ajoute « Encore un calembour, évidemment. » De ma table de travail, par la porte ouverte, je vois une partie de sa chambre. Duchamp est allongé sur son lit, son petit échiquier dans une main, sa pipe dans l'autre. « L'impossibilité du faire… » Il travaille « cinq minutes au plus » à des collages délicats — les reproductions de ses œuvres destinées à sa « boîte-en-valise » — et puis il s'étend, ne fait rien, fume un peu, reprend ses échecs. Pensant à la conversation à la veille, je lui demande s'il est vrai qu'il a décidé un beau jour d'abandonner définitivement la peinture, et cela, au moment de ses plus grands triomphes en Amérique. — Pas du tout ! s'écrie-t-il avec une nuance d'indignation amusée. Je n'ai pas renoncé par attitude. Je n'ai rien décidé du tout ! J'attends simplement d'avoir des idées… J'ai eu trente-trois idées, j'ai fait trente-trois tableaux. Je ne veux pas me copier, comme tous les autres. Vous comprenez, être peintre, c'est copier et multiplier les quelques idées qu'on a eues ici ou là. C'est manifester la vie de sa main. Voilà ce qui fait un peintre. Depuis la création d'un marché de la peinture, tout a été radicalement changé dans le domaine de l'art. Regardez comme ils produisent. Croyez-vous qu'ils aiment cela, et qu'ils ont du plaisir à peindre cinquante fois, cent fois la même chose ? Pas du tout, ils ne font même pas des tableaux, ils font des chèques. Il se lève, va chercher quelque chose dans la botte-en-valise en construction. Voilà. C'est un chèque, mais trois ou quatre fois plus grand que ceux qu'on voit. — Je l'ai fait entièrement de ma main, sauf le papier. — Même ce fond saumon, avec tous ces longs S bien réguliers ? — C'est facile, avec une roulette en caoutchouc. Le chèque de frs 450 est à l'ordre d'un dentiste de Paris. Tout est parfaitement imité. Seules les dimensions sont inusitées. — Et votre dentiste a accepté ce paiement ? – Comment donc, ce n'est pas un faux chèque, puisqu'il est entièrement fait par moi ! Et signé ! Rien de plus authentique ! Et au moins, cela ne pouvait pas passer pour artistique… Il remet le chèque avec les soixante-neuf autres objets savamment rangés dans la boîte-en-valise : reproduction de tableaux, verres, ready-mades, croquis et idées qui composent l'œuvre complète de Marcel Duchamp, ainsi prête à être emportée par la postérité sous forme de mallette en cuir, à poignée solide. — Marcel, vous êtes sans doute le premier artiste qui ait su se mettre en boîte lui-même. Il rit soudain : — La seule chose ennuyeuse, c'est que j'ai dû racheter ce chèque à mon dentiste, pour le faire figurer dans ma valise ! 7 août 1945. Avant le déjeuner, sur la galerie : — Qu'est-ce que cette catégorie de l'infra-mince dont vous parlez dans le numéro spécial de View ? « Quand la fumée du tabac sent aussi de la bouche qui l'exhale, les deux odeurs s'épousent par infra-mince. » Voudriez-vous nous donner d'autres exemples ? — En effet, on ne peut guère en donner que des exemples. C'est quelque chose qui échappe encore à nos définitions scientifiques. J'ai pris à dessein le mot mince qui est un mot humain, affectif, et non pas une mesure précise de laboratoire. Le bruit ou la musique que fait un pantalon de velours à côtes, comme celui-ci, quand on bouge, relève de l'infra-mince. Le creux dans le papier, entre le recto et le verso d'une feuille mince… À étudier ! — « À étudier de près, d'un œil, pendant presque une heure », comme dit le titre d'une de vos œuvres. À propos, avez-vous jamais essayé de regarder ainsi votre tableau ? — Moi ? Non. Pourquoi ? Je suis l'auteur. Pour en revenir à l'infra-mince, c'est une catégorie qui m'a beaucoup occupé depuis dix ans. Je crois que par l'infra-mince on peut passer de la deuxième à la troisième dimension. Un peu plus tard, à propos du sens de la vue, si curieusement différencié des autres sens : — Avez-vous remarqué, dit Duchamp, que je puis vous voir regarder, vous voir voir, mais que je ne puis pas vous entendre entendre, ni vous goûter goûtant, et ainsi de suite ? Nous sommes en train de déjeuner sur la galerie, au-dessus de l'eau. Entre les troncs des pins, nus jusqu'à la hauteur du toit, le regard embrasse et caresse la perspective lointaine des montagnes environnant le lac, ses golfes et ses îles. Je dis combien cette vue m'apaise et me satisfait. — Vous êtes sans doute presbyte ? Tenez, je vous donne celle-là toute fraîche, une théorie-minute qui me vient à l'instant : les presbytes sont malheureux dans les villes, parce que le regard y bute constamment contre une muraille, ce qui crée un malaise physique inexplicable. Au contraire, les myopes s'accommodent des villes, mais se sentent perdus et vaguement étourdis devant un paysage comme celui-ci. À vérifier, bien entendu. 8 août 1945. Nouvelle de la bombe atomique, avant-hier sur Hiroshima. Et la face de la terre en est changée, mais combien de temps nous faudra-t-il pour le comprendre ? Si nous n'y arrivons pas très vite, nous n'y arriverons sans doute jamais : nous sauterons comme des imbéciles. Il ne nous reste qu'une alternative : le Monde uni ou l'Autre monde. Le dire tout de suite, le dire partout, et toutes affaires cessantes — si l'on veut simplement qu'elles durent . 9 août 1945. Commencer par raconter l'entrée de la Chose dans nos esprits. Ce sera le début de la première de mes Lettres. Hier, j'ai ramené le journal du village, et je l'ai lu presque en entier tout en marchant, malgré les petites mouches harcelantes qui volent devant vos yeux par des jours de chaleur. Tout le monde est accouru sur la galerie, à la nouvelle, et j'ai dû raconter l'histoire comme si je revenais d'Hiroshima, comme si j'en étais responsable. À minuit, nous en parlions encore. Le choc nous avait jetés dans l'élucubration, plutôt que dans la terreur ou la méditation. (Cette réaction, je le crains, va se généraliser.) Et chacun s'efforçait de montrer que l'événement ne le prenait pas au dépourvu. — Rien de neuf en somme, disait le docteur, du ton qu'il eût diagnostiqué une bronchite simple, rien qu'une invention mécanique permettant d'appliquer pratiquement une série de résultats acquis depuis dix ans. — Je savais ! déclara le capitaine, avec cette simplicité exaspérante qu'affecte Sherlock Holmes devant Watson. Il nous donnait ainsi, d'un mot, la clef de ses mystérieuses disparitions dans le Sud-Ouest. L'une des girls avait lu un article sur l'automobile atomique dans un magazine du genre Look. C… s'écria que l'idée que nous mourrons tous dans une grande explosion la hantait depuis son enfance. (Elle est née dans un tremblement de terre.) « C'est sacrilège, ce qu'on vient de faire, ajouta-t-elle. On a touché au secret du monde. On a piqué le mystère en plein plexus solaire… Il va se venger ! » Enfin Duchamp voulut bien s'interrompre dans un problème d'échecs, pour remarquer que la bombe confirmait son point de vue : la science n'est qu'une mythologie, ses lois et sa matière elle-même sont de purs mythes, et n'ont ni plus ni moins de réalité que les conventions d'un jeu quelconque. — N'empêche que la bombe a éclaté au moment prévu ! remarqua le docteur. — La belle preuve, répliqua le peintre. On avait tout arrangé pour cela ! Quant au jeune poète dont vous avez lu les premiers essais (La Mort lente), il avait disparu dans les bois et nous revint au bout d'une heure, pâle et défait, disant que sa vie n'avait plus de sens. Les girls, enfin, parurent émues. C'est le moment que je choisis pour parler d'homéopathie, un de mes dadas. Ma thèse est simple. Qu'est-ce que l'homéopathie ? L'action d'un remède matériellement absent. Qu'est-ce que la bombe atomique ? L'action d'un point de matière subitement absent. J'admire que la plus grande explosion de l'Histoire n'ait pas été provoquée tout bêtement par la plus grande masse d'explosif jamais réunie dans l'Histoire mais au contraire par la scission d'un point imperceptible à l'ultramicroscope. Voilà bien l'événement, voilà la nouveauté, et l'une des grandes dates de la terre : ce n'est qu'un rien qui s'est défait. 9 août 1945. « L'impossibilité du faire », j'y reviens. Marcel confesse volontiers ce qu'il appelle sa paresse. C'est un vice, déclare-t-il avec sérénité. Peut-être le croit-il. Moi non. Cet « artiste-inventeur » prend son temps simplement. Ce Jules Verne des arts, ne serait-il pas plus proche de Léonard que n'en sont les essais de Valéry ? Mais ce serait un Léonard homéopathe, l'autre étant du côté des allopathes : grandes dimensions des œuvres, côté pratique des inventions. Duchamp se manifeste par retraits ironiques, agit par ses absences un peu sournoises, par petites touches imperceptibles, ou désintégrations microscopiques. Bombe atomique de poche et à retardement, à craindre de près pendant presque un siècle. Beaucoup des œuvres du Vinci ont été détruites, ou abîmées. De même, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même a été brisée, puis à demi réparée, selon les lignes prévues par les « stoppages-étalon » (fils blancs d'un mètre) que Duchamp avait laissé choir et fixés sur la plaque de verre : mesure objective du hasard. On ne trouve guère ses œuvres peintes qu'en Californie, dans une collection privée. Mais avec son petit bagage, sa propre mise en boîte et en valise, il se glissera très librement vers le xxie siècle et la suite en tant qu'inventeur d'une espèce de judo intellectuel dont il est la seule ceinture noire parmi nos artistes et penseurs. J'admire l'économie de ses moyens : un rien, un calembour, un non-mot, un retrait, et voilà les « terreurs » du catch dialectique, les costauds de la certitude rationnelle envoyés au tapis sans effort apparent. La réussite de sa vie tiendra sans doute dans cette faculté mystérieuse de rendre exemplaires, mémorables, chargés de sens et de non-sens, efficaces à long terme ses moindres gestes, ses abstentions, ses échecs, même. Tout cela gentiment. Mine de rien. 12 août 1945. C'était l'heure du cocktail sur notre grande galerie, par une fin d'après-midi dorée. Le lac n'avait jamais été plus pur et calme. Nous parlions peu et nous étions heureux. À sept heures une sourde explosion s'est longuement répercutée, venant du fond de la baie, près du village. Puis les cloches se sont mises à sonner, et le petit couvent de l'autre rive a lancé lui aussi sa volée grêle, portée par l'eau dans le soir clair et chaleureux. J'ai dit : « C'est la paix, cette fois-ci. » C… qui pensait à son mari perdu : « Ainsi soit-il, amen ! » et elle pleurait. Et le jeune capitaine parachutiste qui devait repartir pour l'attaque du Japon : « Je vivrai donc !… » Les autres se taisaient. New York, fin octobre 1945. Rentrée. — Mon appartement ayant été vendu pendant l'été, je dois le quitter dans quelques jours. Il n'y a rien à louer dans toute la ville. J'ai trouvé une maison à Princeton, qui est à moins d'une heure de New York, et j'irai chercher dans les slums un pied-à-terre pour mes passages en ville. On me dit qu'il y a dans les quartiers de l'Est quelques petits appartements dont les ouvriers ne veulent plus depuis que les salaires ont augmenté. 75e rue, 31 octobre 1945. Un camion ce matin m'apporta quelques meubles de Beekman Place, à la stupéfaction de la concierge. Car, me dit-elle, « dans ce quartier-ci personne ne paye jamais de déménagement. » Quand on quitte un de ces petits appartements loués au mois, on met ses meubles sur le trottoir et le revendeur du coin vient les enlever. Pour le nouveau logis, on rachète sur place un léger mobilier d'occasion, et c'est moins cher que le camionnage. 12 novembre 1945. Slums. — La soixante-quinzième rue n'a rien de particulier. Elle part luxueusement de la Cinquième Avenue et de Central Park, traverse en direction de l'est de beaux quartiers gris clair d'un gothique sobre et astiqué, change subitement d'aspect et tourne au populaire un demi-bloc après Lexington Avenue, perd toute tenue dès qu'elle a traversé les piliers du métro aérien qui longe encore la Troisième Avenue, s'anime alors dangereusement d'enfants s'exerçant au base-ball parmi des seaux d'ordures plus hauts qu'eux et des tourbillons fous de papiers sales, pour s'ouvrir enfin toute béante sur les fumées de l'East River, au terme d'un parcours rectiligne d'un kilomètre et demi, sans changer de largeur. (Seuls les trottoirs se rétrécissent.) Cette rue, comme cent autres pareilles, fait voir en coupe la société américaine. Rue huileuse, parsemée de vieilles lettres, de bouts de bois et d'éclats de verre. Des tas de neige noircissent au rebord des trottoirs. Les enfants qui ne jouent plus à la balle parce que la nuit vient de descendre — depuis cinq ans que je circule dans cette ville, je n'ai jamais été touché, ils sont d'une folle brutalité mais surpassée par leur adresse — allument des feux avec des morceaux de caisses et d'immenses cartonnages goudronnés. Flammes gaies sur le couchant rose et fuligineux, en rectangle au bout de la rue, légèrement mordu sur les bords par la silhouette des escaliers de sauvetage. Ces grands seaux à ordures en métal, rarement ou mal vidés dans ce quartier, débordent sur la neige entre les escaliers de quatre marches qui conduisent aux portes d'entrée. Portes étroites, ouvrant sur des couloirs hauts et profonds où deux personnes peuvent à peine se croiser. L'angoisse me prend chaque fois que j'y pénètre. (Rappel inconscient de la naissance, me dirait un psychanalyste.) Les boîtes à lettres portent des noms en cek, nous sommes dans le quartier slovaque. Je gravis l'escalier jusqu'au troisième. La porte donne dans la cuisine. En face du fourneau à charbon, qui est censé chauffer l'appartement, une espèce de baignoire couverte et fort étroite se dresse sur quatre pieds de fonte : il faudrait monter sur une chaise pour y entrer. De la cuisine on passe par une baie sans porte dans le frontroom, qui donne sur la rue. De l'autre côté de la cuisine, deux petites chambres sans fenêtres ni portes, suivies d'une autre pièce plus large sur la cour. Ce logis, qui n'est guère qu'un corridor légèrement cloisonné, s'annonce dans les journaux « cinq pièces, eau chaude et bain ». Il existe dans Manhattan des centaines de milliers de logis construits sur ce même type : deux pièces claires sur cour et sur rue, reliées par deux ou trois alvéoles aveugles. Tout l'East Side populaire est ainsi, sur une vingtaine de kilomètres. Je me penche à la fenêtre, au-dessus de la cour. Le sol est jonché de plâtras, de journaux, de chiffons qui bougent, ou ce sont peut-être des chats. Des cordes tendues sur l'abîme supportent des lessives et de grands draps claquants. Du haut en bas des façades de brique zigzaguent les noirs escaliers de sauvetage. Dans un sous-sol violemment éclairé, je vois quelques Chinois courbés qui empilent du linge ; au cinquième, une grosse femme en peignoir qui se farde à gestes menus. Le concierge irlandais hurle dans l'escalier. Des enfants pleurent parmi les radios nostalgiques, des fenêtres s'allument et s'éteignent. On peut vivre ici comme ailleurs, mais dans un cadre strictement rectangulaire. Tous les objets qu'on voit sont des rectangles, à part les chiffons et les chats. Les façades, hauts rectangles troués de lumières et de scènes du soir, s'étagent en silhouettes sur le ciel rouge. Une radio clame Amapola, plus fort que tout, dans la cour où les draps au vent font de grands gestes frénétiques. New York possède aussi deux cents gratte-ciel pour les bureaux, et quelques belles avenues de résidences pour les directeurs de bureaux. C'est ce qu'on en voit de l'étranger. 15 novembre 1945. Maria Martins, sculpteur qui ne fait de statues qu'en or, est la femme de l'ambassadeur du Brésil à Washington. Dans une party, il y a trois ou quatre jours, elle me saisit le bras : — Ah vous ! Je reviens de notre capitale, j'avais des choses très importantes à demander à notre Grand Patron qui m'avait invitée à dîner, mais croirez-vous que de toute la soirée je n'ai pas pu dire un mot de ce qui m'amenait à Rio ? Il n'a parlé que de votre Diable et des moyens de vous faire venir auprès de lui, à titre de conseiller intime. — Je veux bien y aller, dis-je à Maria, mais ce sera court : je lui conseillerai de démissionner. — C'est fait depuis quelques heures, on l'annoncera ce soir. Décembre 1945. Comme je ne passe ici que trois jours par semaine, je me suis abonné au « service de secrétaires » du téléphone : il répond de ma part en mon absence, prend les messages et me les communique à mon retour. Le côté romanesque de ce service vaut à lui seul le prix de l'abonnement. Je rentre, je branche mon radiateur électrique (la chambre est glacée), je m'installe à ma table sans retirer mon manteau, et je décroche mon téléphone. — Messages pour moi ? La voix d'une secrétaire anonyme répond (trop vite, me dis-je, c'est sans doute celle qui ne m'aime pas) : — No, sir ! Nothing. — Comment ? Rien en trois jours, c'est impossible ! — Sorry, sir ! Not a thing. — Regardez bien… (mais elle a raccroché). Cinq minutes plus tard, je rappelle. Cette fois-ci, c'est une voix chantante et optimiste : — Oui, monsieur, des masses de messages ! Le 3 décembre, à dix heures du soir, un monsieur qui n'a pas laissé de nom, c'est sûrement un Européen. Une jeune femme, à plusieurs reprises, jusqu'à trois heures du matin… — Pourquoi jeune ? Elle a dit son âge ? — Oh ! nous savons, nous avons l'habitude. Le 4, un jeune homme qui arrivait de Chicago. C'est très long, je résume. Il écrit un roman inspiré de votre livre sur le Diable — est-ce bien cela ? — et il voulait absolument vous voir, il ne sait pas comment continuer. Voici son numéro… Je vous en prie, appelez-le, he is so pathetic ! Ensuite… le Dr Goldberg, pour sa note, ce n'est pas pressé… — C'est lui qui l'a dit ? — Non, mais le ton… Mrs H… vous invitait pour hier soir, dommage. Miss Patricia Thompson, avec un p, vous fait dire qu'elle pardonne tout… attendez… oui, elle vous pardonne tout, et vous recevrez la clef d'Helen, et elle vous attend tous au 125 East 51 à minuit, avec des drinks. — Quoi ? — Oh pardon ! je me trompe d'abonné. Je crois que c'est tout ce que j'ai pour vous. Décembre 1945. Leur anglais n'est pas très facile à comprendre (c'est un anglais d'Europe centrale et orientale) mais comme ils sont gentils dans ce quartier si pauvre, même le Chinois de la blanchisserie, et comme je suis content de pouvoir rentrer chez moi par l'escalier qu'on monte à pied ; et surtout de ne plus voir le dos d'un portier galonné dans l'ascenseur ! Ces dos si dignes encore plus que serviles, ces dos qui vous rappellent avec sévérité que vous habitez une maison « distinguée », ces dos pleins de réprobation quand le visiteur n'est pas bien habillé ou qu'il vient trop de foreigners… Mais il faut avouer que cette maison-ci est pleine de bruit jusqu'au cinquième étage, à toutes les heures. Et dans la rue, ces hurlements de femme, chaque soir, je ne sais jamais s'il s'agit d'une ivrogne ou d'une évangéliste qui maudit nos vices… 15 décembre 1945. Saison de Noël à New York. — Le 1er décembre au matin, la ruée vers les magasins s'est déclenchée dans toute l'Amérique, inaugurant officiellement le Yuletide, la saison de Noël. Nous sommes le 15 et les rayons de jouets sont déjà presque vides. Depuis cinq ans, les usines travaillaient pour autre chose. La « conversion » des tanks et des forteresses volantes en pacotille de nursery exige plus qu'un instant de foi et d'abandon… Cet an de grâce rationnée 1945 se termine en pleine équivoque : est-ce la paix déjà ? la guerre encore ? Interférences de disette et de luxe, d'appétits ranimés et d'amertumes durables. Et Noël va tomber au milieu de l'An Un d'une ère de paix fondée sur la plus grande menace de toute l'Histoire. Les enfants, comme les gouvernements, demandent pour leur Noël de petites bombes atomiques. Trois d'entre eux, à Brooklyn, viennent d'être blessés sérieusement, en jouant à faire sauter le monde. Les Trois Grands, à Moscou, seront-ils plus adroits dans ce même jeu ? On ne le croirait pas, à les voir. Curieux trio : un loup déguisé en mouton et deux moutons vêtus de leur vraie peau. Mais rien n'empêche le Waldorf Astoria d'annoncer que sa nuit de l'An « promet d'être la plus grande nuit de l'histoire de l'hôtel — à partir de $ 20 la place ». Nous fûmes hier chez Schwartz, grand magasin de jouets de la Cinquième Avenue. « Auriez-vous, dis-je d'un ton suave, quelque chose qui ressemble à un modèle de la bombe atomique pour les enfants ? » La vendeuse ouvrit la bouche, puis ses yeux s'écarquillèrent largement : devant nous venait d'apparaître une jeune femme au visage anguleux et couvert de taches de rousseur, la tête serrée dans un foulard de soie rose feu. « Papa, me dit mon petit garçon, c'est Miss Hepburn ! — C'est moi ! » dit-elle en lui pinçant la joue, et la vendeuse nous planta là. Il neigeait sur la Cinquième Avenue, sur les paquets enrubannés, sur les fourrures, sur l'arbre immense du Rockefeller Plaza, transporté avec toutes ses racines d'un parc où il sera replanté dès janvier, n'ayant coûté que cent dollars de location à Mr. John D. Rockefeller, car tout se sait. Des haut-parleurs répandaient sans relâche l'Adeste Fideles et des carols transformés en jazz-hot par les klaxons d'interminables embarras de trafic. Aux vitrines triomphait le rêve américain, le clinquant, l'irréel, le rose et le doré. Rêve d'enfance et d'innocence universelle, bercé de musiques nostalgiques. Plus que dix jours pour acquérir, dans cette aimable bousculade, la bonne conscience que représente une table de famille chargée de cadeaux enveloppés de papiers brillants, verts, rouges, argent et mordorés. Pourquoi ces échanges éperdus ? Est-ce en souvenir du seul Cadeau de paix jamais fait à l'humanité ? Ou bien cette fièvre de rivaliser dans la dépense, en fin d'année, est-elle comme chez les primitifs une manière de conjurer le sort, et de se rendre l'an nouveau propice ? Plus que dix jours pour s'assurer une place dans le monde des familles, un droit à la chaleur des groupes. Et ceux qui seront laissés dehors, ceux qui n'appartiennent pas à une cellule sociale, formeront la foule de Times Square. Le coudoiement universel leur tiendra lieu d'intimité. Pour moi, j'irai comme chaque année à la messe de minuit des protestants, dans la plus grande église gothique du monde, la cathédrale de Saint John the Divine, siège de l'évêque anglican de New York. Dix mille personnes y chanteront des carols avant la procession du chœur et du clergé, précédée de porteurs de torches à la Burne-Jones. Et comme chaque année j'entendrai le Credo de Gretchaninoff et le motet de Prætorius, Une rose est née… Et je me dirai que l'Amérique n'a pas encore très bien compris les traditions, parce qu'elle les respecte un peu trop… Times Square, tous ses feux allumés, semblera célébrer un V Day, une nouvelle victoire sur le temps, comme si ce n'était pas lui qui gagne à tous les coups. Qu'apportera cette fin d'année ? Un dernier speech de La Guardia à la radio, révélant une dernière recette aux ménagères pour cuire la dinde. Politicien rusé autant qu'honnête, gros petit homme à la face de clown, Fiorello, la Fleurette ou le Chapeau, comme le peuple l'a baptisé, saisissant la baguette des mains du chef dirigera pour la dernière fois l'orchestre ou la fanfare d'un grand meeting. Sur le coup de minuit, le 31 décembre, nous perdrons le meilleur maire de New York. Tammany reviendra au pouvoir. Et Roosevelt n'est pas remplacé… Et toutes les utopies prévues par l'avant-guerre entreront dans la voie des réalisations. Déjà l'on met en vente la « bicyclette du ciel », un petit avion de mille dollars. Déjà les banques de Buffalo ouvrent des guichets extérieurs où l'on peut déposer de l'argent sans descendre de sa voiture. Déjà les biches et les daims sont amenés dans les forêts de chasse au moyen de taxis aériens. Déjà la télévision en couleurs prouve qu'elle ne le cède en rien à la photographie pour « le brillant et la précision du détail », qualités préférées de l'Américain. Déjà l'on nous annonce de Hollywood un superfilm sur la bombe atomique, où le love interest ne manquera pas ; cependant que déjà le New Yorker se moque des clichés à la mode au sujet de cette invention « qui signifie la fin de l'humanité ou l'aube d'un âge d'or » à votre choix. Déjà, le syndicat des ouvriers de l'industrie automobile offre à Ford un contrat collectif qui le protégera, lui le patron, contre les grèves irrégulières. Car la force et l'initiative ont changé de camp, et les vainqueurs se montrent généreux. Et déjà les pasteurs et les prêtres se préparent à parler du message de Noël aux « hommes de bonne volonté », répétant sans scrupules avec M. Romains une grave erreur de traduction. Car l'Évangile dans le texte original dit simplement : « Paix sur la terre, bonne volonté (de Dieu) envers les hommes. » Est-il besoin de la bombe, et des grèves, et de la famine européenne, et de la guerre endémique dans tout l'Orient, et de la méfiance et de la peur réciproques qui président aux rapports des nations, et de l'antisémitisme, et de l'antisoviétisme, et de l'anti-américanisme de l'Europe, pour que nous comprenions que les hommes ont fort peu de bonne volonté ? La plupart sont involontaires. Ils ne font que subir leur condition. À Times Square, dans la foule compacte et lente, dans la rumeur assourdissante des petites trompettes de foire et des crécelles, GI Joe, combattant moyen, pensera : « Well, c'était donc pour tout cela… » Fin décembre 1945. Du vain travail de décrire un pays. — Le peu que j'avais retenu, parce que frappant, de mes lectures sur l'Amérique avant d'y venir, c'était justement inexact, et peut-être inventé de toutes pièces. Les reportages sur l'Amérique que publient en Europe nos journalistes me paraissent arbitraires et contestables, même s'ils sont scrupuleux et sincères. Et moi, qu'ai-je écrit dans ces pages dont un Américain ou un Européen qui aurait vécu longtemps ici ne puisse me dire avec quelque raison : ce n'est qu'un aspect bien rare, ce n'est qu'un point de vue partiel, on pourrait aussi bien démontrer le contraire ? Quand des amis d'Europe débarquent à New York — et il en vient beaucoup depuis quelques mois, — ils me demandent : « Que pensez-vous de l'Amérique ? » On leur demande : « Que pensez-vous de l'Europe ? » Et ces questions sont déprimantes, parce qu'elles sont sans objet réel. Tout ce que l'on peut penser de l'Europe en général et de l'Amérique en général est réfuté par la vision à bout portant d'un coin de pays ou d'une scène de famille, d'un geste intime ou d'un visage aimé. Prenons-en donc notre parti. Sauf si l'on se borne à la géographie, ces entités ne souffrent pas la description. Il faudrait en savoir tant de choses qu'on n'oserait plus jamais en parler. C'est un peu comme une femme quand on l'aime : ce que les autres en disent est banal ou méchant, et prouve seulement qu'ils n'y ont rien compris. Personne n'a jamais vu réellement l'Amérique, sinon dans une inspiration lyrique, aussitôt ridiculisée par vingt petits faits précis, rebelles à toute formule. La seule grande découverte de ce siècle étant la Relativité — et toutes les autres en dépendent — il s'agirait de ne pas l'oublier à chaque instant. Je n'ai donc pas décrit l'Amérique telle qu'elle est, puisque c'est impossible par définition. Plongé en elle pendant plus de cinq ans, j'ai simplement noté des réactions locales, en prenant soin de situer l'observateur dans le temps, dans l'espace, et dans ses circonstances. (Encore ai-je tu les plus intimes.) Et si l'on me dit que ce journal offre un tableau fragmentaire et brisé, souvent contradictoire dans le détail, je répondrai que c'est un journal — et un journal des temps brisés. Journal d'un retour Janvier 1946. Faut-il rentrer ? — On me dit que Mauriac a écrit : « Faut-il partir ? » (pensant aux jeunes Français, répondant non). Que Bernanos s'est écrié : « Mais partez donc ! la Terre est vaste ! » Que d'autres ont protesté que ce débat était antipatriotique, ou anticommuniste, je ne sais plus. On m'écrit cela de Paris et l'on ajoute que je ferais bien de rentrer, sous peine de ne pas comprendre la réalité européenne en général, et française en particulier. Je pourrais me contenter de répondre : c'est plutôt vous qui devriez sortir, sous peine de ne pas comprendre la réalité mondiale. Après tout, il y a 40 millions de Français, sur trois milliards d'habitants de la planète, non moins réels, guère moins accablés de problèmes. Mais je ne cherche pas à m'en tirer par une réplique, même de bon sens, et j'ai quelques raisons de prendre la France plus au sérieux, plus au tragique, que les chiffres stupides n'y inviteraient. Je reprends la question dans les termes où l'on me dit qu'elle est posée dans nos pays : Faut-il partir ? (Peut-on partir est une tout autre affaire.) Il se trouve que j'habite, pour quelques semaines encore, du côté où les jeunes Européens devraient aller s'il s'agissait pour eux de partir. Je vois les avantages de l'Amérique et ses défauts, mieux qu'ils ne sont en mesure de les imaginer. Cela se discuterait à l'infini. Il n'est qu'une solution, qui est d'aller voir, et d'essayer le pays comme un nouveau costume. Et je me dis que le problème est mal posé. Il ne s'agit ni de « partir » ni de rester, au sens pathétique de ces mots. Il s'agit simplement de circuler. Ce n'est pas très facile, pratiquement ? Mais partir, ou rester, ne le sont pas non plus, apparemment, puisqu'on pose le problème. Supposez que nous soyons libres de circuler à notre guise. Je répondrais sans hésiter : il ne s'agit ni de choisir une terre et ses morts contre le globe et ses vivants ; ni de choisir le nomadisme permanent et l'exil par principe ou dégoût. Mais simplement de vivre au xxe siècle, en tenant compte des réalités que nous avons créées ou laissé s'imposer ; de la rapidité des transports, par exemple. Combien d'hommes d'aujourd'hui vivent leur temps et se trouvent pratiquement en mesure de le vivre ? Combien sont-ils encore du Moyen-Âge, ou du bourgeois et lent xixe siècle ! Serait-ce manque d'imagination ? Certes, il en faut une dose non ordinaire pour se rendre contemporain d'un monde qui change beaucoup plus vite que Jules Verne n'a pu le rêver. C'est cela, et c'est aussi le cauchemar des visas. Si cette folie furieuse et inutile ne régnait pas sur le monde d'après-guerre, le problème partir ou rester se résoudrait en termes simples : on verrait vite que c'est un faux dilemme. Nous allons en dix heures de Lisbonne à New York au Pacifique. Un très long voyage aujourd'hui nous ramènerait nécessairement au point de départ, après un petit tour de planète. Nous changeons de continent comme on part en week-end. Le mot partir a donc changé de sens. Il a perdu son aura dramatique. Plus question de couper les ponts, de brûler ses pénates, et autres rites attestant devant les mânes des ancêtres un choix farouche, irrévocable. Se déplacer devient un geste naturel, et partir annonce revenir comme on prend un billet d'aller et retour. La poésie des voyages a vécu, la tragédie des départs a vécu. Mais ce qui naît, ce qui peut naître parmi nous, c'est un amour plus large de l'humain, une conception de la fidélité qui ne soit plus exclusive de la curiosité, un accueil plus ferme et plus souple de la diversité des êtres et des coutumes. Aimez votre terre et quittez-la. Quittez-la trois fois et revenez-y trois et quatre fois, selon l'arithmétique du cœur. Le nomade n'aime pas sa terre, n'y revient donc jamais vraiment. Le paysan n'aime que sa terre, ne l'aime donc pas de la meilleure manière, s'il refuse tout le reste, et la comparaison. Il faut s'ouvrir. Il faut aimer. Il faut cesser de trouver cela nigaud, et de faire le coq de village tout hérissé, griffu, inefficace. Circulez donc, allez voir, et aimez. Puis choisissez. Revenez si le cœur vous en dit. Mais je sais bien qu'il y a les visas. N'acceptons pas que cet accident tardif de la démence nationaliste dénature le problème humain. Lançons une campagne mondiale pour la suppression des visas, de ces anachronismes scandaleux qui nous empêchent de rejoindre le siècle, de l'habiter et d'user de ses dons. Forçons les gouvernants à nous répondre : à quoi servent ces barrages de tampons ? Comment peut-on les justifier ? Ils n'ont pas arrêté un seul espion, tout en causant la perte de milliers d'innocents. Ils rendent vains les progrès matériels dont notre époque pourrait enfin s'enorgueillir. Ils représentent dans l'esprit des modernes la Fatalité imbécile. Pourquoi donc les acceptons-nous comme des moutons, sans qu'une seule voix proteste ? Février 1946. Vers le milieu du xxe siècle, les hommes firent en sorte de réduire à peu de chose les avantages que la machine menaçait de leur procurer, après les avoir décimés. L'avion permettait de voyager vingt fois plus vite qu'en bateau. On décida en conséquence de rendre vingt fois plus pénible et longue la préparation des voyages. Passer d'Amérique en Europe ne demandait plus que quelques heures de vol ? On y ajouta plusieurs semaines de démarches et contrôles épuisants, ramenant ainsi la longueur du voyage, pratiquement, à ce qu'elle était au bon vieux temps de Christophe Colomb. J'ai quelque chance de pouvoir m'envoler vers la fin de mars, au terme d'un travail commencé en janvier dans une douzaine de bureaux différents. Encore n'y serais-je pas arrivé sans l'appui de ma légation. 27 mars 1946. Entre les deux mondes. — L'avion partira dans trois jours. Déjà, par l'imagination, j'habite l'Europe. Je circule quand je veux dans les hauts corridors et dans le vestibule qui sent le fruit de notre ancienne maison de campagne, et mon pied reconnaît cette brique, près de l'escalier, qui basculait un peu du temps de mon enfance. (On ne l'a donc jamais recimentée ?) Pourquoi faire ce voyage vers les lieux et les choses que toujours et partout je porte en moi ? Mais il faut aller vers les êtres, car ce sont eux qui changent et qui s'éloignent. Un autre sentiment que je connais d'avance et ne pourrai que retrouver là-bas, c'est celui de ma nostalgie de l'Amérique. De ce présent que je vis déjà comme passé dans le futur que j'anticipe. Je me promène dans un New York déjà quitté, récapitulant mes regrets… Nostalgie de cette avenue, à telle heure du jour ou de la nuit, j'y vais encore une fois, pour la retrouver déjà… Que signifie tant de puérilité ? Le doute n'est plus permis. J'aime l'Amérique. Ils me demanderont pourquoi, je ne saurai pas répondre. Sait-on jamais pourquoi l'on aime un être ? Voici longtemps qu'on a cessé de penser qu'il est meilleur ou plus beau que tout autre, mais avec lui l'on se sent bien. Ses défauts crèvent les yeux, il vous a fait souffrir, on vous démontrera qu'il n'est pas fait pour vous, mais près de lui vous éprouvez une liberté. Et cette constatation, bien entendu, ne signifie rien sur sa valeur « en soi » ni sur la vôtre, que personne ne peut mesurer. Mais dans cette relation, vous existez. J'aurai beau faire, ils me diront encore : « Vous estimez vraiment que l'Amérique est si bien ? Vous préférez y vivre ? Vous reniez l'Europe ? » Mais je ne sais pas du tout si l'Amérique est bien ou mal, si elle vaut mieux que l'Europe, si j'y reviendrai jamais ! Et l'homme est né pour circuler, non pour s'enraciner comme une victime des dieux subitement transformée en lierre ou en légume. On peut aimer un pays comme sa mère, un autre comme sa femme, un autre comme les femmes, un autre enfin comme une passion. L'amour n'est pas encore rationné, que je sache ? Et s'il est vrai, s'il n'est pas le masque d'une haine, s'il m'ouvre à l'Être au lieu de me refermer sur quelque obsession de l'Avoir, chaque amour enrichit tout l'amour. Entre deux mondes aimés différemment, que l'amour ne soit pas déchiré ! Mais qu'il s'anime et vole et se réjouisse, et qu'il exige enfin sa pleine mesure, toute la Terre promise à tout l'homme ! 75e rue, 30 mars 1946, sept heures du matin. Une dernière fois, je me laisse envoûter par les bruits de la rue, par la lumière, par ce que je vois encore de l'Amérique, sur ma droite, au rectangle de ma fenêtre. Levé depuis longtemps, j'attends assis devant ma table que le téléphone me donne le signal du départ. À la fin de la matinée, j'aurai quitté New York et six ans de ma vie. Quelle tiédeur, quelle chaleur déjà pour cette heure et pour la saison ! Je vois le trottoir d'en face, en partie encombré de meubles d'occasion, tables vertes, miroirs, appareils à coca-cola, fourneaux, fauteuils, vieux frigidaires. Un type en bleus arrose au tuyau le trottoir et des portes de garage, minutieusement. Un peu plus loin, le revendeur est assis dans un vaste fauteuil de cuir, près de la porte ouverte de son garage. Je vois l'avant de son auto, et le bric-à-brac empilé tout autour. L'homme porte une chemise rose bâillant sur sa poitrine velue, et un large chapeau de cow-boy. Il est parfaitement immobile. Il suit des yeux les emballages de carton, la paille, les papiers qui glissent par à-coups sur l'asphalte ruisselant. Plus haut, des murs de brique rouge et de brique jaune, des lessives roses et bleues devant le dernier étage, un trapèze de ciel brillant. Les camions font trembler les vitres et légèrement tinter le téléphone posé devant moi sur la table. J'attends. Je n'ai pas souvenir qu'il fasse jamais si clair, si lumineux, si matinal dans une grande ville de l'Europe. Je dois me tromper. Je verrai cela demain… Ces deux types vont rester ici. Leur journée est sur ce trottoir, leurs soucis vivent en Amérique. Je pourrais rester moi aussi, laisser partir l'avion, oublier l'autre vie. Rien de plus facile. Rester assis dans la rêverie, reprendre la suite quotidienne… Il est déchirant d'être libre. Le tél… Début d'avril 1946. La Guardia Field dans une matinée bleue, c'était déjà presque l'été. Cinq heures plus tard, nous avons rejoint l'hiver, un ouragan de neige horizontale sur le désert des forêts canadiennes aux lacs gelés. Nous dûmes passer toute une nuit dans les lugubres baraquements de la base de Gander, à Terre-Neuve. Une aurore boréale nous avait arrêtés, non point que sa beauté nous eût cloués sur place, mais parce qu'elle provoquait des tempêtes magnétiques qui ont pour effet d'aveugler les avions aux appareils plus délicats que les sens de l'homme. Cette belle crise radio-poétique s'étant heureusement dénouée dans les hauteurs du ciel arctique, nous montâmes en spirale à 5 000 mètres, au-dessus d'une mer morte de glace. J'allais écrire : « L'avion s'élance pour franchir l'Océan d'un seul bond. Nous volons à tire-d'aile vers l'Irlande ». Mais ce cliché et ces jolies syllabes décrivent mal un voyage aérien. Car voyager, aujourd'hui, c'est attendre. Non seulement attendre son tour dans la queue devant des guichets, mais encore, une fois installé dans le fauteuil profond de l'avion, attendre que la boule au-dessous de nous ait tourné jusqu'au point désiré, pour y descendre et s'y poser. Rien ne donne une idée de l'immobilité comme ce vol sans repères en plein ciel, à 150 mètres à la seconde, sans vibration ni courant d'air, et sans nul signe apparent de mouvement. Les uns écrivent, d'autres déjeunent. Je regarde par mon hublot. La mer est blanche, un peu houleuse et cotonneuse. Mais tout d'un coup elle se déchire : ce n'était qu'une couche de nuages. Trois mille mètres plus bas paraît une surface bleue, comme un papier grenu ponctué de défauts blancs. Un petit fuseau clair y traîne sa fumée, c'est un paquebot qui en est à la troisième journée du trajet que nous ferons à rebours en trois heures. Nous sommes partis tout au début de la matinée. Voici déjà l'après-midi, voici le soir, nous volons contre le soleil et le temps coule deux fois plus vite. La stratosphère se dore. Des cumulus élèvent des tours et des créneaux d'un rose feu sur l'horizon follement lointain, tandis que nous survolons des profondeurs multipliées, cavernes d'ombre et gonflements majestueux où la lumière fait ses grands jeux de tous les rouges au bleu de plomb. Aux approches de l'Irlande vient la nuit. Derrière nous, tout est flamme et or. Mais un toit d'ombre épaisse descend obliquement, rejoint la mer, ferme le monde devant nous. En deux minutes nous sommes passés de la gloire aux ténèbres denses. Il n'y a plus, tout près sur nos têtes, que les lampes en veilleuses, et le ronron assourdi des moteurs. Une petite secousse, une longue promenade sur des pistes en ciment. Et l'arrêt doux. Shannon, Irlande. Le restaurant ne manque pas d'élégance. Une dame qui vient de passer le temps de la guerre en Amérique frémit de toutes ses fourrures et se récrie : « Quel goût ! Voilà l'Europe enfin ! Et des fleurs vraies ! Ah mon cher, ici, tout est beau !… — Mais tout ici a été fait par les Américains pendant la guerre… — Taisez-vous, me crie-t-elle, je retrouve l'Europe ! Ce n'est pas le moment d'être objectif ! » Elle adore ces rideaux trop rouges, ces meubles blancs, et ce grape-fruit. Ils la vengent, croit-elle, d'une Amérique « où tout est laid », mais d'où ils viennent. 2 avril 1946. Les oiseaux de Paris. — Nous roulons dans un petit autobus, du terrain d'Orly vers Paris. Sept ans bientôt, depuis que je l'ai quitté… Par quelle porte allons-nous entrer ? Je ne puis pas distinguer les noms des rues sur ces maisons jaunes ou grises et si basses. Je cherche à voir, le nez contre la vitre, et tout d'un coup : Rue Claude-Bernard, — en plein cinquième arrondissement — quand je me croyais encore dans la banlieue… Déjà nous descendons une rue déserte et provinciale. C'était cela, le boulevard Saint-Michel ? Mais sur les quais, où le car nous dépose, j'ai retrouvé les grandes mesures de Paris. Dans quel silence, à quatre heures du matin. Trouverons-nous quelques chambres pour le reste de la nuit ? Deux jeunes Américains du convoi m'interrogent. Cet hôtel ne leur plaît qu'à moitié. Je les décourage d'aller chercher ailleurs. Crise des logements. — Est-ce que Paris a été bombardé ? me demandent-ils non sans inquiétude. — Et New York donc ? Si vous y connaissez des chambres libres, faites-moi signe. (Comme les Américains paraissent bizarres, ici. Comme ils se mettent immédiatement à ressembler à ce que l'on pense d'eux en Europe.) Il y a des chambres, et même des salles de bains. Mais comment dormirais-je cette nuit ? J'arrive au rendez-vous après sept ans, furtivement, à la faveur d'une nuit déserte. Un rendez-vous dont j'avais bien souvent désespéré, après cet au revoir en juin 1940, qui sonnait malgré moi comme un adieu… Le jour point derrière les rideaux. Je vais sortir sur mon balcon, je vais la voir… Tout d'abord je n'ai distingué qu'un paysage de toits bleus, médiéval. Et voici qu'une cloche très fine a sonné cinq coups délicats. Puis une autre plus loin, et plusieurs en écho. Je ne savais plus, après six ans de New York, qu'il y a des cloches qui sonnent les heures aux villes, et qui s'accordent à la suavité aiguë du petit jour. Et cette rumeur soudain de cris menus et de sifflets, de tous côtés, comme les premières gouttes d'une averse, ce sont bien des oiseaux ! Dans une ville ! Point d'autres sons… Si ! Je ne rêve pas : un coq qui crie, tout là-bas vers les Invalides. L'or pâle du dôme s'avive au-dessus des toits bleus, des toits roux et des murs couleur du temps, où quelques taches de rose clair ou de noir achèvent de composer une harmonie qui fait venir les larmes aux yeux. Premier bruit de pas dans la rue. Semelles de bois. Une femme de ménage sort ses clés, ouvre une porte de service à côté du portail d'un ministère. Un vieux monsieur très grand, vêtu de noir, aux pantalons étroits, aux longs souliers pointus, sort d'un xixe siècle d'illustrés de mon enfance. Des jeunes gens en chandail, portant de grosses valises, se hâtent vers la gare d'Orsay. Paris a reculé d'un siècle, en direction d'une beauté oubliée. Mais que dire de la foule que j'ai vue le lendemain aux trottoirs des Champs-Élysées. Je me disais : non, ce n'est pas vrai, je vais me réveiller, je ne suis pas à Paris. Et c'est bien un de ces tours que nous jouent les cauchemars, de rapetisser méchamment tous les êtres, d'effacer les visages, et de multiplier les traits bizarres, les signes d'anxiété… 7 avril 1946. Plus Suisse que nature. — Que la Suisse soit restée aussi suisse m'a paru proprement incroyable. Je ne trouve ici d'autre sujet de m'étonner que de n'en point trouver, justement. Tout est pareil à mes souvenirs, à peine un peu plus ressemblant. Tout est intact. La brusquerie des employés intacte, quand on demande un petit renseignement et qu'on les voit s'identifier en un clin d'œil avec les règlements « pareils pour tous », non point avec votre situation d'usager perplexe ou anxieux. La bonhomie des mêmes employés intacte, une fois qu'on leur a laissé le temps de revenir à leur naturel. (Et ce n'est pas toujours au galop.) Les quartiers extérieurs des villes intacts, et si parfaits dans le propret-coquet-scolaire 1910 que l'imagination se rend sans condition après la plus rapide reconnaissance des lieux. J'ai revu des amis intacts, et dont l'amitié seule avait mûri comme un bon vin. Et j'ai feuilleté des éditions si belles qu'on se demande quels talents les méritent. Ce qu'il y a de plus intact en Suisse, peut-être, c'est le mythe helvétique par excellence d'une décence fondamentale. Il se peut que la Suisse ait seule gagné la guerre, et seule n'ait pas été contaminée par le gangstérisme à la mode. C'est clair : le mal y est mal vu, tout simplement. On le tient encore pour anormal. J'ai l'impression qu'on exagère un peu, à cet égard. Mais le reste du monde se charge bien de rétablir un équilibre « humain », sur les modèles récemment présentés par MM. Hitler et Staline. Je m'en tiens là dans mes jugements, j'arrive à peine. Mais si j'essaye de situer ce pays dans le cadre de mon voyage, voici comment il m'apparaît. L'Europe ancienne s'est rétrécie à la mesure de nos frontières. En une semaine, aux deux bouts de mon voyage, je viens de voir du monde à peu près tout ce qu'il en reste de solide et que l'on est autorisé à voir : l'un des Deux Grands et le Tout Petit, dernière paroisse intacte du continent. Un peu plus loin j'irais buter contre le fameux « rideau de fer » marquant l'entrée du règne de l'autre Grand. Entre l'Amérique et la Suisse, il se peut que bientôt l'on ne survole plus qu'un no man's land, où s'affrontent sournoisement les seules puissances qui comptent. 12 avril 1946. Fin et Suite. — J'ai revu Genève et sa cyclophilie torrentielle, allègre et intacte. Et j'ai revu la SDN le jour de sa liquidation publique, dans son palais sans patine, sans fantômes. Pourtant cette grande figure voûtée qui lui ressemblait à s'y méprendre, c'était bien, finalement, Lord Cecil… Un tiers de salle, un ton d'obsèques officielles mais sans tristesse. Ce fut une glorieuse journée, comme disent les Anglo-Saxons, pensant au temps qu'il fait, tout simplement. Les délégués paraissaient regretter « l'atmosphère de Genève » plus que leur job manqué, d'ailleurs repris par l'ONU. Et sur ce thème inépuisable, j'improvisais à part moi le discours que nul, parmi les officiels, ne se risquait à prononcer : « Messieurs, nous voici réunis pour célébrer une défaite victorieuse. On a parlé de funérailles. Il ne s'agit que d'un déménagement. Car l'idée d'une Ligue des Nations a survécu au déchaînement nationaliste. En attendant une vraie Ligue des Peuples, préparons-nous à de nombreux voyages. La SDN ressemble à l'ONU comme le négatif d'un cliché au positif que l'on va proposer à notre admiration. Elle tient ses dernières assises dans le pays qui lui offrait son modèle, mais qui est le seul encore, ou presque, à ne point faire partie de la ligue nouvelle. Les Deux Grands qui là-bas occupent la scène ne sont pas représentés dans cette enceinte. Nous laissons à la Suisse minuscule un gigantesque palais vide, pour nous ruer vers la grande Amérique où l'on ne trouve pas une chambre à louer pour plus d'une nuit. Paradoxe de la crise des logements ! Mais qu'importe. Notre idée se “développe” comme on le dit en photographie. Nous partons pour une Ligue meilleure. Et plus heureux que Moïse, nous nous sentons certains d'entrer dans l'ère de la Terre unifiée, qui était le but de nos travaux diserts. Nous y touchons, messieurs, vraiment — il ne s'en faut que d'un atome… » Le mauvais temps qui vient Décembre 1946. Je ne me sens pas en peine de conclure ce journal, mais voici qu'il faut repartir, un chapitre se clôt dans ma vie, sinon dans l'histoire du monde ; car nous sommes loin d'avoir quitté la guerre. « Journal d'un habitant de la planète en guerre » serait un titre assez exact. Mais je suis d'un pays, et quand je repense aux années que je viens de vivre loin de lui, je vois cependant que mon destin n'a pas cessé d'être lié au sien : car le même sort paradoxal a décrété que nous fussions au centre du conflit tout en restant en marge des batailles. Ce que je voudrais dire de la Suisse n'est donc pas sans me concerner sur plus d'un point. Souffrir, en soi, n'est pas toujours l'honneur qu'on pense, mais souvent un simple accident. Je vois des Suisses qui se disent honteux de n'avoir pas souffert comme les autres, comme les Français, les Hollandais, les Grecs, les Russes. Mais les Allemands aussi, finalement, ont souffert, se sont fait tuer, ont été envahis. Qu'est-ce que cela prouve ? Quand l'avalanche balaye tout un village sauf deux maisons, les rescapés sont-ils honteux ? Il me semble que ces scrupules ne sont pas dignes de la tragédie moderne. Et tout d'abord, ils sont prématurés. Ils révèlent chez ceux qui les ont l'illusion que le drame est terminé et que le temps de faire des comptes est arrivé. Or le drame continue, c'est trop clair. Le tour des Suisses viendra, qu'ils se rassurent ! Et s'ils ont constitué la réserve au cours du dernier épisode, on ne leur demande ni de s'en féliciter ni de s'en plaindre, mais de se préparer pour la suite, pour l'heure où ils devront « donner ». Le premier devoir d'une réserve est de maintenir ses forces intactes et alertées. Intacts nous le sommes, relativement. Alertés, je n'en suis pas sûr. L'ennui, avec ce beau pays, ce n'est pas qu'il soit si propre et bien tenu, trait dont s'égayent les étrangers de passage, un peu comme ces paysans qui se poussent du coude quand on les laisse entrer dans le hall du château. L'ennui n'est pas non plus que le matériel soit bon, l'or abondant, les enfants bien nourris. Ni même qu'on dise merci tout le temps, à tout propos, cinq ou six fois pendant l'achat d'un timbre, par exemple, avec une gratitude émue qui dépasse curieusement l'occasion, mais dont on sent que le surplus peut entretenir ce fonds de bienveillance universelle dont l'existence rassure les Suisses… L'ennui c'est qu'il n'y a pas du tout de bienveillance universelle. Et que la Suisse est mal préparée, par sa probité même, à faire face aux gangsters. Rien de moins suisse que le cynisme, honoré dans le reste du monde. Rien de plus suisse que le réflexe de critiquer sèchement tout ce qui dépasse, alors que l'on tolère très bien ce qui n'atteint même pas le niveau moyen, et cela dans la vie quotidienne autant que dans la politique. Ces vertus, cette prudence avare, s'explique sans doute par les dimensions du pays, mais ne suffisent plus à le protéger. Il est temps que les Suisses découvrent que pécher par défaut, dans ce temps dur, est plus grave que pécher par excès. On ne saurait exagérer la profondeur d'une telle révolution dans la patrie du moralisme à la fois puritain et bourgeois. Et certes je suis loin de proposer qu'on déchaîne les fous et les aventuriers, mais je voudrais pouvoir compter sur des hommes prêts à maîtriser l'aventure désormais probable, face à la démesure universelle. Le regard intrépide et désillusionné du grand Burckhardt considérant l'histoire du monde, et le rythme vil d'un Nicolas Manuel : c'est vers quoi je reviens, après six ans, prendre une leçon de style de l'âme pour affronter les mauvais temps qui viennent. Ils le savaient, ils acceptaient ce fait, et posaient l'ordre en face de lui comme un défi manifestant la vocation de l'homme : le fond de la réalité n'est pas l'ordre mais le chaos. Voilà qui étonne encore trop de braves gens, nés dans un monde où presque tout allait de soi. Voilà qui éclate aux yeux dès qu'on sort de l'île Suisse et qu'on navigue en pleine débâcle printanière des valeurs civiques et morales. L'esprit d'Hitler encore, peut-être pour longtemps, tyrannise les Européens, la police politique traque les hommes libres sans que personne ose dire pour quoi ni protester, et ce n'est plus qu'au marché noir qu'on trouve encore des nourritures authentiques pour les corps et pour les esprits. Ne comptez plus sur vos épargnes, ni sur la seule valeur et l'inertie pour sauver ce qui tient encore debout. Certes, les apparences, les subsistances de l'ordre masquent à nos vues immédiates toute l'ampleur de la catastrophe. Il y a des trains qui marchent et qui arrivent à l'heure, il y a des dettes payées et des paroles tenues, la poste fonctionne, on nous promet un peu plus de charbon pour cet hiver ; des millions de femmes ont été violées dans toute l'Europe centrale et orientale, des millions séparées de leur mari pendant cinq ans, mais le tabou de l'inceste, par exemple, résiste encore ; les traités ne sont guère respectés, mais on discute solennellement leurs clauses comme s'ils gardaient quelque importance, et cela compte ; la plupart des acheteurs payent leurs achats, les clients appellent le garçon pour régler leurs consommations. C'est beaucoup d'ordre encore, si l'on y pense ; mais le fait est que déjà l'on y pense, et je peux dire qu'on s'en étonne parfois… La couche est mince et partout déchirée qui nous sépare du désordre profond. Mais ce n'est pas en Suisse qu'on voit ces déchirures. J'ai donc pris le parti de circuler, malgré les résistances multipliées par une époque qui semble avoir peur qu'on la voie. Il est un grand espoir, très vague encore, qui m'a paru se libérer dans beaucoup de consciences et beaucoup de pays, parfois à la faveur de la détresse des masses déracinées et déportées, parfois aussi à la faveur d'un acte de raison, d'un accès de bon sens. C'est l'espoir d'une terre unie, comme contrainte à se fédérer par la menace de la guerre atomique. On m'assure que le monde n'est pas prêt pour cela. Les chefs disent que les peuples n'en veulent pas, les peuples disent que les chefs s'y opposent. Faut-il croire qu'ils sont prêts à se faire tuer, c'est-à-dire dans ce cas précis désintégrer, peler et ronger jusqu'aux moelles ? Car telle est bien l'alternative. Et personne ne peut deviner si c'est le matin ou la nuit qui approche. Mais chacun peut à chaque instant choisir, et s'efforcer de mieux comprendre quelles sont les suites nécessaires de son choix, quel est l'enjeu, ce qu'il implique… Contre les risques qui se lèvent, l'esprit de risque est la seule assurance. Les valeurs de demain, s'il y en a, seront maintenues ou reposées par les hommes qui auront su, pour leur compte, s'équilibrer dans le chaos, aussi loin d'ignorer son étendue que de céder à ses vertiges.