publié par Paul FIEVRE, août 2013
On manque de renseignements précis sur J. de la Forge, l'auteur de la Joueuse dupée. Nous ne connaissons à peu près de lui que ses ouvrages, et ceux-là ne sont pas nombreux puisqu'ils ne comprennent que cette petite comédie, et le Cercle des femmes savantes, dialogue en vers héroïques, qu'il avait publié l'année précédente. Le Cercle des femmes savantes (Paris, P. Trabouillet, CG3, in-12) est un document précieux pour l'histoire de la société polie. La clef qui le termine donne les noms de soixante-sept savantes dont il y est question sous des noms empruntés et sous une forme élogieuse. C'est un véritable supplément au Grand Dictionnaire de Somaize. Il est dédié à la comtesse de Fiesque, nommée l'illustre Axiamire dans le cours de l'ouvrage, et qui était une célébrité du monde précieux. Jean de la Forge se rattachait probablement lui-même à cette société : il y tenait du moins par ses goûts et par ses protecteurs, sinon par des relations directes, car il n'est même pas mentionné dans le Grand Dictionnaire de Somaize.
La Joueuse dupée, ou l'intrigue des Académies, en un acte en vers, dédiée à M. le marquis Dubois (Paris, A. de Sommaville, 1664, in-12), appartient encore presque autant au genre du dialogue pur et simple qu'à celui de la comédie proprement dite. Elle fut cependant, selon le Dictionnaire manuscrit de H. Duval, jouée sur le théâtre du Marais au mois de juin 1664. Clidamant est amoureux de Cléonice, fille de la joueuse Uranie craignant de ne pouvoir l'obtenir de la volonté de ses parents ; il use d'adresse, et l'enlève pendant une partie qu'engage avec sa mère un faux marquis de ses amis, joueur de profession. Le père, qui les rencontre au moment ou ils prennent la fuite, les ramène et le mariage est décidé. Voilà toute l'intrigue, qui n'a pas du coûter un grand effort d'imagination à l'auteur. Elle n'a même point de situation, à proprement parler, et elle est tout entière dans les conversations des personnages. On y rencontre encore une précieuse, mais dont le rôle est très effacé, et J. de la Forge y a lancé contre Molière un ou deux traits émoussés et timides, telum imbelle sine ictu.
La Joueuse dupée est généralement d'une versification lâche, d'un style mou, négligé, parfois incorrect, supérieur pourtant à celle de quelques écrivains souvent joués alors et particulièrement sur la scène du Marais. Tout l'intérêt en git dans les renseignements qu'elle nous donne sur le jeu à cette époque, sur le développement extraordinaire qu'avait pris, même parmi les femmes, la passion des cartes et des dés, sur les moeurs et habitudes des joueurs et sur les tricheries usitées parmi la plupart d'entre eux, que le marquis vient raconter cyniquement sur la scène comme une chose toute naturelle. Ces divers points seront éclaircies et complétés par les notes.
La pièce est fondée sur l'usage ou étaient certains maîtres ou certaines maîtresses de maisons de tenir en quelque sorte chez eux Académie ouverte de jeu. La passion du jeu avait pris et devait prendre jusqu'à la fin du règne, même sous la Régence, des développements dont rien aujourd'hui ne peut donner une idée. Les Académies publiques contre lesquelles La Bruyère s'est élevé si rigoureusement quelques années plus tard, ne suffisaient plus à cette frénésie dont la cour donnait le premier exemple des particuliers ouvraient directement, ou sous le couvert de leur livrée, des maisons de jeu dans leurs hôtels, et ces particuliers étaient souvent de grands seigneurs, des hommes revêtus des premières charges de la cour, comme Livry, le duc d'Antin, le grand écuyer; plus souvent encore des femmes dont quelques-unes appartenaient aux plus hautes classes. Ces joueuses et ces joueurs enragés y cherchaient non-seulement la satisfaction de leur goût, mais un profit, un bénéfice particulier, directement ou indirectement prélevé sur les habitués, comme J. de la Forge le fait d'ailleurs entendre dans sa première scène.
La Flavie des femmes coquettes (1670), de Raymond Poisson,
Donne de grands cadeaux, fait la grande joueuse
En tient Académie,
et l'on voit sa maison hantée par des pipeurs à qui son mari est obligé dé faire rendre gorge. Dans sa satire X, Boileau n'a pas oublié ce type de la joueuse :
Chez elle en ces emplois l'aube du lendemain
Souvent la trouve encor les cartes à la main
Alors, pour se coucher,les quittant, non sans peine,
Elle plaint le malheur de la nature humaine,
Qui veut qu'en un sommeil où tout s'ensevelit
Tant d'heures sans jouer se consument au lit.
Toutefois en partant la troupe la console
Et d'un prochain retour chacun donne parole.
Brossette nous apprend en note que ce portrait de la joueuse à été fait d'après nature sur Madame X....
L'auteur des "Conversations morales sur le jeu" (1685) parle aussi des dames qui donnent à jouer, "car, ajoute-il, ce sont elles particulièrement qui se piquent de recevoir bien le monde" et il nous apprend qu'elles faisaient payer les cartes un peu plus cher que dans les brelans proprement dits, qu'elles recevaient chez elles toutes sortes de personnes, se contentant de savoir leur nom, ou pourvu qu'elles fussent amenées par un habitué ; qu'on y perdait des sommes excessives, que leurs maisons servaient de lieux d'entrevue, etc. (p. 251-3).
La comédie, la satire, les moralistes de l'époque reviennent sans cesse à ce fléau [1]. La police avait l'oeil ouvert sur tous ces établissements publics et privés ; elle les surveillait de son mieux, elle en ordonnait souvent la fermeture. Le roi était obligé d'intervenir pour arrêter cette industrie exercée sans honte par des gens de qualité. En 1678, Colbert écrit de sa part à La Reynie de faire prévenir le prince d'Harcourt et le prince de Monaco qu'ils doivent veiller à ce qu'on n'établisse pas de jeu dans leurs hôtels à l'abri de leurs livrées. Un peu plus tard, Seignelay commande au lieutenant général de faire assigner les dames de Fleurs et de Caligny à la police pour avoir donné à jouer, en les avertissant qu'elles seront condamnées a la rigueur si elles recommencent. [2]
Malgré toutes les précautions et toutes les ordonnances de police, le même état de choses persista opiniâtrement on vit même des poètes s'en mêler et, comme Palaprat,
Donner aux Muses le matin
Et l'après-dinée aux joueuses. [3]
La mort de Louis XIV n'y changea rien, ou plutôt la Régence donna encore un nouvel essor à cet usage. On jouait publiquement dans l'hôtel du duc de Tresmes, gouverneur de Paris, et chacun y pouvait aller tenter la fortune, soit aux dés soit à l'ombre, au pharaon, au lansquenet, au trictrac, car chacun de ces jeux avait ses salles particulières. C'est le comédien Poisson qui était à la tête de cette entreprise, moyennant un loyer de mille livres par mois au duc de Tresmes. En 1722, on permit également à Blouin, intendant de Versailles, d'avoir chez lui une assemblée de jeu. "Quelques gens de condition, écrit Nemeitz au commencent du siècle suivant dans son "Séjour de Paris" [4] n'ont pas honte de tenir de telles assemblées dans leurs maisons. De mon temps il y en avait chez l'Envoyé de Gênes et dans l'Hôtel du prince Ragotzy au faubourg Saint-Germain, comme ayant de la cour la permission de tenir chez eux table pour les jeux de hasard, d'autant qu'ils sont permis aux ministres et aux princes étrangers, pendant qu'ils sont défendus absolument aux sujets du roi."
Nous nous sommes laissés entraîner bien au delà de l'époque de cette pièce. Revenons à l'ouvrage de J. de la Forge. S'il n'a pas une grande valeur littéraire, on reconnaîtra sans doute qu'il n'est pas sans une certaine importance historique en prenant le mot dans son sens le plus large, et que sa rareté, comme la curiosité des renseignements qu'il donne, pouvait lui mériter d'être reproduit dans ce recueil.
1. Voir Brillon, "Le Théophraste moderne" (1699), ch. du Jeu ; Dancourt, la Désolation des joueuses, 1687, et la Déroute du Pharaon, etc.
2. Correspondance adminstrative de Louis XIV, t II, p. 563, 572.
3. Voir les deux pièces de Palaprat : À M. de la Chapelle, pour le prier de prévenir M. d'Argenson en ma faveur sur un jeu qui était chez moi. - Au comte de Maurepas, sur ce que Mgr de Pontchartrain m'avait fait ordonner... de faire cesser mon jeu (1698).
4. Traduction française, 1727, t. I, p.200.