LE FESTIN DE PIERRE
ou LE FILS CRIMINEL
TRAGI-COMÉDIE
M. DC. LX. Avec Privilège du Roi.
Traduite de l'italien en français par Le Sieur de VILLIERS.
À PARIS, Chez CHARLES DE SERCY.
Représenté pour le première fois en août 1659 au théâtre de l'Hôtel de Bourgogne.
PERSONNAGES
DON ALVAROS, père de Don Juan.
DON JUAN.
DON PHILIPPE, amant d'Amarille.
AMARILLE.
LUCIE, servante d'Amarille.
DON PIERRE, père d'Amarille.
LE PRÉVÔT.
PREMIER ARCHER..
DEUXIÈME ARCHER.
UN PÈLERIN.
ORIANE, bergère.
BÉLINDE, bergère.
PHILÉMON, paysan.
MACETTE, femme de Philémon.
LE MARIÉ.
LA MARIÉE.
L'OMBRE DE DON PIERRE.
PHILIPIN, valet de Don Juan.
VALETS DE DON PIERRE.
La scène est à Séville et dans quelques lieux fort proches de la ville.
ACTE II
SCÈNE I.
Dans l'entracte, Don Juan passe dans un balcon, et laisse Philipin en sentinelle.
PHILIPIN, seul.
Le vers 377 ne rime avec aucun autre.
Je voudrais bien savoir que veut dire cela ?
SCÈNE II. Aamrille, Don Pèdre, Don Juan, Philipin, Valets.
AMARILLE.
À la force, au secours, on m'enlève ! On me tue !
PHILIPIN.
Il ne faut pas ici faire le pied de grue ;
Dénichons vitement.
DON PÈDRE.
Quel désordre est ceci ?
Effronté ravisseur, que viens-tu faire ici ?
Jusques entre mes bras venir ravir ma fille !
S'attaquer à l'honneur d'une illustre famille !
Il faut mourir... Ah, Ciel ! mon unique recours.
DON JUAN, lui portant un coup d'épée.
Appelle maintenant le Ciel à ton secours,
Voilà ce que mérite un insolent langage.
DON PÈDRE.
À moi, je suis blessé.
AMARILLE, aux valets.
Poursuivez-le, courage !
DON JUAN.
Insolents, le premier qui s'avance d'un pas,
Qui branle seulement, je l'envoie au trépas.
AMARILLE.
Canailles, vous fuyez, vous épargnez un traître,
Alors qu'il faut venger la mort d'un si bon maître.
DON PÈDRE.
Ma fille, je me meurs, adieu, souvenez-vous
Que Don Philippe doit être un jour votre époux :
J'avais pour cet hymen un peu de répugnance ;
C'était, je le confesse, avec peu d'apparence,
Mais vous en étiez cause, à présent dites lui
Que je le reconnais pour mon gendre aujourd'hui,
Comme tel qu'il se doit venger en sa colère
De l'affront de la fille, et de la mort du père ;
Et pour vous acquitter d'un si juste devoir,
Montrez ce que sur lui vous avez de pouvoir,
Adieu, je n'en puis plus, c'en est fait, et j'expire.
AMARILLE.
Commandement funeste ! Ah, trop cruel martyre !
Mon père, mon cher père, ah ! De grâce, écoutez.
Au secours, ah ! j'appelle en vain de tous côtés ;
Il ne respire plus, sa belle âme est partie,
Ciel, donnez à la mienne une même sortie,
C'est mon sang qui s'écoule, et qui se perd ici,
Et si mon père meurt, je veux mourir aussi.
Justes Dieux, à quel sort m'avez-vous réservée ?
J'évite le malheur de me voir enlevée,
Mais un plus grand cent fois me fait au même pas
Perdre un père si bon, qui meurt entre mes bras ;
Mais les pleurs à nos maux donnent-ils allégeance ?
Non, non, séchons nos yeux, courons à la vengeance ;
Puisqu'un père mourant nous le commande ainsi,
Plutôt qu'en ce dessein, mon coeur n'ait réussi,
Perçons-le, et faisons voir par un effet visible
À quel point cette mort nous doit être sensible :
Mais je n'aperçois pas que je perds du temps ici,
Tandis qu'il faut chercher...
SCÈNE III. Don Philippe, Amarille.
DON PHILIPPE.
Quel désordre est ceci ?
Amarille, d'où vient la douleur apparente...
AMARILLE.
Mon père est mort, voyez Amarille mourante.
DON PHILIPPE.
Amarille, mon âme ! Ah ! Je comprends assez
Combien en ce malheur mes voeux sont traversés ;
Mais nommez moi l'auteur d'un coup si plein de rage
Et quel est le démon qui fait tout ce ravage.
AMARILLE.
Hélas ! C'est Don Juan.
DON PHILIPPE.
Don Juan ! L'inhumain !
Quoi qu'il fasse, il ne peut se sauver de ma main ;
Non, je le poursuivrai jusques dans les abîmes,
Je ne crois point d'asile au monde pour ses crimes ;
Quelque part qu'il se cache, il ne peut éviter
La mort que dans le sein mon bras va lui porter.
AMARILLE.
Mais le connaissez vous ?
DON PHILIPPE.
J'ai si peu vu ce traître,
Que j'aurai, sans mentir, peine à le reconnaître ;
Mais avec tant de soins je m'en informerai,
Qu'au bruit de ses forfaits je le découvrirai.
AMARILLE.
Il ne peut être loin, on le joindra sans doute,
Si nous mettons bientôt le prévôt sur sa route.
DON PHILIPPE.
Sa taille ?
AMARILLE.
Belle, et riche.
DON PHILIPPE.
Son air ?
AMARILLE.
Audacieux.
DON PHILIPPE.
Et son poil ?
AMARILLE.
Assez blond.
DON PHILIPPE.
Et son port ?
AMARILLE.
Glorieux ;
Mais au reste, un infâme, un brutal.
DON PHILIPPE.
Amarille,
Il faut faire fermer les portes de la ville ;
Mais comment s'est donc fait un coup si malheureux ?
AMARILLE.
Qu'un moment coûte cher souvent aux amoureux !
SCÈNE IV.
PHILIPIN, sortant d'où il s'était caché.
Les tueurs sont partis, sortons de ma cachette ;
Je suis presque aveuglé de faire l'échauguette,
Pour voir ce que ferait ce malheureux causeur :
Larron pris sur le fait n'eut jamais tant de peur :
Je crois que le meilleur serait d'aller bien vite
Chercher... Ce n'est pas moi, Messieurs, je cherche gîte :
Ah ! par la teste bleu je pensais être pris ;
Si je tombe au pouvoir de ces malins esprits,
Qui vont rodant de nuit, tout de bon, que dirai-je ?
Je suis un pauvre hère attrapé dans le piège,
Qui sert le plus méchant, le plus capricieux
Qu'on puisse voir dessous la calotte des cieux.
Un qui commet partout des crimes effroyables,
Qui se moque de tout, ne craint ni dieux ni diables,
Qui tue et qui viole ; au reste, homme de bien ;
Malepeste, nenni, cela ne vaudrait rien.
Qui va là ? Philipin. Çà la bourse, demeure ;
Je n'en portais jamais, ni d'argent, ou je meure :
Quelqu'un vient, je suis pris, hélas ! c'est tout de bon.
Par où faut-il fuir ? par où se sauve-t-on ?
SCÈNE V. Don Juan, Philipin.
DON JUAN.
J'entends du bruit. Qui va là ?
PHILIPIN.
Hem !
DON JUAN.
Parlez.
PHILIPIN.
La Justice.
DON JUAN.
La Justice ! craignons ici quelque artifice.
PHILIPIN.
Ils ont peur.
DON JUAN.
Qui va là ?
PHILIPIN.
Personne.
DON JUAN.
Qui ?
PHILIPIN.
Moi, toi.
DON JUAN.
La Justice.
PHILIPIN.
Ah ! Madame, hélas ! ce n'est pas moi,
Je suis fort innocent, mais Don Juan mon maître...
DON JUAN.
Au son de cette voix, c'est mon valet, le traître.
Est ce toi, Philipin ?
PHILIPIN.
Monsieur, je crois que oui ;
De grâce, un peu de vin, je suis évanoui.
DON JUAN.
La peste, le faquin, tu m'as mis en cervelle.
PHILIPIN.
Taisez-vous, parlez bas, je fais la sentinelle ;
On vous cherche partout pour vous prendre au collet,
Et pour gripper aussi votre pauvre valet ;
J'ai passé par la place où le gibet s'apprête ;
Je suis aussi prié de danser à la fête ;
De peur du mauvais air, on vous gardera peu.
DON JUAN.
Apprends que les tourments, ni le fer, ni le feu,
Ne sauraient imprimer sur ce coeur ferme et stable.
PHILIPIN.
Pas si ferme que moi quand je suis à la table.
DON JUAN.
Taisez vous, insolent, ivrogne, et sans raison,
Vos discours effrontés ne sont pas de saison,
Vous raillez hors de temps.
PHILIPIN.
Nommez-vous raillerie
D'exposer à tous coups sa misérable vie ?
Courir comme un lutin, jour et nuit, sans manger ?
Si vous continuez d'être ainsi ménager,
Vous ne dépenserez rien, ou fort peu de chose,
Pour nourrir vos valets.
DON JUAN, après avoir rêvé.
Oui, la métamorphose
Sera bonne, sans doute, et nous réussira,
Sous ce déguisement vienne après qui pourra.
Donne-moi tes habits.
PHILIPIN.
Mes habits ! Pourquoi faire ?
DON JUAN.
Mêlez-vous seulement d'obéir, et vous taire.
PHILIPIN.
Moi ! Mes habits, Monsieur ?
DON JUAN.
Oui, vous prendrez les miens.
PHILIPIN.
Vous vous moquez de moi !
DON JUAN.
Tant de sots entretiens
Me choquent à la fin, dépêchons.
PHILIPIN.
Ah ! Pauvre homme !
Si je suis rencontré le premier, on m'assomme ;
Et pour dire cent fois, Monsieur, ce n'est pas moi,
On me pendra, sans doute, et sans dire pourquoi.
DON JUAN.
Si vous contestez plus, insolent, je proteste ...
PHILIPIN.
Ah ! pauvre habit, sous qui je paraissais si leste,
Faut-il t'abandonner ?
DON JUAN.
Passe dedans ce coin,
Il nous sert de retraite en ce présent besoin.
Tu trembles ! Le coeur bat.
PHILIPIN.
J'en ai plus qu'Encelade ;
Je prendrais mieux que lui le Ciel par escalade ;
Cachons-nous, j'ouïe du bruit, j'entends quelqu'un marcher :
N'est-ce point le Prévôt qui viendrait nous chercher ?
SCÈNE VI. Amarille, Le Prévôt, Les Archers.
LE PRÉVÔT.
Madame, je sais trop le sujet de vos plaintes,
Je sais avec combien de sensibles atteintes
Vous supportez la mort d'un père généreux
Qui méritait sans doute un destin plus heureux,
Et je suis obligé de vous dire moi-même
Que j'en ai, sans mentir, un déplaisir extrême.
Aussi ne croyez pas qu'en cette occasion
Je ne vous fasse voir quelle est ma passion
À poursuivre un tel crime ; oui, bientôt la Justice
En punira l'auteur par un cruel supplice.
Modérez donc vos pleurs et calmez vos ennuis.
AMARILLE.
Dans l'état malheureux des peines où je suis,
Je n'ai jamais douté que de votre assistance
Je ne dusse espérer une entière vengeance,
Et qu'un si déplorable et surprenant trépas
N'armât en ma faveur votre invincible bras ;
Mais sachez qu'en ceci la diligence importe,
Il faut bien empêcher que l'assassin ne sorte,
Car s'il peut une fois se voir en liberté...
LE PRÉVÔT.
On m'a du Gouverneur l'ordre exprès apporté.
Je viens de lui parler, il a voulu m'instruire
Comment en cette affaire il fallait me conduire ;
Il est sorti lui-même avec peu de ses gens
Et des plus résolus et plus intelligents,
Pour voir s'il serait point encore dans la ville,
Et rendre à peu de bruit sa prise plus facile.
Don Philippe encore à vous venger est prêt,
Avec beaucoup d'ardeur, il prend votre intérêt,
Et je suis assuré qu'il y perdra la vie,
Ou qu'il verra dans peu sa vengeance assouvie ;
Pour moi je vous promets, quoi qu'ordonne le Sort,
De vous livrer ici l'assassin vif, ou mort.
AMARILLE.
Après tant de faveurs que faut-il que je fasse ?
Et de quelle façon vous puis-je rendre grâce
De toutes les bontés que vous avez pour moi ?
LE PRÉVÔT.
Allons, reposez vous seulement sur ma foi,
Je prends assez de part en tout ce qui vous touche,
Mon ordre est pressant, et...
AMARILLE.
Vous me fermez la bouche.
LE PRÉVÔT.
Venez, que je vous mène en votre appartement.
AMARILLE.
Non, non, songez plutôt...
LE PRÉVÔT.
Allons ; dans un moment,
Croyez que vous aurez des nouvelles certaines
De celui dont la mort mettra fin à vos peines.
Quoi qui puisse arriver, fidèles Compagnons,
Ne mettez pas le coeur ni la force aux talons ;
Car dans cette capture où je prends la conduite,
Le premier que je vois s'ébranler à la fuite,
Que la peur du péril vient saisir au collet,
Je le renverse mort d'un coup de pistolet.
Donc que chacun de vous examine, regarde,
Soyez tous attentifs, et tous sous bonne garde ;
Car souvent en des coups semblables entrepris,
Tel qui croyait surprendre, a souvent été pris.
Pour ne rien hasarder, qui que ce soit qui passe,
Il faut soigneusement le remarquer en face,
Voir à son action s'il s'épouvantera ;
S'il parle, remarquer comment il parlera ;
Et surtout, que chacun ait la main occupée
À ne lui laisser pas d'abord tirer l'épée,
Le traître en cet état nous incommoderait,
Et dans l'extrémité la peur le porterait ;
Soyez donc vigilants, car en pareille affaire
Vous ne savez que trop ce que la peur fait faire.
ARCHER.
Monsieur, je vous promets, quand il aurait cent bras,
Dès que je le joindrai, de le porter à bas ;
Et je lui serrerai si bien la gargamelle,
Qu'il n'aura pas le temps de tirer l'alumelle.
LE PRÉVÔT.
Or sus, je suis ravi de vous voir résolus,
En cette affaire-ci, nous sommes absolus,
Nous avons liberté de tuer, ou de prendre,
C'est pourquoi gardons bien de nous laisser surprendre.
ARCHER.
Monsieur, j'ai de bons yeux, et de meilleures mains.
LE PRÉVÔT.
Mais nous avons affaire au pire des humains,
Qui se reconnaissant chargé de tant de crimes,
Est incapable encore de remords légitimes,
Qui risque pour tout perdre, et qui va faire effort
Pour nous faire acheter bien chèrement sa mort.
J'ouïe du bruit, compagnons. Avance, la Montagne.
ARCHER.
Roquetaillade, avance à moi.
SCÈNE VII. Philipin, Le Prévôt, Les Archers.
PHILIPIN.
Le Ciel m'accompagne,
Je vais être pendu dedans mes beaux habits,
Si le Ciel par bonté ne me garde de pis.
LE PRÉVÔT.
Abordons finement, si nous le voulons prendre.
ARCHER.
Mais prenons garde aussi, Monsieur, de nous méprendre.
LE PRÉVÔT.
Qui va là ?
PHILIPIN.
Hem ! Qui branle ?
LE PRÉVÔT.
Il faut demeurer là.
PHILIPIN.
Me voilà demeuré ; Quels faquins sont-ce là?
LE PRÉVÔT.
Arrêtez, et sachons qui vous êtes.
PHILIPIN.
Le Comte,
Qu'impunément jamais qui que ce soit n'affronte ;
Vite, faites moi largue, ou de cent mille coups...
LE PRÉVÔT.
Hé de grâce ! Seigneur ...
PHILIPIN.
Comment ?
LE PRÉVÔT.
Pardonnez-nous,
Nous nous sommes mépris.
PHILIPIN.
Je vous ferai tous pendre ;
Qui vous fait si hardis d'oser ainsi surprendre
Votre Seigneur et maître, alors que nuitamment ...
LE PRÉVÔT.
Seigneur...
PHILIPIN.
Si vous osez dire un mot seulement...
LE PRÉVÔT.
Seigneur, vous savez bien ce que votre ordre porte,
Il nous défend qu'aucun ni n'entre, ni ne sorte,
Sans...
PHILIPIN.
Je le sais fort bien, mais ce n'est pas ainsi
Qu'il faut l'exécuter, retirez vous d'ici.
LE PRÉVÔT.
Enfants, retirons-nous, et craignons sa puissance.
PHILIPIN.
Ventre !
LE PRÉVÔT.
Nous vous rendrons entière obéissance,
Seigneur.
PHILIPIN.
Vos compliments sont ici superflus ;
Mais que dans mon chemin je ne vous trouve plus.
Où diable ai-je donc pris ce morceau de courage ?
Mais ne demeurons pas en ce lieu d'avantage ;
Car s'il faut par malheur que j'y sois découvert,
C'est là que je serai, sans doute, pris sans vert.
La malepeste ! ils ont diablement pris la fuite,
De notre part aussi ménageons bien la suite ;
Sortons à petit bruit, je sais certains endroits
D'un mur rompu par où j'ai passé d'autres fois,
Allons-y de ce pas, et surtout, pour bien faire,
De ces maudits habits tâchons de nous défaire ;
J'y sue à même temps, et j'y transis d'effroi,
Et j'y serais pendu malgré mes dents et moi.
ACTE IV
SCÈNE I. Philémon, Macette.
PHILÉMON.
Non, non, je ne puis pas croire que de mon âge
On ait jamais parlé d'un semblable naufrage :
Les pauvres malheureux ! Savez-vous bien comment
Ils ont gagné le bord si favorablement ?
J'ai pris l'un sur un ais qui respirait à peine,
L'autre embrassait à force un morceau de l'antenne,
À laquelle tenait un petit bout du mât ;
Aussitôt mis à terre, ah misérable ! Hélas !
A dit le plus petit, Dieux ! quelle barbarie !
J'avais tant bu de vin sans eau toute ma vie,
Et si prêt de finir par un cruel destin,
Faut-il tant boire d'eau sans y mettre de vin ?
MACETTE.
L'autre à qui le malheur semble encore plus rude,
Témoigne, sans mentir, beaucoup d'inquiétude ;
En séchant ses habits, il lâche des propos
Qui marquent que l'esprit n'est pas bien en repos ;
Quoi ! faudra-t-il encore que les dieux et les hommes
Me viennent accabler dans les lieux où nous sommes,
Disait-il ?
PHILÉMON.
En effet, depuis un certain temps
On y voit arriver d'étranges accidents,
Un certain Don Juan, d'une injuste colère,
A tué depuis peu notre seigneur Don Pierre ;
Et comme c'est ici son plus proche château,
On a fait ériger en ce lieu son tombeau,
Où l'on a fait graver dessus sa sépulture
L'ouvrage le plus beau qui soit en la Nature ;
Sa fille, et son amant, sont ici dès hier,
Qui font chercher partout l'exécrable meurtrier ;
Et s'il est attrapé, malgré son industrie,
Il mourra que je pense en bonne compagnie.
MACETTE.
Cela n'est pas nouveau, chacun le sait assez ;
Allons voir si nos gens sont secs et délassés ;
Les voilà bien changés qui viennent ce me semble.
SCÈNE II. Don Juan, Philipin.
DON JUAN.
Mon hôte, laissez nous un peu parler ensemble.
PHILÉMON.
Volontiers, aussi bien il faut que j'aille exprès
Savoir pour le festin si tous nos gens sont prêts.
DON JUAN.
Sauvé de la tempête, échappé du naufrage,
Sorti de mille écueils au plus fort de l'orage,
Je viens, l'esprit remis, en ces aimables lieux
Rendre grâce humblement à la bonté des dieux.
PHILIPIN.
Echappé du naufrage au fort de la tempête,
Sauvé dessus un mât qui m'a cassé la tête,
Ô beaux lieux, où la mer m'a voulu décharger,
Ne trouverai-je point quelque chose à manger ?
DON JUAN.
Tais-toi.
PHILIPIN.
Pourquoi, Monsieur ?
DON JUAN.
Gourmand insatiable.
PHILIPIN.
Ne me verrai je point encore un coup à table ?
DON JUAN.
Je voudrais que la mer t'eût tantôt confondu.
PHILIPIN.
Nous pouvons bien manger, nous avons assez bu ;
À quoi tant de discours ? la tempête est passée.
DON JUAN.
Hélas ! J'en tremble encore à la seule pensée ;
Voir des gouffres affreux prêts à nous abîmer,
Voir dans le même temps des montagnes de mer,
Voir tomber dessus nous des vagues effroyables,
Voir les cieux entrouverts, des feux épouvantables,
Voir éclater la foudre, ouïr mugir les flots,
Voir la mort sur le front de tous les matelots,
Voir cette impitoyable errer de bande en bande,
La voir faucher partout, et partout qui commande ;
Enfin voir tout périr dans ces tristes moments
Par la guerre allumée entre les éléments,
Et seuls s'en garantir par la bonté céleste,
Et s'en railler après, t'en doit-on pas de reste ?
PHILIPIN.
Tant s'en faut, je rends grâce à la bonté des flots
De m'avoir mis ici sain et sauf: à propos,
Avez-vous jamais mieux sauté de votre vie ?
Dites-moi, songiez-vous à Cloris ? à Sylvie ?
À Diane ? à Philis ?
DON JUAN.
Non, très assurément.
PHILIPIN.
Ma foi, ni moi non plus ; mais dites-moi comment
Vous nommez ce Monsieur ?
DON JUAN.
Qui ?
PHILIPIN.
Celui qui préside
Avec sa grande barbe, à l'élément liquide ?
DON JUAN.
C'est Neptune.
PHILIPIN.
Neptune ! Et tous ces Mirmidons
Qui cornent devant lui, qui sont ils ?
DON JUAN.
Des Tritons.
PHILIPIN.
La peste les étouffe avec leur cornemuse !
Ils m'ont fait enrager ; mais si je ne m'abuse,
Ces petits fripons là savent très bien nager :
Ils vont comme sur terre au milieu du danger.
DON JUAN.
Ha, vous en savez plus que vous n'en voulez dire,
Vous faites l'ignorant.
PHILIPIN.
Encore faut-il bien rire,
Puisque nous n'avons plus à craindre le péril.
DON JUAN.
Tu te feras frotter avecque ton babil.
PHILIPIN.
Jeûner en bien servant, faire le diable à quatre,
Et puis après cela me menacer à battre !
DON JUAN.
C'est qu'à n'en point mentir tu te rends importun.
PHILIPIN.
Servir bien, servir mal, tout cela n'est donc qu'un ?
DON JUAN.
Donne moi, je te prie, un peu de patience.
PHILIPIN.
Vous m'en priez.
DON JUAN.
Je veux t'ouvrir ma conscience,
Te dire ma pensée en trois ou quatre mots,
Le péril que je viens de courir sur les flots,
Me donne dans le coeur un repentir extrême,
Car par là je vois bien que la bonté suprême,
Loin de m'exterminer, me veut tendre la main :
Travaillons, travaillons, sans attendre à demain,
Profitons de ces mots les derniers de mon père,
Forçons, forçons le Ciel à nous être prospère,
Et par des actions qui n'aient rien de brutal,
Faisons un peu de bien après beaucoup de mal.
PHILIPIN.
Le voilà repentant, tout de bon.
DON JUAN.
Oui, mon âme
Ne concevra jamais d'illégitime flamme :
Et je veux désormais que les Cieux ennemis
Me puissent écraser...
PHILIPIN.
S'il ne fait encore pis.
DON JUAN.
Que dis tu ?
PHILIPIN.
Rien du tout, seulement j'examine
Le souverain pouvoir de la Bonté Divine,
Qui de diable vous fait ange en un seul moment,
Et qui produit en vous un si prompt changement.
DON JUAN.
Ce sont des coups du Ciel qu'on ne saurait comprendre ;
Rentrons, j'entends du bruit.
PHILIPIN.
Allons nous faire pendre.
SCÈNE III. Philémon, Philipin, Don Juan.
PHILÉMON.
Monsieur, le justaucorps que vous avez laissé ...
PHILIPIN.
Notre hôte, qu'avez-vous ? vous êtes bien pressé !
PHILÉMON.
... est tout sec, vous pouvez le vêtir tout à l'heure.
PHILIPIN.
Mon castor l'est aussi ?
PHILÉMON.
Tout est bien, ou je meure.
PHILIPIN.
Rentrons en cet état, ne nous laissons pas voir.
SCÈNE IV. Bélinde, Oriane.
BÉLINDE.
Ma Mère, sans mentir, presse trop mon devoir.
ORIANE.
Mais l'on en pense mal.
BÉLINDE.
Où je suis sans offense,
Il m'importe fort peu de ce que l'on en pense :
Hé bien ! j'aime Damon, et Damon m'aime aussi,
Une mère doit-elle en prendre du souci ?
J'en use comme il faut ; il n'a point sur mon âme
Le crédit de m'avoir fait répondre à sa flamme ;
Je règle mes désirs, et je ne sais comment
On a pu deviner qu'il était mon amant.
ORIANE.
Il est je ne sais quoi dans l'amoureux mystère
Qui se découvre assez, bien qu'on tâche à le taire ;
Ma Mère me disait un soir auprès du feu
Que l'amour ne peut pas se cacher, ou bien peu ;
Que l'Amant bien souvent, lors que moins il y pense,
N'est pas avec soi-même en bonne intelligence ;
Tout le trahit, on voit en lui des mouvements
Qui ne s'accordent pas avec ses sentiments ;
Il paraît interdit, ses discours sont sans suite,
Tout ce qu'il fait parait sans ordre, et sans conduite :
On le surprend souvent sur des yeux radoucis,
On lui voit des langueurs, on lui voit des soucis,
On voit couler des pleurs, il est mélancolique,
Tout objet lui déplait, hors celui qui le pique ;
Mais dès qu'il peut aussi le voir, et lui parler,
Soupirs, pleurs, et soucis, s'évaporent en l'air ;
Il n'en parait pas un, et son coeur, ce lui semble,
Pâme d'aise et d'amour autant qu'ils sont ensemble ;
Il voudrait expirer dans ce ravissement.
Voilà, ma chère soeur, ce qu'on dit de l'amant ;
Et si l'on tient encore pour vérité constante,
Que l'amant est beaucoup moins touché que l'amante.
BÉLINDE.
Ma Compagne, vraiment, à vous ouïr parler,
À si bien de l'amour les signes étaler,
En déduire si bien toutes les circonstances,
Vous en devez avoir de grandes connaissances.
ORIANE.
Point, ce que j'en ai dit n'est qu'un discours en l'air.
BÉLINDE.
Sans doute vous aimez.
ORIANE.
Qui ? Moi ? Plutôt brûler.
BÉLINDE.
Mais de quel feu ?
ORIANE.
Du Ciel.
BÉLINDE.
Mais de celui d'Évandre.
ORIANE.
C'est donc un feu caché dessous beaucoup de cendre.
BÉLINDE.
Il est vrai, car il est discret au dernier point.
ORIANE.
Parlez plus clairement, je ne vous entends point.
BÉLINDE.
Quoi ! Votre âme d'amour n'est pas préoccupée ?
ORIANE.
Pour Évandre ! Ah, ma soeur !
BÉLINDE.
M'aurait-on bien dupée ?
Et me prendrait-on bien pour un timbre fêlé,
À laisser échapper ce qu'on m'a révélé ?
ORIANE.
Non, non, ma Soeur, croyez que pour l'amour d'Evandre
Je ne m'empresserai jamais à m'en défendre ;
Mais pour n'abuser pas ni du temps, ni de vous,
Il ne saurait jamais devenir mon époux.
BÉLINDE.
C'est donc que vos parents y mettent quelque obstacle ?
ORIANE.
C'est que pour les fléchir il faudrait un miracle.
BÉLINDE.
Quoi ! vous faites la fine ! ah vraiment ! vous verrez
Jusqu'où va ma colère, et vous l'éprouverez.
À vous que je croyais la meilleure du monde,
À vous pour qui mon âme ouverte, et sans seconde,
N'avait rien de secret, ni rien de réservé,
À qui j'ai dit d'abord ce qui m'a captivé,
Vous cachez votre coeur !
ORIANE.
Ah, ma chère Compagne !
Parmi le déplaisir qui toujours m'accompagne,
Je suis inconsolable, un père est contre moi,
Un que je n'aime point me veut faire la loi,
Et je me vois réduite à ce malheur extrême
De haïr tout le monde, et me haïr moi même.
BÉLINDE.
Votre oeil fripon le porte à cette extrémité.
ORIANE.
Non, non, pour lui mon oeil n'a que de la fierté ;
Mais parce qu'il est riche, et qu'il a force terre,
Il faut que je me livre une immortelle guerre,
Que je sois malheureuse, et me sacrifier
Pour les plaisirs d'un sot qui se veut marier.
Non, je n'en ferai rien.
BÉLINDE.
Hélas ! Ma chère amie,
On m'attache de même à mon antipathie ;
Et parce que Damis a su gagner l'esprit
De ma mère qui croit ce que ce fol lui dit,
Sans aucun contredit, sans aucune réplique,
Il faut que je l'épouse.
ORIANE.
Ah, pouvoir tyrannique !
BÉLINDE.
Damis est assuré pour moi qu'il ne tient rien.
ORIANE.
J'en dis autant d'Orcas, et me ris de son bien.
BÉLINDE.
Changeons donc de discours ; Aminthe est mariée,
Je m'en vais au festin.
ORIANE.
Je n'en suis pas priée ;
Car je crois qu'aujourd'hui mon tyran obtiendra
Ce qu'il veut de mon père, et qu'il m'épousera ;
Et je dois, malgré moi, consentir et promettre.
BÉLINDE.
Mon cher Damon me donne avis par cette lettre
Qu'il espère bientôt de fléchir mes parents ;
Mais je vois peu d'espoir de vaincre nos tyrans.
ORIANE.
Resserrons, j'aperçois quelqu'un qui s'achemine.
BÉLINDE.
C'est un Monsieur fort brave, et de fort bonne mine.
SCÈNE V. Don Juan, Philipin, Bélinde, Oriane.
DON JUAN.
Oui, mon cher Philipin, c'est un point arrêté,
Je m'impose aujourd'hui cette nécessité...
PHILIPIN.
Quelle nécessité ?
DON JUAN.
De détester le vice,
De fuir la violence, abhorrer l'injustice ;
Et si la Beauté même osait en cet instant
Venir se présenter à mon coeur repentant,
Tu verrais... tu verrais si les objets me tentent...
Mes Dieux ! Quelles beautés à mes yeux se présentent ?
PHILIPIN.
Monsieur, songez vous bien...
DON JUAN.
Tais-toi ; que fait ainsi
L'honneur de la contrée ?
ORIANE.
Ô Dieux ! sortons d'ici.
DON JUAN.
Demeurez.
BÉLINDE.
Voulez-vous nous faire violence ?
PHILIPIN.
Vous ne songez donc plus à votre repentance ?
DON JUAN.
Non, je veux contenter ma curiosité.
ORIANE.
Dépêchez ; notre temps, Monsieur, est limité,
Il nous faut vitement retourner au village.
DON JUAN.
Ah ! que facilement un pauvre coeur s'engage
À l'abord imprévu de si grandes beautés.
BÉLINDE.
Est-ce là tout, Monsieur ? ah ! vous nous en contez ;
Allons, ne tardons pas en ce lieu davantage.
PHILIPIN.
Monsieur, les matelots, les écueils, le naufrage ?...
DON JUAN.
Je n'ai jamais rien vu de si beau que tes yeux.
PHILIPIN.
Les vents...
DON JUAN.
Ah ! Que les tiens ont des traits radieux !
PHILIPIN.
La tempête...
DON JUAN.
Ta taille est charmante au possible.
PHILIPIN.
Les tonnerres ...
DON JUAN.
Pour toi je suis extrêmement sensible.
PHILIPIN.
Les éléments ...
DON JUAN.
Tais-toi, malepeste du sot !
ORIANE.
Il vous en faut donc bien, Monsieur ?
DON JUAN.
Encore un mot.
Bergères à mes yeux cent fois plus adorables...
PHILIPIN.
Est-ce craindre les Dieux, que d'adorer les Diables ?
DON JUAN.
Ah! c'est trop, souviens toi qu'un insolent discours
Fait de ce même jour le dernier de tes jours.
BÉLINDE.
Mais après tout, Monsieur, que voulez vous nous dire ?
DON JUAN.
Qu'il faut vous disposer à finir mon martyre,
À m'être favorable, et dans ce même jour
Payer de vos faveurs mon véritable amour.
ORIANE.
Ah, justes Dieux ! qu'entends-je ?
BÉLINDE.
Ah, Ciel ! Sois nous prospère.
ORIANE.
Évandre !
BÉLINDE.
Cher Damon !
ORIANE.
Au secours, mon cher père,
Tu n'obtiendras jamais ce que tu veux de moi.
PHILIPIN.
Tu seras donc bien fine ; ah Dieux ! Monsieur.
DON JUAN.
Eh quoi ?
PHILIPIN.
J'entends du bruit.
DON JUAN.
Comment ! Vous fuyez, rigoureuses !
Mais il faut contenter mes flammes amoureuses.
PHILIPIN, seul.
Je ne sais tantôt plus de quel côté tourner.
Mais dois-je encore ici bien longtemps séjourner ?
Le grand Diable à son col puisse emporter le maître ;
Sauvons-nous, aussi bien je vois quelqu'un paraître,
Encore ne faut-il pas ainsi l'abandonner,
Comme il est prompt à battre, il l'est à pardonner.
La voici de retour, la pauvrette éplorée,
Ne l'effarouchons point, elle est désespérée
SCÈNE VI. Oriane, Philipin.
ORIANE.
Ah ! ma chère compagne ! Ô Ciel trop rigoureux !
Tu méritais sans doute un destin plus heureux :
Hélas ! Où la trouver ? Sa perte est assurée,
Le malheureux qu'il est l'aura déshonorée ;
Mais de peur de tomber dans des malheurs si grands,
Je vais me rassurer auprès de mes parents ;
Là je ne craindrai point que sa brutale envie
Attente à notre honneur, non plus qu'à notre vie.
Mais quel est ce valet ? ah, bons Dieux ! c'est celui
De ce traître qui m'a voulu perdre aujourd'hui.
PHILIPIN.
Ne craignez rien.
ORIANE.
Hélas !
PHILIPIN.
Vous avez peur, peut-être ?
Allez, je ne suis pas si diable que mon maître,
Il s'en faut la moitié pour le moins.
ORIANE.
Laissez nous.
PHILIPIN.
Hé ! Qui diable vous tient ?
ORIANE.
Enfin que voulez vous ?
PHILIPIN.
Moi, je veux compatir à vos malheurs extrêmes.
ORIANE.
Les pitoyables dieux par leurs bontés suprêmes...
PHILIPIN.
Ou bien je vais pleurer, ou bien ne pleurez pas.
ORIANE.
J'aimerais mieux souffrir mille fois le trépas.
PHILIPIN.
Mais qu'avez-vous donc fait de cette autre bergère ?
ORIANE.
Ah ! je crois qu'à présent, elle se désespère,
Son cher Damon devait l'épouser aujourd'hui ;
Mais sachant son malheur il en mourra d'ennui.
PHILIPIN.
La consolation de tous les misérables,
Comme dit le proverbe, est d'avoir des semblables.
Si cela n'est point faux, qu'elle sèche ses pleurs,
D'autres ont eu par lui de semblables malheurs.
J'en connais plus de cent : Amarille, Céphise,
Violante, Marcelle, Amaranthe, Bélise,
Lucrèce, qu'il surprit par un détour bien fin,
Ce n'est pas celle-là de Monseigneur Tarquin ;
Policrite, Aurélie et la belle Joconde,
Dont l'oeil sait embraser les coeurs de tout le monde ;
Pasithée, Auralinde, Orante aux noirs sourcils,
Bérénice, Aréthuse, Aminthe, Anacarsis,
Nérinde, Doralis, Lucie au teint d'albâtre,
Qu'après avoir surprise il battit comme plâtre ;
Que vous dirai-je encore ? Mélinte, Nitocris,
À qui cela coûta bien des pleurs et des cris
Perrette la boiteuse et Margot la camuse,
Qui se laissa tromper comme une pauvre buse ;
Catin, qui n'a qu'un oeil, et la pauvre Alizon,
Aussi belle et du moins d'aussi bonne maison ;
Claude, Fanchon, Paquette, Anne, Laure, Isabelle,
Jacqueline, Suzon, Benoîte, Péronnelle ;
Et si je pouvais bien du tout me souvenir,
De quinze jours d'ici je ne pourrais finir.
Ici il jette un papier roulé, où il y a beaucoup de noms de femmes écrits.
Eh bien ! que dites-vous maintenant de mon maître ?
ORIANE.
Je dis que c'est un lâche, un scélérat, un traître.
PHILIPIN.
Mais bon aux dames.
ORIANE.
Mais un monstre en trahison,
Dont la Justice enfin me va faire raison :
Je n'en puis plus, sortons de ce lieu si funeste.
PHILIPIN.
Je ne suis pas gourmand, je prendrai bien son reste.
Où diable maintenant pourra-t-il se cacher ?
En quelque part qu'il aille, il faudra le chercher.
Sur l'eau, je n'en veux pas avaler davantage ;
Sur la terre, il n'est point de bourg ni de village,
De grottes ni de trous propres à nous sauver,
Où les chiens de prévôts ne nous viennent trouver ;
Enfin point de château, de ville, de province,
Où l'on puisse éviter les recherches du prince ;
Ainsi pour bien conclure, et c'est fort bien conclu,
Il ne peut éviter d'être bientôt pendu.
Le voici qui revient ; quelle face effroyable !
Il porte au front la marque et la griffe du Diable.
SCÈNE VII. Don Juan, Philipin.
DON JUAN.
Philipin.
PHILIPIN.
Quoi, Monsieur ?
DON JUAN.
Sortons d'ici, sortons.
PHILIPIN.
J'en voudrais être hors.
DON JUAN.
Mais vite, et nous hâtons,
Nous n'avons plus affaire en ces lieux davantage.
PHILIPIN.
Vous devriez y rester, car vous y faites rage.
DON JUAN.
Tais-toi, ne me viens pas d'aujourd'hui raisonner ;
Dans ce maudit climat tout me fait frissonner.
Ta raillerie enfin me mettrait en colère.
Flatte mes sens plutôt, et me dis que mon père
Était par trop cruel, qu'Amarille eut grand tort,
Qu'un peu de complaisance eût arrêté la mort
De son père qui fut trop ardent à me suivre ;
Ajoute que Philippe a dû cesser de vivre
Aussitôt que j'ai vu son épée en ma main ;
Dis que mon mouvement a paru trop humain ;
Enfin dis-moi, pour tant de beautés enlevées,
Que l'on m'aurait blâmé de les avoir sauvées ;
Et si tu veux aider à mes contentements,
Approuve mes desseins et suis mes mouvements.
SCÈNE VIII. Don Juan, Philipin.
L'ombre de Don Pedre à cheval sur sa sépulture.
PHILIPIN.
Monsieur, voyez-vous bien ?
DON JUAN.
C'est une sépulture.
PHILIPIN.
Ah ! Monsieur ! Quel fantôme !
DON JUAN.
Il faut voir la sculpture,
Voir qui c'est.
PHILIPIN.
Ah ! Monsieur.
DON JUAN.
Ces mots nous l'apprendront.
PHILIPIN.
Prenez garde, Monsieur, il vous regarde au front.
DON JUAN, lit.
ÉPITAPHE.
Don Pèdre, l'ornement et l'honneur de Séville,
Repose dessous ce tombeau,
Traîtrement massacré dans le coeur de sa ville ;
Don Juan en fut le bourreau.
Passant, apprends ici que les plus creux abîmes
Sont préparés pour tous ses crimes ;
Qu'il ne peut plus les éviter,
Et qu'après tant d'actes infâmes,
Déjà les éternelles flammes
S'allument pour le tourmenter.
PHILIPIN.
Nous le sommes assez, nous sortons du naufrage,
D'où si nous n'eussions su nous sauver à la nage,
Nous eussions bu, sans doute, à tous nos bons amis :
Mais, sans doute, Monsieur, c'est par vos ennemis
Que cette prophétie est là-dessous écrite.
DON JUAN.
Ou véritable ou fausse, enfin je la dépite :
Fassent, fassent les Dieux ce qu'ils ont décrété,
J'oppose à leurs décrets un esprit indompté,
Un coeur grand, intrépide, une âme inébranlable.
PHILIPIN.
Il fait signe, Monsieur.
DON JUAN.
Fable, mon ami, fable !
PHILIPIN.
Fable, ce dites vous, c'est une vérité.
DON JUAN.
Tes yeux sont éblouis par la timidité.
PHILIPIN.
Il recommence encore. Hélas ! Monsieur, de grâce,
Souffrez que j'abandonne un moment cette place,
Que je ne meure pas sans revoir mes parents.
DON JUAN.
Ce sont là de ta peur des signes apparents.
PHILIPIN.
Ah, Monsieur ! Prenez garde, il a branlé la tête.
DON JUAN.
Dis-lui qu'un coeur qui sait mépriser la tempête
Ne craint pas un esprit qui n'a plus de pouvoir ;
Que s'il veut prendre un corps, s'il veut me venir voir,
Que ce soir je lui donne à souper à ma table
Et que je lui réserve un mets fort délectable ;
Qu'une seconde fois je serai son vainqueur
Et que je suis un homme incapable de peur.
PHILIPIN.
Mon maître !
DON JUAN.
Dépêchons vitement.
PHILIPIN.
Ah, je tremble !
DON JUAN.
Faites ce que je dis.
PHILIPIN.
Mais raisonnons ensemble.
DON JUAN.
Raisonnement à part ; faisons, car je le veux.
PHILIPIN.
Monsieur.
DON JUAN.
Quoi !
PHILIPIN.
Regardez hérisser mes cheveux.
DON JUAN.
Quand tu devrais mourir cent fois, il le faut faire.
PHILIPIN.
Eh bien ! Monsieur, eh bien ! il vous faut satisfaire :
Esprit si bien monté dessus ton grand cheval,
Qui m'as fait jusqu'ici plus de peur que de mal,
Qui ne m'en feras pas, s'il te plait, davantage ;
Mon maître Don Juan échappé du naufrage,
Qui depuis ce temps là n'a ni bû, ni mangé,
Ni son valet non plus, m'a dit, et m'a chargé,
De te venir prier en toute révérence
De souper avec lui, je ferai la dépense ;
Et si tu veux venir sans me faire de peur,
Je te ferai grand chère, et boire du meilleur.
Il dit qu'il y viendra.
DON JUAN.
Il le dit ?
PHILIPIN.
Il me semble,
Monsieur, qu'il a parlé.
DON JUAN.
Bien nous boirons ensemble.
Portons encore la voix au fond de son cercueil.
Esprit.
PHILIPIN.
Il me regarde, il fait signe de l'oeil.
Mais comment viendra-t-il ? sait-il notre demeure ?
DON JUAN.
Dis-lui qu'il peut venir au plus tard dans une heure,
Dans cette hôtellerie, à deux cents pas d'ici.
PHILIPIN.
Ombre, viendrez vous pas ? dites.
L'OMBRE.
Oui.
PHILIPIN, en tombant.
Grand merci.
ACTE V
SCÈNE I. Don Juan, Philipin.
DON JUAN.
Philipin.
PHILIPIN.
Monseigneur.
DON JUAN.
Viendras-tu pas tantôt ?
Voici l'heure, et notre Ombre arrivera bientôt.
Dépêchons.
PHILIPIN.
Tout est prêt, le souper est sur table,
Les verres sont lavés, le vin est délectable,
Les mets sont savoureux.
DON JUAN.
Notre Esprit invité,
Penses-tu qu'il en mange ?
PHILIPIN.
Il serait bien gâté !
Mais si quelque démon affamé, d'aventure,
De ce fantôme affreux revêtait la figure,
Et qu'un mort, mort de faim, nous vint tout avaler...
DON JUAN.
Sans perdre ici le temps à sottement parler,
Tu ferais beaucoup mieux de pourvoir à tout.
PHILIPIN.
Peste !
Vous êtes assuré que j'en aurai de reste,
Si ce que j'appréhende enfin n'arrive point.
Mais, Monsieur, regardons un peu de point en point
Et ce que vous ferez ou ce qu'il faudra faire.
Moi qui ne me trouvai jamais à tel mystère,
Quand cet Esprit viendra, je voudrais bien savoir
Comment il faut agir pour le bien recevoir,
Car je crois qu'il faut bien avoir plus de faconde
Avec les trépassés qu'avec ceux de ce monde.
DON JUAN.
Philipin, je verrai ce fantôme odieux
Avec le même front, avec les mêmes yeux,
Que quand, trop emporté de colère et de rage,
Il vint à ses dépens éprouver mon courage ;
Je l'envisagerai de la même façon.
PHILIPIN.
Mais encore une fois, si c'était un démon
Qui d'abord de son souffle empoisonnât la viande,
Où diable en trouver d'autre ?
DON JUAN.
Agréable demande !
Conception vraiment digne de ton esprit !
Ton sot raisonnement et me choque et m'aigrit.
Tais-toi.
PHILIPIN.
Monsieur, souffrez que je parle à cette heure,
Car je ne soufflerai pas tantôt, ou je meure :
À propos, sommes-nous céans en sûreté ?
Car, Monsieur, pour ne pas celer la vérité,
Dans un lieu découvert, si proche de la ville,
Il est presque impossible, ou du moins difficile,
D'y pouvoir demeurer longtemps sans être pris,
Et j'aimerais mieux être au pouvoir des Esprits
Qu'en celui du prévôt et de ses satellites,
Ces valets de bourreau qui font les hypocrites,
Qui, vous ont-ils posé la main sur le collet,
En disant : «Je t'agrippe, adieu pauvre valet !»
Grippé, pris et conduit au haut de la potence,
Un petit saut sur rien au bout de la cadence,
Voilà, si le hasard ne détourne ses coups,
Dans demain au plus tard comme on fera de nous.
DON JUAN.
Il faut bien te résoudre à trouver pis encore,
À me suivre partout, car demain dès l'aurore
Je veux être à Séville et voir mes ennemis.
Oui, je veux, dans l'état où le destin m'a mis,
Les braver tous ensemble et leur faire connaître
Que Don Juan n'a point le visage d'un traître,
Et qu'il porte partout, sans craindre le danger,
Un coeur inébranlable et qui ne peut changer.
Tu t'en iras devant annoncer ma venue.
PHILIPIN.
Vous rêvez tout de bon, vous avez la berlue ;
À Séville, Monsieur ?
DON JUAN.
À Séville, faquin.
PHILIPIN.
Et quand partir encor ?
DON JUAN.
Demain dès le matin.
PHILIPIN.
Il faut donc en ma place avertir un trompette,
Car par prédiction que l'on m'a tantôt faite,
Il est dit que je dois trépasser aujourd'hui.
Ainsi je ne crois pas pouvoir être celui
Qui doit dedans Séville annoncer...
DON JUAN.
Comment, traître !
Est-ce ainsi qu'un valet obéit à son maître ?
PHILIPIN.
Un mage encore m'a dit, si j'ai bien entendu,
Si je sortais demain, que je serais pendu.
DON JUAN.
Tu te plais donc bien fort céans ?
PHILIPIN.
Mieux qu'à Séville.
DON JUAN.
L'air des champs...
PHILIPIN.
Est plus doux que celui de la ville.
Mais ne voulez-vous pas manger ?
DON JUAN.
Attends, gourmand,
Notre Ombre doit venir bientôt, je crois.
PHILIPIN.
Comment !
S'il ne venait donc pas, nous aurions beau attendre !
DON JUAN.
Mais qui te presse tant ? Je ne m'en puis défendre,
Pour en avoir raison, il le faut contenter.
PHILIPIN.
Je me contenterai seulement d'en tâter.
DON JUAN.
Mais quoi ! Mangeras-tu devant que l'Ombre mange ?
PHILIPIN, en voyant la table.
Ne mangerais-je point ? cela serait étrange !
Je veux manger devant ; car, dûssé-je enrager,
Je ne toucherai pas ce qu'il voudra manger.
DON JUAN.
Mange. Que diras-tu maintenant de ton maître ?
Diras-tu point qu'il est...
PHILIPIN, à table.
Le meilleur qui peut être.
DON JUAN.
Me serviras-tu bien dorénavant ?
PHILIPIN.
Des mieux.
DON JUAN.
T'exposeras-tu pas pour moi ?
PHILIPIN.
Jusques aux yeux.
DON JUAN.
Et s'il est question...
PHILIPIN.
Je ferai...
DON JUAN.
Quoi ?
PHILIPIN.
Merveilles.
Mais écoutons, un bruit a frappé mes oreilles.
Quelqu'un heurte à la porte, obligez-moi de voir
Qui vient nous interrompre.
DON JUAN.
Allez, fat, le savoir.
PHILIPIN, à genoux.
Monsieur, puisque ma mort est chose indubitable,
De grâce, permettez que je meure à la table.
DON JUAN.
Prenez cette chandelle, et voyez...
PHILIPIN.
Ah, Monsieur !
Quel plaisir aurez-vous quand je mourrai de peur ?
DON JUAN.
Quoi, poltron ! au besoin vous manquez de courage.
PHILIPIN.
J'en ai passablement, mais à présent j'enrage
D'être si négligent, et n'avoir pas le soin
D'en conserver assez pour servir au besoin.
SCÈNE II. L'Ombre, Don Juan, Philipin.
DON JUAN.
Suis, suis, poltron, et vois avec quelle assurance...
PHILIPIN.
Ne me battra-t-il point pour mon irrévérence ?
Pardonne, grand Esprit, à l'incivilité
Qui m'a fait devant toi faire brèche au pâté.
Quelle démarche grave !
DON JUAN.
Ho, Philipin ! Un siège.
Tu sois le bienvenu.
PHILIPIN, en mettant le siège sous l'Ombre.
Justes Dieux ! que ferai-je ?
L'Ombre, ou moi, sentons mal.
DON JUAN.
Taisez-vous, Philipin.
Je t'attends de pied ferme, et ce petit festin
N'est pas, à dire vrai, comme je le souhaite.
Pour dire tout aussi, cette pauvre retraite
Où tu vois que je suis fort mal commodément
Fait que je ne puis pas te traiter autrement.
L'OMBRE.
Ni tes mets plus exquis, ni ta meilleure chère,
N'est pas ce que de toi présentement j'espère.
Je viens voir, sur le point de ta punition,
Si tu ne feras point quelque réflexion,
Si ta langue et ton coeur ne seront point capables
D'abjurer aujourd'hui des crimes détestables,
Qui sèment la frayeur partout en ces bas lieux,
Qui font cacher d'horreur les astres dans les Cieux
Et qui ne veulent plus éclairer sur la terre,
Que tu ne sois vivant écrasé du tonnerre.
Songe, enfant misérable, à tout ce que tu fais,
Songe à l'énormité de tes moindres forfaits.
Repasse en ta mémoire, ô cruel homicide !
Ce qu'est devant les dieux un sanglant parricide,
Un impie exécrable, et quel au Tribunal
Doit paraître à leurs yeux un enfant si brutal.
Songes-y mûrement, car ton terme s'approche,
Je le sens, et le bras de la Justice est proche,
Qui doit en un seul coup punir tous tes forfaits,
Mais d'horribles tourments à ne finir jamais.
M'entends-tu ?
DON JUAN.
Je t'entends, mais pour cela mon âme
S'épouvante aussi peu des horreurs de la flamme,
De tes tourments prédits, ni du fer, ni du feu ;
En un mot, tout cela m'épouvante si peu,
Et je me sens si peu touché de ta menace,
Que je le serais plus du moindre vent qui passe.
Tu crois m'intimider à force de parler,
Mais apprends que mon coeur ne se peut ébranler.
L'OMBRE.
Tu présumes peut être, et tu te persuades,
Que les esprits des morts sont des esprits malades
Qui, dépouillés des corps, le sont de la raison,
Mais apprends, ignorant, qu'il n'est point de saison
Où l'esprit d'un mortel ait plus de connaissances ;
C'est là qu'il voit d'en haut les justes récompenses
Que l'on octroie aux bons, c'est là qu'il voit de quoi
L'on forge le supplice aux méchants comme toi.
Le tien est prêt, perfide, et mon âme affligée
Se verra dans ce jour et contente et vengée.
DON JUAN.
Vengée ou non, mon coeur, après ce qu'il t'a dit,
Ne peut jamais souffrir ni remords ni dédit.
J'ai contenté mes sens, et pour ne te rien taire,
Je le ferais encore s'il était à refaire.
Mais supprimons ici toute animosité,
Je vais prendre ce verre et boire à ta santé.
Ho, Philipin !
PHILIPIN.
Monsieur.
DON JUAN.
À toi ! Je te la porte.
PHILIPIN.
Moi, je ne boirai plus, ou le Diable m'emporte.
DON JUAN.
Dis donc à notre Esprit qu'il me fasse raison.
PHILIPIN.
Vous vous moquez, Monsieur.
DON JUAN.
Je parle tout de bon.
PHILIPIN.
Oui ! Les morts boivent-ils ?
DON JUAN.
Eh bien ! Dis-lui qu'il mange,
Et puis tu chanteras des vers à sa louange.
PHILIPIN.
Ah ! vous avez dessein de me faire enrager ?
A-t-on jamais vu mort ni boire ni manger ?
DON JUAN.
Eh bien ! approche donc et me tiens compagnie.
PHILIPIN.
À moi n'appartient pas tant tant de braverie.
Esprit, si vous vouliez un peu vous sustenter...
L'OMBRE.
Ah ! J'ai bien d'autres mets dont je m'en vais goûter ;
Ils seront éternels, mais ce bien périssable
Ne durera qu'autant que tu seras à table.
DON JUAN.
Eh bien, à ce défaut, prends ton luth, Philipin.
PHILIPIN.
Mon luth n'est pas d'accord.
DON JUAN.
Dépêchez-vous, faquin,
Il faut bien régaler l'Ombre de quelque chose.
PHILIPIN.
Dites-moi, chanterai-je en vers ou bien en prose ?
DON JUAN.
Dis ces vers que tu fis quand je me dérobai...
PHILIPIN.
Ceux qui sont sur le chant de Pyrame et Thisbé :
Je le veux bien.
DON JUAN.
Surtout, chante-lui ma victoire,
Tu pourras à loisir, après, manger et boire.
PHILIPIN.
Ombre, écoutez, je veux chanter
Les amours de Don Juan mon maître.
On l'a vu bien souvent monter
Par les grilles d'une fenêtre,
De là passer dans la maison,
Non sans armes, mais sans chandelle,
Où souvent de mainte pucelle
Le drôle a bien eu la raison.
DON JUAN.
Ombre, qu'en dites-vous ? La chanson est gentille !
Chante un peu le combat gagné sur Amarille.
L'OMBRE, se relevant et se laissant rechoir.
Ah !
DON JUAN.
Quoi ! N'es-tu venu pour autre chose ici ?
Tu peux nous dire adieu bientôt, et grand merci.
PHILIPIN.
Monsieur, c'est fort bien dit, qu'il aille à tous les diables.
L'OMBRE.
Misérable valet entre les misérables !
PHILIPIN, se mettant à genoux.
Hélas ! Monsieur l'Esprit, je ne vous ai rien fait ;
Ayez pitié de moi.
L'OMBRE.
Malheureux, en effet,
De suivre aveuglément les débauches d'un maître.
PHILIPIN.
Hélas ! Vous dites vrai.
L'OMBRE.
Plus perfide et plus traître
Que tous les scélérats.
PHILIPIN.
Je lui dis tous les jours.
L'OMBRE.
Qui l'as toujours servi dans ses sales amours.
PHILIPIN.
Ombre, je vous supplie, apaisez ces reproches.
Il a le coeur plus dur mille fois que les roches ;
J'ai voulu l'attendrir, mais jamais je n'ai pu ;
J'ai beau lui remontrer, c'est un esprit perdu
Qui rit de mes leçons.
DON JUAN.
Quoi ! sommes nous ensemble
Pour t'ouïr raisonner ?
PHILIPIN.
Hélas ! Monsieur, je tremble,
Je ne raisonne pas.
DON JUAN.
Toi qui fais le devin,
Encore que je sois fort proche de ma fin,
Apprends que j'ai toujours, quelque mal qui m'accable,
Une âme inébranlable et de crainte incapable ;
Et quand je toucherais à mon dernier instant,
Je te crains aussi peu mort que j'ai fait vivant.
L'OMBRE.
Puisque ton âme enfin est si bien résolue,
Que sans crainte tu pus attendre ma venue,
Je suis fort satisfait de ta réception ;
Mais pour te rendre grâce en pareille action,
Je te prie à souper.
DON JUAN.
J'irai sans faute.
L'OMBRE.
Espère
Qu'un mort, quoique offensé, te fera bonne chère.
Je t'ai tenu parole en me trouvant ici,
Me tiendras tu la tienne ?
DON JUAN.
Oui, sans peur.
L'OMBRE.
Grand merci.
DON JUAN.
Mais où vas-tu m'attendre ?
L'OMBRE.
Au plus tard dans une heure,
Sur mon propre tombeau.
DON JUAN.
Je m'y rends, ou je meure.
Je veux, puisque le sort enfin me l'a permis,
Mettre la peur au sein de tous mes ennemis ;
Et ce festin à quoi ma parole m'engage,
Ne fait que d'un moment retarder mon voyage.
PHILIPIN.
Ah ! Monsieur, n'allons point, nous n'en reviendrons pas.
DON JUAN.
S'il y fallait cent fois souffrir mille trépas,
J'irai, mais de façon à lui faire connaître
Que ni les Dieux ni lui...
PHILIPIN.
Hélas ! Mon pauvre maître,
Ah ! Que je vous serais maintenant obligé,
Si vous vouliez ici me donner mon congé !
DON JUAN.
Suivez, suivez, poltron, je vous ferai paraître
Quel homme vous servez et quel est votre maître.
PHILIPIN.
J'en sers un où j'aurai bien longtemps attendu,
Ou pour aller au diable, ou pour être pendu :
Il faut pourtant songer à nous et prendre garde...
SCÈNE III. Philipin, Macette, Le Marié, Le Mariée, Philémon.
PHILÉMON.
Messieurs les violons, sonnez nous la gaillarde.
PHILIPIN.
Mais qui vient redoubler nos appréhensions ?
Sommes-nous en état d'ouïr des violons ?
De grâce, donnez-nous un peu de patience,
Nous allons bien tantôt danser une autre danse.
PHILÉMON.
Bon courage, mon gendre ! Allons, c'est en ce jour
Qu'il faut montrer qu'on a du coeur et de l'amour.
Trois petits pas, un saut au bout de la carrière ;
Allons, Macette, allons ! vous demeurez derrière.
MACETTE.
Je ne sais qui me tient, je ne saurais marcher.
Ce mariage ici nous coûtera bien cher,
Ou je me trompe fort.
PHILÉMON.
Vous êtes une folle.
Prenez votre maîtresse ! allons, la capriole !
Sonnez, flûteurs, sonnez !
MACETTE.
Tout beau, ne flûtez pas.
PHILÉMON.
Pourquoi cela ? Je veux trépigner les cinq pas.
Qui de nous interrompre à présent vous oblige ?
Flûtez, car je le veux.
MACETTE.
Ne flûtez pas, vous dis je.
PHILÉMON.
Vous nous en direz donc à présent la raison.
MACETTE.
J'ai le coeur tout tremblant, il m'a pris un frisson
En entrant dans ce lieu.
PHILÉMON.
La raison est gentille !
Parbleu, je veux danser aux noces de ma fille ;
Flûtez.
MACETTE.
Ne flûtez pas.
PHILÉMON.
Je vous romprai le cou ;
Flûtez, ou par ma foi, vous n'aurez pas un sou.
MACETTE.
Ne flûtez pas.
PHILÉMON.
Flûtez ! au diable soit la bête !
Mais quelqu'un viendrait-il ici troubler la fête ?
SCÈNE IV. Don Juan, Philipin, Philémon, Macette, Le Marié, La Mariée.
DON JUAN, en prenant la mariée.
C'est à moi que le sort vous destine aujourd'hui.
PHILÉMON.
Vous en aurez menti, voilà mon gendre.
DON JUAN.
Lui ?
PHILÉMON.
Lui-même.
DON JUAN, en faisant tomber Philémon et le marié d'un coup de pied.
Je le veux, mais c'est ici ma femme.
PHILÉMON.
À l'aide ! au ravisseur ! courons après l'infâme !
PHILIPIN.
Voilà pis que jamais. Quoi ! faire tant d'efforts,
Pour moi je ne crois pas qu'il n'ait le diable au corps.
SCÈNE V. Philémon, Macette, Philipin.
PHILÉMON.
Ah, le Démon l'emporte ! adieu, ma pauvre fille !
Adieu tout l'ornement de ma pauvre famille !
Hélas ! je croyais bien m'égaudir aujourd'hui,
Et me voilà comblé de malheur et d'ennui.
Allons, Macette, allons, courons à la Justice,
Il faut absolument que le traître périsse ;
Allons ensemble, et tous d'une commune voix
Aux pieds du gouverneur.
MACETTE.
Eh bien, je radotais ?
J'étais une insensée, et vous m'appeliez folle,
Quand ce malheur prévu me coupait la parole.
Hélas ! qu'il valait mieux se passer de danser
Et pour ce mariage un peu moins s'avancer.
Eh bien ! vous le voyez, voilà ma prophétie,
Elle n'est de tout point que trop bien réussie.
Mais ce n'est pas aux pleurs qu'il faut avoir recours ;
Allons sans plus tarder implorer du secours,
Il faut tout employer en cette conjoncture.
Mon gendre, vous avez tant de part à l'injure
Et je vous vois surpris d'un tel étonnement,
Que vous ne sauriez pas dire un mot seulement.
PHILIPIN.
Sans doute, la Justice, un peu tard avertie,
Aura donné du temps d'achever la partie,
Et je prévois qu'après un pareil accident,
Ton gendre n'aura pas besoin de cure-dent.
Mais voici revenir notre enragé de maître.
SCÈNE VI. Don Juan, Philipin.
PHILIPIN.
Vous pouvez bien chercher quelque trou pour vous mettre ;
Le prévôt, les archers et dix mille sergents,
Le Gouverneur, sa garde, et cent mille paysans,
Dans un petit moment s'en vont tous ici fondre ;
Et comme en ce cas-là c'est à vous à répondre
Et que je sais fort bien que vous les tuerez tous,
Sans le secours d'autrui, je prends congé de vous.
DON JUAN.
Arrêtez là, poltron, il faut pousser l'affaire
Jusqu'au bout, et voir ce que le sort peut faire.
Voici l'heure de voir notre Ombre et de savoir
Si le souper est prêt.
PHILIPIN.
Eh bien ! Allez-y voir.
DON JUAN.
Quoi ! tu ne viendras pas ?
PHILIPIN.
Vous n'avez là que faire
De valet.
DON JUAN.
Insolent, je vous ferai bien taire.
PHILIPIN.
Les Diables seront là payés pour vous servir.
DON JUAN.
Je m'en vais vous sonder les côtes à ravir,
Si vous contestez plus.
PHILIPIN.
Voilà ma prophétie ;
Je pensais me moquer, mais elle est réussie.
Hélas ! Je vais mourir dans un petit moment,
Pour suivre un malheureux qui perd le jugement.
DON JUAN.
Approche ; est-ce pas là ?
PHILIPIN.
Moi, je n'en sais rien.
DON JUAN.
Frappe.
PHILIPIN.
À quel propos frapper ? et si l'Esprit m'attrape...
DON JUAN.
Frappe.
PHILIPIN.
Pourquoi ? l'Esprit ne me demande pas.
DON JUAN.
Frappe, c'est trop parler.
PHILIPIN.
Ah ! Misérable, hélas !
Tu t'en vas, malheureux, en ce péril extrême,
En dépit de la mort, chercher la mort toi-même.
La sépulture s'ouvre, et l'on voit la table garnie de crapauds, de serpents, et tout le service noir.
SCÈNE VII. L'Ombre, Don Juan, Philipin.
L'OMBRE.
Il ne faut point heurter, je t'ai bien entendu.
PHILIPIN, tombant par terre.
Ah ! je suis mort.
DON JUAN.
Tu vois que je me suis rendu
À l'assignation, et tenu ma parole.
L'OMBRE.
Écoute donc la mienne, elle n'est pas frivole,
Et sans doute elle doit t'imprimer dans le coeur
Des repentirs cuisants pour ton proche malheur.
Mais d'attendre de toi quelque résipiscence,
C'est une erreur insigne, une folle créance,
Un abus manifeste, et ton esprit pervers
Détruirait, s'il pouvait, l'ordre de l'univers.
Mais apprends, malheureux, qu'aujourd'hui les supplices
Mettront fin à ta vie ainsi qu'à tous tes vices ;
Le terme en est fort proche, et le Ciel, qui te voit,
En marque le moment avec le bout du doigt.
DON JUAN.
Est-ce là le festin que tu me voulais faire ?
Est-ce de la façon que tu me voulais plaire ?
Et n'as-tu souhaité de me voir en ces lieux
Que pour m'entretenir du pouvoir de tes dieux ?
Si tu veux conférer de chose plus plaisante,
De matière agréable et plus divertissante,
Je demeure ; sinon je vais prendre congé :
À bien d'autres plaisirs je me suis engagé.
L'OMBRE.
Je sais bien que ton corps tient beaucoup à la terre,
Malheureux, mais bientôt les éclats du tonnerre
Le vont réduire en poudre, et ton âme aux Enfers,
Au milieu des tourments, des flammes et des fers,
Maudira mille fois et mille la journée
De ton irrévocable et triste destinée.
C'est un décret du Ciel qui ne saurait changer ;
Manges en attendant.
DON JUAN.
Et que diable manger ?
Quels mets me sers-tu là ?
L'OMBRE.
Nous n'en avons point d'autres.
Je sais très bien qu'ils sont fort différents des vôtres,
Mais je te donne ici ce qu'on sert chez les morts.
PHILIPIN.
Monsieur.
DON JUAN.
Eh bien ?
PHILIPIN.
Quelqu'un m'appelle là dehors.
Irai-je voir qui c'est ?
DON JUAN.
Nenni, poltron, demeure.
PHILIPIN.
Adieu donc, Philipin, dans un demi-quart d'heure.
DON JUAN.
Meurs, si tu veux ; pour moi, je ne veux pas mourir.
L'OMBRE.
Et qui crois-tu, méchant, qui te pût secourir ?
Tous les dieux ont juré ta perte inévitable,
Tout l'univers la veut, elle est indubitable.
Dis-moi : de quel côté peux tu tourner tes pas,
Si la Terre et le Ciel demandent ton trépas ?
Vois, tous les éléments te déclarent la guerre,
Tu n'as pas pour retraite un seul pouce de terre ;
C'est ici ton Plus Outre , et rien n'est plus certain
Que tu ne reverras jamais un lendemain.
PHILIPIN, en tombant par terre.
Miséricorde !
L'OMBRE.
Au Ciel crois tu tant d'injustice,
Qu'il voulût d'un moment différer ton supplice ?
Quoi ! ton père meurtri, moi même assassiné,
L'un traîtrement surpris, et l'autre empoisonné,
Celle ci violée, et cette autre enlevée,
L'une perdue, et l'autre à la mort réservée,
Après ces beaux effets de ta brutalité,
Tout cela se ferait avec impunité ?
Ne le présume pas, ô coeur que rien ne touche,
C'est un arrêt du Ciel prononcé par ma bouche.
DON JUAN.
Auras-tu bientôt fait ? te veux-tu dépêcher ?
Certes ! je suis bien las de t'entendre prêcher ;
Trop ennuyeux Esprit, aussi bien qu'hypocrite,
À quoi bon entasser redite sur redite ?
Ne t'ai je pas fait voir quels sont mes sentiments ?
Penses tu, par tes vains et sots raisonnements,
Que Don Juan soit jamais capable de faiblesse
Et qu'il se laisse aller à la moindre bassesse ?
Non, non, ce parler grave, et cet air et ce ton,
Ne sont bons qu'à prêcher les Esprits de Pluton.
Apprends, apprends, Esprit ignorant et timide,
Que le feu, le viol, le fer, le parricide,
Et tout ce dont tu m'as si bien entretenu,
Passe dans mon esprit comme non advenu.
S'il en reste, ce n'est qu'une idée agréable.
Quiconque vit ainsi ne peut être blâmable,
Il suit les sentiments de la Nature ; enfin,
Soit que je sois ou loin ou proche de ma fin,
Sache que ni l'Enfer, ni le Ciel ne me touche,
Et que c'est un arrêt prononcé par ma bouche.
L'OMBRE.
C'en est trop, exécrable, et le Ciel irrité
Va prescrire le terme à ton impiété,
Et ton âme exposée aux tourments légitimes
S'en va dans les Enfers expier tous tes crimes,
Et ton corps malheureux aura pour ses bourreaux
Et les loups dévorants, les chiens et les corbeaux.
Trébuche, malheureux, dans la nuit éternelle.
Ici l'on entend un grand coup de tonnerre, et des éclairs, qui foudroient Don Juan.
PHILIPIN, tombant du coup de tonnerre.
Ah, grands Dieux ! je suis mort.
SCÈNE DERNIÈRE. Philémon, Macette, Philipin.
PHILÉMON.
Venelle : terme populaire qui se dit en cette phrase, "enfiler la venelle" pour dire, s'enfuir. [F] [vennelle : petite rue]
Enfilons la venelle,
Macette, dépêchons.
MACETTE.
Regagnons la maison.
Quel temps prodigieux, et contre la saison !
PHILIPIN.
Ah, Ciel ! qu'ai-je entendu ? quel éclat de tonnerre
M'engloutit tout vivant au centre de la terre !
PHILÉMON.
Mais quel homme paraît tout étendu là-bas ?
Approchons-nous, Macette.
PHILIPIN.
Ah, la tête ! Ah, les bras !
MACETTE.
Ah, Ciel ! Que voyons-nous ? C'est le valet du traître.
PHILIPIN.
Hélas ! je n'ai rien fait, chers Esprits, c'est mon maître.
Ayez pitié de moi, je suis pauvre garçon.
Madame Proserpine, et vous, Monsieur Pluton,
Le pauvre Philipin humblement vous conjure
D'avoir pitié de lui dans cette conjoncture.
MACETTE.
Rappelle tes esprits et nous dis promptement
Qu'est devenu ton maître, et sans déguisement.
PHILIPIN.
Hélas ! il est au diable, et le seigneur Don Pierre,
Qu'il avait massacré, non pas à coups de pierre,
Mais d'un grand coup d'estoc tout au travers du corps,
L'est venu prendre ici, l'a mené chez les morts.
Il l'a fait trébucher d'un saut épouvantable,
Après l'avoir prié de manger à sa table,
Et moi qui n'ai rien fait, qui n'ai mangé, ni bu,
Le tonnerre d'un coup aussi m'a confondu.
MACETTE.
La mort enfin nous rend les plus heureux du monde.
PHILIPIN.
Moi, je souffre une perte à nulle autre seconde.
Que je suis malheureux ! ah, pauvre Philipin !
Voilà, voilà l'effet de ton cruel destin.
Enfants qui maudissez souvent et père et mère,
Regardez ce que c'est de bien vivre et bien faire ;
N'imitez pas Don Juan, nous vous en prions tous,
Car voici, sans mentir, un beau miroir pour vous.