SCENE PREMIERE. §
THERSANDRE. LISIDAS.
THERSANDRE seul.
Celine sur Agante emporte la victoire,
{p. 16}
Aupres de tant d’attraits le Sceptre perd sa
gloire*,
Sa beaute me plaist mieux que la grandeur des Rois,
250 Et je prise bien moins leurs presens que ses Loix.
Pourquoy m’as-tu rendu la Couronne importune,
D’où me vient ce refus de tant d’
honneurs* offers,
Et qu’un Sceptre en mes mains pese plus que mes
fers* ?
255 Celine me ravit, ses attraits incroyables
Rendent mes biens
fascheux*, et mes maux agreables,
Et font sur mon esprit un
effort* si puissant,
Qu’il semble que mon
cœur* s’esleve en s’abbaissant.
260 J’
adore* ses beaux yeux, j’idolatre sa bouche,
Et tous ces vains
honneurs* rendus à sa beauté,
Luy changent sa couleur et non sa cruauté ;
Je l’appelle mon
cœur*, et mon tout et ma Reine,
En blasmant sa
rigueur*, je luy conte ma peine.
265 Mais l’inhumaine feint que ma soumission
Si je dis le pouvoir que ma grandeur me donne,
Si je conte les biens qui suivent ma couronne,
En m’estimant plus grand, elle me tient suspect,
270 Et les yeux abbaissez tesmoigne du respect.
Amour, aupres de toy les Rois n’ont rien d’auguste,
Nous sommes impuissans quand tu veux estre injuste,
Tu nous fais preferer des tenebres au jour,
Une houlette au Sceptre, et des bois à la Cour ?
Comme au Siecle où chacun cedoit à la Nature,
Où les hommes estoient leurs Juges et leurs Rois ;
On n’avoit point alors d’inutiles pensees,
280 Les amitiez n’estoient ny feintes, ny forcées.
Personne en ce temps-là ne te vouloit de mal,
Ton pouvoir estoit juste, où tout estoit égal ;
Mais puisque la
fortune* a borné les Provinces,
Qu’elle a voulu créer des sujects et des Princes,
Et separe les Roys d’avecque les bergers,
Pourquoy veux-tu mesler la nuit à la lumiere,
Et remettre le monde en sa forme premiere ?
Mutin tu ne veux-pas abolissant ta loy,
290 Ceder à la
Fortune* aveugle comme toy ;
Mais comme ton pouvoir precede sa naissance,
Tu veux que sa grandeur revere ta puissance,
[Lisidas paroist]
Je voy venir icy mon frere tout pensif
Son visage fait voir son
tourment* excessif ;
295 Que ma douleur au prix devroit estre legere,
Il ayme une Princesse et j’ayme une bergere.
Thersandre ces souspirs ne sont plus de saison,
Qui les veut excuser, manque un peu de raison.
Je ne veux-pas du tout desaprouver ces larmes,
300 Qu’un bel œil dans l’abord attire par ses
charmes*.
Je sçay que la raison ne peut rien sur ces pleurs,
Mesme qu’elle permet nos premieres douleurs ;
Qu’à ce commencement le respect et la crainte,
305 Mais quand on est aymé, les pleurs sont superflus,
Lors que nous possedons nous ne souspirons plus.
LISIDAS.
Vous supposez, mon frere, une chose impossible,
Ah si cette beaute n’estoit pas insensible !
310 Que mes pleurs quelque jour la peussent
esmouvoir*,
Que vous verriez bien-tost mes actions changées,
Et dessous le pouvoir de mon ame rangées ;
Mais sa
rigueur* à voir naist de mon amitié,
Et ma douleur me rend indigne de pitié ;
315 Elle hait mes discours, se rit de mon silence,
Enfin ce mesme amour qui fait aymer me nuit.
THERSANDRE.
Que me dittes vous là, quoy Caliste vous fuit ?
LISIDAS.
Non c’est moy qui la fuis.
THERSANDRE.
Non c’est moy qui la fuis. D’où naist donc vostre plainte.
LISIDAS.
Voicy le seul sujet du mal-heur qui me suit,
Je la fuis pour aymer une autre qui me fuit.
THERSANDRE.
Vous mesprisez, mon frere, une grande Princesse.
LISIDAS.
Devant un si grand Dieu, cette grandeur s’abbaisse,
325 L’amour ne connoist point les regles du devoir.
{p. 20}
THERSANDRE tout bas.
L’amour d’une Bergere a sur moy ce pouvoir.
LISIDAS.
Enfin ne croyez pas ma bouche mensongere,
Quand elle vous dira que j’ayme une Bergere.
THERSANDRE.
O Dieux, qu’ay-je entendu ! Mais quel est cét
objet*
330 Qui peut d’un si grand Prince, en faire son sujet ?
LISIDAS.
Celle qu’on vous monstroit aujourd’huy dans le temple ;
Celine, confessez qu’elle n’a point d’exemple,
Et que cette beauté qui mesprise le fard,
Fait voir que la Nature est au dessus de l’
Art*.
THERSANDRE tout bas.
335 Faisons-luy mespriser ces attraits veritables.
Mon frere, sommes-nous dans le siecle des
fables*,
Où tous les Dieux jaloux du bon-heur des humains,
Prenoient pour estre aymez la houlette en leurs mains,
340 Venoient parmy les bois
adorer* des Bergeres ?
Vous ferez augmenter le nombre des Romans.
LISIDAS.
Pourveu que sa beauté ne passe point pour
fable*,
Sans doute on jugera mon amour veritable.
THERSANDRE.
345 Je ne puis approuver ses
traits*, ny vos liens,
Et je trouve vos yeux plus mauvais que les siens.
Ceste vaine beauté dont vostre ame est saisie,
N’est rien qu’un pur effet de vostre fantaisie,
Et ces yeux impuissans qui vous donnent le jour,
350 Tirent tous leurs attraits de vostre seul amour.
Des beautez que leur sens produit à l’
avanture*.
Voulez-vous voir en elle un triste changement ?
Faites que l’amour cede à vostre jugement,
355 Et vos yeux
desgagez* de cette erreur premiere,
Verront ce beau Soleil privé de sa lumiere.
La mesme erreur se voit en ces
cœurs* enflammez,
De certains corps mouvans et non pas animez.
Leur beauté fait jetter des souspirs et des larmes ;
360 Mais on la voit bien-tost finir avec les
charmes*,
Dont les Demons trompoient nos esprits et nos yeux,
Et comme ils sembloient beaux, ils nous sont odieux.
LISIDAS.
{p. 22}
Ah que ces vains discours font souffrir mes oreilles !
365 Et que pour augmenter luy mesme sa douleur
Il donne à ces beaux yeux les
traits* et la chaleur ?
Il ne pourroit avoir une si belle image,
Reservons seulement cette puissance aux Dieux,
370 Icy bas nostre esprit ne voit que par nos yeux,
Ce sens qui fait chez nous tant de metamorphoses,
Doit recevoir d’ailleurs les images des choses,
Et ne peut composer ces visages divers,
Que des traicts differens qu’on voit en l’univers ;
375 Il ne fait qu’un pourtraict de toutes les idées,
Des charmantes beautez que l’œil a regardées.
Comme un Peintre qui tire ou des eaux, ou des fleurs
Ne fait qu’une couleur de diverses couleurs.
Mais pour representer ses
graces* nompareilles,
Les Dieux devroient changer les roses et les lys,
Et les plus beaux
objets* devroient estre embellis.
THERSANDRE.
De toutes ces raisons, mon esprit se deffie,
Mais donnons quelque chose à la Philosophie.
Comme on n’a point d’amour pour la beauté des morts,
Je ne suis point charmé regardant une souche,
De la proportion des mains ny de la bouche,
Je voudrois qu’une fille, eust un esprit heureux ;
390 C’est la perfection qui me rend
amoureux*.
Comme elle est par l’esprit eternellement belle,
Je tasche à luy porter une amour eternelle.
Jamais d’autre beauté mon ame ne surprit,
Mon esprit seulement est
charmé* par l’esprit,
395 Voyant qu’elle n’a rien de beau que le visage,
Je l’ayme de l’amour dont j’ayme son image.
Je ne sçaurois jamais l’appeler mon vainqueur,
Elle retient mes sens, mais je retiens mon
cœur*.
LISIDAS.
Aussi bien que son corps son esprit est aymable,
400 Je n’y reconnois rien qui ne soit admirable,
Tous deux sont accomplis, leur pouvoir est égal,
Si vous aymez l’esprit vous estes mon rival.
THERSANDRE tout bas.
Il n’est rien de plus vray que cette conjecture,
405 De son seul mouvement accorde le pouvoir,
A nos yeux de
charmer* aussi bien que de voir.
Que sans se faire ayder des forces de l’usage,
{p. 24}
Elle fait aysément les beaux traits d’un visage,
Et sans tirer de l’
Art* quelque ornement nouveau,
410 Elle compose un corps tout parfait et tout beau.
Mais elle ne peut faire un esprit sans estude,
Il ne se polit point dans une solitude,
Elle auroit plus de peine à nous donner ce bien :
415 Si nous ne frequentions que des fleurs et des arbres ;
Qu’à faire discourir les rochers et les marbres :
L’
Art* mesme fait du corps le maintien gracieux,
La majesté du front, et la douceur des yeux ;
Ce corps est comme l’or qu’on tire d’une mine,
420 La Nature l’a fait, mais l’estude l’affine ;
Et l’esprit de Celine a causé vostre amour ;
Cherissez, cherissez quelque
objet* à la Cour.
LISIDAS.
En ce lieu les esprits sont trop pleins d’
artifices*,
Leurs plus grandes
vertu* sont pour moy de grands vices,
425 Je ne voy rien que feinte en tous leurs complimens,
Et le
crime* tousjours succede à leur sermens.
Celine en sa froideur me fait voir sa franchise,
Je croy qu’en me fuyant elle me favorise,
J’estime ses desdains, je chery ma langueur,
Je voy dans ses mespris, sa bonté naturelle,
{p. 25-D}
THERSANDRE.
Puisque de ses mespris vous estes si content,
Allez ; vous meritez d’estre appellé constant.
435 Et pour vous maintenir dans vostre patience ;
Je dis que j’ay parlé contre ma conscience ;
Celine a tous les yeux, et les
cœurs* de la Cour,
C’est le plus bel
objet* qui respire le jour ;
Les traits de son esprit, et ceux de son visage
440 Ont sur tous les mortels un pareil avantage,
Je voy dans sa froideur assez de quoy
charmer*,
Sa hayne a le pouvoir de me la faire aymer ;
Enfin nous la devons admirer et nous taire.
Avez vous maintenant dequoy vous satisfaire ?
445 Ay-je assez là dessus contenté vos esprits ?
LISIDAS.
Gardez bien qu’en raillant vous n’en soyez espris,
Et qu’ayant dans le
cœur* sa belle image emprainte,
Enfin la verité ne succede à la feinte.
THERSANDRE.
Je veux l’entretenir et paraistre
discret*,
450 Et toujours mon rival me dira son secret.
SCENE DEUXIESME. §
AGANTE, CALISTE.
AGANTE.
{p. 26}
Helas nostre grandeur est bien mal
assurée*,
Et nos plus grands plaisirs de bien peu de durée !
Bons Dieux ! que dans la Cour on esprouve d’
ennuis*,
Et que les plus heureux ont de mauvaises nuits !
455 Ah ! que j’ay bien preveu cette inutile plainte !
Que mes premiers
tourmens* me donnerent de crainte !
Et que je connus bien ce triste changement,
Aussi tost que j’eus vû Lisanor seulement !
Je sentis aussi-tost je ne sçay quelle flamme,
460 Qui presque sans
effort* se glissa dans mon ame,
Et ces petits souspirs sans pleurs et sans douleur,
Furent les messagers de mon prochain mal-heur.
Mes yeux de tous costez suivoient son beau visage ;
Et ma voix ne pouvant recouvrer son usage,
465 Helas ! combien de fois ay-je dit apart-moy
Que ne suis-je Bergere, ou bien que n’és-tu Roy ?
Ah ! respects importuns qui causez mon silence,
Pourquoy sans luy parler verray-je ses
appas* ?
470 Je luy parlerois bien, si je ne l’aymois pas ;
Pourquoy puissant amour, me rens-tu si craintive ?
{p. 27}
Ne retiens pas ma voix et mon ame captive,
Peut-estre qu’en parlant je le pourray
charmer* ;
Tu ne veux pas qu’il ayme, et tu me fais aymer,
475 Tu mets devant mes yeux et la honte et le blasme,
De crainte que ma voix ne
desgage* mon ame ;
Tu sçais qu’on souffre plus en souffrant lentement,
Mais je nomme cela de foibles resveries,
480 Voyant ce qu’ont produit mes dernieres furies.
J’avois au premier
coup* de libres sentimens,
Jamais en le voyant je ne versois de larmes,
Je trouvois dans ses yeux du remede et des
charmes*.
485 Je n’y cherchois encor que de petits plaisirs,
Eux-mesmes ils causoient et bornoient mes desirs,
Que je souffre aujourd’huy de perte en sa victoire !
Qu’il augmente mes maux, en augmentant sa
gloire* !
Ah ! que dans ce combat il m’a blessé le
cœur* !
490 Que je dois justement l’appeller mon vainqueur !
Et qu’il faut à bon droit que sa
vertu* se vante,
En tuant le tiran, de triompher d’Agante !
Le moyen qu’à present j’approuve son dessein,
Puisque du mesme
fer* il m’a percé le sein ?
495 Mon chagrin suit icy l’allegresse commune,
J’ayme nos maux passez, et je hay sa
fortune*,
Nostre ennemy donnoit de la crainte à la Cour,
{p. 28}
Mais j’ayme encore mieux la crainte que l’amour :
Et puis ne dois-je pas donner un moindre blasme
500 Au tiran de mon bien qu’au tiran de mon ame ?
Mais qui me vient chercher en des lieux si secrets ;
Celuy m’oste beaucoup, qui m’oste mes regrets.
C’est ma sœur qui s’approche.
CALISTE tout bas.
C’est ma sœur qui s’approche. Il faut estre
discrette*.
Quoy ma sœur vostre joye est elle si secrette ?
AGANTE.
505 Apres que tant d’
objets* ont contenté mes sens,
Je donne à mon esprit des plaisirs
innocens* :
J’ay veû de mille attraits toute la Cour pourveüe
Et tous également ont arresté ma veuë.
CALISTE.
Si vous eussiez pû voir ces
objets* de mes yeux,
510 Tous leurs attraits ma sœur vous seroient odieux.
AGANTE.
Mais qui vous a donc plû ?
CALISTE.
Mais qui vous a donc plû ? Le plus digne de plaire.
N’achevons point le reste, il est temps de se taire.
{p. 29}
CALISTE, tout bas.
Dites donc ? Mais pourquoy ne luy dirois-je pas ?
C’est Lisanor.
AGANTE, tout bas.
C’est Lisanor. O Dieux ! il a quelques
appas*.
CALISTE.
515 Qui me le font aymer.
AGANTE.
Qui me le font aymer. Mais comme le Roy l’ayme,
Le bien commun m’
oblige* à le cherir de mesme.
Pour rompre tout d’un
coup* ces discours superflus,
CALISTE.
Vous aymez sa valeur* : Mais j’ayme encore plus.
AGANTE.
Ah ! n’entretenez point ces amours indiscrettes,
520 Regardez ce qu’il est, voyez ce que vous estes.
CALISTE.
Ses
vertus* ont trop bien estably ma prison.
AGANTE.
{p. 30}
Montrent bien qu’en aymant on ne sçauroit connaistre,
525 Vostre raison captive ignore les defaux,
Ma sœur vostre pensée ou vos discours sont faux.
CALISTE.
Ils sont faux, si je perds une si belle envie.
AGANTE.
Je veux que sans l’amour on ayt perdu la vie,
Qu’aux
amans* chaque jour des plaisirs soient offers,
530 Et que la liberté soit pire que les
fers* ;
Mais il faut que l’aymé soit égal à l’
amante*,
Afin que cette amour s’entretienne et s’augmente.
Songez à vous ma sœur, et voyez ce qu’il est.
CALISTE.
L’aymé nous est égal aussi-tost qu’il nous plaist,
535 L’amour d’un plus puissant me seroit importune,
Je ne l’aymerois pas, j’aymerois sa
fortune*.
Et quels
tourmens* apres nous seroient preparez,
Ayant nos biens unis, et nos
cœurs* separez ?
Je ferois tous les jours des vœux pour son absence,
540 Je vivrois avec luy sans paix et sans licence,
Il n’auroit à mes yeux que son sceptre de beau,
{p. 31}
Et je fuirois plustost son lit que mon tombeau ;
Mais, Dieux ! de quels plaisirs ne voit on point comblées,
Deux ames que l’Amour a luy mesme assemblées ?
545 Quel sceptre est comparable au bien de deux
amans* ;
Son poids est importun, leurs plaisirs sont charmans.
AGANTE.
Ah ! si c’estoit un Roy !
CALISTE.
Ah ! si c’estoit un Roy ! Mon
cœur* luy sert de throsne,
Et ses lauriers acquis luy servent de couronne.
AGANTE.
Que vous estes subtile à tromper la raison !
CALISTE.
550 Mais que vous estes foible à rompre ma prison !
AGANTE.
Je blasme vostre amour d’autant que je vous ayme.
CALISTE.
Si vous m’aymez, ma sœur, vous l’aymerez de mesme.
AGANTE.
Je perdray mes raisons à vous persuader.
CALISTE.
{p. 32}
Où l’amour est aussi, la raison doit ceder.
Elle sort.
AGANTE.
555 Que j’ay fait de discours contre ma conscience :
Qu’ils sont bien dementis par mon experience !
Je blasme en mesme temps et cheris ses
appas*,
Et donne des raisons dont je ne me sers pas.
Pardonne, Lisanor, et croy pour ma deffence,
560 Qu’afin de t’aymer seule, aujourd’huy je t’offence.
Je consens que tu sois agreable à mes yeux,
Et que devant ma sœur tu sembles odieux.
Voulant parler d’amour, je veux qu’elle s’en taise,
Et si ton œil me plaist, je veux qu’il luy desplaise ;
565 Je m’en vais à ma sœur presenter du secours,
Pour
assurer* mon bien et trahir ses amours.
Fin du 2ème. Acte.