LA SOEUR VALEUREUSE
OU L’AVEUGLE AMANTE.
TRAGI-COMEDIE
DEDIEE A MONSEIGNEUR le Duc de Vandosme. §
A TRES-HAUT
et TRES-PUISSANT
prince,
CESAR
DUC DE VANDOSME,
de mercoeur, de penthievre,
de Beaufort, et d’Estampes;
Prince d’Anét & de Martigues,
Pair de France. §
Monseigneur,
Cette Princesse amoureuse & Etrangere qui vous vient cercher depuis la Perse jusqu’en France, pour vous rendre l’arbitre de son amour & de sa valeur ; ne pretend pour fruits d’un si long voyage que l’honneur de vous entretenir, & le triste contentement de faire croistre au recit de ses advantures les Fontaines de Bourbon, par les larmes d’une si belle compagnie, que vostre vertu y attire cette année plustost que celles des Eaux. Ce n’est pas pour avoir sué dessous les armes, ou pour laver son front encore couvert d’une poussiere sanglante que cette SŒUR VALEUREUSE vient aux bains ; mais seulement pour y noyer son amour & sa honte, & pour sçavoir si ces divines sources minerales parmy tant de qualitez secrettes n’ont point celle du fleuve d’Oubly, afin d’y perdre la memoire de son Frere, que tous les effects d’une passion extréme n’ont pu lui rendre sensible. Je l’ay encouragé à ce dessein ; il est vray, je l’avouë, MONSEIGNEUR, & lui ay promis ce qu’on n’attendroit jamais ny des bains de Bourbon, ny de Plombieres, ny de Forges, ny de Pougues ; je veux dire la guerison d’une amour violente, & la facilité d’oublier un object qu’elle a aimé dés le berceau. Il n’entre icy rien du miracle, ou de la Fable ; cette action n’attend aucun effort par dessus la Nature, ni cette prose aucun ornement de la Poësie. Est-elle arrivé à Bourbon ? elle est guerie cette AVEUGLE AMANTE ; & pour oublier son amour, son Frere, et son païs, il ne luy a fallu de temps que ce peu qu’elle en a mis à vous regarder. Cét effect presques impossible que je luy avois promis, & qu’elle eust cerché vainement aux Eaux, elle l’a treuvé dans vos Yeux ; où rencontrant aussi bien qu’en vostre esprit toute chose à admirer, elle ne s’étonne que d’une seule, comme vostre front chargé de lauriers ne l’est point encore de la Couronne de toute l’Asie, puisque c’estoient de semblable visages qu’autrefois la Perse faisoit adorer dessus le Trône de ses illustres Ayeulx. Aussi vous voyez qu’elle en aime si parfaitement les traits, que pour les avoir toûjours present à ses yeux, elle porte aujourd’huy vostre portraict sur son Ecu, en cette mesme place où estoit celuy de son Frere, qu’elle avoit desja commencé d’effacer de ses pleurs, & que son amour pour vous a caché dessous une plus belle toile. Je ne croiray pas, MONSEIGNEUR, que vous soyez si peu sensible à la plus belle passion des hommes, pour n’agréer point la recerche d’une AMANTE de cette condition, & dont la passion ne cede qu’aux vœux infinis de celuy qui vous la presente. Sans blesser son honneur, ny le respect inviolable qu’il vous doit, il a cette asseurance de vous l’amener jusqu’au chevét de vostre lict ; & il n’est pas si mal en vostre estime qu’il n’espere que vous cherirez également & le don & celuy qui vous le fait, et qu’apres avoir pris plaisir à considerer la beauté de cette Fille, vous aurez assez de bonté pour le considerer luy-mesme comme,
MONSEIGNEUR,
Vostre tres-humble & tres-
obeïssant serviteur
A. MARESCHAL.
A MONSIEUR
mareschal,
pour sa sœur valeureuse
epigrame §
Mareschal, je voy sans envie
L’œuvre qui te promét une seconde vie ;
Et ton stile pompeux, & remply de douceur,
Me fait desirer au contraire,
5 Qu’un Vassal Genereux soit digne d’estre frere,
D’une si Valeureuse Sœur.
DE SCUDERY.
Monsieur Mareschal §
Mareschal, vous donner des vers
C’est vouloir éclairer le grand flambeau du monde ;
Puisque vostre veine seconde
10 En produit les plus beaux qui soient en l’Univers.
MAIRET.
A MONSIEUR
mareschal,pour sa sœur valeureuse §
Par ses moindres exploits Oronte nous étonne
Mars, sous les habits empruntez
Ou de Minerve, ou de Bellonne,
Ne les eust pas executez :
15 Le bruit de sa valeur a charmé l’Univers,
Sa main, comme ses yeux, est aux hommes fatale ;
Tout luy succede, & rien n’égale
La force de son bras, que celle de tes vers.
DE ROTROU.
POUR LA SŒUR
valeureuse DE MONSIEURmareschal. §
Rendez-vous, Amants & Guerriers,
20 Craignez ses attraits & ses armes ;
Sa Valeur egale à ses charmes
Unit les myrthes aux lauriers :
Miracle d’Amour & de Guerre,
Tu vas domter toute la terre ;
25 A l’éclat de tes yeux, on voit de toutes parts
Mille cœurs à l’envy voller sous ta puissance :
Et s’il est un mortel rebelle à tes regards,
Ton bras soudain le range à ton obeïssance.
Telle contre le Roy D’Arger
30 Courut autre-fois Bradamante :
Telle fut cette pauvre Amante
A la queste de son Roger :
Telle, mais avec moins d’adresse,
Venus s’arma contre la Grece :
35 Telle contre son Fils pour le Roy des Latins
Camille dans le chocq se jettoit animée :
Et telle du cerveau du Maistre des Destins
Son mary fit sortir Minerve toute armée.
CORNEILLE.
A LA SOEUR valeureuseDE MONSIEURmareschal §
Montre toy desormais, amoureuse Guerriere,
40 Certaine de ton prix entre dans la barriere,
Viens combattre sans crainte, & pour nous vaincre mieux
Laisse ton bras oisif, & te sers de tes yeux,
Leur divine douceur penetre jusqu’à l’ame,
Elle y sçait allumer une agreable flame,
45 Et dessus ton beau teint par qui tout est charmé
L’amour peut plus tout nud, que Mars ne peut armé
Quitte donc hardiment ce fer qui t’environne
Au lieu de ton armét on t’offre une Couronne,
Te peut-on dénier ce beaux prix des vainqueurs
50 Si tu sçais triompher & des corps, & des cœurs ?
Mais quand mesme le Ciel t’eust refusé ces graces
Par qui dans les esprits tu gaignes tant de places,
Quand tu ne sçaurois pas captiver les humains
Par la force des yeux, & par celle des mains,
55 Et quand de tes beautez le renom legitime
N’auroit pas en tous lieux fait voler ton estime,
L’accueil de ce grand PRINCE, à qui tu viens t’offrir,
Te feroit oublier ce qu’on t’a veu souffrir,
Et la moindre amitié qu’il te feroit parestre
60 Bien mieux que tes beautez te feroit reconnestre :
Par elle l’Univers cognoistroit tes appas,
Par elle tu vaincrois le temps & le trespas,
Et tu verrois en fin par des marques certaines
Qu’elle est un plus grand prix que ne furent tes peines.
65 Adore donc le sort qui t’approche de luy,
Ce bien est infiny, comme fut ton ennuy ;
Et pour ta recompense aprés tant de supplices,
Tu ne pouvois avoir de plus cheres delices.
Pour moy je n’ay treuvé mon destin glorieux
70 Que depuis que le Ciel m’approcha de ses yeux,
Ma Muse auparavant & foible & languissante
Se rend par ses faveurs plus forte & plus puissante,
Un seul de ses regards luy donne une vigueur
Que jamais Apollon n’inspira dans un cœur ;
75 Son Parnasse est partout où son Prince l’anime,
Elle tire de luy sa grâce & son estime,
Et peu s’en faut en fin que tant de bon acceuil
De son humilité ne la porte à l’orgueil.
Ainsi de tant d’honneur ma Muse poursuivie
80 Regardera sans peur les assauts de l’envie,
Et fera voir autant d’efforts victorieux
Que sa condition luy fera d’envieux.
Espere tout de mesme, agreable Guerriere
Que pour toy ce Soleil aura de la lumiere ;
85 Tu pourras tout charmer, & tout vaincre à ton tour
Ou bien par tes beautez, ou bien par son amour.
DU RYER. Paris.
Argument. §
lucidor & oronte deux Gemeaux, Fils & Fille de Belyman Roy des Perses et des Medes, avoient esté élevez & nourris ensemble, & pendant leur enfance ils avoient joint à la conformité de leur visage une seconde d’humeur & de volonté, qui faisoit douter à tous ceux qui les voyoient, quelle estoit des deux la plus grande, ou la ressemblance de leurs esprits, ou celle de leurs fronts. La Nature en ce doux accord, par une puissante inclination qu’elle donna à cette Fille, la porta peu à peu à aymer, suivre, & imiter son Frere en tout, & mesme par un effort de courage à se rendre depuis compagne d’exercices, comme elle l’avoit esté de berceau. Du commencement ce n’estoit que jeu, que le Roy leur Pere appreuvoit ; mais ils sont enfin separez par la force & l’envie des années, qui font connoistre à celle-cy qu’elle est Amante, & qui obligent celuy-la à fuir d’horreur une passion qui luy paroissoit sinon criminelle pour le moins fort dereglée. Rien ne l’excusoit qu’une loy de Perse, qui permettoit à la Sœur d’estre femme de son Frere, & de joindre par ce lyen le sang qu’ailleurs une mesme naissance auroit disjoint. Mais ce pretexte n’estant pas assez puissant, pour effacer ou couvrir en l’esprit d’Oronte un vice qu’elle avoüoit elle méme par la honte qu’elle ressentoit à le commettre, ne put ôter aussi l’aversion de Lucidor. Il la quitte & la Perse mesme ; & après mille courses que ses armes luy rendirent glorieuses, borna heureusement sa fuitte en Thrace ; où parmy l’accueil & les honneurs qu’il receut, il se treuva enfin amoureux & aimé d’Olympe, fille unique du Roy de ce païs. Cette amour réjoüit le Pere, engagea doucement la Fille, & affligea Dorame qui en estoit amoureux, sur des pretentions qui sembloient auparavant asseurées par la faveur qu’il avoit auprés du Roy, & par la puissance absoluë que cette faveur luy donnoit dans tout le Royaume. Pour estre politique, plein d’esprit & d’intelligence, il n’estoit pas moins malheureux. Gelandre son Cousin l’avoit chassé de Bythinie, bien qu’il en eust la possession legitime ; & tous ses desseins depuis n’estoient qu’à se r’établir, & à reprendre les droits de la Souveraineté, qu’injustement son Cousin usurpoit sur luy. Pour cét effect, & afin de perdre aussi bien son Rival comme son Usurpateur, par un dessein et d’amour & d’ambition, il envoye à Gelandre Lucidor dans la Ville de Pruse, sous un pretexte specieux qui les trompa tous les deux, & qui fut tel. Lucidor accompagné de Melinde Sœur du favory, qui la luy avoit donnée autant pour conduite & asseurance que pour ôtage à Gelandre, pensoit fuir la colere du Roy, qui estoit aussi fausse que tous ces complots que Dorame avoit feint
que sa Majesté dressoit contre luy, sur l’enlevement de sa fille Olympe ; que ce Rival ingenieux avoit encore supposé. De mesme Gelandre en les recevant croyoit s’asseurer de la Bythinie, veu que Dorame par lettres expresses renonceoit à toutes ses pretentions, s’il pouvoit faire reüssir le mariage de sa Sœur avecque Lucidor, qu’il luy envoyoit (disoit-il) à cette intention. Si tost qu’ils sont receus dans Pruse, Dorame s’ecrie à la force, se plaint au Roy que Lucidor a enlevé sa Sœur, qu’il s’est retiré auprés de Gelandre son Usurpateur ; & demande main forte pour se vanger de l’un & de l’autre. Le Roy de Thrace envoye demander Melinde, Gelandre assuré sous main par Dorame la refuse ; les Thraces arment ; le Roy sort de Byzance avec Olympe ; Dorame a charge de toute l’Armée ; & du premier assaut l’on emporte sans resistance le Château d’Elvye fort peu distant de la Ville, où la Princesse choisit son quartier & sa retraitte : enfin pour le dire court Pruse est assiegée. Melinde dedans & instruite par son Frere de ce qu’elle devoit faire, luy envoye une lettre quelque temps aprés, par où (continuant leurs feintes) elle se plaignoit de l’insolence & des poursuittes violentes du Prince de Perse, qui feroit encore quelque effort sur son honneur, si on luy en laissoit le temps & les moyens dans les longueurs d’un siege ; que ce remede estoit trop lent & trop éloigné pour un mal si proche, & qu’il failloit prevenir ses mauvais desseins par un duel. Par cette lettre Olympe connoist ouvertement l’infidelité de Lucidor ; & c’estoit là le premier dessein de Dorame : pour le second, le Roy luy permét de se battre ; & c’estoit ce qu’il avoit pretendu par tant de feintes, & de le faire sans hazarder sa faveur ni sa fortune. Cependant qu’il travaille dans les soins de son combat, Melinde en entreprend un autre suivant ses instructions, qui estoit d’obliger le Prince de Perse à l’aymer : mais elle y est si mal-heureuse, qu’au lieu de donner de l’amour à Lucidor, elle en prend elle mesme. Dans les élans de sa nouvelle passion elle receoit le Cartel de son Frere contre son Amant, & son esprit divisé pour tous deux ne pouvant
laisser perdre l’un ou l’autre, elle fait réponse au Cartel sans le montrer à Lucidor, & comme s’il l’eust écrite luy mesme. Elle mande Dorame que la guerre estant ouverte, & luy si necessaire à son party, un Prince de sa sorte ne se pouvoit battre qu’avec une Armée, & non pas en homme privé ; qu’il ne le verroit que trop tost au front d’un Bataillon. Dorame qui n’attendoit rien moins que cette réponse, y prend son avantage ; le Roy la voit, & s’en étonne ; & Lucidor est décrié dedans toute l’Armée,où l’on prend ses raisons pour un refus. Olympe aussi en est au desespoir ; & ne pouvant souffrir l’inconstance
& la lâcheté de Lucidor, ni la vanité de Dorame, elle se resout de les punir tous les deux par sa mort, en se battant contre celuy-cy en faveur de celuy-là, qu’elle ayme trop encore pour survivre à cette double perte de son honneur & de sa fidelité. A cét effect elle fait tenir à Dorame une réponse à son Cartel, & luy assigne le combat au nom de Lucidor, au coin du bois, au dessous du Château d’Eluye.
Déjà Oronte n’ayant pu souffrir l’absence de son Frere Lucidor, pour le cercher avoit quitté la Perse sous un habit d’homme qui ne répondoit pas mal à son courage ; & aprés avoir fait un voyage aussi long que difficile, elle s’estoit renduë en Bythinie auprés de Pruse, sur la promesse de l’Oracle qui l’avoit engagée à cette entreprise, qu’elle avoit consulté en Perse, & luy avoit réspondu :
ORACLE.
Dans la Forest d’Elvye, aprés estre guery,
Ton cœur obligera Pere, Frere, & Mary.
Comme elle dormoit dans cette Forest, ayant mis bas son casque & son écu, sur lequel estoit peint son Frere ; Olympe de mesme habillée en homme passe pour aller se battre, & la prend de loin pour Dorame, qu’elle croyoit s’estre là endormy en l’attendant. Elle reconnoist bien tost son erreur, admire son visage par la force des trais qu’elle y void, qu’elle juge semblables à ceux de son Amant Lucidor, dont la peinture qu’elle treuve sur l’écu redouble son étonnement. Les transports qui l’attachent à la veuë de ces deux objets, conseillent à son desespoir de la porter à une desirable mort sous de si cheres marques ; si bien qu’avec le casque & l’écu d’Oronte elle s’en va chercher Dorame, qui la prenant pour Lucidor commence le combat contre elle. Il la tenoit à terre, & estoit déjà prest à la tuer, lors qu’Oronte y survient, qui cerchoit partout celuy qui luy avoit dérobé ses armes. Honteuse de les voir à ce coup en de si mauvaises mains, elle arrache l’écu du bras d’Olympe, & va contre Dorame qu’elle blesse, pour ne vouloir pas rendre hommage à ce portrait qu’il avoit offencé. Dorame abbatu & pensant mourir, fait reproche à Olympe sous le nom de Lucidor, de la trahison qu’il croyoit qu’on luy avoit dressée par ce tiers qui estoit survenu. Le nom de Lucidor fait courir
Oronte à Olympe pour voir si c’estoit son Frere ; mais son front decouvert luy fait voir en la place de Lucidor une Fille, & à Dorame sa Maistresse. Leur étonnement est commun : Dorame connoist son malheur, & de combien son Rival luy est preferé ; Olympe charmée à l’objet d’Oronte perd aussi l’envie de mourir ; & tous deux rendent graces au Victorieux, (car Oronte est prise pour homme,) celle-cy pour
luy estre redevable de la vie, & celuy-là pour luy devoir celle de sa Maistresse, à qui ce coup, dont il luy avoit esté obligé mesme en le recevant, l’avoit empesché de donner la mort.
Ils se retirent tous trois au Château d’Elvye ; où Olympe ayant sceu d’Oronte que Lucidor est son Frere, en devient amoureuse ; & Dorame gueri de sa blessure l’engage à une vraye amitié par une fausse, sur l’esperance qu’il a de l’employer vers Olympe, à qui il voyoit qu’il estoit fort agreable. Il avoit encore en l’esprit une pensée plus subtile, esperant si ses desseins ne pouvoient reussir contre Lucidor, d’engager par cette amitié Oronte en son party, & d’opposer un Frere à l’autre pour se maintenir. Cét ingenieux & mauvais Amy ne manquoit pas de beaux projets, ni de pretextes pour les couvrir & les avancer ; mais le malheur sembloit avoir entrepris de les ruiner. Il introduit Oronte auprés du Roy, le jette en la faveur, afin de s’en servir plus puissamment ; mais la mesme puissance qu’il luy a donnée à la fin luy fait peur. Il l’envoye à Olympe pour luy parler favorablement de son amour ; & c’est par cette occasion qu’Olympe fait voir à Oronte qu’elle l’ayme, & que Dorame sçachant le peu de succez qu’il doit en esperer, aveugle en ses soupçons autant qu’Olympe l’estoit en sa passion, il conçoit de la jalousie d’une fille pour une autre, & prend ombrage de tous les services que luy rend Oronte.
Cependant qu’Amour fait ces broûilleries dans le Camp, il en éleve d’autres dans la Ville. Melinde pensant faire voir à Lucidor sa passion dans une lettre, par mal-heur au lieu d’elle luy presente le Cartel que son Frere envoyoit à Lucidor, & qu’elle luy avoit caché. Les mouvements de ce Prince sont grands à cét objét : il se treuve trahy d’un temps du Frere & de la Sœur, haï de l’un autant qu’aymé de l’autre ; & pour se vanger de tous deux, il oblige Melinde à porter
elle mesme la réponse au Cartel de son Frere, & de l’appeller au combat. C’est un effect que l’amour tire difficilement de cette mal-heureuse Amante, qui en fin quitte les interests de Dorame, pour suivre ceux de Lucidor : De cét effect en vient un autre encore plus étrange ; & Lucidor se bat contre sa Sœur Oronte, lors qu’il croyoit avoir en teste son Rival. Cette Sœur valeureuse reconnuë par son Frere justifie auprés de luy son innocence, declare que l’Oracle luy avoit promis leur rencontre en ce lieu, rapporte cette loy de Perse que j’ay ditte, & tout ce qu’elle peut luy faire excuser & agreer sa passion, qui n’a de luy que des reproches & injures pour réponse : Surquoy cette Fille outragée se porte au combat, & acheve de rage ce qu’elle n’avoit commencé que par feinte. Gelandre averti par Melinde fait une sortie pour les empécher, & n’arrive qu’apres les coups donnez, & lors que Lucidor est déjà blessé par Oronte : qui soûtenuë avantageusement des troupes de Dorame, qui tirent en campagne contre celles de la Ville, mét Lucidor en fuitte, Gelandre & les siens en déroute, & leur fait regagner la Ville sans se reconnoistre.
Par ces actions nonpareilles elle remporte une gloire qui luy donne des louanges de toute l’Armée, augmente l’amour en Olympe, & l’éléve en une faveur si grande auprés du Roy, que Dorame jaloux déjà, en est ennuyeux tout ensemble. Ses soupçons & son desespoir s’augmente de beaucoup à la rencontre de Lycanthe, de qui il avoit gagné l’esprit & l’affection, comme d’un homme qui luy pouvoit grandement servir, en qualité d’Escuyer & de Confident d’Olympe. Cettuy-cy luy montre une lettre de sa Maistresse à Oronte, si pleine de caresses & d’amour, que Dorame asseuré de leur intelligence autant par cette lettre que par ce qu’il voit en suitte de leurs actions, que son aveuglement luy fait voir autres qu’elles ne sont en effect, donne charge à Lycanthe de prendre Oronte à main forte & de l’assassiner. Ce dessein criminel luy reussit aussi peu que les autres : Oronte est attaquée dedans la Forest d’Elvye par Lycanthe & trois de ses complices : ils y demeurent tous ; & cette valeureuse Fille blessée en divers endroits tombe à la fin sur le corps de son Page mort. Melinde amoureuse à l’extreme, aprés le combat de Lucidor contre Oronte, se voyant pressée avoit declaré le fond de tous les desseins de son Frere : surquoy Lucidor indigné l’avoit fait mettre dans une prison ; & pour ruiner tout à fait Dorame avoit envoyé
querir du secours en Perse, qui venoit déjà à grandes journées, & mesme le Roy en personne.
Pendant la prison de Melinde ; Gelandre qui en estoit amoureux, mais qui avoit caché sa passion, de respect qu’il portoit à Lucidor qu’il croyoit avoir de l’amour pour elle ; voyant la scenne libre de ce côté là, méprise la perte de son Estat pour acquerir Melinde qu’il delivre de prison, afin de luy donner un témoignage de l’amour qu’il luy portoit. Oronte que Nepoleme avoit rencontrée, allant cercher Lycanthe de la part d’Olympe, à peine guerissoit de ses blessures, que Dorame l’appelle pour se battre, estant venu par le commandement du Roy la treuver au lict pour la consoler. Cette Fille aprés mille preuves de son aveugle amitié, ne luy voulant pas declarer son sexe propre, & n’osant dementir celuy qu’elle avoit emprunté, se bat par force contre ce mauvais Amy ; qu’elle desarme sans dessein, luy ayant fait tomber l’épée par un coup qu’il reçoit dedans la jointure de la main, pour s’estre luy mesme jetté entre ses armes.
Déjà les Persans estoient arrivez ; & Lucidor allant treuver son Pere au rendez-vous qu’ils s’estoient donnez en ce lieu pour se voir & parler ensemble, s’estoit tenu caché tandis que Dorame & Oronte s’y battoient. Il voit comme aprés ce coup Oronte assiste Dorame, le mene sous un arbre, luy demande pardon de cét outrage, & pleure sur sa playe. C’est ce qui le fait approcher pour les ouyr ; mais il ne se peut empécher de dire injure à ce Prince vaincu en l’estat mesme où il le voit, & de luy faire honte qu’une Fille l’y ait mis. Oronte ne peut souffrir les injures que l’on donne à son Amy ; elle se bat contre son Frere qu’elle haïssoit à l’heure autant qu’elle l’avoit aymé ; & Dorame ayant reconnu qu’Oronte est une Fille, tout étonné & tout sanglant se mét entr’eux deux pour les separer. Le Roy de Perse arrive sur ce faict, reconnoist son fils Lucidor, le veut secourir contre Oronte ; qui se jettant à ses genoux luy demande pardon, & luy fait voir qu’elle est sa Fille. Le Pere est tout confus, & se plaint contre ses enfans, de les avoir treuvez en cette sorte prest à se tuer l’un l’autre ; rendant graces à Dorame de les avoir separez, & luy donne un pardon qu’il luy demande de sa faute sans l’avoir connuë.
Depuis ce temps le Roy de Perse veut tant de bien à Dorame, à cause qu’il l’avoit veu s’opposer au meurtre de sa Fille ou
de son Fils, que pour reconnoissance de cette action il luy accorde Oronte en mariage, aprés que par le moyen de ce Prince s’estant veu & accommodé avecque le Roy de Thrace, sur une paix commune Olympe est jointe à Lucidor. Dorame avec Oronte prend aussi le Royaume des Medes, & renonce à ses pretentions dans la Bythinie en faveur de Gelandre ; qui pour accomplir la paix & la joye possede Melinde, & au milieu du desespoir se voit élevé & compris au nombre des heureux Amants.
FIN.
LES ACTEURS §
-
ORONTE.
Fille du Roy de Perse.
-
LUCIDOR.
Son Frere, fils du Roy de Perse.
-
LE ROY DE PERSE.
-
LE ROY DE THRACE.
-
OLYMPE.
Fille du Roy de Thrace.
-
DORAME.
Prince de Bythinie, favory de Thrace.
-
MELINDE.
Sœur de Dorame.
-
GELANDRE.
Autre Prince de Bythinie.
-
LYCANTHE.
Escuyer* d’Olympe, confident de Dorame.
-
SOLDATS 3.
Assassins, et complices de Lycanthe.
-
PAGE. D’Oronte.
-
AUTRE PAGE.
[A ; 1]
ACTE PREMIER. §
SCENE I. §
Oronte, le casque en teste, & regardant un portrait de son Frère sur son écu*.
A la fin des
travaux* d’un triste & long voyage,
Doy-je remercier les Dieux, ou cette
Image* ?
Les Dieux ? Je n’en sçaurois adorer que ces yeux ;
5 Je porte, beau portraict, en ma triste
avanture*
Si tu me fais languir, réponds à mes sanglots,
Ouvre moy cette bouche, ou tiens ces beaux yeux clos ;
Un mot empéchera qu’icy je ne perisse ;
10 Si les uns font le mal, que l’autre le guerisse.
Quoy ? Tu ne réponds rien, tu n’agis seulement,
Si je n’estois ta Sœur, tu cherirois Oronte,
Quand je rougy d’amour, tu rougis de ma honte.
15 Ferme doncque ces yeux, ouverts à mon malheur,
Cache tout cet éclat qui nourit ma
douleur* ;
Quand il ne verra plus ma fureur ni ma honte.
20 Vous luy cachez ma flame, & la montrez aux Cieux :
Luy cacher ? & comment ? si lors que je l’appelle
Ce nom de Frere aymé l’offence, & me decéle :
{p. 3}
Ah ! Nature marâtre ! Amour,
cruel* Enfant !
L’un m’ordonne d’aymer, l’autre me le deffend ;
25 Mais, pour les accorder devant cette peinture,
Mets le bandeau d’Amour sur les yeux de Nature.
Comme si l’on pouvoit aveugler la
raison* ?
Je me flatte moy mesme, en prenant du
poison* ;
Tout le monde connoit mon
étrange* manie,
30 Et prés de Lucidor je la cache, ou la nie ;
Pour luy j’ay traversé les
Païs* étrangers,
Et je crains de le voir aprés tant de dangers.
Retourne sur tes pas, Ame lâche & timide,
Fay mentir aujourd’huy l’Oracle qui te guide ;
35 C’est luy qui t’a promis de rencontrer icy
L’
object* de ton amour & de ta honte aussi,
Luy qui t’a fait quitter & Parents & la Perse ;
Oracle.
Dans la forest d’Elvye, après estre guery
Quel Oracle plus doux ? Quel bon-heur plus extréme ?
En voicy la forest, en voicy le lieu mesme,
Où Lucidor mon Frere, en se rendant plus doux,
Me servira de Pere, & sera mon Epoux ;
45 Voilà, certes, voilà le sens de cét Oracle :
Attends donc en ce lieu l’
effect* d’un tel miracle,
Ton voyage, ton
sort* est icy limité.
Non, fay ceder l’espoir à la timidité ;
Si les aisles d’Amour ayderent ta poursuitte,
50 Prends celles de la peur & te mets à la fuitte,
Pour reculer ainsi doncque tu l’approchois ?
O Dieux ! que mes desirs épreuvent de contrainte !
Que je souffre d’amour, & que je sents de crainte !
55 Que le
sort* est cruel qui m’a tant fait courir,
Oronte mét bas son
écu* & son casque, pour dormir au pied d’un arbre.
De foiblesse & d’Amour je me sens combattuë,
L’une attend du repos lors que l’autre me tuë :
Puis regardant le portraict.
60 Ils s’en vont dans mon cœur pour le voir en dormant ;
Si ce repos est loin des
faveurs* que j’espere,
Dieux, envoyez la Sœur en la place du Frere.
Oronte s’endort.
{p. 6}
SCENE II. §
Dorame.
Dis-tu qu’il est parti, qu’on ne l’a sceu treuver ?
Lycanthe.
La crainte & le danger l’auront fait
esquiver* ?
65 J’ai couru sur ses pas, j’ay sa piste suivie,
Visité tout le Camp, tout le Château d’Elvye :
Mais ainsi qu’un fantôme, un spectre
decevant*,
Cet Homme, aprés l’
Appel*, s’est perdu dans le vent.
{p. 7}
Dorame
Qu’il échappe ; du moins ce
Cartel* me demeure,
70 Qui m’assigne au combat le lieu, la forme, et l’heure :
Va, retourne au Château ; député de ma part
Excuse auprés d’Olympe un si soudain départ,
Surtout, dans sa Maison tiens l’affaire
couverte*.
Lycanthe.
Oter à ma
vertu* l’occasion offerte ?
75 Suis-je pas, dans l’
honneur* qu’on ne me peut ravir,
Comme de qualité, de cœur à vous servir ?
La mépriser au temps qu’elle vous est acquise ?
N’offencez point ainsi ma nouvelle amitié,
80 Qui resistant aux
dons* se rend à la pitié.
Dorame.
Doncque tu viens à moy, quand le
sort* m’abandonne ?
Ton cœur n’esperant rien, c’est alors qu’il se donne ?
La
vertu* plus que l’or a sur toy de pouvoir ;
85 C’est entrer au Vaisseau, quand tu vois le naufrage ;
{p. 8}
Ah ! vrayment, chér Amy, j’estime ton
courage* ;
Mais modere l’ardeur dont tu m’as
conjuré*,
Ne me dispute point un triomphe asseuré,
Ne méle pas tes
soins* parmy si peu de peine ;
90 Ce duel me promet la victoire certaine ;
Lucidor que j’attends me fera peu de mal ;
Ah ! je crains ma maîtresse, & non pas mon Rival ;
Je tiens le
sort* de l’un au bout de mon épée ;
L’autre de mille
traits* a mon ame frappée,
95 Et quelque si grand Dieu qui me vinst secourir,
Olympe a des mépris qui me feront mourir :
C’est en quoy seulement je desire qu’on m’ayde,
Où mon espoir est
vain*, & puissant ton remede.
Lycanthe.
Grand Prince, vous pouvez disposer de ma
foy*,
100 Qui me tiendra constant à suivre vostre
loy* :
Car en faisant pour vous je croy faire pour elle ;
Attaché par ma charge au
bien* de sa maison,
105 Je regarde en vous seul tout l’espoir de la Thrace,
Autre ame de mon Roy, le premier en sa
grace*,
Dorame.
Pour reconnoitre un jour ton zele & ta ferveur :
110 Si tu la veux avoir avecque moy commune ;
Que j’agisse en son cœur par un Amy
couvert* ;
Aprés……
Lycanthe.
Aprés…… Je crains pour vous quelque accident funeste.
Dorame.
Mon
courage* & ce bras acheveront le reste :
Que crains-tu ?
Lycanthe.
Que crains-tu ? De vous voir sans crainte, & sans
raison*
Lucidor plus heureux est seul en sa
pensée*.
Dorame.
Aprés qu’elle s’en tient vivement offencée ?
De plus, ne suis-je pas tout prest à le punir ?
Il faut vanger Olympe, afin de l’obtenir,
Lycanthe.
Et sa haine s’augmente encore par sa perte ?
Tel qui s’est plaint d’un tort, se plaint d’estre vangé ;
La perte d’un Amant….
Dorame.
La perte d’un Amant…. Plaist ; quand il a changé.
Lycanthe.
Plustost rend odieux ceux qui nous l’ont causée :
130 Le Roy l’ayme.
Dorame.
Le Roy l’ayme. Et permét à ma
force* opposée
De combattre un
Tyran* qui posseda son cœur,
Et qui le doit
bien* tost rendre à ce bras vainqueur.
Dorame.
Le hazard* sera grand. Et plus grand mon
courage*.
Dorame.
Il a de la valeur*. Et j’en ay davantage :
135 Enfin je touche au but
cerché* depuis long-temps,
Te diray-je un
secrét* d’une importance extréme,
Dont je n’ose quasi me fier à moy-mesme ?
Ouy, t’ayant à ce
poinct* fidele reconnu,
140 Lycanthe, je te veux montrer mon cœur à nu.
L’Asie entiere sçait notre siege de Pruse ;
Mais apprends aujourd’huy que ce n’est qu’une ruse,
Que dedans le
secrét*, cette guerre est un tour
De mon ambition, comme de mon amour.
145 L’
effort* m’avoit déja ravi la Bythinie,
Ce Parent qui détient encore mon
Estat*,
M’avoit presques oté le nom de Potentat :
150 Je treuvay mon refuge auprés de vostre Prince,
Roy qui fait de la Thrace un Temple aux afligez,
Et ses Sujéts de ceux qui lui sont
obligez* ;
Je conte les moments par ses
graces* receuës,
Et quand je les tairois un chacun les a sceuës ;
Qui surmontoient l’envie autant que mes souhaits ;
Ayant gagné le Pere, il me gagna la Fille ;
Tu connus nos amours, toy seul de sa famille :
Je goûtois dans la Thrace, aprés un long effroy,
160 Et l’amitié d’Olympe, & les
faveurs* du Roy ;
Ma
fortune* sembloit avoir changé de face,
J’estois, aprés le Roy, le plus puissant de Thrace ;
Gelandre n’attendoit de mon sceptre usurpé
Qu’à rendre le
Pays* qu’il avoit occupé :
165 Lucidor en ce temps me vint à la
traverse*
Sous le superbe nom de fils du Roy de Perse ;
Sa qualité rendoit notable son sejour,
Mesme, au lieu de la faire, on lui faisoit la Cour ;
C’estoit l’ame du Roy, le cœur de la Noblesse :
170 Ah ! fâcheux souvenir, dont la honte me blesse !
Chaque jour l’élevoit, & rabaissoit mon
sort* ;
Le Roy tint quelque temps sa
faveur* partagée ;
Mais la fille se vit dans l’amour engagée,
175 Olympe, qu’on croyoit destinée à mon choix,
Quitta mon amitié pour entrer sous ses
loix* ;
Le Roy mesme, ébloüi d’une telle
fortune*,
Tint sa recherche heureuse, & la mienne importune :
La Cour en toute forme, & sous mille couleurs ;
180 Me parlant de son
bien* m’enseignoit mes malheurs ;
Son destin rompoit l’art, & passoit ma science ;
Je prevoyois ma mort, chacun leur alliance ;
Du joug que luy tendoit ce fatal changement,
185 Où Lucidor prenant un
droit* hereditaire
A la Perse rendroit la Thrace tributaire :
Lors j’avisay de rompre un
coup* si perilleux,
Lycanthe.
Ne me retenez plus sur ce
poinct* en haleine ;
Vous me rendez nouveau ce que j’ay veu passer,
Quand vostre
esprit* ainsi me le vient retrasser ;
Que mes yeux sont jaloux du
bien* de mes oreilles !
Dorame.
Et par un feint soûpir, témoin d’un faux regrét
En luy parlant des yeux, sans qu’il pûst rien comprendre,
Je le rends malheureux avant que de m’entendre ;
Je parle & me retiens, afin de l’attirer,
200 Et ma
feinte* le fait sans fainte* soûpirer :
Je luy dy qu’à ce jour il connoistrait Dorame,
Qu’on dressoit contre luy sourdement une
trame* ;
Puis la luy declarant & cachant à moitié,
Je faignois un combat de crainte, & d’amitié :
205 Il m’ouvre son
esprit*, j’entre en sa confidence :
Lors je rends
grâce* aux Dieux, à cette providence
Que le roy contre luy couvoit dedans le sein :
Fuyez, Prince, fuyez l’embusche qui vous dresse
210 Pour lict une prison, un tombeau pour Maitresse ;
Meditoient d’enlever Olympe de nos bords,
Et ce fâcheux soupçon qu’en son cœur on imprime
Previendra le
dessein*, & punira le crime.
215 A ces mots il pâlit ; & d’un songe inventé
Je tombay par
hazard* dedans la verité ;
C’estoit, (mais qui l’eust creu ?) de vray son entreprise :
Il l’avoüe ; & j’ajoûte, aprés l’avoir apprise :
220 D’eux mesmes vos
desseins* par là se sont trahis ;
Le Roy vous ayme en Prince, & vous craint pour son Gendre ;
Vostre crime est connu, l’on n’attend qu’à vous prendre ;
C’est ce que dans demain l’on doit mettre en
effect* :
Mais que n’a pû souffrir un Amy si parfaict,
225 Qui vous offre à la fuitte un azile, ou la porte.
{p. 16}
Lycanthe.
Cela vous engageoit.
Dorame.
Cela vous engageoit. Et l’
obligea* de sorte,
(Ma
feinte* prit aussi cét empire absolu,)
Qu’il s’est porté depuis à ce que j’ay voulu.
Dans ce chemin subtil où les destins me mirent
230 D’un
dessein* j’en fis trois, & tous trois reüssirent ;
De le perdre, & Gelandre où je mis son appuy ;
Et d’étouffer l’amour qu’Olympe avoit pour luy.
A ce dernier
effect* Melinde ma Sœur mesme,
Avec ordre
secrét*, servit au stratagesme :
235 Je l’offre à Lucidor, afin qu’en seureté
Il fust conduit au lieu que j’avois projetté ;
Et comme je faignois les affaires pressées,
Fuyez, repris-je, allez chez un Prince voisin,
240 Tirez* en Bythynie où regne mon Cousin.
Il n’est point de retraite à l’heure qu’il refuse ;
Il me presse au départ, je l’envoyay dans Pruse :
En ce lieu, sous couleur d’un refuge apparent,
Je minutois sa perte, & celle d’un Parent :
[B ; 17]
245 Gelandre le receut ; & ma Sœur
bien* instruite
A l’un servit d’ôtage, à l’autre de conduite :
Une lettre asseuroit Gelandre de ma part
Que je luy cederois l’entiere Bythinie
250 Quand on verroit Melinde à Lucidor unie ;
Que ce Prince l’aymoit, & ne quittoit la Cour
Que pour fuir Olympe, & suivre une autre amour,
Que l’importunité de la Fille & du Pere
Luy faisoit voir ma Sœur plus aymable & plus chere.
255 Il le creut aisément ; & Melinde par fois
Luy confirmoit à part le tout de vive voix ;
Et d’autres fois aussi, de mes
vœux* informée
Caressoit Lucidor, tâchoit d’en estre aymée.
Cependant que ma Sœur les tient dans cette erreur,
260 La Cour grossit de bruit, Olympe de fureur ;
Je m’écrie à la
force*, & ma plainte élevée
Soûtient que Lucidor a ma Sœur enlevée :
{p. 18}
Je me riois de voir le Peuple dans les cris,
Olympe au desespoir, & le Roy tout surpris
265 Il creut que ce complot offenceoït sa puissance,
Qu’il devoit reprimer une telle
licence* :
Gelandre est menassé ; je l’asseure sous main ;
On l’assiege ; il soûtient ; & l’on travaille en
vain*.
Lycanthe.
Quelle fin vous promét cette guerre
couverte* ?
Dorame.
270 Gelandre & mon Rival dans une mesme perte,
Voila par tant de
feinte* où va tout mon desir ;
Tous craignent cette guerre, & j’en fay mon plaisir.
Dorame.
Suy le mien, qui te peint les affaires passées.
275 Ma sœur, (c’estoit mon ordre,) au temps où je voulois
M’écrit que Lucidor la tenoit sous des
loix*,
Dont la severité jointe à son insolence
Yroit dans peu de jours jusqu’à la violence ;
{p. 19}
Pour sauver sa pudeur, & pour le prevenir,
280 Que sans plus seul à seul je devois le punir ;
Qu’en épargnant ses
vœux* & les bras d’une Armée,
D’où viendroit son salut, viendroit ma renommée :
Olympe par ces mots receut un
coup* mortel ;
Et le Roy tout confus me permét le
Cartel*.
285 Quel combat plus heureux ? qui devant la disgrace
Pour le montrer sans bruit à ce feint ravisseur :
Lucidor me répond ; quelque rang que je tinse,
290 Qu’il vivoit en Soldat & combattoit en Prince,
Que je le pourrois voir au front d’un Bataillon
Où l’
honneur* plus parfait serviroit d’aiguillon.
Depuis, sa lâcheté fait que je le decrie,
295 Toutefois aujourd’huy venu dans ce Château
Qui fait une couronne à ce petit côteau,
{p. 20}
Et qu’Olympe a choisy pour retraitte
fidelle*,
J’ay receu ce billet où ce Prince m’appele ;
300 Mais il ne vient toûjours que trop tost à sa mort.
Donc tandis que je vay mettre fin à l’orage,
Qui resigne à toy seul ma vie, & mon
secrét*.
Lycanthe.
Cét
honneur* infini l’est moins que mon regrét
305 D’avoir les bras liez à ce noble service.
Dorame.
Me servir prés d’Olympe est un meilleur
office* :
Allons d’un mesme temps travailler à mon gré ;
Toy dans son Cabinét, & moy dessus le pré.
Dorame.
310 Tout service est d’
honneur*, qui nous est favorable.
{p. 21}
SCENE III. §
Olympe habillée en homme, avec un chapeau couvert* de plumes, & l’épée au côté.
Lucidor me trahir ? me promettre la
foy*,
Pour enlever Melinde, & se moquer de moy ?
Refuser un combat, & reduire en fumée
Aussi
bien* nostre amour, comme sa renommée ?
315 Qu’il souffre cette honte ; & moy son changement ?
Qu’on étaigne sa
gloire*, avant mon jugement ?
Parmy tant d’Ennemis seule je tiens pour elle ;
Sa lâcheté m’inspire un
dessein* genereux,
Admire, Lucidor, qu’une Fille offencée
S’arme pour un Amant,
bien* qu’il l’ait délaissée ;
Regarde une Princesse au milieu des
hazards*,
Et tous les
traits* d’Amour changez en ceux de Mars :
325 Cette main delicate, autrefois occupée
A tenir un miroir, ose prendre une épée ;
Un chapeau sans respect cache & n’épargne pas
Qui s’en plaignent,
honteux* d’estre mis en servage,
330 Eux, qui tendroient des rets au plus libre
courage* ;
Leurs nœuds prétoient par onde un ombrage à ce front,
Qui n’a plus que celuy que ces plumes luy font ;
Mon sein que le Zephyr n’auroit touché qu’en crainte
Attend d’un
fer* cruel une mortelle attainte ;
335 Un rival odieux déployra son couroux
Sur un cœur, qui ne dûst recevoir que tes
coups* ;
Et qui fera
bien* voir, mourant pour ta deffense,
Que ta seule rigueur est le
coup* qui m’offense.
Insensible, tu dors, quand je veille pour toy ;
{p. 23}
Soule toy de plaisirs dedans le sein d’une autre,
Joüy de son amour, & méprise la nostre,
Méle son infamie avecque mon mal-heur,
345 Lucidor appellé, (Dieux ! qui le pouroit croire ?)
De peur de me gagner, laisse perdre sa
gloire* ;
Ton Rival orgueilleux ne se peut contenir ;
Viens, sinon pour me plaire, au moins pour le punir ;
Songe à tes interests, méts les miens hors de comte,
350 N’écoute point mes cris, considere ta honte,
Que ton
honneur* se plaint. …Mais c’est parler au vent ;
Il demeure perfide & sourd comme devant :
Allons, Olympe, allons où la
gloire* l’appelle,
Sacrifier mon sang à sa propre querelle,
355 Mourir pour un
ingrat*, un traître, un inconstant.
Olympe apperçeoit Oronte qui dort, qu’elle prend pour Dorame.
Que voy-je ? n’est-ce pas son Rival qui l’attend ?
Sus, sus ; debout, Dormeur.
Considerant Oronte au lieu de Dorame.
Au lieu d’un Ennemy de rencontrer un Ange ?
Que ce visage est beau ! que j’y voy de rapport
{p. 24}
360 A celuy d’un
Ingrat* qui me cause la mort !
Je sents à cet
objét* ma passion renaistre,
Sous des
trais* innocens j’adore encore un traitre :
N’estiez-vous appelez, mes yeux, qu’à ce combat ?
Est-ce donc un duel, & comme l’on se bat ?
365 Que cette guerre est douce ! ô Dieux ! Mais qu’elle est [forte !]
Que les
trais* sont plaisans d’un si bel Ennemy !
Mais Dieux ! à cet
objét* que le destin m’envoye
370 Doy-je mourir icy de
douleur*, ou de joye ?
Luy reprocher un mal que Lucidor m’a fait ?
Ne voir qu’un faux visage, & l’aymer en
effet* ?
Je t’adresse pourtant & ma plainte, & ma flame,
Tu parois insensible, & tu m’arraches l’ame ;
Perdray-je ainsi mon cœur sans l’avoir disputé ?
Je ne détourne pas le cours de ta victoire ;
Mais fay moy resister, pour accroistre ta
gloire*,
Tâche un peu de gagner ce que je tiens vaincu.
Elle découvre le pourtrait de Lucidor qui est sur l’
écu* d’Oronte.
380 Quel autre Ange dépeint voy-je dans cet
Ecu* ?
O Dieux ! c’est mon Amant, c’est Lucidor luy mesme ;
Aprés ce que j’ay dit merité-je qu’il m’ayme ?
Son portrait en rougit, & semble m’accuser ;
Pardon ! …Las ! on diroit qu’il me veut refuser ;
385 Il ne me parle point, & j’entends sa menasse,
Qui me reproche un crime où mesme il me surpasse :
Arreste ; mon
peché* n’est pas encore fait,
Ta perfidie a mis l’inconstance en usage ;
390 Moy, si j’en ayme deux, ce n’est qu’en un visage ;
Icy je voy ta bouche, & ton front, & tes yeux ;
Voilà tout mon
peché*, je t’adore en deux lieux :
Je meurs en mesme temps, ô rencontre ennemie !
Pour une beauté peinte, & pour une endormie.
395 Mais d’où pouroient venir ce corps, et ce portraict ?
{p. 26}
Qui me percent le cœur presque d’un mesme
trait* ?
S’adressant à Oronte.
Ne dors tu point, Amour, sous une forme humaine ?
Puis au Portrait.
Vis tu point, Lucidor, en ta figure
vaine* ?
Simple, & tu n’entends pas la volonté du
sort*,
400 Qui ne te mét aux yeux que des
objéts* de mort ;
Pour qui ces
feux* nouveaux, & pour qui tant de larmes ?
L’un insensible aux pleurs, l’autre l’est à tes
charmes* :
Va, poursuy ton
dessein* ; mais pour l’achever mieux
Mets au bras cét
Ecu*, ce Casque sur tes yeux :
Elle mét le casque & l’
écu* d’Oronte, qu’elle emporte, luy laissant son chapeau.
405 Ou ces Armes en fin pouront
forcer* les Parques,
Ou je mourray contente avec ces cheres marques.
{p. 27}
SCENE IV. §
Oronte. S’éveillant.
Doux charmeur, n’es-tu pas, ô sommeil gratieux,
L’
image* du repos qu’on goûte dans les Cieux ?
410 On te doit
bien* nommer le Paradis des hommes :
Que ce relâche est doux, aprés tant de soucy !
Un Dieu voudroit ma peine, & reposer ainsy.
Et toy, divin portrait…..
Oronte se leve en surprise, ne voiant point son casque ni son
écu*, & le cherche par le bois.
Et toy, divin portrait….. Ah ! mon sang est de glace ;
Je le cherche des yeux, & ne voy que sa place :
415 Parlez, Arbres, Rochers, vistes-vous l’enlever ?
Transports, rages, fureurs, faites-le moy treuver.
Helas ! je cherche en vain ; & ce qui plus me trouble,
{p. 28}
Pour me tuer deux fois ce larcin paroist double ;
Mon Casque suit l’
Ecu*. Vous qui les emportez,
420 Fuyez, hommes ou Dieux, dans ces bois écartez ;
Le sensible sujet de mon nouveau martire
Vous éloignant de moy, c’est où plus il m’attire :
Mon casque suit l’ecu* : Mais un foudre mortel
Va suivre le Voleur jusques dessus l’Autel :
Vous, & luy, répondrez du crime, & de mes peines ;
Partout je veux épandre et ma rage, et mon fiel,
Et si la Terre est peu, je combattray le Ciel.
Dieux, imprimez en nous l’espoir de vos miracles ;
430 Vous estes aussi faux que le sont vos Oracles ;
De peur on vous adore, & non de volonté,
Vous n’avez de soucis non plus que de bonté ;
Vos
faveurs* sont du vent, vos promesses un songe ;
Nous achetons nos maux, vous vendez le mensonge ;
Et vous nous punissez en nous donnant le jour.
Ainsi dessus les lieux destinez à ma joye
M’aviez-vous pas promis qu’à l’endroit où je suis
440 Je treuverois mon Frere & perdrois mes ennuis ?
Menteurs, vous me joüez dedans vostre imposture,
Vous promistes le corps, & m’ôtez la peinture,
Vous me laissez icy des plumes, & du vent :
445 Sommeil injurieux, dont le repos funeste…
En prenant le chapeau qu’Olympe avoit laissé.
Ah ! mets, sans discourir, ce chapeau qui te reste :
Helas ! que cét
etat* me semble different !
Et qu’un
sort* me rend mal ce qu’un autre me prend !
Mais cherchons mon Portraict en ceste Forest sombre,
450 Consultons les Echos, ces cavernes, & l’ombre :
Je regle mes desirs, Dieux, moderez mes maux ;
Retenant mon vray
bien*, au moins rendez le faux.
{p. 30}
SCENE IV. §
Olympe. Avec le casque & l’écu* d’Oronte.
Je suis au rendez-vous, enfin voicy la place
Qui doit finir ma peine, & montrer mon audace ;
455 Que le
sort* me verra contente de mourir !
Qu’un Dieu m’offenceroit, s’il m’osoit secourir !
Dedans ce desespoir où l’amour m’a jettée
Ma mort de deux Amants se verra regrettée ;
Le remors à tous deux doit presque estre tout un ;
460 Je meurs pour un Perfide, & pour un Importun ;
Je me vange sur moy de tous les deux ensemble ;
Leur commune fureur à ma perte s’assemble ;
{p. 31}
Et comme entre eux le
sort* égale la rigueur,
L’un percera mon sein, l’autre perça mon cœur :
465 Quel sera leur regrét, connoissant que ma vie
Fut offerte pour l’un, & par l’autre ravie ?
Leur creve-cœur sera plus grand que mon mal-heur.
Mais, Dieux ! comme le Ciel seconde ma
douleur* !
Ce Casque estoit fatal, que le destin me laisse,
470 Il couvre mon visage, & l’Ecu* ma foiblesse ;
Le
hazard* fit pour moy plus que mon jugement ;
L’impatience jointe à mon aveuglement
Ne m’eust produite icy que pour estre connüe
Aux marques de la voix, des cheveux, de la veuë :
475 Dorame…
Dorame paroist.
Dorame… Ah ! le voicy ; mét la visiere en bas ;
Parle peu, rends plus grave & ton geste, & tes pas.
{p. 32}
SCENE VI. §
DORAME, OLYMPE.
Dorame. S’avanceant à Olympe qu’il prend pour Lucidor.
Tu réves, Lucidor ; il n’est plus temps ; approche.
Olympe.
Temeraire, insolent.
Dorame.
Temeraire, insolent. Laissons là tout reproche :
Je demande du sang, & non pas des discours.
Olympe.
480 Moy, je veux en ta mort signaler mes amours.
Dorame & Olympe se battent, & sur ce temps Oronte arrive.
{p. C ; 33}
SCENE VII. §
ORONTE, DORAME, OLYMPE.
Oronte.
Dieux jaloux, seriez-vous riche de ma dépoüille ?
Terre, pour la treuver, faut-il que je te foüille ?
Invisibles
Tyrans*, craignez-vous mon pouvoir ?
Faut-il qu’un Ennemy me perde sans le voir ?
485 Mais quel bruit ? Tout resonne ; un foudre en ces allarmes
Frappe….
Oronte voyant Olympe sous ses armes & qui tombe.
Frappe…. O Dieux ! un voleur qui combat sous mes armes ;
Qu’il sçait mal s’en servir ! il tombe, il est vaincu ;
Oronte arrache l’
écu* à Olympe sur le
poinct* qu’elle alloit estre tuée par Dorame.
Voicy, traître, voicy le bras à cét
écu* :
490 Cavalier, qu’on luy rende ou la vie, ou l’hommage.
Dorame. Se sentant presser par Oronte.
Un tiers ? un Assassin ? ah ! quelle trahison !
Oronte.
Ton sang pour l’adorer, sortira de prison !
Dorame.
Ah ! je tombe blessé ; ma
trame* est desourdie :
Puis parlant à Olympe qu’il prend pour Lucidor.
Et tu vis, Lucidor, aprés ta perfidie ?
Oronte ayant entendu nommer Lucidor.
495 Dieux ! seroit-ce mon Frere ? à ce nom que j’entends
Que tardez-vous mes yeux de vous rendre contents ?
Voyons…..
Levant le casque à Olympe.
Voyons….. Ma main s’arreste à cette longue tresse ;
Et quoy ! c’est une Fille.
Dorame. Reconnoissant Olympe.
Et quoy ! c’est une Fille. O Dieux ! c’est ma Maistresse.
Je rougy plus de honte, Olympe, que de sang ;
500 Prenez,
tirez* ce cœur, je porte ouvert le flanc ;
Vos yeux par cette playe arracheront mon ame :
Trop heureux Lucidor ! miserable Dorame !
{p. 35}
Que l’un est
bien* vangé ! que l’autre est
bien* puni !
Ah ! Princesse ; je meurs, de vos
graces* banni.
Oronte.
505 Non, je ne voy qu’en songe une telle
merveille* ;
O sauriez-vous, mes sens, m’asseurer que je veille ?
Dorame.
Beaux yeux, portez ma plainte à son cœur endurcy,
Dites luy que mon sang luy vient crier mercy ;
510 Pour demander pardon, fera parler ma playe ;
Ou s’il faut excuser ce qui me fait horreur,
Reponds seul, ô destin, qui causas mon erreur.
Olympe.
Non, Dorame, c’est moy, c’est ma flame constante,
Qui malgré Lucidor s’oppose à ton attente ;
515 Que sert de te cacher mes amours aujourd’huy ?
Tu soûpires pour moy, je soûpire pour luy ;
Et rendu mon amour plus forte que l’outrage ;
Parmy tous les dépits qui devroient m’animer
520 Je ne le puis haïr, & ne te puis aymer :
Ouy, je t’ay faict venir moy-mesme en cette place,
Pour soûtenir sa
gloire*, & rompre ton audace ;
On n’ayme pas un
bien*, sans l’avoir acheté :
525 Tu l’appelles ; il fuit ; & je le represente,
Je recherche ma honte, afin qu’on l’en exemte ;
Encore que l’
Ingrat* soit indigne du jour :
Apprends, à mon exemple, à supporter l’amour.
Dorame.
530 Enseignez donc aussi l’art de souffrir la vie ;
Ne mourir qu’à demy, c’est mourir mille fois.
Olympe.
Imite qui te donne & qui souffre ces
loix* ;
N’ay-je pas plus que toy de
douleur* & de peine ?
Car je ne te hay point, & j’endure sa haine.
{p. 37}
Dorame.
535 Ainsi donc sans pitié vous me verrez perir ?
Olympe.
La pitié nuit au mal qu’elle ne peut guerir.
Puis s’addressant à Oronte.
Mais vous, de qui les yeux admirent nostre histoire,
Qui me sauvez la vie, & donnez la victoire ;
Puis qu’un destin m’
oblige* à vous si cherement…
Oronte.
540 C’est flatter mon offense ; ah ! traitez autrement
Une main…..
Olympe.
Une main….. Que le
sort* me rend icy propice.
Dorame.
Et qui m’a par mon sang
tiré* d’un precipice,
Où ma fureur tomboit, Ma Dame, en vous blessant.
Oronte.
Que mon bras soit humain, et mon cœur innocent ?
545 Qui sont les Criminels ?
Olympe.
Qui sont les Criminels ? C’est l’amour ; c’est nous mesmes ;
{p. 38}
Pardonne luy ce
coup*, Dorame, si tu m’aymes.
Dorame.
Que j’estois malheureux, s’il ne m’eust affligé !
Oronte.
Et le mal peut
tirer* cette reconnoissance ?
Olympe.
550 Le moyen de la rendre excede ma puissance.
Mais ce Prince pouroit se plaindre de vos
coups*,
Si vous luy refusez vostre ayde parmy nous :
Tandis que l’on prendra le
soin* de sa blessure,
Nous sçaurons vostre nom, comme vostre
avanture*,
555 Quel sujét vous ameine inconnu parmy nous,
Si c’est là Lucidor…….
Oronte. Parlant bas.
Si c’est là Lucidor……. Son cœur en est jaloux,
Oronte. Parlant bas.
Ce Tyran* de mon ame. Helas ! & de la mienne :
Elle augmente ma playe en confessant la sienne.
{p. 39}
ACTE SECOND. §
SCENE I. §
Melinde.
Où m’avez-vous reduite, espoir, ambition ?
560 Que le
sort* répond mal à mon intention !
Cét Amant assiégé, que je perds, & que j’ayme,
Dans sa captivité triomphe de moy-mesme :
Que te servent ces pleurs qui nourissent tes
feux* ?
Plus tu veux échapper, plus tu serres tes nœuds ;
565 Melinde, apprends qu’Amour dans l’obstacle s’irrite,
Et que l’obeïssance aura lieu de merite ;
{p. 40}
Les
trais* de Lucidor, ouy, te feront perir ;
Mais quel bon-heur plus grand que celuy d’en mourir ?
570 J’ay taché de le prendre, & je me treuve prise ;
Amour avecque luy combattoit dans ses yeux ;
Que pouvoit une Fille, helas ! contre deux Dieux ?
Je resistois pourtant, mais toutefois de sorte
Que c’estoit malgré moy que j’estois la plus forte ;
575 Sa
grace* dans mon cœur, lasse à le disputer,
Disoit (rends toy, Melinde :) il n’osoit l’écouter :
Lors, comme pour vanger une injure soufferte,
Je voyois ses
appas* s’animer à ma perte :
En fin je fus vaincuë, & ce fatal sejour
580 De l’
objét* de la haine en fit celuy d’Amour.
Qu’on tienne par dehors cette Ville assiegée,
Je me treuve au dedans
bien* plus fort engagée ;
Nous supposions, Dorame, un violent
effort*,
Que tu sçauras bien tost veritable en ma mort :
Publier un faux mal, & taire un vray martire ?
{p. 41}
N’est-ce pas rencontrer une punition
Entre ma retenuë & ma presomption ?
Moy-mesme j’ay
cerché* ma peine legitime,
590 L’ambition me donne à l’amour pour victime ;
Lucidor a tourné contre moy mon
dessein*,
Je luy portois un
coup* qui revient dans mon sein.
Quelque reste d’espoir m’a conseillé de mettre
Mes desirs & mes
feux* dépeints dans une lettre :
Elle montre une lettre qu’elle a faite pour Lucidor.
595 Ce langage est muét, la bouche diroit mieux ;
Mais quoy ? je crains l’oreille, & le renvoye aux yeux ;
Et s’il faut que ce mot treuve un
esprit* farouche,
Ma main pare l’affront dont rougiroit ma bouche ;
C’est d’elle que ma honte implore ce devoir ;
600 Ce que l’on n’ose dire, il le faut faire voir :
Helas……
{p. 42}
SCENE II. §
GELANDRE, MELINDE.
Gelandre. La surprenant.
Helas…… Vous soûpirez.
Melinde.
Helas…… Vous soûpirez. Ajoûtez pour vous mesme.
Gelandre.
Pour moy ? qu’entends-je ? Amour, croiray-je qu’elle m’ayme ?
Melinde.
La longueur de ce siege, & vos
travaux* soufferts
Me font presques hayr Lucidor, & mes
fers*.
{p. 43}
Gelandre.
605 Hayssez seulement cette humeur inconnuë,
Qui dérobe à nos yeux depuis peu vostre veuë ;
Par
dessein* nous fuir, et presque vous cacher
C’est……
Melinde.
Mais vous riez, Gelandre ; aprés m’avoir surprise…..
Gelandre.
610 Dans une passion, que je n’ay pas apprise ;
Des soûpirs toutefois, malgré l’ame passez,
Mesme cette rougeur me la découvre assez :
Parliez-vous pas d’amour seule en vostre
pensée* ?
Celle de Lucidor sera fort avancée ?
615 Comment s’entretient-il en sa double prison ?
Melinde.
Comme un blessé, qui voit, & fuit sa guerison ;
Il méprise la paix, & s’attache à l’injure,
Il m’ayme :
Parlant bas & se tournant de côté.
Il m’ayme : Ah ! que l’
effect* dément mon imposture !
Il brûle ; mais il veut, qu’un superbe laurier
{p. 44}
620 Témoigne au Roy qu’il est digne Amant & Guerrier ;
Mon Frere à ce
dessein* fomente cette guerre.
Gelandre.
Qui me remplit de crainte, & ruine ma Terre.
Melinde.
Mais qui reparera vos pertes en un jour.
Gelandre.
Madame, redonnez ses aîles à l’Amour ;
625 C’est trop entre des murs tenir un Dieu qui vole.
Melinde.
Il reste à nostre accord encore une parole.
Gelandre.
Que vous devez donner à cét heureux Amant ?
Dittes moy, n’est-ce pas vostre consentement ?
Fuirez-vous un lyen, que Dorame autorise,
630 Que nostre espoir attend, que le Ciel favorise ?
Melinde.
Je prends ce mesme Ciel à témoin de mes
vœux*
Que sa plus grande flame est moindre que mes
feux* ;
Lucidor arrive.
Mais un poinct*, Qu’à cette heure il vient luy mesme entendre..…
Melinde.
M’oblige* à vous quitter. Et moy donc à l’attendre.
{p. 46}
SCENE III. §
LUCIDOR, MELINDE.
Lucidor.Sur le bord du theatre, & sans voir Melinde.
635 Confus, desesperé, tout malheur me poursuit ;
Dorame, Olympe, Amour, où m’avez-vous reduit ?
Parlez… Mais quel besoin ? vostre commun silence
Vous accuse envers moy de trop de violence.
Melinde. Parlant bas & s’encourageant.
Ah ! reviens lâche cœur, tu fuis quand tu le vois :
640 Tout me quitte ; je suis sans
esprit* & sans voix.
{p. 47}
Lucidor.
Dorame, ta promesse, à la fin m’abandonne
Olympe, est-ce le fruict que ton amour me donne ?
Quoy donc ? Amante, Amy, ne sont que des faux noms ?
On n’entend plus de vous que le bruit des canons,
645 Et le premier assaut qui choque la constance
M’a treuvé sans support, & vous sans resistance ?
Vous me deviez deffendre, & vous me poursuivez ?
Vous fustes mon espoir, enfin vous m’en privez.
Melinde. Tenant une lettre, & parlant bas.
Ma main dans cét écrit tient mes sens & mon ame :
La main tremblant.
650 D’où vient qu’elle est pesante, & si pleine de flame ?
Helas ! je n’en ay plus, je le porte en la main ;
Cœur lâche, cœur peureux, quoy ! tu fais qu’elle tremble ?
{p. 48}
Lucidor.
Olympe, fais qu’un monde à ma perte s’assemble,
655 Dy que je doy mourir, j’aymeray le trépas ;
Sine ma mort au moins, & j’y courts de ce pas ;
Je puis ce que tu veux ; mais fay que je le sçache.
Melinde. L’écoutant & répondant en elle méme.
Tu me presserois moins sur ce que je te cache.
Melinde.Parlant bas.
Parle. Je n’oserois ; la honte me retient.
Lucidor.
660 Ton silence t’accuse.
Melinde.
Ton silence t’accuse. Et ma crainte revient :
Toutefois il la faut surmonter à cette heure.
Elle aborde Lucidor.
Permettrez-vous enfin qu’une Princesse meure,
Qui ne pouvant montrer de bouche sa langueur
A mis sur ce papier ce qu’elle a dans le cœur ?
Lucidor.
665 Qu’Olympe icy m’écrive ? ah ! sans doute c’est elle.
{p. D ; 49}
Melinde.
Vous y verrez l’
effect* d’une attainte mortelle.
Lucidor.
Dont la crainte déjà se tourne à mon
tourment*.
Melinde. Parlant bas.
O parole d’un songe ! & pitié d’un moment !
Que son erreur me tient en de fausses delices !
670 Fuyons, n’attendons pas qu’on les change en supplices.
Mais quoy ? veux-tu quitter la partie au besoin ?
Ly toy mesme en ses yeux, & l’écoute de loin ;
De ce moment dépent ou ta mort ou ta vie :
Ah ! ce cruel regard me l’a déjà ravie.
Lucidor. Lisant l’écrit qu’elle luy a donné.
Melinde. Parlant bas.
Cartel*….. Ouy
bien* d’amour.
Lucidor.
Cartel*….. Ouy bien* d’amour. De Dorame….
{p. 50}
Melinde.
Cartel*….. Ouy bien* d’amour. De Dorame…. O malheur !
Melinde.
A Lucidor. Qu’entends-je ? ah ! fuyons de
douleur*.
Lucidor. La retenant par la main.
Arrestez.
Melinde.
Arrestez. Expirant il faut
bien* qu’on demeure ;
Sous les
traits* de la haine Amour veut que je meure.
CARTEL*De Dorame à Lucidor.
Lucidor. Le lit tout haut.
Viens au jour, & quitte le sein
De t’ouvrir un passage aux lieux où je t’appelle :
Les Dieux & mon épée ont conclu ton destin ;
Et cette injure est si mortelle,
{p. 51}
Que sans finir ta vie elle n’a point de fin.
Il reprend ce dernier vers.
685 Que sans finir ma vie elle n’a point de fin ?
Et c’est icy, Melinde, une lettre amoureuse ?
Melinde.
C’est par où je me voy doublement malheureuse.
Lucidor.
Les termes en sont beaux, mais un peu trop pressants.
Melinde.
Ils ravissent vos yeux, & dérobent mes sens ;
690 L’erreur de mes desirs n’a servy qu’à la vostre,
Et mon aveuglement vient au jour par un autre :
Elle luy presente la veritable lettre.
Cette lettre, où mon cœur se mét sous vostre
loy*,
Un
sort* malicieux à ma main l’a soustraite.
Lucidor.
695 Me trahir, & m’aymer ? est-ce ainsi qu’on me traitte :
En prenant la lettre.
Quelqu’autre en ce billet m’offre un second duel ?
{p. 52}
Melinde.
Ouy, mais qui vous oblige à m’estre moins
cruel* :
C’est mon cœur ; qui soûmis à vostre seule
gloire*,
Mesme avant le combat vous donne la victoire.
Lucidor. Ayant leu ces deux papiers, & les tenant chacun d’une main.
700 Que ces billets divers m’attaquent à leur tour ?
Que l’un porte ma mort, & l’autre son amour ?
Le miel & le
poison* se joignent pour me nuire,
La
force* & la douceur s’aydent à me détruire :
Perfides instruments d’amour, & de couroux,
705 Caracteres, parlez, que me conseillez-vous ?
Puis-je croire la Sœur ? doy-je croire le Frere ?
Retenant le
Cartel*, & jettant la lettre que Melinde releve.
La haine est veritable, & l’amour mensongere ;
L’une a dans ce billét des signes evidents.
Melinde.
L’autre en mes yeux les porte, au cœur, et là dedans ;
Montrant la lettre.
710 Oyez, voyez, lisez ; & jugez tout ensemble :
Mon cœur en vous parlant dessus ma langue tremble,
Il soûpire en ma bouche, il pleure par mes yeux ;
Et mesme en ce papier il accuse les Cieux
{p. 53}
Qui mélerent en vous la rigueur & les
charmes* ;
715 Vous n’y lirez que
feux*, & n’y verrez que larmes.
Lucidor.
Cettuy-cy les condamne ; & pour vous démentir,
Melinde.
S’oblige* à mon trépas. L’autre, à vous garentir.
Lucidor.
De garand ? je n’en eus jamais que mon
courage*.
Melinde.
Mon amour a déjà dissippé cét orage ;
720 Ma crainte, qui sur moy tournoit également
Ou la perte d’un Frere, ou celle d’un Amant ;
Pour me les conserver, d’une action hardie
Contre eux à leur profit usa de perfidie :
Les trahir m’est
vertu* dans cette extremité,
725 J’offence tous les deux par trop de pieté ;
Le sang combat l’Amour, & l’Amour la Nature ;
Ainsi lors que je songe à leur salut commun
{p. 54}
J’endure cent combats pour en empécher un,
730 En cachant ce billét par qui je suis haye
L’Amour me fit perfide, & l’amour m’a trahie :
Je réponds au
Cartel*, & fus juste à ce point
De contenter Dorame, & ne vous joindre point ;
Faignant que vostre
gloire* en la guerre allumée
735 Ne vous laissoit de mains que celle d’une armée,
Qu’un Conseil vous lioit, qui ne permettoit pas,
Le Prince & le Soldat marcher d’un méme pas,
Qu’au front d’un Bataillon vous le vouliez attendre.
Lucidor.
On m’aura fait ce tort ? & j’auray pû l’entendre ?
740 Doncque je fus vaincu sans voir mes Ennemis ?
Réponds de mon
honneur*, perfide, où l’as tu mis ?
Melinde.
Dans ce cœur, qui le garde avecque vostre
Image* ;
A qui je rends depuis un veritable hommage.
Lucidor.
C’est me flatter en songe, & me perdre en
effect*.
{p. 55}
Melinde.
745 Desirer vostre bien c’est le mal que j’ay fait.
Lucidor.
Croiray-je à sa
raison*, qui presque me surmonte,
Et me vend pour faveur ma rüine & ma honte ?
Non, je voy le venin que cache sa douceur ;
Sur le Frere, d’un
coup* vangeons nous de la Sœur :
750 Traîtres, je vous tiendray vous mesme dans ce piege ;
Ton trépas, faux Amy, terminera le siege.
Melinde.
Contentez-vous du mien, & devant ces malheurs
Epanchez tout mon sang, pour épargner mes pleurs ;
755 Ah ! je crains pour tous deux, mais
bien* plus pour vous mesme ;
De me ravir un Frere, & laisser un Amant :
Malheureuse, à quel
poinct* me treuvé-je reduitte ?
{p. 56}
Lucidor.
De les perdre, & toy mesme en faire la poursuitte :
760 Je veux qu’en declarant ton Frere suborneur,
Celle qui me l’ôta me rende mon
honneur* ;
Il faut par un
Appel* que ta voix luy declare
Le chemin de la mort que ce bras luy prepare,
Que pour punir son crime, & purger cette erreur,
765 Tu serves de ministre à ma juste fureur :
C’est l’unique moyen d’apaiser mon
courage*.
Melinde.
C’est me promettre un port, & m’offrir le naufrage.
Lucidor.
Te pourois-je donner un châstiment plus doux ?
Melinde.
Que je meure plustost pendante à vos genoux.
Lucidor.
770 Perfide, ce refus m’en donne plus d’envie.
Melinde.
N’exposez pas la vostre, & m’arrachez la vie.
{p. 57}
Lucidor.
Ce que feroit la haine, ayons le de l’amour.
Melinde.
C’est commettre un Soleil, pour étaindre le jour.
Lucidor.
Il faut que desormais ta crainte qui m’offence
775 Obeisse…..
Melinde.
Obeisse….. A l’amour, qui m’en fait la deffense.
Lucidor. Feignant de tirer* son épée.
Ah ! c’est trop m’arrester en discours superflus ;
Melinde.
Ma mort ne me seroit qu’une perte legere ;
Mais vous obeissant, je vous perds, ou mon Frere ;
780 Et sans vous obeir je vous offence aussi ;
Amour veut une chose, & la deffend icy ;
Que feray-je ?
{p. 58}
Melinde.
Et quoy ? pour vous aymer, vous doy-je estre inhumaine ?
Cercher* vostre malheur, pour vous monstrer mes vœux* ?
Lucidor.
Quel office* d’amour ? C’est le seul que je veux.
Melinde.
Et
bien* j’obeiray. Mais que dy-je Insensée ?
Devoir injurieux, complaisance
forcée*,
Las ! je les feray battre, & j’en auray les
coups* :
790 Avant qu’un soit blessé, ma
douleur* est si vraye
Que j’en ressents le mal, & mourray de sa playe.
{p. 59}
SCENE IV. §
ORONTE, DORAME.
Oronte.
Vostre amitié m’
oblige*, & mon cœur impuissant
O Dieux ! qui vit jamais un
effect* si contraire,
795 De gagner pour Amy l’Ennemy de mon Frere ?
Pouvez-vous me connoistre, & m’aymer aujourd’huy ?
Dorame.
J’ayme en vous les
vertus* qu’on trouve à dire en luy.
{p. 60}
Oronte.
Est-ce le prix du sang qui sortit de vos veines ?
Pouvez-vous oublier & mon crime & vos peines ?
Dorame.
800 Tu m’as, ô crime heureux, delivré d’un plus grand ;
Un
coup* m’ôtoit Olympe, un autre me la rend :
Je porte, cher Oronte, une marque eternelle,
Il montre sa playe toute fraiche.
Qui vous asseurera d’une amitié
fidelle* ;
Mon cœur & mon
esprit* en sont d’autres témoins,
805 Qui pour estre
secréts* ne le diront pas moins :
L’impression du corps en fit une en mon ame,
Qui me priva de sang & me remplit de flâme.
Oronte.
Qui vit jamais venir pareille affection
D’un si mauvais accueil à sa perfection ?
Dorame.
Cét homicide* bras….. A qui je doy ma vie,
Qui d’un plus grand bon-heur jamais ne fut suivie.
{p. 61}
Oronte.
Ce bras est impuni, je n’ay de châstiment
Que d’oüir ma loüange & voir vostre
tourment* ;
Cette voix, par mes
coups* debile & languissante
815 Prend
force* à me jurer une amitié naissante,
Et vous ne vivez plus qu’afin de caresser
La mesme cruauté qui vous osa
blesser* ;
Aymer un Ennemy dont l’offence est extréme,
Partager la
faveur* qui n’est que pour soy-mesme,
820 Produire qui nous nuit, l’avancer prés du Roy ;
Je dy qu’il n’appartient qu’à vostre seule
foy*.
Dorame.
Je dy qu’il n’appartient qu’à vos
vertus* insignes
D’obtenir des
faveurs* & mille fois plus dignes,
Et que vostre presence a des
charmes* si doux
825 Qu’on ne sçauroit vous voir & n’estre pas à vous ;
Que vos yeux sur les cœurs ont de
force* & d’addresse !
Et que vous pouriez
bien* reduire une Maistresse !
Tais toy, n’offense pas déja nostre amitié ;
{p. 62}
Tu serois importun d’implorer sa pitié :
830 Puis-je luy rien cacher, & mourir sans le dire ?
Helas ! vous pouvez seul adoucir mon martire ;
Celle pour qui je meurs, malgré tous ses dédains
Accepteroit mon cœur presenté de vos mains ;
Je sçay, qu’en la priant, vostre parole aymable
835 La rendroit plus humaine, & moy plus estimable ;
Que rien que vostre
esprit* ne peut me l’acquerir,
Que n’osant l’employer il me faudra perir.
Oronte.
Vous le meriteriez, en cette défiance,
Où vous pechez autant qu’en la
vaine* creance
840 Qui vous figure en moy de fausses qualitez ;
C’est demander un
bien*, quand vous le meritez ;
Aprés vostre service est-il rien qui la touche ?
Oronte.
En matiere d’amour le cœur parle
bien* mieux.
{p. 63}
Dorame.
845 Un langage plus fort est remis dans vos yeux
Qui luy feront signer son amour, & ma
grâce*,
Et de qui les rayons fondroient un cœur de glace.
Oronte.
Je crains, qu’en me donnant une fausse couleur,
Vous ne me connoissiez que par vostre malheur ;
850 Une affaire jamais en mes mains ne s’avance ;
Je suis, (& croyez moy,)
bien* autre qu’on ne pense :
Puis se tournant de l’autre côté sans que Dorame l’entende.
Helas ! il est trop vray ; Destins, vous le sçavez.
Mais je voy dans les siens mes interests gravez ;
L’
obligeant*, je me serts, j’ôte Olympe à mon Frere.
Puis retournant à Dorame.
855 Le secours est
bien* vain* d’une main étrangere ;
Dorame.
Toutefois mes efforts*….. Employez à demy
Me font heureux Amant, & vous parfait Amy.
Oronte.
Et bien, puis qu’il le faut ; afin de vous complaire…
{p. 64}
Dorame.
Montrez-vous à mes
vœux* un Ange tutelaire.
Oronte.
860 Je m’en vay de ce pas tenter sa passion.
Dorame.
Et moy dresser un Temple à vostre affection :
Oronte sort.
Affection trop pure, & de qui l’innocence
865 Dont la
force* l’applique à mes seuls interests :
Flatter son amitié, la payer d’une
feinte*
L’engage à ma deffense, & me
tire* de crainte,
Et cette occasion que j’ay prise aux cheveux
Peut nuire à mon Rival & servir à mes
vœux* ;
870 J’oppose un Frere à l’autre au
sort* qui nous menace,
Et j’attends dans le port l’orage ou la bonace.
[E ; 65]
SCENE V. §
Olympe.
Mais, Oronte, es-tu
bien* Frere d’un inconstant ?
Ton amitié dément le sang de ce Volage,
875 Vous n’estes, pour le plus, freres que de visage ;
Le tien fait naistre un
feu* dont l’éclat m’ébloüit,
Doux
feu*, qui me consume, & qui me réjoüit ;
Sa lumiere m’aveugle à
force* de reluire,
Et pour me plaire trop elle ne peut que nuire ;
880 Laisse, Oronte, à mes sens un reste de vigueur,
Et ce qu’il leur en faut pour dire (Prends mon cœur.)
Quoy ? veux tu le ravir, avant qu’on te le donne ?
{p. 66}
Le
forcer* dans le temps que je te l’abandonne ?
885 Et la
force*, en mourant, de m’écrier (je meurs ?)
Je meurs, helas ! je meurs ; et tes beaux yeux, Oronte,
Qui flattent mon audace & condamnent ma honte,
Me contraignent de faire en cette extremité
Une juste action d’une infidelité :
890 Ma
foy*, non l’inconstance établit ton empire ;
C’est choisir un beau
feu*, pour en éteindre un pire :
Lucidor me rend libre, aprés sa trahison,
Il changea par un crime, & moy c’est par
raison* ;
895 Et tournent en plaisir ce qui fut mon supplice ;
Je treuve sur le sien heureux ce changement ;
Là se connoit sa faute, icy mon jugement ;
Son amour n’estoit rien qu’une paille allumée,
Qui s’éteint en brûlant, & qui passe en fumée ;
Avecque moins de peur plus d’amour en
effect* :
Aussi beau, mais plus doux ; d’une égale naissance,
Mais plus grand de
courage*, & rempli d’innocence,
Oronte vertueux, encore as-tu ce
poinct*
905 Que ton Frere est parjure, & que tu ne l’es poinct,
Que si ta volonté seconde ma défaitte,
S’est-il veu d’union plus douce ou plus parfaitte ?
Heureuse en mon malheur, si prise en tes lyens
A
force* de t’aymer je te mets dans les miens,
910 Si l’amour…
Oronte paroist.
Si l’amour… Ah ! ce nom l’amene sur la place :
Voy-je Oronte ? ou ce Dieu sous une mesme
grâce* ?
{p. 68}
SCENE VI. §
ORONTE, OLYMPE.
Oronte. L’interrompant.
Paroissent dans vos yeux, pour
émouvoir* nos sens ;
Qui s’excusent, muéts de respect & de crainte,
915 Que le silence parle & vous porte leur plainte,
Quand la
secrette* ardeur qui les fait consommer
Vous montre un
feu* caché qu’elle n’ose nommer.
Olympe. Parlant bas.
Qu’il m’ayme ? & qu’il previenne un
soin* qui me devore ?
C’est prendre de l’encens du Dieu que l’on adore.
{p. 69}
Oronte.
920 Consultez-vous déjà vostre severité
Sur la peine qui suit une temerité ?
Il merite la mort, cét Amant, cét Ichare ;
Qu’Olympe la luy donne, il l’ayme & s’y prepare,
S’il la doit à l’amour & non pas au dédain ;
925 Tout autre
coup* luy semble aymable de sa main.
Olympe. Croyant qu’Oronte ait parlé pour soy.
Que je cause la mort d’un qui m’a fait revivre ?
Ou que je mette aux
fers* celuy qui m’en delivre ?
Non, je n’ay pas, Oronte, assez de cruauté,
Quand j’aurois ce pouvoir qu’on donne à la beauté,
930 On prendroit mon dédain pour une ingratitude ;
Et mon crime seroit en vostre inquietude ;
Je vous doy rendre
grâce*, & vous m’en demandez.
Oronte. Se mettant à genoux.
Prest à vous adorer, si vous me l’accordez.
{p. 70}
Oronte.
Qu’elle grâce* ? L’amour.
Olympe. Parlant bas.
Qu’elle grâce* ? L’amour. A ce mot je soûpire ;
935 Ses
vœux* sont mes souhaits, on me porte où j’aspire :
Mon Prince, levez-vous, parmy tant d’actions
N’ajoûtez pas ma honte à vos perfections ;
Puis-je voir à mes pieds celuy qui me surmonte ?
Faut-il que je rougisse & d’amour, & de honte ?
940 Qu’un autre
estat* demande & reçoive mon cœur.
Oronte. Se relevant de genoux, & faisant une grande reverence.
Je le prends ; pour le rendre à son juste vainqueur.
Olympe.
C’est donc à vos beaux yeux, qui possedent ce
titre*.
Oronte.
Un autre le pretend ; je n’en suis que l’arbitre.
{p. 71}
Oronte.
Vostre cœur ? C’en est un, qui vaut mieux mille fois.
Olympe baisant Oronte.
945 Mocqueur, un doux baiser me vange de ta voix ;
Je couppe ainsi tes mots, & te ferme la bouche.
Oronte.
O
faveur* ! qui pourroit animer une souche.
Olympe. Ayant treuvé ce baiser trop froid.
Que vous prenez pourtant…..
Oronte.
Que vous prenez pourtant….. Comme un larcin, commis
Contre le plus parfait de mes plus chers amis :
950 Que Dorame à bon
droit* occupperoit ma place !
Olympe.
Vostre froideur m’offence autant que son audace.
Oronte.
Excusables pourtant.
Olympe.
Excusables pourtant. Si vous les finissez.
{p. 72}
Oronte.
Je vous porte un present…..
Olympe.
Je vous porte un present….. Dont vous me punissez :
Prenez plustost le mien.
Oronte.
Prenez plustost le mien. Dorame le merite.
Olympe.
955 Cœur de Tygre, masqué sous un front hypocrite,
Serpent, dont le venin s’est caché sous des fleurs ;
Oronte soûriant.
Que ces
ingrats* soûris me coûteront de pleurs !
Va, que jamais le jour te puisse estre funeste.
Que dy-je, furieuse ? Oronte, s’il vous reste
960 Quelque foible rayon d’un sentiment humain,
Secourez une Amante, & luy prestez la main ;
Faut-il que ce refus me reduise en furie ?
Oronte.
Et que le vostre y mette un pour qui je vous prie ?
Olympe.
Ne perdez pas pour vous ce qu’il n’aura jamais.
{p. 73}
Oronte.
965 Je perdray tout plustost que ce que je promets.
Olympe.
Ainsi vostre discours ne fut qu’une imposture ?
Oronte.
J’ay dit ce que je croy, mais ce qu’un autre endure.
Olympe.
Et ne croirez-vous pas ce que j’endure aussi ?
Oronte.
Que peut cette creance, & vostre
vain* soucy ?
970 Ma premiere amitié l’emporte, & me possede.
Olympe.
Mais l’Amour, comme un Dieu, veut que l’autre luy cede.
Oronte.
Je le fay, Dieu qu’il est, obeir à ma
foy* ;
Montrant que mon devoir est plus fort que sa
loy*.
Olympe.
Quel devoir vous
oblige* à tuer une Dame,
975 Qui vous offre son cœur, qui vous offre son ame ?
{p. 74}
Olympe.
Ma parole. Et la mienne aura moins de pouvoir ?
Olympe.
Indigne de mes
vœux* & d’une amour si rare ;
980 Asseurez vostre Amy, qu’au prix de mes langueurs
Je luy feray sentir ma peine, & vos rigueurs ;
Et que s’il m’ayme autant comme je vous adore,
Si vous m’estes
cruel*, je la suis plus encore.
Olympe s’en va.
Oronte.
Ah que ma cruauté derive de plus loin !
985 Qu’on me recerche à faux de ce dont j’ay besoin !
Tu te plaints, chere Olympe, & tu veux que je t’ayme ;
Si tu me connoissois, tu me plaindrois moy méme ;
Desirer l’impossible en ce que tu pretends
C’est aymer nos
travaux* & la perte du temps ;
990 Ma foiblesse ne peut, quand mon desir s’augmente,
{p. 75}
Ny servir un Amy, ny servir une Amante ;
Et pour rendre en nos maux plus celebre une erreur
Je mets Olympe en flame, & Dorame en fureur.
Auprés de mes
tourments* que leur peine est legere !
995 Eux de m’importuner, & moy d’aymer un Frere,
Que l’espace d’un mur empéche de sçavoir
Que je demeure ici seulement pour le voir :
Le voir ? ô Dieux ! comment le pourois-je entreprendre ?
Mais quelqu’un de la Ville en ces lieux se vient rendre ;
1000 C’est un Heraut sans doute aux signes que je voy :
La belle occasion ! il passe ; informe toy.
{p. 76}
SCENE VII. §
ORONTE, MELINDE en Heraut.
Oronte.
Arrestez, Cavallier.
Melinde.
Arrestez, Cavallier. Dessous la
foy* des armes,
Qui laisse à mes pareils l’accez dans les allarmes,
Vers vostre General Ambassadeur commis
1005 Je marche de la part des Princes Ennemis :
De
grâce*, marquez moy son quartier, & sa tente.
{p. 77}
Oronte.
Je vous contenteray, pourveu qu’on me contente ;
Et vous ne pouviez pas estre mieux arrivé :
Encore quel
dessein* ? ou publique, ou privé ?
1010 Le peut-on pas sçavoir ? l’amitié qui nous lie
Merite, outre mon rang, que l’on me le publie.
Melinde.
Publier un
secrét* merite le trépas.
Oronte.
Je suis trop son Amy pour ne l’apprendre pas,
Moy, que ses interests touchent comme luy mesme.
Melinde.
1015 Ce faict le touche seul, & non pas ceux qu’il ayme :
Lucidor, qui m’envoye…
Oronte.
Lucidor, qui m’envoye… O favorable
objét* !
Lucidor ? il t’envoye ? on m’en taist le sujét ?
Ouvre, découvre tout, sans peur, sans
artifice* ;
En Prince je demande, & payray cét
office* :
1020 Tu sembles trop courtois pour me cacher ce
poinct*.
{p. 78}
Melinde.
Et vous trop genereux, pour ne le sçavoir point :
Voyez dans ce billét ce que ma crainte accuse.
REPONSE
De Lucidor, au Cartel* de Dorame.
Oronte, la lit tout haut.
Un mesme
Appel* a mis deux trahisons au jour ;
1025 Dans l’amour de ta Sœur j’ay reconnu ta haine :
Ta mort punit sa vie, & d’un si lâche tour
Je me vange en un
coup* par une double peine.
Aprés qu’Oronte a révé quelque temps sur le
dessein* de se faire passer pour Dorame.
Tu le vois, Ignorant, celuy que tu cherchois,
Tu parlois à Dorame, & je te le cachois ;
1030 Le voicy, c’est luy mesme.
{p. 79}
Melinde. Parlant bas.
Le voicy, c’est luy mesme. O dieux ! qu’elle imposture !
Oronte parlant bas.
Servons nous pour le voir, d’une telle
avanture*.
Melinde parlant bas.
Qu’il passe pour mon Frere ? & me le maintenir ?
Oronte.
Je
cerchois* Lucidor ; les Dieux le font venir :
Va, dépéche, & dy luy que si peu qu’il attende,
1035 Je me rends sur les lieux où son bras me demande.
Melinde parlant bas.
Dieux ! en ce jeu du
sort* je ne reconnoy rien
Recevons du destin l’assistance impourveuë.
Oronte ayant releu le Cartel*.
Mais il n’assigne point le lieu de l’entreveuë.
Melinde.
1040 C’est à l’aîle du bois, entre ces deux ruisseaux
Qui couppent un vallon tout bordé d’arbrisseaux,
{p. 80}
Que la Ville de Pruse & le Château d’Elvye
Pour le disputer regardent par envie.
Oronte.
C’est assez, dedans peu j’espere le treuver.
Melinde sur le bout du theatre.
1045 Bon Dieux ! quelle rencontre ? il me faut
esquiver* ;
Le danger evité d’estre prise ou connuë,
J’augmente mon espoir, & ma peur diminuë ;
Puis qu’un destin plus doux mét Dorame à couvert*,
1050 Il l’attend sur le pré ; moy qui veux les surprendre,
Je retourne à la ville en avertir Gelandre.
Oronte aprés que Melinde s’en est allée,
Fay prosperer, Amour, un
dessein* que j’ay pris,
Qui finit leur querelle & m’en donne le prix ;
[F ; 81]
Par cette invention, dont l’yssuë est chere,
1055 J’empéche le combat, & je verray mon Frere :
Veritable Destins, j’adore vos
secréts* ;
Qu’un
étrange* accident termine mes regrets !
{p. 82}
SCENE VIII. §
Lucidor.
Arrivé sur les lieux, je plains ma diligence ;
Doy-je encore long-temps suspendre ma vengeance ?
1060 Traître, voy cette épée, elle n’attend que toy ;
Viens, Dorame, répondre icy de ta malice ;
Trop d’
honneur* par mes mains est joint à ton supplice ;
La mort, qui se prepare à ta punition,
1065 Donne moins à mes
vœux* qu’à ton ambition ;
Ce
titre* avantageux en ta perte s’imprime
J’abaisse mon
honneur* en élevant le tien,
Et ne porte le mal que par un plus grand
bien* ;
Sera plustost le prix que la fin de ta vie.
Ce qui dûst le hâter l’aura pû retenir,
Sa crainte luy ravit l’
honneur* qu’on luy presente,
1075 Et peut-estre il medite un
trait* qui l’en exemte ;
Ses ruses m’ont fait voir, aprés un million,
Qu’il combat en renard, & non pas en lyon :
Et j’attends du
courage* encore d’un perfide ?
Toutefois le voicy, qui
cerche* son Alcide.
{p. 84}
SCENE IX. §
LUCIDOR, ORONTE.
Lucidor.
1080 A moy, traître, avançons ; n’attends pas que ma voix
Fasse entendre ma plainte à l’Echo de ce bois ;
Fay que ma main previenne un trop juste reproche ;
Ma plainte est superfluë, & ton trespas est proche.
Aprés avoir combattu quelque temps contre Oronte, qui ne fait que parer.
Il se feint ; il neglige, ou recherche mes
coups*.
Oronte. Se sentant presser, mét bas le casque, l’écu* & l’épée
1085 Pour ce que je les ayme, & qu’ils me semblent doux.
Puis courant pour embrasser Lucidor.
Ah ! mon Frere.
{p. 85}
Lucidor reconnoissant sa Sœur
Ah ! mon Frere. O prodige !
Oronte.
Ah ! mon Frere. O prodige ! Agréez ce miracle,
Que le Ciel autorise, & la voix de l’Oracle.
Lucidor.
Quel Demon vous amene en ce bois écarté ?
Oronte.
Celuy qui vous donna ma jeune liberté.
Lucidor.
1090 Traîner si loin ton vice ? indiscrette, insensée !
Oronte.
Jamais rien de pareil n’entra dans ma
pensée* :
Ah ! mon Frere, pardon ; regardez d’un autre œil
Celle que vos mépris coucheront au cercueil ;
Lucidor.
Epargnez la vertu*….. Suspecte, & mensongere,
1095 D’une impudique Sœur qui court aprés son Frere.
Oronte.
Pour luy faire connoistre un desir innocent,
Que cette
loy* de Perse en moy soit abolie
Qui permet que la Sœur à son Frere se lie,
1100 Qu’elle efface le crime & non pas mon
tourment* ;
Je recerche l’amour, non le consentement :
Vous hayssez mon cœur, à cause qu’il vous ayme ;
Le vostre, doux ailleurs, n’est cruel qu’à moy mesme :
Soûtiens tes
droits*, Nature ; enfin parle aujourd’huy,
1105 Qu’est-ce que m’est un Frere, ou
bien* que suis-je à luy ?
Je regle mes desirs à le voir, à luy plaire,
L’
honneur* de le servir me tient lieu de salaire,
Et ce par où chacun le croiroit
obliger*
C’est ce qu’il me deffend afin de m’affliger ;
1110 Je ne demande pas pour
faveur* qu’il me donne
Que ce qu’il ne sçauroit refuser à personne,
Le suivre, luy parler, le voir, & le servir
C’est un
bien* pour tout autre, & qu’il me veut ravir ;
Et quoy ? vous me fuyez ainsi qu’une Ennemie ?
{p. 87}
Lucidor.
1115 Comme un
objét* d’horreur, un monstre d’infamie.
Oronte.
N’offencez pas si fort une chaste
vertu*,
Qui vous apporte un cœur…
Lucidor.
Qui vous apporte un cœur… De vices combattu.
Oronte.
Aussi pur, aussi nét que la premiere flame ;
Ce qu’elle est dans le Ciel, Amour l’est en mon Ame ;
Lucidor.
1120 Ta flame est à mes yeux ce qu’elle est aux Enfers,
Pire que mille morts, que la peste, & les
fers* ;
Va,
tire* toy d’icy, malheureuse, effrontée.
Oronte.
Tygre, puis qu’à ce
poinct* ta fureur est montée,
Je veux avoir ton cœur ou de
force*, ou d’amour.
Lucidor.
1125 Et moy, finir ta honte & la mienne à ce jour.
{p. 88}
SCENE X. §
MELINDE, GELANDRE, LUCIDOR,
[ORONTE].
Melinde dessus les murailles avec Gelandre, tandis que Lucidor & Oronte se battent.
Par là vous comprenez…..
Gelandre.
Par là vous comprenez….. Un accident
étrange*.
Melinde.
Où leur haine les porte, où mon amour me range :
Par ce moyen mon Frere est mis hors du mal-heur ;
Tirons* en Lucidor sous quelque autre couleur.
Gelandre.
1130 Rien ne s’offre à present qu’une promte sortie,
Qui les mette en allarme, & rompe la partie.
{p. 89}
Melinde.
Allons. Dieux ! je les voy qui sont venus aux
coups*.
Gelandre.
Déjà le camp remuë, on marche ; hâstons nous.
Ils vont pour faire une sortie.
Oronte parlant à Lucidor, aprés l’avoir blessé.
Regarde que ta haine en ton sang détrempée
1135 Montre mon innocence au bout de mon épée.
Lucidor.
Ce
fer* t’ouvre mon sein, & te ferme le cœur.
Oronte.
Amour t’ouvre le mien tout blessé, sois vainqueur ;
Tu peux encore….
Lucidor.
Tu peux encore…. Avoir la victoire, & ta vie.
Oronte.
Ouy ; j’offre l’une & l’autre à ta haine assouvie.
Lucidor.
1140 Ce qu’on ne peut m’ôter ; on m’offence en l’offrant.
{p. 90}
Oronte.
Ton sang vient de la haine ; & l’amour te le rend.
Mais, quel bruit ?
Lucidor.
Mais, quel bruit ? Dépéchons, avant qu’on nous separe.
{p. 91}
SCENE XI. §
Tandis qu’ils se battent, & que les trompettes sonnent, Gelandre & Melinde d’un côté arrivent avec leurs troupes, & Dorame d’un autre avec les siennes aussi.
MELINDE, GELANDRE, ORONTE,
DORAME, LUCIDOR.
Melinde.Parlant à Lucidor.
Voicy d’autres lauriers, que ce jour vous prepare.
Gelandre.
Avanceons, Lucidor, & voyez l’Ennemy.
Oronte. Furieuse, & ne voulant point quitter son Frere.
1145 Me faut-il emporter la victoire à demy ?
{p. 92}
Dorame à ses Soldats.
Donnons, il en est temps ; & secourons Oronte.
Lucidor.
Ah ! la foule m’emporte, & le nombre me
domte*.
Oronte. Les ayant mis en déroute.
Qui ne connoist mon cœur, il connoistra mon bras.
1150 Mais vous, dont la
valeur* mériteroit de rendre…
Dorame.
Le fruict qu’elle vous ôte, en pensant vous deffendre ;
Vos lauriers à bon
droit* semblent s’en offencer :
Averty du peril qui m’a fait avancer
Je confesse qu’en
vain* cette Trouppe animée
1155 A secondé vos bras qui vallent une Armée ;
Mais l’oreille du Roy merite ce discours ;
Allons le réjoüir d’une heureuse victoire.
Oronte.
Où le Vainqueur vous doit son salut & sa
gloire*.
{p. 93}
ACTE TROISIEME. §
SCENE I. §
Dorame.
1160 Qu’on éleve son nom jusques dedans les Cieux ?
Luy rendre les
honneurs* que l’on ne doit qu’aux Dieux ?
N’avoir devant les yeux, en la bouche, en
pensée*
Qu’Oronte, dont la
gloire* à la mienne abaissée,
Qui tient en la
Faveur* un lieu si souverain
1165 Qu’il me fait craindre enfin l’ouvrage de ma main ?
Le Roy vivre en son cœur, regner en sa parole ?
Olympe le cherir, en faire son Idole ?
Les Soldats respirer la mesme affection ?
{p. 94}
C’est, Dorame, le fruict de ton ambition :
Et tes pretentions ont bâty sa puissance,
Sur ton amitie fausse une parfaite amour ;
Et j’attends son progrez, je le voy, je l’endure ?
1175 Destins, ce que j’ay fait j’empécheray qu’il dure.
On admire des Cieux le pouvoir non pareil ;
Pour ce qu’ils ont un foudre, & qu’ils ont un Soleil,
Qui peuvent icy bas tout perdre, & tout produire,
L’un maintenir le monde, & l’autre le détruire :
1180 Montrons nostre pouvoir à luy ravir le sien,
Et chassant un voleur de mon propre heritage,
Que ce tresor n’est pas de ceux que l’on partage.
Son employ vers Olympe estant sans aucun fruict,
1185 Sa beauté me fait peine, & sa
valeur* me nuit ;
Et je crains qu’à souffrir sa presence importune
L’une m’ôte l’amour, & l’autre la
fortune*.
Dieux ! je perdray la vie, & tout l’
Estat* devant :
1190 Que l’Astre des Grandeurs a sa course incertaine !
Que mon
esprit* ne serve aujourd’huy qu’à ma peine ?
Et pour en perdre un seul je me fay deux Rivaux,
Simple je chasse un Frere, & mets l’autre en sa place,
1195 Et le mal-heur de l’un sert à l’autre de
grâce* ;
Enfin je suis par tout coupable, & malheureux.
Mais qu’ajoûte Lycanthe à mon
sort* rigoureux ?
{p. 96}
SCENE II. §
DORAME, LYCANTHE.
Dorame.
Qu’apporte-tu ? ma mort ?
Lycanthe.
Qu’apporte-tu ? ma mort ? Une lettre, qui donne
La vie à l’Etranger, à vous mesme la mort.
Lycanthe. Luy presentant une lettre que la Princesse envoyoit à Oronte.
La mort ? Ouy : mais voyez en ce
dessein* perfide,
Dorame. Lit ainsi le dos de la lettre.
Olympe à son Oronte.
1205 Mét son consentement & ma peine en portrait :
Foible
bien*,
vain* plaisir qui dépend d’une plume !
Et plus
vain* desespoir que le papier allume !
C’est trop cher acheter de l’ancre par des pleurs ;
Preparez-vous, mes sens, à vaincre mes
douleurs* :
1210 Mais celle qui m’attaque en me blessant se cache
En montrant la lettre cachetée.
Son cœur est là dedans ; il faut que je l’arrache :
Sorts, cruel Ennemy, pour me combattre mieux,
Sorts, viens paroistre au jour, ou laisse entrer mes yeux ;
Traître, à quoy m’assaillir à travers cét obstacle ?
Lycanthe.
1215 Puis que vous desirez d’entendre un triste Oracle,
Appaisez vos fureurs, & soyez plus discrét
Il ouvre la lettre et luy montre un cachét d’Olympe pour la refermer.
Vos maux en cette lettre, & leur plaisir
secrét* ;
Ce cachét dérobé sans danger la referme.
{p. 98}
Dorame prenant la lettre.
Ta
foy* ni mon mal-heur, Amy, n’ont point de terme ;
1220 Ta charité me tuë, & par un mesme
sort*
Tu me donnes la vie, & presentes la mort ;
Tu m’offres le
poison* d’une main innocente ;
Je luy suis
obligé*, quelque mal que je sente.
Lycanthe.
Pût-elle détourner l’
effect* & la rigueur……
Dorame.
1225 D’un
trait*, qui par les yeux m’entrera dans le cœur :
Aprés avoir leu bas quelque lignes, & fait des signes de tres grande indignation, il reprend tres haut en soûpirant.
Ah ! donnons à ce cœur tout enflé, tout farouche
Du vent par mes soûpirs, & de l’air par ma bouche.
Lettre
D’Olympe à Oronte
Que Dorame lit tout haut
J’ay triomphé de vous mesme par vo-
stre bras, Oronte ; & l’Amour qui en
ma faveur* s’est montré plus fort que l’a- {p. 99}mitié & le sang, vous remercie par ma
bouche de cette victoire, que vous m’a-
vez donnée sur vous en l’emportant sur
Dorame contre Lucidor. De vray, pour
me vanger n’avoir pas feint de châtier l’In-
constance en la personne d’un Frere ; ni
d’en ôter l’honneur* à un amy, de qui vous
avez quitté les interests pour les miens ;
s’opposer aux fureurs de l’un, & prevenir
celles de l’autre ; emprunter le nom de
Dorame, pour soûtenir la gloire* du mien
plus avantageusement ; prendre le per-
sonnage de ce Temeraire, pour punir un
Parjure, & me vanger des deux ensem-
ble par un seul effort* ; N’est-ce pas vous
declarer tout à moy ? m’asseurer de vostre
deffaite envers Olympe, par vostre victoi-
re contre eux ? & me faire offrir par vostre
courage* ce Cœur glorieux*, que la bouche
eust eu honte de me presenter sans autre
effect* que la parole ? Soyez toûjours muét,
& ne me parlez plus, Oronte, que de cette {p. 100}
sorte ; ôtez la bouche à l’Amour & luy re-
donnez les yeux, pour voir seulement vos
miracles ; ne dittes point que vous m’ay-
mez ; sinon par ce qui vous rend digne de
l’affection que je vous porte : j’apprendray
l’art d’entendre cette honneste voix de
vostre amour au milieu du silence. De
mesme toutes mes pensées* vous parleront
de la recompense que vous meritez, & que
je prepare à vostre vertu*, qui comme elle
est l’objét* ensemble & le prix de ma foix*,
recevant de moy quelque grâce* m’obligera*
du bien* mesme que vous veut
Olympe.
Lycanthe, il faut mourir ; l’Arrest en est dressé,
Cette lettre le porte, & je l’ay prononcé ;
1230 Un Amy l’a voulu, ma Maistresse l’ordonne ;
Vous l’entendez, ô Dieux ; & le Ciel m’abandonne ;
Vous voyez le Méchant, vous l’oüistes jurer :
Mais si vous le souffrez, me faut-il l’endurer ?
{p. 101}
Que ma perte & ma mort soient le prix d’un parjure ?
1235 Qu’au lieu de la vanger, j’augmente mon injure ?
Non, non ; s’il faut armer la rage & le couroux,
Employons les sur luy plustost que contre nous ;
S’obstiner à sa perte est un
coup* de foiblesse,
C’est mourir de nos mains, de crainte qu’on nous blesse ;
1240 Et dans un mal aussi qu’on ne peut eviter
Cercher* de la pitie c’est n’en point meriter :
La crainte, la fureur, le desespoir, la rage,
Comme à mon jugement, cedent à mon
courage* ;
Mon
esprit* est plus grand encore que mes maux,
Et sans me plaindre au Ciel qui n’écoute personne,
Je porte à mon côté le foudre qu’on luy donne,
J’arrache aux Dieux sur moy le pouvoir qu’ils ont eu :
1250 Que leur foudre en murmure ; il fait peur aux timides ;
{p. 102}
Le mien fait moins de bruit, & punit les perfides :
Qu’il meure cét
Ingrat*, qui fit contre un Amy
Un crime que sa mort n’efface qu’à demy.
Mais, comme il m’offencea d’une malice extréme,
1255 Je veux luy preparer un supplice de mesme,
Qu’il se treuve perdu plustost que menassé,
Qu’un crime vange un cœur par un crime offensé ;
Une action si noire en veut une pareille :
Avecque ma fureur la
raison* le conseille,
1260 Et si Lycanthe encore entre dans mon party,
Je me voy par un
coup* d’un Dedale sorti.
Lycanthe.
J’acheteray toûjours vostre
bien* par ma perte.
Dorame.
Viens sçavoir les moyens d’une vangeance offerte.
{p. 103}
SCENE III. §
ORONTE, OLYMPE.
Oronte.
Toûjours dans vos dédains ?
Olympe.
Toûjours dans vos dédains ? Toûjours dans vos froideurs ?
Oronte.
1265 Mépriser son amour ?
Olympe.
Mépriser son amour ? Vous, mes sainctes ardeurs ?
Oronte.
Que la mort d’un Amy……
{p. 104}
Olympe.
Que la mort d’un Amy…… Mais la mienne vous touche,
Oronte.
La perte m’est au cœur.
Olympe.
La perte m’est au cœur. La mienne en vostre bouche.
Olympe.
Je cerche* son salut. Par où vous me perdez.
Olympe.
Ayez pitié….. De moy, vous qui m’en demandez.
Oronte.
1270 Qu’attendez-vous d’un cœur……
Olympe.
Qu’attendez-vous d’un cœur…… Qu’il me soit moins rebelle.
Oronte.
Qui ne peut estre amant sans qu’il soit
infidelle* ?
J’ay promis à Dorame ; & vous perdez vos
coups*.
{p. 105}
Olympe.
Moy de mesme, à vos yeux, de n’aymer rien que vous.
Olympe.
Quoy ? meurtrir* un Amy ? Quoy ?
meurtrir* une Amante ?
Oronte.
1275 Le mettre au desespoir ?
Olympe.
Le mettre au desespoir ? Qui déjà me tourmente :
Que vous estes d’un temps pitoyable, &
cruel* !
Ah ! rendez à l’amour un devoir mutuel ;
Si Dorame vous lie, Olympe vous oblige* ;
On a regrét après, d’un
bien* que l’on neglige :
1280 Dittes, en mon amour quel
soin* ay-je épargné ?
Quoy ? ma lettre sur vous n’a-t’elle rien gagné ?
Olympe. Parlant bas.
Quelle lettre ? Sans doute il ne l’a pas receuë ;
Les
effects* en seroient d’une meilleure yssuë.
1285 Où la voix ne peut rien qu’auroit fait cét écrit ?
Poursuivons toutefois,
bien* que sans esperance.
Puis s’addressant à Oronte.
Quoy ? mépriser une offre, & cette preference ?
Le
bien* qu’on vous presente à vos sens irritez ,
Dorame le poursuit, & vous le meritez ;
1290 Son desir le recerche, & le mien vous le porte ;
Mon amour toucheroit…
Oronte.
Mon amour toucheroit… Une amitié moins forte ;
Je vous promettray tout, hors ce
poinct* seulement
D’estre ni faux Amy, ni veritable Amant :
Que si ma flame est juste, & la vostre innocente ;
1295 Ne pouvant les unir, qu’un Amy s’en ressente ;
Son service & vostre aise accompliront mes
vœux*,
Et vous m’acquitterez du
bien* que je luy veux ;
Mon cœur entre vous deux à l’égal se partage,
En causant vos plaisir j’en auray davantage.
Olympe.
1300 Vostre pitié pour luy m’est une cruauté ;
M’offrir un faux plaisir, le veritable ôter ?
{p. 107}
C’est croire m’
obliger* par une double injure,
Vouloir guerir un mal par une autre blessure ;
Hors de vous, je n’ay plus de
bien* ni de plaisir.
Oronte. bas, & au bout du theatre.
1305 Ah ! que pour en treuver elle sçait mal choisir !
Au deffaut de l’amour que sa plainte reclame
La
douleur* me saisit, & la pitié m’enflame ;
Quelque lyen que donne & reçoive un serment,
Quy pouroit estre Amy, s’il pouvoit estre Amant ?
1310 L’impuissance me sauve, & non pas mon
courage* ;
La Nature tient ferme, & le cœur fait naufrage :
A quoy se reduiront des mouvements si forts ?
Olympe. Parlant bas.
Il consulte au dedans, & soûpire au dehors ;
Courage*, espere, Olympe, & voy s’il est possible
1315 D’allumer de la glace en un cœur insensible.
{p. 108}
SCENE IV. §
[ORONTE, OLYMPE, DORAME.]
Dorame. Se cachant derriere la tapisserie, pour les voir & les épier.
Si je ne les entends, je les verray du moins,
Et de leurs actions mes yeux seront témoins :
Où vas-tu, pauvre Amant ? n’es-tu pas
bien* à plaindre
De
cercher* curieux ce qui t’est plus à craindre ?
1320 Montre toy, va troubler un
dessein* vicieux ;
Mais non, ne le fay pas, afin de faire mieux.
Olympe. Parlant bas.
Amour, en l’inspirant fay nous voir un miracle
Puis revenant à Oronte.
Que me promét enfin votre fatal Oracle ?
{p. 109}
Oronte.
Ma perte avant ma faute, & par un prompt trépas
1325 De punir dessus moy ces dangereux
appas*
Qui vous blessent, Olympe, & que je desavouë :
Je puniray mes yeux, & mon front, & ma jouë ;
Et le
fer* employé contre ces faux attrais,
Pour conserver vos jours, je mourray de mes
trais*.
Olympe.
1330 Remede plus cruel encore que ma peine !
Injurieux secours ! ô
faveur* inhumaine !
Qui me livre pour un cent supplices nouveaux,
Et qui pour les finir augmenteroit mes maux ;
C’est m’offenser plus fort, pour montrer que l’on m’ayme,
1335 Et me ravir à moy pour me perdre en vous mesme :
Ah ! plustost qu’aspirer à la fin de vos jours,
Conservez vos dédains, et m’offensez toûjours.
Oronte.
1340 La voix de l’amitié, celle de la pudeur
M’
obligent* d’étouffer ma vie, & vostre ardeur :
Belle Olympe, à genoux Oronte vous conjure
D’oublier en sa mort une innocente injure ;
Pardonnez moy ce
coup*, qui seroit inhumain
1345 Si je ne l’attendois de vostre belle main.
Dorame. Voyant les actions d’Oronte, qui baise la main à Olympe, & parlant bas.
Que me prends-tu, Voleur ? est-ce là cét
office* ?
Oronte. Continuant à Olympe.
Qu’elle ait, au lieu du cœur, le sang en sacrifice.
Dorame. Parlant bas.
Vos baisers, vos soûpirs, & tant de privautez
Qui vous sont des
faveurs*, me sont des cruautez ;
1350 Lâche, & perfide Amy ! sourde,
ingratte* Maistresse !
Ah ! l’amour me transporte, & la
douleur* me presse.
Olympe.
Ces violents desirs augmentent mon soucy ;
1355 Ma
douleur* vient par elle, & par elle est ravie.
Oronte. Se relevant de genoux.
Voulez-vous que je vive ? Olympe, j’y consents :
Mais Dorame revient, & se plaint à mes sens,
Je l’entends qui soûpire & languit à cette heure ;
Ou donnez luy la vie, ou souffrez que je meure.
Dorame. Parlant bas.
1360 Hé ! qu’esperé-je plus ? ils sont tombez d’accord ;
Sans doute qu’entre eux deux ils traittent de ma mort.
Olympe. Parlant bas.
Son amitié persiste, & mon amour s’augmente.
Puis revenant à Oronte.
Pour le
bien* d’un Amy, cherissez une Amante ;
La pitié qu’il demande & qu’espere sa
foy*,
1365 Vous me l’enseignerez l’exerceant envers moy.
Oronte.
L’exerceant envers vous, pour luy quel avantage ?
{p. 112}
Olympe.
D’estre avec vous aymé, par un juste partage.
Oronte.
L’amour n’est plus amour, qu’on divise en deux lieux.
Olympe.
Vous vivrez dans mon cœur, il vivra dans mes yeux.
Oronte.
1370 Qu’il ait tout ; par la mienne apprenez sa constance.
Olympe.
Apprenez par la vostre aussi ma resistance ;
Et sans plus vous tenir de propos superflus,
Quand vous l’aymerez moins, je l’aymeray
bien* plus.
Oronte. Seule, aprés qu’Olympe s’en est allée.
Quand je l’aymerois moins, les Dieux par un obstacle
1375 De remede à tes
vœux* n’ont fait que le miracle ;
Quel fruict esperes-tu d’un desir impuissant,
Que le corps ne suit pas, quand l’
esprit* y consent ?
Accuse, au lieu du cœur, le sexe & la nature,
Qui font à nos souhaits une commune injure.
[H ; 113]
1380 Dorame, qu’ay-je dit ? n’est-ce pas t’offenser ?
Que l’on conserve à peine en ce faict l’innocence,
Où pour ne point faillir c’est peu que l’impuissance !
N’ayant plus vers ton Frere aucun engagement,
1385 Donne à trois par ta fuitte un prompt soulagement,
Pour le
bien* d’un Amy quitte & Frere, et Maistresse.
Dorame s’avanceant pour tuer Oronte.
Qu’en la place d’Olympe un poignard le caresse.
Puis se retirant.
Ta vangeance plus seure appelle un autre temps :
Aproche toy de luy sans paroistre, & l’entends.
Oronte.
1390 Allons prendre conseil en cette inquietude,
Et resoudre mes sens parmy la solitude ;
La prochaine Forest offre une ombre à mes pas.
Dorame voyant partir Oronte.
Courage ; c’est assez ; il n’en reviendra pas.
{p. 114}
SCENE V. §
Gelandre.
Qu’en croirons-nous, Dorame ? as-tu juré ma perte ?
1395 Joins-tu la trahison à ma peine soufferte ?
Je soûtiens deux assaux dans un mesme sejour ;
Tu m’attaques de
force*, & ta sœur par amour :
Melinde, je me rends ; quelque
raison* contraire
Qu’apporte mon repos, rien ne m’en peut distraire,
J’ay le siege au dehors ; & l’amour au dedans :
Que des canons s’appaise ou gronde le tonnerre,
Je n’ay plus qu’en tes yeux ni de paix, ni de guerre ;
{p. 115}
Fussions-nous tous perdus, & mes
desseins* trahis,
1405 Je plains ma passion plustost que mon
Païs* ;
Que Dorame dépoüille un miserable Prince ;
Tu possedes le cœur, il n’a que la Province ;
Il le veut asservir par une trahison,
Et l’amour & ma
foy* l’ont mis dans ta prison ;
1410 Sa perte en t’agreant recompense la nostre,
On m’ôte une Couronne, & j’en obtiens une autre ;
Je prefere ma perte à la
gloire* des Dieux,
Tu m’
obliges*, Dorame, en me faisant outrage,
1415 Et j’adore un Soleil au milieu de l’orage.
Lucidor vient avec Melinde toute en larmes, aprés luy avoir declaré toutes les trahisons de son Frere.
La voicy, toute en pleurs : Nature, on te détruit,
Peut-on voir le Soleil dans l’onde avant la nuict ?
{p. 116}
SCENE VI. §
LUCIDOR, MELINDE, GELANDRE.
Lucidor parlant à Melinde.
En vain* vous m’opposez & vos
feux*, & vos larmes ;
Rien ne me peut toucher, la pitié ni les
charmes* ;
1420 Aymez moy, Frere & Sœur, ou m’offencez toûjours ;
Je méprise sa haine autant que vos amours,
Vous, indigne du cœur, il l’est de mon courage* ;
Vous troublâtes la mer, où vous ferez naufrage.
Puis s’avanceant à Gelandre.
Ah ! Prince, on nous trahit, un perfide attentat
1425 Se dresse à mes amours, & contre vostre
Estat*.
Un Amy m’a séduit, un Parent vous opprime ;
{p. 117}
Et j’amene à vos pieds la Complice du crime :
Sus donc ordonnez luy le juste châtiment…
Melinde à genoux devant Gelandre.
Que merite & que
cerche* un vif ressentiment
1430 De l’injure qu’à tort on vous avoit dressée,
Et qui m’a par mes mains la premiere blessée :
Ouy, Gelandre, mon Frere en son ambition
N’aspiroit qu’à ravir par une faction
Olympe à Lucidor, à vous le Dyadéme,
1435 Perdre d’un mesme temps un Rival, & vous mesme.
Gelandre.
Ah ! perfide ! Ah ! cruelle.
Puis se retournant, & parlant bas.
Ah ! perfide ! Ah ! cruelle. O Dieux ! puis-je à ce jour
Montrer tant de colere, & cacher tant d’amour ?
Melinde.
Jusqu’icy vous plaignez une legere attainte ;
Mille sont dans l’offence, & vous seul dans la plainte :
1440 Le reste m’épouvante, & vous feroit horreur,
{p. 118}
Sur les divers
effects* causez par une erreur ;
La colere du Roy qui me croit enlevée,
La constance d’Olympe à ce
coup* épreuvée,
Sa fureur, son combat, sa perte, son secours.
Lucidor.
1445 C’est tout ce qui me tuë, & passe le discours ;
Les
effects* disent trop leur trahison commune :
Gelandre, mon amour soûtient vostre
fortune* ;
Pour vanger l’une et l’autre, & perdre un Ravisseur,
Je vay songer au Frere & vous laisse la Sœur ;
1450 La Perse manquera d’hommes & de puissance,
Je reméts la perfide en garde à vos prisons.
Il s’en va.
Melinde.
Encore est-ce trop peu pour tant de trahisons.
Gelandre parlant bas.
Las ! je suis dans la sienne, & j’en aurois pour elle ?
1455 Mon ame à cét
objét* tient mes sens en querelle,
Je soûtiens dans mon cœur un combat different :
Mais l’amour est plus forte, & la haine se rend ;
{p. 119}
Sa beauté qui tenoit ma fureur en balance
L’emporte & contre moy tourne ma violence :
1460 Dissimulons pourtant, & donnons quelque poids
A ma colere feinte & qui n’est qu’en ma voix.
Puis s’addressant à Melinde, comme en colere.
Melinde.
Perfide, à quel dessein* ?… Qu’on m’apporte des chaines ;
Qui retarde ma honte, il prolonge mes peines :
Est-ce en
vain* que ces bras appelleront les
fers* ?
Gelandre parlant bas.
1465 Qu’en leur place les miens vous seroient mieux offerts !
Puis parlant haut comme en colere.
Tu les auras, Méchante.
Se retirant & parlant bas.
Tu les auras, Méchante. O parole
forcée* !
Que la bouche profere, & non pas la
pensée*.
Gelandre parlant haut.
Allons donc. En un lieu moins horrible que toy.
Puis parlant bas & s’addressant à soy-mesme en se frappant l’estomac.
Que toy, dont la rigueur est un monstre à ta
foy*.
{p. 120}
SCENE VII. §
LYCANTHE, 3 SOLDATS armez.
Lycanthe parlant aux Assassins.
1470 Vous treuverez, Amis, par une heure oportune
La
faveur* de Dorame, & sa ferme amitié
Passe la recompense & l’accroist de moitié :
La
valeur*, qui se voit peinte en vostre visage ;
1475 Me donne d’un bon
coup* un asseuré presage :
Oronte à vostre
abord* n’est qu’une paille au vent,
Et mesme avant sa mort n’est déjà plus vivant ;
Vostre seule presence étonne la constance :
Que feroit-il ? surpris, tout nu, sans resistance ?
{p. 121}
1480 Vos armes, que l’Enfer n’oseroit provoquer,
Servent pour vous couvrir plus que pour l’attaquer :
Je veux, sans employer la
force* ni l’outrage,
Le prendre seul à seul en homme de
courage* :
Soutenu par vous trois je le rends abbatu,
1485 Et nous ferons un crime en forme de
vertu*.
Soldat.1.
Dérober à vos bras cette legere peine ?
Lycanthe.
Je le puis ; ou sinon, mon
sort* vous le ramene.
Soldat.2.
Laissez nous le peril, & joüyssez du fruict.
Lycanthe.
Nous yrons…… Je l’avise ; arrestez-vous sans bruict.
{p. 122}
SCENE VIII. §
ORONTE, LYCANTHE, 3. SOLDATS, PAGE.
Oronte dans le bois avec son petit Page.
1490 Ouy, je fuiray, Dorame, enfin l’affaire presse ;
Je quitte Lucidor, & te rends ta Maistresse ;
J’ay connu par ses
feux* & dedans son erreur
Celle des miens aussi qui me tourne en horreur :
Quelque
bien* que l’Oracle en ces lieux me promette,
Et puis qu’Olympe a pris un
poison* dans mes yeux,
En vous fuyant tous deux je vous serviray mieux ;
{p. 123}
Tiendrois-je vostre flame également trompée ?
Mais quelqu’un me surprend :
Page*, icy mon épée.
Lycanthe luy presentant la lettre d’Olympe, mise à la poincte de son épée.
1500 Prends au bout de la mienne une lettre, & ta mort :
Ly hardiment ; aprés, j’acheveray ton
sort*.
Oronte prenant la lettre.
Moy le tien ; jusques là cét
effect* le prolonge.
Aprés avoir leu la lettre.
Qu’est-ce ? ô Dieux ! tout cecy ne me semble qu’un songe ;
Peut-on voir action d’un plus contraire accord ?
1505 On ne m’écrit qu’amour, on ne tend qu’à ma mort,
Olympe icy m’adore, & l’autre m’assassine ;
Je suis dans un sommeil, ou je me l’imagine.
Lycanthe.
Pour le continuer, ce bras qui te poursuit
Te va faire dormir en l’eternelle nuict.
Oronte.
1510 Pour estre sans repos c’est là que je t’envoye.
{p. 124}
Lycanthe en mourant.
Ah ! ma vie en mon sang…..
Oronte.
Ah ! ma vie en mon sang….. Mais ton crime se noye.
Soldat.1 à ses compagnons.
Il est mort ; accourons, & vangeons son trépas.
Oronte. Leur montrant Lycanthe mort.
Voyez vostre destin, traîtres, dessus vos pas :
Le nombre m’épouvante aussi peu que les armes.
Page*
aprés avoir pleuré le desastre d’Oronte ; s’encourageant & prenant l’épée de Lycanthe.
1515 Faisons venir ce
fer* au secours de mes larmes.
Oronte voyant combattre son Page*.
Le Ciel, qui vous a fait l’
objét* de son couroux,
Arme encore, Assassins, l’enfance contre vous :
Des deux Soldats contre elle en tuant l’un.
Va tenir compagnie à cette Ame infidelle ;
Sur les bords de L’Enfer ton compagnon t’appelle.
Page. Voyant son Ennemy chancelant d’un coup*, & mourant luy-méme.
1520 Tombe, traître, & m’attends à descendre là-bas,
Pour y continuer encore nos combats :
Que je regrette peu cette poitrine ouverte !
{p. 125}
Trop heureux que sa mort ait prevenu ma perte :
Adieu, mon Maistre, adieu, belle et douce clarté.
Oronte.
1525 Il tombe : qu’ay-je veu, mon
Page* est emporté :
Doncque la mort de l’un coûte à l’autre la vie ?
Rends, traître, dans ton sang ma vangeance assouvie :
Pour te perdre…..
Soldat tombant.
Pour te perdre….. Ah ! je meurs.
Oronte.
Pour te perdre….. Ah ! je meurs. Et punir ce malheur,
1530 Les Dieux à ton trépas, aprés un tel outrage,
Mais à quoy ces propos ? regarde qu’en son cours
Ce sang vient jusqu’à toy demander ton secours :
Puis courant à son
Page*.
Mon Fils ; il meurt ; ô Ciel ! enseigne à la Memoire
1535 Qu’ils se donnent d’un temps & s’ôtent la victoire.
Enfin se sentant affoiblir de ses blessures.
Ma foiblesse ravit la mienne en son progrez :
{p. 126}
Ne mourant pas des
coups*, je mourrois de regrets ;
Ah ! je n’ay plus
esprit* ny sang qui me soûtienne :
Attends, belle Ame, attends, ou viens prendre la mienne :
1540 Quelle offence ? toy mort ! las ! si je ne suivois
Qui me suivit par tout pendant que je vivois ?
Ne pouvant te donner une autre sepulture,
Ce corps au moins du tien sera la couverture.
Oronte se laisse tomber sur le corps du
Page*, tenant en main la lettre sanglante.
{p. 127}
ACTE QUATRIESME. §
SCENE I. §
Dorame.
Il vit ; tout le mal-heur est tombé dessus nous,
1545 Je meurs d’un attentat dont il n’a que les
coups* ;
Ma honte & son
honneur* ont ma haine suivie,
Sa mort me faisoit vivre, & je meurs en sa vie ;
Et le mien par un autre enfin doit me vanger :
1550 Lâche bras, qui devois sa perte à mon courage*,
Accorde moy la mienne, & seconde ma rage ;
Elle n’oseroit plus se fier qu’à ma main,
Hors de moy rien ne m’ayde & tout secours est
vain* ;
Oronte treuveroit du bon-heur en un gouffre,
{p. 128}
1555 Je croy qu’elle s’entend toujours avec luy,
Qu’ils conspirent ensemble, & qu’elle est son apuy.
Poursuivez, & rendez la tempeste plus forte,
Destins, pour échapper ce bras m’ouvre la porte ;
Que tout me soit, Olympe, ou contraire ou suspect ;
1560 S’il faut perdre l’amour, je perdray le respect,
S’il faut (comme Ixion) n’embrasser qu’une nuë,
J’en
tireray* du moins un foudre si mortel
Que mes
feux* détruiront la victime, & l’Autel ;
1565 J’attaqueray l’
Estat*, le Roy mesme en personne,
Sur sa teste on verra trembler cette Couronne,
Celle qui brille au Ciel d’un éclat non pareil
Je la feray pâlir sur le front du Soleil ;
Que la Thrace dans peu par un
effort* extréme
1570 Sçache que je pery, perissant elle mesme ;
Comme elle fut l’objét* de mon ambition…
Mais le Roy me surprend, à quelle intention ?
Seul, confus, interdit, il écarte sa suite.
{p. I ; 129}
SCENE II. §
LE ROY DE THRACE, DORAME.
Roy de Thrace commandant à ses gens de se retirer.
Qu’autre personne icy ne nous soit introduitte.
Dorame considerant le Roy, & parlant bas.
1575 Je ly dedans ses yeux quelque
dessein* caché ;
Je tremble, & sents au cœur un
poison* attaché ;
Ma veuë est égarée, & ma voix est pesante ;
Sous mille
objéts* d’horreur mon crime se presente :
Puis relevant la voix.
Qu’on m’accorde plustost la
grâce* de mourir.
{p. 130}
Le Roy.
1580 Consolez-vous, Dorame, on le peut secourir ;
Je tiens plus que son
sort* vostre amitié cruelle,
Sa blessure guerit, & la vostre est mortelle ;
Dans cette affliction l’un par l’autre perit,
Dorame parlant bas.
1585 Autrement qu’on ne pense : ah ! ma crainte s’envole ;
D’un crime que j’ay fait je voy qu’on me console :
Reprochons à mes sens le deffaut qu’ils ont eu.
Le Roy.
D’un contre-coup égal je ressents deux attaintes,
1590 La douleur de sa playe, & l’excés de vos plaintes ;
S’il me veut conserver, vous gardera tous deux ;
J’acheterois vos cœurs de ce Dieu qui les donne
L’un de mon Sceptre offert, l’autre de ma Couronne ;
1595 Le vostre, qui partage à nous deux vostre
foy*,
Dorame.
Ouy, Sire, il est à vous ; mon devoir le vous livre ;
C’est pour vous seulement que Dorame doit vivre,
Et tenant de vos mains tout le bon-heur que j’ay
1600 Je ne puis m’affliger que sous vostre congé ;
Ma vie est comme un
bien* dont je n’ay que l’usage,
Le Roy.
Et de mon Sceptre aussi l’appuy plus
glorieux*,
Qui soûtient mes Sujéts & perd nos Enuieux ;
1605 J’ay par vostre
valeur* & par vostre conduitte
Mis nos Amis en paix, les Ennemis en fuitte,
Irriter mes desirs, mon pouvoir, & mes
loix*,
C’est fournir de matiere à vos rares exploicts ;
Par vous, mesme en naissant l’envie est étouffée,
1610 Quiconque nous attaque il vous offre un trophée :
Lucidor, pour le prix de sa temerité,
En servira de preuve à la Posterité ;
{p. 132}
Et Gelandre sera, dans une mesme offence,
Le témoin de sa perte & non pas sa deffense :
1615 Quoy que certains
avis* que j’apprends tous les jours
M’asseurent que la Perse arrive à leur secours ;
Cela
tire* en avant & renflame la guerre.
Dorame.
Sire, en son premier bruit étouffons ce tonnerre ;
1620 Nous donne à triompher avant qu’on soit à nous ;
Melinde entre nos mains, Gelandre dans l’orage
Porteront Lucidor à fuïr le naufrage.
Le Roy.
Ou plustost à se perdre, en perdant son espoir ;
C’est ce que j’apprehende, & qu’il faudra prevoir :
1625 Je mesure sur moy l’affliction du Pere ;
L’un des Fils est au lict, & nous perdrions son Frere ;
Armeroit contre nous les hommes & les Dieux :
{p. 133}
L’un flatte ma bonté, lors que l’autre en abuse ;
1630 Lucidor a failly, mais Oronte l’excuse ;
Pour haïr celuy-là, j’ayme trop cettuy-cy ;
Je crains de pardonner, & de punir aussi ;
Cette main tient mon cœur, celle-cy mon épée,
L’une s’oppose aux
coups* ou l’autre est occupée ;
1635 Je partage dans moy la haine, & l’amitié :
Mais j’ay moins de colere &
bien* plus de pitié ;
La plus juste vangeance est toûjours la moins promte ;
Nous vaincrons Lucidor en secourant Oronte ;
1640 Et toute chose aprés viendra dans sa saison ;
Ce qu’on donne à sa vie on l’ajoûte à la mienne :
Du Ciel & de vos
soins* faites que je l’obtienne ;
Dorame parlant bas.
Ouy, je l’en
tireray*, pour le mettre au tombeau.
{p. 134}
SCENE III. §
OLYMPE, ORONTE.
Olympe voyant Oronte dans le lict.
1645 Voilà ce que vous coûte une amitié
fidelle* ;
Vous n’aviez rien de sainct ni d’aymable au prix d’elle ;
C’est ainsi que Dorame a payé vos
travaux* ?
Oronte.
Chere Olympe, épargnez sa candeur, & mes maux.
Olympe.
Jusques où l’amitié dans vostre ame s’imprime
1650 Pour un
Ingrat*, un traître, & l’auteur de ce crime ?
{p. 135}
Oronte.
Tous ces propos me sont plus mortels que mes
coups*
Mon amitié…
Olympe.
Mon amitié… L’a fait & perfide, & jaloux.
Oronte.
Jaloux ? ô Dieux ! comment ? & de qui ? l’apparence ?
De mon merite au sien il sçait la difference.
Olympe.
1655 Amour, qui n’a point d’yeux, nous les ouvre en ce
poinct*,
Et fait voir aux Amants ce qu’autre ne voit point ;
Par des signes
secréts* d’extréme jalousie
J’ay connu la fureur dont son ame est saisie,
Ce Prince a de l’ombrage autant que de projéts,
Elles, dont la douceur luy paroist inhumaine,
Qui servoient à son
bien*, se tournent à sa peine ;
Mais le plus grand
effort* d’un mal-heur si puissant
Epargne le Perfide, & blesse l’Innocent :
1665 Helas ! en quel
estat* vous treuva Nepoléme :
Noyé dans vostre sang, demy-mort, froid & bléme ?
{p. 136}
Je l’envoyois au Camp, sur un soupçon d’amour ?
Pour y joindre Lycanthe & hâter son retour ;
Mais il treuva ce Traître avecque ses Complices,
1670 De qui la mort prevint de plus
honteux* supplices ;
Vous, couché comme mort, d’un œil indifferent
Sembliez encore lire une lettre en mourant.
Oronte.
De vostre affection, cruel & triste
gage* !
D’une lettre si douce ô le rude message !
Olympe.
1675 Mais le parfait Amy ! qu’il vous
oblige* fort,
Vous donnant mes
faveurs* par les mains de la mort !
Vous ne me croyez pas ? & vous l’aymez encore ?
Oronte.
Je croy qu’il me cherit, je croy qu’il vous adore,
Que vous avez sujét d’estre par cette
loy*
1680 Plus jalouse de luy que Dorame de moy :
Attenter ? un Amy ? prendre cette
licence* ?
Pour m’attaquer en traître, & punir mon bonheur,
1685 Qui m’offre mais en
vain* ce
gage* qu’il merite,
Dont le present me nuit, vous fait honte, & l’irrite :
Pardonnez moy tous deux, accusez seulement
La malice du
sort*, ou son aveuglement,
Qui nous trompant tous trois ne contente personne ;
1690 Il luy ravit un
bien*, vostre amour me le donne,
Moy, je n’en puis joüir…
Olympe.
Moy, je n’en puis joüir… Et luy l’espere en
vain* ;
Helas ! de qui vous tuë adorez-vous la main ?
Oronte.
Outre qu’ayant sur moy toute chose permise,
1695 J’aymerois l’attentat quand il l’auroit commis,
Puis que ma mort seroit un
don* de mes Amis ;
J’adorerois le
coup*, & la main qui me blesse,
Et si j’en soûpirois j’aurois trop de foiblesse.
{p. 138}
Olympe.
Aveugle affection ! ô l’innocente erreur !
Dorame paroist.
1700 Mais ô Dieux ! cét
objét* me remplit de fureur :
Le Traître vient icy, comme un vainqueur superbe
Qui regarde étendu son Ennemy sur l’herbe.
{p. 139}
SCENE IV. §
DORAME, OLYMPE, ORONTE.
Dorame parlant à Olympe, qui s’avance vers luy.
Qu’Oronte doit aymer la main de l’Assassin,
Puis qu’il a pour guerir un si beau Medecin !
1705 Que sa disgrace est douce ! & luy digne d’envie !
J’acheterois ses
coups* du reste de ma vie ;
Et si chacun pouvoit guerrir si doucement,
Je tiendrois mal-heureux qui n’a point de
tourment*.
[Olympe.]
C’est donc à ce
dessein* qu’un Amy si perfide,
Il vous doit la plus-part de ce
bien* pretendu,
Que l’Innocent achete & qu’un Traître a vendu ;
Mettre aprés sa personne, & la
foy* meprisée,
Sa perte à compliment, & son mal en risée ?
1715 Ah ! ce
coup* qui vous rend insensible & mocqueur
Vous devroit fendre l’ame, & saigner dans le cœur.
Dorame tout surpris.
Hé Dieux ! que dittes-vous ?
Olympe.
Hé Dieux ! que dittes-vous ? Ce qu’il m’
oblige* à taire,
Ce que vous avez fait, ce que vous devriez faire :
Mais porter qui les cause à plaindre nos
douleurs* ?
1720 Qui n’a que sang aux yeux donneroit-il des pleurs ?
Dorame.
Olympe, traitez moy…..
Olympe.
Olympe, traitez moy….. Comme vous, l’innocence
D’un qui pour vous aymer a cette recompense,
Et ce lict, pour le prix de sa ferme amitié.
{p. 141}
Dorame parlant bas.
Passons : elle a touché le faict plus de moitié.
Puis s’avanceant à Oronte, sans témoigner que les mots d’Olympe eussent porté dans son
esprit*.
1725 Mon Prince, en quel
estat* vous mét vostre victoire ?
Oronte.
En blessé, qui guerit d’un mal qu’il ne peut croire ;
Mais qui conserve encore apres son sang perdu,
Avecque tous ses
vœux*, le cœur qui vous est du.
Dorame.
On m’arracha le mien, quand on toucha le vostre.
Olympe parlant bas.
1730 Il fait un personnage, & nous en cache un autre.
Dorame.
Et toutefois Ma Dame accuse mon devoir,
D’estre des plus paresseux & derniers à vous voir :
Vous me pardonnerez, mieux qu’elle, cette faute.
Olympe.
Vous accusez la moindre, & cachez la plus haute ;
Ce que vous nommez faute est un crime en
effect* :
Il faut lever le masque, & croire que la
feinte*
Ne sçauroit plus tromper ni mes yeux ni ma crainte :
1740 Vous ajoûtez vos yeux aux
fers* des Ennemis ?
Traître, vous les baignez encore dans ses playes,
Rendant sur nos
douleurs* vos delices plus vrayes :
Flattez, trompez Oronte, & recherchez la paix ;
Mais de pardon de moy, n’en esperez jamais.
Oronte la voyant qui s’en va.
1745 Revoquez cét arrest, cruelle, inexorable ;
Helas ! vous me perdez, m’estant trop favorable :
Voilà le plus sensible & le dernier de tous.
Dorame.
Non, perfide ; c’est moy, que l’outrage convie
1750 De terminer ensemble & tes
feux*, & ta vie ;
Ce
coup* mal commencé n’est remis qu’à ce bras,
Qui sçait punir un traître & perdre les
ingrats* :
Aprés ce que j’ay veu d’un crime volontaire,
{p. 143}
Ou pourois-tu parler, ou pourois-je me taire ?
1755 Les femmes pour tous deux ont déjà trop parlé :
Je confiois mon
bien* à qui me l’a volé,
Qui me charge d’un faict si contraire à ma
gloire*,
Pour rendre ma
vertu* suspecte à la memoire :
Viens où l’Amour te meine ; il n’a plus de bandeau,
1760 Il t’appelle du lict pour entrer au tombeau ;
Remis, ou peu s’en faut, cette épée invincible
Te guerit tout à faict par un
coup* plus sensible.
Oronte.
Sensible ? ce discours me l’est plus que la mort ;
Injurieux soupçon, que tu me fais de tort !
1765 Me falloit-il, destins, vivre aprés mon naufrage,
Pour m’exposer encore à ce dernier orage ?
Quoy ? mon cœur vous offence, & ne peut languissant
Ou vivre en vostre
grâce*, ou mourir innocent ?
J’avois sauvé ma
foy* dans ma perte premiere ;
1770 Pour la perdre le Ciel m’a rendu la lumiere ;
En me faisant ce
don* que tu m’es ennemy !
Reprens-le, c’est trop cher, il me coûte un Amy ;
{p. 144}
O Dieux !
Dorame.
O Dieux ! Demande leur un Enfer, & tes peines ;
Eux & moy, nous rions de ces parolles
vaines* :
1775 Un perfide jamais…..
Oronte.
Un perfide jamais….. Ne fut pareil à moy :
Prince…
Oronte.
Prince… A Dieu. Rien qu’un mot, qui contente ma foy.
Dorame retournant.
Sois autant importun que traître, & temeraire ;
Oronte
tirant* à Dorame son épée, pour s’en frapper.
Et bien*, que diras-tu ? Mais Dieux ! que veux-tu faire ?
Oronte tenant l’épée haute.
Pour la derniere fois contre moy vous servir,
1780 Et vous donner un cœur qu’autre n’a pû ravir :
Puis se la plongeant dans le corps.
Je vous fay là dedans plus qu’à moy de dommage ;
Pardonnez à ma main qui détruis vostre
image* :
Vous demandez ma mort ; j’obey ; la voicy ;
Oronte luy tendant l’épée teinte de son sang.
1785 Tenez, et joüissez du fruict de vostre attente.
Dorame parlant bas.
Quoy doncque ? je me rends, & la pitié me tente ?
Non, quoy qu’il soit blessé, je ne suis pas vangé ;
Son bras qui l’a puni m’a plus desobligé,
Ce n’est qu’autant de sang qu’il ôte à ma vangeance ;
1790 Ma main auroit
bien* mieux treuvé mon allegeance :
Mais appelons ses gens sur un
poinct* si douteux.
Accourez ; il se tuë ; empéchez sa furie ;
Voyez vostre mal-heur, & sa forcenerie :
1795 Mon épée en ses mains, si quelqu’un ne la prend,
Sa rage aprés ce
coup* en medite un plus grand.
{p. 146}
Oronte se levant à moitié sur son lict, pour empécher ses gens, qui s’avancent pour luy oster l’épée.
Allez, retirez-vous ; ou vienne le plus traître ;
Ce bras luy montrera qu’il se prend à son Maître ;
Auriez-vous oublié ce qu’encore je puis ?
1800 Vivant j’ay paru tel, & mourant je le suis.
Dorame luy parlant à l’oreille.
Vous me l’apporterez doncque dessus la place
Où Lucidor connut sa honte, & vostre audace ;
Là je me vangeray du tort que l’on me fit.
Oronte.
Je vivray jusqu’alors,
Dorame s’en allant.
Je vivray jusqu’alors, A demain.
Oronte.
Je vivray jusqu’alors, A demain. Il suffit :
1805 Revenez, approchez, Troupe fidelle & chere ;
Voyez, fermez ma playe, elle n’est que legere.
{p. 147}
SCENE V. §
MELINDE, GELANDRE.
Melinde.
Ne m’importunez plus, & quittons ces discours ;
J’ay l’
esprit* à mes maux plustost qu’à vos amours :
Ce Dieu, qui ne se plaist que parmy les delices,
1810 Rougiroit qu’on le vist en ce lieu de supplices.
Gelandre.
Vous ne rougissez pas qu’une extréme rigueur
Parmy tant de
tourments* le tienne dans mon cœur ;
Vous estimez ces lieux indignes de sa flame,
1815 Accordons mes desirs avecque la
raison* ;
Amour n’est jamais mieux que dans une prison,
Il hait la liberté, fait mesme qu’on la craigne,
Et la chasse d’un cœur aussitost qu’il y regne.
Melinde.
Ses plumes nous font voir qu’il sçait
bien* en partir.
Gelandre.
1820 Non ; c’est pour y voler, & non pour en sortir :
Conservons luy pourtant l’usage de ses aîles,
Sortant d’une prison qu’il entre en de plus belles ;
Vostre cœur est tenu sous un
ingrat* pouvoir,
Et vous voyez le mien prest à le recevoir ;
1825 Amour vous mit icy, qu’Amour vous en retire.
Melinde.
C’est m’ôter l’esperance, & non pas le martire.
Gelandre.
Tel espoir au contraire entretient vos
douleurs* ;
Cette épine jamais ne vous promét de fleurs :
Lucidor vous méprise, & ses armes plus fortes
1830 Lui vont gagner Olympe à vos yeux, à nos portes ;
Les Persans arrivez ont sceu le prevenir.
En recerchant la mienne il a treuvé sa perte :
Vous, relevez la vostre en mon amour offerte ;
1835 Ma premiere victoire est de vous acquerir.
Melinde.
Perdant tout, il m’en reste une belle à mourir.
{p. 150}
SCENE VI. §
Lucidor à ses Soldats
Jusqu’icy parvenus, une heure nous peut rendre
Où mon Pere & les siens ont pris jour à m’attendre ;
Amis ; ne soyons pas les derniers sur les lieux,
1840 Avanceons dans ce bois qui limite nos yeux ;
C’est là le rendez-vous, où nous devons ensemble
Conclure les
desseins* sous qui la Thrace tremble :
Pardonne, chere Olympe, à mon
sort* inhumain,
S’il me faut t’acquerir les armes à la main,
1845 Ton amour m’y contraint, ma
foy* me le commande ;
J’ay, perdant un Rival, tout ce que je demande ;
{p. 151}
Il commencea la guerre, elle finit en luy.
Dorame paroist suivy d’Oronte pour se battre.
Mais quel
dessein* l’amene à mes yeux aujourd’huy ?
Quoy ? nous suivroit-il point ? Non, luy mesme s’arreste ;
1850 Suivy d’un cavalier au combat il s’appreste :
Tirons* nous à l’écart, Amis, voyons leur jeu.
{p. 152}
SCENE VII. §
ORONTE, DORAME, LUCIDOR.
Oronte l’épée en main, & parlant à Dorame.
Que la colere allume en vostre ame trompée.
Dorame.
Toute
raison* est mise au bout de mon épée :
Mais sans vostre mal-heur je ne puis estre heureux.
Oronte.
Helas ! mon plus grand mal seroit de vous en faire ;
Je vous suis ennemy seulement pour vous plaire.
{p. 153}
Dorame.
Pour me plaire en
effect*, venez, sans m’épargner.
Oronte.
Ma victoire consiste à me l’ôter moy-mesme.
Lucidor les voyant au combat.
Ils combattent pour moy dans ce peril extréme ;
C’est ma Sœur, & Dorame ; ils me vangent sur eux,
Et ma haine s’acquiert ce qu’ils perdront tous les deux.
Dorame voyant qu’Oronte ne fait que parer.
1865 Portez ; cette douceur en m’épargnant m’offence ;
Oronte.
Mon cœur retient mon bras, lors que ma main s’avance.
Ah ! Prince, cher Amy, quittez cette fureur ;
Tout ce qui s’est passé donnons le à vostre erreur.
{p. 154}
Dorame.
La plus grande ne fut que d’aymer un tel homme.
Oronte parlant bas.
1870 La mienne est d’avoir feint d’estre ce qu’il me nomme.
Oronte.
Achevons. Ecoutez un mouvement plus doux,
Et mon bras, qui se plaint d’estre employé sur vous.
Dorame.
Le mien se plaint aussi d’une trop longue attente.
Oronte se sentant presser.
Est-ce ainsi, furieux, qu’il faut qu’on vous contente ?
Dorame bléssé dans la jointure de la main, qui luy fait tomber l’épée.
1875 Tu m’ôtes……
Oronte.
Tu m’ôtes…… Qu’ay-je fait ?
{p. 155}
Dorame.
Tu m’ôtes…… Qu’ay-je fait ? O trop heureux vainqueur,
Le mouvement du bras, & non celuy du cœur ;
Tu vois l’épée à toy, mais non pas mon
courage*.
Oronte de dépit du coup* qu’elle a fait.
Quoy ? serois-tu mon bras, aprés un tel outrage ?
Voyez mon cœur à vous, du mesme
coup* percé ;
1880 Ah ! mon ame s’écoule en vostre sang versé.
Dorame.
Ce dernier
trait* m’abbat, ta douceur incroyable
Acheve ta victoire en m’estant pitoyable.
Oronte le conduisant sous un arbre.
Venez, & reposez vostre bras sur le mien.
Dorame.
Que tu me fais de tort, en me faisant ce
bien* !
1885 Plus douce m’est ta main, plus rude je l’essaye.
Oronte aprés l’avoir assis sur l’herbe.
Permettez que mes pleurs arrousent vostre playe ;
La
vertu* les appreuve ; & c’est un sang pieux
Que l’amitié, du cœur distille par les yeux ;
{p. 156}
Dorame.
1890 Helas ! cette eau m’enflame, & sa pitié me blesse.
Qui malgré ma fureur luy sont obéissants ;
J’ay pris un autre cœur, autres yeux, autre bouche ;
Oronte, est-ce
bien* vous ?
Lucidor les surprenant.
Oronte, est-ce bien* vous ? Mais, perfide, est-ce toy,
1895 Que le Ciel a puni par un autre que moy ?
Depuis ta trahison tu trainois ton supplice ;
Et mon bras, sans le sien, châtioit ta malice :
Mais il falloit qu’en fin ta
gloire* se vantât
Qu’une Fille aujourd’huy t’as mis en cét
estat*,
1900 Que le plus lâche cœur que la discorde anime
Ces Monstres par le sang ont pris de la douceur,
Et l’Enfer en ce lieu joint un Traître à ma sœur ;
Puisse-t’il à jamais vous unir de la sorte.
{p. 157}
Dorame.
1905 Helas ! qu’ay-je entendu ?
Oronte.
Helas ! qu’ay-je entendu ? La fureur me transporte !
Dorame.
Une fille d’Oronte ? ô Dieux quel changement ?
Oronte attaquant son Frere.
Ces mots t’ôtent la vie.
Dorame.
Ces mots t’ôtent la vie. A moy le jugement.
Lucidor.
Fuy, malheureuse, fuy, que le vice a conduitte ;
Ne tente plus ce bras, qui te permét la fuitte.
Oronte.
1910 Croy qu’un Dieu de mes mains ne t’arracheroit pas.
Lucidor.
Furieuse, c’est trop, tu
cerches* ton trépas.
Dorame tandis qu’Oronte presse Lucidor, qui tâche de rabattre sa fureur sans se battre.
O Dieux ! qui vit jamais une amitié pareille ?
Elle attaque son Frere, & pour toy l’on se bat ;
1915 Les laisserois-tu perdre en ce douteux combat ?
Et serts à leur fureur ou d’obstacle, ou de butte.
Comme il les voit se battre, tout blessé il se jette entre le Frere & la Sœur pour les separer.
Appaisez dans mon sang vos deux cœurs irritez,
Tournez vos
coups* sur moy qui les ay meritez ;
1920 Par mon corps vos deux
fers*, dont rougit la Nature,
Pour aller jusqu’à vous se feront l’ouverture,
Je soûtiendray tout seul l’
effect* de ce duel ;
Voyons qui de vous deux sera le plus cruel.
Lucidor.
Quoy ? ce Monstre opposé, comme une autre Meduse,
1925 Tient mon ame insensible.
Oronte.
Tient mon ame insensible. Et la mienne confuse.
{p. 159}
SCENE VIII. §
LE ROY DE PERSE, ORONTE, DORAME, LUCIDOR.
Le Roy.
Quelque accident l’empéche, & l’aura retardé ;
Pour te voir, ô mon Fils, t’ay-je point
hazardé* ?
Puis jettant les yeux sur Lucidor.
Mais quel bruit ? le voilà ; mon œil me le figure ;
Est-ce luy-mesme ? ô Dieux ! rendez faux mon augure.
Oronte à Dorame.
1930 Quoy ? je combats pour vous, et vous m’en empéchez ?
{p. 160}
Dorame.
C’est le Ciel qui s’oppose, & nos destins cachez :
Puis se tournant à Lucidor.
Lucidor, écoutez la voix de mon martire ;
Un crime est effacé, quand le cœur en soûpire.
Le Roy.
Ouy, c’est luy.
Puis attaquant Oronte.
Ouy, c’est luy. Cavalier, à moy, tournez le front :
1935 Je vous soûtiens, mon Fils ; & le secours est promt :
Et quoy ? de vostre main je voy tomber les armes ?
Lucidor voyant son pere, laisse tomber son épée.
O Dieux !
Oronte la laissant tomber de mesme.
O Dieux ! Je n’en ay plus contre luy que mes larmes,
Puis se jettant à genoux devant son pere.
Sire ; il est… Ah ! ce mot déjà sort à demy ;
Le diray-je mon Frere, ou
bien* mon Ennemy ?
1940 Et je suis, (pardonnez, ô mon Pere, à ma honte,)
Vostre coupable Fille, & mal-heureuse Oronte.
Le Roy.
Mon sang contre mon sang devant moy
conjuré* ?
Oronte, Lucidor, couple dénaturé,
Est-ce ainsi qu’un destin vous remét à ma veuë ?
[L ; 161]
1945 O Fille, de
raison* & de sens dépourveuë !
Cruels, également ces deux bras que je fis !
Dy que t’a fait ma Fille ? & que t’a fait mon Fils ?
Tous vos
coups* ne portoient que contre vostre Pere ;
L’un me voloit sa Sœur, l’autre m’ôtoit son Frere ;
1950 Et ces cœurs qu’à l’amour Nature avoit formez
La haine les tenoit l’un contre l’autre armez :
Pour rendre vos fureurs d’autant plus inhumaines,
Doncque j’ay veu mon sang s’écouler par vos veines ?
Quel poura mon courroux châtier le premier ?
1955 Quel poura mon amour caresser le dernier ?
Ne choisy point des deux ; tu ne peux miserable,
Qu’aymer un Ennemy, qu’embrasser un coupable ;
Ta bonté leur montrant ce qu’ils t’ont fait de tort,
Tu ne les peux punir qu’en les aymant plus fort :
{p. 162}
1960 Approchez, & joignez vos deux mains dans la mienne,
Elles y quitteront leur fureur ancienne ;
Mon sang à son approche aura cette
vertu*
De remettre en vos cœurs le devoir abbattu.
Oronte.
Sa force* à vostre veuë…… A l’égal nous enflame.
Lucidor.
1965 Excusez mes froideurs, Oronte.
Oronte.
Excusez mes froideurs, Oronte. Et vous, ma flame.
Le Roy.
Venez ; c’est à ce
coup* que je vous ay treuvez.
Vous, genereux Amy, qui me les conservez,
Pour un tresor si grand que devez-vous attendre ?
Dorame.
Un
bien*, que les Dieux seuls, & vous, me pouvez rendre ;
Du Pere la pitié, des Enfans le pardon.
Le Roy.
Pourions-nous refuser à vos
vœux* quelque chose ?
Vostre demande obtient tout ce qu’elle propose.
Dorame.
Cette
foy*, Lucidor, qui semble vous lier
1975 Vous presente mon crime, afin de l’oublier ;
Vostre amitié, mon Prince, est le seau de ma
grâce*,
Permettez qu’à genoux Dorame vous embrasse.
Lucidor le recevant & le salüant.
Que doy-je à la parolle & d’un Pere & d’un Roy ?
Oronte d’aise, les voyant embrasser.
Mon amitié triomphe.
Dorame.
Mon amitié triomphe. Et rappelle ma
foy* :
1980 Oronte, c’est icy que j’admire vos
charmes*,
Que je treuve plus forts encore que vos armes :
Mon cœur déjà se plaint qu’il souffre devant vous
O Dieux ! quelle
faveur* est jointe à mon injure ?
Montrant sa playe.
1985 Pûssiez-vous voir ainsi ma nouvelle blessure !
Le Roy.
N’aurez-vous point pitié de vostre sang perdu ?
Dorame.
Que n’est-il, ô grand Roy, pour vous tout répandu !
Il apporte aujourd’huy la paix en cette Terre,
Et rachéte celuy que demandoit la guerre ;
1990 R’envoyez vos Soldats, & leur nombre infini ;
Il ne sera donné qu’un
coup* que je beny :
Sire, mon sang vous parle, & servira de
gage*
Qui vous est de la paix un asseuré presage ;
Il est de nos
travaux* & le prix, & la fin.
Lucidor.
1995 Qui me fait admirer la
force* du destin.
{p. 165}
ACTE CINQUIESME. §
SCENE I. §
OLYMPE, LUCIDOR.
[Olympe.]
Qu’Oronte est une Fille ? & Lucidor fidelle ?
Heureuse également l’une & l’autre nouvelle !
Lucidor.
Voyez en quelle erreur vostre
esprit* fut plongé.
Olympe.
Tout ce qui s’est passé je croy l’avoir songé.
2000 Que Melinde par vous ne fut point enlevée ?
{p. 166}
Que toûjours la constance en vous s’est retreuvée ?
Qu’il n’est rien de ces bruits qu’un jaloux fit courir ?
Que j’avois vostre cœur quand je voulus mourir ?
Que le mien furieux vous appelant parjure,
2005 Vous adoriez muét qui vous disoit injure ?
Qu’on perdoit vostre
foy* quand vous la conserviez ?
Que je vous hayssois quand plus vous me serviez ?
Et ce qui rend ma joye encore plus extréme,
Que vous soyez à moy, que je sois à vous méme ?
Lucidor.
2010 C’est, Olympe, en ce point où ma felicité
Tient propices les vents d’un orage evité ;
Ils donnent à ma
foy* ce qu’on doit au merite ;
Où le
bien* est si grand toute peine est petite ;
Nous aymons un tresor que nos
soins* ont acquis,
2015 Et la difficulté le rend
bien* plus exquis :
Je regarde vos yeux, & je croy qu’ils me disent
Tes maux nous ont vaincus, & tes
feux* nous maistrisent :
Montrent gays & riants que nous sommes à toy :
2020 Vostre teint qui rougit, semble par innocence
L’Amour à mes plaisirs offre dans vos cheveux,
Pour les y retenir, des lyens & des nœuds ;
Chaque poil a sa
grâce*, & j’y voy la Nature
2025 Qui se plaint contre l’art, d’une agreable injure :
Je regarde ce front ; & d’un transport nouveau,
Pour ce qu’il est à moy ; je le treuve plus beau :
Vostre bouche me dit, (& je pense l’entendre,) :
Ce baiser est à toy, ne feints point de le prendre :
Il la baise.
2030 Vostre sein, que ma lévre a crainte de toucher,
S’enfle de ce dépit, ou pour s’en approcher ;
Il semble me montrer sa beauté par reproche,
Et qu’un doux mouvement anime cette roche ;
L’agreable vengeance ! on diroit qu’un dédain,
2035 Témoignant son orgueil, l’endurcit sous ma main ;
Au vent de mes soupirs dont l’attainte est si douce
Il s’abbaisse par fois, & par fois les repousse,
{p. 168}
Et dedans ce combat amoureux & plaisant
S’il souffre cét
effort*, je meurs en le baisant.
Olympe.
2040 Aprés cette vengeance un peu trop indiscrette
Vostre ame, Lucidor, est-elle satisfaite ?
Mon cœur vous a permis de me punir ainsi,
Et par ces privautez vous a crié mercy ;
Ces premieres
faveurs* ont reparé mon crime,
2045 Qu’un repentir condamne & mon silence exprime.
Lucidor.
Que j’en ayme la faute, à cause du pardon !
Offencez moy toûjours, & demandez ce
don*.
Olympe.
Mais le pardon seroit une plus grande offense,
Et sa facilité m’en fera la deffense :
Un legitime accord que nos Parents appreuvent
Nous promét en amour les
graces* qui s’y treuvent ;
Rien ne s’opposera pour lors à vos plaisirs :
2055 Voicy ceux que le Ciel conjoint à nos desirs.
{p. 169}
SCENE II. §
LES ROYS DE THRACE ET DE PERSE, LUCIDOR, OLYMPE.
Roy de Thrace.
Ce lyen est trop fort, pour craindre qu’on le rompe ;
Jamais la paix ne vint avecque tant de pompe ;
Sous le front des fureurs le repos s’est produit ;
Le foudre à cette fois est ennemy du bruit ;
2060 Tant d’hommes qui tenoient la Thrace en defiance
Ne sont que les témoins d’une belle alliance ;
Tous nos champs revestus des plus belles couleurs
Ont la picque & les dards cachez dessous les fleurs ;
Le desordre est chassé, le bruit, la violence ;
2065 Et seulement la joye empéche le silence.
{p. 170}
Mon Frere, c’est de vous, c’est de vostre bonté
Que nous tenons au port l’orage surmonté.
Le Roy de Perse.
C’est de vous que je tiens ce bon-heur, qui me donne
En mes Enfans treuvez l’appuy de ma Couronne ;
En doivent un du moins à qui m’en donne deux :
Pour deux Enfans perdus j’en ay trois en la place ;
Cette belle Princesse, élevant nostre
honneur*,
2075 Est pour en augmenter le nombre, & mon bon-heur.
Roy de Thrace.
Ce desir tient son ame & la mienne enflamée,
Moy d’aymer Lucidor, elle d’en estre aymée.
Lucidor.
Vous appellent nos Dieux, nos Peres, et nos Roys.
Olympe.
2080 Tenant d’eux mon Soleil…
{p. 171}
Lucidor.
Tenant d’eux mon Soleil… Tenant d’eux mon Aurore.
Olympe.
Je les nomme plus Dieux que ceux que l’on adore.
Lucidor.
Qui nous font de la Terre un vray Ciel amoureux.
Olympe.
Un Autel, où nos cœurs s’immoleront pour eux.
Roy de Perse.
Puis qu’à nos
vœux* commun leur volonté pareille
2085 N’attend plus que l’
effect* que l’Amour nous conseille,
Mon Frere, terminons ces
desseins* entrepris,
Joignons en eux les corps ainsi que les
esprits*,
Et par le doux lyen d’une amitié commune
Mettons, outre nos cœurs, nos Couronnes en une.
Roy de [Thrace].
2090 La mienne dépendra toûjours de vostre
loy*,
Les Thraces connoistront que vous regnez en moy ;
Quoy que cette alliance à nos
loix* soit contraire,
J’affecte sa grandeur qui m’en devroit distraire,
Trop content si par là mon âge languissant
{p. 172}
2095 Voit mon sceptre fleurir dessous un plus puissant :
Mais le Ciel, qui permét ce bon-heur sans exemple,
Recevra mieux nos
vœux* confirmez dans le Temple.
Lucidor.
La Ville à cét
effect* nous pouvant recevoir,
Allons rendre Gelandre étonné de vous voir ;
2100 A mon commandement ses portes sont ouvertes.
Le Roy de Thrace.
Cét accord entre nous relevera ses pertes.
{p. 173}
SCENE III. §
DORAME, ORONTE en Fille.
Dorame.
Le moindre de ces
traits* ravit les cœurs à soy ;
Que le rocher est beau, qui causa mon naufrage !
2105 Qu’il me prepare encore un agreable orage !
Que je treuve cruels vos
soins* officieux !
Guery de vostre main je mouray par vos yeux.
Oronte.
Ceux-cy ne donneront qu’une legere attainte ;
Mais vostre sang doit faire une plus juste plainte.
{p. 174}
Dorame.
2110 Quel dangereux secours vostre pitié me rend,
De soulager un mal & d’en faire un plus grand !
C’est adoucir ma playe, & non le vray martire,
Vous courez à mon bras lors que mon cœur expire ;
Ecoutez-le qui dit, vous montrant sa langueur,
2115 Qu’en
vain* le bras guerit si l’on blesse le cœur.
Oronte.
Et dequoy se plaint-il ?
Dorame.
Et dequoy se plaint-il ? Qu’ayant souffert ma haine
Vous fuyez mon amour, & recerchez ma peine.
Oronte.
Dieux ! quels
effects* pouront vous contenter un jour ?
Dorame.
Ceux qui de l’amitié feront naistre l’amour ?
2120 Quel fils plus legitime à cette douce Mere,
Si c’est luy qui la rend plus parfaitte & plus chere ?
Où sont tant de transports, & ces doux sentiments,
2125 Si vous ne l’achevez vous en perdez la
gloire* :
Tous mes sens aujourd’huy vous semblent reprocher,
Par ce qui vous toucha, ce qui vous doit toucher :
Ma bouche semble dire à la vostre irritée,
Condamnes-tu la plainte à qui tu l’as prestée ?
2130 De vray, pour vous je souffre un semblable trépas ;
Vous l’avez dit pour moy, ne le croirez-vous pas ?
Ce que vous témoigniez de mon amour extréme,
Ces soûpirs, & ces vœux s’addressent à vous-mesme :
Puis regardant vos yeux, dont les miens sont jaloux,
2135 Voilà ceux, (disent-ils), qui pleurerent pour nous ;
Quoy ? dans cette pitie que ma peine reclame
Vos yeux donnoient des pleurs, & n’auront point de flame ?
Mon cœur dit qu’à mes sens de fureur allumez
Vostre sein fut ouvert, & vous le luy fermez.
{p. 176}
2140 Dans tous ces accidents qu’icy je vous raconte
Vous estiez une Fille, & cette mesme Oronte :
Pourquoy dans vos
faveurs* auriez-vous pû changer ?
Je méprisois alors ce qui peut m’
obliger* ;
Ma flame s’augmentant, la vostre diminuë,
2145 Je perds vostre amitié quand je l’ay reconnuë ;
Vous m’offrîtes un
bien*, afin de le ravir,
Vous me le refusez quand je m’en puis servir.
Oronte.
N’acheve point ces mots, cher Amant, tu me charmes ;
Je crains plus ton
esprit* que je n’ay fait tes armes ;
2150 Mon amour suit pourtant quelque fatalité ;
Tu la dois plus au Ciel qu’à ta subtilité :
Fut de mes
vœux* confus & le voile, & l’amorce ;
De l’amitié l’Amour emprunta le berceau.
Dorame.
2155 Vous aymastes la source, aymez en le ruisseau.
Oronte.
Croy qu’encore en cela je fay plus que je n’ose ;
Que nos
vœux* reconnus luy fassent revenir
De ses
feux* offencez le fâcheux soûvenir.
Dorame.
2160 Il a pour ce regard l’ame trop genereuse :
Les Roys appreuveront nostre union heureuse ;
Et si j’ay vostre amour conforme à mes souhaits,
Le Ciel accomplira nos lyens qu’il a faits.
{p. 178}
SCENE IV. §
Melinde delivrée de prison par Gelandre.
Stances.
A quoy mes soûpirs et mes plaintes ?
2165 Ce mal desesperé n’a plus de guerison ;
J’ay perdu Lucidor, & sortant de prison
J’entre en de nouvelles contraintes :
Que ne m’as-tu laissé mourir entre les
fers* ?
Gelandre, ta pitié vaut
bien* moins que ma rage,
Et ne m’ôte mes maux que par d’autres offerts.
Et je treuve odieuse aujourd’huy la clarté ;
Tu ne m’as, cher Amant, rendu la liberté
{p. 179}
2175 Qu’afin que le jour vist mes larmes :
Je n’avois en prison qu’à souffrir ma
douleur* ;
Mais je treuve en tes
soins* une seconde geine,
Ton amour s’ajoûte à ma peine,
Et le
bien* qu’on me fait redouble mon malheur.
2180 Que le destin nous est contraire !
Qu’il nous donne à tous trois un different souhait !
J’ayme après ses dédains encore un qui me hait,
Et hay celuy qui me veut plaire :
Tu romps pourtant ma hayne en rompant mes lyens,
2185 J’ay fait le
coup*, Gelandre, & j’en plains la blessure ;
Si c’est reparer une injure
D’avoir plus de pitié de tes maux que des miens.
Rien n’a ta flame refroidie,
Ta perte, mes
desseins*, tes maux, ni ma rigueur,
2190 Mon offence te plaist, & m’a livré ton cœur
Pour le prix de ma perfidie :
Pourrois-je estre insensible ?…..
{p. 180}
SCENE V. §
GELANDRE, MELINDE,
PAGE*.
Gelandre la surprenant.
Pourrois-je estre insensible ?….. Au dernier accident,
Qui m’a jetté par vous dans un gouffre evident ?
Tout est perdu, Melinde, ô trahison
étrange* :
2195 Lucidor m’abandonne, & contre nous se range.
Melinde.
Dieux ! comment ?
Gelandre.
Dieux ! comment ? Les Persans sous mesmes étendars
Avecque ceux de Thrace ont gagné nos ramparts ;
Et ce Prince suivy de Soldats à la file,
{p. 181}
Sous couleur de secours, est entré dans la Ville ;
2200 Les deux Roys sont ensemble, unis d’affection ;
Olympe & Lucidor n’ont qu’une passion ;
Cette Ville doit estre à leur peine soufferte
Comme un lieu de triomphe….
Melinde.
Comme un lieu de triomphe…. Et celuy de ma perte :
Gelandre, il faut mourir, à ce
coup* je le doy ;
2205 Prevenez ma fureur, & vous vangez de moy,
Moy, dont les trahisons de vos maux sont la source ;
Abregez de mes jours la criminelle course :
Maintenant je l’expose à vos ressentiments ;
2210 Vous sçavez qu’il vous fut envoyé pour ôtage,
Et vous l’épargnerez au
poinct* qu’on vous outrage ?
Qu’il meure, cét
ingrat*, de honte & de regret ;
R’appellant de vos
feux* l’agreable memoire,
2215 Il veut mourir d’amour, qu’il n’en ait pas la
gloire* ;
Il doit mourir en traître & non pas en Amant.
Gelandre.
Que mon mal-heur icy rend ma perte oportune !
Dans sa fin seulement commence ma
fortune* ;
2220 Mon
bien*, contre l’espoir, vient quand j’ay tout perdu :
Une heure me l’a pris, l’autre me l’a rendu :
Si vostre amour, d’un temps a ma perte suivie,
Qu’elle me coûte peu quand je perdray la vie !
Melinde.
Moy seule……
Icy l’on entend les Trompettes, & un
page* entre.
Moy seule…… O Dieux ! quel bruit ?
Gelandre. Parlant au Page*.
Moy seule…… O Dieux ! quel bruit ? Avance.
Puis parlant à Melinde.
Moy seule…… O Dieux ! quel bruit ? Avance. Vous tremblez.
Page*.
2225 Prince, déjà les Rois dans le Temple assemblez,
Que le soldat en foule & le Peuple environne,
Vous demandent present aux encens qu’on leur donne.
Gelandre.
Que d’un cœur abbatu je les aille adorer ?
Non, je ne le puis faire, eux non plus l’esperer.
Page.
2230 Ils attendent ensemble & vous, & la Princesse.
{p. 183}
Gelandre.
La rendre ? ô Dieux ! c’est là que le destin me blesse.
Melinde.
Obeissez, Gelandre, asseuré de mes
feux*.
Gelandre. Parlant au Page*
Retournez sur vos pas, nous vous suivons tous deux.
Comme le
Page* s’en est allé.
Melinde, vous voyez où ma vie est reduite,
2235 Si mesme en perdant tout on m’ôte aussi la fuite :
Que vostre Frere ait pris cette ville sur nous
Je croirois en sortir trop riche avecque vous.
Melinde.
Si par là vous croyez surmonter cét esclandre,
Je ne resiste plus, je vous suivray, Gelandre ;
Servez vous de ma vie, employez ma mort ;
Que la cause du mal apporte le remede.
{p. 184}
Gelandre.
Quel bon-heur est si grand que ce plaisir n’excede ?
Fortune*, que peux-tu maintenant sur mes sens,
2245 Que ma perte les rend
glorieux* & puissans ?
J’offense mon malheur si mon cœur en soûpire ;
On me prend une Ville, & je gagne un Empire :
Le Ciel, dont les projéts ne furent jamais
vains*,
M’offre d’un bon succez des presages certains ;
2250 Allons treuver les Roys, & bannissons la crainte.
Melinde.
Allons ; je suis à tout, sans peur & sans contrainte.
{p. 185}
SCENE VI. §
LES ROYS DE PERSE, ET DE THRACE, OLYMPE, LUCIDOR.
Le Roy de Perse. Adorant le Soleil dans le Temple.
Premier flambeau du Ciel, Ame de l’Univers,
Qui fait voir & qui voit tant de Peuples divers,
Soleil, dont les rayons sont au reste du Monde
2255 Ce que l’Ame est au corps, ce qu’aux poissons est l’onde ;
Dieu de
feu*, d’union, d’amour, & de clarté,
Sans qui l’on ne verroit ni couleur ni beauté,
Dont la
force* maintient les Elements en guerre,
Forme l’ordre du Ciel, & fait l’or en la terre ;
{p. 186}
2260 Toy que la Perse adore,
honneur* de ces lieux saincts,
Grand Dieu, sois favorable à nos justes
desseins* ;
Que tes plus doux rayons luisent sur nos Provinces,
Et joints d’affection ces Peuples & leur Princes.
Roy de Thrace. Adorant le Dieu Mars.
Reçoy les mesmes
vœux*, qu’icy nous t’addressons,
2265 Toy Pere de la guerre & de ses Nourissons,
Puissant Dieu des combats, que la Thrace revere ;
Prends, pour nous regarder, ton front le moins severe,
Porte loin ta fureur dessus nos Ennemis,
Grand Mars, entends les
vœux* de ces Peuples soûmis ;
2270 Qu’ils ne connoissent plus de guerre ou de vangeance
Que pour se maintenir en cette intelligence,
{p. 187}
Accorde la victoire, ou conserve la paix.
Lucidor.
En signe des
faveurs* que le Ciel nous envoye,
2275 Soleil, que tes rayons servent de
feux* de joye,
Que nos plaisirs soient peints sur le front de ce jour,
Et pour nous éclairer prends le flambeau d’Amour.
Olympe.
Montre à toute la Terre & ta flame, & la mienne,
Et dy que mon ardeur a surmonté la tienne ;
2280 Puis tombant dans la Mer, sur la fin de ton cours,
Raconte à ses Trytons nostre aise & nos amours.
Dorame & Oronte viennent.
Roy de Thrace donnant sa fille en mariage à Lucidor.
En presence des Dieux, dont le respect m’engage,
J’offre au Pere ma
foy*, j’en donne au Fils le
gage*.
Roy de Perse luy presentant son fils.
Mon amitie vous rend par un
don* mutuel…
{p. 188}
Lucidor luy faisant la reverence.
2285 En mon obeissance un
vœu* perpetuel.
Olympe.
Et la mienne à tous deux également se vouë.
Roy de Thrace.
Que ta puissance, Amour, merite qu’on te louë.
{p. 189}
SCENE VII. §
DORAME, ROIS DE PERSE ET DE THRACE, ORONTE, LUCIDOR, [OLYMPE].
Dorame à genoux devant le Roy de Thrace.
2290 Mon crime dans la fin apporte ma deffense.
Roy de Perse.
Ouy, mon Frere, ce jour a remis toute offense :
Outre, qu’estant du tout à ce Prince
obligé*,
Je ne puis estre heureux, & le voir affligé.
Gelandre & Melinde viennent.
Oronte à genoux devant son Pere.
Mon erreur fit la sienne……
{p. 190}
Roy de Perse.
Mon erreur fit la sienne…… Et veut, comme je pense,
2295 Que la cause du mal en soit la recompense.
Dorame.
Ah ! Sire, c’est un fruict que je n’ose esperer ;
Encore que nos cœurs le semblent desirer :
Sa parfaite amitié qui n’a point de pareilles,
Roy de Thrace.
2300 Et par mille accidents arrivez dans ma Cour
D’un mouvement aveugle est passée à l’amour,
Qu’une honneste pudeur dessus son front accuse :
Doy-je donner à l’un ce qu’à l’autre on refuse ?
Ouy, j’accorde un pardon, mesme je le poursuy ;
2305 Donnez le moy pour elle, & l’obtenez pour luy.
Roy de Perse.
Leur volonté me plaist, & m’est d’autant plus chere
Qu’elle purge les
feux* addressez à son Frere :
Je vis naistre au berceau sa premiere langueur,
Aussitost que la vie Amour fut dans son cœur ;
2310 Un mesme jour me vit & veuf, & deux fois Pere,
Me donna deux Enfans, & m’emporta la Mere ; [191]
La Reyne, d’une couche enfantant ces Gemeaux
Sentit comme le fruict doubles aussi les maux,
Leur donnant la lumiere elle luy fut ravie,
2315 Et de la sienne propre elle acheta leur vie :
Eux & l’Amour, enfants, se joüoient au berceau ;
Depuis tous leurs mal-heurs vindrent de ce flambeau :
La Nature les fit ainsi que d’un mesme âge,
Tous pareils en
valeur*, semblables de visage,
2320 Mais d’un cœur different ; car luy ne l’aymoit pas,
Elle suivoit par tout son humeur & ses pas ;
Imitant Lucidor la Sœur treuvoit des
charmes*
A
domter* un cheval, comme à faire des armes ;
Luy, qui connut sa flame, en eut aversion.
Roy de Thrace.
2325 Mais appreuve aujourd’huy son autre passion.
Dorame.
Pouvions-nous recourir à de plus doux refuges ?
Icy nos protecteurs sont ensembles nos Juges ;
Qu’esperons nous d’avoir qu’un heureux traitement…
{p. 192}
Le Roy de Perse.
De qui tient vos plaisirs pour son consentement.
Il donne sa Fille en mariage à Dorame.
2330 Vous m’avez conservé celle que je vous donne ;
Prince, vous estes Roy, possedant sa personne ;
Les Medes sont soûmis desormais à vos
loy*.
Dorame.
Rends luy graces*, Amour ; ou prestes moy ta voix.
Ma Dame, en ce baiser…
Oronte le baisant.
Ma Dame, en ce baiser… Nos ames sont unies.
[N ; 193]
[SCENE VIII.] §
GELANDRE, MELINDE, ROY DE THRACE, DORAME, LUCIDOR, ROY DE PERSE, OLYMPE, ORONTE.
Gelandre parlant bas.
2335 Que nos fautes, Melinde, ainsi ne sont punies !
Melinde.
Ces miracles ne sont que pour les plus heureux.
Roy de Thrace considerant ces Amants qui s’entresaluent.
J’ay de l’amour à voir ces
Esprits* amoureux.
Dorame salüant Lucidor.
Eteignons toute haine en ce doux nom de Frere.
Lucidor.
Elle ne fut jamais contre vous que legere.
2340 Mais au
poinct* où se voit nostre felicité,
Laisserons-nous quelqu’un dedans l’aversité ?
Que deviendra Gelandre en sa perte incertaine ?
{p. 194}
Pouvons nous accorder nostre joye à sa peine ?
Il a de nos destins tous les
travaux* soufferts,
2345 Et nos contentements le tiendroient dans les
fers* :
Melinde est en hôtage ; & tout veut qu’il obtienne
L’
objét* de vostre
foy* pour le prix de la sienne.
Gelandre parlant bas.
O Dieux ! qu’ay-je entendu ? me feriez vous avoir
Un plaisir si parfait d’un si grand desespoir ?
Dorame.
2350 Aprés avoir acquis un
bien* si veritable,
D’en refuser quelqu’un je me treuve incapable.
Roy de Thrace.
Du moins à cét
effect* nous les avons mandez.
Gelandre. Se presentant avec Melinde.
Les voicy, pour joüir de ces fruicts accordez :
Melinde. Se découvrant le visage qu’elle avoit tenu caché.
2355 Je suis à luy, mon Frere ; excusez cette audace ;
Montrez vostre
courage* à pardonner au mien,
Je treuve mon bon-heur en n’esperant plus rien :
{p. 195}
Dans la felicité que le Ciel nous octroye
Le mal-heur a servy pour accroistre la joye.
Dorame.
2360 On donne toute offense à l’Amour aujourd’huy ;
Et j’estime à vous voir que tout provient de luy.
Roy de Perse.
Comme en cét accident la
fortune* se jouë !
Roy de Thrace.
Melinde ? approchez vous.
Dorame. Parlant à Gelandre, tandis que Melinde saluë les Roys.
Melinde ? approchez vous. Prince, à la fin j’avouë
Que le destin plus fort que mon ambition
2365 A faict ceder ma haine à vostre affection :
Il donne sa Sœur en mariage à Gelandre, en
faveur* dequoy il renonce à la Bythinie.
Pour le fruict des
travaux* d’une guerre finie
Je vous donne ma Sœur, elle la Bythinie.
Gelandre.
Moy ? le cœur à tous deux, dessous vos
loix* rangé.
Olympe.
O Dieux ! en un moment comme tout est changé !
{p. 196}
Lucidor.
2370 Nostre amour a causé leur peine & leur salaire ;
Et le destin a fait tout cela pour vous plaire.
Gelandre.
Où sont les grands plaisirs qu’au cœurs des vrais Amants ?
Melinde.
Ma flame est là cachée, on n’en voit que la moindre.
Roy de Perse.
2375 Separons les, mon Frere, afin de les rejoindre.
FIN.